Alain MOREL Jean-Pierre COUTERON
Les conduites addictives Comprendre, prévenir, soigner
Les conduites addictives
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Alain MOREL Jean-Pierre COUTERON
Les conduites addictives Comprendre, prévenir, soigner
Les conduites addictives
Dans la Collection Psychothérapies Derniers ouvrages parus G. Loas, M. Corcos, Psychopathologie de la personnalité dépendante R. Jaitin, Clinique de l'inceste fraternel L. Jehel, G. Lopez et al., Psychotraumatologie. Évaluation, clinique, traitement S. Rusinek, Soigner les schémas de pensée. Une approche de la restructuration cognitive FF2P, Être psychothérapeute. Questions, pratiques, enjeux G. Lopez, A. Sabouraud-Séguin, L. Jehel, Psychothérapie des victimes. Traitements, évaluation, accompagnement (2e ed.) C. Ballouard, Le travail du psychomotricien (2e ed.) J. Audet, J.-F. Katz, Précis de victimologie générale (2e ed.) E. Marc, A. Delourme et al., La supervision en psychanalyse et psychothérapie A. Bioy, D. Michaux et al., Traité d'hypnothérapie A.-M. Cariou-Rognant, A.-F. Chaperon, N. Duchesne, L’affirmation de soi par le jeu de rôle en thérapie comportementale et cognitive J.-P. Matot, C. Frisch-Desmarez, et al., Les premiers entretiens thérapeutiques avec l'enfant et sa famille H. Gomez, Guide de l'accompagnement des personnes en difficulté avec l'alcool J.-M. Thurin, M. Thurin, B. Lapeyronie, X. Briffault, Évaluer les psychothérapies. Méthodes et pratiques L. Morasz, F. Danet, Comprendre et soigner la crise suicidaire
Du même auteur Soigner les toxicomanes, A. Morel, F. Hervé, B. Fontaine, 2e ed. 2003 Prévenir les toxicomanies, coordonné par A. Morel, 2004
Alain MOREL Jean-Pierre COUTERON
Les conduites addictives
© Dunod, Paris, 2008 ISBN 978-2-10-053522-4
SOMMAIRE
VII
REMERCIEMENTS
1
INTRODUCTION
P REMIÈRE PARTIE
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE 1. Pourquoi une approche expérientielle de l’addiction ?
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2. Le modèle expérientiel et systémique des addictions
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3. Quatre clés pour comprendre les drogues
37
4. Quatre clés pour comprendre les addictions
65
D EUXIÈME PARTIE F ONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’ INTERVENTION SOCIALE 5. Enjeux et fondements de l’intervention sociale
95
6. Sens et finalité de l’intervention sociale
131
7. Stratégies et modalités de l’intervention
161
VI
S OMMAIRE
T ROISIÈME
PARTIE
P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER 8. La prévention, évolutions et bilan
191
9. La prévention est la clé de voûte de toute politique des drogues
213
10. Deux priorités : l’éducation préventive et l’intervention précoce
225
Q UATRIÈME PARTIE ACCOMPAGNER
ET SOIGNER
11. Une définition actualisée du soin en addictologie
243
12. Une pluralité de modes d’intervention
267
CONCLUSION
297
BIBLIOGRAPHIE
299
INDEX
311
TABLE DES MATIÈRES
317
REMERCIEMENTS
nos épouses, Catherine Péquart et Marina Stephanoff, et à nos enfants qui ont supporté nos fréquentes et longues immersions dans l’univers de ce livre. À André Therrien, psychosociologue, directeur et fondateur de l’Association québécoise de gestion expérientielle, qui a beaucoup contribué, par ses travaux, ses qualités de formateur, ses commentaires directs et chaleureux, et son amitié, à ce que nous nous passionnions pour l’approche expérientielle des addictions. À Jean-Pol Tassin, professeur de pharmacobiologie au Collège de France qui a fait une relecture très précise et attentive de nos pages sur la psychobiologie des addictions. À Serge Boarini, philosophe, avec qui nous avons partagé avec plaisir nos réflexions sur le bonheur. À Michel Lefebvre, Françoise Bergamaschi, Véronique Lefebvre, directeur et chargées de mission de l’ACET qui, depuis des années, nous encouragent et nous aident à mettre en « langage commun » nos idées et nos conceptions. À Marie Villez, ancienne présidente de l’ANIT qui nous a toujours apporté un soutien précieux. À Jean-François Valette, directeur de l’association Aides-Alcool à Lyon ainsi qu’à Véronique Grolleau, Hervé Prévert et tous les animateurs de l’Association pour la recherche et la promotion des approches expérientielles. À Patrice Hémery, Jean-François Guignard et le Réseau Oté de la Réunion, Monique Bounab et AID-11, et tant d’autres qui, sans autre bénéfice qu’humain, professionnel et intellectuel, mettent leur énergie au service du développement d’une vision globale de la prévention des addictions, et qui, nous l’espérons, se retrouveront dans cet ouvrage. À Patrick Fouilland, médecin et président de la Fédération des acteurs de l’alcoologie et de l’addictologie avec qui les échanges sont à chaque fois vivifiants. À nos proches collaborateurs et à nos équipes d’Oppelia, du Trait d’Union et du CEDAT avec lesquels nous partageons au jour le jour la pratique que nous avons tenté de théoriser et qui nous y
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
À
VIII
R EMERCIEMENTS
ont beaucoup aidés. À nos collègues et amis de l’Association nationale des intervenants en toxicomanie avec lesquels nous nous battons depuis des années pour promouvoir des conceptions et une éthique qui sont à la base de ce livre, en espérant qu’il les confortera dans ce combat autant qu’ils nous ont confortés à ne pas renoncer. À ceux aussi de l’Association française de réduction des risques, avec lesquels les rapprochements de ces dernières années sont riches de nouvelles perspectives, à ceux du conseil d’administration de la Fédération française d’addictologie. À tous nos relecteurs, et à tous ceux que nous n’avons pas cités mais qui le mériteraient... À tous les usagers et patients que nous avons rencontrés, parfois brièvement, parfois de façon intense, parfois encore aujourd’hui et qui nous ont montré que nous devions entendre leur savoir et respecter pleinement leurs choix si nous voulions les aider. Toutes ces rencontres, tous ces liens, tous ces échanges sont la vraie « matière » de cet ouvrage.
INTRODUCTION
société a un problème sans précédent avec les addictions. Personne ne peut le contester. Mais quelle est la nature de ce problème ? En 1997, le magazine Science a donné sa réponse en titrant « Addiction is a brain disease », officialisant le modèle de « maladie chronique du cerveau » appliqué aux addictions. Si le terme de maladie était déjà utilisé depuis longtemps pour l’alcoolodépendance, jamais une étiologie biogénétique n’avait été affirmée aussi clairement pour des comportements individuels et sociaux. Dans le même temps, nous n’avions jamais connu un tel déferlement de lois et de réglementations pour interdire et limiter ces comportements et pour appliquer un principe de précaution au bénéfice de la santé publique et de la sécurité générale. Jamais, pourtant, la société n’avait produit autant de besoins de liberté, de rapidité, de vitesse, de performance, d’efficacité, de flexibilité, de consommation, d’individualisme et de fascination de la nouveauté... Jamais elle n’avait offert autant d’objets, de substances, d’opportunités et de motivations propices à développer des comportements addictifs. Curieux paradoxe que d’expliquer (et donc de traiter) par la biologie du cerveau des conduites aussi fortement liées à une société et une culture, et de n’imaginer comme prévention que des mesures de contrôle des individus dans une société « de liberté ».
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
N
OTRE
P OUR
CHANGER DE POLITIQUE , IL FAUT CHANGER DE PARADIGME Les liens entre le cancer et les conduites addictives, avec les conséquences que l’on en tire, sont très illustratifs de cette tendance. Un
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L ES CONDUITES ADDICTIVES
plan voulu en 2006 par le Président de la République puis un Rapport de l’Académie de médecine ont établi un étroit lien causal entre les consommations de tabac et d’alcool et l’accroissement considérable des pathologies tumorales dans les sociétés occidentales. Un rapport de l’Institut national du cancer a même affirmé que l’alcool augmente le risque de cancer, indépendamment de la dose consommée. Il est indéniable que le tabac et son association avec l’alcool sont des facteurs qui participent au développement des maladies cancéreuses dans nos sociétés. Mais il ne l’est pas moins que d’autres facteurs comme l’alimentation, la pollution et le mode de vie « pèsent » davantage sur la fréquence des cancers. Que proposent gouvernements et académiciens ? D’une part de créer des services et des postes de médecins addictologues dans les hôpitaux et, d’autre part, d’interdire de plus en plus la consommation de tabac, et d’alcool. Contrôler l’usage et soigner les victimes, culpabiliser et médicaliser, ordre public et santé, tels sont les paradigmes de nos politiques. Cela paraît si logique, moderne et efficace... que l’on ne se pose même plus la question de mesures éducatives et préventives. Comme s’il était inutile de s’intéresser à ce qui motive ces comportements, d’éviter que les prises de risques excessives ne se déplacent et que de nouvelles addictions n’apportent de nouveaux dommages. Parce qu’aujourd’hui la consommation de tabac, peut-être demain celle de cannabis, baissent de quelques pour cents, on laisse croire que nous sommes sur la bonne voie. Certes, cela aura quelques effets bénéfiques sur la santé publique. Mais, dans le même temps, les ivresses chez les jeunes sont de plus en plus brutales et intenses, la consommation de cocaïne grimpe, nous n’avons jamais été autant en surpoids, déprimés et consommateurs de tranquillisants. Les espaces dédiés aux jeux et aux achats ne cessent de se multiplier en même temps que leurs « addicts ». Sans parler des « troubles des conduites » et de la violence croissante, notamment chez des enfants et adolescents, dont les manifestations secouent les familles et toute la société. Des citoyens commencent d’ailleurs à interroger les initiateurs de ces politiques : rallonger la durée de vie moyenne c’est bien, mais pour vivre quoi et comment ? Quel intérêt si c’est au prix de la disparition d’espaces de plaisirs et de convivialité, au prix de ses choix personnels, au prix de moins de vie ? Manger fait grossir, manger tue, mais manger est vital et c’est également un plaisir, surtout s’il est partagé. Va-t-on réglementer et contrôler ce que l’on mange pour éviter les dangers de la nourriture, fascinés par la science des spécialistes qui s’occupent de traiter « les ravages de l’obésité » et des économistes qui mesurent les dépenses de
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I NTRODUCTION
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santé liées à ces « comportements » ? Et si nous commencions par ne pas oublier que les hommes sont ce qu’ils sont mais qu’ils ont un pouvoir de penser et un pouvoir sur leurs actes ? Puisque ces questions se posent avec cette acuité dans l’époque que nous vivons, ne devrions-nous pas nous demander en quoi notre société d’aujourd’hui modèle et induit ces comportements, et comment ce pourrait être différent ? Dire tout cela n’est en rien minimiser les problèmes de dépendance et n’est pas davantage faire l’apologie de telle ou telle pratique, de telle ou telle substance. Ce n’est pas non plus rêver d’un monde sans contrainte ni dénier la nécessité d’un contrôle social. De grâce, cessons de faire croire que parce que l’on ne tient pas un discours de « guerre », de dénonciation des dangers de « la drogue », de « lutte contre » des conduites à risque, on se ficherait que les gens se droguent et mettent leur santé en danger. Il n’est plus possible d’accepter ce manichéisme stérile, aveuglant et désastreux. Nous refusons de partir en croisade contre l’usager — toxicomane, alcoolique, obèse, etc. — désigné comme fautif. Parce que ces questions nous traversent tous et que nous préférons trouver des réponses qui nous rendent plus autonomes que plus infantiles, plus solidaires que plus égoïstes. Nous disons que les approches le plus souvent utilisées jusqu’ici pour « prévenir » ces problèmes aboutissent davantage à les déplacer et à continuer de nous rendre aveugles et impuissants. Parce que nous le constatons. Impliqués depuis longtemps dans la prévention et le traitement des addictions, nous pouvons témoigner du besoin des « gens », jeunes, adultes, parents, éducateurs, d’aborder ces questions franchement. Nous pouvons témoigner des facteurs qui conduisent certains à devenir dépendants, à en souffrir, de ce qu’ils en disent et de leurs capacités d’autocontrôle alors qu’on voudrait leur retirer tout pouvoir sur eux-mêmes et toute capacité à choisir. Nous pouvons témoigner aussi des difficultés énormes pour sortir des tabous, des idées reçues et du repli individuel que cela détermine. Nous ne sommes pas que témoins, nous sommes aussi acteurs, à notre niveau, et cela nous donne une responsabilité : celle de rechercher d’autres voies. Parmi les différents modèles d’intervention expérimentés depuis deux décennies par les acteurs de terrain, les modèles systémiques, de réduction des risques, de promotion de la santé, de « self-change » et expérientiel nous apparaissent comme convergents et porteurs de sens. Porteurs d’une même vision de l’homme autonome et citoyen. Porteurs
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L ES CONDUITES ADDICTIVES
d’une politique de prévention et de soins. Qui inverse les priorités pour apporter un autre paradigme : éduquer et accompagner.
C OMPRENDRE
ET DONNER DU SENS POUR AGIR
Nous proposons une démarche qui cherche à comprendre ce qu’est l’addiction, sa souffrance mais aussi sa signification individuelle et sociale. Une démarche qui cherche à donner du sens, car cela ne survient pas au hasard et ne se résoudra pas sans une perspective qui en tienne compte. Et une démarche qui permette d’agir, non pas sur et encore moins contre, mais avec ceux qui sont concernés : les « usagers ». Résumons-la. À la source de tout cela, il y a une quête légitime : le bien-être La recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir, la recherche d’un état de bien-être jamais totalement acquis, est une dimension essentielle de l’homme. Son développement, sa vie, sa biologie et son rapport au monde sont animés par ce besoin qui transcende tous les autres. De tout temps, l’homme a fait appel à des agents externes, des « déclencheurs de satisfactions », pour trouver réponses ou soulagements dans cette quête du bien-être. C’est en particulier le cas des psychotropes, des « drogues ». La connaissance de leurs effets et contre-effets, des satisfactions qu’elles procurent et des problèmes qu’elles provoquent, nous apprend beaucoup sur notre recherche de bien-être, sur ses limites, sur ses risques et sur nous-mêmes. C’est ce que nous avons étudié, dans le détail et avec un souci pédagogique, à travers la présentation de « huit clés pour comprendre les drogues et les addictions ». Tout cela se passe dans un contexte particulier : la modernité Notre société et notre époque mettent à disposition des moyens chimiques et techniques de plus en plus divers et puissants qui répondent à notre avidité croissante d’objets de satisfaction immédiate : drogues et médicaments, images et médias en direct, moyens de transports à grande vitesse, réseaux de communication ultrarapides, et toutes sortes de techniques « prolongeant » les compétences de l’homme... Les sciences jouent évidemment un grand rôle dans cette assistance au bien-être, mais la façon dont les individus et les populations se saisissent de ces « outils »
I NTRODUCTION
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est riche d’enseignements sur ce qu’ils apportent et sur ce qu’ils peuvent déterminer comme dépendance à l’illusion d’effacement des contraintes. Nos sociétés valorisent l’individualisme et la recherche du bonheur, mettant du même coup au second plan l’appartenance au collectif et la prise en compte des liens et des contraintes qui en résultent. Le bonheur est aujourd’hui une affaire individuelle... et c’est à l’individu de savoir mener sa vie pour lui-même, sans perdre le lien aux autres. Tâche parfois difficile d’autant que les repères manquent ou deviennent obsolètes. Il ne peut donc y avoir de réponse au problème des conduites addictives sans prise en compte de ce qu’elles signifient comme formes d’adaptation aux pressions de la vie sociale d’aujourd’hui, et sans un projet qui donne à l‘individu sa capacité d’agir et de se construire.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L’ intervention sociale doit être en adéquation avec les aspirations des individus dans la société moderne Les progrès techniques viennent bouleverser les mécanismes « naturels » du plaisir/déplaisir : les substances sont de plus en plus « performantes » pour explorer des satisfactions et offrir des réponses à tous les maux, elles le sont aussi pour éloigner une douleur ou un mal-être... et en créer d’autres. La recherche de bien-être risque ainsi de s’emballer sans cesse pour ne plus créer que du mal-être en épuisant les ressources de l’individu. Vis-à-vis de ce « risque de la modernité », il n’y a d’autre issue que d’apprendre, de sa propre expérience et du lien à autrui, comment réguler nos conduites en fonction de nous-mêmes, de nos limites et de nos choix. Dans cette affaire, interdire ne peut suffire. Comment interdire en effet ce que le monde moderne et sa culture encouragent et suscitent en prétendant donner aux individus la liberté de choisir leur existence ? Il faut donc éduquer. Dans cette affaire, soigner ne peut suffire. Comment se contenter de traiter les conséquences sans chercher de donner à l’homme les moyens de les éviter ? Comment promouvoir l’abstinence pour tous, de tout et à tout moment alors que les occasions de consommer, de prendre des risques, sont partout et n’apportent pas que des problèmes et des souffrances ? Comment ne pas voir le risque d’une escalade en symétrie, l’homme demandant de plus en plus à la chimie de maîtriser des comportements dont il se déresponsabilise de plus en plus ? Il faut donc accompagner.
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L ES CONDUITES ADDICTIVES
Donner la priorité à l’éducation préventive et à l’accompagnement thérapeutique Cela part d’une évidence : on ne peut éradiquer ni les drogues ni les prises de risques, mais on peut contribuer à en diminuer les excès et en augmenter la maîtrise. Cela signifie repenser les interdits en distinguant nettement la mise en danger d’autrui de la prise de risque pour soi-même. L’un et l’autre ne se traitent pas de la même façon tant par la loi que par l’éducation à la responsabilité. Cela signifie aussi privilégier les compétences et les autocontrôles, donc l’intégration de l’expérience vécue pour donner à l’individu plus de savoir et de pouvoir sur lui-même. De ce point de vue, l’âge est un facteur important — on ne vit pas les expériences de la même façon durant l’adolescence ou à l’âge adulte —, mais aussi les différences de « tempérament » et de personnalité — nous ne sommes pas tous égaux devant le besoin d’expérience et d’intensité. Dans le domaine des soins, cela signifie que l’on ne peut prétendre « guérir » l’addiction par la seule intervention sur le fonctionnement cérébral ou la simple magie de l’introspection. Le corps, la pensée, le rapport aux autres sont totalement solidaires dans ce qui constitue l’addiction et ce qui peut permettre de s’en extraire. Les addictions s’inscrivent dans des modes de vie, et changer de mode de vie n’est chose aisée pour personne. On comprend alors pourquoi soigner exige préalablement une alliance entre le soignant et le patient autour de sa décision de changement, au niveau où ce changement est voulu et possible. Soigner est aussi un accompagnement pour desserrer les étaux de la dépendance, du sentiment d’impuissance et de la culpabilité. C’est aider à retisser une identité et des liens, trouver d’autres expériences et d’autres sources de satisfactions. Et cela « marche » : beaucoup de personnes dépendantes réorientent leur vie et s’en trouvent mieux. Ils y parviennent essentiellement par eux-mêmes. Non que les interventions thérapeutiques soient inutiles, bien au contraire, mais elles ne font que créer des conditions favorables au changement.
P OUR
UNE INTELLIGENCE COLLECTIVE DU CHANGEMENT Notre travail n’est pas sans parti pris, nous l’avouons. Il en a même deux. Le premier est de vouloir repenser globalement les drogues et les addictions et, donc, de vouloir repenser les politiques en la matière. Cela
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nécessite que l’on en examine les tenants et les aboutissants et que l’on en définisse les concepts et principes fondamentaux. C’est pourquoi nous avons explicité le projet éthique et politique qui est à la fois le résultat et le moteur de nos questionnements et de nos pratiques d’intervention. Notre second parti pris est de ne pas fonder notre réflexion seulement sur ce que nous connaissons le mieux, la clinique des personnes qui vont mal et qui viennent demander de l’aide. Mais de donner toute sa place à la réalité, beaucoup plus massive mais quasi invisible et indicible, de ceux qui n’en souffrent pas, de ceux qui trouvent des bénéfices à leur consommation de produits psychoactifs et de ceux qui parviennent à modifier leur comportement s’il leur pose problème. Ce faisant, nous avons beaucoup appris et nous avons peu à peu acquis un autre regard sur ces questions, bien plus proche, nous en sommes convaincus, des réalités humaines, sociales et même cliniques. Et donc beaucoup plus efficaces pour prévenir et pour soigner, nous en sommes également convaincus. Tout cela, nous voulons le faire partager et continuer d’y travailler collectivement avec tous ceux qui y sont prêts, car ces réalités ne sont pas figées et nous interdisent tout immobilisme. Le domaine des addictions est celui des interactions, entre l’individu et la société, entre les dimensions biologiques, psychiques et sociales de ce que vivent les êtres humains. Nous ne pouvons donc entreprendre de comprendre et d’intervenir sans un effort de transdisciplinarité et d’intégration de connaissances diverses mais interactives. Cela s’appelle l’intelligence collective. L’approche expérientielle des addictions ne peut s’approfondir que de cette façon. Pour proposer des voies de confrontations et de dialogue permanent entre disciplines, pour forger de nouveaux outils de prévention et de soins et pour construire un « langage commun ». Le langage commun n’est ni une « pensée unique » ni un dogme, mais l’élaboration collective de points de convergences pouvant sans cesse être partagés et réinterrogés. C’est aussi un instrument de dialogue entre professionnels et non-professionnels, entre soignants et usagers. Sans nul doute, les tenants du « tout contrôle » et adeptes de l’action publique par la pression de l’interdit social et de la peur de la sanction, auront du mal à comprendre une logique qui contredit leurs certitudes. Pour autant, la question n’est plus, selon nous, de savoir si cette nouvelle approche de la question des addictions est possible, mais de savoir comment la développer et la promouvoir par l’action politique. Sur le terrain, les acteurs ne demandent qu’à être soutenus et à coordonner leurs actions pour qu’elles aient leur pleine efficacité.
PARTIE 1
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
I NTRODUCTION Drogues, addictions, toxicomanies, dépendances... On ne compte plus les témoignages, les articles et les ouvrages qui décrivent, dénoncent, analysent ces phénomènes sous leurs facettes médicales, historiques, psychologiques, sociologiques et biologiques (les plus en vogue actuellement). « Addictomanie », « addictature »... Tous nos comportements semblent susceptibles d’entrer dans cette grande catégorie des addictions
10 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
pour peu qu’ils puissent être un peu compulsifs et jouissifs. À tel point que nous nous sentons tous potentiellement coupables et malades, que chacun se demande jusqu’où il est atteint, et s’il n’existe pas un médicament ou un « programme » pour son cas, voire une clinique pour « s’en sortir ». Plans et politiques s’accumulent pour annoncer le développement de consultations, de services d’addictologie, de réglementations, de stages-sanctions et autres dispositifs pour dire les dangers, évaluer et soigner tous ces malades. Dans cette effervescence sociale, nous sommes tous assaillis d’informations, de mises en garde et de messages. Il n’est qu’à observer le nombre de rubriques d’informations des médias consacrées à ces sujets chaque jour... Quoi que l’on pense de cette effervescence autour des addictions, il est indéniable que, simples citoyens ou professionnels, nous savons de plus en plus de choses sur ces questions. Mais, en réalité, que savons-nous ? Dans toute cette masse, quelles sont les connaissances utiles ? Comment les hiérarchiser, les organiser et nous permettre de les penser plutôt que les subir ? Comment peuvent-elles nous aider à être acteurs, vis-à-vis de nous-mêmes d’abord et envers autrui, notamment si nous sommes professionnels de l’éducation, de l’action sociale ou du soin. Voilà l’objet de cette première partie : résumer ce que l’on sait et organiser ces connaissances de façon à ce que chacun puisse se les approprier.
C ROISER
LES SAVOIRS ET CONSTRUIRE DE NOUVELLES REPRÉSENTATIONS Beaucoup d’organisations internationales et de groupes d’experts en tout genre (ONU, OMS, académies de médecine et bien d’autres) se sont essayés à trouver les définitions les plus adéquates des mots drogue, dépendance, toxicomanie et, plus récemment, addiction. Pour l’essentiel cette démarche a consisté jusqu’ici à catégoriser des substances, à mettre en relation des comportements avec des dérèglements bio-psychologiques et à ériger des lois, des normes et des conventions. Cela n’est pas sans intérêt, mais dans nos vies ou dans nos expériences professionnelles, nous sentons bien que des réalités échappent ou sont travesties. Nous n’allons donc pas emboîter ce chemin, quitte à emprunter des voies plus difficiles car moins conventionnelles et moins balisées. Il nous semble en effet fondamental de croiser tous les savoirs scientifiques sur ces phénomènes, pour les mettre en interaction, pour en dégager le (ou les) sens dans leur contexte, et pour les rendre
C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE 11
compréhensibles. Nous croyons qu’un pas important sera franchi dans la capacité de nos sociétés à maîtriser ces questions dès lors qu’elles auront construit des représentations communes permettant à chacun de se situer et de (se) penser. Cela passe par un grand effort des scientifiques pour mettre les données essentielles à la portée de tous, sans simplisme ni réductionnisme idéologique. Démarche exigeante, nous le savons bien, pour que chaque discipline, chaque « école de pensée », accepte d’entrer dans des logiques qui ne sont pas forcément les siennes et de ne pas avoir qu’un réflexe défensif cherchant à démontrer qu’elle est la seule à détenir le « cœur » de la vérité. L’un des enjeux est celui de la définition de l’addiction, à la fois en tant que processus (comment devient-on addict ?), en tant que « problème » (à partir de quand cela nécessite-t-il une action de la société ?), et en tant que nature de ce « problème » (de quels types doivent être ces interventions extérieures et jusqu’où peuvent-elles aller ?). Comment en effet agir, prévenir et soigner, si l’on ne répond pas à ces questions ? Pour y répondre, il est nécessaire d’avoir une vue d’ensemble et quelques clés essentielles qui aient deux qualités particulières : partir de ce qui est vécu par les personnes, c’est-à-dire de l’expérience, et mettre en relation les différents aspects de ce vécu, donc les différentes disciplines scientifiques qui les explorent. C’est toute l’ambition de l’approche expérientielle que nous développons dans cette première partie.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
T RANSDISCIPLINARITÉ
ET INTELLIGENCE COLLECTIVE
Cette approche est, on l’a compris, résolument transdisciplinaire. Dans sa méthode d’élaboration comme dans son objectif de « globalité ». Elle intègre les apports de la médecine et des sciences « dures » (en particulier de la neurobiologie) mais en mettant ces savoirs sous l’éclairage d’autres données fournies par les sciences sociales et psychosociales, par la psychologie et la clinique. C’est-à-dire par l’écoute et l’échange avec les usagers, sans certitude a priori, qu’ils soient « patients » ou simples « consommateurs ». Sur les plans scientifique et professionnel, ces phénomènes sont le plus souvent abordés à partir d’un des axes — biologique, psychologique ou sociologique —, qui sont au mieux juxtaposés. Nous les abordons quant à nous à partir des interactions entre ces axes, dans une approche
12 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
holiste1 , systémique et dynamique, qui laisse place et rend le mieux compte du vécu des personnes. C’est à notre sens la seule façon de restituer à chacun et à la collectivité tout à la fois la complexité de ces questions, la pluralité de sens de ces comportements et la capacité d’agir des personnes et des professionnels de toute discipline. Cette approche a en effet de nombreuses implications pratiques et elle offre des directions nouvelles dans tous les domaines d’intervention, comme nous le verrons dans les deux dernières parties de l’ouvrage. Nous sommes parfaitement conscients qu’il y aurait quelque chose d’impossible, voire de dangereux dans cette démarche si elle prétendait à l’exhaustivité et à faire taire les différences. Chercher à avoir une vision globale, holistique, d’un phénomène humain ne signifie pas viser à s’approprier sa totalité. Par définition, l’approche expérientielle est mouvante, constituée de multiples points de vue et points de rencontre. Elle n’a pour ambition que de les mettre en lien pour en dégager du sens. Elle repose donc fondamentalement sur une collectivité de pensées diverses, sur le mouvement et l’incertitude. Sur une intelligence collective.
B ASES HISTORIQUES ET CONCEPTUELLES DE L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DES ADDICTIONS Nous ne sommes pas les inventeurs de l’approche expérientielle des addictions. Depuis plus de trente ans des auteurs nord-américains tels Stanton Peele aux États-Unis ou Dollard Cormier au Canada ont ouvert cette voie humaniste et écologique2 avec talent. Ils sont malheureusement peu connus en France. Pourtant, en ces temps de médicalisation de notre quotidien et de toutes nos dépendances, ces travaux sont d’une grande utilité pour ne succomber ni à ce réductionnisme ni à aucun autre. L’« école française » d’addictologie a aussi des racines dans des approches humanistes et écologiques, fortement influencées par la psychothérapie institutionnelle et la psychanalyse — nous pensons à Pierre Fouquet, fondateur de l’alcoologie, et à Claude Olievenstein, fondateur de la clinique des toxicomanies — qui ont établi un socle éthique et conceptuel dont nous sommes issus et auquel nous gardons un profond attachement. Nos propres travaux menés depuis plus de 1. Du grec holos (entier), l’holisme est une doctrine épistémologique qui cherche à toujours relier le particulier à l’ensemble dans lequel il s’inscrit. 2. Au sens de la prise en compte de l’individu dans son milieu de vie.
C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE 13
vingt ans avec des équipes travaillant dans les soins et la prévention des toxicomanies se sont développés dans cette filiation, en essayant de traduire en termes d’intervention une conception « globale » de l’homme et de ce qui construit son rapport au monde1 . Le modèle expérientiel et systémique que nous présentons dans cette première partie est le fruit d’une collaboration avec des collègues québécois et français. Il s’appuie notamment sur les travaux d’André Therrien, psychosociologue québécois, fondateur et directeur de l’AQGE2 . Il s’alimente aussi de nos propres formations, de notre expérience clinique, de nos échanges au sein d’associations de professionnels3 et, plus largement, de notre culture sud européenne.
LE
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
MODÈLE EXPÉRIENTIEL ET SYSTÉMIQUE DES ADDICTIONS Ce modèle est construit à partir de l’analyse des phénomènes d’usage de drogues et des addictions « pharmaco-chimiques ». Les substances psycho-actives sont en effet les « agents » déclencheurs d’effets de plaisirs les plus intenses et les plus variables. Elles permettent donc de mettre en évidence de façon quasi expérimentale les effets ainsi provoqués et leurs risques éventuels. Loin de négliger les autres addictions dites « comportementales » ou « sans dogue », l’approche expérientielle nous paraît au contraire parfaitement applicable à tous les comportements de recherche de plaisir qui rencontrent tous une dynamique plaisir/déplaisir qu’elle permet d’analyser. Nous mentionnerons régulièrement dans le texte l’extension des éléments de ce modèle aux « expériences de grande intensité » et aux « conduites à risques ». Le modèle expérientiel n’est, par définition, aucunement fermé. Il a ses limites et ne prétend pas donner une vision exhaustive du monde, répétons-le. Il est destiné à s’enrichir et à évoluer au fur et à mesure des confrontations et des approfondissements multidisciplinaires. Il voudrait en particulier stimuler le dialogue, en France, entre les neurosciences 1. Lire Soigner les toxicomanes (Morel, Fontaine, Hervé, 1997, réédité en 2003), Prévenir les toxicomanies (Morel, Boulanger, Hervé, Tonnelet, 2000), et de nombreux articles dont « Prévention et expérience » (Couteron, Morel, 2004), « Les addictions, objet spécifique de la prévention » (Morel, 2005), et « Réflexions sur le bonheur et l’intervention en addictologie » (Therrien, Morel, 2007). 2. Association québécoise de gestion expérientielle. 3. Notamment au sein de l’Association nationale des intervenants en toxicomane (ANIT) et de nos institutions, le Trait d’Union, Oppélia et le CEDAT en région parisienne.
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et les disciplines psychosociales (ce qui recouvre toutes les sciences « humaines » qui acceptent cette interdisciplinarité). La clinique, au sens médical et psycho-pathologique y prenant sa place, la psychanalyse et son anthropologie de l’inconscient devant y jouer, à nos yeux, un rôle indispensable pour ne pas se laisser prendre au factuel du sujet et du monde. Le parti pris est aussi pédagogique et vise une chose essentielle : à partir de faits validés et sans a priori idéologique, établir une culture et un langage communs qui permettent à chacun, professionnel de tous horizons ou simple quidam, d’y reconnaître sa part de vie et de participer à la réflexion collective autour des problèmes liés aux consommations de substances psycho-actives et aux addictions en général.
Chapitre 1
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POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ?
nombreuses reprises dans cet ouvrage nous employons les notions d’expérience, et plus particulièrement d’expérience psychotrope d’expérience addictive ou d’expérience psychocorporelle et d’expérience psychosociale. Cela mérite que nous nous y attardions et que nous définissions les fondements du modèle des « huit clés de l’addictologie » que nous allons exposer ensuite.
À
DE
Q U ’ EST- CE
QUE L’ EXPÉRIENCE PSYCHOTROPE
?
Tout d’abord, pourquoi cette insistance à mettre l’expérience au centre de notre approche et en faire une sorte de « trousseau de clés » de ce que vivent les individus ? Principalement parce que nous avons besoin de trouver une « focale », un angle de vue holistique qui nous donne
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une vision et une compréhension d’ensemble. Une globalité qui ne se suffit pas du visible ou de ce qui est le plus étudié à un moment, mais qui rend compte d’une entité et de ses sources essentielles comme de ses implications. Ainsi, pour comprendre suffisamment un ordinateur afin de l’utiliser intelligemment, il ne suffit pas de l’observer et de le décrire, ni de l’ouvrir et d’étudier le fonctionnement de ses composants, mais nous avons surtout besoin d’une « notice » qui en donne le mode d’emploi à partir des utilisations et des problèmes éventuellement rencontrés. Cette notice n’a pas besoin de décrypter dans le détail les différentes lois et techniques qui ont permis d’aboutir à l’objet dont on essaye de se servir, mais elle ouvre la possibilité de le faire si on le souhaite. Globalité ne signifie pas exhaustivité, mais restitution de l’ensemble constitué par une série de sous parties différentes. Cet ensemble de dit pas tout sur les différentes sous parties, mais permet de comprendre leurs combinaisons. Notre objet ici n’est pas seulement l’addiction, mais le sujet et l’addiction. Ce qui veut dire qu’à la différence d’un ordinateur, l’addiction n’est pas une pure fabrication humaine et n’entre donc que partiellement dans la maîtrise des hommes, et qu’en tant que phénomène humain elle est faite de la complexité et de l’évolutivité du vivant. Il n’y a donc pas de meilleur angle de vue que celui de ce que vit le sujet avec une drogue ou par son addiction pour y trouver une intelligibilité humaine. L’expérience donne accès au sujet Quand il s’agit de ce que nous vivons et de ce que nous sommes, généralement, nous n’aimons pas être « coupés en tranches de saucissons », nous avons besoin de ressentir et de faire ressentir notre unité. Prenons un nouvel exemple. Imaginez-vous dans un magnifique désert. Si l’on vous examine par les moyens actuels des neurosciences, on aura quelques renseignements sur les circuits neuronaux activés par cette vision. Si l’on s’intéresse à votre état psychologique au moment de faire ce voyage dans le désert on aura quelques éléments quant à l’état d’esprit qui était le vôtre au moment de cette découverte du paysage par vos yeux, nous saurons par exemple si cela vous rappelle brutalement une situation d’abandon ou si vous êtes venu là pour oublier certaines tensions accumulées. Si nous étudions le contexte social dans lequel vous vivez et celui de votre voyage, nous aurons des informations intéressantes sur vos moyens, sur le contexte de ce voyage et sur vos rapports avec le voyage en général et le pays où vous vous trouvez.
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Mais qu’en sera-t-il de votre émotion particulière devant un tel paysage, en fonction de tout cela, et dans une alchimie qui vous est propre ? Quelles seront les conséquences de cette rencontre avec cette partie du monde que l’on dit si envoûtante ? Votre plaisir et vos angoisses éventuels ? Seul vous pouvez le dire, seul vous pouvez transmettre par votre parole et vos autres moyens d’expression ce qu’a été pour vous l’expérience du désert. Celle-ci constitue le fait humain le plus important dans cette affaire car elle dit ce que déclenche en vous et ce que vous ressentez et faites de cette rencontre. Mais pour le savoir, encore faut-il que l’on s’y intéresse et que l’on vous écoute. Et cette écoute, selon son degré d’empathie et selon les échos qu’elle provoquera, rejaillira sur l’expression de cette expérience elle-même... L’expérience est donc d’abord subjective, mais elle s’inscrit aussi dans l’intersubjectivité.
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L’expérience participe à la construction de soi Une expérience se constitue à la fois du ressenti et de l’expérimentation : l’acte permet à l’individu de rencontrer une situation et une émotion, d’où il reçoit information et formation. Faire une expérience, c’est ainsi essayer et éprouver, tant du côté du plaisir et de la découverte que de celui de la limite et de la douleur. C’est aussi poser un acte, une conduite, qui va déterminer une transformation de soi et du monde. En ce sens, l’acte déclenche une expérience et permet à l’individu d’exercer le pouvoir d’interférer sur son vécu et de « construire » une identité, une façon d’être. La capacité à faire un usage approprié de ce pouvoir de l’acte appartient entièrement au sujet. Elle est notamment déterminée par ses propres conflits internes et son histoire. Le mode d’utilisation de la capacité à produire des actes facteurs d’expérience constitue un véritable langage. Les cliniciens ne font d’ailleurs rien d’autre que de tenter de « lire » ce langage et de travailler sur ce qui prend signification de symptôme (par exemple la répétition, la discordance ou l’ambivalence). Mais il n’y a pas que du côté de la clinique que l’expérience se manifeste par des signes et par des codes. Elle s’inscrit aussi dans un mode de vie. L’apprentissage du plaisir et de la souffrance est aussi profondément déterminé par l’expérience vécue. La prise de conscience de limites prend également sa vérité dans l’expérience et non dans la seule énonciation de l’interdit. Ce qui fait valeur d’expérience tient pour une grande part à ce qui lui donne sens, à son interprétation. Cela ne vient pas de soi, mais
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provient de la relation aux autres, et singulièrement aux adultes qui ont une fonction éducative. L’autonomie et l’épanouissement personnel ne sont ni donnés en soi ni déliés de l’histoire individuelle, familiale et communautaire, mais ils sont le fruit de l’émergence graduelle de capacités qui se développent dans les interactions entre soi et le monde. Capacités qui s’alimentent d’un ensemble d’expériences relationnelles, d’éprouvés corporels et de mouvements de la pensée symbolique, à même de donner des significations partagées aux émotions et aux affects. C’est à partir de cette prise de sens de son vécu que le sujet peut diriger plus lucidement et plus efficacement son comportement. Pour parvenir à cet objectif — qui résume finalement celui de la prévention et des soins et que nous appellerons l’optimalité1 —, il va falloir commencer par aider l’enfant puis l’adolescent à porter attention à ses ressentis, aux effets de ses expériences sur lui et sur ceux qui l’entourent afin qu’il puisse les expliciter et en déterminer pour lui-même les satisfactions durables ou les impasses. Ceci est valable en l’absence de toute consommation de substance psycho-actives et l’est tout autant si des consommations de ces substances surviennent. Cela l’est probablement encore plus lorsque celles-ci débutent. Expérience et prise de drogues Les bénéfices attendus des drogues, tout comme les dangers que l’on peut en craindre, ont à voir avec leurs effets objectifs, tant psychocorporels2 que psychosociaux3 , mais également avec l’imaginaire qu’elles suscitent et les attentes qu’elles soulèvent. Au point de rencontre entre l’attente et l’effet, entre l’imaginaire et le réel, nous retrouvons l’éprouvé, c’est-à-dire l’expérience et un code de lecture de cette expérience qui est apporté par la culture. Subjectivité et culture sont les deux sources qui donnent contenu au vécu pour en « faire expérience » et lui apportent son intelligibilité. Ce seront d’ailleurs deux fils rouges de notre
1. Mais dans un sens quelque peu différent de celui que donnent à l’optimalité les psychologues positivistes tels que Mihaly Csikszentmihalyi (1990), ou, avant lui, Carl Rogers (1961). Cette question est abordée dans le chapitre 6. 2. Les effets psychocorporels des drogues sont liés aux modifications du fonctionnement cérébral qui déterminent des sensations comme l’euphorie, les hallucinations, le détachement, etc. 3. Les effets psychosociaux des drogues sont liés aux modifications du comportement et des perceptions sociales qui vont faciliter ou pas la relation, l’intégration ou au contraire la dévalorisation sociale, et, globalement, interférer sur l’image de soi pour les autres.
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réflexion depuis les deux versants de l’expérience (psychocorporelle et psychosociale) jusque dans la conception des interventions. Cette expérience psychotrope est « globale » en ce qu’elle produit un vécu à la fois psychocorporel et psychosocial, s’inscrivant de façon concomitante dans le substrat biologique et dans la relation au monde extérieur. Plus simplement, elle est dite « bio-psycho-sociale », expression déjà ancienne dans le domaine des addictions1 mais qui a gardé toute sa valeur pour rappeler une réalité un peu vite oubliée : l’homme est tridimensionnel et ces trois dimensions s’intriquent profondément dans ce qui constitue son être et son existence. Nous verrons que l’expérience est aussi globale dans le sens qu’elle réunit de facto un ressenti de plaisir et une « récupération » pouvant aller jusqu’à la souffrance, l’un et l’autre étant étroitement liés. Son intensité et son expression sont variables en fonction de nombreux paramètres parmi lesquels ceux de la puissance psycho-modificatrice du produit et ceux liés à l’éventuelle tolérance et sensibilisation biologique du sujet2 .
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Expérience psychotrope et polysémie Comment se « lit » cette expérience psychotrope, comment s’élaboret-elle ou non, comment prend-t-elle sens pour le consommateur et pour ceux qui l’entourent ? À travers les expériences antérieures de ce consommateur (ses « apprentissages expérientiels »), mais aussi à travers des grilles de significations venues des affiliations familiales, groupales et communautaires. Car si l’expérience subjective se modèle et s’élabore à travers l’histoire personnelle, par des événements, des relations et des échanges, elle est également profondément soumise à des influences sociales, à des représentations collectives, donc à la culture. Inscrite ainsi profondément dans les différentes dimensions d’un sujet, l’expérience de modification par les psychotropes aura des valeurs et des fonctions différentes selon les individus. Elle n’est pas univoque (par exemple elle n’est pas forcément une tentative de résoudre une souffrance psychique), elle est polysémique : pour quelques-uns, elle constituera une véritable révélation sur eux-mêmes de laquelle ils auront du mal à se détacher, pour d’autres ce sera un moyen de se conformer à 1. Rappelons en effet les « triptyques » du fondateur de l’alcoologie française, Pierre Fouquet, et du fondateur de la clinique des toxicomanies en France, Claude Olievenstein, l’un et l’autre fondant sa conception de l’addiction sur l’interaction étroite entre un individu, un produit et un contexte. 2. Tous ces termes seront explicités un peu plus loin.
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un groupe de pairs ou à un milieu de vie, pour beaucoup, il ne s’agira que d’une conduite d’essai dans un contexte donné. Souvent, ce sera différent selon les moments et les contextes de vie, et les attentes latentes ne seront pas toujours celles que le sujet s’attribue spontanément. La lecture et la compréhension de cette fonction prise par la consommation de psychotrope est généralement faite très a posteriori, après que la dépendance et les difficultés se sont installées, rarement lors des premiers usages ou au long du parcours de consommation. Or une réflexion suscitée à ces moments-là (ce que vise l’intervention précoce1 ) contribue à la prise de conscience des véritables attentes auxquelles veut répondre la consommation et favorise la promotion de conduites à moindres risques, voire un changement de comportement de consommation. La question du sens de l’expérience est d’autant plus importante qu’elle permet à l’usager de s’interroger sur la maîtrise de sa consommation et la satisfaction qu’il en tire ou pas.
Q U ’ EST- CE
QUE L’ EXPÉRIENCE ADDICTIVE
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D ÉPENDRE D ’ UN PSYCHOTROPE ? « La dépendance n’est pas causée par un psychotrope ou par ses propriétés chimiques. Elle est rattachée à l’effet recherché que produit un psychotrope sur une personne donnée, dans des circonstances données, qui supprime l’angoisse et qui (paradoxalement) diminue la capacité de l’individu à faire face à la vie, de sorte que toutes les situations anxiogènes de la vie s’aggravent pour lui. Ce à quoi nous devenons assujettis, c’est à l’expérience que nous fait vivre le psychotrope. » Stanton Peele, 1982.
Lorsque l’expérience psychotrope se répète de façon rapprochée et s’inscrit dans un cycle (cf. le cycle de l’addiction décrit plus loin), elle tend à prendre une nouvelle fonction pour le sujet et à engager un certain nombre de mécanismes biologiques autant que psychosociaux qui aboutissent progressivement à ce qu’il convient de dénommer aujourd’hui l’addiction. Schématiquement, un état de dépendance. Mais ce terme de dépendance devient de plus en plus inadéquat tant il est attaché dans « l’opinion » à une vision binaire (on est ou on n’est pas dépendant) d’un état lié à une drogue. Alors qu’il s’agit d’un processus progressif (de l’envie de reprendre à l’état de manque), différent selon les produits, 1. Voir partie 3.
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existant parfois sans produit, et beaucoup moins irréversible qu’on ne le croit généralement1 . Pour qu’un état de dépendance s’installe, il faut du temps et que plusieurs facteurs entrent en jeu : les propriétés addictives de la substance, la « vulnérabilité » de la personne, et des conditions de stress et de pression externes. Le processus d’installation sera décrit et analysé avec les quatre « clés de compréhension » de l’addiction (chap. 3). Quoi qu’il en soit, un état de dépendance constitué ou pas, il nous semble important d’aborder l’addiction à travers l’expérience qu’elle représente pour le sujet, y compris dans sa dimension clinique, mais sans se limiter à celle-ci. Car la part pathologique, facteur de souffrance et de symptômes, n’est que l’un des aspects de cette expérience. Phénoménologie « clinique » des addictions En clinique, la dépendance est généralement définie selon des critères négatifs touchant à la « perte de contrôle », c’est-à-dire, classiquement, la perte de liberté de s’abstenir malgré la conscience des dommages occasionnés par la consommation. Cela constitue la base de la définition du DSM-IV, référence incontournable de la communauté médicale internationale2 .
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Perte de contrôle et modification du rapport au monde Cette définition à partir de la perte de contrôle, si elle est conforme à une part de la clinique (le craving, la fréquence des rechutes), occulte toutefois un autre versant de la dépendance pourtant fondamental : la modification permanente de soi qui conduit à une transformation permanente et de longue durée de son rapport au monde. Un versant « positif » de la dépendance en ce qu’elle change l’individu, lui apporte du plaisir — au moins durant la première partie de la « trajectoire addictive » —, et lui confère même un sentiment d’identité autre, imprimant jusqu’à son parcours et son style de vie. Ce vécu de la dépendance, nous l’avons dénommé « centration » (Morel et al., 1. « Addict un jour, addict toujours » professent par exemple depuis des décennies les groupes s’inspirant du modèle de Minnesota (Alcooliques-Anonymes, NarcotiquesAnonymes...). Croyances confirmées par la science lorsqu’elle enseigne que l’addiction est une « maladie chronique du cerveau ». 2. Les critères du DSM-IV pour définir la dépendance à une substance se résument à des symptômes de tolérance, des manifestations de sevrage et toutes formes de conséquences psychocomportementales et sociales de la perte du contrôle de la consommation.
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1997) pour rendre compte d’une focalisation de l’existence de l’usager non seulement sur le produit, ses effets et ses rites d’utilisation, mais également sur toute l’expérience qui accompagne cette consommation, tout l’univers subjectif et le rapport au monde qu’elle crée. Une nouvelle façon d’être et de percevoir qui affecte la relation au corps, la relation au temps, à l’espace et le rapport à autrui. Prendre la mesure d’un tel vécu permet de comprendre la difficulté particulièrement grande que rencontre le sujet dépendant pour renoncer au produit auquel sont attachés pour lui non seulement un plaisir et un apaisement radical, mais aussi un mode de gestion de soi et des conflits avec l’extérieur, jusqu’à son sentiment profond d’être. La centration ne disparaît pas avec le sevrage du produit, tant s’en faut. C’est bien l’illustration que la dépendance n’est pas seulement un asservissement à une drogue, mais aussi une façon, subordonnée à la prise de la drogue, de transformer le monde et les autres. Le problème du sujet et son vécu ne sont pas que d’ordre neurobiologique et psychocorporel, même si cette dimension est évidemment importante à ce stade, mais également psychosocial.
Les manifestations cliniques de l’addiction ne se limitent pas au craving et au manque Ainsi, la clinique de la dépendance ne se résume pas aux symptômes de la perte de contrôle (sevrage, tolérance, craving, désordres comportementaux et sociaux) mais comporte aussi une dimension de modification de soi souvent négligée bien que particulièrement riche. Des contributions anciennes ou récentes ont mis en exergue certains aspects de cette clinique phénoménologique dont voici quelques éléments. L’ambivalence Toute addiction, notamment dans la phase de tentative d’autogestion ou dans la période de tentative de sortie, suscite ce que la psychanalyste Joyce Mac Dougall appelle « une lutte du sujet contre une part de lui-même ». Ce combat intérieur entre la pulsion et la volonté d’y renoncer donne lieu à cette inconstance dans son projet d’abstinence qui le fait osciller entre sevrages et rechutes. Cette ambivalence, longtemps considérée comme une marque de « faiblesse » (quand ce n’est pas comme une manipulation perverse !), est à l’origine d’une inauthenticité dans les rapports à autrui qui, en miroir, déclenche souvent des contre attitudes de confrontation, voire de rejet de la part des soignants. Cette perpétuelle remise en question de la confiance crée en effet une difficulté pour l’établissement d’une relation d’aide. Les travaux sur la motivation
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et les moyens de la renforcer (Prochaska et al., 1992 ; Miller et Rollnick, 2002) permettent de jeter un autre regard sur cette ambivalence en tant que symptôme inhérent à toute forme de dépendance, et de créer les bases d’une véritable relation thérapeutique prenant en compte le dilemme qui traverse inévitablement le sujet.
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Les distorsions cognitives et émotionnelles L’exposition à long terme aux effets de puissants modificateurs psychiques perturbe les différentes sensibilités (intéroceptives et extéroceptives) et la hiérarchie des informations reçues. La pression de l’état de besoin et la hantise de l’état de manque influent sur l’interprétation subjective des événements et des stimuli. Ainsi, peut-on observer des anticipations anxieuses du syndrome de sevrage qui induisent des manifestations du manque avant même que celui-ci ait une réalité biologique. Ce sont en fait toutes les sensations corporelles, actuelles ou anticipées, qui sont ainsi reliées aux effets ou au manque du produit, et l’on peut observer des sujets récemment sevrés interpréter toute manifestation fonctionnelle banale (un bâillement, une sensation de froid, une fatigue, etc.) comme la manifestation du besoin de plus ou de moins de psychotropes. L’utilisation du produit s’inscrit également dans une gestion des émotions et des affects : un surcroît de stress déclenche l’envie de produit, une contrariété, un sentiment de tristesse, tout devient objet de régulation par voie chimique. Cela comporte évidemment des répercussions sur la libido et l’activité sexuelle. Ainsi, par les effets du produit, l’usager de drogues tout à la fois dérègle et tente de gérer les systèmes biologiques d’intériorisation de l’ensemble de l’expérience et, ce faisant, se crée une néo-expérience. En intervenant chimiquement sur la genèse des émotions et des affects, il modifie son rapport au monde et peut s’en absenter partiellement. L’investissement total sur le produit agit comme une « anti-pensée » et conduit à la réduction de la dimension de sujet. Sur le plan thérapeutique, l’enjeu sera donc à la fois de redonner le goût et les possibilités à « l’être là » (Heidegger), aux interactions sociales, à d’autres modes de gestion des émotions, à la réappropriation de la pensée et de nouvelles capacités au plaisir, mais il sera aussi d’apporter un maximum de sécurité psychique étant donné l’angoisse que suscite le renoncement aux délices de l’absence. L’alexithymie L’alexithymie se définit comme « une difficulté à trouver les mots pour décrire ses sentiments, une restriction marquée dans l’expression des émotions, une vie fantasmatique pauvre avec comme résultat une
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forme de pensée utilitaire, un manque d’introspection, et une tendance à utiliser l’action pour éviter les conflits et les situations stressantes » (Farges, 1996). L’étude dirigée par Maurice Corcos (Corcos, 2003) confirme l’hypothèse d’une prévalence élevée de l’alexithymie chez les toxicomanes et les liens plus généraux entre l’alexithymie, la dépendance et la dépression. Nous y voyons un chevauchement conceptuel avec la centration et les troubles affectifs et cognitifs qui l’accompagnent. La dérégulation des dialogues entre l’intérieur et l’extérieur de soi rend plus difficile et moins intelligible l’extériorisation des émotions. Phénoménologie « expérientielle » des addictions La clinique des addictions permet une approche et une écoute attentive des patients sous l’angle des troubles dont ils souffrent. Elle est en cela précieuse pour le soignant afin de définir la thérapeutique et pour évaluer les effets de celle-ci. Pour autant, dès lors qu’il y a addiction ou même dépendance selon les critères médicaux, sommes-nous systématiquement dans un registre pathologique ? Ce qui légitimerait, en toutes circonstances, une intervention prioritairement médicale pour faire cesser ces troubles. C’est précisément ce qu’induisent les définitions de la dépendance à partir d’une perte de contrôle due à un désordre intracérébral ou de l’usage nocif à partir de l’apparition de dommages. L’une et l’autre font abstraction d’une chose pourtant essentielle, mais qui n’entre pas en considération dans la nosographie médicale : la question de la satisfaction1 . Le sujet et la question de sa satisfaction La question est capitale en effet, car, nous l’avons vu, la dimension « positive » de l’addiction apporte des bénéfices à certains sujets et indique qu’addiction n’est pas forcément antinomique de bien vivre au sens de bien être dans sa vie. L’addiction en tant que conduite n’est pas forcément synonyme de souffrance et de maladie. Elle l’est quand elle est perçue comme telle par le sujet qui en subit davantage de souffrances qu’il en tire de bienfaits et qui en a perdu la maîtrise. Puisque le sujet est acteur de son comportement d’usage et dépositaire du vécu lié à celui-ci, c’est lui, en dernière analyse, qui peut dire si la balance plaisir/souffrance penche du côté de la souffrance et s’il est en quelque sorte la « victime non consentante » de son comportement. Ou si, dans les conditions qui 1. La définition de la notion de satisfaction est abordée un peu plus loin, dans le chapitre 2.
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sont les siennes, c’est la meilleure façon qu’il ait trouvée de vivre, le meilleur rapport possible entre soi et le monde. Un critère éminemment subjectif, certes, mais déterminant. L’addiction en tant que pathologie ne peut donc être un diagnostic posé de l’extérieur du sujet par quelque « expert » que ce soit. Toutes les addictions ne sont pas pathologiques et, au risque de surprendre, nous pouvons même affirmer qu’il y a des addictions heureuses... Nous pensons, parmi de multiples exemples, à de nombreuses personnes dépendantes du tabac1 , mais aussi à des personnes prenant durant des années un somnifère pour éviter à tout prix l’insomnie, ou d’autres consommant régulièrement des psychostimulants et de l’alcool pour vivre « à fond » une vie de noctambule. Cela ne signifie pas que cette face « heureuse » de l’addiction ne le soit pas « faute de mieux » ni que la face « malheureuse » ne la supplante pas un jour. Cela ne signifie pas non plus que, comme dans toute situation de dépendance, il n’y ait pas une ambivalence entre l’une et l’autre. Cela ne signifie pas plus que la collectivité et l’entourage de cette personne dépendante ne puissent rien dire ni rien faire auprès de l’individu et vis-à-vis de son comportement addictif (cf. chap. 7). Mais cela signifie qu’au nom de la prédiction médicale (« les dommages sont inévitables », voire « l’addiction est une maladie chronique et définitive ») il n’est pas possible de dénier au sujet son vécu et les avantages qu’il y trouve. Tel est le grand malentendu de la conception médicale conventionnelle de l’addiction : le sujet n’est plus décisionnaire de son problème, et la médecine anticipant son avenir, le range « pour son bien » dans la vaste catégorie des malades devant être traités2 .
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Nous ne sommes pas égaux devant la nécessité de prendre des risques Les conduites addictives comportent des risques élevés d’aggraver les problèmes de vie et d’entrer dans un vécu de souffrances, c’est indéniable. Elles impriment des trajectoires émaillées de difficultés et, plus ou moins fréquemment, de complications parfois graves. Mais toutes ces conduites comportent aussi une dimension adaptative et peuvent représenter, en tout cas chez certaines personnes, une « technique d’adaptation privilégiée » 1. Le schéma du processus de décision du changement de Prochaska (1992) permet de distinguer, en fonction du point de vue de l’usager sur son addiction, des « fumeurs heureux », des « fumeurs insatisfaits » et des « fumeurs malheureux », et de déterminer des interventions différentes qui respectent chacun de ces stades. 2. C’est ce qui conduit des interventions « pour le bien » du patient — comme des sevrages engagés un peu trop vite — à le plonger au contraire dans le mal-être et la souffrance (Therrien, Morel, 2007).
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(Peele). C’est tout aussi indéniable. Ainsi, l’addiction à l’expérience psychotrope, chez certains sujets, participe à la structuration de la vie, à sa temporalité, elle infiltre les rapports aux autres, la lecture de soi et de ses émotions jusqu’à « fabriquer » de l’identité. Il s’agit moins de tendance à l’autodestruction ou à l’ordalie que d’« une façon inadéquate de chercher à survivre et à mieux vivre, même si cette façon de faire est vouée à l’échec » (Cormier). Ce qui est « inadéquat » vu de l’extérieur du sujet ne l’est pas, « faute de mieux », pour le sujet lui-même. Or nos conditions internes et externes de vie ne sont pas égales et ne déterminent pas la même nécessité de prendre des risques pour trouver un équilibre et un bien-être suffisant. Des personnalités très reconnues et très médiatiques, dans le sport, le spectacle, les affaires et la politique montrent que l’on peut « réussir » tout en ayant un haut niveau de besoin de sensations, donc de prise de risques. C’est une affaire de tempérament, c’est aussi une affaire d’histoire personnelle et de conditions de vie. Il existe aussi des personnes dont la vie est marquée par des traumatismes irréparables, des problèmes insolubles et des situations inextricables qui les conduisent à aménager leur existence d’une façon « inadéquate » aux yeux des autres. Pour autant, cette façon de vivre est celle trouvée par la personne en fonction de ses ressources propres et de son environnement, et elle lui appartient. Elle n’est a priori ni « bonne » ni « mauvaise », elle est celle du sujet et celui-ci a droit au même respect et à la même compréhension que tout autre dès lors que ses propres choix ne portent pas atteinte à autrui1 . Ainsi, des addictions sont à fort degré de psychopathologie et de souffrance qui détruisent des existences, alors que d’autres sont peu bruyantes et résolutives. Une grande partie se trouve entre les deux. Ce qui pose finalement problème n’est pas tant l’existence d’une dépendance (c’est le lot de nos vies), mais ce sont les dépendances qui se développent contre le gré du sujet, qui le plongent dans la souffrance, qui perdent leur sens et vis-à-vis desquelles il se sent impuissant. Le problème de l’addiction, c’est son éventuel non-sens. Mais cela, ce n’est ni au soignant ni à la société d’en juger, c’est d’abord au sujet lui-même.
1. Ce qui n’empêche nullement d’envisager des changements avec le sujet, déterminés et mis en œuvre par lui-même. Mais ces changements touchent à l’identité et au mode de vie, ils sont donc très profonds, et une aide ne peut se réaliser que dans des conditions éthiques et pratiques qui respectent pleinement cette autodétermination (cf. chap. 2 et 11).
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ET SE MODIFIE L’ EXPÉRIENCE
?
L’expérience s’impose au sujet. Au contraire d’un comportement, il peut difficilement l’anticiper et la maîtriser. Cela demande en effet une réflexion préalable au regard de soi-même qui suppose des conditions pour se réaliser. Le sujet n’élaborera son expérience que dans un processus d’intégration à son histoire, à ses ressources, à ses limites, et à ses choix. Cela suppose de la penser et de se l’approprier autour de la question : ce qui m’arrive est-il ce que je veux ? Quel sens cela a-t-il pour moi ? Ce que je vis ainsi me satisfait-il ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de commencer par s’en poser d’autres. D’abord, quelle est ma propre expérience ? La verbaliser permet de la rendre consciente, de « l’objectiver », de lui donner une réalité et un début d’intelligibilité. Ce qui suppose bien souvent de le faire avec d’autres ou parfois auprès de quelqu’un en capacité de partager cette connaissance, voire d’interroger ce qui peut être spontanément gardé in peto, que ce soit par dénégation ou par fausse évidence. Ensuite se pose une autre question : existe-t-il des alternatives ? Pourrais-je adopter d’autres façons de vivre qui m’apportent des satisfactions ? Celles-ci me conviendraient-elles mieux en regard de mes aspirations et de mes limites ? Se pose enfin la dernière question : si une autre façon de trouver des satisfactions peut me permettre d’en obtenir davantage et de minimiser les problèmes que je suis susceptible de rencontrer, comment puis-je alors changer et passer d’un style de vie à un autre ? C’est ce que l’on peut désigner, à l’instar de la gestion expérientielle, comme un « bilan expérientiel ». Celui-ci ne se limite pas à un diagnostic ou à un dépistage (déjà addict ou pas encore ?), il ne se réduit pas non plus à un bilan de santé et dépasse de beaucoup le problème de la consommation de substances sans pour autant l’éluder. Ce bilan est en particulier ce qui peut être entrepris aux stades précoces de la consommation, mais il est utile à tous les stades de la trajectoire de vie, car ce bilan n’est pas définitif. Les évolutions dues à l’âge, au contexte de vie, aux événements, etc. conduisent à de nouvelles « donnes » et, éventuellement, à d’autres réponses à ces questions. Quoi qu’il en soit, vouloir modifier une expérience addictive, c’est toucher à un mode de vie, à une relation entre soi et le monde, à une identité. C’est toucher au plus profond de la vie, ce n’est donc ni simple ni rapide à réaliser. Il faut en faire le choix, il faut des tentatives et des échecs, des étapes, il faut du temps et, parfois, lorsque les ressources propres sont épuisées ou dépassées, il faut une aide extérieure. Celle-ci
28 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
ne peut être uniquement technique ou ponctuelle, elle peut être brève mais, en tous les cas, quels que soient les « outils » utilisés (éloignement, échanges et paroles à deux ou en groupes, activités et plaisirs alternatifs, médicaments...), elle s’inscrit dans un cheminement. C’est pourquoi la notion d’accompagnement est essentielle pour caractériser les pratiques de soins dans une telle conception de l’addiction.
I NTÉRÊTS ET LIMITES DE L’ ADDICTION
DE L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
Notre approche expérientielle de l’addiction est à la croisée de différentes influences, notamment de la phénoménologie des faits humains (Binswanger, Merleau-Ponty), de la psychologie humaniste (Rogers, Erickson), des théories des systèmes (Watzlawick, Bertalanffy), de la psychanalyse (Anzieu) et de la sociopsychanalyse (Mendel). Elle s’inspire aussi des théories psychosociales du psychologue américain Stanton Peele sur la dépendance, reprises au Québec par Dollard Cormier puis André Therrien. Théories mal connues en France et pourtant fort utiles pour penser une conception « globale » des addictions. Selon Stanton Peele, et nous le suivons totalement sur ce point, une théorie de l’addiction doit pouvoir expliquer non pas un seul mais plusieurs phénomènes à la fois. Elle doit en effet permettre de comprendre : • l’éventail des comportements pouvant provoquer une véritable dépen•
• • •
dance et leurs points communs ; pour un comportement donné, les variations de son pouvoir addictif, d’une culture à l’autre et d’un individu à l’autre au sein d’une même culture ; l’impact des groupes et des autres facteurs sociaux à la fois sur l’usage compulsif d’un comportement, et sur le fait d’en abandonner l’usage ; les événements qui, dans le déroulement de la vie d’un individu, modifient sa tendance à devenir dépendant d’un comportement ; les évolutions sociales et culturelles qui font que les conduites addictives sont devenues un problème social en pleine extension.
Ce sont là les questions essentielles posées par les addictions. L’approche expérientielle permet de les poser et restitue au sujet la part qui lui revient pour y répondre.
P OURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ ADDICTION ?
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Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
La définition de l’addiction dans l’approche expérientielle Dans le prolongement des travaux des auteurs que nous venons de citer, nous pouvons ainsi résumer la définition de l’addiction : L’addiction est une recherche de satisfaction qui amène le sujet à focaliser peu à peu son existence sur un comportement (compulsion) en réduisant ses capacités à jouir de la vie (centration). L’addiction devient une pathologie lorsque, du fait de ces éléments, la conduite n’apporte plus au sujet la satisfaction qui lui donnait raison d’être, qu’il en souffre et qu’il ne parvient plus à la modifier. Autrement dit, s’il est clair que toute conduite addictive comporte un « cycle » et une « pente naturelle » qui amène le sujet vers des problèmes, la conduite ne constitue pas en soi un problème jusqu’à ce qu’elle n’apporte plus ou plus assez de satisfaction. Cela signifie aussi — ce que beaucoup savent déjà — que nous vivons tous avec des addictions de toutes sortes, mais que cela ne fait pas forcément de nous des malades, car, généralement, nous pouvons nous en satisfaire ou nous pouvons modifier par nous-mêmes ce qui ne nous convient plus et nous empêche de « jouir de la vie ». Certes, l’addiction fonctionne en partie de façon circulaire, comme un « cycle », voire comme une « spirale », du fait des processus engagés par la répétition de l’expérience psychotrope. Le renforcement positif psychosocial vient se combiner au renforcement positif de la réponse biologique pour créer de la dépendance. Mais cette circularité n’est pas inexorable, et le cycle comporte de nombreuses portes de sorties (voir le cycle de l’addiction chapitre 3). Cette conception est très différente et divergente de l’approche conventionnelle, médico-biologique et juridique, qui se limite à la dimension souffrance, destruction, déviance et perte de soi de ces conduites et qui conduit à n’envisager d’autres modes d’intervention que de « lutter contre », en les assimilant à un fléau social. Notre conception nous conduit avant tout à nous interroger sur le sens et la fonction existentielle de ces pratiques et de les considérer comme un mode de compromis entre satisfactions et risques. Comme un mode d’adaptation aussi aux pressions sociales et au type de mode de vie que la modernité détermine. Un mode d’adaptation parfois inadéquat mais qui le sera d’autant moins qu’il ne sera pas figé et qu’il pourra trouver des alternatives.
30 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
L A TOXICOMANIE EST UN STYLE DE VIE « La toxicomanie, c’est le style de vie de la personne par lequel elle exprime, dans tous les éléments qui constituent sa vie, la solution apportée à sa propre existence. Tout y a joué ; tout y a concouru : les interactions sociales dont elle a été à la fois l’agent et l’objet, un mode personnel de voir les choses, déterminé lui-même par le potentiel de l’organisme et les possibilités de l’environnement. À point nommé de cette conjonction, l’abus de l’alcool ou le recours aux psychotropes illicites lui est apparu, de façon plus ou moins délibérée, préférable à tout autre modèle de vie possible. C’est alors une part de déterminisme, une part d’interprétation individuelle, une part de préférence et de choix. » Dollard Cormier (1993)
L’intérêt d’un modèle expérientiel et systémique Cette conception est aussi une position éthique. Car elle nous rappelle sans cesse qu’avant d’être une pathologie ou une maladie, l’addiction est une conduite individuelle et sociale qui procède de la recherche de satisfaction. Une conduite est un processus qui va de la motivation et ses déterminants jusqu’au comportement et son feedback. En passant par des phases d’évolution, dans le temps, selon les événements de l’histoire personnelle, en fonction des autres et de leur regard, des projections vers l’avenir, des conditions de réalisation concrètes du comportement, etc. Cette énumération apporte déjà un certain nombre d’indications sur les interactions entre les différents types de facteurs. Motivations, attentes, satisfactions recherchées ou déplaisir obtenus, regard des autres et contexte social..., sont autant d’éléments qui constituent la dimension psychosociale d’une conduite. Ceux-ci interagiront avec « l’empreinte biologique » réalisée par l’effectuation de la conduite. Une intention, un acte et ses effets de satisfaction ou non ne se résument donc pas à un ensemble de décharges inter-synaptiques, mais est l’expression d’un système d’inter-relations entre différents facteurs. Au-delà de la théorie, cela a de nombreuses conséquences pratiques. Si l’addiction est envisagée seulement à travers un désordre biologique acquis ou inné affectant le fonctionnement du cerveau — et par là le fonctionnement de l’individu —, les réponses recherchées seront du côté d’agents pharmacologiques susceptibles de corriger ce désordre. Si l’addiction est conçue comme une façon pathologique d’échapper à un trouble ou à un traumatisme initial, les réponses seront recherchées dans des thérapies visant à réparer ces troubles ou ce traumatisme.
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P OURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ ADDICTION ?
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Si l’addiction est abordée comme un comportement inadéquat qui s’impose à l’individu, celui-ci sera l’objet d’apprentissages déconditionnant pour changer son comportement. Si l’addiction est vue comme une façon de « tricher » avec la vie et de s’abandonner aux excès du plaisir, les réponses seront recherchées du côté d’une morale sociale et individuelle visant à restreindre l’accès au plaisir et à diriger le sujet vers un mode de vie conforme à cette morale. Si l’addiction n’est interprétée que comme un artefact de la vie moderne et de la répression sociale, l’issue proposée sera celle d’une société organisant mieux la maximalisation des plaisirs. Notre conception a deux différences fondamentales avec toutes cellesci. La première c’est qu’elle restitue l’ensemble des données à la personne et qu’elle lui attribue la liberté de « se prendre en charge », de se déterminer selon ses ressources et ses limites propres, et selon sa satisfaction. Le sujet est le premier expert de sa vie et de son éventuel problème. La seconde différence, c’est sa globalité au sens fonctionnel et sans cesse à construire. Il s’agit en effet d’une conception fondamentalement systémique basée sur le principe élémentaire qu’un « système » (en l’occurrence l’individu et son mode de rapport au monde) n’est pas que l’addition de ses différentes dimensions biologique, psychique, comportementale, morale et sociale. Le tout dépasse la somme des parties. Le sujet, sa conscience, sa capacité à agir et son mode d’être dépassent son fonctionnement physiologique, psychologique et social. Cette conception « plurielle » de ce dont procède l’addiction, permet la coopération de différents regards, de différents acteurs. Fidèle à cette phrase attribuée soit à Paul Watzlawick, l’un des fondateurs de la systémie, soit à Abraham Maslow l’un des fondateurs de la psychologie humaniste : « If the only tool you have is the hammer, you tend to see every problem as a nail » que l’on peut traduire par : « Si le seul outil que vous avez est un marteau, vous considérerez tout problème comme un clou. » Comme nous le verrons dans la suite de cet ouvrage, cette façon d’aborder le champ des addictions a de nombreuses retombées. En particulier sur les interventions préventives ou thérapeutiques qui ne peuvent se limiter à modifier l’un des éléments en l’absence d’une réélaboration par le sujet dans la globalité de ses choix de vie. C’est en cela que nous avons défini l’accompagnement préventif et thérapeutique : une aide à la personne dans sa prise en charge d’elle-même.
Chapitre 2
LE MODÈLE EXPÉRIENTIEL ET SYSTÉMIQUE DES ADDICTIONS
modèle propose un ensemble de jalons et de repères communs, simples et s’appuyant sur des outils visuels, en huit « clés » de compréhension : quatre à propos des drogues et quatre pour les addictions. Nous les résumons ici avant de les approfondir dans les chapitres suivants.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
N L ES
OTRE
QUATRE CLÉS DE COMPRÉHENSION DES DROGUES
Clé 1 : Nous avons tous, en tout lieu et à toute époque, recours à des agents externes — tels que les drogues mais pas seulement — qui nous apportent des satisfactions dans la réponse à nos besoins vitaux et dans la confrontation à notre environnement. Ces comportements sont universels et s’inscrivent dans des contextes psycho-individuels et socioculturels qui leur donnent à la fois sens et contenu. Clé 2 : Toutes les substances psycho-actives peuvent apporter des satisfactions mais aucune ne le fait sans risque, sans éventuellement
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provoquer des complications, même si elles le font selon des degrés et des formes différentes. C’est le pouvoir d’ubiquité des drogues que d’être tout à la fois pourvoyeuses de bienfaits et de souffrances, facteurs de problèmes comme de solutions. Satisfactions et dangers que l’on doit définir. Clé 3 : Toutes les substances psycho-actives modifient le fonctionnement du cerveau et du psychisme, et provoquent sur l’organisme un ensemble d’effets et de contre-effets qui ont des liens étroits entre eux. Il existe des systèmes de régulation interne de l’organisme qui obéissent à des mécanismes intangibles. Clé 4 : L’effet produit par une drogue ne se limite pas son action neurobiologique. L’effet vécu par l’individu a des dimensions biologiques, sociales et psychologiques. Cet ensemble complexe représente autant de facteurs qui influent sur l’effet pour créer une expérience psychotrope globale qui est propre à l’individu, mais qui est aussi déterminée par les significations sociales et culturelles qu’elle comporte. C’est l’équation E = SIC, qui signifie que l’effet est la résultante de facteurs provenant de la substance, de l’individu et du contexte, et que le tout dépasse l’addition de chaque partie.
L ES
QUATRE CLÉS DE COMPRÉHENSION DES ADDICTIONS Clé 5 : Tous les comportements d’usage ne se valent pas, non seulement au regard des risques de complications (usage simple, abus et dépendance), mais aussi de critères expérientiels, en particulier la satisfaction. Il existe néanmoins un continuum qui relie tous ces usages, et le passage d’un niveau de consommation à un autre est toujours possible pour un individu, dans un sens comme dans un autre. Clé 6 : Le processus qui conduit à l’addiction répond à des règles communes, il s’enclenche et se renforce selon un ensemble d’actions et de rétroactions biologiques (le cycle biologique de la dépendance) mais aussi psychosociales (le cycle de l’assuétude) qui déterminent le cycle de l’addiction. Clé 7 : L’addiction se définit comme le passage du plaisir à la souffrance et l’échec de la satisfaction. Cette souffrance peut se définir par deux types de problèmes (ou deux versants du même problème) : la perte de contrôle du comportement (la compulsion), et la focalisation de l’existence sur l’objet addictif (la centration).
L E MODÈLE EXPÉRIENTIEL ET SYSTÉMIQUE DES ADDICTIONS
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Clé 8 : Des facteurs psychosociaux et biologiques contribuent à la régulation des comportements d’usage. En intervenant sur ces facteurs, le sujet peut modifier son expérience et le mode de vie qui est associé au comportement de consommation. Y compris face aux dépendances jugées les plus sévères. À partir de la question de la satisfaction et de celle du mode de vie, un questionnement peut toujours s’engager sur l’expérience du sujet, sa gestion, son sens, ses propres choix de changement et ses propres difficultés pour y parvenir. L’ensemble de ces huit clés donne les bases d’une conception expérientielle et systémique de l’addiction. Celle-ci ne prétend se substituer à aucune approche, à aucune méthode de prévention ni aucune thérapie. Au-delà des définitions et des concepts, ce modèle se veut fondamentalement ouvert et évolutif. Ouvert à différentes disciplines mais également à différents courants de pensée. Évolutif car au fur et à mesure que s’agrègent les connaissances et que se débattent des différences de point de vue, ce modèle ne peut qu’être enrichi. Il veut mettre les connaissances au service de la conscience et des actes du sujet. Au service également de la conscience et des actes de la collectivité sociale1 .
1. Pour tout complément d’information ou tout commentaire sur ce modèle expérientiel et systémique, contact peut être pris avec l’Association pour la Recherche et la Promotion des Approches Expérientielles (ARPAE) par l’intermédiaire d’Alain Morel (a.morel @trait-union.org)
Chapitre 3
QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
P REMIÈRE
CLÉ
: LES
DROGUES FONT PARTIE DE NOS VIES
Les drogues accompagnent nos vies. La question est de savoir comment vivre avec ou sans elles.
Tout au long de l’histoire des hommes et de leurs sociétés, les drogues ont été présentes. Elles le sont aujourd’hui de plus en plus, et dans toujours davantage de nos activités. Ce constat doit être élargi à tous les comportements et objets déclencheurs d’une forte émotion de plaisir et qui agissent, selon l’expression de Stanton Peele, comme des « analgésiants émotionnels » en provoquant des sensations capables d’apaiser les tensions ou les douleurs psychiques et corporelles. Tous ces comportements (alimentation, sexualité, achat, jeu, sport, travail, internet...) peuvent conduire, dans certaines conditions, à des expériences addictives. Néanmoins, la consommation de drogues constitue le modèle le plus accompli de ce « risque addictif », ce qui
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justifie que l’on s’y intéresse plus spécifiquement et qu’il soit appliqué ensuite aux autres comportements « addictogènes ». Pour éviter tout malentendu, il nous faut préciser que le mot drogue recouvre pour nous toutes les substances chimiques qui peuvent modifier le fonctionnement du cerveau et provoquer des modifications biologiques, psychiques et comportementales. En ce sens, nous nous démarquons de l’acception conventionnelle qui réserve ce mot à une catégorie de substances réputées plus dangereuses et interdites par la loi1 . Catégorie improbable nous le verrons. Drogues, substances psycho-actives et psychotropes2 sont, à nos yeux, trois synonymes que nous utiliserons indifféremment dans cet ouvrage. Déclencheurs et curseurs de nos émotions L’homme ne possède finalement pas grand-chose excepté son corps. Son corps et les moyens d’en faire usage, de le percevoir et d’en avoir conscience. Cela lui octroie l’immense privilège d’avoir une vision de soi et du monde et une capacité d’interagir avec son environnement et avec autrui. Il lui donne accès à des satisfactions, que ce soit du plaisir, du bien-être ou un mieux-être, mais aussi à des souffrances, que ce soit des sensations désagréables ou des douleurs psychiques et physiques. Beaucoup de ce que l’homme peut faire avec son corps est potentiellement agréable. Tous les états émotionnels, affectifs et sociaux plaisants qu’il peut ainsi rencontrer ou susciter ont une traduction, une « empreinte » biologique, sous forme de processus où interviennent des substances naturelles appelées neuromédiateurs. La dopamine, nous a-t-on dit d’abord, mais probablement beaucoup d’autres aussi. La particularité des substances chimiques actives sur le psychisme est, précisément, qu’elles possèdent des propriétés qui leur permettent d’entrer dans le jeu complexe de ces neuromédiateurs. Vaste pouvoir qui ouvre à de multiples utilisations. La conscience de soi et du monde est dépendante de l’expérience intérieure que crée le rapport au monde extérieur. Les drogues sont précisément un moyen — et un moyen parfois de grande puissance — d’amplifier, de filtrer ou de modifier ce rapport au monde. Elles interviennent directement dans la genèse des émotions et peuvent ainsi les « déconnecter », les dé-dialectiser de la réalité (Morel et al., 2003). 1. Voir la définition de l’Académie de médecine, chapitre 5, page 124. 2. Psychotrope signifie étymologiquement « qui agit sur le psychisme », ce qui est bien en totale synonymie avec « substance psycho-actives ».
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES
39
Ainsi, ces « analgésiants émotionnels » peuvent nous donner des émotions agréables « comme si » tout va bien, même si, en réalité, tout va mal... Les drogues peuvent créer ou amplifier les diverses émotions agréables comme l’euphorie, l’anxiolyse (la disparition de l’angoisse), la déréalisation perceptive. Leur polyvalence est d’ailleurs un pouvoir extraordinaire qui explique leurs utilisations de plus en plus larges. Outre son corps et ses besoins vitaux — tels que respirer, se nourrir et se reproduire —, l’homme dispose d’une autre capacité avec ses besoins propres : être en rapport avec les autres et avec le monde. Les drogues constituent un moyen de faire disparaître les contraintes de ce rapport aux autres et au monde, essentiellement liées aux inhibitions et aux affects douloureux comme l’angoisse. En un mot, par leurs actions sur les perceptions du corps et les interactions avec le monde, les psychotropes fabriquent de l’expérience de façon à en augmenter les satisfactions et à diminuer les insatisfactions. Rien d’étonnant à ce qu’elles s’inscrivent dans nos codes sociaux, nos fêtes, nos recherches d’apaisements, nos pratiques soignantes, nos activités quotidiennes. À tous niveaux, elles peuvent nous assister dans nos vies.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Recourir aux drogues : un choix ? Étant donné cette puissance et cette polyvalence, ne risque-t-on pas de leur laisser trop de pouvoir sur nous-mêmes ? Ce risque existe, et nous percevons bien le danger qu’il y aurait à ce que nos vies soient vécues sous assistance chimique, tant du point de vue de notre santé que du point de vue social et éthique. Que deviendraient les humains dans une société où tous seraient sous l’emprise de substances ? Le dopage et ses multiples répercussions nous en donnent un petit avant-goût. Les addictions — les toxicomanies et celles du quotidien — en sont un autre. Mais qu’est-ce qui fait que nous utilisons de plus en plus toutes ces substances ? Nous le savons bien, cela n’est pas qu’une question de comportement individuel, c’est surtout un problème « sociétal », c’est-à-dire l’une des manifestations de notre évolution moderne. Plus d’objets de satisfaction à notre portée et plus de pression sociale à y recourir... Le risque psychotrope est partie intégrante des risques de la modernité (cf. partie 2). Mais faudrait-il alors, pour ne pas encourir les risques, s’en priver totalement ? C’est ce que font certains, les « abstinents », moins nombreux que les autres. Peuvent-ils être heureux ? Certainement. Mais le sont-ils
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plus que les autres ? Rien ne permet de le dire car l’on peut être abstinent et très malheureux et on peut être consommateur et heureux. D’autres moyens existent pour parvenir à des états agréables, et parfois avec moins de risques (mais pas toujours) : on pense au sport, à la culture, à l’art, à la promenade, la baignade, la montagne, la musique, la danse, le cinéma, la fête avec des amis, la lecture, la méditation, la gastronomie, etc., etc. Oui, mais les drogues ont deux pouvoirs sans égal : l’intensité et l’instantanéité. Elles peuvent être d’une très grande puissance d’action (intensité), et elles sont faciles — à première vue — d’utilisation : un peu de poudre, un comprimé, un verre ou une cigarette et l’effet s’en suit immédiatement ou presque (instantanéité). Ce qui fait leurs pouvoirs de « bien faits » fait aussi leurs risques particuliers, nous le verrons très précisément un peu plus loin. Car, en utilisant un agent chimique extérieur, l’individu déclenche dans son organisme un ensemble de réactions et de déséquilibres qu’il va devoir contrôler, compenser, moduler et qu’il a parfois du mal à maîtriser. C’est ce en quoi l’usage de psychotropes — quels qu’ils soient et quelle qu’en soit la motivation — n’est pas sans risques. Pour autant, le problème de l’homme, ici comme ailleurs, n’est pas de prendre (ou pas) des risques, le problème est d’en prendre de façon excessive, c’est-à-dire au-delà de ses moyens de contrôle, au-delà de ses limites biologiques, au-delà de ses ressources. Pour la majorité des individus, le contrôle se réalise suffisamment pour que l’expérience des drogues soit reliée au plaisir et à l’amélioration de la vie plus qu’à l’empoisonnement et à la souffrance. Pour une grande part, les hommes se limitent eux-mêmes dans l’usage des « déclencheurs » de satisfactions, surtout si leur contexte de vie y contribue en leur apportant des savoirs et des moyens concrets de se préserver et de mettre à profit leurs propres ressources. N’y a-t-il pas drogues et drogues ? Certaines drogues comportent-elles plus de risques que d’autres ? À l’évidence oui, mais il est pour autant bien difficile de dégager des catégories simples. Nous avons probablement besoin de faire un tri entre les « bonnes » et les « mauvaises » drogues pour satisfaire notre mode de pensée binaire, mais c’est une entreprise périlleuse : les drogues sont bonnes et mauvaises, cela dépend... Prenons un exemple : la morphine. Nous savons depuis longtemps que cet analgésique puissant comporte un risque de dépendance, pourtant, son usage régulé et approprié pour calmer médicalement certaines
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Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES
41
douleurs n’entraîne plus aujourd’hui qu’une très faible proportion de dépendances iatrogènes. Alors que la plupart des morphinomanes de la fin du XIXe siècle étaient devenus dépendants suite à un tel traitement. De toute évidence nous avons considérablement gagné en contrôle dans cette utilisation. En revanche, l’individu qui consomme un morphinique à forte dose dans une recherche de « défonce » analgésique ou d’automédication, a toutes les chances de se retrouver dépendant. C’est pourtant la même molécule ! Cela démontre que selon le mode d’usage et son contexte, les conséquences et les possibilités de maîtrise d’une drogue ne seront pas du tout les mêmes. Mais si ce principe s’applique à toutes les substances, elles ne s’y prêtent pas toutes de la même façon. Par exemple, certaines substances nouvelles1 et de grande puissance potentielle apparaissent très difficiles à maîtriser hors de cadres très particuliers2 . Mais nos psychotropes familiers (alcool, tabac, somnifères, cannabis) sont loin d’être indemnes de dangers. L’usage des deux premiers apparaît même comme le facteur principal de décès précoces (avant 65 ans). La définition des risques et des possibilités de les contrôler n’est donc que très partiellement fournie par l’étude de la molécule qui compose cette substance. Nous ne sommes pas davantage aidés par les classifications légales qui, par exemple, mettent sur le même plan l’héroïne et le cannabis, mais pas les benzodiazépines ou la codéine. La première chose à faire serait de définir plus clairement cette notion de dangerosité des drogues et nous verrons que cela nécessite d’intégrer un certain nombre de facteurs (voir chapitre suivant). S’il est donc vain de chercher à classer les substances en « dures » ou « douces », il est en revanche possible de les classer en fonction du type d’effet principal qu’elles provoquent sur le psychisme et le cerveau. Le tableau 3.1 donne quelques exemples parmi les substances les plus connues ou « en vogue », classées en trois catégories selon leurs effets : les dépresseurs, les stimulants et les perturbateurs.
1. Elles sont généralement « nouvelles » en terme d’usage plus qu’en terme de découverte. Par exemple, l’ecstasy considérée comme une drogue moderne a été isolée par des chimistes en... 1914. Le GHB dans les années 1950, la kétamine un peu plus tard... Ce sont surtout leurs usages « récréatif » qui sont récents. 2. Par exemple des amphétamines utilisées en médecine dans des traitements de maladies spécifiques comme la narcolepsie ou les troubles majeurs de l’attention chez certains enfants. Mais même en médecine, la plupart des amphétamines ont été jugées de bénéfice thérapeutique trop réduit au regard des risques, notamment d’addiction.
42 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
Tableau 3.1. Tableau des drogues. Dépresseurs • Alcool
Stimulants
Perturbateurs
• Nicotine
• Cannabis (THC)
• Opiacés
• Caféine
– Herbe, marijuana
– Opium – Morphine
• Théine • Cocaïne (Crack)
– Hasch – Huile
– Codéine – Héroïne
• Amphétamines – Speed
• Hallucinogènes – LSD, Acide
– Méthadone – Buprénorphine
– Ecstasy – MDEA, MDA
– Champignons – Datura
• Tranquillisants – Benzodiazépines
– Ritaline • Méthamphétamines
– PCP ou Angel Dust • Artane
– Barbituriques • Solvants volatils
• Antidépresseurs
– Éther • Anesthésiants
• Khat
• Poppers
– GHB – Kétamine
Les dépresseurs Certaines drogues ont une action principalement sédative et vont diminuer l’activité du cerveau. Ce sont des dépresseurs du système nerveux central. C’est le cas des opiacés (dérivés de l’opium), de l’alcool, des tranquillisants (benzodiazépines et autres), des neuroleptiques et des anesthésiants parmi lesquels des solvants volatils (l’éther notamment) ou d’autres tels que l’acide Gamma-hydroxybutyrique (GHB) ou la kétamine. Ces dépresseurs agissent de façon séquentielle1 , ce qui explique que, tout en diminuant l’activité cérébrale, l’alcool ou les benzodiazépines par exemple provoquent une désinhibition, en début de consommation ou chez des personnes très « habituées » (chez lesquelles la tolérance est efficace). Pour les anesthésiants tels que l’éther, le GHB ou la Kétamine, leur action va déclencher des effets parfois « délirogènes ». À hautes doses, ces substances provoquent une dépression de l’activité des commandes cérébrales des systèmes vitaux (dépression respiratoire), ce qui peut conduire au coma et à la mort.
1. Voir chapitre « Effets et contre-effet » page 51.
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES
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Les stimulants D’autres substances vont au contraire augmenter l’activité du système nerveux central, on les appelle des stimulants, comme la cocaïne et ses dérivés (la cocaïne base ou crack), les amphétamines, les antidépresseurs, la nicotine, la caféine. Ce sont généralement des substances qui diminuent la sensation de faim et de fatigue et qui donnent une impression de gain en énergie et en capacités. À haute dose ou à consommations très répétées, les plus puissantes peuvent provoquer des troubles essentiellement cardio-vasculaires et un épuisement (fatigue intense et humeur dépressive) lors de la récupération.
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Les perturbateurs La troisième catégorie est composée de molécules qui perturbent l’activité du cerveau essentiellement sur les fonctions perceptives. On y retrouve le cannabis et ses dérivés et les hallucinogènes, depuis la mescaline (extrait du peyotl), jusqu’au LSD en passant par les champignons hallucinogènes (dont le principe actif est la psylocibine ou la mescaline), etc. On les appelle des perturbateurs. Leurs effets portent principalement sur les perceptions (pouvant générer des illusions, voire des hallucinations), mais aussi sur les émotions attachées à ces modifications perceptives : hallucinations effrayantes parfois ou, au contraire, vécus oniriques agréables. De ce fait, elles peuvent provoquer des troubles mentaux. En revanche elles ne sont pas ou peu l’objet de dépendances. Cette classification pharmaco-clinique (fondée sur des critères d’effets biologiques et comportementaux observables) est déjà ancienne, proposée par Delay et Denicker, deux psychiatres français, il y a près d’un demi-siècle, mais elle reste encore la plus pertinente et la plus compréhensible.
La variabilité des effets Néanmoins ces classifications ne nous donnent que peu d’éléments pour déterminer l’intensité et la forme exacte de l’effet qu’une consommation produira sur un individu dans un contexte donné. Beaucoup de paramètres interviennent, comme la dose, la voie d’administration, le contexte physique, etc. Parmi ces nombreux éléments, citons en deux qui interviennent directement sur l’effet biologique et complexifient souvent les choses dans la réalité. Le premier est l’usage (volontaire ou non) de potentialisateurs, c’est-à-dire de substances qui augmentent la réceptivité du cerveau à telle
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ou telle substance. L’alcool semble jouer ce type de rôle avec la cocaïne. Il le fait avec les benzodiazépines qui agissent sur les mêmes récepteurs Gaba. Des substances non psychotropes peuvent également interférer (par exemple des anti-inflammatoires et l’alcool, ou des antirétroviraux sur la méthadone). Ces interactions sont très nombreuses et mal connues malgré la grande fréquence des polyconsommations. L’autre élément est communément appelé l’effet placebo1 . Il montre qu’une part non négligeable de l’effet subjectif est due, non pas à la substance elle-même, mais à l’idée que se fait la personne de la prise de cette substance. Un phénomène démontré expérimentalement pour tous les médicaments et commun à tous les « déclencheurs de satisfaction », mais qui est particulièrement notable avec les psychotropes. Tout cela démontre une chose simple et évidente, mais que nous avons du mal à assumer : nous avons de plus en plus besoin de savoir comment « vivre avec » toutes ces substances, comment s’en servir tout en s’en protégeant. Cela ne signifie pas que nous devrions réclamer « les drogues pour tous » au nom d’un « droit au plaisir », mais cela signifie que nous serons d’autant plus vulnérables aux drogues que nous ne les connaîtrons pas, ou mal, à travers des préjugés ou des représentations déformées par souci de susciter la crainte. Il est préférable de mener cette réflexion à partir de connaissances validées et au regard de nos expériences de vie, y compris celles produites par des substances.
D EUXIÈME
CLÉ : TOUTES LES DROGUES PEUVENT APPORTER DES BIENFAITS ET DES MÉFAITS L’ubiquité des drogues. Les cubes : le profil de dangerosité pharmacologique et le profil de satisfactions recherchées.
L’ubiquité est la faculté d’être présent à plusieurs endroits en même temps, et c’est bien là une particularité de toutes les drogues. Tous les observateurs ont depuis toujours insisté sur le visage multiple de ces substances, tout à la fois « remèdes et poison », « portes du paradis et de l’enfer »... Nous en tirons de grands bienfaits et elles causent de graves conséquences sanitaires et sociales. Elles nous procurent la plénitude, 1. Pierre Pichot, dans les années soixante, a défini ainsi cet effet : « L’effet placebo est, lors de l’administration d’une drogue active, la différence entre la modification constatée et celle imputable à l’action pharmacologique de la drogue. » Les questions posées par cet effet placebo sont examinées dans le chapitre 1, page 52 dans cette version.
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mais aussi le manque, elles provoquent un effet, mais aussi un contreeffet. Cette ubiquité des drogues ne se limite pas à une dualité entre « bonnes » ou « mauvaises », bienfaits et méfaits. Les entrecroisements sont multiples qui illustrent leur capacité à s’inscrire dans toutes sortes d’expériences humaines. Mais en termes de dangers et de satisfactions, comment caractériser cette réalité commune à toutes et les spécificités de chacune ? Danger des drogues, de quoi parle-t-on ? À force d’en avoir rajouté et d’avoir donné du crédit à des discours moralistes ignorant des faits scientifiques établis, il faut bien reconnaître que les dangers des substances sont souvent mal compris, tantôt sous-évalués, d’autres fois exagérés, voire fantasmés. Un cas particulier sert à « prouver » que l’on peut consommer sans vrai risque. Un autre témoignage vient le contredire, montrant des conséquences désastreuses. Nous connaissons bien cela à propos du cannabis, controverse récurrente s’il en est. Définir de façon simple et compréhensible la dangerosité des substances psycho-actives pour clarifier les risques liés aux comportements d’usage est donc un préalable. Il est de la responsabilité de la science et de la clinique d’y contribuer, de façon rigoureuse et pédagogique, sans en masquer pour autant la complexité. C’est dans ce but que nous avons proposé la représentation de la dangerosité pharmacologique des substances psycho-actives dans un cube à trois dimensions.
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Le profil de dangerosité pharmacologique Le profil pharmacologique de dangerosité que nous dénommons aussi le profil pharmaco-clinique est un modèle commun à toutes les substances psycho-actives qui permet de caractériser les effets potentiellement défavorables à la santé de chacune, selon trois axes : • la toxicité somatique de cette substance ou potentiel somatotoxique,
c’est-à-dire sa capacité à provoquer des atteintes cellulaires ; • le pouvoir de modification psychique ou potentiel dysleptique, c’est-àdire sa faculté de perturber les perceptions, les cognitions, l’humeur, la motivation, etc. ;
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Héroïne LSD Cocaïne Champignons
Intensité
Alcool
Tabac
Cannabis
Toxicité
dance
Dépen
Figure 3.1. Le cube n◦ 1. Profil pharmacologique de dangerosité (d’après ww.acet.fr/afpa). • la capacité de la substance à créer une dépendance ou potentiel addictif,
qui dépend de l’impact de la substance sur le système intracérébral de récompense1 . Cette représentation en trois axes permet de figurer les différentes substances dans un cube où chacune est placée en fonction de ses niveaux de dangerosité propre. Par exemple, le tabac et l’héroïne sont placés tous 1. Des études comparatives de ce potentiel addictif commencent à être publiées, telle celle de Léonard et Ben Amar (2002) qui indique que 31,9 % des personnes qui ont fumé du tabac au moins une fois en sont dépendants. Cette proportion est de 23,1 % pour l’héroïne, 16,7 % pour la cocaïne, 15,4 % pour l’alcool, 9,1 % pour le cannabis et 4,9 % pour les hallucinogènes. Chiffres qui n’ont évidemment qu’une valeur indicative.
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deux au niveau le plus élevé sur l’axe du potentiel addictif, mais si l’héroïne est très haut sur l’échelle de l’action psycho-modificatrice et très bas sur le potentiel de toxicité somatique, le tabac est en position inverse, car peu psycho-modificateur, mais fortement somatotoxique. De ces trois axes de dangerosité pharmacologique découlent trois types de complications : • les complications somatiques ; • les complications psychopathologiques ; • la dépendance.
En fonction du degré de dangerosité potentielle propre à chaque substance, l’importance et la nature des complications seront évidemment différentes. Prenons quelques exemples : le cannabis a un potentiel addictif assez faible, mais il est un puissant modificateur psychique, ce n’est donc pas du côté de la dépendance que l’on trouvera les complications majeures, mais sur le plan psychodysleptique ; l’alcool présente un potentiel addictif plutôt moyen, mais croissant rapidement avec les doses ingérées et déterminant des complications somatiques que l’on connaît bien, tout comme l’on sait que, sans dépendance, les modifications psychiques de l’ivresse sont susceptibles d’entraîner des conséquences négatives pour l’usager.
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Les autres facteurs de dangerosité La dangerosité pharmacologique d’une substance n’est qu’un élément de sa dangerosité réelle. En effet, celle-ci n’est pas seulement liée aux propriétés chimiques du produit considéré, mais à des contextes et à des pratiques de consommation. Dans le concret, comme l’a souligné depuis longtemps le modèle tri-varié (produit-individu-environnement), cette dangerosité est soumise à différents facteurs tenant à l’usager et à sa conduite de consommation : • le mode d’administration (usage ponctuel ou usage répété notam-
ment) ; • la dose utilisée ; • les produits associés ; • la vulnérabilité propre, somatique et psychique, du sujet consommateur, et la solidité de ses liens sociaux. Tout cela contribue à l’effet et au contre-effet, augmente ou minimise les risques et influe, dans une certaine mesure, sur le curseur placé
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sur chacun des trois axes. La dangerosité effective des substances psychotropes est également fortement soumise aux systèmes de régulation sociale qui tendent à promouvoir des comportements d’usage, censés, dans une certaine mesure aussi, augmenter les bénéfices et diminuer les effets négatifs. C’est pourquoi nous parlons de « potentiel » de dangerosité (et non de dangerosité) à propos de la pharmacologie de chaque substance. Ce modèle du « cube dangerosité » permet de comprendre globalement et simplement ce que sont les risques des drogues en général, et en particulier pour chacune d’entre elles. À partir de chaque type de profil pharmaco-clinique peuvent se décliner un certain nombre de modes d’action et de messages plus spécifiques. Par exemple, les substances qui génèrent le plus rapidement une dépendance n’ont qu’une faible marge entre usage « simple » (ponctuel et sans risque élevé) et la dépendance. C’est le cas de l’héroïne et du tabac. Ce type de substances soulève en priorité la question des premières consommations. Mais ce modèle du profil de dangerosité pharmacologique des substances n’apporterait rien de très nouveau s’il n’était mis en rapport avec un autre profil : celui des potentiels de satisfactions apportées par ces substances psycho-actives. Plaisir des drogues, de quoi parle-t-on ? Les aspects positifs et attractifs des drogues ne peuvent être passés sous silence dans la mesure où ils sont à la source des motivations à consommer. Et c’est parce que cette recherche de satisfactions est universelle que les consommations de substances le sont également.
Le profil de satisfactions recherchées Les usages de substances psycho-actives — d’aujourd’hui comme d’hier — recouvrent des situations et des motivations qui correspondent schématiquement à trois types d’expériences recherchées : • la quête de plaisir, de sensations intenses et inhabituelles ; • l’entrée dans des cadres et des codes sociaux renforçant l’identité ; • le soulagement de tensions et de souffrances internes, notamment celles
associées à des affects générés par la relation à autrui et la pensée. Il est intéressant d’observer que ces trois types d’effets recherchés rencontrent parfaitement les effets produits, peu ou prou, par toutes les substances psycho-actives. Il est aussi essentiel de souligner que ces effets portent sur deux dimensions que nous évoquions dans la première clé à propos de la fonction des drogues : libérer de la contingence
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corporelle et faciliter le rapport à l’autre, dans l’instant et dans l’intense ! Voilà ce qui fonde l’effet « positif recherché » et qui peut se définir schématiquement par trois potentiels de satisfactions très liés entre eux : • le potentiel hédonique déterminé par la production de certaines sensa-
tions internes psychocorporelles, du fait de leur propriété de stimuler les voies mésocorticolimbiques du système dopaminergique ; • le potentiel de socialisation par l’inscription collective et culturelle de leur usage, et par les éléments de posture et d’identité qu’elles fournissent ; • le potentiel thérapeutique du fait de leurs propriétés apaisantes et anesthésiantes, voire euphorisantes.
Potentiel hédonique
LSD
Héroïne
Cocaïne Alcool
Champignons
Cannabis
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Tabac Potentiel thérapeutique
ial
c Potentiel so
Figure 3.2. Le cube n◦ 2. Profil de satisfactions recherchées (d’après www.acet.fr/afpa).
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Au-delà des capacités spécifiques de chaque substance à apporter euphorie, stimulation, apaisement ou déréalisation, toutes ont une propriété commune qui leur confère leur pouvoir hédonique : elles lèvent des inhibitions et donnent un sentiment de se libérer de contraintes psychiques et corporelles. Ce pouvoir explique combien la notion de fête et de « divertissement » leur est attachée, car la fête correspond précisément à cette recherche de détachement des limites du quotidien, à une transgression ritualisée du réel, une perte partielle de contrôle voulue et partagée selon certains codes sociaux dans un groupe. Ce pouvoir hédonique est au centre de l’attrait qu’exerce l’expérience psychotrope. Si l’être humain trouve une part de son bonheur grâce à son corps, une autre provient de ses relations à l’autre. Précisément, toutes ces substances n’ont pas que des propriétés chimiques sur le cerveau, elles sont également porteuses de valeurs sociales et contribuent à la socialisation. Bien entendu, selon la nature de la substance et du groupe social, et selon que son usage est légalement et culturellement encouragé, toléré ou réprouvé, ce potentiel de socialisation ne sera pas le même. Ou plutôt, il ne s’agira pas de la même socialisation, dans la mesure où l’inscription dans la marginalité représente aussi une forme de socialisation. Enfin, toutes les substances psycho-actives ont eu, à un moment ou un autre de l’histoire, des utilisations médicales. Réelles ou pas aujourd’hui, ces propriétés médicinales figurent dans l’imaginaire collectif comme une traduction palpable du pouvoir bénéfique dont elles peuvent disposer. Loin des jouissances extatiques, l’effet retiré par de nombreux usagers actuels se résume à un simple effet de protection contre l’ennui ou contre un mal-être sous jacent. Cette fonction prothétique et adaptative explique comment des consommations de drogues s’établissent dans cette ambiguïté où des usages d’apparence hédonique ont en réalité une motivation autothérapeutique et conduisent alors souvent à la dépendance.
Les systèmes de régulation et l’acceptabilité du risque Il est important de noter que, sur chacun des axes correspondant à une recherche de satisfaction particulière, il existe des systèmes propres de régulation, des normes, des règles plus ou moins explicites qui favorisent l’obtention maximum de la satisfaction recherchée et la minimisation des effets non désirés ou nocifs. Ainsi, par exemple, la fête est un moment limité dans le temps et l’espace (ce qui encadre l’excès et facilite la récupération), les codes sociaux valorisent des limites de consommation (comme pour l’alcool en société avec le rituel de l’apéritif par exemple), et l’usage médicinal est encadré par des règles d’utilisation du médicament.
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Ces régulations « sociétales » et culturelles fonctionnent pour la plus grande partie des usages, et contribuent à la gestion individuelle et collective de ces consommations. Mais elles ne sont pas toujours efficaces et doivent évoluer dans le temps (comme on le voit depuis peu pour les usages publics de tabac par exemple). On peut d’ailleurs remarquer que les effets nocifs apparaissent principalement lorsque ces systèmes de régulation sont absents, inopérants ou lorsque la satisfaction recherchée n’est plus celle pour laquelle les systèmes de minimisation des risques fonctionnent. Par exemple, la recherche hédonique ne peut évidemment pas être compatible avec la notion de posologie et de prescription, et elle exclut le recours à des médicaments psychotropes ; à l’inverse, la recherche d’apaisement de tensions internes par des modes d’usages de type festif ou socialisant (avec l’alcool, le cannabis...) conduit très vite à des effets nocifs et des dépendances. Au total, le double profil de « dangerosité pharmacologique » et de « satisfactions recherchées » permet pour chaque substance de situer la notion de risque relatif et sa marge d’acceptabilité. En effet, entre plaisirs et dangers, chacun se conduit en fonction d’une attente et de limites qui laissent (ou pas) un espace à une prise de risques. Cette acceptabilité du risque est fortement déterminée par la culture, la société, la pression du groupe d’appartenance, mais aussi par l’histoire et l’expérience personnelle. La connaissance de cette « double face » des drogues (en réalité leurs multiples facettes) et des facteurs qui influent dans un sens ou dans un autre est donc très importante afin de mieux prévenir et savoir se servir des drogues pour leurs dimensions positives en se protégeant des risques liés à leurs dangerosités.
T ROISIÈME CLÉ : TOUTES LES DROGUES DÉCLENCHENT, SUR L’ ORGANISME , UN EFFET ET UN CONTRE - EFFET La mise en jeu de processus biologiques qui aboutissent à la fois à un effet et à un contre-effet qui permet à l’organisme de survivre et de retourner à un équilibre. Le diagramme. L’expérience psychocorporelle.
C’est une chose établie aujourd’hui : les drogues agissent dans le système nerveux central en modifiant l’action des neurotransmetteurs, soit en amplifiant leur action sur les boutons synaptiques, soit en entravant cette action. La sensation de plaisir procurée semble ainsi liée à l’augmentation de libération de dopamine dans certaines régions
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cérébrales, mais d’autres systèmes et d’autres neuromédiateurs sont probablement impliqués dans des interférences complexes1 . Les recherches dans ce domaine vont certainement apporter dans l’avenir de nouvelles précisions et de nouvelles données. Mais les connaissances actuelles permettent dans une large mesure de comprendre et de se représenter ce qui se passe lorsque l’on prend une substance psycho-active. Effet : amplitude et cinétique Le pouvoir d’action des drogues sur le cerveau provient de leur capacité à s’immiscer dans sa « mécanique » biochimique. Telles des « leurres pharmacologiques » (selon l’expression de Michel Reynaud), elles tiennent ce pouvoir de leur parenté chimique avec les « drogues endogènes » que constituent les neuromédiateurs. Cette parenté permet de comprendre « l’effet psychique » ou l’effet placebo, c’est-à-dire un effet positif obtenu non pas du fait de l’action de la drogue elle-même, mais de « l’idée » de la drogue dans certaines conditions d’attente. Cet effet est connu depuis fort longtemps, mais il a pu être mesuré depuis que des essais cliniques sur les médicaments l’ont mis en évidence. Par exemple, pour les antidépresseurs on estime que cet effet (amélioration de l’humeur et/ou effets secondaires) déclenché par l’administration d’un médicament inerte mais ayant toutes les apparences du médicament actif, peut être rapporté chez 30 % à 50 % des sujets. Des expériences réalisées avec les techniques de la neuro-imagerie moderne ont montré que l’administration d’un placebo (par exemple, une injection inactive mais prétendument antalgique chez un patient douloureux) déclenchait chez nombre d’individus les mêmes réactions dopaminergiques sur les circuits de la récompense que la drogue active. Cela montre que le sujet anticipe et qu’il est capable de provoquer « psychiquement » lui-même l’expérience biologique de l’effet qu’une drogue peut déclencher. Autrement dit, les drogues ne créent pas de toutes pièces les effets qu’elles provoquent, mais majorent, minorent ou perturbent des mécanismes cérébraux qui existent sans elles. Par ce biais, elles agissent sur le psychisme, c’est-à-dire à la fois sur les perceptions, les opérations mentales et le comportement, réalisant une expérience que nous dénommons psychocorporelle et qu’André Therrien appelle « expérience biologique » (Therrien, 2006). Dans son 1. Notamment par des mécanismes de couplage-découplage des systèmes monoaminergiques étudiés par Jean Pol Tassin et évoqués plus loin.
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approche dite de « gestion expérientielle », il a proposé de représenter cette expérience sous forme d’un diagramme que nous avons repris (voir figure 3.3). Maximum supportable Surdose
Cocaïne base fumée E f f e t
Plaisir
Effet recherché
Cocaïne sniffée
Temps qui passe
Cigarette tabac État non perturbé
Récupération
C o n t r e
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e f f e t
Douleur Effet non désiré Souffrance
Maximum supportable
Figure 3.3. Effet/contre-effet des drogues (d’après A. Therrien et l’AQGE).
La particularité des drogues psycho-actives ne réside pas dans la faculté de créer la satisfaction et des effets de plaisir, mais de créer cette expérience de l’intérieur du cerveau, sans passer par la stimulation externe des sens. Leur seconde spécificité réside dans la durée et/ou l’intensité de la stimulation qu’elles déclenchent et qui procure la
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satisfaction, imprimant un effet1 particulier quant à son amplitude et sa cinétique (Tassin, 1998). Cette stimulation crée un déséquilibre brutal et provoque de ce fait une réaction de contre-effet sans laquelle la consommation d’une drogue mettrait rapidement en péril la survie de l’organisme. Ainsi, toute expérience psychocorporelle liée à une drogue (ou autre déclencheur) comporte une phase de satisfaction puis une phase de récupération et de retour à un état non perturbé. Les particularités de l’action des drogues en termes de durée et d’intensité vont également se retrouver dans la phase de contre-effet et dans l’importance de la quantité d’énergie que l’organisme va devoir dépenser pour le maintien de son fonctionnement biologique. Ce qui explique l’importance de la réserve d’énergie disponible chez l’usager. Malade ou affaibli par une précédente consommation par exemple, le sujet va être plus fortement perturbé et aura plus de difficulté à se « remettre ». Contre-effet : tolérance, sensibilisation et récupération Le contre-effet, pour préserver l’organisme et permettre un retour à l’équilibre (ou état non perturbé), associe trois types de réactions : une réaction de tolérance, une réaction de sensibilisation et une réaction globale de récupération.
La tolérance Toute la difficulté pour l’organisme confronté à un apport massif de substances exogènes, est d’en limiter la quantité active et de rétablir les mécanismes naturels du système vital. Cette double action est effectuée essentiellement par le foie et par le système nerveux central. Le foie joue un rôle de filtre (tolérance hépatique), mais il ne peut, en efficacité et en rapidité, réaliser un contrôle total sur les substances venues de l’extérieur. Il est plus efficace sur certaines que sur d’autres et certains modes d’administration l’empêchent d’intervenir (la voie pulmonaire en particulier). Les systèmes neurobiologiques intra-synaptiques où interagissent de façon complexe les différents neuromédiateurs organisent eux aussi une défense contre les afflux de molécules dont ils maintiennent les équilibres dans les échanges (tolérance synaptique). Les modalités sont diverses : réduction de la sensibilité des récepteurs, diminution de leur 1. Par effet(s) nous entendons l’ensemble des processus déclenchés ; le plaisir et la souffrance étant des sensations subjectives qui résultent de certains de ces effets.
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nombre, augmentation de substances endogènes d’action inverse... Ils déclenchent ainsi un « anti-effet » qui s’apparente au développement de l’effet contraire de celui provoqué par la substance : à un effet stimulant répond un contre-effet dépresseur, et, inversement, à un effet dépresseur de la drogue répondra un contre-effet de stimulation. Cela explique les manifestations dites de sevrage (ou de manque) et leur nature différente selon le type de produits. Pour les opiacés (des dépresseurs) le sevrage est marqué par un état d’excitation et de tension anxieuse ainsi que des troubles viscéraux liés à une stimulation de différentes fonctions (notamment digestives). Pour les psychostimulants, la réaction de sevrage, beaucoup plus brève pour des raisons tenant à leur effet de sensibilisation (cf. infra), se traduit au contraire par des manifestations de fatigue, voire de dépression. La tolérance est un phénomène très important mais qui est transitoire : il accompagne le passage du produit dans l’organisme, commence dès que le produit est identifié et disparaît après un temps de latence plus ou moins court (de quelques heures à quelques jours) après l’élimination du produit. Une image qui permet de comprendre ce phénomène est celle du voilier dans la tempête. Confronté à une tempête et à des vents de grande intensité qui risquent de le faire chavirer, le navigateur va réduire sa voilure afin de réduire son exposition à la force du vent. Une fois la tempête passée, et le temps de faire la manœuvre, il remettra toute la voilure, sans quoi il ne pourrait alors plus avancer. L’organisme fait, vis-à-vis des drogues, comme le navigateur dans la tempête. Si l’organisme est exposé à des quantités croissantes et rapprochées de substances exogènes, ses réactions de contre-effet vont devenir permanentes. On comprend alors que, par exemple, des héroïnomanes peuvent s’administrer des doses qui, si elles étaient prises par un usager « naïf » d’opiacés (dont l’organisme n’a donc pas mis en marche ses mécanismes de tolérance), conduiraient à l’overdose mortelle immédiate. Cela explique aussi pourquoi les overdoses mortelles chez les héroïnomanes se produisent très souvent après un temps d’abstinence : leur organisme avait mis fin aux réactions de tolérance et se trouvait donc sans défense lors d’un nouvel afflux brutal d’une quantité de molécules qu’il avait pourtant supporté sans difficulté avant l’arrêt. Ce mécanisme d’adaptation est à l’origine de l’apparition de manifestations de manque « physique » lors d’un sevrage, mais il est toujours transitoire. Il participe à l’installation d’une dépendance mais d’une façon minime en comparaison du mécanisme de sensibilisation.
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La sensibilisation ou tolérance inverse La sensibilisation recouvre deux mécanismes concomitants mais distincts : • d’une part un accroissement des effets au fur et à mesure des re-
consommations (d’où l’appellation de tolérance inverse), celles-ci, loin d’entraîner une diminution de l’envie du produit, l’augmentent au contraire ; • d’autre part une mémorisation, dans les structures les plus « profondes » du cerveau, de l’effet de la drogue et de tous les stimuli externes et internes qui lui sont associés1 . Cet effet de la sensibilisation explique des phénomènes cliniques classiquement rangés dans le registre de la « dépendance psychologique ». Cette mémorisation ne semble pas spécifique aux psychotropes, car on la retrouve pour toute expérience de satisfaction intense. Elle semble même constituer l’un des facteurs de reconnaissance des expériences intenses de plaisir en vue de leur répétition2 . Ces deux mécanismes concourent au « renforcement positif » (augmentation de l’appétence pour le produit), et au craving (impulsion à consommer pouvant apparaître longtemps après l’arrêt de la consommation). Ce phénomène biologique de sensibilisation est encore mal connu et ses différents aspects sont discutés par les neurobiologistes. Il s’installe de façon plus ou moins rapide selon les produits et s’accroît avec la répétition des consommations. Il semble irréversible, comme une trace ou une cicatrice, même après une très longue période d’abstinence3 . Fait remarquable, la sensibilisation est fortement influencée par des facteurs extérieurs4 . Plusieurs éléments le démontrent. Le stress en particulier amplifie la réponse de l’organisme au produit et augmente la 1. C’est ce qu’explique la neurobiologiste, Emiliana Borelli : « Chez quelqu’un qui a pris de la drogue de façon chronique, il va y avoir une sorte de mémoire cellulaire. Il n’y a pas que la mémoire de l’individu qui entre en jeu, mais aussi la mémoire du neurone lui-même » (Horel et Lentin, 2005). Ces phénomènes de mémorisation semblent en tout cas au cœur des mécanismes de dépendance (Balland et Luscher, 2007). 2. Parmi les exemples, on ne peut manquer de citer la passion amoureuse et l’association qui se constitue entre une émotion intense et un visage, un parfum, un objet, un lieu, etc. 3. Même s’il est irréversible, ce processus ne garde pas la même activité au fil du temps, il peut être atténué et ne prend jamais complètement possession de l’individu. 4. C’est sans doute pourquoi des observations faites à partir d’expériences sur des animaux en laboratoire sont difficilement transférables à l’homme, être fondamentalement social et doté d’un appareil psychique sans commune mesure avec des rats ou des souris.
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sensibilisation elle-même. D’autre part, il a été observé expérimentalement que le phénomène était nettement moins marqué si l’environnement du sujet change. Car ce qui est mémorisé par le cerveau ne semble pas se limiter à l’effet strictement neurobiologique de la substance mais à toute l’expérience intégrant aussi les stimuli issus de l’environnement pendant les consommations.
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Retombées cliniques et pratiques Lors d’un colloque où nous avions évoqué les effets de la sensibilisation, un participant est venu nous voir à la fin pour nous donner son témoignage. Ancien buveur militant dans une association d’entraide depuis vingt ans, il n’a pas bu depuis deux décennies et n’en ressent plus l’envie depuis fort longtemps. Mais un jour, allant visiter un ami, celui-ci lui proposa des cachous. Il accepta et, aussitôt après avoir senti les premiers effets de la petite pastille sur sa langue, il ressentit une brutale envie d’alcool. Il maîtrisa cette envie, mais se souvint alors qu’il utilisait ces cachous pendant sa période alcoolique pour masquer son haleine qui le trahissait auprès de ses interlocuteurs. Ce type d’exemple est très répandu et fort connu des cliniciens. Les « déclencheurs » du craving sont de nature et de formes très variables et très personnalisées (des situations, des lieux, des émotions, des personnes, etc.). Ce phénomène n’est pas propre aux substances psycho-actives mais est observé dans tous les plaisirs de forte intensité et répétés, y compris par exemple la passion amoureuse. Il rend compte des difficultés plus importantes pour une personne dépendante d’arrêter sa consommation dans le milieu où elle consomme habituellement. Si la trace mnésique semble biologiquement ineffaçable, ce qui favorise bien évidemment la dépendance, celle-ci n’est pas pour autant irrémédiable et inamovible. La primauté des facteurs psychosociaux sur son installation et sur son expression psychologique et comportementale ouvre différentes possibilités de « surmonter » et de contrôler cette sensibilisation. Cela permet de comprendre l’efficacité des traitements psycho-éducatifs alors que la représentation courante voudrait qu’un phénomène aussi « biologique » soit d’abord traité médicalement. La sensibilisation est un phénomène particulièrement marqué pour les substances psychostimulantes d’action intense et rapide telles que la cocaïne et les amphétamines. Ces drogues génèrent peu de tolérance mais davantage une augmentation progressive de la réponse et un effet d’excitation croissant. Cette propriété aboutit à un « renforcement positif » particulièrement important pour cette catégorie de substances.
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Dans le cas des produits dépresseurs comme les opiacés, l’alcool et les benzodiazépines, cela semble inversé : la tolérance est rapide et importante, la sensibilisation est plus progressive. Cela expliquerait pourquoi ces produits ont plusieurs effets psychotropes qui apparaissent séquentiellement. Dans le cas de l’alcool par exemple (mais on le voit aussi dans une moindre mesure avec les opiacés à petite dose), l’effet sédatif est précédé d’un effet stimulant : le consommateur passe d’abord par un stade d’excitation, de désinhibition, d’accroissement de son activité motrice et mentale, d’euphorie... Dans un deuxième temps, l’effet stimulant s’estompe et l’effet sédatif apparaît, la personne s’endort. Ce deuxième stade apparaît plus rapidement chez les personnes qui sont peu habituées à consommer de l’alcool car chez elles, l’effet de tolérance ne s’est pas (encore) installé. En revanche, chez les consommateurs habituels, dont on dira qu’ils « tiennent bien l’alcool », l’effet sédatif apparaît très peu et l’effet stimulant prédomine. Dans le cas des benzodiazépines c’est l’effet « Rambo » qui comporte une excitation paradoxale (avec sentiment de toute-puissance) puis un endormissement et un état confusionnel avec perte de mémoire de la période d’intoxication aiguë.
La récupération L’effet de la substance entraîne des déséquilibres biologiques que l’organisme est programmé à rétablir. Ainsi se mettent aussitôt en action des processus de réorganisation biologiques qui vont en particulier mettre fin aux mécanismes de tolérance et reconstituer les réserves énergétiques. Ces processus de « récupération » correspondent à ce qu’André Therrien dénomme « la loi de la réciprocité » (ou l’effet élastique). Une fois passé son acmé, l’effet du produit redescend mais le sujet ne revient pas d’emblée à son « état non perturbé ». Il doit faire face à une période de restauration qui peut comporter, au fil du temps et de la répétition des consommations, des sensations de plus en plus pénibles de différentes sortes. Systématiquement donc, après la phase « positive » de l’effet recherché, s’ensuit inévitablement une phase d’effets non désirés. Ces derniers peuvent se limiter à un bref état de fatigue ou être douloureux et plonger dans la souffrance, surtout quand s’est instauré un processus addictif. C’est la « gueule de bois » des lendemains de cuite, la sensation de manque de l’usager d’héroïne ou la « descente » du crackeur. Mais il est repérable même pour une simple consommation de café qui, lorsqu’on est fatigué, va dans un premier temps apporter l’effet d’éveil escompté avant de donner une sensation de perte d’énergie et de somnolence plus importante qu’initialement.
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Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
La récupération est figurée sur le diagramme en dessous de la ligne de l’état non perturbé. Cette phase de récupération est de plus longue durée que l’effet « positif » et elle est probablement marquée par des phénomènes pendulaires avant le retour à la normale. Son intensité est proportionnelle à celle de l’effet de plaisir. Elle sera donc plus prononcée pour les substances très puissantes et consommées à fortes doses. L’intérêt de ce diagramme est de donner une représentation visuelle de l’expérience psychocorporelle de tout psychotrope. Il montre que l’usager d’une substance psycho-active doit non seulement s’attendre à l’effet « positif » (high en anglais) de cette substance, mais aussi à un contre-effet permettant le retour à l’état normal (non perturbé), mais qui oblige à passer par une phase de « bas » (down en anglais). La plupart des usagers n’imaginent ne recevoir que l’effet qu’ils recherchent, or la connaissance de ce phénomène est très importante pour la « gestion » de la consommation. L’usager sera en effet tenté de « sauter » cette phase de récupération ou d’essayer de la minimiser à tout prix (par exemple en utilisant une autre drogue pour raccourcir la récupération). Ce faisant, il complique généralement cette récupération et, à l’inverse de son objectif, se met en situation de diminuer ses capacités à retrouver l’état non perturbé et à accéder à une nouvelle expérience de plaisir. Ce qui favorise le processus addictif. En résumé, nous retiendrons de ce diagramme que l’expérience psychocorporelle issue de la consommation de substance psycho-active (ou un autre type d’expérience intense et soudaine provoquée par d’autres déclencheurs) est toujours globale en ce qu’elle associe inévitablement effet et contre-effet, plaisir et déplaisir jusqu’à la souffrance dans certains cas.
Q UATRIÈME CLÉ : L’ EFFET PSYCHOTROPE PAS À L’ EFFET BIOLOGIQUE
NE SE RÉDUIT
La loi de l’effet E = SIC. L’expérience psychosociale. L’inscription du comportement dans un mode de vie.
Il est bien connu pour les alcoologues comme pour les intervenants en toxicomanie que l’effet des drogues est le fruit de « la rencontre d’un produit, d’une personne et d’un moment socioculturel » selon la formule du docteur Olievenstein à propos de la toxicomanie. Pierre Fouquet, fondateur de l’alcoologie en France avait, lui, défini dans les années
60 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
soixante l’« écosystème entre l’alcool, l’individu et la société ». De nombreux auteurs, en Europe comme en Amérique du Nord, parlent d’un triptyque bio-psycho-social. Étant donné sa simplicité, nous adopterons avec nos collègues québécois la formule E = SIC que l’on peut expliciter ainsi : l’expérience psychotrope (E) est déterminée par des facteurs liés à la substance (S) à l’individu qui consomme (I) et au contexte (C) de celui-ci au moment où il consomme. Le S pouvant être remplacé par un D pour « déclencheurs » si l’on veut y inclure tous les comportements possiblement addictifs (jeux, travail, comportements alimentaires...) (figure 3.4).
Substance
Individu
- Profil de dangerosité spécifique - Mode d’adimistration - Durée, fréquence d’utilisation - Quantité absorbée - Pureté ou adultération - Interactions entre substances
- Facteurs biologiques (sexe, poids, hérédité, etc.) - Facteurs physiques (santé, âge, etc.) - Facteurs psychiques et de développement - Attitudes et attentes vis-à-vis du produit - Mode de vie, satisfactions/frustrations - Facteurs de personnalité - Estime de soi, solitude - Capacité d’adaptation et de relation
Effet et comportement de consommation Résultante de Substance-Individu-Contexte Relation de la personne à la substance et à l’univers qui y est attaché Fonction de la substance dans la vie de la personne
Contexte - Facteurs culturels et sociaux - Milieu familial, communication, violence - Milieu social et insertion (école, amis...) - Facteurs économiques - Accessibilité au produit
Figure 3.4. La loi de l’effet, E = SIC.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES
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Ces interactions sont fondamentales pour comprendre ces phénomènes, pour prévenir et pour soigner. Il ne s’agit pas, en effet, de vagues interférences ou de clauses de style « scientifiquement correctes » sur des « variables d’ajustement ». Il s’agit, dans ce domaine particulier des addictions, d’intrications très profondes et complexes qui sont à la source même de la problématique. Chacune des trois parties de l’équation n’est pas univoque ni toujours active avec la même puissance d’impact sur le comportement. Pour autant, les systèmes à deux variables (drogue-individu, drogue-contexte) sont trop réducteurs pour donner des modèles utilisables. C’est donc un modèle systémique tri-varié qui doit servir de trame à toute tentative de compréhension et d’intervention sur ces phénomènes. Si l’on accepte cette donnée fondamentale, cela signifie notamment qu’il est inopérant d’isoler l’effet biologique d’une drogue de ses autres composantes. Le cerveau est un éloge de la complexité de l’homme et de ses interactions avec son environnement humain et physique. Nous l’avons vu à tous les échelons des processus biologiques engagés par une consommation de psychotrope : sur l’effet et son ressenti psychique, sur les phénomènes de tolérance ou, plus encore, sur ceux de sensibilisation, les interactions sont fondamentales. Les éléments venus de l’extérieur du corps, que ce soit les facteurs de stress, les conditions physiques au moment de la consommation, la stabilité ou les changements d’environnement et les relations sociales, que ce soit les attentes de l’usager, ses éventuels troubles psychiques (dépression, angoisse), tout cela influence profondément les mécanismes biologiques eux mêmes et les sensations qu’ils produisent. Nous retrouverons ce système d’interactions dans les processus addictifs comme nous le retrouverons tout au long de nos réflexions, dans les enjeux et les stratégies d’intervention, préventives ou thérapeutiques. Expérience psychocorporelle, expérience psychosociale et mode de vie Si, comme il se doit, nous plaçons l’individu au centre de l’équation E = SIC, nous pouvons dire schématiquement que l’effet d’une substance sur lui est à l’intersection entre son expérience psychocorporelle et son expérience psychosociale liées à cette substance. Il reçoit en effet des sensations physiques et psychiques de l’action biologique de la molécule qu’il consomme, et cette expérience entre en relation avec ses besoins, ses motivations, ses représentations directement influencées par son milieu
62 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
social et ses attaches culturelles, par ses propres modes de pensées (ses cognitions) et par sa propre histoire psychoaffective. Dans cette conception globale, E 6= S + I + C. L’effet n’est pas égal à la somme des facteurs substance, individu, contexte. Les interactions entre les dimensions biologiques, psychologiques et sociales sont en effet dynamiques et systémiques : elles agissent par actions et rétroactions les unes envers les autres et réalisent un tout, c’est-à-dire l’expérience psychotrope, qui est bien autre chose que la juxtaposition de chaque partie. Et qui est transcendée par le sujet, sa singularité, son histoire propre, sa capacité de choix. En systémie, la résultante dépasse toujours la somme des parties. C’est particulièrement vrai ici. L’expérience psychosociale est attachée en particulier à un mode de vie. Un mode de vie (ou style de vie) est la manière d’être et de penser de la personne. Il se définit souvent dans un groupe, une communauté ou une autre forme de collectivité. Dans le quotidien de l’individu, le mode de vie articule ses relations sociales, ses habitus, ses modes de consommation, avec ses valeurs et sa façon de voir le monde. Adopter un mode de vie, quel qu’il soit, suppose une série de choix de comportements et d’attitudes, dont certains pris en conscience et d’autres moins. La consommation de substance psycho-actives, au cœur des interactions entre individu et société, est l’une des composantes des attitudes et des comportements qui définissent le mode de vie d’une personne. Ainsi, par exemple, l’abstinence totale ou la polyconsommation de « défonce » s’inscrivent l’un et l’autre dans des modes d’être au monde et dans des styles de vie très différents. Certains styles de vie sont totalement incompatibles avec tel ou tel mode de consommation. Par exemple, mener une vie paisible, proche de la nature à la campagne est rarement associé à des « défonces » régulières de cocaïne et d’alcool. En revanche ce type de consommation se rencontre bien davantage chez des personnes vivant en ville, aimant vivre la nuit, faire des rencontres et qui ont une appétence plus particulière pour le stress et le mouvement. Une typologie « expérientielle » des modes de vie en fonction d’attitudes soit « minimaliste » soit « maximaliste » dans la recherche de plaisirs intenses et d’expériences à risques a été proposée par la gestion expérientielle (Therrien, 2003b)1 .
1. Dans cette approche, schématiquement et à titre pédagogique, on peut dire que certaines personnes sont plutôt « fourmis » (économes de l’énergie dépensée et minimalistes dans les risques), alors que d’autres sont plutôt « cigales » (plus dispendieuses
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES
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Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Cette typologie ne donne évidemment qu’un éclairage psychosocial sur les rapports entre mode de vie et consommation, mais elle est utile à la réflexion. Nous y reviendrons dans la partie 2. Résumons-nous. Nous avons d’abord examiné l’effet psychotrope avec trois clés. La première insiste sur la tendance naturelle de l’homme à rechercher des satisfactions et à utiliser pour cela des déclencheurs et des curseurs modifiant ses émotions. La deuxième montre la plasticité et la polyvalence des effets des drogues : plaisirs ou dangers, positifs ou négatifs, apaisants ou excitants, agréables ou douloureux, etc. La troisième clé souligne le cycle « organique » provoqué par toute drogue dont l’usage détermine toujours un effet et un contre-effet. La quatrième clé nous révèle qu’aucune des précédentes ne peut suffire pour comprendre l’usage de drogues car c’est dans la dimension expérientielle de chacun qu’il trouve ses significations et son sens. Le sujet et son expérience ne sont pas le produit de son substrat biologique, elles ne sont pas non plus le produit de déterminants sociaux, elles sont le produit des deux et, au-delà, de ce que le sujet en fait dans sa façon de vivre. Voilà qui nous conduit à passer des clés pour comprendre les drogues à celles pour comprendre les addictions.
et maximalistes vers la recherche de nouveauté). La GE utilise d’autres animaux pour caractériser ces types de modes de vie : le tamanoir pour le style fourmi et le jaguar pour le style cigale, d’où le nom de « jagtam » donné à un outil pédagogique d’intervention pour aider à la réflexion sur son mode de vie personnel.
Chapitre 4
QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS
CLÉ : TOUS LES COMPORTEMENTS D ’ USAGE NE SE VALENT PAS Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
C INQUIÈME
Usages, abus et dépendances. Le continuum des comportements. La pyramide des comportements d’usage à partir de critères médicaux. La pyramide expérientielle des usages.
La distinction entre l’usage simple, l’abus et la dépendance, est aujourd’hui adoptée par toute la communauté scientifique internationale. Cette distinction est très importante car elle indique clairement que, du point de vue de la santé, le comportement d’usage est plus déterminant que la substance consommée. L’exemple de l’alcool permet de le comprendre instantanément dans un pays comme la France. Parce que nous sommes très familiarisés avec cette substance, nous savons que boire occasionnellement et à faible quantité est sans risque pour la santé. Cela définit l’usage simple ou « à risque acceptable » selon une
66 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
qualification néerlandaise déjà ancienne. Nous savons également que l’on peut s’enivrer une seule fois et que cela peut porter à de graves conséquences, sur la route par exemple. C’est l’abus ou l’usage nocif. Nous savons enfin que l’on peut en devenir sévèrement dépendant au point de perdre sa santé, son travail, sa famille et jusqu’à sa dignité. C’est la dépendance. Non sans arguments, certains auteurs ont jugé nécessaire d’ajouter une autre catégorie entre usage simple et abus, celle des usages à risques, usages pouvant potentiellement provoquer des complications, sans que ceux-ci soient encore apparus comme c’est cas dans la définition de l’abus ou de l’usage nocif (Reynaud et al., 2000, Reynaud, 2002). Ce schéma distinctif s’applique à toutes les substances, y compris les plus puissantes, avec évidemment des différences liées aux propriétés spécifiques de chacune d’entre elles. Un produit à fort potentiel addictif pourra entraîner plus rapidement une dépendance et laissera moins de place à des usages simples ou à des abus. C’est le cas particulièrement du tabac : du fait de son fort pouvoir addictogène et de son faible pouvoir psycho-modificateur, ce produit engendre surtout des dépendances, et l’existence d’usages simples est même discutée1 . Pour l’héroïne, le risque de dépendance, on l’a vu, est élevé, mais l’abus existe (un seul usage excessif peut conduire à l’overdose par exemple), l’usage occasionnel sans effet nocif sur la santé existe également. Des substances à fort impact sur le psychisme et à faible potentiel addictif, tel que le LSD, conduiront au contraire à des usages facilement nocifs (sur le plan neuropsychique), mais à très peu de dépendances et à des usages « simples » rapidement à risques. La pyramide « médicale » des usages La nature de la substance n’est cependant pas le seul facteur déterminant tel ou tel type d’usage. Rentrent également en considération des questions de concentration en principes actifs, de modes d’administration, de répétition des prises, mais aussi des facteurs individuels ou ethniques et culturels2 . Nous retrouvons là tous les facteurs participant à « l’effet 1. On peut néanmoins observer des personnes qui maintiennent des consommations très occasionnelles de tabac dont l’impact sur leur santé paraît minime. 2. Il est connu, par exemple, qu’une ethnie asiatique originaire du Sud de la Chine présente, pour des raisons génétiques, une intolérance hépatique à l’alcool qui détermine une réaction d’enivrement avec une toute petite quantité d’alcool. Le fait que ces personnes ne peuvent connaître un usage simple et se trouvent immédiatement dans
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS
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psychotrope » que nous avons examinés précédemment (cf. chapitre 3, l’équation E = SIC) et que nous développerons un peu plus loin. Deux remarques sont ici essentielles. D’abord, entre les différents types d’usages, il existe un continuum des comportements, le passage d’un usage simple à un usage nocif et à une dépendance par exemple s’opérant le plus souvent de façon progressive. Aussi faut-il généralement du temps pour que, petit à petit, s’instaure une dépendance. Il en faut beaucoup pour l’alcool, nettement moins pour le tabac ou les opiacés (ce qui rend compte de leur différence de potentiel addictif). Il existe néanmoins des « étapes » de stabilisation ou des « phases » de basculement d’un niveau de consommation et de risques à un autre. Cela réalise des trajectoires de consommation émaillées de différentes périodes, depuis l’initiation jusqu’à l’arrêt. Des périodes auxquelles doivent s’adapter les modalités d’aide et d’intervention. Deuxième remarque, tout aussi fondamentale mais venant contredire des idées reçues : nombre d’usagers sont capables de gérer leurs consommations, y compris de drogues dites « dures », de façon plus ou moins durable. Cette découverte a été faite fortuitement par des chercheurs, tels N.E. Zinberg dans les années quatre-vingt, qui ont essayé de comprendre pourquoi, partout dans le monde, seule une minorité d’usagers a recours aux services de soins qui leur sont proposés1 . Tout cela peut être représenté par une pyramide que nous appellerons la pyramide « médicale » des usages (figure 4.1). Cette pyramide est intéressante, mais elle a un défaut : les distinctions entre les usages ne sont fondées que sur des critères médicaux, un comportement entrant dans telle ou telle catégorie en fonction des complications actuelles ou prévisibles qu’il provoque ou pas. Ce schéma apporte des informations essentielles dans ce registre, mais il en occulte d’autres.
une situation d’abus désagréable explique certainement pourquoi l’alcoolo-dépendance est inexistante parmi eux. 1. « À l’origine, j’étais intéressé, comme les autres par l’abus de drogues... C’est seulement après une longue période de recherche clinique, d’étude historique et de réflexion que j’ai réalisé le fait que pour comprendre comment et pourquoi certains consommateurs avaient perdu le contrôle de celle-ci, je devais m’affronter à la question de toute première importance du comment et pourquoi beaucoup d’autres s’arrangeaient pour parvenir au contrôle de leur consommation et même à la maintenir » (Zinberg, 1984).
Dépendance zones de passage
Usages nocifs
Usages à risques
Co m
po r te
me nt
d’u sa ge
et d
om m
ag e
sp
rov oq ué s
68 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
Usages simples Nombre de personnes concernées
Figure 4.1. La pyramide « médicale » des usages.
La pyramide « expérientielle » des usages Nous proposons une seconde pyramide dénommée « expérientielle » (figure 4.2) car elle intègre et ajoute aux critères médicaux deux autres types de critères distinctifs qui ont trait au vécu psychologique et social de la personne et qui sont aussi essentiels.
L’intensité de l’expérience recherchée Le premier type de critère se fonde sur les différences d’intensité de l’expérience recherchée selon le mode de consommation. Il est représenté sur un axe horizontal avec deux extrémités : d’un côté un mode de consommation minimaliste, et, de l’autre un mode de consommation maximaliste.
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Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS
Insatisfaction
Dépendances
Usages nocifs Ambivalence Usages à risques
Usages simples
Non consommation Usage minimaliste
modération
Usage maximaliste
Satisfaction
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Figure 4.2. La pyramide « expérientielle » des usages.
Le mode de consommation minimaliste consiste à éviter le plus possible les effets des drogues, agréables et désagréables. Dans son expression la plus accomplie, c’est l’abstinence. Le mode de consommation maximaliste est au contraire à la recherche d’un effet agréable le plus intense possible et d’effets désagréables minimums. On le rencontre de plus en plus chez les adolescents, à travers les binge1 (binge drinking ou binge de cocaïne par exemple) ou à 1. Les binge sont des consommations très rapides, très excessives et ponctuelles. Dans un article intitulé « La mode de l’alcool chez les jeunes inquiète les autorités autrichiennes », le quotidien Le Monde du 22 août 2007 note que « se saouler jusqu’au coma est devenu un sport prisé parmi la jeunesse autrichienne » et que 1 230 mineurs ont dû être hospitalisés aux urgences entre janvier et mai. Deux ans plus tôt, une compétition de « botellón » entre des étudiants de différentes universités d’Espagne avait défrayé la chronique. Deux exemples d’une évolution du mode de consommation de l’alcool parmi les jeunes, dans toute l’Europe comme en Amérique du Nord.
70 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
travers des associations destinées à potentialiser le plus possible les effets combinés de plusieurs substances, puis d’utiliser d’autres associations pour diminuer la « descente ». Bien évidemment, ce mode d’usage se rapproche d’emblée de l’« abus » au sens médical. Entre les deux, peuvent se situer les comportements de modération qui visent une intensité d’effet raisonnable en regard des impératifs de la récupération.
La satisfaction obtenue Le second type de critère de différenciation expérientielle des comportements d’usage s’établit à partir de la notion de satisfaction selon trois possibilités schématiques : le sujet est satisfait par son mode d’usage dans la mesure où il lui apporte à son avis plus d’avantages que d’inconvénients, ou il en est insatisfait parce que les difficultés et les souffrances ont pris le dessus, ou bien encore il est ambivalent, tiraillé entre les deux. Ce second critère est figuré sur notre graphique par un axe porté sur un côté de la pyramide avec, à une extrémité une satisfaction pleine et entière, à l’autre l’insatisfaction maximum et, entre les deux, une zone d’incertitude nommée ambivalence. Bien entendu, les comportements d’usage nocif ou de dépendance sont ceux qui sont porteurs du plus d’insatisfaction, mais il existe aussi des usages de ce type avec ambivalence ou même satisfaction. Cela renvoie à la question de la « gestion » de la consommation. Nous reverrons avec la différenciation que nous faisons entre addiction et addiction pathologique que cette frontière apportée par la satisfaction ou non est une donnée essentielle, mais généralement occultée dans les approches conventionnelles. Si la pyramide « médicale » des usages présente une hiérarchie quantitative, la pyramide « expérientielle » place ces usages en fonction de l’expérience addictive et de sa complexité, à l’aune du ressenti tant en terme de satisfaction (plus ou moins) que d’intensité (plus ou moins). Ce ressenti n’appartient ni au médecin ni à aucun intervenant ou observateur extérieur, il n’appartient qu’au sujet et seul celui-ci peut le restituer, seul aussi il pourra in fine le modifier.
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS
S IXIÈME CLÉ : LE PROCESSUS L’ ADDICTION RÉPOND À DES
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QUI CONDUIT À MÉCANISMES COMMUNS
Le processus expérientiel de l’addiction : les lois de la récupération et de l’élévation du seuil de satisfaction. Le cycle biologique de la dépendance. Le cycle psychosocial de l’assuétude. Le cycle global de l’addiction. La loi de réversibilité du cycle de l’addiction.
La dépendance, bien ou mal supportée, ne touche qu’une minorité d’usagers1 et l’addiction pathologique, celle qui crée la souffrance et la difficulté de modifier le comportement qui en est à l’origine, ne concerne qu’une fraction de ces usagers dépendants. Pour autant, ces états pathologiques n’en existent pas moins, ils peuvent être graves et posent la question de savoir quels sont les processus qui y conduisent et comment ils se mettent en place. Comment passe-t-on de l’usage à l’abus et à la dépendance ? Dans ce processus, quels sont les éléments communs qui permettent de dégager des étapes et des « lois » éventuellement repérables et identifiables par l’usager ou par des signes extérieurs ? Pour répondre, il nous faut explorer le processus expérientiel de l’addiction, c’est-à-dire appliquer notre démarche qui s’intéresse prioritairement au vécu des patients qui rencontrent ce type de situation et ce qu’ils donnent à voir dans leur comportement.
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Le processus expérientiel de l’addiction : les lois de la récupération et de l’élévation du seuil de satisfaction La figure 4.3 permet d’éclairer comment la répétition des prises de drogues de façon rapprochée2 , modifie peu à peu l’expérience du plaisir pour conduire l’individu de plus en plus exclusivement du côté de la souffrance3 . 1. Les études comparatives du pouvoir addictif des drogues montrent que même pour le tabac, moins de 40 % de ceux qui en ont consommé en deviennent dépendants (cf. chapitre sur l’ubiquité des drogues). 2. Tout comme la répétition de l’usage de déclencheurs d’expériences intenses. 3. Les expériences qui tendent à être renouvelées sont celles de Forte intensité et de courte durée. C’est la raison pour laquelle certains jeux déclenchant une grande intensité de stress et réitéré à très court terme (type le « bandit manchot » ou le « rapido ») peuvent provoquer des compulsions et de véritables dépendances. Et c’est aussi pourquoi, mais dans un sens inverse, il n’existe que très peu de dépendance aux hallucinogènes : leur puissance est telle que l’organisme est très profondément perturbé et la récupération nécessaire est longue. Les usagers savent pratiquement d’instinct qu’à trop répéter l’expérience leur santé mentale n’y survivra pas.
72 C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE
Maximum supportable Effet recherché
Plaisir
E f f e t
Addiction
Addiction pathologique
Déprime
État non perturbé
Seuil de satisfaction
Récupération
C o n t r e
Douleur
Souffrance e f f e t
Effet non désiré
Maximum supportable
Figure 4.3. Le processus expérientiel de l’addiction.
Plusieurs mécanismes sont en jeu dans ce processus, à la fois sur les plans biologique et psychosocial. Nous les avons résumés en deux « lois ».
La loi de la récupération Nous l’avons déjà vu à propos du contre-effet provoqué par la prise d’une substance psycho-active, ces phénomènes de récupération suivent systématiquement la suractivité déclenchée par l’effet, et sont essentiellement représentés par la fin du mécanisme de tolérance (à l’origine d’un « état de manque » plus ou moins bref et prononcé), et par une restauration énergétique. Ils permettent le rétablissement de l’état « normal », non perturbé. Nous avons vu que ce sinusoïde
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS
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effet/contre-effet est d’autant plus ample que la cinétique et l’intensité de l’expérience sont fortes. Il faut donc un minimum de temps pour que, biologiquement et psychologiquement, le sujet « récupère » son état et ses ressources. Si une expérience intense est renouvelée trop tôt, elle va s’amorcer avant la fin de cette phase de récupération et n’aboutira pas au niveau de l’effet de la précédente. Ainsi, chaque nouvelle expérience rapprochée va devoir faire appel peu à peu à une intensité croissante (par la dose, le mode d’administration, les mélanges, etc.). De ce fait, la récupération de chacune des expériences successives se « creuse » un peu plus en provocant un contre-effet plus problématique et plus long, que le sujet sera tenté d’atténuer et de raccourcir par une nouvelle consommation de drogue, augmentant par là même le déficit de récupération. Ceci, présenté ici schématiquement, est un premier mécanisme d’engagement dans le processus d’addiction. Contrairement à une conception classique qui le désigne souvent sous le terme de « dépendance physique », il ne se limite pas à un effet de la tolérance, et comporte des aspects énergétiques (« je n’en peux plus ») et psychiques (« j’ai la tête dans le sac »).
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La loi de l’élévation du seuil de satisfaction Ce second processus, déjà évoqué lui aussi, a plusieurs conséquences : une augmentation des effets au fur et à mesure des répétitions de l’expérience et une mémorisation des éléments de contexte de cette expérience, nous l’avons vu, mais aussi une élévation progressive du seuil de satisfaction des cellules nerveuses et des structures cérébrales impliquées (Tassin, 1998). La sensibilisation provoque un état de besoin croissant marqué par des « crises » sous forme de craving. La sensibilisation, autrefois appelée « dépendance psychologique » intervient sur le long terme et sur la mémorisation profonde. Elle est étroitement liée au contexte de vie et n’est donc pas un mécanisme biologique totalement autonome. Ainsi, sous l’effet de ces deux lois de la récupération et de la sensibilisation, se met en place la double « pente » naturelle du processus addictif : d’un côté une diminution des capacités à trouver ou retrouver du plaisir et donc une tendance à intensifier le recours à la substance, et, de l’autre côté, une élévation du seuil de satisfaction, c’est-à-dire un rapprochement toujours plus près de la zone de l’insatisfaction, des complications et des expériences douloureuses. Cette « pente » est plus ou moins forte selon les produits, le contexte et les individus, et le temps est variable mais toujours assez long avant le passage « du côté obscur », celui de l’addiction pathologique, celui de la perte de la satisfaction et
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de la souffrance. Ce temps d’installation d’une addiction, puis d’une addiction pathologique, il est important d’y insister, laisse une grande place à des évolutions ou des changements possibles et qui sont d’ailleurs souvent entrepris par les personnes elles-mêmes. Le cycle biologique de la dépendance La recherche en neurosciences et la médecine ont analysé plus en profondeur la partie proprement biologique de ces processus. Nos connaissances sur ce versant ont beaucoup progressé ces dernières décennies. Pour résumer les modifications provoquées par la substance dans le fonctionnement cérébral, son effet, le contre-effet et la réaction organique et comportementale de l’usager nous reprendrons la présentation par Goldstein et Volkow (Karila, 2006) sous forme d’un cycle en quatre étapes : • • • •
l’intoxication aiguë et le renforcement positif ; le craving, l’impulsion à re-consommer ; le binge, la consommation compulsive ; le sevrage, la récupération biologique.
Ce modèle est plus spécialement applicable à l’abus de cocaïne, mais peut être étendu à toutes les substances générant une sensibilisation comportementale, donc un renforcement positif. Ce processus est habituellement attribué à un dérèglement du système dopaminergique, mais des recherches récentes tendent à démontrer qu’il ne s’agit pas forcément du premier et du seul dérèglement, des équipes ayant mis en évidence un « découplage » des systèmes noradrénergique et sérotoninergique préalable aux perturbations dopaminergiques (Tassin, 2007). Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que de la description d’un processus interne dont on sait, nous l’avons vu à plusieurs reprises, qu’il n’est pas « purement » biologique tant il est assujetti au contexte extérieur, en particulier tout au long de la période de son installation qui est généralement longue. Ce processus et son aggravation participent, renforcent et s’intègrent à la dépendance comportementale et psychosociale (l’assuétude dans notre schéma décrit plus loin). C’est-à-dire cette « centration » de l’existence du sujet autour de l’expérience addictive, conjointement au sentiment qui s’impose de plus en plus à lui qu’il n’a plus d’autre choix que de rester dans la spirale. S’il existe bel et bien un cycle biologique dont nous avons précisément décrit les mécanismes tels que nous les connaissons aujourd’hui, celui-ci
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS
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ne peut donc d’aucune façon être isolé d’un autre cycle plus large, et, selon nous, plus déterminant chez l’humain1 : le cycle psychosocial de l’assuétude. Du cycle de l’assuétude au cycle de l’addiction Le cycle de l’assuétude est l’un des éléments du modèle psychosocial des addictions élaboré par Stanton Peele à la fin des années soixante-dix (Peele, 1982). Voici ce cycle rapidement décrit.
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Stress, apaisement et état de besoin Les drogues ont toutes en commun la faculté d’apaiser rapidement le stress ou l’angoisse et de mettre à distance les ennuis de toutes sortes et la douleur ; des « effaceurs de soucis », selon l’expression de Freud à propos des stupéfiants, qui ont en plus l’avantage de faire gagner un temps précieux en ces périodes où tout s’accélère. Certaines personnes, ne trouvant pas de meilleure solution à leur problème, vont en faire un usage régulier pour tenter de rendre permanent cet effet. Ce faisant, elles entrent dans un cycle. En consommant une drogue pour éviter de faire face à la réalité et aux problèmes qu’elle comporte, ces personnes ont de plus en plus de difficultés à assumer leurs responsabilités et à appréhender leurs problèmes, ceux-ci paraissent de plus en plus insurmontables, ce qui crée encore plus de stress, plus de culpabilité, et ce qui va pousser ces personnes à recourir davantage à la substance. Leurs problèmes ne vont qu’empirer, tout comme leur consommation, tout comme leur sentiment d’impuissance. Ainsi, le produit et sa consommation deviennent le centre de leur vie et elles perdent la capacité de trouver d’autres satisfactions que celle recherchée dans les psychotropes. Elles ne s’intéressent plus aux choses pourtant aimées auparavant, pour se consacrer « corps et bien » à leur consommation, qui va occuper le temps, structurer la vie, procurer un rituel rassurant et « fabriquer » une certaine identité. Une façon d’être. L’état de besoin apparaît quand l’expérience psychotrope est devenue la source majeure de satisfaction et qu’elle s’est inscrite dans un style
1. Soulignons-le à nouveau : c’est probablement là l’une des faiblesses des modèles animaux abondamment utilisées en neurobiologie car si ces dimensions psychosociales ne sont pas absentes dans la vie des rats ou des souris, elles sont considérablement moins importantes que chez l’homme qui possède, chose décisive, des moyens de concevoir et de réinterpréter autrement ses propres déterminismes.
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de vie. Ôter la drogue, c’est alors retirer la seule raison, la seule façon d’être, c’est créer le manque. Ce cycle est exactement celui de « l’ivrogne » que chantait Jacques Brel. L’ IVROGNE Ami, remplis mon verre Encore un et je vas Encore un et je vais Non je ne pleure pas Je chante et je suis gai Mais j’ai mal d’être moi Ami, remplis mon verre Ami, remplis mon verre Buvons à ta santé Toi qui sais si bien dire Que tout peut s’arranger Qu’elle va revenir Tant pis si tu es menteur Tavernier sans tendresse Je serai saoul dans une heure Je serai sans tristesse Buvons à la santé Des amis et des rires Que je vais retrouver Qui vont me revenir Tant pis si ces seigneurs Me laissent à terre Je serai saoul dans une heure Je serai sans colère. Jacques Brel.
Cette conception de la dépendance donne toute sa place à l’attente de l’usager vis-à-vis du produit qu’il prend (ou du déclencheur de satisfaction qu’il utilise), à sa motivation, consciente ou inconsciente. Car excepté les cas (rares) d’intoxication involontaire ou de « soumission chimique », tout consommateur s’administre un psychotrope avec l’attente d’un effet, pour soi et dans la relation aux autres. L’usager choisit/accepte
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de faire une expérience dont il attend un « plus », un « mieux », aussi divers que le sont les effets selon la substance, la personne et son contexte. Il est fortement déterminé pour cela par les représentations culturelles (ou « contre culturelles ») du milieu dans lequel il a ses attaches sociales. Il est aussi éventuellement agi par son histoire personnelle, des conflits non résolus et transmis de façon transgénérationnelle. Cette conception fait également place à ce qu’ont observé les cliniciens depuis longtemps : à la source des addictions les plus sévères, il y a souvent une souffrance psychique que le sujet « compense », au moins transitoirement, par un acte de soulagement qui devient peu à peu un acte addictif dans la mesure où l’effet de l’acte devant être répété (puisque la souffrance ne disparaît pas durablement) se constitue une « centration », une focalisation sur l’addiction elle-même.
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Stress, souffrance psychique et pression sociale Ce schéma doit être précisé sur certains points. D’abord toute addiction ne s’origine pas d’une recherche d’« auto-traitement » d’une souffrance. Les portes d’entrées sont multiples : expérimentation du plaisir chez un sujet « immature », affirmation de soi dans un univers où le produit joue un rôle social important, etc. Tout peut aussi démarrer d’une simple recherche de bien-être comme l’attestent les enquêtes réalisées auprès des jeunes sur leur consommation et d’un processus de « construction de soi » ainsi que nous le développerons plus avant. C’est le cas de la grande masse des consommations de substances psycho-actives. Parmi les « usages simples » bien sûr puisqu’ils sont caractérisés par leur faible fréquence et leur intensité limitée, mais ce peut aussi être le cas parmi des usages plus « problématiques », que ce soit des abus, voire même des dépendances. N’existe-t-il pas des « toxicomanies du plaisir », dénuées d’un contexte individuel et social dégradé ? Un exemple est apporté par le tabagisme : on peut parfaitement se retrouver dépendant du tabac sans avoir eu de problèmes particuliers dans sa vie et tenir encore au plaisir de fumer1 . Beaucoup d’entre nous peuvent le vérifier dans leur propre histoire. Mais on peut également vérifier que les tabagismes « de compensation » (par exemple chez des personnes déprimées ou présentant une maladie mentale) sont les plus sévères et échappent le plus aux possibilités d’arrêt spontané ou même 1. Plaisir tellement culpabilisé aujourd’hui qu’il est presque indécent d’en parler. Il est déclenché par des stimulations olfactives, gustatives et pulmonaires qui produisent un effet de détente et d’anxiolyse augmentant des capacités telles que la concentration.
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de sevrages médicalisés. Il est également connu que les personnes en arrêt récent du tabac rechutent d’autant plus facilement qu’elles sont confrontées à une situation de stress. Le stress, ou l’angoisse ou encore la tension interne, apparaissent effectivement comme un « carburant » très actif dans « l’emballement » du cycle de l’assuétude. Mais ce terme de stress recouvre ici toutes sortes de tensions et de frustrations de sources très diverses et qui vont des plus banales difficultés que rencontre un être humain dans sa vie quotidienne à des angoisses beaucoup plus intenses et destructrices. Comme nous le verrons à propos des rapports entre addictions et société, il est peu contestable que « la vie moderne » induit et favorise le recours aux effets des drogues pour supporter mieux les maux de la vie et pour mieux répondre à ses exigences de « maximalisation » (réussite, performance, vitesse, confiance en soi...). Par ailleurs, il est indispensable de mettre les éléments psychosociaux du comportement d’usage en relation avec les éléments biologiques : le cycle de l’assuétude et le cycle biologique de la dépendance se combinent, se renforcent et s’influencent mutuellement. C’est pourquoi nous les avons associés dans le même schéma (figure 4.4) qui réalise ainsi un cycle plus complet, plus global, et donc plus expérientiel, le cycle de l’addiction. Si ces « cycles » rendent compte de processus circulaires, cela ne signifie pas pour autant que le cercle infernal est irrémédiable et sans fin. C’est ce qu’indique ce que nous avons dénommé la loi de réversibilité du cycle de l’addiction. La loi de réversibilité du cycle de l’addiction En effet, si la notion de cycle indique l’existence d’enchaînements de processus et d’une tendance à ce que le sujet ait un comportement « en boucle », répété, voire compulsif, il n’a rien d’inexorable. Car tous les éléments qui participent à sa mise en place, qu’ils soient biologiques ou psychosociaux, sont aussi des leviers ou des ouvertures pour sortir du cycle. Cela ne signifie pas que certaines dépendances ne sont pas plus sévères que d’autres et donc plus difficiles à rompre. Cela ne signifie pas non plus que des dépendances ne subsisteront pas toute la vie, les interventions ne permettant que de les aménager. Tout soignant le sait. Mais de nombreux exemples démontrent aussi que des addictions que l’on croyait les plus ancrées et les plus graves pouvaient être moins tyranniques, voire disparaître sous l’effet d’événements de vie ou de changements de mode de vie. À ce titre, la recherche effectuée par Lee
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Cycle psychosocial de l’assuétude Facteurs générateurs de problèmes (famille, adolescence, traumatisme, deuil, solitude, pression sociale…)
Problèmes de la vie
Augmentation de l’insatisfaction, culpabilité, mésestime de soi, ...
Effets secondaires, argent, famille, école, ...
effet de la substance contre effet renforcement positif Sensibilisation craving
récupération sevrage
reconsommation binge
Effet => apaisement temporaire
Solutions transitoires, immédiates alcool, drogues, travail, « bouffe », sport
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Stress, impuissance, peur de l’échec, culpabilité, dépression, angoisse…
Cycle biologique de la dépendance
Solutions dynamiques => sentiment de confiance, et estime de soi, ouverture aux autres
Recherche de solutions pour diminuer les tensions et la souffrance (physique, morale)
Inventaire des solutions possibles, actions sur le contexte
Figure 4.4. Le cycle de l’addiction (d’après S.Peele et A. Therrien).
Robins (Robins, 1974) au moment du retour du contingent américain du Vietnam, a été très éclairante mais curieusement vite oubliée.
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L E RETOUR DES GI’ S DU V IETNAM EN 1973 « [Au Vietnam] selon les époques, de 43 % à 70 % des GI auraient utilisé des narcotiques et 20 % à 30 % d’entre eux étaient devenus dépendants. Que vont-ils devenir ? Pour les autorités militaires, persuadées du pouvoir incontrôlable de la drogue, c’est un véritable désastre : “Once addict, always addict” (« un toxicomane sera toujours un toxicomane »), tel est le credo collectif. Des études de suivi (follow up) sont mises en place. Or, trois ans après, 9 % seulement ont poursuivi leur consommation d’héroïne. Ceux qui sont restés toxicomanes appartenaient le plus souvent à des communautés où le produit était largement disponible. Les autres, quelquefois avec une simple cure de désintoxication, le plus souvent avec le soutien de leur entourage, ont renoncé à leur consommation d’héroïne (au contraire du tabac). Conclusion : la toxicomanie n’est pas une maladie incurable et l’environnement (situation mais aussi accès aux produits) joue un rôle clé dans la consommation. » Anne Coppel, 1997.
En tant que « rupture d’évidence », selon l’expression de Marc-Henri Soulet, changer totalement d’environnement permet donc, dans un grand nombre de cas, de rompre le cycle de l’addiction. En réalité, c’est à toutes les étapes du cycle que différents types de changements et différentes alternatives peuvent jouer cette fonction et modifier le mode d’usage. Et cela est réalisé souvent de façon spontanée, ainsi que l’ont démontré différents auteurs comme Berger et Luckman (1986), Klingemann (1989), Castel (1999), Soulet (2002) pour n’en citer que quelques-uns (cela est détaillé dans les chapitres 6 et 11). Selon les événements de sa vie et en saisissant des opportunités qu’ils offrent ou qu’il peut susciter lui-même, le sujet peut apporter des réponses à ses problèmes et subir moins de tension. Il peut atténuer l’impact ou l’intensité du stress occasionné par ses problèmes. Il peut trouver des solutions alternatives au recours à des réponses immédiates, des réponses plus « dynamiques », c’est-à-dire ouvrant davantage à une diversité de ressources pour obtenir des satisfactions et par des moyens comportant moins de contre-effets, moins d’effets secondaires, moins de risques. Il peut aussi, par une action directement sur le cycle biologique, desserrer l’étau du besoin physiquement ressenti, soit avec un substitut chimique (quand il en existe) qui déplace la dépendance et réduit l’intensité du craving, soit en aidant au sevrage (la récupération) et à son maintien. Les modalités de sortie du cycle sont très nombreuses et sont généralement d’un impact partiel, ce qui nécessite souvent de les combiner.
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Beaucoup d’usagers le font par eux-mêmes, d’autres ont besoin d’aides et d’un accompagnement extérieur pour y parvenir. Cette notion de réversibilité permanente du cycle de l’addiction est une donnée fondamentale que nous retrouverons bien entendu dans la partie consacrée aux interventions et aux soins.
S EPTIÈME
CLÉ : L’ ADDICTION EN TANT QUE PATHOLOGIE SE DÉFINIT COMME LE PASSAGE DU PLAISIR À LA SOUFFRANCE ET L’ ÉCHEC DE LA RECHERCHE DE SATISFACTION La notion de limite. La souffrance déterminée par le cycle de l’addiction. La définition de la satisfaction.
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La souffrance de l’addiction La souffrance liée à une conduite addictive se traduit par deux types de problèmes ou deux versants du même problème si l’on préfère : la compulsion et un sentiment de perte de contrôle d’une part, et la focalisation de l’existence sur l’objet addictif, la centration, d’autre part. Autrement dit, deux dimensions sont engagées dans la problématique comme nous l’avons vu notamment à propos du cycle de l’addiction : une dimension biologique et comportementale avec une connotation de contrainte et de perte de contrôle, et une dimension psychosociale avec une signification de perte de capacités pour parvenir à avoir des relations et des activités apportant des satisfactions. À cette souffrance directement liée à l’addiction s’ajoute la survenue d’éventuelles complications somatiques ou psychiques, et, surtout, de fréquents troubles concomitants ou préexistants que l’addiction masque et révèle à la fois pour finir par les aggraver. Il s’agit en quelque sorte d’une perte de capacité à réguler les difficultés de la vie (au sens large), et une tendance, au contraire, à les déréguler pour les rendre encore moins accessibles au changement, et donc à aggraver une souffrance initialement et transitoirement apaisée. Nous trouvons régulièrement l’illustration de cette spirale dans des faits divers, tels ces « drames de l’alcoolisme » qui transforment un être apparemment sain d’esprit en criminel. Ce fut le cas au début des années 2000 d’un ancien capitaine de l’équipe de France de rugby qui, après les gloires sportives, rencontrant des difficultés psychologiques et
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sociales à se reconvertir, s’est enfoncé dans une consommation d’alcool (et de médicaments) de moins en moins festive et de plus en plus incoercible. Les problèmes d’insertion se sont doublés de problèmes conjugaux pour finir par l’assassinat de sa femme au milieu d’une fête. Décrit quelques années auparavant dans un ouvrage qui lui était consacré comme « l’homme tranquille du rugby français », le couple dépression-alcool l’a conduit au comble de l’impuissance et de la « folie meurtrière ». La souffrance de l’addiction est faite des souffrances de la vie humaine qu’elle n’efface plus et qu’elle rend même inintelligibles en désynchronisant les émotions de la réalité. Ce qui résume sans doute le mieux la souffrance de l’addiction est la notion avancée par la psychosociologue Jaqueline Barus-Michel (2004) à propos de la souffrance psychique en général : une perte du sens. En effet, ce qui fait souffrir n’est pas la consommation de substance en soi, ni même la diminution de la capacité à modifier sa consommation (la dépendance), mais la perte d’effet de sens et de satisfaction liée à cette conduite. Elle n’apporte plus suffisamment d’anesthésie ou de mise à distance des difficultés et elle est de moins en moins compréhensible pour l’entourage. Ce dérèglement ne tient pas qu’au biologique, il est dans le rapport entre soi et le monde et il devient facteur d’auto-renforcement de la conduite et de la souffrance. C’est l’existence même qui perd sens. Toutefois, si ce risque existe, il nous faut toujours rappeler qu’il ne constitue pas un aboutissement systématique ni même fréquent : les millions de consommateurs « excessifs » d’alcool en France, pour reprendre cet exemple, ne finissent pas tous criminels, clochards ou malades mentaux... C’est donc que des processus de régulation et d’autocontrôle existent pour éviter et prévenir généralement un tel basculement. La notion de limite Ainsi, le sujet qui présente une consommation répétée et « nocive » de substances psycho-actives, ou qui présente une compulsion à stimuler une source d’excitation comme dans le jeu ou d’autres comportements, va être amené, à un moment ou un autre de sa « trajectoire », à se poser différentes questions comme « suis-je vraiment libre de poursuivre ou d’arrêter cette activité ou cet usage ? » ou « quelle place cela occupe-t-il dans ma vie et quelles en sont les conséquences ? ». Mais, plus fondamentalement et simplement, il se demandera « est-ce trop ? » « How
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much is too much ? » pour reprendre la formulation de Stanton Peele, c’est-à-dire : « Jusqu’où puis-je aller ? » Cette notion de limite, c’est une évidence que de le rappeler, est au cœur de la définition de l’addiction. Oui, mais de quelle limite s’agit-il ? Celle du moment où la contrainte devient perceptible, celle du moment où le sujet souffre de la restriction de son champ social et de sa capacité à accéder au plaisir... bref, le moment où le sujet a perdu la satisfaction. Cette frontière qu’apporte la notion de positionnement du sujet sur sa satisfaction, nous l’avons dit plus haut, est essentielle et, pourtant, elle est très souvent oubliée dès qu’il s’agit de « prise en charge » ou même de prévention. D’ailleurs, n’en doutons pas, elle plongera dans le scepticisme plus d’un lecteur qui n’imagine pas qu’il puisse y avoir la moindre compatibilité (réelle ou morale) entre bien-être et addiction1 . Pourtant, de nombreuses personnes bien que dépendantes et conscientes de l’être ne sont pas dans l’insatisfaction. Ces personnes sont encore nombreuses parmi les usagers du tabac et, pour l’instant, cela n’est pas encore jugé comme de la pure inconscience. Cela peut être aussi compris pour des usagers réguliers d’alcool, au-dessus des normes données par l’OMS (pas plus de deux à trois « unités alcool » par jour pour un homme adulte, rappelons-le), mais qui ne voient pas de raison suffisante pour modifier leur mode de vie, même si leur consommation est jugée comme excessive, voire addictive par la science ou la raison sanitaire. Pour les drogues illégales, la question devient beaucoup plus sensible et complexe du fait de la transgression que représente par définition la consommation, même « simple », d’une drogue frappée d’interdit. Pourtant, des addictions « gérées » et représentant aux yeux de l’usager la seule façon de vivre acceptable, cela existe aussi avec des drogues illégales. Nous observons cette situation, par exemple, chez des patients qui sollicitent une substitution à l’héroïne par méthadone ou buprénorphine et qui « savent » qu’ils ne pourront sans doute jamais arrêter cette consommation d’opiacés (devenus légaux par la prescription). Ce que les Anglo-Saxons appellent assez justement des traitements de « maintenance ». Mais bien avant la méthadone, certains usagers ont exprimé avec force vérité leur refus d’abandonner leur addiction, tel Antonin Artaud en 1925.
1. Il est vrai que, si l’on adopte l’acception selon laquelle l’addiction est une maladie, la question ne se pose pas : on ne peut être satisfait d’être malade, à moins d’être totalement désespéré, masochiste ou d’avoir perdu la raison.
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L ETTRE À M ONSIEUR LE LÉGISLATEUR DE LA LOI SUR LES STUPÉFIANTS
« Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con. Ta loi ne sert qu’à embêter la pharmacie mondiale sans profit pour l’étiage toxicomanique de la nation parce que : [...] Les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix. [...] c’est une prétention singulière de la médecine moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun. Tous les bêlements de la charte officielle sont sans pouvoir d’action contre ce fait de conscience : à savoir, que, plus encore que de la mort, je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de vacuité mentale qu’il peut honnêtement supporter. [...] Messieurs les dictateurs de l’école pharmaceutique de France, vous êtes des cuistres rognés : il y a une chose que vous devriez mieux mesurer ; c’est que l’opium est cette imprescriptible et impérieuse substance qui permet de rentrer dans la vie de leur âme à ceux qui ont eu le malheur de l’avoir perdue. Il y a un mal contre lequel l’opium est souverain et ce mal s’appelle l’Angoisse, dans sa forme mentale, médicale, physiologique, logique ou pharmaceutique, comme vous voudrez. L’Angoisse qui fait les fous. L’Angoisse qui fait les suicidés. L’Angoisse qui fait les damnés. L’Angoisse que la médecine ne connaît pas. L’Angoisse que votre docteur n’entend pas. L’Angoisse qui lèse la vie. [...] Toute la science hasardeuse des hommes n’est pas supérieure à la connaissance immédiate que je puis avoir de mon être. Je suis seul juge de ce qui est en moi [...]. » Antonin Artaud, 1925.
Ce pamphlet est celui d’un « malade de l’Angoisse » qui entend qu’on le laisse se soigner par ce qui lui donne la meilleure satisfaction contre sa douleur psychique. Son addiction a du sens et c’est la lui retirer qui est un non-sens. D’autres personnes toxicomanes, dépendantes de l’alcool ou du tabac, sans être tenues par la hantise du retour d’une telle souffrance, considèrent simplement que, même s’il comporte des risques à plus ou moins long terme, leur mode de consommation ne leur pose pas de problème majeur. C’est pourquoi il nous apparaît indispensable d’introduire cette notion clé de satisfaction afin de distinguer l’addiction pathologique (celle qui fait souffrir mais que le sujet ne parvient pas à changer) de l’addiction tout court (celle qui ne fait pas forcément souffrir et que le sujet ne veut pas changer). Sans omettre de mentionner qu’entre les deux se situe une phase souvent longue où le sujet ne sait plus s’il est satisfait ou non, une phase d’ambivalence que nous connaissons bien en clinique car c’est celle où les usagers sont amenés à consulter.
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Définition de la notion de satisfaction « Contentement, plaisir qui résulte de l’accomplissement de ce qu’on attend, de ce qu’on désire » dit le Petit Larousse. Cette définition qualifit donc l’éprouvé positif du sujet en fonction de l’adéquation qu’il perçoit entre sa situation et ses attentes, et le sens de son action par rapport à son désir. « Je suis satisfait ou je ne le suis pas » : il ne s’agit pas là d’un état statique, mais d’un état dynamique, d’une disposition psychique qui juge cet état relativement aux attentes plus ou moins conscientes qui lui sont sous-jacentes.
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Une notion capitale dans les addictions Cette notion peut s’appliquer dans tous les secteurs de nos vies personnelles. Être satisfait ou non de ce que l’on ressent et de ce que l’on vit oriente nos existences, et fait, par exemple, que l’on abandonne ou pas une habitude, une activité, une relation, un environnement, un symptôme, etc. C’est elle qui donne un sens à un éventuel choix de changement et qui le rend possible. Comme tout ce qui tend à exprimer un vécu et une position de « soi » par rapport à ce vécu, cette notion est complexe. Elle est la résultante de beaucoup de déterminants, et une appréciation relative en fonction des expériences personnelles de plaisirs/souffrances, de contraintes et de désirs liés à l’histoire personnelle, à la culture, au contexte dans lequel on vit. Elle est donc avant tout subjective, car seule la personne peut dire ou non sa satisfaction. Elle s’inscrit dans une démarche de sens, qu’il soit inconscient ou clairement revendiqué. Et cette « prise de position » est fondamentale en tant qu’acte-pouvoir du sujet sur lui-même : c’est une synthèse entre ce que je ressens et ce que je pense, que je traduis à la première personne et qui engage pour moi une série de conséquences. Dans le domaine des addictions, cette notion est, à nos yeux, capitale car c’est un élément déterminant quant à la définition du problème que peut poser un comportement et, par conséquent, la direction que peut prendre une éventuelle intervention d’aide. Il est en effet capital d’entendre et de respecter la « position » du sujet sur l’existence ou non d’un problème pour lui et ce qu’il tire de son comportement. Elle ne dénie pas une approche médicale des aspects pathologiques et elle intègre parfaitement toutes les données récentes de la science, mais elle ajoute une dimension : celle de l’expérience subjective et globale dont l’individu peut dire « elle me convient », ou « elle ne me convient pas ». Cette question ne figure jamais dans l’« interrogatoire » médical type : celui-ci vise en effet à réunir des symptômes (notamment
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en questionnant et écoutant le patient), à établir le diagnostic d’une pathologie et à en déduire une conduite à tenir thérapeutique. Entendre et questionner la satisfaction du patient vis-à-vis de ses symptômes ne fait pas spontanément partie de l’attitude du médecin. Et on peut le comprendre : le médecin part du principe que si le patient lui confie une plainte, c’est qu’il attend de lui qu’il en trouve l’origine et le moyen de faire cesser ce dont il souffre. Mais si ce dont il souffre fait partie de sa démarche de vie et qu’il n’en tire pas que de la souffrance ? Entendre le sujet sur sa satisfaction ou non, sur ce que lui apportent en mieux-être des comportements jugés par ailleurs dangereux et pathologiques, est une attitude empathique plus facilement adoptée par le psychothérapeute qui s’intéresse au sujet plus qu’à ses symptômes. Mais dans le domaine qui nous intéresse, cela va plus loin : la notion de satisfaction définit en grande partie non seulement la relation du sujet avec son problème, mais elle définit l’existence même du problème ! Nous verrons dans la deuxième partie que cette conception du sujet est tout sauf une attitude passive vis-à-vis de lui et qu’elle a des limites, comme par exemple l’urgence vitale ou l’atteinte à autrui. Bien entendu, il n’existe pas de séparation brutale entre « satisfait » ou « insatisfait ». Il existe fréquemment des états intermédiaires qui se caractérisent surtout par le doute, la perte de confiance en soi et la difficulté d’agir. On ne sait trop si ce que l’on vit est véritablement conforme à nos choix personnels ou déterminé par des contraintes contre lesquelles on a le sentiment de ne rien pouvoir faire. Lorsque cette ambivalence et le doute sur soi qui l’accompagne deviennent le seul éprouvé que peut énoncer le sujet, cela signe en tout cas un trouble d’accession à la satisfaction.
Une notion dynamique Pour toutes ces raisons, la question de la satisfaction ouvre à l’intervention et à l’accompagnement. Elle ouvre en effet au questionnement et à l’évolution car ce qui est vrai aujourd’hui en termes de satisfaction ne le sera pas forcément plus tard. Elle ouvre à l’interrogation, à la réflexion, à l’identification des motivations à changer ou pas, à la demande d’aide pour changer et pour être plus heureux que ce que l’on est. Elle ouvre donc à la pensée et à l’action du sujet lui-même à partir de ce qu’il vit et non pas à partir de ce que d’autres pensent qu’il vit ou qu’il devrait vivre. Cette notion a d’autres conséquences utiles et même décisives. Ainsi, elle permet une claire compréhension de la différence entre une addiction avec l’héroïne de rue et celle avec une héroïne médicalement délivrée
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comme dans certains programmes en Suisse ou dans d’autres pays. Ce qui permet de distinguer « la toxicomanie » de « la dépendance médicalement assistée » ne tient pas uniquement au caractère « médicalisé » de la distribution de la substance (il y a des prescriptions médicales qui n’apportent aucun changement au mode de vie ni à la défonce et la dépendance, et parfois au contraire). Mais ce sont les conditions nouvelles que cela crée pour le sujet. C’est l’amélioration de la situation du sujet qui lui permet d’adopter une nouvelle façon de vivre, laquelle, sur les plans physique comme psychosocial, lui apporte beaucoup de mieux-être, c’est-à-dire de satisfactions. La même chose peut être dite à propos des traitements de substitution : ce n’est pas la nature de la molécule (opiacée) qui change les choses, ce n’est pas non plus la disparition de la dépendance (puisqu’elle est maintenue, il faut prendre son médicament tous les jours), mais c’est la possibilité d’avoir un mode de vie satisfaisant tout en restant dépendant des opiacés. C’est ce qui permet de dire qu’une personne sous traitement de substitution n’est plus « toxicomane », et qu’elle est « normale » (comme se qualifient euxmêmes beaucoup d’usagers dans ce cas), et c’est ce qui fait différence entre addiction et addiction pathologique. S’il s’agit d’une notion clé, la satisfaction n’est pas un dogme : la satisfaction, en tant que position subjective est à respecter, pas à sacraliser. Interroger cette position (satisfait/insatisfait) est la nature même de l’intervention préventive et soignante. Mais en n’oubliant jamais que cette perception du sujet sur lui-même est sa vérité et qu’il ne saurait en être dépossédé, même au titre d’un bien-être « supérieur ».
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H UITIÈME
CLÉ : DES FACTEURS PSYCHOSOCIAUX ET BIOLOGIQUES CONTRIBUENT À LA RÉGULATION DES COMPORTEMENTS D ’ USAGE Les systèmes de protection et de régulation. Les facteurs de vulnérabilité et de dérégulation. Les conditions de possibilité de la gestion expérientielle individuelle et de la gestion sociale des comportements de recherche de satisfaction. La métaphore de l’ornière.
L’être humain est programmé pour repérer et répéter les expériences de plaisir. Ce besoin de satisfaction et d’expériences de plaisir lui donne une sorte de disposition « naturelle » à l’addiction. Un « potentiel addictif », c’est-à-dire une tendance à entrer dans un cycle qui peut s’emballer. Pourtant, tous les humains ne sont pas « prisonniers du joug » des
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addictions : tous les consommateurs de drogues ne tombent pas dans la dépendance et ce n’est pas parce que l’on joue que nous sommes tous game addict. Nous avons vu que seule une minorité entre dans ce cas de figure. Cela démontre qu’il existe de façon naturelle des systèmes de protection et de régulation efficaces qui empêchent généralement le cycle de s’emballer et les comportements d’aller trop loin dans l’excès ou de verser dans la dépendance. Mais s’il s’emballe parfois, c’est qu’il existe des facteurs de vulnérabilité et de dérégulation qui en retirent les freins. Régulations et dérégulations qui portent schématiquement sur trois sous ensembles interactifs : ce qui a trait à la substance (ou à l’expérience intense liée à un comportement), ce qui touche l’individu et ce qui concerne l’influence du contexte dans lequel se trouve l’individu. Les systèmes de protection et de régulation Pour en faire le survol ici, nous distinguerons les régulations biologiques et psycho-individuelles d’une part, et les régulations sociales et sociétales d’autre part, sans jamais oublier toutefois que ces deux niveaux sont en interactions constantes.
Les régulations biologiques et psychologiques Nous avons vu qu’il existe des systèmes biologiques que l’organisme déclenche immédiatement et qui lui permettent « d’encaisser » des expériences intenses, facteurs de déséquilibres brutaux. Mais le plein effet de ces systèmes nécessite de respecter les processus de récupération, notamment dans leur durée. Les systèmes de régulation psycho-individuels semblent notamment ressortir des facteurs concourant à la « résilience » et à la protection de la santé tels qu’ils sont développés par l’éducation pour la santé. Il s’agit des facteurs psychoaffectifs, psychocorporels et psychosociaux qui favorisent la capacité du sujet à s’adapter, à s’intégrer et à traverser des expériences personnelles plus ou moins douloureuses. La plupart des travaux dans ce domaine insistent sur un certain nombre de qualités psychologiques de la personne qui sont à considérer comme des objectifs éducatifs : notamment l’estime de soi, la connaissance et l’épanouissement de ses domaines d’excellence, l’acquisition d’habiletés sociales, la capacité à choisir, à résoudre des problèmes et à devenir autonome. La qualité des relations et des transmissions entre l’individu et sa communauté de vie est également très importante : qualité des liens familiaux, adhésion aux modèles transmis par les adultes, attachement
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aux valeurs communes. Il apparaît en effet que ces liens sont indispensables aux individus pour « trouver des solutions » aux problèmes qu’ils rencontrent mais aussi pour élaborer leurs propres scénarios de vie.
Les régulations sociales et sociétales Sur le plan du contexte, on peut distinguer aussi deux types de processus différents mais intriqués : les facteurs sociaux de contrôle et les facteurs d’acculturation. Les premiers concernent l’équilibre entre la demande sociale de « produits de satisfaction » (substances psychotropes et autres déclencheurs) et l’accessibilité à ceux-ci. Cet équilibre passe par des modalités de contrôle social (limitation des points de vente, publicité, prix, interdits d’usage dans certaines conditions, etc.). S’il n’y a pas de système idéal en tout lieu, il apparaît que l’exposition doit être régulée mais que les systèmes de contrôle doivent aussi être en adéquation avec les représentations. L’inadéquation du contrôle social peut l’être par défaut (absence de règles ou leur inapplicabilité) ou par excès (sur-répression ou suppression de libertés individuelles). Nous touchons là aux processus sociétaux d’acculturation, c’est-à-dire aux régulations symboliques et intraculturelles qui permettent à la fois d’intégrer des pratiques sociales anciennes ou émergentes en les limitant et en leur donnant un sens commun à travers des représentations la prescription et des encodages rituels (la fête, etc.). Ces processus ont été actifs dans notre histoire, vis-à-vis de l’alcool par exemple, et ils sont à l’œuvre dans toute société face aux pratiques auxquelles elle est confrontée.
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Les facteurs de vulnérabilité et de dérégulation A contrario des systèmes de protection, il existe des facteurs de vulnérabilité et de dérégulation qui augmentent les risques de mener les conduites de consommation (et/ou d’expérience intense) à l’addiction pathologique. Nous ne sommes pas individuellement égaux face à ces risques, tout comme, d’ailleurs, les substances ne se valent pas toutes en terme de dangerosité (cf. le cube des profils de dangerosité pharmacologique), ni les contextes ne sont équivalents dans leur capacité de régulation.
Les facteurs de vulnérabilité individuels Les facteurs de vulnérabilité biologique sont aujourd’hui mis en exergue du fait de l’importance donnée à des approches centrées sur
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le pathologique et ses manifestations mesurables dans le fonctionnement neurophysiologique et comportemental de l’individu. Les effets des substances psycho-actives réalisent une « empreinte biologique » mettant en jeu des structures cérébrales et différents neuromédiateurs. Cette empreinte biologique, sous l’effet de facteurs psychosociaux et génétiques, peut se transformer en une vulnérabilité. Cette fragilité potentielle n’est pas purement biologique, car elle est déjà en elle-même la résultante de différents événements internes et externes Il est important de ne pas l’oublier. Cette vulnérabilité est plus prononcée chez certains individus et joue un rôle de facteur de dérégulation. C’est ce qu’illustre bien la métaphore de l’ornière proposée par le psychiatre suisse Daniele Zullino. Dans cette métaphore, le chemin du plaisir est une voie qui, comme un chemin routier, peut se creuser au fil des passages de véhicules (surtout les poids lourds, c’est-à-dire les substances et expériences aux effets les plus intenses). Des ornières peuvent apparaître sur ce chemin pour deux types de raisons qui peuvent évidemment se combiner : la multiplicité et l’intensité des passages (c’est-à-dire la fréquence des consommations) et la friabilité du sol (c’est-à-dire la vulnérabilité biologique et génétique). Cela permet de comprendre, par exemple, l’alcoolisme qui s’instaure au fil de l’habitude de boire de façon quotidienne en quantité plus ou moins importante. Ou celui que l’on retrouve chez certains adolescents qui plongent très vite dans des ivresses de défonce et qui ont ensuite du mal à trouver des satisfactions autrement qu’en recherchant un effet psychotrope brutal de n’importe quel produit. Les uns passent tous les jours sur le chemin en 4 × 4, les autres toutes les semaines en poids lourd, mais le résultat est le même. Dans les deux cas, l’ornière se creuse, cela signifie que le sujet doit dépenser beaucoup d’énergie pour changer de voie de satisfaction comme un véhicule a des difficultés à sortir ses roues des ornières qui sont devenues de véritables rails. La prise de produit devient la seule voie d’apaisement mais son résultat est à chaque fois plus incertain. À moins que l’on arrête d’y faire passer des véhicules lourds et que l’on mette le remblai nécessaire pour boucher ces ornières et aménager d’autres passages... (fin de la métaphore).
Les facteurs psychosociaux Les chercheurs, notamment en France (citons l’équipe de Jean-Pol Tassin du Collège de France et celle de Pier Vincenzo Piazza à Bordeaux) ont démontré la force d’impact du « stress » sur les phénomènes observés en laboratoire sur des souris. Mais les limites de l’expérimentation
Q UATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS
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animales sont ici palpables : le stress est une notion vague qui recouvre mal les tensions et les douleurs morales ressenties par les hommes et elle ne fait guère place à la notion d’expérience plaisir/déplaisir qui est pourtant le moteur de nombreux comportements humains. Les animaux ne jouent pas de l’argent, ne font pas la fête en s’enivrant, ne vivent pas dans une société de performance et, surtout, ne peuvent exprimer leurs émotions et leurs choix. Ce que le cerveau « apprend » avec les drogues, ce n’est pas seulement un dérangement de ses synapses, voire (si cela est prouvé) un encodage génétique, mais c’est une série d’étapes où la sensation (l’effet) se lie avec des éléments symboliques, des éléments affectifs, des éléments cognitifs. La plasticité du cerveau est certainement l’une de ses propriétés les plus extraordinaires et les plus utiles à l’adaptation de l’homme à ses conditions de vie et d’expérience. C’est précisément cette plasticité et la formidable complexité du cerveau de l’homme qui est la source de son libre arbitre. L’expérience psychosociale détermine une expérience biologique qui s’imprime dans le cerveau, cela implique que si cette expérience psychosociale change, elle peut aussi modifier cette empreinte. Le cycle de la dépendance tel que défini par les neurobiologistes n’est donc pas plus inexorable que celui de l’assuétude (voir la règle de réversibilité du cycle de l’addiction). Autrement dit, l’usager est l’acteur de son comportement, même si celui-ci semble s’imposer à lui : il le met en œuvre et peut le changer. Toutefois, un tel changement ne va pas de soi et suppose des conditions de possibilité. Des conditions de possibilité qui dépendent pour une part de l’individu lui-même, mais qui dépendent aussi de la collectivité sociale. Les conditions de possibilité de la gestion expérientielle et de la gestion sociale Au-delà de la multiplicité des facteurs en cause dans l’expérience et ses risques, deux « instances » vont en assurer une synthèse plus ou moins efficiente ou déficiente. La gestion de l’expérience subjective est le fait du sujet, la gestion des pratiques sociales est le fait de la collectivité. Deux niveaux évidemment interactifs. En intervenant sur les facteurs auxquels il a accès, le sujet peut modifier son expérience et sa façon de vivre dans laquelle s’inscrit le comportement de consommation. À partir de la question de la satisfaction et de celle du mode de vie, il peut engager un questionnement sur son expérience, sa gestion et ses propres choix. Mais nous savons que cela n’est possible qu’à un certain nombre de conditions qui touchent à
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l’individu et à son développement en tant que sujet, à l’étiage social et à son développement démocratique. D’abord il faut que le sujet ait conscience de son « acte-pouvoir1 », de son autonomie et de sa citoyenneté, c’est-à-dire de sa capacité d’agir sur sa condition et de faire des choix. Cette conscience est directement liée à son expérience passée, à son éducation et à sa connaissance de soi.. Ensuite, il faut qu’il ait effectivement le choix... Ce qui ne dépend pas que de lui mais aussi de ses conditions sociales. Conditions matérielles (économiques et physiques) et conditions culturelles, au sens de valeurs et de représentations qui lui donnent accès à des alternatives et non à des impasses (ce à quoi conduisent les conflits de loyauté ou la stigmatisation). Enfin, il faut qu’il trouve les espaces et les interlocuteurs pour mener cette réflexion à des moments clés de sa vie (notamment à l’adolescence, mais pas seulement). Il serait naïf de croire que, par la seule magie d’une meilleure gestion de leur expérience par les individus, naisse une société qui en crée les conditions. C’est à un niveau collectif que se situe la gestion des pratiques sociales qui ne cessent de se renouveler et de prendre des formes en résonance ou en résistance vis-à-vis de la « modernité ». Gestion aussi des transformations de nos sociétés et des risques qu’encoure la planète si nos modes de vie continuent de puiser sans limite dans nos ressources.
1. Le concept est de Gérard Mendel et tient une grande place dans l’approche sociopsychanalytique qu’il a fondée.
PARTIE 2 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Un projet éthique et politique : donner à l’individu ses capacités d’agir et de se construire
Malgré quelques résultats ponctuels, nos politiques n’ont pas réussi à contenir les problèmes posés par les addictions. Outre les consommations de substances psycho-actives, de nombreux autres comportements ont perdu une part de leurs régulations et posent de graves problèmes de santé publique : les comportements alimentaires avec le problème croissant de l’obésité, les comportements liés au stress et à la dépression (il y a chaque année dans le monde un million de personnes qui se suicident, onze mille en France), les comportements violents et de petite délinquance, les dépendances aux activités ludiques ou professionnelles, etc. Si l’on examine les prévalences des consommations de psychotropes et autres
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conduites à risques ainsi que leurs conséquences sanitaires, si l’on évalue avec un peu de rigueur nos progrès dans la capacité à intégrer ces problèmes dans nos modes de vie, nous ne pouvons considérer les politiques actuelles comme satisfaisantes. Et nous avons le devoir de chercher à leur donner plus d’efficacité. Mais, pour cela, nous ne pouvons faire l’économie de nous poser quelques questions préalables : quelles sont les racines du problème ? De quelle nature est-il ? Quels sont les moyens les plus adaptés pour aider les hommes à moins en souffrir ? Pour répondre à ces questions et pouvoir ainsi définir les interventions adéquates, il nous paraît indispensable d’aller à la source et de mettre en lien les conduites addictives avec leurs contextes individuel et sociétal d’apparition. C’est la condition nécessaire pour donner un sens commun et une finalité intelligible à l’action politique, préventive et thérapeutique, et pour définir des stratégies et des modalités d’intervention véritablement opérationnelles.
Chapitre 5
ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE
addictions ne sont pas un phénomène venu de nulle part. Elles sont ancrées dans ce que nous sommes et nos manières de vivre, en particulier dans nos recherches de satisfactions avec les moyens et les attentes d’aujourd’hui. Elles ont à voir avec l’idée que nous nous faisons du bonheur et nos façons d’essayer de le trouver. Elles sont étroitement liées à l’évolution des techniques et à ce que celles-ci nous offrent comme nouveaux espaces, comme nouvelles sensations et comme « technologies de soi » : tous ces moyens de créer du sentiment d’existence, d’élargir et d’étendre le champ des expériences en repoussant les limites du possible. L’individu moderne est ainsi façonné par de nouveaux besoins, et il est souvent bien seul, non seulement pour choisir les réponses adéquates, mais pour trouver, dans tout cela, du sens à sa vie. Le contexte est un facteur déterminant dans la production et les représentations des conduites addictives. Il en détermine aussi les « solutions ». Ainsi, le concept d’addiction s’est construit à travers deux préoccupations modernes : la sécurité et la santé. D’un côté déviance et délinquance, de l’autre maladie du cerveau. Les États sont poussés à
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L
ES
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produire toujours plus de lois et de contrôles sur ces comportements, la médecine et l’industrie pharmaceutique à « mettre sur le marché » de nouvelles techniques toujours plus sophistiquées. La question n’est pas d’ignorer le besoin de règles ni de minimiser l’intérêt des neurosciences, mais elle est de ne pas enfermer les addictions dans une vision fragmentaire qui, en déniant leurs liens avec ce monde, ne fait qu’en accroître l’incompréhensibilité et les dommages.
LA
MODERNITÉ ET SES RISQUES
Certes, dans les discours et les traités d’addictologie, il est de bon ton d’accorder un rôle au contexte social et culturel. Mais ce rôle est généralement réduit à celui d’un facteur parmi d’autres, un peu comme un fond d’écran : l’essentiel est bien entendu le premier plan, en l’occurrence le produit et ses dangers, l’individu, sa biologie et sa psychologie. Pourtant, les conditions sociales et culturelles sont bien davantage qu’un arrière-plan, tout particulièrement dans la question des addictions. L’ ÈRE DE L’ HYPERCONSOMMATION EST CELLE DE LA BANALISATION DES STUPÉFIANTS « Des produits naturels ou de synthèse sans cesse croissants et à prix toujours plus bas d’un côté, l’éclatement des encadrements moraux, les anxiétés qui se répandent, l’hédonisation des mœurs de l’autre, tout cela provoque une forte expansion sociale des paradis artificiels. Le moment de l’hyperconsommation est celui de la banalisation du recours au stupéfiant. » Gilles Lipovetsky, 2006.
Les psychotropes et les possibilités qu’ils offrent, sont, comme d’autres technologies, des instruments issus de notre monde « moderne » ou « postmoderne1 » pour répondre à nos besoins de satisfactions : plaisirs, socialité et soulagement de souffrances. Leur disponibilité, leurs usages et leurs limites interrogent l’évolution globale de notre société
1. Nous n’entrerons pas ici dans le débat sur la question de savoir si nous sommes dans une époque « moderne », « post-moderne » ou une « seconde modernité ». En nous excusant auprès des sociologues et anthropologues qui attachent légitimement de l’importance à cette distinction, nous utilisons dans cet ouvrage les deux substantifs dans un sens équivalent, celui de la société et de la culture qui se mondialisent aujourd’hui, et qui se caractérise notamment par une nouvelle relation entre l’individu et la collectivité.
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autant que le micro-contexte social vécu par l’individu et sa famille. Et ils interrogent l’individu lui-même dans ses capacités de choix, et dans son éducation en ce qu’elle lui permet (ou pas) d’acquérir ces capacités. De nombreuses approches socio-anthropologiques analysent de façon approfondie et convergente ces mouvements de nos modes de vies, de nos représentations et de ce qui anime nos comportements comme nos systèmes économiques, sociaux et politiques. Nous ne prétendons pas en faire un panorama exhaustif, mais orienter le projecteur sur les liens, à nos yeux les plus significatifs, entre mutations sociales et pratiques addictives. Avec les « métamorphoses du rapport au monde » (Morel et al., 2003) qui s’impriment ainsi dans nos vies, l’expérience vécue dans la prise de substances prend des significations et des fonctions nouvelles. Nous devons en tenir compte pour proposer des réponses adaptées.
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La primauté de l’individu et l’impératif du bonheur L’individu a pris une place sans précédent dans nos façons de penser le monde et nos existences. Nous n’avons jamais autant exploré les potentiels et les ressources dont il dispose en tant qu’être unique jouissant d’une certaine liberté. Nous sommes dans une civilisation de l’individu et du bonheur. Il existe bien entendu des degrés et des variables en fonction des pays, des cultures et des communautés, mais ces variations sont moindres que le constat perceptible à l’échelle planétaire : l’individu est au centre de notre vision du monde et, dans beaucoup de pays, au centre du système politique. La dimension positive de cet « individualisme » l’emporte sur ses inconvénients, en tout cas dans nos perceptions d’aujourd’hui. Nous avons acquis une capacité d’agir et de découvrir individuellement jamais atteinte jusqu’ici et peu de gens souhaiteraient revenir en arrière. L’individu est possiblement acteur du système politique, agent de consommation, concepteur et opérateur de sa propre vie (de son corps, de sa famille, de sa santé, de sa carrière, et même de sa mort...). Bien sûr, la liberté de l’individu dans ces trois domaines essentiels (citoyenneté, économie, vie privée) est relative : il s’agit d’un principe organisateur des représentations et de l’éthique sociale qui ne fait pas pour autant disparaître les inégalités, les contraintes, le besoin d’aspirations communes et de normes collectives. Ce besoin de liens est tout aussi constant et impératif que celui de liberté. Mais l’individualisme n’a évidemment pas que des aspects « libérateurs », car il distend les liens des individus entre eux et des individus à la collectivité. D’innombrables analyses montrent que nous sommes passés
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d’une société soudée autour du devoir envers la collectivité, à une société qui met au centre le devoir de se réaliser soi-même. L’autodétermination prime sur la conformité à « la masse » jusqu’à la limite (pas toujours aisée à tracer) où les comportements individuels pourraient aller à l’encontre des intérêts d’autrui. Voilà donc la question à laquelle nous sommes confrontés : comment aider l’individu à aller au bout de sa quête individuelle sans mettre en péril son environnement social et écologique, sans se mettre en péril lui-même ? Le bonheur — au sens de correspondre aux canons de la réussite — est devenu un marqueur de la réalisation de soi, et, de ce fait, a pris la forme d’une obligation, intégrée comme telle par chacun. Cet impératif du bonheur et de la plénitude conduit à une « tyrannie du plaisir » et accroît la difficulté à intégrer la limite, la souffrance, la vieillesse, la mort. Or l’individu n’échappera pas à l’expérience du sentiment d’échec personnel, et cet échec sera d’autant moins dépassable qu’il se déroule dans cette « civilisation du bonheur ». L’augmentation des dépressions et des anxiétés, tous les symptômes de dégradation de l’estime de soi signalent cette nouvelle vulnérabilité de l’individu (Lipovetsky, 2006). Toutes ces questions sont au cœur de l’expérience addictive. L’individu et l’exigence de performance La primauté de l’individu a plusieurs conséquences capitales. L’une d’entre elles est que le sujet « moderne » va rechercher son bien-être et le sens de sa vie d’abord en fonction de lui-même (« être soi-même »). Ainsi, est-il conduit hors des chemins balisés par des normes et des interdits extérieurs, qu’ils viennent des contraintes imposées par la nature ou des règles restrictives imposées par le groupe. Le résultat est une extraordinaire diversité des modèles de vie et leur grande variabilité dans un même espace1 , et selon les époques de la vie de chacun. Les travaux sur ces questions ont des titres significatifs : Les Tyrannies de l’intimité de R. Sennett (1979), L’Ère du vide de G. Lipovetsky (1983), La Fatigue d’être soi d’A. Ehrenberg (1998), La Culture du narcissisme de G. Lasch (2000), Les Uns avec les autres : quand l’individualisme crée du lien de F. de Singly (2003), L’Invention de soi de J.-C. Kauffman (2004), pour ne citer que quelques exemples. Tous développent avec plus ou moins d’insistance les thèmes du déclin des formes traditionnelles 1. On peut l’observer par exemple dans toutes les grandes mégapoles, quel que soit le continent.
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d’appartenance et la mise en lumière des contraintes paradoxales de ce qui découle du nouvel impératif social : la réalisation de soi et le dépassement de soi. Nul ne peut en effet nier « la montée des valeurs qui favorisent le droit à réaliser les besoins de l’expérience de soi » comme l’a écrit Helmut Klages (1983). Cette société nous permet et nous enjoint même d’être « le constructeur flexible de sa propre vie », le plasticien de son existence, du vécu des événements rencontrés et de ses émotions. Ce faisant, en passant de valeurs comme « une vie de famille heureuse » à celles de « l’épanouissement de l’individualité », des tensions nouvelles apparaissent entre l’individu et l’éthique sociale, les libertés nouvelles créent des incertitudes nouvelles. Nous sommes entrés dans « la société du vécu » comme l’a développé un autre auteur germanophone, Gerhard Schulze (1993). Alain Ehrenberg (1991, 1995, 1998) avait aussi pointé les effets du « néo-individualisme » et exploré ses liens avec le développement des expériences addictives. Sur sa face « positive », il y a la valorisation d’un individu souple, mobile, autonome, donc adaptable aux exigences du monde moderne, capable de trouver et de définir par lui-même ses repères. Pour parvenir à cet idéal, l’individu « moderne » n’a guère d’autre choix que de consommer les objets produits à cet effet (car la libre consommation est un autre pilier de notre système collectif). Mais le risque de créer un individu fragile, anxieux, insatiable et se mesurant en permanence à l’autre, en est la face plus « négative ». Si on entrait naguère dans l’usage de psychotropes pour se « libérer » d’un carcan collectif étouffant, on y recourt de plus en plus pour chercher à apaiser les angoisses d’un monde trop incertain. Là où on cherchait à explorer des univers « parallèles », on consomme dans une course à la performance qu’alimente la compétition sociale... La consommation de drogues, dans notre société en tout cas, n’est donc en rien « antisociale ». Au contraire, elle est parfaitement conforme aux valeurs sociales dominantes. Il est logique qu’elle fasse l’objet de revendications, à l’image de la liberté de choix en matière de croyance, de mode de vie, de commerce, de sexualité et de plaisir. Si « jouir sans entrave » était une illusion soixante-huitarde exposant à de nombreux risques, la recherche du bonheur maximal de l’homme moderne n’en comporte pas moins. Aussi doit-elle être balisée et éduquée pour prendre sens et parvenir à son objet : la satisfaction personnelle dans le respect des autres, et en se dégageant de l’illusion du « tout est possible ».
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L’individu et sa solitude En poussant l’individu à se centrer sur lui pour répondre au défi de se réaliser lui-même, nos sociétés compliquent son intégration au monde. Comme dans un mouvement de balancier, la dimension d’appartenance collective, essentielle à une réalisation satisfaisante d’une vie d’homme, est en concurrence avec la forme individuelle de réalisation de soi. Le constat est connu : nos modes de vie d’aujourd’hui mettent à mal ou délitent les liens sociaux. L’organisation sociale a longtemps imposé, décidé, limité, normé ; aujourd’hui l’individu se retrouve en nécessité de choisir et d’assumer la responsabilité individuelle de son choix. Comme si, en échange d’une autonomie supérieure, il devait se confronter à la tension représentée par ce « devoir choisir », seul. Un premier facteur de « déliaison sociale », souvent relevé, est celui de l’affaiblissement des affiliations par la tradition, l’affaiblissement des rituels intégratifs. Déstabilisation des cadres conventionnels et sociaux, diminution du pouvoir des institutions de socialisation, y compris les relations intrafamiliales et les modèles d’identification comme ceux liés aux genres et ou aux positions parentales, l’énumération des mutations/crises peut être impressionnante. Les grandes industries, telles celles des mines, des aciéries, du textile et autres manufactures, tous ces conglomérats qui régentaient la vie des familles, organisant le travail mais aussi les loisirs, le commerce, l’habitat, etc., ont disparu en quelques décennies. La famille, l’école, l’armée qui constituaient des temps et des lieux de socialisation sont à la recherche de nouvelles légitimités et de la redéfinition de leurs fonctions. Nombreux sont aussi les auteurs qui ont analysé l’évolution du lien au religieux et au politique, et donc aux Églises et aux partis. Toutes ces mutations ont pour conséquence un effacement des effets de transmission, de traditions partagées et d’appropriation de conduites antérieures qui apportaient à chacun, notamment durant l’enfance et l’adolescence, des repères et des modèles pour se situer dans l’espace social adulte. Il en résulte une perte d’un « savoir être » collectif facteur d’anxiété individuelle mais aussi d’affaiblissement des systèmes de régulation des prises de risques. La séparation s’accentue entre le monde adulte et des mondes adolescents. L’accès difficile et retardé au monde du travail, la fragilisation et l’évolution des statuts professionnels renforce cette coupure qui prive les adolescents d’un accompagnement de leurs expériences de vie. Cette coupure les renvoie vers des groupes plus « homogènes », et moins intégrés au monde adulte. La perte du collectif
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et des traditions est potentiellement une perte de compétences et de savoir faire1 .
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Un nouveau rapport entre autorité et éducation L’affaiblissement de l’autorité est un autre aspect souvent mis en exergue pour décrire cette « mutation » de l’individu (jeune) dans la modernité. Il suscite des politiques renforçant toujours plus les systèmes de contrôle. Mais l’autorité ne semble pas se trouver dans cette surenchère de plus en plus coûteuse et vaine de tels systèmes. Hannah Arendt a rappelé que l’exercice de l’autorité repose sur la double reconnaissance préalable de la hiérarchie et de l’intérêt de la transmission du savoir. Sinon, il ne s’agit que d’autoritarisme, d’une soumission à la domination du plus fort : c’est la force qui impose la soumission, et non la soumission à un principe d’autorité qui fait loi. Cette intégration du principe d’autorité implique une différenciation claire des frontières sensorielles autant que psychiques entre adultes et adolescents. C’est la position « hiérarchique » de l’adulte qui assure cette distinction : détenteur d’une place et d’une compétence sociale à laquelle le jeune adulte aspire à accéder, il est reconnu comme « compétent ». Aujourd’hui, cette place se trouve bien souvent ébranlée par les mutations du monde que les parents subissent de plein fouet, les plaçant dans une posture délicate pour formuler leurs interdits. La désagrégation du cadre institutionnel qui donnait consistance à l’autorité du père laisse une prééminence disproportionnée à des liens intrafamiliaux affectifs. Les adultes sont perçus, à tort ou à raison, comme « non compétents ». Leur « compétence sociale » n’est plus recherchée ni même attendue. Elle est jugée inadaptée au monde tel qu’il est, alors même que ce monde est de plus en plus difficile à appréhender par l’intensité des mutations techniques et sociétales qu’il connaît. Ce non-désir du savoir des adultes conduit à les disqualifier dans leurs fonctions d’apprentissage, et donc à les affaiblir dans leur posture d’autorité.
1. Nous savons par exemple que l’usage d’une substance psycho-actives est à risque plus élevé dès lors qu’il échappe à des savoirs traditionnels et à leurs régulations établies à partir d’une expérience acquise et transmise. Les exemples sont nombreux, citons simplement celui de l’usage d’ayahuasca et d’autres plantes hallucinogènes. Celui-ci conduit facilement les occidentaux qui veulent en faire un usage récréatif ou pseudo religieux à des bad trips, alors que les tribus amazoniennes en font des usages chamaniques traditionnels dans un cadre culturel très codifié leur donnant « naturellement » sens d’expérience autant mystique que thérapeutique.
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Avec cette évolution de la relation à l’adulte, c’est aussi le rapport à l’autorité qui a évolué (Gauchet, 2002) et qui connaît une crise. L’autorité est aujourd’hui moins ressentie comme un moyen de l’intégration au collectif que comme une contrainte inutile envers la réalisation personnelle, « le droit à ». Ainsi, les modèles et systèmes d’éducation en place ne paraissent pas toujours en mesure d’apporter les freins et les régulations aux expériences vécues. La priorité est de former des êtres autonomes, singuliers, mobiles, adaptables et adaptés. L’épanouissement de l’enfant, de sa créativité et de ses capacités d’apprentissage est inévitablement en tension avec le conformisme, la soumission au collectif, le respect de la tradition. La société consumériste a économiquement besoin de personnes attentives aux notions de bien-être et de confort, capables de changements multiples et successifs. Le niveau d’équipement atteint par nos sociétés conduit à privilégier une économie de l’achat. L’acte d’achat ne résulte plus d’un besoin fonctionnel mais d’un désir d’accéder à un stade supérieur d’équipement comme signe tout à la fois d’appartenance et de différenciation. Avoir l’objet que tout le monde a (téléphone portable, MP3, ordinateur et blog personnel, chaussures et vêtements de marque...), mais l’avoir sous une forme personnelle ou nouvelle, qui nous différencie et nous qualifie. Cet appel à la créativité, à l’originalité produit une éducation moins centrée sur la norme et qui laisse l’individu davantage seul, partagé entre des liens appartenances intragénérationnelles, intracommunautaires et intrafamiliaux, pour fixer les règles qui l’aideront à contenir un cycle besoin/satisfaction/besoin fortement sollicité. Crises des familles et des identités À l’intérieur de la cellule familiale, la mutation découle d’une évolution des fonctions sociales de la famille. Nous y retrouvons le même affaiblissement de fonctions « modélisantes et socialisantes », au profit d’une finalité « singulière ». La fonction de transmission et de gestion du lien au social fut essentielle au XIXe et encore au XXe siècle. Aujourd’hui, la famille se replie sur elle-même pour assurer son nouvel objectif : le bonheur de ses enfants. La famille est modifiée dans son fonctionnement par cette prééminence de l’objectif « bonheur ». Les relations entre générations en connaissent des évolutions profondes. Si la famille traditionnelle tissait des liens de dépendance qui prenaient leur source dans des loyautés historiques, traversant les générations, insistant sur la fonction de transmission, la famille d’aujourd’hui se déploie dans le présent, autour de l’obligation de s’aimer les uns les autres, d’êtres libres et heureux. Elle se confronte au doute du choix de la meilleure stratégie.
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Louis Roussel a décrit cette désinstitutionnalisation de la famille qui s’éloigne de sa mission de matrice de l’adaptation de l’individu au social pour se centrer sur l’intime, sur le privé (Roussel, 1997). La conséquence première de ce repli est le risque qu’il génère une trop forte proximité entre les membres de la famille. Ainsi que le relève de Singly (2000), c’est la logique affective qui sous-tend la nouvelle éducation relationnelle. La famille se laisse envahir par une « fusion » affective, une sorte de fonctionnement où l’émotif prime et qui viendra ensuite en contradiction avec l’objectif de bonheur : l’autonomie est déchirement, la séparation est douleur. Sans chercher à systématiser ce qu’une clinique des familles fait apparaître, nous remarquons un certain nombre de points communs rencontrés lors des consultations : la pseudo-mutualité parents/enfants estompe les frontières générationnelles, la dynamique familiale s’organise autour du seul objectif « d’éviter le conflit », y compris dans sa dimension éducative et structurante, au nom de l’idéal d’amour et de bonheur devenu prépondérant. On n’ose dire non, de peur que l’autre ne rompe la relation. Il en découle une vraie problématique du lien, de la limite et de la séparation. Jean-Pierre Lebrun (1997) a montré comment s’installe ainsi une indifférenciation entre le légal et l’interdit, entre les différentes générations... avec les conséquences en termes d’autorité que nous avons déjà évoquées. Cette indifférenciation est aussi source d’une incertitude des limites et d’une perte des repères, une source d’angoisse. L’apparent confort apporté par l’évitement du conflit se « paye » par un surcroît de peur de l’intrusion, d’un manque de démarcation. Autres conséquences, les conflits de loyauté. Ils concernent autant le groupe famille vis-à-vis de sa communauté que l’individu vis-à-vis de sa famille. Les conflits sont multiples entre les familles à structure traditionnelle, avec leur valorisation du groupe famille et de son patrimoine, et le modèle individualiste du bonheur singulier. Familles issues des différentes immigrations, familles paysannes, familles ouvrières, familles de milieux sociaux favorisés partagent cette culture patrimoniale qui continue de préserver une soumission du bonheur privé au collectif (choix de conjoints, choix des métiers, etc.), même si les modalités en sont bien évidemment différentes. La morale du groupe se trouve en opposition à la loi du bonheur « moderne » et conduit à la souffrance, au renfermement sur le groupe communautaire ou au conflit de loyauté. Les familles y perdent leurs repères et leurs attaches identitaires. Les mécanismes de perte de la cohésion familiale, les tensions dans les groupes communautaires de référence marquent ainsi profondément certaines histoires de vie.
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Une partie des enfants, notamment en milieux populaires mais pas uniquement, élabore des réseaux de relation à la croisée de plusieurs mondes. Le monde officiel et légal qu’ils rencontrent « à distance », et un monde social fragmenté celui du quartier, celui de la précarité, du chômage et des stratégies de survie. Les difficultés de transmission des normes et des valeurs renvoient encore davantage les individualités à elles-mêmes, à leurs responsabilités et à la nécessité de « se débrouiller ». Cela aboutit parfois à créer et organiser un autre monde, un monde reconstitué qui va les aider à dépasser leurs vulnérabilités en rétablissant des liens et des cadres sociaux aux lisières du monde ordinaire : l’économie parallèle, les groupes d’adolescents, les bandes, le monde virtuel d’Internet où ils auront un imaginaire disponible... D’autres fractions des mêmes tranches d’âge partageant les mêmes conditions sociales peuvent emprunter d’autres voies pour se faire reconnaître et « respecter », ou « prennent sur eux » tout en traversant dans une grande solitude les multiples épreuves liées à ces conditions. Vitesse et immédiateté Parmi les éléments de compréhension sollicités pour appréhender cette mutation de l’expérience addictive, la temporalité — c’est-à-dire notre vécu commun du passé, du présent et de l’avenir — est aussi relevée. Elle s’est considérablement modifiée par la puissance d’instantanéité des nouvelles technologies. En particulier celles de la communication. Le « tout, tout de suite » ne peut plus être attribué aux seuls « toxicomanes ». L’accélération de la perception du temps est une tendance dominante. Elle envahit l’ensemble de nos existences. Nos sociétés occidentales fonctionnent sur un paradigme de l’usure rapide des objets. Pas une usure « naturelle », mais une usure fabriquée par la mode. Le produit est démodé, donc déclassé, jeté, délaissé. L’obsolescence des produits de la technologie impose une course au renouvellement. L’exemple le plus significatif est celui du téléphone portable, instrument dont on sait l’importance chez les adolescents, importance qui ne se réduit pas à sa fonctionnalité communicationnelle. Les spécialistes parlent d’une « consommation émotionnelle », et par définition, labile. Cette évolution de la temporalité se remarque aussi dans l’uniformisation des espaces. La consommation est partout : dans les trains, les aéroports, mais aussi les halls des hôpitaux, les écoles, etc. On consomme tout le temps, tous les jours, en ligne, à toute heure. La scansion du temps, entre-temps avec et temps sans, s’estompe. Paradoxalement, ce temps uniforme augmente le besoin de ruptures, l’impatience et le goût pour l’instantané. Des besoins auxquels répondent parfaitement les objets de
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la psychopharmacologie moderne. C’est ce qu’illustre cet extrait d’une thèse de médecine qui a étudié l’usage de calmants dans un groupe de patientes consultant en médecine générale. R ÉPARATION ET IMMÉDIATETÉ GRÂCE AUX BENZODIAZÉPINES « Il existe chez les patientes un refus de l’attente d’aller mieux. Leur rapport au temps est particulier du moins pour certaines. Elles vont chercher le médicament quand il n’y en a plus, fréquemment lors de consultation sans rendez-vous. Elles en prennent tout de suite, sans attendre, pour ne pas laisser monter en elle cette peur. Pourquoi attendre puisque je sais ce dont j’ai besoin ? Quitte même à devancer le problème, puisqu’elles le prennent de façon préventive. D’ailleurs elles définissent l’horaire et la dose du traitement à l’avance, en fonction de leur incapacité à gérer tel ou tel événement. Le sommeil pose problème alors je le prends le soir, ou bien j’ai du mal à gérer les courses alors je le prendrai vers 11 heures, ou bien encore, je le prendrai vers midi pour passer une bonne journée avec les enfants, c’est plus confortable, ça me permet d’être mieux avec eux. » Marie-Cécile Roche, 2005.
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Progrès techniques et exigences de responsabilité Si le primat de l’individu l’isole et le coupe des amortisseurs sociaux tout en démultipliant les risques d’enclencher le cycle addictif, une autre évolution marque l’histoire moderne : l’extraordinaire développement des capacités scientifiques et techniques pour repousser les limites de l’humain et explorer les « au-delà ». Aujourd’hui, beaucoup d’individus des sociétés occidentales peuvent découvrir le monde, voyager, aller sous les mers, sur les montagnes, dans les airs (et même pour certains, très riches, dans l’espace), se brancher sur le monde et communiquer comme jamais nous aurions pu l’imaginer. Nous avons accès à d’innombrables biens, naturels ou manufacturés, à d’innombrables informations et images. Nous fabriquons toujours davantage d’objets pour aller plus vite, avoir des plaisirs nouveaux, plus intenses, et minimiser les contraintes et les côtés pénibles de nos vies quotidiennes. C’est « le monde sans limites » dont parle Jean-Pierre Lebrun (1997) qui s’accompagne du mythe d’une science toute puissante, capable de tout découvrir et de tout soigner. Dans ce monde sans limite, toute contrainte se transforme vite en une entrave à la recherche du bonheur. Nous sommes dans une période historique où la question de la relation entre soi (individu) et le monde (un monde globalisé) a pris une acuité particulière et où un grand nombre d’humains est en contact avec des
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objets ou des capacités à stimuler des satisfactions censées apporter réponse à toute question, même si une partie encore plus grande de l’humanité en est partiellement ou totalement privée. Le pouvoir de l’acte s’est réduit au pouvoir de consommer. Que faire de ce pouvoir, fortement orienté et exploité par les intérêts économiques ? L’usage des drogues est l’un des exemples les plus illustratifs de ces questions. Nous recevons tous sur nos messageries électroniques des publicités de plus en plus explicites qui nous proposent toutes sortes de « pilules » (Viagra, Xanax, Valium, Tramadol, Tamiflu, etc.) avec des slogans comme : « No privacy exposure, no time wasted, no exorbitant prices ! Start a super life now ! » (« Pas de vie privée exposée, pas de temps gâché, pas de prix exorbitant ! Commencez une vie géniale maintenant ! »). N’est-ce pas là une illustration parfaite de valeurs ô combien essentielles de la modernité : au plus vite et au moins cher, avoir les objets qui vont donner le sentiment que sa propre vie est « géniale » ? De nos jours, les substances psycho-actives sont des assistants possibles dans tous les domaines et tous les instants de nos vies. Elles nous permettent d’agir sur les substances endogènes de notre cerveau, ces neuro-hormones et autres ligants qui inscrivent dans la physiologie de notre cerveau notre relation au monde, habituellement sous la médiation des sens. Ces substances nous permettent ainsi d’intervenir directement et immédiatement dans l’intimité de nos émotions et de nos perceptions. Peut-on rêver mieux ? La « maximalisation » de l’existence Se libérer des contraintes collectives au profit de l’expérience singulière, chercher le bonheur dans une « optimisation » de la performance singulière... Faire appel à l’intensité de cette expérience pour exorciser les craintes et peurs de nos solitudes et échecs... Aller plus vite, plus loin, plus fort... Telles sont les caractéristiques du « mode de vie maximal », selon l’expression d’André Therrien (2006), fortement valorisé dans la société moderne et qui met en jeu notre « potentiel addictif », le risque d’emballement du cycle de l’assuétude1 . Les rapports actuels entre sport et dopage en illustrent toute la force et l’actualité, mais ce n’est pas le seul secteur qu’elle concerne, loin de là. Au travail, dans la technologie du bien-être (beau, jeune, intelligent), dans l’expérimentation d’états modifiés pour la fête ou pour la simple 1. Voir, partie 1, la sixième « clé » : les mécanismes communs qui conduisent à l’addiction, chapitre 4, p. 71.
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découverte de soi... Toute la technologie moderne est au service de cette définition du bonheur à partir de la consommation d’objets répondant à un besoin insatiable de vitesse, d’instantanéité de réponse à tous nos maux, qu’ils soient dus aux contraintes de la vie elle-même ou qu’ils soient produits par la société. Cette maximalisation de l’existence et ses promesses de repousser toutes les limites humaines s’accompagne parallèlement d’une recherche des moyens pour en minimiser le plus possible les conséquences. Au risque parfois de s’aveugler. Des sportifs récusent les méfaits du dopage et la perversion des valeurs du sport qu’il induit. Le consommateur voudrait oublier que produire et consommer des biens, pousser à la recherche de satisfactions toujours plus immédiates et intenses, ne peut se faire sans tenir compte des limites des ressources. Les conséquences actuelles de cette maximalisation de la vie nous contraignent pourtant à nous à questionner sur le risque d’épuisement de l’individu et de la planète... Car c’est là sans doute le risque le plus radical — et le plus actuel — de la modernité : l’autodestruction. Disparition pure et simple de la planète qui par une société non régulée, inconsciente de ses limites, tel l’épuisement de la personne prise dans le cycle de l’addiction... Nous voilà face aux mêmes difficultés que le toxicomane ou l’alcoolique qui se dit « je ne peux plus continuer comme ça, je suis en train de creuser ma tombe ». Il cherche spontanément des solutions dans de petits aménagements mais doit se ranger à l’évidence, c’est une question globale, une question de mode de vie... Un autre risque est de répondre à cette dissolution des limites, à cette prévalence du singulier, à cette appétence pour l’intensité, par la seule sanction de l’excès et le contrôle des individus. Mais poser sans cesse de nouvelles limites sociales est vain sans éducation préalable à l’autorégulation. Cela conduit à la réponse sécuritaire inégalée que nous connaissons. Jamais les hommes ne se sont sentis aussi libres et jamais il y a eu autant de personnes en prison. Jamais nous n’avons eu autant d’objets pour satisfaire nos envies et nos besoins, et pourtant nous ne sommes pas plus heureux que nos aïeux. Risque de la modernité et risque psychotrope La dialectique entre besoin de sécurité (d’attachement) et besoin de nouveauté (d’exploration) est un moteur de la vie et du développement des hommes. C’est grâce à ce balancier que nous pouvons devenir adultes et nous adapter aux conditions dans lesquelles nous vivons.
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Ce mécanisme est ontologique, mais la société occidentale moderne et sa logique de développement exponentiel poussent les deux termes et leur contradiction à leurs paroxysmes. Tel est le risque de la modernité. D’un côté une logique de performance, de « flexibilité » et de prise de risque, et, de l’autre, un besoin de sécurité, de stabilité et de protection de ses ressources. Aussi, sommes-nous dans l’obligation de trouver de nouvelles régulations, de nouveaux équilibres, de nouveaux compromis. Du fait de leur ubiquité et de leur puissance expérientielle, les psychotropes sont au centre de ce conflit : attractifs pour toutes les satisfactions parfois intenses qu’ils peuvent apporter, ils suscitent la crainte pour les dangers qu’ils comportent également. Entre les deux « cubes » (cf. chapitre 3), lequel choisir ? Quel est le risque acceptable et quel est le contrôle supportable ? Autrement dit, comment « vivre avec » ces objets de modification de soi, comment savoir s’en servir tout en s’en protégeant ? En soulevant toutes ces questions, en suscitant tous ces enjeux, en créant un certain type de besoins et en produisant les objets sans cesse renouvelés, la modernité joue donc un rôle déterminant dans la question du risque psychotrope et des régulations possibles de ce risque. C’est ce rôle qu’il nous semble indispensable de préciser pour déterminer comment et sur quoi, individus et société peuvent intervenir. La critique de la modernité ne saurait faire le lit d’un discours passéiste, « pré 68 », regrettant la perte de l’autorité et le « bon vieux temps ». Le progrès reste une formidable réussite de l’homme, un témoignage de sa capacité à avancer et à influer sur le monde. Mais cette capacité, on le sait depuis longtemps, peut aussi le mener à sa perte si elle ne s’associe pas à une réflexion sur la gestion du mal-être, de la limite et du temps. Cette réflexion générale appliquée aux drogues nous paraît indispensable pour améliorer nos façons de « faire avec » ces risques et améliorer la prévention et le traitement des conduites pathologiques.
LA
CONSTRUCTION DE SOI , RISQUES ET EXPÉRIENCE PSYCHOTROPE Notre identité, notre subjectivité se construisent au fil de nos expériences et des conditions sociales (relationnelles, affectives, familiales) dans lesquelles se réalise cette « construction de soi ». Comment les
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expériences psychotropes et addicitives1 viennent-elles participer ou compliquer cette lente et progressive élaboration de soi ? La construction du sentiment d’identité est certainement le point crucial de la rencontre entre le corporel et le social, médiatisé par le psychisme. Il n’est donc pas surprenant que ce soit dans le temps de l’adolescence, moment où se jouent de façon la plus aiguë les tensions autour de l’identité et de l’autonomie, que l’usage de substances psychoactives, à l’instar d’autres comportements à risque, débute le plus souvent. Sollicitant particulièrement le « potentiel de risque addictif ». C’est en effet à cette période de la vie que l’équilibre est le plus précaire entre des stimulations internes et externes croissantes d’une part, et les limites éducatives et sociales rencontrées d’autre part. Les tensions internes et externes sont d’autant plus fortes, la recherche de sens et d’apaisement d’autant plus exigeante. Les conditions sont donc réunies pour le déclenchement et l’entretien du cycle de l’assuétude : le stress répété crée une souffrance et pousse le sujet à rechercher des solutions et à recourir aux objets les plus chargés en représentation d’efficacité immédiate pour lui. D’où le recours aux expériences psychocorporelles procurées par les drogues apaisantes ou euphorisantes. Une fois passés ces effets, revient alors en force un sentiment d’incapacité et de culpabilité qui, conscient ou non, renforce en retour l’angoisse et la tension. Ce processus de « renforcement positif » (ici de nature psychosociale plus que biologique) est particulièrement activé lors de l’adolescence2 . Les mutations de nos sociétés participent, nous l’avons vu, à amplifier les sollicitations et à rendre nécessaires de nouvelles régulations, notamment éducatives. Ce cycle révèle aussi un autre paradoxe de nos conduites modernes : alors que ce sont des problèmes à dominante sociale et psychique, ce sont des solutions « chimiques » qui sont adoptées. Paradoxe qui n’est qu’apparent, car s’il peut paraître vain de vouloir faire évoluer le monde, s’il peut sembler bien difficile de se changer soi-même, prendre un produit qui en quelques minutes apportera tout ou partie des changements désirés est beaucoup plus facile. Et tant pis si cela ne dure que quelques heures et si certaines conséquences négatives peuvent être durables, tant sur l’intégrité du corps que pour l’image de soi. Le moment de l’adolescence n’est pas le plus propice à l’anticipation et à
1. Voir les définitions d’expérience psychotrope et d’expérience addictive, chapitre 1. 2. Mais aussi à l’occasion d’autres événements ou périodes de la vie (traumatisme, deuils, licenciements, séparation, retraite...).
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une vision globale de l’expérience. Raison de plus pour accompagner cette expérience... Image de soi, appartenance et dépendance aux autres La dépendance à l’autre est inhérente à notre existence. Elle met en jeu l’image que l’on se fait de soi et l’image que les autres se font de moi. Elle se manifeste dans les émotions que l’on ressent en fonction de la présence ou de l’absence des autres, qu’il s’agisse d’émotions agréables comme la proximité et l’attachement, ou d’émotions douloureuses comme la solitude et l’abandon. L’appartenance reste un des mécanismes psychiques essentiels de la satisfaction ressentie par un être humain : si le corps peut se satisfaire d’une expérience de plaisir, pour le psychisme c’est le sentiment d’appartenance qui tient ce rôle. L’actuelle valorisation de l’individu modifie cette dynamique, notamment par le recul des processus d’affiliation. L’individu moderne est de moins en moins « identifié » par son inscription dans une identité collective (celle de son métier, de sa classe sociale par exemple). Ce recul des coordonnées « sociales » génère ce que des auteurs ont appelé « l’incertitude hypermoderne ». Elle est une source potentielle d’anxiété, et donc un appel à des solutions pour « gérer » cette anxiété, dont le recours aux substances et aux comportements addictifs. L’image de soi commence avant même la conception et la naissance. Un enfant est « imaginé » avant même que d’être conçu ! Il est d’abord un désir... celui de ses parents. Venu au monde, affublé d’un prénom, lesté de la généalogie d’un nom, il commence son travail d’enfant : décevoir ou satisfaire ce désir d’enfant de ses parents. Source de satisfaction, l’image de soi est donc aussi source de tension, d’anxiété. Ce premier équilibre, fait d’illusion et de désillusion, va se dénouer à l’adolescence lors d’une nouvelle étape du processus d’ouverture au monde. Dans ces années adolescentes, ce n’est plus exclusivement des parents qu’il attend confirmation de ce qu’il doit être pour être aimé, mais des autres, des pairs. Il va donc agir pour être « comme eux », pour appartenir à cette nouvelle communauté dont il a besoin pour sortir du cercle familial. L’intégration dans un groupe adolescent est importante et nécessaire. Cette intégration contribue à une bonne image de soi, et peut même faciliter la trajectoire scolaire. Les marqueurs en sont aussi identifiés : les vêtements, les modes, les objets, les tatouages, des prises de risque, des consommations de psychotropes... Tout est bon pour faire comme l’autre, être comme lui et donc consolider un sentiment d’appartenance essentiel, dont Boris Cyrulnik a écrit qu’il était « le
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meilleur tranquillisant naturel » (Cyrulnik, 1989) tandis que François de Singly considère qu’il « constitue l’être humain » (Singly, 2000). Pourtant, et non sans raison, beaucoup de parents redoutent l’immersion de leur enfant dans l’univers des groupes d’adolescents, car un groupe de pair peut imperceptiblement devenir aliénant. Faire corps avec le groupe de pairs peut se réaliser, parfois, au prix d’y perdre son autonomie (Pommereau, 2002).
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Consommation, regard de l’autre et identité À l’affaiblissement du sentiment d’appartenance sociale et familiale répond la survalorisation de l’image de soi et de ses « marques ». Le ballet des apparences n’en prend que plus d’importance. C’est par le biais du groupe, de cet entre-soi, que va souvent se jouer la définition de soi. On vient y chercher une redéfinition personnelle au travers d’une identification au collectif, et donc une sensation d’existence, de reconnaissance. Là où l’adulte voit des influences, souvent mauvaises, l’adolescent ressent l’apaisement de l’appartenance. Or, dans ces groupes, les jeux autour des risques et des usages de substances sont nombreux : l’ivresse et/ou la défonce jouent des rôles divers pour chacun mais très souvent de lien entre les membres. Ces façons de consommer participent de ce que Sophie Le Garrec décrit comme autant de positionnements dans le groupe, pour conforter ou modifier l’image de soi, pour soi et les autres (Le Garrec, 2002). Une tension peut aussi se manifester entre les normes et valeurs consuméristes, massivement intériorisées, et une vie économique précaire qui exclue d’une participation à la consommation. Cette contradiction n’est pas uniquement résolue par les espoirs vacillants et souvent déçus dans l’ascenseur social. Bien au contraire, le désinvestissement de la confiance en ce mécanisme conduit à un ressenti d’exclusion de plus en plus fort et/ou à des comportements de délinquances et de combines qui sont autant d’échappatoires. L’identification au quartier, vécue comme un stigmate dévalorisant, l’exclusion du marché du travail, un mépris de la condition ouvrière, le désinvestissement de la politique conduit paradoxalement à valoriser le vol, la débrouille, le bizness comme des stratégies adaptées pour accéder aux pratiques consuméristes. Ils arrivent à ce paradoxe de revendiquer leur délinquance comme une manière de vivre « normale » par un de ces mouvements de déplacement du sens et d’inversion de la valeur d’une conduite qui sont au cœur de notre réflexion.
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Identité, individuation et séparation des parents sont autant de tensions et d’éléments saillants de la construction de soi sur lesquels interviennent et s’inscrivent les consommations de substances psycho-actives à l’adolescence. Nous retrouvons ces éléments en examinant, par exemple, les motivations pour fumer la première cigarette. Il est bien rare que soit mentionné l’espoir d’un plaisir « biologique » (psychocorporel). En revanche, la satisfaction recherchée résulte le plus souvent d’un effet doublement induit par la psychodynamique de l’adolescent : une modification positive de la perception que les autres ont de moi (fumer me vieillit dans le regard des autres) et un renforcement de mon appartenance au groupe (j’ai fait comme eux). D’une part, se vieillir c’est accélérer la traversée d’une période ingrate dont « devenir un grand » est bien l’issue. D’autre part, le sentiment d’appartenance apaise les doutes identitaires. Ce n’est donc pas la sensation déclenchée par le produit qui est à ce stade la motivation dominante, mais ce que le produit modifie dans le regard que l’autre porte sur moi, l’expérience psychosociale de la substance. La recherche de sensations Outre les processus identitaires, un deuxième facteur de consommation de substances psycho-actives à l’adolescence est un degré élevé d’appétence pour les sensations fortes. La satisfaction passe par la recherche d’expériences nouvelles, l’excitation du risque, un goût pour les limites et la marge des normes sociales. Comme pour les autres facteurs, le pôle infantile n’est pas sans influence sur cette appétence. Le nourrisson fait, in utero puis à la naissance, l’expérience d’un bain sensoriel plus ou moins diversifié et riche d’expériences (Anzieu, 1994). C’est l’occasion d’une première différenciation du monde : différenciation olfactive du corps maternel et du corps paternel, différenciation motrice du porté féminin et de la stimulation motrice masculine, différenciation sonore, les voies, les bruits, les sons ; différenciations visuelles, avec l’angoisse du visage étranger. Ce bain sensoriel est essentiel à son devenir par les échanges qu’il institue. Cet équilibre va être remis en cause par les processus pubertaires. La sensorialité quitte le terrain relationnel apaisé pour se redéployer sur un terrain dont l’arrière-plan devient de plus en plus sexué, donc potentiellement conflictuel. Là aussi, les marqueurs en sont connus : le contact physique avec l’adulte s’en trouve modifié, avec un éloignement du corps des parents. Les échanges entre pairs en sont perturbés, le regard
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des autres venant connoter sexuellement les mouvements d’approche et d’éloignement. Exprimer une émotion dans un cadre relationnel devient problème. Il en résulte un possible repli régressif dans une recherche de sensations1 . Si l’apprentissage vient « ouvrir » le champ des possibles, libérant ainsi l’expression émotionnelle, la sensorialité peut à l’inverse faire écran à ce qui est insupportable dans l’émotionnel, par l’intensité des expériences qu’elle peut offrir. Le besoin de sensations n’est pas le même pour tous. Les garçons iront particulièrement rechercher la motricité, mais cette sur-activation sensorielle peut concerner les deux sexes : on s’enferme dans l’écoute de la musique, on recherche des « sensations fortes » dans la vitesse, le jeu, le fantasme, le risque, etc. Le vocabulaire des adolescents exprime cela : on « s’éclate », on « se pète la gueule », on « se déchire »... Ce deuxième mouvement de l’adolescence est donc lui aussi potentiellement celui d’une entrée dans les usages de produits psychoactifs : l’alcool, avec l’ivresse, le cannabis qui peut jouer sur l’effet relaxant, sur l’effet « défonce ». Et parfois plus : l’ecstasy, les champignons, les usages associés... L’expérience d’usage vient apporter la satisfaction d’un supplément de stimulation, parfois complété par l’occultation de l’incapacité émotionnelle transitoire induit par le surgissement du sexuel. Cette stimulation sensorielle par le produit peut aller jusqu’à l’évitement de l’expérience sexuelle, soit en la rendant impossible, soit en la réduisant à un acte physique dont le sujet est « absent ». Cette signification « positive », cette valeur « solutions » l’emportera sur toutes autres considérations de l’expérience addictive... Comme dans le scénario de l’appartenance/dépendance, cet attrait pour l’émotionnel/sensoriel est renforcé par les évolutions sociales. La société évolue vers un modèle qui sollicite de plus en plus ces émotions. La place prise dans le marketing par les mécanismes de « consommation émotionnelle » l’illustre parfaitement (Lipovetsky, 2006). Pour déclencher un réflexe d’achat, la stratégie marketing fait vivre aux consommateurs des expériences affectives, imaginaires et sensorielles. Le message publicitaire ne sollicite plus la simple fonctionnalité, trop froide, mais l’émotionnel : être un conquérant, puis acquérir la voiture d’un conquérant... Nous sommes dans une économie de l’expérience, où il s’agit d’offrir du vécu, du ressenti. La logique de consommation
1. L’expression « recherche de sensations » n’est ici pas exactement celle développée par Marvin Zuckerman (1979) qui y voit une base étiologique à travers des particularités neurobiologiques individuelles déterminant un profil psychologique spécifique chez certains sujets ayant besoin plus que les autres de décharges dopaminergiques.
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recherche l’ivresse des sensations, des émotions, mais s’engage à l’apporter sans risque ni inconvénients. Message bien contradictoire en termes d’éducation : faire des expériences « extrêmes » dont le risque serait absent est une gageure ! Il est alors présomptueux d’espérer limiter, sans un vrai travail éducatif, la quête de sensations ainsi socialement promue. Et les adolescents nous le rappellent en multipliant leurs expériences avec les produits, licites ou non, dans des recherches de sensations fortes, de défonces, d’expériences intenses. L’ordalie et les transgressions Le troisième facteur à la base des comportements d’usage de substances psycho-actives de l’adolescent est celui de l’ordalie et de la transgression. L’ordalie est historiquement une mise en scène du jugement de Dieu : le résultat d’une épreuve « à mort » servant à déterminer de la validité ou non d’une accusation. En sortir vivant, revenait à avoir fait la preuve de son innocence. On pouvait ensuite reprendre sa vie parmi les autres. Sinon, la mort valait sanction de la faute. Il existe des problématiques identitaires d’adolescents que cette notion d’ordalie permet de mieux comprendre. Il s’agit de se confronter à une épreuve et de questionner une autorité suprême, afin de se sentir autorisé à continuer de vivre. La prise de risque extrême, telle l’épreuve ordalique, vient conforter un sentiment d’identité vacillant. Ces adolescents, après de tels actes mettant réellement en jeu leur vie, décrivent l’apaisement succédant à cet acte. Mais cet apaisement n’est que temporaire, et appelle à renouveler un acte comparable pour retrouver cet état. La mise en danger par la prise de certaines substances peut parfois traduire ce type de motivation. L’usage de substance illicite ou l’abus de substance licite peuvent trouver aussi leur valeur pour l’adolescent en ce qu’ils constituent une transgression d’un interdit fixé par l’adulte. Ainsi, le cannabis est d’autant plus attractif qu’il est illégal, une ivresse alcoolique qu’elle est réprouvée par les adultes, tous deux représentant un rituel de passage intégratif. Toutefois, aujourd’hui, l’usage de substance ne semble plus aussi directement lié à l’idée d’un comportement transgressif, de part un estompage des limites et de l’interdit. La logique de la transgression implique une envie de « bousculer » l’adulte pour prendre sa place ce qui ne paraît pas animer les comportements aujourd’hui. Pour de nombreux adolescents, le futur n’est pas quelque chose qui se désire et sur lequel ils peuvent avoir prise. Le futur laisse indifférent, il fait même plutôt
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peur et repousse : société en décomposition, ultra-violente, marquée par les guerres, les scénarios de films décrivent ce monde d’après la civilisation, version apocalyptique du no future. L’adolescent se retourne donc davantage vers le présent et l’intensité du moment, la peur du vide et de l’ennui. Le sens du comportement addictif en est changé : la satisfaction apportée par le produit n’est plus d’avoir permis de faire l’expérience des limites en transgressant un interdit. Le produit vient aider à gérer un rapport au monde insatisfaisant et, en cela, l’expérience psychotrope gagne en puissance de satisfaction et en force d’attraction. Bien évidemment, tous ces scénarios, présentés ici de façon autonome, s’entrecroisent et se combinent. Chacun d’entre eux doit être lu avec les clés de la première partie : elles indiquent comment ces dimensions de l’expérience addictives peuvent interagir. Dans le premier scénario, la substance est recherchée pour l’image qu’elle donne, et le danger est relativisé. Le deuxième scénario fait appel à la capacité d’un produit de procurer des sensations « fortes », des substances et des modes de consommation sont particulièrement utilisés pour cela. Enfin, le troisième scénario inclut la possibilité d’un risque vital, d’une réelle mise en danger dans le présent qui n’existe pas dans le premier.
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Représentations subjectives et représentations sociales Les dimensions « identitaires » sont très présentes dans la mise en jeu de l’expérience addicitive, mais elles sont rarement vécues comme tel. Bien souvent, le récit du consommateur comme de son entourage rapporte le début de l’usage à une « rencontre » considérée comme cause ou déclencheur de l’initiation. Pourtant, ce qui se joue dans cette rencontre ne peut être séparé de la période qui précède et des attentes qui vont donner sens à l’expérience. Avant de consommer, la personne est en contact avec les produits, elle va les côtoyer socialement avant d’en faire usage. Cela se passe dans la famille, avec les usages d’alcool, de tabac, voire de cannabis et à l’extérieur de la famille, dans le cadre de loisirs, de sports, de temps extrascolaires, au travail, etc. Cela suscite des questions, entretient des illusions et construit un premier savoir profane qui sera à la base des premières expériences d’usage. C’est sur les bases de cette première signification sociale que se construisent progressivement les attentes et le sens du comportement (appartenance à un groupe, différenciation générationnelle ou sociale, revendication festive...), selon aussi le contexte et la personnalité de
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la personne concernée. Ce sens sera ensuite complété et renforcé, parfois même contredit par les effets ressentis lors des premiers usages qui viennent avec la phase d’initiation. Pour une même pratique, il y a ainsi des sens très différents. Pedretti-Watel (2003) parle d’une « médiatisation des effets pharmacologiques par l’insertion sociale et familiale ». La signification de l’usage peut être celle d’une solution apportant « satisfaction » là où bien souvent l’entourage insiste sur l’aspect problème ; elle peut être celle d’une profonde détermination là ou l’entourage ne verra que manque de volonté. Comprendre les mécanismes de ces possibles inversions des représentations du risque et de la causalité est une nécessité pour élaborer un accompagnement adapté de ces conduites. L’un des grands enjeux de la politique des drogues est précisément de faire lien et cohérence entre les représentations subjectives (ou expérience psychocorporelle), celles issues de l’expérience de soi, et les représentations sociales (ou expérience psychosociale), celles véhiculées par les messages de prévention et par les lois. Nous constatons que ces représentations sont souvent discordantes et qu’en imposant par exemple une expérience (ou représentation) sociale négative et menaçante à une expérience personnelle ressentie comme positive et libératrice d’énergie, la société brouille le sens de l’expérience des individus et ne les aide pas à gérer celle-ci. Il nous paraît capital de corriger ce hiatus. Fragilisations sociales et conduites à risques La notion de « conduite à risque », plus large que celle des seules conduites addictives, recouvre des pratiques consistant à se mettre en danger de façon répétitive, sur les plans physique, psychologique ou social. Ce sont des conduites qui ont aussi en commun de susciter chez leurs auteurs des expériences intenses. La question qu’elles posent n’est pas la prise de risque — qui fait partie de toute adolescence et de toute existence —, mais ses excès. Comme les expériences psychotropes, ces comportements sont multiformes et traduisent différents types de tensions. Des sociologues et des préventeurs du département de Seine-Saint-Denis qui ont travaillé sur ces conduites distinguent trois « sphères de vulnérabilité » sources de ces tensions : le social, le familial et l’intime1 . Ces tensions s’entrecroisent dans les parcours de
1. Ce travail que nous reprenons en partie ici a été publié dans « Les conduites à risques : penser et agir la prévention » Proximités, revue de la mission départementale de prévention des conduites à risques du 93, hors série, juin 2007.
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vie1 et s’inscrivent plus ou moins dans chacune de ces « sphères ». Les conduites à risques contribuent ainsi à des « habitus de vie » d’autant plus prégnants que les possibilités d’agir sur l’environnement (s’adapter, expérimenter, se confronter...) apparaissent restreintes ou inaccessibles.
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La sphère sociale Déscolarisation, isolement et précarisation des conditions de vie contribuent au développement de la marginalisation et à l’engagement dans des activités illicites (économie souterraine, violences collectives, délits divers...), parfois dans l’errance et la rue. Socialement, les conduites à risques ont une quadruple origine : la précarisation et l’enclavement dans le territoire, la fragilisation des instances de socialisation traditionnelle, la structuration par « l’école de la rue », les discriminations ethniques et conflits de cultures. Des modes de socialisation décalée vont se développer au sein de cercles de relations, de collectifs « déviants ». Commerce des drogues et recel constituent ainsi, parfois, un apprentissage intégratif suivant une double logique : insertion (trouver une place et des moyens d’y rester), et accumulation (constituer un capital hors du circuit). Il en résulte des « effets secondaires » : un rapport biaisé à la violence nécessaire pour défendre sa réputation et son territoire, un rapport à l’argent fossé par l’argent du « bizness ». Dans ces contextes, les conduites à risques peuvent représenter une manière paradoxale de s’affirmer, de se faire reconnaître et de trouver une place socialement valorisée. Deux types de conduites se rencontrent davantage dans ce registre social : l’intériorisation des stigmates (victimisation, maladies somatiques, addictions) ou, au contraire, l’inversion du stigmate en jouant de la mauvaise réputation et de la peur pour se faire respecter. Plus les causes des tensions s’exerçant sur les individus (adolescents en premier lieu) relèvent de difficultés économiques, plus les prises de risques renvoient à des impératifs de survie. Lorsque la division, la fragmentation des quartiers brise les solidarités et provoque des crises de la vie commune, la question de la protection des siens, du contrôle d’un territoire et du droit d’être là devient alors centrale.
La sphère familiale La sphère familiale renvoie aux relations privées, aux rapports hommes/femmes, aux relations intrafamiliales, aux échanges propres 1. La reconstitution des biographies et des trajectoires des personnes engagées dans ces conduites permet d’identifier ces contextes et facteurs de production de comportements à risques.
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aux groupes de pairs, à la parentalité... Des violences peuvent affecter la cohérence et l’intégrité des trajectoires individuelles (séquestrations, fugues, viols, grossesses précoces...). On retrouve l’évolution des liens familiaux déjà évoquée avec ses conséquences : fragilisation de l’exercice des fonctions parentales, discréditation (voire disqualification) des pères et de leur autorité, familles monoparentales, mères seules et dans la précarité, enfants « parentalisés » et brouillage des frontières entre générations. Ce contexte de transformation des normes concerne aussi les normes de genre : les relations hommes/femmes se conflictualisent, les relations entre garçons et filles tendent à se dégrader. Les attitudes viriloïdes des garçons renforcent en miroir celles des filles qui ont tendance à fuir la cité, à se confiner ou se voiler.
La sphère intime La troisième sphère concerne des vulnérabilités inscrites dans l’intimité des individus. La recherche de sensations (prise de psychotropes, mises en danger de soi, conduites ordaliques) et les violences exercées contre soi (scarifications, automutilations, conduites alimentaires problématiques, tentatives de suicide...) y sont dominantes. Ces conduites à risques renvoient à une fonction de régulation des tensions émotionnelles et des affects (Bouhnik, 2007), en lien avec l’environnement social. Confrontés à des sentiments dépressifs de résignation, de peur, d’anxiété, d’isolement et d’impuissance, certains recourent aux produits psychoactifs et aux comportements provocants (violence, virilisme...) pour se mettre en scène, lever des inhibitions, masquer les peurs, augmenter les performances, s’endurcir et s’imposer dans les jeux de réputation (Sauvadet, 2006). La quête de distinction et de prestige, stimulée par les conduites à risques, peut devenir exponentielle et produire des basculements importants dans les trajectoires. Les personnes qui se sentent débordées par leurs révoltes peuvent gérer leurs émotions en consommant des produits calmants, en adoptant des attitudes d’isolement, de retrait, qui leur donnent le sentiment de « diminuer la pression », de « déconnecter » et d’« oublier ». Mais quand ils en perdent la maîtrise, ces conduites tendent à les fragiliser physiquement et socialement. À l’effet classique de levée des inhibitions et de stimulation des capacités communicationnelles et sensorielles, les drogues apportent la participation à l’économie souterraine et une certaine reconnaissance. L’expérience d’usage vient également briser l’ennui, la routine et fournir des mises à l’épreuve valorisantes. Les prises de risques se voient alors attribuer la fonction de redonner du sens à des parcours ensevelis dans un quotidien monotone et sans horizon (Aquatias, 1998).
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Il est significatif de constater avec les auteurs du document cité que ce contexte social d’usage permet paradoxalement à certains de contrôler leurs conduites d’excès. Lorsque la culture du groupe est tournée vers la maîtrise de soi, les liens de confiance et l’équilibre psychique, elle « qualifie » celui qui « gère » par opposition à celui qui perd pied du fait de sa soumission au produit. La défonce, recherchée dans sa dimension « festive » est vécue comme un droit, la preuve de la maîtrise, un signe de réussite, là où la dépendance signifie l’échec, la déchéance. Pour préserver ce résultat, les usagers se cantonnent à des prises de risque « acceptables » : ils doivent faire la preuve de leur capacité à rester dans la « maîtrise » et à développer des stratégies d’évitement des situations les plus dangereuses. À l’inverse, les mises en danger compulsives détruisent la réputation des jeunes et des familles. Quand le système de régulation échoue, les logiques d’exacerbation des délits et/ou des « défonces » s’accélèrent, produisant des effets de précarisation en boucle, destructeurs ou autodestructeurs. L’analyse des interactions entre les situations sociales et des comportements à risques et addictifs montre que « le social » ne se réduit pas un « facteur » ni à une « vulnérabilité », mais qu’il imprime et rend intelligible ces comportements. Il les « fabrique » comme il peut les réguler. Une contextualisation approfondie de l’expérience est indispensable. Nous l’amorçons ici à propos de l’expérience addictive, mais beaucoup reste à faire dans ce domaine de connaissance.
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ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION DES ADDICTIONS Avec la sexualité, ou peut-être intrinsèquement à celle-ci, les addictions touchent au point focal de la question morale : jusqu’où ? Jusqu’où est-il licite, c’est-à-dire non mortel, de prendre du plaisir, et uniquement d’en prendre ? Ce plaisir autoproduit peut-il indûment s’émanciper de l’échange avec autrui, de l’interaction régulatrice du rapport intersubjectif et de la médiation des sens ? Peut-il échapper aux limites fixées par la coutume ou par la loi ? Peut-il échapper aux limites de l’individu et de ses ressources biologiques et psychiques ? Telles sont les questions permanentes posées par l’addiction. Avec les pratiques d’absorption de toxiques modificateurs de l’état de conscience, la question est encore plus précise : quand le recours à l’extase — étymologiquement sortir de soi — conduit-il à la perte de
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soi ? Quand s’émanciper des conditions communes de la vie conduit-il à rompre les attaches avec autrui et avec le monde. Au-delà de la question « jusqu’où », s’en profile une autre : qui va fixer la limite et au nom de quoi ? Car si l’homme a besoin de limites dans ses comportements, il a aussi besoin qu’elles prennent sens pour les adopter. De la définition religieuse à la définition médicale des limites du plaisir Avant d’être une question morale, puis médicale et « de santé publique », la question des passions et du « jusqu’où » relevait du religieux et du sacré. C’est-à-dire de ce à quoi l’homme confie ce qui lui est le plus essentiel et qui le dépasse, de ce qui ne saurait être touché, violé, sans se retourner contre l’homme lui-même. Il était alors de la fonction de la religion d’énoncer la limite et la faute, et de les étayer par ses propres représentations du Monde, de l’Être et de la Mort. Il existe indéniablement une continuité historique entre les approches religieuse, puis morale et médicale de l’addiction (Valleur, Matysiak, 2006). À chacune de ses étapes, la collectivité humaine a tenté d’apporter du sens et de définir des frontières entre le bien et le mal, entre des attitudes valorisées et d’autres réprouvées, entre des comportements « sains » et d’autres qui ne le seraient pas. En fonction des moyens de connaissance empirique du moment, chaque type de codification a désigné ses dangers a apporté de nouvelles formes de régulation. À n’en point douter, la construction d’un concept de maladie à propos de l’alcoolisme ou de la toxicomanie a correspondu, d’un point de vue anthropologique et historique, à l’avènement d’un nouveau mode de régulation, d’un nouveau « logiciel », pour distinguer les bonnes conduites des mauvaises, le sain du pathologique. Ce concept se recompose aujourd’hui pour englober « les addictions » dans leur ensemble, en tant que trouble comportemental et en tant que « maladie du cerveau ». L’histoire du concept médical de l’addiction La définition de la dépendance comme maladie est relativement récente, mais le processus qui y a conduit remonte à un ou deux siècles en arrière. Les travaux effectués sur la naissance des notions d’alcoolisme puis de toxicomanie (et, plus globalement, sur toutes ces « manies » attachées aux passions) méritent d’être rappelés et repris, pour que l’on n’oublie
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pas combien nos pensées, nos conceptions, nos catégories, sont filles de notre histoire. En perdant de vue les sources et les fonctions des représentations d’autrefois, nous continuons perpétuellement de perdre de vue que nos certitudes ne sont toujours que les avatars des connaissances mais aussi des croyances et des mythes d’un moment, d’une époque... la nôtre1 . D’abord, rappelons qu’à la base de la puissance explicative de la médecine, il y a une méthode : la méthode anatomo-clinique. Celle de Bichat et Laënnec, aux débuts du XIXe siècle, selon laquelle tout désordre humain comporte nécessairement une base anatomo-physiologique qu’il s’agit d’identifier pour en trouver l’étiologie et pour traiter. Mais si tout symptôme comporte un support anatomo-physiologique, il n’y a qu’un pas pour penser que tout désordre humain est de nature physiologique, et que c’est par cette « base » physiologique que l’on pourra le modifier. Or, précisément, la nature du trouble addictif, depuis le début du comportement qui y a conduit jusqu’à l’état de souffrance qu’il peut constituer, est fondamentalement multidimensionnelle, c’est-à-dire dans une interaction systémique permanente entre ses différentes dimensions. L’approche seulement biologique, comme toute approche centrée sur une seule dimension, ne peut être que réductrice. Outre la méthode anatomo-clinique, les progrès techniques, en particulier pharmacologiques, constituent un second facteur qui participe activement à la construction du regard médical sur les phénomènes humains. Il s’agit d’un facteur qui influence considérablement l’évolution des représentations sociales sur une problématique et sur les pratiques de prise en charge. Il est facile d’observer combien, par exemple, les pratiques de soins peuvent être déterminées, organisées, définies à partir de techniques médicamenteuses2 . La banalisation de la notion 1. On peut rappeler à ce sujet l’étonnante histoire de l’onanisme et de « la grande peur anti-masturbatoire » (Stengers, Van Neck, 2000). Partie probablement au XVIIIe d’un récit d’un charlatan londonien, Onania, elle se répandit dans tout le monde occidental pour atteindre son apogée au XIXe , attisée par l’Église et soutenue par de grands noms de la médecine (comme Raspail) qui ont attribué à cette « funeste habitude » toutes sortes de maladies incurables telles l’épilepsie, la démence, l’hystéries, le tabès et... la mort. Ce n’est que dans le milieu du XXe siècle que ce mythe va disparaître peu à peu des peurs sociales et des traités médicaux. La médecine aura à nouveau démontré qu’elle appartient à son temps et que ses immenses capacités servent parfois davantage à « objectiver » les peurs d’une époque et à stigmatiser des comportements qu’à interroger la société sur ses propres constructions morales. 2. Comme ce fut le cas, en alcoologie, avec l’érection de la « cure de sevrage » hospitalière d’une durée de trois semaines formatée autour de la découverte du disulfiram dans les années soixante.
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de substitut médicamenteux qui vient de s’opérer avec le développement des technologies substitutives, en particulier pour les opiacés et le tabac, a pour corollaire l’adoption du modèle de maladie biologique chronique pour ces addictions. Le phénomène prend une nouvelle ampleur avec l’imagerie médicale et, de façon très récente, avec l’usage extensif de l’imagerie cérébrale fonctionnelle1 qui met en couleur, sur des clichés du cerveau, la topologie des modifications provoquées par telle ou telle substance, par tel ou tel comportement ou même, telle ou telle pensée. Donnant ainsi une certaine légitimité apparente à la notion de « maladie du cerveau ». « Addiction is a brain disease » ou le retour du scientisme Le modèle de maladie pour l’alcoolisme a été inventé par un médecin américain, Benjmin Rush, à la fin du XVIIIe siècle, et a été depuis largement popularisé, notamment par le mouvement des AlcooliquesAnonymes. Mais, jusqu’ici, son étiologie était incertaine et généralement considérée comme « plurifactorielle ». Aujourd’hui, si d’autres facteurs sont admis, les mécanismes et la définition de l’addiction sont de plus en plus attribués à des causalités physiologiques et génétiques. L’A DDICTION SELON LE NIDA « What is drug addiction ? Addiction is defined as a chronic, relapsing brain disease that is characterized by compulsive drug seeking and use, despite harmful consequences. It is considered a brain disease because drugs change the brain — they change its structure and how it works. These brain changes can be long lasting, and can lead to the harmful behaviors seen in people who abuse drugs. [...] Scientists estimate that genetic factors account for between 40 and 60 percent of a person’s vulnerability to addiction, including the effects of environment on gene expression and function. » Source : site web du NIDA, 2007.
☞ 1. Les différents types d’imagerie cérébrale fonctionnelle sont la tomographie à émission de positon (TEP ou PET-Scan en anglais), la tomographie à émission monophotonique (TEMP ou SPECT) et l’IRM fonctionnelle. « Les études de neuro-imagerie fonctionnelle ont permis d’avancer dans la compréhension des mécanismes physiopathologiques des addictions et ont mis en évidence différentes régions cérébrales, comme le cortex orbito-frontal, le gyrus cingulaire antérieur, le thalamus, impliqués dans les addictions » (Karila, 2006).
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☞ « Qu’est-ce que l’addiction ?
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L’addiction se définit comme une maladie cérébrale chronique et à rechutes qui est caractérisée par une recherche et un usage compulsifs de drogue malgré les conséquences dommageables. Elle est considérée comme une maladie cérébrale car les drogues modifient le cerveau — elles changent sa structure et son fonctionnement. Ces modifications du cerveau peuvent être de longue durée et peuvent conduire à des comportements à risque parmi les personnes qui abusent de drogues. [...] Les scientifiques estiment que les facteurs génétiques représentent entre 40 % et 60 % des facteurs individuels de l’addiction, y compris l’effet de l’environnement sur l’expression et la fonction des gènes. »
Ce qu’énonce cette définition donnée par le National Institute on Drug Abuse, la plus haute autorité scientifique des États-Unis sur les addictions, n’est pas erroné en soi mais le devient en attribuant un rôle central (et donc causal) à des phénomènes pathologiques d’expression biologique et comportementale. Ce réductionnisme organiciste est frappant lorsque le NIDA s’avance à chiffrer, dans cette même page de son site Internet, « entre 40 % et 60 % » la part du génétique dans les facteurs de vulnérabilité individuelle. On sait pourtant que la génétique des comportements humains est un domaine fort complexe et encore très mal connu. Où peut conduire ce triomphalisme scientiste ? La médicalisation des addictions peut contribuer à mettre fin au rejet et à l’isolement des « alcooliques » et « toxicomanes » pour des raisons morales1 . Mais elle peut aussi légitimer de nouvelles formes de stigmatisation. Le point commun entre l’approche religieuse et l’approche médicale est de limiter la question à un modèle à deux variables : l’individu et le produit. La religion a mis en avant la « faiblesse » de l’individu qui succombe à la tentation, la médecine a mis l’accent sur les pouvoirs de la drogue sur le cerveau de l’individu. Si l’Église a évoqué la possession, la médecine lui a substitué la dépendance. Dans les deux cas c’est la perte de contrôle qui est mise en exergue, dans un processus inévitable et destructeur. C’est exactement ce que vient de confirmer l’Académie de médecine en définissant le mot drogue essentiellement à partir de son pouvoir à créer de la dépendance.
1. Ce que soulignait déjà le psychiatre américain Thomas Szasz en 1976 : « Le grand mérite, toujours accordé aujourd’hui au “modèle de maladie” inauguré par Rush en matière d’intempérance alcoolique, est bien d’avoir potentiellement soustrait les “malades” au jugement moral de leurs contemporains, comme aux foudres de l’Église » (Szasz, 1976).
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L ES DROGUES SELON L’ACADÉMIE FRANÇAISE DE MÉDECINE « Drogue : Substance naturelle ou de synthèse dont les effets psychotropes suscitent des sensations apparentées au plaisir, incitant à un usage répétitif qui conduit à instaurer la permanence de cet effet et à prévenir les troubles psychiques (dépendance psychique), voire même physiques (dépendance physique), survenant à l’arrêt de cette consommation qui, de ce fait, s’est muée en besoin. À un certain degré de ce besoin correspond un asservissement (une addiction) à la substance ; le drogué ou toxicomane concentre alors sur elle ses préoccupations, en négligeant les conséquences sanitaires et sociales de sa consommation compulsive. En aucun cas le mot drogue ne doit être utilisé au sens de médicament ou de substance pharmacologiquement active. » Académie de médecine, le 28 novembre 2006.
Cette définition cherche à limiter la désignation du mot drogue à des substances qui conduisent à la dépendance (l’état de besoin) tout en déniant (« en aucun cas ») l’attribution de ce substantif à des médicaments... dont on sait pourtant que certains (et pas des moindres) répondent parfaitement à la définition adoptée par l’Académie, comme les morphiniques, les codéinés ou les benzodiazépines1 . Elle n’hésite pas non plus à remettre au goût du jour les désignations péjoratives telles que « le drogué ou toxicomane ». Plutôt que s’intéresser aux pouvoirs qu’ont les drogues de s’immiscer dans le fonctionnement du cerveau en modifiant l’activité psychique, les académiciens ont choisi de ne retenir que la caractéristique qu’elles auraient de conduire à la dépendance. Avec une telle définition, il devient impossible de désigner le LSD comme drogue (il n’y a pas de dépendance au LSD), et le cannabis le serait moins que le tabac ou l’alcool... À l’inverse, d’autres caractéristiques sont minimisées ou disparaissent : l’effet devient « apparenté » au plaisir, sans plus de précision, et rien n’est dit sur les propriétés toxiques à plus ou moins long terme de l’usage de ces substances.
1. Nous retrouvons là la logique purement idéologique portée par des groupes de pression telle l’association « France sans drogue » dont le slogan répété en boucle sur son site est : « Les drogues sont interdites parce que dangereuses, elles ne sont pas dangereuses parce qu’interdites. » Donc les drogues qui ne sont pas interdites ne sont pas dangereuses...
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En tout état de cause, c’est le produit qui fait « le toxicomane » et ses problèmes ne sont que la conséquence de sa toxicomanie. Nous revenons quarante ans en arrière...
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La médecine ne peut appréhender qu’une (petite) facette des addictions La science apporte « de l’expertise », c’est-à-dire des connaissances vérifiées qui permettent d’objectiver un tant soit peu le réel. Cette fonction sociale de la science fait toute son utilité. Mais, pour jouer ce rôle, elle doit tenir compte des limites de son expertise. Ces limites sont d’autant plus étroites si on lui demande d’intervenir dans des champs fort complexes et multidimensionnels comme celui des comportements sociaux. Sans une grande prudence, elle risque d’être rapidement instrumentalisée pour jouer un rôle idéologique, c’est-à-dire pour devenir le garant et l’instance de validation des croyances collectives à l’origine des catégories de comportements et des interdits. C’est ainsi que médecine et justice peuvent se trouver étroitement associées dans le maintien de représentations sociales1 . Pourquoi interdit-on les stupéfiants ? Parce que les experts internationaux de la médecine ont dit que ces drogues sont les plus dangereuses. Pourquoi la médecine trouve ces produits particulièrement dangereux (rappelons-nous les discours antimorphine) ? Parce que la médecine ayant du mal à en maîtriser l’usage, elle a voulu en restreindre, voire en interdire l’accès. Les drogues légales, tels l’alcool et le tabac, longtemps hors du domaine propre de la médecine, réintègrent son champ et cela se traduit par des mesures légales de plus en plus restrictives. Le fondement de notre politique des drogues et des toxicomanies a été médico-juridique. Ce modèle tend à présent à s’élargir à toutes les substances et à toutes sortes de comportements. Pourtant, on aurait pu imaginer qu’en développant une conception plus « globale » des substances psycho-actives, en connaissant mieux leurs mécanismes d’action, la médicalisation des addictions conduirait à remettre en cause le socle médico-juridique établi il y a environ un siècle. Comment en effet maintenir cette approche s’il se démontre que ce sont les mêmes questions qui sont posées par l’alcool ou par la boulimie, si la frontière tracée entre drogues licites et drogues illicites ne trouve plus guère de validité scientifique ? Et si la médecine rompt avec ses certitudes de naguère, le juridique devrait s’en trouver ébranlé 1. On pourrait dire le maintien d’une idéologie dominante.
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dans ses normes1 . Il n’en est rien. Si l’approche médicale et scientifique évolue et la législation sociale avec elle, cette évolution n’aboutit qu’à une modernisation du couple médecine-justice à partir d’une nouvelle conception : celle des addictions comme pathologie du fonctionnement cérébral. Les addictions rentreraient alors, purement et simplement, dans le rang des « maladies comme les autres » et, par extension, ne seraient plus qu’une affaire du ressort de la médecine biologique. La loi devrait alors la prévenir sur la base des données apportées par la science. Le meilleur des mondes ? Oui dans le sens « orwélien », mais en réalité non, car les addictions ne sont pas qu’un problème de santé, la santé n’est pas qu’une question médicale et la médecine qu’une affaire de pharmacobiologie... D’autres dimensions déterminantes sont absentes et un tiers manque dans le système médecine-justice : l’usager, c’est-à-dire nous, c’est-à-dire la société. C’est ainsi que les représentations peuvent changer sans que ni la collectivité ni l’usager n’en sortent davantage propriétaires d’eux-mêmes et de leurs éventuels problèmes... La porte est ouverte à de nouveaux réductionnismes et de nouvelles impuissances de nos sociétés pour comprendre ces comportements, et à ainsi se priver des moyens pour qu’ils créent le moins de dommages possibles.
L’exemple des médicaments « addictolytiques » L’exemple des médicaments « addictolytiques2 » sur lesquels reposent beaucoup des promesses de la médecine biologique des addictions indique bien les limites de cette médecine. Les seuls médicaments qui apportent aujourd’hui un bénéfice thérapeutique réel sont ceux qui se substituent totalement à la substance consommée. Les médicaments de substitution des opiacés, utilisés dans de bonnes conditions, sont une aide thérapeutique très importante. Mais ce ne sont rien d’autre que des molécules apparentées au produit de dépendance et ayant les mêmes effets de base3 . Les résultats obtenus avec les substituts nicotiniques sont moindres, sans doute du fait que la nicotine n’agit pleinement qu’avec d’autres produits auxquels elle est associée dans le tabac. Pour les autres médicaments récemment mis sur le marché, malgré les annonces et les 1. Plus personne ne peut, par exemple, soutenir la validité de la loi de 1970. Plus aucune des conceptions qui ont fondé son volet pénal et son volet sanitaire envers l’usage de certaines drogues n’ont de pertinence : la cure de désintoxication comme passage nécessaire pour la « guérison », les soins sous obligations comme garantie d’efficacité, la dissuasion par la répression comme prévention de la rechute... 2. C’est-à-dire s’attaquant au processus générique de la dépendance. 3. Ils ont seulement une durée d’action plus longue, ce qui diminue leur amplitude d’action (ils sont moins « euphorisants »).
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espoirs, le « service médical rendu » est des plus minimes, sans parler des effets secondaires rencontrés avec certains. « Sevrage tabagique : le miracle a fait long feu » titrait un encart dans un dossier de la revue Science & Vie (mai 2007) à propos de la varénicline (le Champix) : « Après un an, seuls 22 % des “addicts” au tabac qui ont reçu du Champixsont toujours non-fumeurs » reconnaissait le laboratoire Pfitzer. À peine plus que les résultats du bupropion (le Zyban) présenté lui aussi comme un miracle quelques années auparavant. Et que penser du rimonabant (l’Acomplia), cet antagoniste sélectif du récepteur cannabinoïde de type 1 qui devait révolutionner enfin le traitement des addictions en bloquant, pensait-on, le processus même de la dépendance biologique ? Devant les effets secondaires, notamment les dépressions qu’il a entraînées, ce médicament n’a été mis sur le marché « que » pour l’indication de l’hyperphagie chez l’obèse diabétique de type 2 non stabilisé... et la FDA1 ne l’a pas autorisé aux États-Unis ! Cela n’arrêtera pas la science. Ainsi, le neurobiologiste américain Charles O’Brien de l’université de Pennsylvanie, l’un des « pontes » mondiaux des addictions, appelle de ses vœux « une approche génétique qui permettrait de cibler les traitements en fonction des “profils” de patients »... Tout cela dans le but d’enrayer la dépendance, donc de minimiser les inconvénients de la répétition d’expériences psychotropes intenses. La société maximalise les comportements et la médecine cherche à minimiser les contre-effets naturels à ces expériences... Nous ne doutons pas que des médicaments (coûteux) seront découverts qui modifieront le cycle biologique de la dépendance. Ils permettront peutêtre d’aider des personnes malades de leur addiction. Et cela ne sera pas négligeable. Mais l’erreur serait de croire que la seule voie biologique peut constituer une réponse à la hauteur de l’enjeu, vouant du même coup toute autre direction de recherche à la portion congrue. Le problème posé par le modèle médico-biologique des addictions est celui de tous les modèles qui les amputent de l’une de leurs trois dimensions. Les modèles qui ont fait l’impasse sur la dimension biologique sont tombés dans les mêmes errements. Pour être efficiente, l’approche des questions de drogues doit être non seulement tri-variée, bio-psychosociale, mais également systémique : la consommation d’une drogue ne signifie ni ne déclenche jamais qu’une seule chose, elle provoque l’activation de systèmes, et pas que des systèmes neurobiologiques. 1. Food and Drug Administration, l’équivalent de nos agences des médicaments et des aliments réunis.
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C’est pourquoi nous pensons nécessaire d’interroger la propension de la médecine moderne — et singulièrement de la médecine des addictions — à vouloir à tout prix ranger les addictions parmi les maladies chroniques « comme les autres », et singulièrement parmi celles du cerveau. Remettre en question la médicalisation abusive d’une conduite sociale n’est en rien nier le fait biologique, ni l’intérêt de la médecine pour apporter des soins utiles. Nous pensons qu’elle le pourra d’autant mieux dans une approche « globale », expérientielle et systémique, partant de la compréhension des interactions psychosociales et biologiques, plus conforme à la réalité de ces phénomènes et donc plus efficace pour aider la société à les maîtriser. Les addictions n’ont de sens que dans leurs contextes Qu’est-ce qui est une addiction et qu’est-ce qui ne l’est pas ? La science a bien du mal à répondre, car le phénomène addictif sourd de toute part, et on peut légitimement, comme le psychanalyste belge Jean-Pierre Jacques, rester dubitatif devant cet envahissement. TOUS ADDICTS ? « Le sujet dépendant fait fureur, une nouvelle discipline lui est dédiée, l’addictologie qui dispose de chaires universitaires et de revues scientifiques en toutes les langues. Sous sa bannière étoilée sont dorénavant rassemblés, derrières les héros précurseurs que furent les drogués héroïnomanes et alcooliques, les clubbers adeptes des nouvelles drogues, la multitude d’adolescents fumeurs de joints, puis la nombreuse troupe des pharmacomanes, le peuple innombrable des boulimiques et autres outremangeurs, mœurs doubles au miroir des anorexiques, mais aussi les dépendants masqués que sont les cyber-addidcts, les sex-addicts, les mokaholics, les ludopathes, les acheteurs compulsifs, les dépendants de l‘amour, du sport ou des conduites à risques. Non que ces symptômes ou conduites n’existassent pas auparavant, mais ils n’avaient jamais bénéficié d’un rattachement au même ensemble conceptuel. [...] Subrepticement l’espèce humaine se retrouve divisée entre les sujets dépendants et les autres. Les autres, s’il en reste... vu la gloutonnerie de ce concept qui annexe des catégories sans cesse plus nombreuses et plus variées de sujets qui appartenaient autrefois à d’autres registres promis au déclin. » Jean-Pierre Jacques, 1999.
Cette « extension du domaine des addictions » est une autre source d’interrogation, non seulement sur le « périmètre » du concept d’addiction et les nouveaux clivages qu’il crée, mais sur son sens tel qu’il
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survient aujourd’hui. Pourquoi attribuer à tant de comportements une désignation médicale et une connotation pathologique ? Nous y voyons un signe supplémentaire de la difficulté dans laquelle se trouve la modernité vis-à-vis d’elle-même. Selon nous, comme pour tout comportement humain, pour déterminer son véritable sens, la question se situe dans la relation entre l’individu et le social, le sujet et ses environnements, l’organique et le psychique. Ainsi, dans le monde moderne, l’addiction apparaît comme un produit de la pression sociale qui s’exerce sur les individus. Parmi ces pressions du social, celle qui concerne l’idéal d’indépendance et de bonheur individuel joue un rôle puissant : plus il y a une valorisation du sujet replié dans son univers, plus celui-ci recherche des substituts de liens sociaux et plus on « pathologise » toutes les formes de dépendances. L’addiction fait donc partie de nos vies dans leur banalité et peut aussi manifester les souffrances qu’elles génèrent.
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Une autre définition de l’addiction Dans la première partie, nous avons défini l’addiction comme une expérience globale, psychocorporelle et psychosociale, déterminée par la recherche du bien-être dans notre société. Nous avons explicité aussi pourquoi l’addiction n’est pas en soi une pathologie mais qu’elle le devient lorsque la souffrance l’emporte sur les satisfactions obtenues et empêche le sujet d’accéder au bien-être qu’il recherche. La définition de cet état de bien-être et de satisfaction dépend de facteurs « internes » au sujet, de son microcontexte de vie, et du cadre social « externe » qui fonde la culture, les modes de « vivre ensemble » de la société à laquelle il appartient. Cette conception de l’addiction nous permet de comprendre comment le contexte social joue un rôle essentiel dans les relations qu’un sujet, avec ses particularités biologiques et son psychisme, établit avec les déclencheurs de satisfaction dont il dispose. Il s’agit d’aller au-delà d’une explication mécaniste faisant de l’environnement comme de la personnalité de simples « facteurs de vulnérabilité », pour chercher à comprendre comment interagissent les représentations des produits, les usages et les risques dans les différents contextes de vie des usagers. Le social joue un rôle plus subtil qu’un simple facteur de causalité directe, il est aussi le cadre qui fournit son système d’interprétation du monde à la personne. Ainsi entendu, le social contribue au travers son système symbolique et des mécanismes sociocognitifs, à donner du sens à l’expérience humaine singulière. Dans le cas des usages de substances
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psycho-actives, il influence le sens de l’expérience d’usage, et cette influence peut participer à la maîtrise, à l’augmentation ou à l’arrêt des usages en lien avec la perception du risque. Nous le verrons notamment à propos des comportements de « gestion » des consommations (chap. 7). L’originalité de cette conception peut déconcerter tant l’on est habitué à une vision binaire drogue-individu et à ne concevoir le rôle du social qu’à travers ses lois. Mais, selon nous, connaître et respecter cette pluralité de sens des usages et de l’expérience addictive dans leurs contextes est le socle du travail préventif ou thérapeutique avec les usagers. C’est donner à ces conduites leur dimension existentielle et fondamentalement humaine.
Chapitre 6
SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE
avons vu qu’en matière d’addictions, les frontières établies jusqu’ici entre ce qui est « mal » ou pas, entre ce qui est « pathologique » ou pas, ne sont plus toujours adéquates pour légitimer d’intervenir aujourd’hui. Outre la redéfinition du pathologique, c’est aussi la finalité éthique et politique de l’action qu’il nous faut clarifier. Car l’intervention à but préventif et thérapeutique a besoin de sens et d’expliciter son projet. Que vise-t-elle, en effet ? Doit-elle se borner à ce que les individus soient indemnes de conduite ou de pathologie addictive, ou a-t-elle d’autres ambitions comme celle de changer le cours « addictogène » de la modernité ? Notre approche nous porte à penser que les conditions du progrès, du mieux-être, de l’identité et de son épanouissement, ne se définissent pas par « une vie sans... » (drogue ou addiction au choix), et qu’elles ne peuvent être apportées ni seulement par les institutions (l’État pour résumer), ni uniquement par la conscience de soi et de ses propres choix personnels, mais par les deux conjointement. En d’autres
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N
OUS
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termes, il s’agit de faire de l’individualisme moderne autre chose qu’un égoïsme, d’en faire un ferment d’existence, en tant que soi et que soi avec les autres, un ferment de changement collectif. Quelles sont les valeurs qui peuvent guider une telle position éthique et un tel projet politique ? La première est celle de la liberté de l’individu à décider de sa propre vie. La seconde est celle de la responsabilité que cela exige au regard du risque d’autodestruction vers lequel conduirait le « chacun pour soi ». Liberté et responsabilité donc, mais quelle est l’actualité de ces valeurs, notamment pour prévenir et soigner les addictons ? Et puis tout cela pour quoi, au fond ? Pour trouver le bonheur ? Y a-t-il antinomie entre l’addiction et le bonheur ? Veut-on le bonheur de l’autre ? Autant de questions qui n’ont rien de superflu pour penser l’intervention.
L’ INDIVIDU
AUTONOME ET CITOYEN
L’individualisme contemporain n’est pas qu’un facteur de repli sur soi, ni un simple produit du libéralisme économique : il est aussi une aspiration à gagner en pouvoir sur soi et une redéfinition du rôle des institutions envers les individus. Les vraies questions sont de savoir si cet individualisme peut, comme le dit le titre d’un ouvrage du sociologue François de Singly1 , être le support d’un nouvel humanisme, si la société offre à tous la maîtrise d’« être soi », et si elle est en capacité de le faire au profit des liens entre les individus, au profit de la collectivité. De fait, les questions de liberté et de responsabilité ne se posent plus aujourd’hui comme il y a un siècle ou même un demi-siècle. Il ne s’agit plus seulement d’assurer le principe politique de la liberté des individus mais de créer les conditions pour tous de l’autonomie. Et c’est autre chose. Il ne s’agit pas non plus d’organiser une dépendance de l’individu à la société au nom de la responsabilité et des devoirs envers elle, mais de construire une nouvelle citoyenneté qui établisse des rapports plus équilibrés entre les devoirs et les droits des individus dans la collectivité. Il s’agit de construire cet homme que Gérard Mendel a appelé « l’individu social ».
1. L’individualisme est un humanisme (Singly, 2005).
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De la liberté à l’autonomie Depuis longtemps, mais surtout depuis les Lumières, les pas de l’humanité sont animés par un mot dans lequel se condensent tous ses espoirs : liberté. Depuis moins de deux siècles, cette aspiration a pris une dimension anthropologique et politique sans précédent, comme l’exprimait déjà Victor Hugo dans Les Misérables : « Au point de vue politique, il n’y a qu’un seul principe, la souveraineté de l’homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté. » Le droit s’est ainsi construit autour de l’objectif de « permettre à la liberté de chacun de s’accorder à la liberté de tous » (Kant). Mais cette liberté formelle montre de plus en plus ses limites : l’individu de nos sociétés est certes relativement libre, mais il peut l’être comme l’homme perdu sur une île déserte. Une liberté en trompe l’œil, dépourvue de sens, qui conduit au désespoir de l’impuissance. Qu’est-ce en effet que la liberté sans les moyens et les conditions, externes et internes, de pouvoir l’exercer ? Outre les oppressions venues du monde social, en particulier toutes formes de discriminations et de stigmatisations1 , il en existe qui viennent de nous-mêmes. Notre histoire personnelle, notamment quand elle est marquée par le traumatisme et la souffrance, peut nous emprisonner dans certains déterminismes. L’esclavage n’est pas que celui de l’homme par l’homme, il peut être celui de l’homme en lui-même : on connaît bien la tyrannie des « passions » et sa forte parenté (y compris dans sa dimension biologique) avec les addictions. On connaît aussi les effets sur la subjectivité qu’ont les troubles de la personnalité. Alors que faire, face à ce qui entrave notre liberté ? Depuis ses origines, l’humanité connaît un conflit permanent entre dénier le réel (le transcender) ou subir ce réel (l’introjecter). Vieille 1. La discrimination est un des obstacles majeurs à la liberté : un groupe d’individus est jugé incapable ou indigne de l’autonomie dont jouissent les autres. Discriminations de genre, d’ethnie, d’orientation sexuelle, de religion, de handicap ou de choix de mode de vie. À ce titre, les « toxicomanes » subissent une discrimination spécifique qui aggrave leurs conditions de vie et empêche leur reconnaissance en tant que personnes jouissant du même respect que les autres. Dans un régime légal qui les considère comme délinquants dès lors qu’ils font usage de drogues illicites, les « toxicomanes » (en réalité tous les usagers) sont mis au ban de la société et servent de bouc émissaire à la « lutte contre la drogue ». Les usagers de stupéfiants ne sont pas les seuls à subir l’opprobre social : quelle que soit la substance en cause, licite ou illicite, plus les mesures prises visent à limiter les libertés des individus et à les contrôler, plus ceux qui en font usage se trouvent (au moins potentiellement) dans la transgression et en subissent les conséquences, notamment dans le regard des autres.
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dialectique stoïcienne entre l’aspiration à la liberté et la nécessité de la responsabilité. L’expérience nous a montré que le jeu de l’une à l’autre s’avère nécessaire à notre survie. Cette dialectique revêt aujourd’hui une nouvelle forme. Les problèmes rencontrés (dans l’éducation des enfants, la régulation de toutes sortes de comportements, le maintien d’un lien social, etc.) traduisent en effet les tensions nées de la modernité mais aussi les besoins de franchir une nouvelle étape dans la relation individusociété, et, plus précisément, dans la relation entre liberté individuelle et démocratie. La liberté n’est qu’une illusion si elle n’est qu’un ensemble de droits octroyés aux individus sans qu’ils aient en même temps la capacité de s’approprier ces droits et de s’autodéterminer. Car si la liberté formelle, celle des règles et des lois, est une condition nécessaire pour exercer sa souveraineté sur soi, elle n’est pas suffisante pour accéder à cette liberté qui s’appelle alors autonomie (de autos « le même » et nomos « loi », c’est-à-dire obéir à la loi que l’on s’est prescrite). Celui qui ne peut se donner à lui-même sa propre loi, dictée par sa raison dans la réalité qui est la sienne, ne peut connaître qu’une illusoire indépendance (le pouvoir de faire tout ce qui lui plaît), ce que nous comparions à la liberté qu’éprouve le sujet abandonné sur une île déserte. Cette autonomie ne vient pas de soi : elle exige des conditions sociales de possibilité et des conditions d’apprentissage de la responsabilité. C’est ici que se trouve l’enjeu de la prévention des addictions et des conduites d’excès quelles qu’elles soient : comment devenir suffisamment responsable, comment apprendre et exercer sa responsabilité sur soi, comment connaître ses limites et ses propres déterminismes, comment tenir compte des contraintes et inventer sa propre façon d’être, y compris dans les risques que l’on prend ? Il n’y a, selon nous, qu’une seule réponse : par l’éducation. De la responsabilité à la citoyenneté L’exercice de la liberté est consubstantielle à celle de responsabilité : j’ai ma liberté de sujet dans cette société, mais pour en jouir sans faire de mal à autrui et sans me mettre en danger moi-même, j’ai besoin de penser et d’apprendre. J’ai besoin de tirer profit de mon expérience et de celle de ceux qui m’ont précédé. J’ai besoin de savoir les limites, celles qui viennent de mon groupe d’appartenance et les miennes, et de m’y confronter autant que de m’y conformer. Transposée en termes collectifs, la notion de responsabilité de soi croise et alimente celle de citoyenneté. L’individu ne se résume pas à son
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entité psychocorporelle, il est aussi une réalité psychosociale. L’être est autant dans le corps biologique que dans le rapport à autrui. Ses valeurs et ses liens aux autres s’objectivent dans son être et dans son corps par ses émotions et par ses actes. La citoyenneté définit, en démocratie, cette gestion des actes dans l’interaction avec autrui et le monde extérieur, la tentative d’un sujet de maîtriser le réel à travers la communauté. Dans ses prémices aristotéliciennes, la citoyenneté a d’abord été définie par le droit d’occuper les magistratures dans la cité : fonctions judiciaire, législative et gouvernementale. Avec l’avènement des démocraties politiques, cette citoyenneté s’est étendue à la liberté civique et politique, et à l’égalité des droits pour tous les membres de la société. Aujourd’hui, tout comme elle appelle une nouvelle dimension de liberté, la démocratie moderne appelle une nouvelle forme de citoyenneté. Une citoyenneté qui ne se résume pas à un pouvoir formel d’infléchissement du destin de la « cité », mais qui consiste à avoir comme projet collectif de créer les conditions de l’autonomie de chacun, donc les conditions de la diversité, dans les différents espaces de société. C’est peut-être pourquoi nous avons besoin depuis un certain temps de qualifier davantage la démocratie et d’en améliorer la dimension réelle, vécue par les individus dans leur existence quotidienne et dans leur relation avec leur environnement immédiat : « démocratie sociale », « démocratie participative », « démocratie directe », « démocratie locale », « démocratie sanitaire »... mais aussi éducation civique, éducation à la citoyenneté... Les valeurs démocratiques ont ouvert un espace totalement nouveau aux individus en prenant l’exact contre-pied de l’autoritarisme social : « l’égalité des citoyens contre la hiérarchie autoritaire, la raison contre le pathos, l’explication et la délibération contre l’injonction, la recherche des causes contre l’occultation des faits, la négociation et le compromis contre la décision imposée » (Mendel, 2004). Des valeurs comme l’égalité et la solidarité sont des « contrepoids » nécessaires pour que la primauté de l’individu ne débouche pas vers un égoïsme inévitablement destructeur pour l’humanité. L’économie de marché, sans doute moteur dans la production d’une culture individualiste et libérale, a, on le sait, besoin de tels « régulateurs ». Voilà donc ce que nous avons à construire face à cette modernité : du sens et des régulations. C’est bien ce à quoi nous confrontent les addictions. Les usages de psychotropes ou d’autres déclencheurs de satisfactions individuelles posent un même problème à chacun de nous, pour lui-même et pour ses enfants : nous avons le choix. Nous avons
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besoin de l’avoir, mais nous ne pouvons le faire sans tenir compte des autres et du réel. L’ INDIVIDU LIBRE A LE CHOIX « Pas de morale sans libre arbitre ; pas de libre arbitre sans choix, par le sujet, de lui-même ; pas de choix du sujet par lui-même s’il n’existe qu’un seul monde » (...) « Qui dit morale dit responsabilité, qui dit responsabilité dit liberté, qui dit liberté dit choix, par chacun, de soi-même. » André Comte-Sponville, 1988.
C’est donc dans l’individu que se trouve une part des réponses aux problèmes que lui crée son nouveau statut dans la société. C’est aussi dans le lien social car celui-ci est fondamental dans la constitution de cet individu, et c’est pourquoi ce lien doit être repensé pour permettre à chacun de s’approprier ce pouvoir sur lui-même. Cela exige de la société qu’elle assume sa tâche d’éduquer à l’autonomie et à la citoyenneté. Qu’elle établisse un cadre donnant à tous la liberté et la responsabilité de choisir, et qu’elle permette à chacun de s’approprier et de maîtriser ses choix. Tel est le projet éthique et politique dont nous savons bien qu’il ne se décrète pas mais se construit, individuellement et collectivement. Autodétermination versus contrôle social Notre réflexion vise à tirer toutes les conséquences de cette mise en perspective dans le domaine qui nous occupe : la recherche du bien-être et la prise de risque, en particulier avec l’usage de psychotropes. Mais nous ne saurions négliger les débats que cette position suscite. Ce n’est évidemment pas par hasard si, en la matière, partout dans le monde, les États hésitent mais continuent de recourir au contrôle social plutôt que de développer l’autodétermination des individus. Le monde libéral dans lequel nous vivons est dans cette contradiction : il valorise le libre choix des personnes tout en renforçant les mesures de contrôle qui le limitent. Plusieurs éléments participent à cette situation, notamment la croyance fortement ancrée selon laquelle les plaisirs autoproduits conduiraient à la perte de contrôle et à la perte de soi. Une nouvelle version d’un débat récurrent, avec d’un côté une vision de la volonté individuelle régie par des déterminismes et, de l’autre, une vision de l’homme libre de ses choix qui tendrait à dénier ces déterminismes.
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Positions « procontrôle » et « prochoix »
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Ce fut l’enjeu de la controverse des années cinquante entre Skinner et Rogers, entre comportementalisme et existentialisme, entre scientisme et humanisme. Le scientisme aujourd’hui est moins dans le comportementalisme que dans le biologisme pour lequel la causalité de l’addiction est à chercher dans un dérèglement du cerveau1 . Le problème posé par la position scientiste, quel que soit le domaine scientifique qui lui sert d’appui, est qu’elle considère que le problème posé par la conduite d’un individu le dépasserait, et qu’en d’autres termes les interventions modifiant cette conduite ne pourraient venir que de l’extérieur de lui. Il s’agit donc de prendre son contrôle. Par les modalités d’action que peut fournir la science sur les déterminants des comportements, et, en attendant, par des contrôles sociaux puisque seuls les hétérocontrôles peuvent, dans cette logique, remédier aux insuffisances des autocontrôles. La position scientiste s’est toujours, très logiquement, associée à une politique de contrôle légal croissant des individus et de leurs comportements. Cette association définit la position que nous appelons « procontrôle ». Position à l’œuvre dans une approche des addictions uniquement basée sur la maladie comme preuve des dangers et sur le contrôle des comportements qui peuvent y conduire. À l’inverse, des approches comme la promotion de la santé, la réduction des risques et l’éducation expérientielle2 partent des besoins et de l’aspiration de l’individu moderne à l’autonomie et à la citoyenneté, pour développer sa créativité, l’aider à trouver des façons personnelles de s’adapter à la vie et à ses problèmes, lui permettre d’avoir des relations satisfaisante avec les autres et la collectivité. Cette position que nous appellerons « prochoix3 » peut tomber aussi dans certains travers. Notamment dans l’idéalisme d’une vision positiviste de l’homme 1. Tous les scientifiques qui se penchent aujourd’hui sur le fonctionnement du cerveau n’adhèrent heureusement pas à ce scientisme. Ainsi, le grand neurologue Vilayamur Ramachandran (2005) se demande utilement : « Est-ce que mon esprit n’est constitué que de l’activité des neurones de mon cerveau ? Et si c’est le cas quelle sera la place de mon libre arbitre ? » Et il répond, démonstrations scientifiques et réflexions épistémologiques à l’appui, que le cerveau est un tout qui dépasse l’addition de ses parties, et que, de ce fait, l’art, l’esprit et la liberté de choix, par exemple, sont tout autre chose que le résultat de l’activation de processus biochimiques. 2. Ces différentes approches sont abordées dans la partie 3 sur la prévention. 3. Ces désignations « procontrôle » et « prochoix » rappellent celles qui, aux États-Unis, appelées « prolife » et « prochoice », opposent les adversaires et partisans de la liberté de l’avortement. Ce n’est évidemment pas par hasard ni par simple parallèle, mais parce que sur tous les grands sujets concernant la liberté des individus vis-à-vis de leur vie
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fondamentalement bon. Un idéalisme que nous retrouvons dans certains propos de Rogers comme celui-ci : « Un des concepts les plus révolutionnaires qui provient de notre expérience clinique est cette reconnaissance grandissante que le cœur même de la nature humaine, les niveaux les plus intimes de la personnalité, sa dimension même animale, est positive de par nature, fondamentalement sociale, portée vers la progression, rationnelle et réaliste » (Rogers, 1961).
Cinquante ans auparavant, Freud avait combattu cette vision rousseauiste pour proposer une conception plus contradictoire et plus complexe de l’homme, plus réaliste aussi : l’homme n’est pas seulement agi par sa propre intelligence, mais également par sa propre histoire qui est sous l’influence d’Éros comme de Thanatos. La pratique clinique le confirme : l’homme ne se veut pas toujours du bien. Le positivisme est un idéalisme car il fait abstraction d’un certain nombre de bien-fondés de la position « procontrôle » : notre univers comporte des limites, des déterminants, des contraintes, c’est notre réalité. Le dénier est dangereux, et nous avons besoin de connaître cette réalité si nous voulons moins la subir.
S’autodéterminer c’est construire le sens de sa vie Mais ériger la limitation des libertés et l’accroissement des contraintes en unique instrument de changement des hommes aboutit à l’échec : cela annihile l’espace éducatif, étouffe le devenir et suscite la confrontation. Ces questions sont complexes, nous devons donc être précis et mesurés, mais sans pour autant refuser d’adopter une position éthique. Une position qui observe et tient compte de la réalité, mais qui remarque aussi que celle-ci n’est pas immuable et que l’avenir dépend pour partie de ce qu’en feront les hommes. C’est pourquoi nous attachons la plus grande importance au principe selon lequel ce que fait le sujet de ses déterminants, de ses ressources et de ses contraintes appartient « en dernière analyse » à l’individu. Ne pas respecter ce principe, c’est priver l’individu de sa liberté et, in fine, de son existence en tant que personne. Aujourd’hui encore, une croyance, voudrait que l’individu dépendant ne sache plus, ne puisse plus agir que contre lui-même (sa santé, sa famille, son bien-être...). « Le toxicomane » est la caricature de cet être « mal faisant » pour lui et pour la société : n’est-il pas d’ailleurs classé (avortement, sexualité, suicide...), ces deux positions existent et s’affrontent dans nos sociétés.
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généralement parmi les « personnalités antisociales1 » après avoir longtemps été considéré comme psychopathe et autodestructeur ? N’a-t-on pas prétendu qu’il était tellement sous l’emprise que, par exemple, même si on lui donnait des seringues stériles il continuerait à les partager ? Dans ces conditions, comment ne pas penser en effet que la motivation au changement doit nécessairement venir de l’extérieur ? Cette tendance à rechercher dans le contrôle des individus la réponse systématique aux problèmes de leurs comportements n’est pas réservée aux toxicomanes. Elle est à l’œuvre dans de très nombreux secteurs de nos vies, surtout ceux qui deviennent un enjeu du spectacle politique où, par souci de visibilité et « d’efficacité » le leitmotiv est à la fois une culture du « résultat » visible et l’appel incessant à plus de « fermeté »... Cette politique du contrôle maximum à effet immédiat nous semble aller à l’encontre du besoin d’autonomisation dont beaucoup de signes montrent qu’il est pourtant grandissant dans nos sociétés. De ce fait, les tensions s’accentuent et les comportements s’adaptent aux contraintes sans se modifier réellement.
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À CHACUN LA CHARGE DE CONSTRUIRE LE SENS DE SA VIE « Le mal-être contemporain n’est pas une maladie, c’est un moment de l’histoire de l’individu occidental [...]. L’interprétation de ce mal-être demande donc bien davantage que la seule psychologie, car l’individu n’est pas un isolat social. Il faut replacer ce mal-être dans l’Histoire et dans les rapports sociaux et économiques qui sont les nôtres. La psychologie ainsi articulée à ce qui la façonne s’élargit alors à la dimension d’une anthropologie du sujet. C’est bien d’un individu qu’il s’agit [...], mais à considérer dans une nouveauté radicale car ce sujet historicisé est porteur de besoins nouveaux, et aussi de ressources nouvelles auxquelles les conditions sociales ne permettent généralement pas de se développer. C’est à chacun dans sa singularité qu’incombera désormais la charge de construire le sens de sa vie. » G. Mendel, 2004.
1. Le diagnostic de « personnalité anti-sociale » fondé par le Diagnostic and Statistical Manual (DSM) nous pose un sérieux problème car il semble désigner certaines personnes comme foncièrement « contre » la société donc nocives à celle-ci, et nous préférerions que la terminologie psychiatrique parle de personnalités « dysociales » (comme le fait l’OMS) ce qui aurait l’énorme avantage de situer le problème dans le rapport entre ces personnes et la société plutôt que de le situer de leur seul côté... Mais nous savons qu’en la matière notre avis a peu de chance d’être entendu.
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Impossible pour l’individu de réaliser ses choix personnels et de trouver un sens à son engagement dans la vie sans un pouvoir sur elle. Pour disposer d’un tel pouvoir sur sa vie, il faut donc en même temps reconnaître et comprendre comment la société agit sur soi, et avoir une action concrète sur son propre mode de vie.
VALORISER
LES RESSOURCES DES INDIVIDUS
Qu’est-ce qui permet d’être si affirmatifs et si confiants dans l’autodétermination des individus ? Qu’est-ce qui permet de penser que, dans le domaine des addictions, responsabiliser les personnes (dans le sens que nous venons de donner, à savoir favoriser en même temps l’autonomie et la citoyenneté), cela « marche », c’est-à-dire aboutit à des évolutions de comportements dans un sens favorable à la santé et au bien-être de chacun et de tous ? Beaucoup de faits le prouvent. Nous avons retenu ici deux catégories de données, attestées et importantes mais néanmoins très peu prises en considération dans les politiques actuelles. Il s’agit d’abord de celles émanant des travaux sur le self-change qui mettent en évidence que de nombreuses personnes modifient d’elles-mêmes leur comportement, surtout si on leur en donne les moyens. Ce sont ensuite les résultats de la politique de réduction des risques, en particulier en France, qui montrent à quelles conditions des comportements peuvent changer de façon favorable et les usagers faire preuve d’une responsabilité qui leur était déniée. Le self-change Il est connu depuis longtemps que de nombreux usagers, y compris parmi les plus dépendants, parviennent à modifier leur comportement d’eux-mêmes. Nous avons déjà évoqué l’étude faite auprès des GI’s américains rentrant au pays en 1973 et qui ont, contre toute attente, abandonné eux-mêmes, dans leur grande majorité, leurs consommations parfois massives de drogues quand ils étaient au Vietnam. Les premières études sur les « autocontrôles » ont été menées un peu plus tard, notamment par Norman E. Zinberg dont l’ouvrage Drug, Set and Setting a fait date (Zinberg, 1984). C’est à sa suite que d’autres scientifiques, comme Proshaska et Di Clemente ou les Sobell aux États-Unis et Harald Klingemann en Suisse se sont penchés sur les capacités à changer soi-même son comportement.
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Les données des études sur le self-change Dans les années quatre-vingt, les premières études sur le self-change1 mirent en évidence que près de 20 % des personnes présentant une alcoolo-dépendance parviennent à s’extraire d’elles-mêmes de cette situation. Un peu plus tard, d’autres études ont décrit comment des individus changent par des mécanismes intrinsèques à leur histoire de vie, à des événements, sans passer par un traitement organisé (Bergier, 1996 ; Soulet, 2002 ; Klingeman et Sobell, 2007). Elles ont permis également de mieux cerner les obstacles à l’accès aux traitements « classiques » : la peur du stigmate qui est associé au diagnostic, la sous-évaluation de la gravité de son propre cas, la volonté de s’en sortir seul. Pour mieux analyser le phénomène, certains de ces travaux ont précisé l’impact du type d’usage concerné sur la capacité à l’autochangement (usage quotidien, dépendance, drogues licites et illicites). D’autres ont précisé et complété la définition de ce qui fait ou non partie du traitement (le rôle de l’intervention brève, de l’action communautaire, des groupes d’anciens buveurs et autres). Enfin, l’existence de ce self-change a été évaluée selon les différentes conduites addictives. Ainsi, il apparaît que si une large majorité des personnes ayant eu des problèmes d’alcool les résout sans l’aide d’un traitement formel ni d’un groupe d’entraide, de tels résultats sont moins fréquents pour les drogues illicites. Pour autant, toutes les données confirment la réalité de l’arrêt sans traitement pour toutes les addictions, les variables tenant essentiellement à deux données : d’une part l’importance de la « dépendance physique » liée notamment aux caractéristiques pharmacologiques du produit, d’autre part des facteurs sociaux. Les substances ayant les plus puissants pouvoirs addictifs comme l’héroïne et le tabac sont celles dont les consommations sont les plus difficiles à arrêter spontanément, au contraire du cannabis et, dans une certaine mesure, de l’alcool. Les facteurs sociaux sont notamment ceux qui influent sur la valorisation ou la dévalorisation du comportement d’usage par son environnement communautaire. Nous y retrouvons l’impact négatif de la stigmatisation. Une autre série de données montre que les usagers en traitement dans les dispositifs de soins ne sont qu’une petite fraction de l’ensemble des usagers à problèmes et qu’ils sont très différents, dans leur trajectoire
1. La notion de « changement par soi-même » est retenue lorsqu’un usager peut attester de cinq années d’arrêt d’une consommation, sans avoir bénéficié d’une intervention thérapeutique et sans déplacement sur une autre substance.
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et dans leur histoire, de ceux qui ne recourent pas à ces dispositifs. Les raisons de ce clivage sont de deux ordres : d’une part la représentation de l’addiction comme maladie et souffrance est en décalage avec ce que vivent bon nombre d’usagers et pour une période longue de leur trajectoire, d’autre part les modes d’accès et de repérage ne sont pas adaptés pour toucher les populations non demandeuses de soins. Ce double constat devrait contribuer à faire évoluer les politiques publiques et les pratiques professionnelles dans deux directions : • ne pas s’enfermer sur une définition trop médicale et « pathologisante »
des addictions ; • ne pas penser l’offre d’intervention sur le seul axe de la demande de
soins. C’est ce que permettent de préciser plusieurs notions fondamentales pour comprendre le « self-change ».
Où l’on retrouve les notions de continuum, d’intensité et de satisfaction Une première notion que nous avons déjà mentionnée1 est mise en exergue par ces recherches : celle du continuum des comportements d’usage, allant des usages « simples » aux plus « engagés ». Notion qui relativise beaucoup la dichotomie entre dépendant/pas dépendant ou malade/pas malade, perte de contrôle/consommation gérée. Prendre en compte cet étagement des usages sur un même continuum évite d’en stigmatiser certains et de centrer le dispositif d’aide et d’intervention trop exclusivement sur les personnes se reconnaissant malades et les cas les plus pathologiques. S’il n’y a pas de séparation toujours très nette entre les différents types d’usage, il existe néanmoins des distinctions. Tous les usages ne sont pas identiques en termes de significations et de risques. Le critère médical de différenciation des usages est fondé sur l’apparition de dommages consécutifs à la consommation, en particulier la survenue d’un sentiment de perte de contrôle. À ce critère, nous en avons ajouté deux autres intégrant les dimensions expérientielles plus complexes que sont l’intensité (maximum ou minimum) du mode de consommation et la notion de satisfaction (ou pas) du sujet vis-à-vis de cet usage. En soulignant les liens avec un mode de vie, les effets de sens de cette expérience et sa contextualisation sociale et culturelle, cette approche
1. Partie 1, voir notamment « la pyramide des usages », chapitre 4.
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permet de ne pas enfermer ces comportements dans une définition exclusivement médicale et de comprendre que certaines consommations, y compris de drogues « dures », peuvent être gérées par l’usager (Soulet, 2002 ; Fontaine, 2006). Cela rejoint les conclusions auxquelles nous conduit l’approche expérientielle. En effet, la définition de l’addiction pathologique à partir de la notion d’insatisfaction et de souffrance de l’usager plus que de celle de dépendance et de perte de contrôle, permet de lui donner une dimension « fonctionnelle », moins centrée sur les conséquences (la dépendance, les dommages sanitaires et sociaux) que sur le sens, et qui permet de laisser une place entière à l’usager, quel que soit son niveau d’engagement dans l’addiction. Redéfinir ainsi la question des addictions permet également de se dégager d’une idéologie du dépistage des populations au regard du seul objectif de l’accès au traitement. Enfin, la prise en compte d’un continuum d’expériences — une expérience ayant, à nos yeux, plus de sens qu’un comportement d’usage —, nécessite, pour aider aux changements, une gradation des réponses, des plus simples aux plus complexes, et de remodeler peu à peu l’ensemble du dispositif dans cet objectif.
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Interventions à intensité adaptée et empowerment Cette réorganisation des dispositifs d’appui aux usagers devrait se réaliser autour de deux principes fondamentaux qu’a mis en exergue la compréhension des divers processus d’autochangement. En premier lieu, les services offerts doivent être adaptés suivant les événements, les étapes et les opportunités possiblement vécus et saisis par l’usager ; c’est l’approche stepped care que l’on peut traduire par approche « à intensité adaptée ». La mise en place des services doit en effet intégrer l’idée d’une intensité progressive, allant du moins au plus intense selon le niveau d’engagement dans la consommation et la place prise par l’expérience psychotrope. On peut ainsi distinguer un premier niveau d’intervention où il s’agit d’aider le sujet à organiser ses pensées sur le problème et à prendre des décisions « informées » (niveau de l’intervention brève et de la balance motivationnelle). Un deuxième niveau d’intervention permet au sujet de comprendre le cycle de l’addiction et les différentes possibilités qu’il peut avoir de sortir de sa spirale. Un troisième niveau concerne les prises en charge qui offrent des supports sociaux et des renforcements pour le changement, quand le sujet manque de telles ressources dans son environnement. Enfin, un
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dernier niveau regroupe les traitements qui répondent à l’attente sociale de l’environnement, pour un sujet qui n’a pas encore décidé de changer. En second lieu, les dispositifs d’intervention doivent utiliser les compétences de l’usager sur le modèle de l’empowerment. Ce terme renvoie à un renforcement du contrôle de l’individu sur sa propre vie, au soutien à sa capacité de prendre des initiatives par lui-même et à moins dépendre des autres pour être aidé. Son sens est assez proche des mots français d’autonomisation et d’implication. Cette notion d’empowerment a d’abord émergé en santé mentale, en réaction à l’inadéquation du système de soins pour les personnes ayant des troubles mentaux graves. Le même processus est en jeu dans le domaine des addictions, en réaction aux stratégies qui incarnent l’utilisation de la peur et les messages comme « n’y touchez pas ». Ces modes d’intervention ont en effet contribué à rompre le dialogue avec les adolescents et augmenté leur ressentiment envers les adultes. Quand les adolescents perçoivent qu’on se contente de leur dicter ce qu’ils doivent faire, sans faire confiance à leur capacité à prendre des décisions éclairées, ils se sentent non respectés et rejetés. C’est ainsi que se fait jour le besoin d’une nouvelle approche stratégique des usages de drogues, fondée sur une vision plus pragmatique, qui valide les compétences des adolescents et intègre la possibilité de leur faire confiance pour prendre des décisions raisonnables à partir d’un socle éducatif cohérent. Cet empowerment est facilité par des actions avec les acteurs concernés (groupe d’entraide, adolescents relais, participation à la recherche...), et par les interventions de type motivationnel ou autres qui reconnaissent et soutiennent les ressources et compétences des usagers1 . Les enseignements que l’on peut tirer de l’observation des autochangements sont donc clairs : pour améliorer leur efficacité, il faut repenser l’organisation et les objectifs des interventions sociales envers les conduites addictives en mettant au premier plan les notions d’implication et d’autonomisation, de satisfaction et d’alliance avec les usagers. L’expérience de la réduction des risques La politique dite de réduction des risques — c’est-à-dire visant prioritairement la minimisation des dommages induits par les conduites addictives — est apparue en tant que telle pour la première fois en Grande-Bretagne, en 1926, lorsqu’une commission officielle d’experts concluait que la toxicomanie est une maladie chronique généralement 1. Voir « intervention précoce », chapitre 10.
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réversible de façon spontanée... En toute logique, elle préconisait de s’attacher prioritairement à protéger les sujets et la société des dommages secondaires de la dépendance. Elle recommandait dans ce sens de donner la possibilité aux médecins de prescrire de la morphine et de l’héroïne. Ces travaux de la commission Rolleston ont fondé le british system qui, depuis, a certes beaucoup évolué mais a conservé la minimisation des dommages parmi ses priorités. Cette politique a été adoptée dans de nombreux pays avec l’apparition de l’épidémie de sida1 . La France comme d’autres pays d’Europe du Sud, jusque-là orientés plutôt vers la répression et « la lutte contre la drogue et la toxicomanie », ont dû accepter les impératifs de santé publique et mettre en œuvre, parfois malgré les professionnels, une politique visant à s’occuper d’abord des risques de contamination et d’overdoses. On a vu ainsi apparaître des associations d’usagers, des kits de « shoot propre », des programmes d’échange de seringues (PES) et un très grand nombre d’initiatives menées avec les usagers eux-mêmes. Ce faisant, ce sont les représentations des toxicomanes et les fondements des interventions qui ont été bouleversés.
Les principes de la réduction des risques : favoriser l’autonomie des usagers et leur citoyenneté La réduction des risques s’appuie sur deux principes fondamentaux :
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• un objectif résolument pragmatique partant du constat que, selon
divers facteurs, le comportement de consommation comporte un degré variable de risque, et que, depuis les premières consommations jusqu’à l’éventuelle dépendance, les usagers doivent avoir accès aux moyens de protéger leur santé et celle des autres ; • la reconnaissance des usagers comme des sujets responsables et citoyens, capables de faire des choix et donc, pour peu qu’on leur en donne les moyens, de se protéger et de protéger autrui. Ces principes n’étaient pas ceux sur lesquels s’était bâti le « système de soins français », et encore moins la politique de l’État dans ce domaine. Ils n’ont donc pas été adoptés dans notre pays sans susciter de fortes controverses qui durent encore (Coppel, 2002). Néanmoins, l’« auto-support » et l’action communautaire avec les usagers, sur le modèle qu’a notamment développé l’association Aides avec les personnes concernées par le sida, ont contribué à ébranler durablement 1. Mais elle a été longtemps combattue par des pays axés sur la « guerre à la drogue » comme les États-Unis et encore aujourd’hui par la Russie.
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les conceptions verticales classiques de l’intervention sociale envers les addictions. La politique de réduction des risques qui s’est développée en France se caractérise par la conjonction de trois types de mesures qui ont été mises en place entre le milieu des années quatre-vingt et le milieu des années quatre-vingt-dix. D’abord la libéralisation de la vente des seringues en pharmacie en 1987, puis le développement de l’accès aux seringues stériles au début des années quatre-vingt-dix (kit Stériboxet PES) et l’ouverture de lieux-dits « à bas seuil » (boutiques)1 , et enfin la libéralisation de la prescription de substituts opiacés : méthadone et surtout buprénorphine haut dosage. La mise à disposition en médecine générale du Subutexest en effet l’une des mesures qui a eu un impact sanitaire majeur.
Les résultats de la réduction des risques Il n’est pas dans le but de cet ouvrage de faire une étude exhaustive des résultats de cette politique, plusieurs auteurs l’ont fait mieux que nous le pourrions. Les figures 6.1 et 6.2 nous paraissent démontrer l’essentiel de ces résultats. 90 000 80 000 70 000 60 000 50 000 40 000 30 000 20 000 10 000 0
600 500 400 300 200 100 0 1990
1992
Heroin Overdoses
1994
1996
1998
Buprenorphine Patients
2000
2002 Methadone Patients
Figure 6.1. Évolution du nombre d’overdoses mortelles par héroïne en regard du nombre de personnes recevant un médicament de substitution, en France de 1990 à 2004 (source : OFDT et INSERM, P. Carrieri).
1. C’est-à-dire des lieux délivrant un accueil à des conditions minimales (pas de consommation ou de vente de drogues dans le lieu et à sa proximité, pas de violence), et sans demande de soin préalable.
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1 493 1 079
424 142 197
UDVI = usagers de drogues par voie injectable
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Figure 6.2. Évolution du nombre de nouveaux cas de sida déclarés, liés à l’usage de drogues par voie veineuse, de 1990 à 2003 (source : OFDT).
La comparaison est tout à fait frappante entre les changements observés, durant la période 1994-1996, d’un côté en ce qui concerne le nombre d’overdoses mortelles par héroïne et d’un autre côté pour ce qui est des nouveaux cas de sida : les courbes sont rigoureusement parallèles avec une « cassure » qui fait chuter la mortalité par overdose de 80 % et l’incidence du sida dans des proportions comparables. Bien peu de politiques sanitaires peuvent s’enorgueillir de résultats aussi importants en termes de vies sauvées et d’amélioration de l’état sanitaire d’une population en un temps si court. La mise en regard de ces chiffres avec ceux du développement des traitements de substitution (surtout celui par Subutex) est également instructive : leur développement ne déclenche pas en soi le changement, puisqu’il s’était amorcé un ou deux ans avant leur réelle explosion, mais il l’amplifie et l’accélère. Si nous regardions les deux courbes en fonction de la date de la libéralisation de la vente des seringues (décret Barzach en 1987), nous ne verrions aucun impact de cette mesure, en revanche, si nous les regardons en fonction des quantités de seringues délivrées, nous voyons que celles-ci ont considérablement augmenté de 1990 à 1999 (Emmanuelli, 2005), de façon concomitante aux résultats sur la transmission du VIH et sur les overdoses1 . Enfin, si 1. Il faut néanmoins souligner que, déjà en 1991, suite au décret de Michel Barzach et aux informations qui ont commencé à être diffusées, environ 60 % des injecteurs avaient renoncé au partage des seringues selon une évaluation de l’IREP et de l’INSERM.
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nous mettions les courbes en regard des créations de structures dites « à bas seuil » d’exigence et du développement d’actions communautaires, notamment avec des associations d’usagers, nous verrions le même parallélisme. C’est donc bien la combinaison de plusieurs mesures — et non les mesures prises séparément — qui, en « faisant politique » et en cristallisant une mobilisation au plus près des usagers et avec eux, a eu un puissant effet. Le bilan de cette politique n’est toutefois pas miraculeux, et plusieurs évolutions durant la même période sont moins positives, comme la poursuite de la consommation par voie intraveineuse chez une partie des usagers recevant du Subutex, l’augmentation de la consommation de cocaïne et le maintien d’une incidence très haute de l’hépatite C. Mais cela ne dément en aucune façon ses effets positifs sur les usagers, les professionnels et les relations entre eux. Quels enseignements tirer pour une politique des drogues ? Les recherches sur le self-change et l’analyse des résultats de la réduction des risques apportent des enseignements très précieux et très convergents. Nous verrons plus loin (partie 3) que les nouveaux développements dans le champ de la promotion de la santé et dans celui de l’éducation expérientielle vont exactement dans le même sens.
L’impact des conditions sociales et matérielles des usagers La première chose à retenir est que les conditions dans lesquelles se trouvent les usagers, notamment leur « déstigmatisation » et leurs possibilités d’intervenir sur leur situation, jouent un grand rôle dans l’entrée, le maintien, les niveaux de risques et la sortie de l’addiction. Cela est extrêmement important et devrait constituer la question préalable à toute intervention sociale : en quoi celle-ci crée ou non des conditions favorables à la capacité des usagers d’agir eux-mêmes sur leur comportement et leur situation ? Ces « conditions favorables » sont schématiquement de deux sortes : les conditions matérielles et les représentations collectives dans lesquelles sont « pris » les usagers (et ceux qui les entourent). La réduction des risques a montré combien la mise à disposition de lieux et « d’outils » (matériels d’usage à moindres risques, utilisation de médias d’information adaptés, accès à des dépistages simples...), pour peu qu’ils soient conçus avec les usagers eux-mêmes, font très
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vite émerger de nouveaux comportements responsables pour se protéger et protéger autrui. Mais elle a montré aussi que cela n’était possible que si le regard social sur ces questions changeait parallèlement. C’est parce que le sida a fait apparaître que des êtres proches étaient menacés de mort par cette maladie que l’on a compris qu’il fallait donner à chacun, « drogués » y compris, les moyens d’empêcher la maladie de se propager et de continuer de prendre des vies. On a accepté alors de remettre en question des représentations bien ancrées jusque-là pour admettre de s’intéresser à « comment ils se droguent » et pas seulement à « comment les en empêcher ». Les remises en question ont traversé toute la société, y compris les milieux professionnels spécialisés que la culture du « cas par cas » avait éloigné des préoccupations de santé publique, et que la conception de « la toxicomanie comme symptôme » poussait à moins s’intéresser à la trivialité des comportements de consommation et de leurs conséquences directes qu’à ce qui pouvait être leur éventuelle étiologie psychique sous-jacente. Nous devons aussi remarquer que, contrairement à certaines conclusions hâtives qui voudraient que les mesures les plus efficaces pour la prévention soient les interdits et les contrôles instaurés par voie législative (Babor, 2003), cette politique s’est mise en place en contradiction avec la loi de 1970 et son esprit1 , et qu’elle repose sur deux levées d’interdiction : celle de la vente libre des seringues2 et celle de la prescription de médicaments de substitution3 . Pour leur part aussi, les autochangements battent en brèche nombre d’idées reçues. Notamment celles selon lesquelles le comportement dépendrait uniquement des caractéristiques individuelles de l’usager. En réalité, l’environnement « écologique » (humain, relationnel, culturel, matériel et social) tient une place essentielle dans le comportement 1. Ce qui a nécessité différentes dérogations du gouvernement, notamment pour que soient tolérés les programmes d’échange de seringues et que la police n’y intervienne pas. Mais, en France, cette politique est aujourd’hui de plus en plus remise en cause : elle est cantonnée à la distribution de seringues stériles, il n’est plus question de mettre en place des salles d’injection ou des programmes de substitution injectable, et les actions de « testing » en milieu festif sont interdites car accusées de « faciliter l’usage de drogues ». 2. Depuis 1974 et jusqu’en 1987, aucune seringue ne pouvait être délivrée sans une ordonnance médicale. 3. Cette prescription n’était pas autorisée pour les médecins généralistes et elle était restreinte à un tout petit nombre de patients recevant de la méthadone dans deux hôpitaux et un centre spécialisé avant 1993.
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addictif et dans son évolution. Le « capital social » (Sobell), le mode de vie, sa plus ou moins grande stabilité, vont fortement influencer l’usage de drogues ou d’alcool et son impact sur la vie de la personne. Ce qui vient confirmer que les conditions dans lesquelles se trouvent les usagers — contexte social et ressources de l’environnement — sont déterminantes sur leur conduite et les capacités de les modifier.
Diversité, valorisation des compétences et alliance avec les usagers Concevoir que l’essentiel des problèmes des conduites addictives se règle en dehors des dispositifs de soins et autrement que par des interdits supplémentaires n’est évidemment pas facile pour ceux qui les décident et pour les professionnels dont l’utilité de leur action motive leur vie professionnelle. Mais si la modification peut advenir sans traitement, elle ne réduit pas l’intervenant à un rôle passif, bien au contraire. Elle interroge les dispositifs sur leur pertinence, leur « appariement » ou accordage avec les besoins réels des usagers, mais souligne en même temps la triple nécessité de cette intervention : assurer la diversité des réponses, participer à la valorisation des compétences de l’usager et nouer avec lui une « reliance » nouvelle. On ne peut qu’être frappé des similitudes entre les leçons tirées de la politique de réduction des risques et les préconisations des travaux sur le « self change », tout particulièrement quant à la place à donner aux usagers dans les dispositifs et dans les interventions. Ainsi, les notions, issues des expériences de réduction des risques, de seuil adapté (c’est-à-dire l’adaptation des services proposés en fonction des situations des individus), et d’alliance permettant leur implication jusque dans la définition des services aux différentes étapes de la trajectoire, sont très similaires de celles d’intervention à intensité variable et d’empowerment proposées à partir des recherches sur les autochangements. Le sens et les objectifs se rejoignent : il s’agit de valoriser et capitaliser les compétences et les ressources des individus, de prendre en considération les interactions écologiques dont dépendent les changements, et de favoriser ces changements de façon diversifiée au long des différents moments ou étapes de la « trajectoire » et selon les choix de vie différents. De tels objectifs d’autonomisation-responsabilisation des individus et de développement d’une nouvelle reliance citoyenne, constituent un véritable projet social et ne peuvent être réalisés sans un niveau d’action collectif, un niveau d’action politique qui en crée les conditions.
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R ÉFLEXIONS
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SUR LE BIEN - ÊTRE ET L’ OPTIMALITÉ
Peut-on aller plus loin dans la définition du projet préventif et thérapeutique ? Au-delà de l’aide vis-à-vis de leur problème d’addiction, ne cherche-t-on pas le bien-être de ceux à qui ces interventions s’adressent ? Si nous répondons positivement à cette question, ne faut-il pas alors définir ce que l’on entend par bien-être ? Mais, ce faisant, ne risque-t-on pas de vouloir définir l’homme idéal et de nous retrouver, comme les pires totalitarismes, à vouloir prendre possession du bonheur de l’autre ? Et si nous nous contentons d’aider les personnes à se libérer de leurs souffrances, ne les abandonne-t-on pas en chemin pour parvenir à mieux, c’est-à-dire à jouir de la vie puisque nous avons vu que souffrance et plaisir constituent un tout ? Si nous restons dans notre sujet, une question préalable se pose : en quoi l’expérience psychotrope et même l’addiction seraient-elles contradictoires avec le bien-être ? Car ce qui légitime une intervention sociale n’est pas d’agir contre un bien-être au prétexte que la conduite pour y parvenir serait non conforme ou susceptible de dangers, c’est d’agir contre ce qui empêche le bien-être1 . Le modèle expérientiel appliqué à la relation entre addiction et bonheur va nous aider à répondre.
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Le bonheur est-il dans l’addiction ou hors de toute addiction ? La principale critique faite aux drogues est qu’elles ne procureraient qu’un « paradis artificiel » qui, en réalité, ferait le lit du malheur en laissant croire qu’il est écarté. Cela n’est pas dénué de vérité puisque certains y perdent effectivement leur santé et même leur vie. À l’évidence, les psychotropes, en agissant directement sur la genèse des émotions, désynchronisent la vie réelle et le vécu, la réalité et sa représentation. Dans l’expérience addictive, les signaux habituels de la vie s’émoussent, alors que nous avons besoin d’une dose de mal-être pour percevoir les difficultés et rechercher des issues. De plus, dans cette expérience addictive, l’intensité et la focalisation sur le plaisir immédiat vient
1. Sans pour autant idéaliser ce bien-être. De ce point de vue, il nous est difficile d’emboîter le pas à l’OMS qui, dès 1946, promettait aux humains le Salut par la santé en la définissant comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ». État que l’on ne peut atteindre, comme le remarque le psychanalyste Roland Gori « que brièvement dans l’orgasme... ou sous l’effet de drogues ! » (Gori, 2007).
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occulter la perception des conséquences, elle prive ainsi le sujet d’une partie de ses capacités à (ré)agir et à changer. Pourtant, nous l’avons vu (partie 1), les molécules psycho-actives ne sont que des déclencheurs et amplificateurs de sensations que le cerveau produit lui-même dans d’autres expériences intenses. Ce qui est factice dans la consommation de substances psycho-actives, ce n’est donc pas la sensation ressentie, bien réelle dans sa dimension psychobiologique, mais la fonction qu’elle va éventuellement tenir du fait de sa puissance et sa capacité à occulter toutes les autres (Sissa, 1997). En libérant des contingences de la relation à l’autre et à son corps, en produisant sur commande une expérience dont l’intensité et l’instantanéité modifient l’être lui-même, l’expérience psychotrope peut conduire à l’inverse de ce qu’elle recherche. Mais conduit-elle immanquablement vers la douleur et la destruction ? Doit-on penser qu’« il n’y a pas de drogué heureux » comme le titrait un célèbre ouvrage de Claude Olievenstein (1977) ? Il n’est pas contestable que beaucoup sont malheureux et que quelquesuns y détruisent leur existence. Si cette « pente » existe, l’issue n’est pas irrémédiable. Nous savons que des consommateurs parviennent à « gérer » et à s’arrêter. Et puis, n’est-ce pas le fait de tout plaisir que d’avoir « un prix à payer » et de comporter le risque de faire oublier qu’il peut se retourner en souffrance ? D’autres plaisirs le montrent : la vitesse, la gourmandise, la passion amoureuse, etc. Ce n’est donc pas la recherche de la satisfaction qui est problématique, même sous la forme d’un plaisir de sensation interne déclenché par une substance externe. Ce n’est pas non plus d’encourir un risque à la mesure de la satisfaction obtenue. La véritable question est de savoir comment le plaisir peut conduire à la souffrance, si le risque peut être « géré » et dans quelles conditions. La vraie question, nous y revenons, est une question de limite, avec la question subsidiaire : qui décide de la réponse ? Car il existe des limites sociales, dont la définition revient à la société, et des limites individuelles qui reposent, elles, sur l’individu lui-même. Toute quête du bonheur a ses limites Une première limite à la quête du bonheur paraît claire et légitime : il y a l’autre et son bonheur propre. En effet, si, en prenant mon plaisir, je porte atteinte à l’autre, alors je suis condamnable au nom du bien commun qui est au fondement de l’idée même des droits humains et de la Justice : je suis libre tant que je ne nuis pas à l’autre.
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Si une part du plaisir que m’apporte l’expérience addictive est de me libérer des contingences de la relation à l’autre, il ne peut aller jusqu’à me rendre indifférent à l’autre. Je dois donc accepter de respecter des règles. C’est en cela que des interdits légaux sur certains comportements d’usage trouvent leur pleine légitimité. C’est aussi la base des stratégies visant à respecter la liberté personnelle du plaisir en écartant les risques pour autrui (« capitaine de soirée1 » et autres formes de prévention de ce type). Une autre limite sociale est celle de l’impact (sécuritaire et financier) que font peser sur la collectivité les conséquences de certains plaisirs. Mais la « charge » qu’ils constituent pour la société peut-elle justifier de les interdire ? Le sport est un plaisir qui comporte de nombreuses conséquences négatives pour la société (accidents, dopage, « bigorexie2 », construction d’équipements coûteux...), mais il ne vient à personne l’idée de l’interdire. On rétorquera que les gains que représentent les activités sportives pour la santé, pour la culture, pour l’économie... sont bien supérieurs. C’est sans doute vrai, et cet exemple montre qu’il ne s’agit que d’une balance entre avantages et inconvénients. Exemple plus proche, celui de l’usage d’alcool : notre société juge les avantages supérieurs aux inconvénients, pourtant ces derniers ne manquent pas. D’autres sociétés ont fait l’analyse inverse, jugeant que les effets négatifs sur les individus et la société sont bien plus lourds que les aspects positifs, et l’alcool y est prohibé (à notre grand étonnement d’occidentaux). Il s’agit donc d’un choix collectif, politique. La collectivité s’est d’ailleurs organisée pour tirer avantage de conduites qu’elle peut juger pernicieuses : par exemple le tabac, l’alcool ou les jeux. Les activités autour de ces « déclencheurs » génèrent des plus-values économiques, et les taxations sont telles que plus les individus s’adonnent à ces plaisirs, plus l’État rempli ses caisses pour le bien de tous. Paradoxe en apparence, mais mode de régulation sociale surtout, car le coût de ces activités est un facteur qui les limite. Outre les limites sociales, la limite au bonheur est avant tout inhérente à lui-même (Boarini, 2007) : l’addiction pathologique est précisément le résultat du processus d’épuisement et de retournement du plaisir. Lorsque l’intensité de l’expérience se répète, dépasse les capacités de récupération du sujet, lorsque sa préoccupation ne devient plus que celle d’éviter à 1. Les actions dites « capitaines de soirée » consistent, lors des soirées (bals, ...), à susciter l’auto-désignation d’un convive qui ne boira pas d’alcool pour pouvoir ramener chez eux les membres de son groupe d’amis. 2. Nom donné à l’addiction aux sports.
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tout prix le manque, lorsque l’expérience psychosociale s’appauvrit et se stéréotype dans l’isolement... le bonheur s’est évaporé et l’addiction devient souffrance. Elle devient pathologie. Pour des raisons biologiques, le corps n’a plus les moyens de retrouver ce plaisir (voir partie 1). Si une part du plaisir de l’expérience addictive provient du fait qu’elle me libère de contingences corporelles, je ne peux aller jusqu’à les ignorer toutes, au risque d’obtenir l’effet inverse : m’aliéner au corps. Cette limite est interne au sujet. La transgresser le met en danger dans sa santé, mais n’a pas d’autre répercussion sociale que celle-ci. Elle met essentiellement en jeu la capacité de l’individu à se poser des limites : elle renvoie à ses ressources et à ses vulnérabilités qui sont, par définition, variables selon les personnes mais variables aussi selon les moments de sa vie. C’est là le fondement de toute intervention : aider l’individu à se placer en situation d’une juste évaluation de ses expériences, en fonction de ses limites et de ses choix, et en connaissance des risques pour éviter la bascule dans la souffrance. Psychotropes, mieux-être, plaisir et souffrance Quand l’expérience apportée par le psychotrope vient atténuer un état douloureux, l’effet de l’acte addictif est un plus pour revenir à un état meilleur, mais pas un maximum. Dans ce cas, c’est le retour à la norme qui donne du bien-être. Cette conduite peut devenir addictive si le sujet y trouve, à ses yeux, une solution à un mal-être ou à une souffrance1 . C’est ce que nous montre le « cycle de l’assuétude » : plus les problèmes que l’on rencontre nous mettent dans l’angoisse et dans un sentiment d’impuissance, plus nous aurons tendance à rechercher un apaisement immédiat comme celui que procurent des drogues puissantes. Mais plus alors la récupération nous tirera vers davantage de souffrance, ce qui ne peut que favoriser un emballement du comportement addictif, un « renforcement positif » comme disent les neurobiologistes. Et plus nous nous priverons nous-mêmes du plaisir d’un acte qui pourrait nous permettre de trouver une meilleure issue à nos difficultés. Le risque est d’aboutir à un « bonheur sur ordonnance », comme cela a pu être dénoncé à propos du déversement des psychotropes dans la vie sociale : antidépresseurs de nouvelle génération, Ritaline pour les enfants trop agités et inattentifs, somnifères et anxiolytiques, et bien d’autres qui nous sont annoncés. Il est probable que si nous avons de 1. Maupassant, Artaud... les exemples sont innombrables et ne remplissent pas seulement les bibliothèques, ils occupent aussi beaucoup nos consultations.
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plus en plus recours dans notre vie à des médicaments pour améliorer notre état psychique, c’est que notre vie nous fait psychiquement de plus en plus souffrir ou que nous savons de moins en moins gérer des états « sans médicaments »... Et il est vrai aussi que la panoplie des substances actives ne cesse de s’élargir et de faire de nouvelles promesses pour notre bien-être. La question n’est pas nouvelle, mais son importance s’accroît : allons-nous tous devoir nous « doper » pour survivre, au risque d’affaiblir encore davantage nos capacités à agir sur notre situation, nos modes de vie et toutes les choses qui nous font souffrir ? Mais, en général, plus que pour écarter une souffrance ou une douleur, l’expérience psychotrope vise d’abord à provoquer une sensation agréable, un « bon moment », bref, elle donne le pouvoir de déclencher du plaisir. Le plaisir est une condition nécessaire au bonheur, il n’en est pas une condition suffisante. La répétition de l’expérience du plaisir pourrait sembler une solution simple et efficace puisqu’il suffit de réutiliser le « déclencheur ». Mais, en réalité, la répétition du plaisir autodéclenché amorce le cycle addictif et éloigne d’un état durable de bien-être. En d’autres termes, à partir d’un moment, répéter l’expérience tarit le plaisir et écarte du bonheur. Il apparaît donc que le problème posé par le plaisir apporté par les substances psycho-actives est moins un problème de drogue que celui de l’usage qu’en font les hommes. C’est un problème d’équilibre entre plaisir et souffrance, entre bien-être et mal-être. Équilibre n’étant pas le mot adéquat, car, dans cette balance, il s’agit de trouver un déséquilibre en faveur du plaisir plutôt que de la souffrance. Il s’agit de retrouver cet équilibre-déséquilibre en un point que certains ont appelé l’« optimalité ». Optimalité, actualisation et réalisation de soi Des auteurs, notamment du courant de la psychologie humaniste et positiviste, ont développé l’idée que les hommes sont fabriqués pour trouver cette optimalité, c’est-à-dire trouver une certaine harmonie et « se réaliser eux-mêmes ». Selon le principe énoncé par Maslow dans les années cinquante, la principale motivation des comportements humains résiderait dans la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et dans la réalisation de leurs aspirations profondes. Pour les théories « existentielles » et phénoménologiques de la dépendance, notamment celle de Stanton Peele, les états altérés de conscience
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par les substances psycho-actives serviraient ainsi de mécanisme d’adaptation, surtout en l’absence d’alternatives pour trouver des satisfactions suffisantes ou pour diminuer des niveaux d’anxiété trop élevés. Nous partageons cette conception du processus général qui conduit à l’addiction en ce qu’elle résume à nos yeux l’essentiel de la démarche de recours des hommes aux expériences psychocorporelles intenses : atteindre et maintenir un mieux-être. Mais si cela permet de comprendre la part minimale de la démarche (ne pas souffrir), cela définit-il la finalité de l’existence ? Cela définit-il la finalité de l’intervention ? U NE TENDANCE À LA RÉALISATION DE SOI « Nous pouvons dire qu’il y a, dans tout organisme, à quelque niveau que ce soit, un courant inné qui entraîne celui-ci vers la réalisation positive de ses propres possibilités. Il y a chez l’homme une tendance naturelle vers un développement complet. Le terme qui a souvent été utilisé pour cela est celui de tendance à la réalisation de soi, ou tendance actualisante, et elle existe dans tous les organismes vivants. » Carl Rogers, 1977.
Se réaliser ou « s’actualiser » prend ici un sens quasi mystique : devenir soi-même en laissant advenir ce qu’enseigne sa propre expérience. Mais si l’expérience est la matrice de toute existence individuelle, elle n’est pas pour autant toujours limpide à soi-même et riche que de créativité. Elle peut recéler des douleurs terribles, des conflits indépassables, des traumatismes irréparables. Sans parler des mécanismes de défenses qui peuvent créer de véritables « points aveugles » dans la vision de soi et de son expérience. Certes, l’être humain recherche généralement ce qui peut lui apporter des satisfactions, mais que sont les satisfactions ? Sont-elles universelles ou différentes, voire contradictoires selon les individus et selon les cultures ? Existe-t-il des invariants ? Et comment s’inclut la dimension sociale, de recherche de lien et d’amour, qui constitue aussi une donnée essentielle de l’homme et donc de sa satisfaction ? L’optimalité : une synthèse expérientielle et une aptitude au bien-être Ainsi que le disait déjà Épicure, ce qui fait le bonheur n’est pas seulement un accès aux plaisirs : « Tout plaisir [...] est un bien et pourtant tout plaisir n’est pas à rechercher ; de même toute douleur est un mal, mais toute douleur n’est pas faite pour être toujours évitée. »
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S ENS ET FINALITÉ DE L’ INTERVENTION SOCIALE
Le lien est étroit entre plaisir et douleur, et ce qui compte n’est pas le plaisir à tout prix ni l’absence totale de souffrance, mais, dans la dialectique de l’un à l’autre, une « synthèse expérientielle globale » satisfaisante pour le sujet. Sachant que cet équilibre n’est pas identique pour tous les êtres humains et qu’il est la résultante d’un solde à la fois en termes de satisfaction (suis-je satisfait ?), et d’engagement (qu’est-ce que je veux ?). Questions jamais totalement closes dans une vie... Certains d’entre nous trouvent leur bien-être dans le plaisir de la retenue et d’une activité très mesurée. D’autres, à l’inverse, ont besoin de mouvement et de décharges d’adrénaline. La gestion expérientielle (GE) mesure cela par un test : le jagtam. Le « jag » pour les personnes de type « jaguars » plutôt suractif et jouisseur, et le « tam » pour désigner, à l’opposé, le type « tamanoir » très lent et précautionneux. Et c’est un fait : nous ne sommes pas égaux devant ce type de choix (voulu ou subi), et, de plus, ce choix peut évoluer au cours de la vie. L E BONHEUR N ’ EST QU ’ UNE APTITUDE « Le bonheur consiste plus dans une disposition générale de l’esprit et du cœur, qui s’ouvre au bonheur que la nature de l’Homme peut prêter, que dans la multiplicité de certains moments heureux dans la vie. Il consiste plus dans une certaine capacité de recevoir ces moments heureux. »
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Montesquieu, 1716-1755.
L’optimalité se définirait donc dans cette aptitude à donner (ou trouver) du sens à sa vie, qui repose sur une capacité à faire des choix personnels en fonction de soi (de sa personne biologique, de ses dispositions psychiques, de son environnement) et à avoir des relations satisfaisantes avec le monde social dans lequel il vit. Une définition proche de celle du bonheur non comme fin en soi, mais comme aptitude. Mais en quoi tout cela concerne-t-il la finalité de l’intervention ? Parce qu’intervenir n’est ni éliminer quelques symptômes, ni délivrer aux individus les recettes du bonheur, ni laisser chacun à un libre choix théorique, mais c’est être porteur de ce que nous avons appelé un projet éthique et politique. C’est-à-dire contribuer à ce que chacun acquiert ou augmente sa disposition au bien-être, dans sa dimension individuelle (psychobiologique) en tant que sujet autonome, et dans sa relation à autrui et sa citoyenneté (sa dimension psychosociale). Intervenir consiste donc à créer des conditions de possibilité pour cela, mais pas à définir ce que chacun doit faire de cette aptitude. Des conditions de possibilité qui ne se limitent pas à celles apportées à l’individu, mais à la collectivité
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tout entière. Que serait en effet un bonheur individuel s’il contribuait au malheur collectif ? C’est pourquoi le bonheur individuel passe, à un moment, par celui de la collectivité, et aussi pourquoi l’individu en société n’a pas que des droits, mais aussi des devoirs. Pour l’individu, la question n’est donc pas seulement comment être soi-même, mais elle est de savoir comment être soi-même dans une société qui crée les conditions du bien-être de tous, dans les limites des ressources de l’humanité. La réalisation de soi est dépendante, au moins en partie, de celle des autres. L’injonction au bonheur individuel dans nos sociétés nous le fait souvent perdre de vue. Comment repenser le sens de son expérience ? Lorsqu’il s’agit d’aborder ces questions à propos d’une conduite addictive et au recours compulsif à l’expérience psychotrope, cela signifie que la première question à se poser est : suis-je moi-même dans ce comportement ? Pour l’intervenant de prévention ou le thérapeute, cela revient à introduire une « rupture d’évidence » selon l’expression de Marc-Henri Soulet. Une interrogation sur un mode de vie devenu implicite, irréfléchi, routinier, et provoquer « une reconceptualisation de l’expérience antérieure et une recherche de nouvelles alliances avec la société » (Soulet, 2002). Comment repenser son expérience ? Faut-il attendre des événements de vie qui y contraignent ? Nous aborderons cette question notamment à propos de l’intervention précoce et des soins. Mais elle n’est ni l’apanage des professionnels ni spécifique aux situations d’addiction. Elle peut se poser pour chacun de nous, à des moments clés de sa vie. Cela peut nécessiter des « outils », des méthodes, des « expertises », mais, quoi qu’il en soit, le centre de l’évaluation comme celui de la décision reste le sujet lui-même. Cette déconstruction-reconstruction, est précisément ce que vise le « bilan expérientiel » que propose la GE pour aborder tout changement d’une conduite addictive. Un bilan qui se déroule schématiquement en quatre étapes (Therrien, 2006) : • identification et exploration du mode de vie (car un comportement de
consommation s’inscrit toujours dans un mode de vie) ; • exploration des autres modes de vie (car des alternatives existent) ; • description de la satisfaction trouvée, perdue ou absente de ce mode de vie (car cela influe sur le choix de maintenir ou pas ce comportement) ; • définition des moyens d’augmenter la satisfaction et des changements que cela nécessite ou pas dans le mode de vie.
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Pour créer les conditions d’une telle réflexion sur la prise de risque, sur l’expérience, sur le mode de vie et la réappropriation de ses choix, l’important est moins la qualité des outils que celle de la relation instaurée par le proche, l’intervenant ou le thérapeute. C’est en tout cas l’objectif essentiel de l’accompagnement, tant en prévention que pour soigner, ainsi que nous le développerons tout au long des parties 3 et 4.
Chapitre 7
STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION
traduire en « interventions », en services et en actions préventives et thérapeutiques, un projet éthique et politique qui mette le sujet, y compris dépendant, « au centre », en relation avec lui-même et en interaction avec son environnement, et qui l’aide à construire son autonomie et sa citoyenneté à travers le pouvoir de ses actes ? Pour répondre, il nous faut commencer par définir la nature des problèmes soulevés par les addictions sur lesquels il est légitime, utile et nécessaire d’intervenir. Cela impose de se garder des idées reçues et des croyances. En particulier celles, encore si présentes aujourd’hui, qui établissent un lien systématique entre addictions et « conduites antisociales ». La seule façon de l’éviter est d’adopter une méthode et une rigueur scientifique qui respectent l’usager et sa parole. Une méthode qui prenne en compte l’hétérogénéité des modes de perception et d’engagement dans ces pratiques, et qui soit mise en œuvre aux différents niveaux de décision collective : en particulier le niveau local de proximité (celui de l’institution et de la cité), le niveau des collectivités territoriales, de l’État et, même s’il est plus lointain, le niveau international.
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C
OMMENT
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F ONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’ INTERVENTION SOCIALE
La société démocratique donne à tout individu des droits pour exercer sa liberté, elle différencie la sphère privée et la sphère publique, la liberté de disposer de soi et le devoir de respecter l’autre. Au principe qui accorde au sujet adulte la liberté de faire son bonheur au risque de son propre malheur, il s’agit d’adjoindre, pour répondre à l’évolution de notre monde, celui de l’accompagnement de chacun dans ses choix et de l’assistance à ceux dont l’autonomie est menacée ou défaillante, quelle qu’en soit la raison. Définir une politique globale des drogues et des addictions La manière de définir le problème détermine la façon de l’aborder. Dans le champ des addictions cette définition des problèmes dépend en grande partie de la place qui est donnée aux usagers car, du début à la fin, ils en sont les premiers vecteurs et les premiers acteurs. Mais qui sont les usagers ? En réalité, nous sommes tous des usagers de déclencheurs et d’amplificateurs d’expériences, et la plupart d’entre nous utilisons peu ou prou des substances psycho-actives pour cela... Nous sommes donc tous concernés. Pour autant, nous n’avons pas tous les mêmes pratiques d’usage ni les mêmes problèmes en lien avec ces pratiques. Pour qui s’intéresse au domaine des drogues, la diversité des modes de consommations et des trajectoires est certainement l’une des choses les plus frappantes. Au-delà des typologies qui distinguent sur des critères médicaux les différentes catégories de consommation1 , c’est toute l’hétérogénéité des modes de vie et des relations avec les psychotropes qui fait la réalité du phénomène. Abstinents, consommateurs modérés, preneurs de risque, dépendants, maximalistes, minimalistes... chacun a son expérience propre. Toutes ces expériences, avec les choix qu’elles traduisent, les satisfactions et les problèmes qu’elles comportent, doivent être prises en compte.
Pluralité des besoins Cela signifie que les réponses publiques ne peuvent s’élaborer ni à partir de données trop partielles ni en ciblant une catégorie. La politique en matière d’alcool ne peut, par exemple, se fonder sur la seule lutte contre l’alcoolisme, ni au seul bénéfice des usagers sans problème, ni à celui des industries alcoolières. Les usagers de drogues illicites ne 1. Voir le continuum des usages et les distinctions entre usage, abus et dépendance définies dans le chapitre 3.
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peuvent prétendre définir à eux seuls les politiques en la matière, mais ils doivent être entendus et leurs intérêts respectés. C’est d’ailleurs la reconnaissance de leur situation et de leur responsabilité d’acteurs qui a permis le succès de la politique de réduction des risques. C’est aussi l’une des raisons essentielles de l’échec des politiques conventionnelles, généralement décidées entre responsables politiques et experts choisis parmi les professionnels des soins ou de la répression, mais sans (voire contre) les usagers. Les besoins des populations face aux drogues1 et aux addictions sont également divers et contradictoires. Besoins d’information et d’éducation, besoins de sécurité et de qualité de vie, besoin d’expression et de fête, besoin de plaisir, besoin de limites, besoin de soins de proximité, besoin de survivre, besoin de « bien vivre ensemble »... Aucune de ces aspirations n’est à exclure ou à négliger. Et si certaines ne convergent pas toujours de façon évidente (par exemple la sécurité et la fête), il est du rôle des méthodes de concertation et de décision collective de chercher des solutions pour y parvenir. C’est ce que signifie pour nous la démocratie participative. Des modalités de mise en œuvre concrète existent, comme l’a montré l’expérience du « panel citoyen » réalisée dans le quartier de la place Stalingrad, dans le 19e arrondissement de Paris (Coppel, 2003). Beaucoup de collectivités locales sont peu ou prou confrontées à ces questions et quelques-unes expérimentent, sur les addictions comme sur d’autres sujets touchant à la santé, des pratiques communautaires en santé. Ce sont notamment celles que cherche à promouvoir l’Institut Théophraste Renaudot dont nous donnons ci-dessous des extraits de la charte. L ES VALEURS ET LES OBJECTIFS DES PRATIQUES DE SANTÉ COMMUNAUTAIRE
« Nous partageons ensemble des valeurs qui fondent notre démarche actuelle autour de la promotion de la santé communautaire : • une conception globale de la santé qui implique divers secteurs d’activités
et justifie de la pluridisciplinarité, l’exigence du droit à un accès aux soins de qualité égal pour tous ; • une conception démocratique des pratiques qui vise à associer toute personne au maintien, à la préservation ou à l’amélioration de la santé ;
☞ 1. Rappelons pour mémoire que, dans nos propos, ce vocable recouvre tous les produits psycho-actifs, licites ou illicites.
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F ONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’ INTERVENTION SOCIALE
☞ • la solidarité qui repose pour partie importante sur un système de
protection sociale et de distribution des soins accessibles à tous ; • l’exigence de qualité des réponses curatives et préventives, et leur
évaluation. » L’objectif essentiel de ces pratiques est « La reconnaissance pour chaque citoyen de sa place d’acteur de la vie sociale, et la prise en compte des facteurs qui conditionnent son mieux-être, notamment l’habitat, le cadre de vie, l’environnement socio-économique... » Charte de l’institut Théophraste-Renaudot, Santé communautaire et Santé dans la ville (2007).
Mais il en va de la démocratie participative comme de la démocratie en général : elle ne peut se développer réellement que si des efforts massifs d’information et d’éducation des populations sont menés parallèlement. Cela souligne combien, dans le domaine des drogues et des addictions, la diffusion d’un « langage commun » est une condition nécessaire pour sortir des préjugés ou des discours ésotériques des différents professionnels.
Droits et participation des usagers À ces versants politique et communautaire de la démocratie s’en ajoute un autre tout aussi important : le droit des usagers dans les institutions qui ont pour mission de les aider et de les soigner et la place du sujet dans sa propre démarche de soins ou, plus généralement, sa démarche de changement1 . La participation des usagers à la définition et à l’adaptation des services qui leur sont destinés est une des grandes avancées des législations récentes, celle sur les « droits des malades » (loi du 4 mars 2002) et, surtout, la loi du 2 janvier 2002 visant à rénover le secteur
1. Ce dernier point sera abordé en détail dans la partie 4 à propos de la création d’une « nouvelle alliance thérapeutique » entre le soignant et le soigné et de la notion d’accompagnement thérapeutique.
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social et médico-social1 . Outre le droit à l’information et à l’expression, ces mesures législatives introduisent une « citoyennisation ». Elles modifient profondément les rapports entre les usagers, les institutions et les professionnels, et, améliorent concrètement « l’accordage » (ou appariement), c’est-à-dire l’adéquation des services proposés aux usagers à leurs besoins concrets, tout en leur donnant une cohérence d’ensemble. C’est dire l’importance de leur pleine application dans une approche humaniste et sociale des addictions.
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Les deux axes de l’intervention Quels sont les types de problèmes posés par les conduites addictives, aux individus et à la collectivité, qui nécessitent une intervention extérieure au sujet ? C’est de la réponse à cette question que peuvent se déduire les actions à mener et une politique. Elle est donc capitale. D’une façon générale, pour penser et construire une telle politique, il convient de poser une première distinction entre deux sortes de problèmes : d’une part les risques encourus par l’individu du fait de sa conduite, et, d’autre part, les risques que sa conduite crée pour autrui. Cette distinction est, dans toute société démocratique, la première règle du contrat social et le principe du droit : au regard de la collectivité, ce que je fais vis-à-vis de moi n’est pas du même registre de responsabilité que ce que je fais envers autrui. Cela renvoie à la distinction entre « sphère privée » et « sphère publique » dont le respect devrait trouver sa pleine application en matière de consommation de drogues. Dans le premier cas, il s’agit de responsabiliser la personne pour minimiser les risques qu’elle prend pour elle-même, du fait de son propre comportement. Cette catégorie est celle de la santé publique mais surtout de l’éducation à la santé, de la réduction des risques et de la gestion de ses expériences. C’est un domaine d’exercice de la liberté individuelle, de l’autodétermination, du savoir et de la conscience. Et celui de la solidarité collective, notamment envers les individus les plus vulnérables et ceux qui ont des difficultés à modifier leur comportement dans un sens 1. Nous disons « surtout », car les institutions médico-sociales en addictologie, les CSAPA (centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie), et les CAARUD (centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues) sont les espaces de rencontre et d’accompagnement spécialement dévolus à l’intention des personnes présentant un problème d’addiction. Sur tous les aspects de cette loi et, notamment, les « 7 outils nouveaux pour les droits des usagers », on peut consulter le site de l’Association nationale des intervenants en toxicomanie : www.anit.asso.fr.
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plus favorable à leur santé. Notons qu’il est ici question de diminuer et non d’abolir les risques, car l’on sait qu’un monde avec « zéro risque » et « zéro addiction » est un monde « zéro », en rien idéal car tout à fait impossible, et, si l’on réfléchit bien, totalement terrifiant. Dans le second cas, il s’agit d’empêcher la mise en danger d’autrui et de protéger la collectivité de comportements suscités ou amplifiés par une consommation de substances psycho-actives chez ceux qui les consomment. C’est le domaine de la responsabilité citoyenne et des législations. Mais soyons précis : de quoi la société — les autres — doivent-ils être protégés du fait du recours aux substances psychoactives par certains ? Il y a dans ce domaine deux types de situations qui nécessitent l’intervention de la collectivité (et donc de la loi) : les atteintes ou mises en danger d’autrui et les « troubles à l’ordre public ». Si la première catégorie de situations ne pose guère de problème de définition en droit, la notion de troubles à l’ordre public est en revanche particulièrement extensible. Plutôt que cette expression, les Néerlandais utilisent celle de « nuisances publiques », peut-être plus parlante, mais la difficulté reste la même : cette partie des problèmes de sécurité publique est juridiquement floue, et c’est surtout la façon de l’aborder qui peut permettre de la traiter dans le sens du bien commun. C’est l’un des enjeux de la démocratie locale que de faire émerger les moyens de « bien vivre ensemble », sans rejeter certains ni abandonner l’espace public à quelques-uns.
Usage de soi et dangerosité sociale Au regard de ces deux aspects, quelle est la nature de l’acte posé dans le cadre d’une conduite addictive ? Il s’agit d’un acte qui correspond à une recherche de satisfaction, nous l’avons déjà amplement souligné. Un acte qui porte sur soi-même, sur son expérience psychocorporelle et psychosociale. Si un tel acte dont la finalité est autocentrée porte atteinte aux autres, c’est par des effets indirects. Contrairement à une opinion bien ancrée, il est exceptionnel que la prise de psychotrope génère en soi une hétéro-agressivité par exemple. En revanche, cette consommation peut participer à la dérégulation de comportements, ce qui, dans certains cas, peut favoriser l’hétéro-agressivité1 . Le comportement de consommation n’est donc pas socialement dangereux par nature : il 1. Toutes les drogues qui ont un effet désinhibant puissant peuvent donner lieu à de tels comportements, mais toujours comme co-facteur, à côté d’autres facteurs de circonstance et de personnalité. Au premier rang de ces substances, on ne trouve pas un « stupéfiant », mais l’alcool, c’est-à-dire notre drogue la plus familière.
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participe à un ensemble de facteurs qui peuvent diminuer les contrôles de l’agressivité. Notons que les consommations de psychotropes ont le plus souvent un effet inverse, sédatif et apaisant, et donc d’augmentation des contrôles de l’agressivité. Ce n’est pas l’acte de consommation en lui-même qui est en cause, mais certaines circonstances et une limite à ne pas franchir. Un parallèle peut être fait avec la recherche de vitesse : elle peut être dangereuse (et donc légitimement interdite et sanctionnée) audelà d’une certaine limite sur la route, mais elle n’est pas « antisociale » en soi. Un sujet ne peut pas dire « laissez-moi, prendre mon plaisir et appuyer comme je veux sur l’accélérateur » s’il est sur la voie publique, mais il peut prendre ce plaisir sur un circuit ou en descendant à toute vitesse sur une piste de neige balisée, ou encore en se « défonçant » en kite surf, wakeboard ou autre sport de glisse.
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Inverser la démarche entre contrôler et éduquer Pour maîtriser ces limites, ce sont avant tout l’individu, son expérience propre et sa responsabilité personnelle qui sont sollicités ; responsabilité envers lui-même et envers la communauté à laquelle il appartient (famille, quartier, groupe, pays). Il s’agit, pour l’individu, d’être capable de mettre en relation sa propre satisfaction ainsi que les comportements destinés à l’augmenter avec les conséquences pour lui (le « contre-effet ») et pour autrui (les « nuisances »). Cela n’est pas inné, mais cela s’acquiert. Nous voyons donc se dégager les deux axes de l’intervention sociale envers les conduites addictives : un axe d’éducation et de liberté de choix, et un axe de contrôle social et de protection. Les deux sont étroitement liés bien sûr. Leur cohérence est à la base de l’efficacité des politiques publiques qui se doivent d’être nécessairement « globales ». Mais cette cohérence ne peut se déterminer de façon purement théorique. Les problèmes sont concrets et ont des répercussions dans la vie de beaucoup de gens : les usagers bien sûr, mais aussi leur entourage, en famille, au travail, dans le quartier, etc. C’est pourquoi les principes d’éthique sociale que l’on adopte doivent être confrontés aux réalités et au vécu des populations. Cette cohérence exige d’examiner en profondeur les conditions de réalisation de ces deux stratégies complémentaires : éduquer à la liberté de l’usage de soi et poser des limites à cette liberté envers certains comportements. Cela suppose de commencer par s’intéresser à l’usage de soi, à ses motivations et aux mécanismes d’autocontrôle, avant de fixer des interdits et des mesures de contrôle des individus. C’est pourquoi, contrairement aux politiques conventionnelles qui érigent d’abord des mesures de contrôle et demandent à l’éducation de les
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justifier, il nous paraît indispensable d’inverser cette démarche : définir d’abord le premier axe d’éducation et de recours aux autocontrôles pour pouvoir définir des limites et des hétéro-contrôles efficaces et contribuer ainsi au développement d’un « individu social » capable d’assumer son autonomie et de s’engager dans la relation aux autres. L’enjeu ne se réduit pas à donner davantage priorité à l’éducation, mais il est de réorienter toute une politique : plutôt que de n’intervenir que sur les situations extrêmes nécessitant soins lourds et mesures légales restrictives, centrer l’action publique sur les moyens à mettre en œuvre pour prévenir ces situations et pour aider tout un chacun à gérer ses expériences de vie.
É DUCATION,
EXPÉRIENCE ET AUTOCONTRÔLES
L’addiction est un processus qui se déroule le plus souvent sur un temps long. Ce processus n’échappe jamais totalement, même dans les situations de dépendance, à la conscience et à la capacité d’autodétermination et donc de changement du sujet1 . L’usage de déclencheurs d’expériences intenses et l’addiction à ceux-ci sont un risque mais aussi un support à beaucoup de nos comportements de recherche de bien-être. L’addiction s’inscrit dans un mode de vie et n’est pas un problème réservé à quelques-uns. Dans notre existence moderne, c’est même une question quotidienne qui touche aux possibilités d’adaptation que chacun peut trouver pour répondre à ses aspirations légitimes au bien-être, et pour faire face aux pressions du monde social qui est le nôtre. Pour ces différentes raisons, il apparaît que chaque individu est et sera de plus en plus confronté, tout au long de sa vie, à la question que l’on peut résumer ainsi : « En fonction de mes choix personnels et du monde dans lequel je vis, comment puis-je gérer ma propre expérience de façon à jouir de la vie et lui donner sens ? » Cette question englobe celle de la consommation de substance psychoactives, sans se limiter à ce seul aspect. Comment y répondre ? Par l’éducation, nous l’avons dit. Mais quelle éducation ?
1. Mais, comme nous l’avons vu à propos du cycle de l’addiction, le « renforcement positif » du cycle biologique qui peut s’ajouter à celui du cycle psychosocial détermine chez les personnes en grande dépendance une réduction de leur pouvoir sur l’acte de consommer ou de s’abstenir. Les actions thérapeutiques ne visent alors rien d’autre qu’à redonner un peu plus de pouvoir sur ses actes au sujet dépendant. Mais celui-ci n’en est jamais privé définitivement. Il est capital de ne jamais l’oublier.
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Construire un individu autonome et social Mettre l’éducation comme socle d’une politique d’intervention ne se limite pas à donner plus d’importance à la transmission des apprentissages, même s’il y a là de vrais impératifs. Il s’agit d’une tout autre ambition : répondre aux besoins d’autonomie qui sont au cœur des attentes de l’individu moderne et, pour cela, lui donner un pouvoir plus grand sur sa vie. Comme l’a écrit Gérard Mendel dans ses ultimes pages avant sa mort (2004) : « Pas d’échappatoire possible : pour que la personnalité puisse exister, il ne suffit pas d’agir sur le psychisme, il faut que le sujet possède du pouvoir à l’extérieur sur sa vie. » Il ne s’agit pas de s’intéresser exclusivement à l’éducation des enfants et des adolescents, même si ce sont bien entendu des âges cruciaux du développement de la personnalité. Ni les questions d’autonomie et de citoyenneté, ni même la construction de soi, ne sont l’apanage des premiers âges de la vie. L’éducation dont nous parlons — la formation d’un individu social — est un continuum de toute la vie. Mais comment une telle éducation peut se réaliser concrètement dans ce monde ? En aidant l’enfant, l’adolescent, l’adulte, à se poser les bonnes questions, à trouver les ressources en soi et dans son environnement pour se structurer et faire les choix les plus adéquats. Les plus adéquats à sa satisfaction et à son implication sociale. Cela nécessite aussi que des modalités d’information, de débat, de négociation et de décision existent à tous les niveaux de vie sociale, en particulier ceux de proximité et du quotidien (l’école, les institutions, le travail, le quartier) pour permettre à chacun d’influer sur les conditions de sa propre vie et celle de son collectif d’appartenance. La formation de l’individu social se forge aujourd’hui moins dans le rapport vertical entre celui qui sait et celui qui apprend que dans les interactions entre individu, collectif de coopération1 et société. Apprendre à gérer son expérience Dans le domaine qui nous intéresse, les addictions, nous sommes au cœur de cette conception de l’éducation à l’autonomie et à la citoyenneté : « former les esprits » (educare), en apportant des outils à la réflexion, à 1. Nous entendons par « collectifs de coopérations », les groupes plus ou moins informels tels que la classe, le groupe de pairs, l’équipe, etc., intermédiaires entre la famille et l’institution, et où se nouent des échanges souvent très formateurs. Nous retrouverons cette dynamique entre individu et collectif de coopération dans la partie 4 consacrée aux soins, à propos des groupes.
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la connaissance de soi et du monde, à la prise de pouvoir sur ses actes et à la capacité de choisir. Des outils pour faire le meilleur usage de ses ressources d’autocontrôle dont nous avons vu la puissance à propos de la réduction des risques et de l’autochangement. Pour atteindre ce niveau de co-réflexion et d’interaction entre les individus, une première condition s’impose : « libérer » suffisamment les potentialités des uns et des autres à soutenir, pour soi et pour autrui, cette démarche de questionnement personnel et d’autodétermination. Il s’agit de créer des espaces de rencontre et de questionnement dont la vie moderne nous prive le plus, tout en les rendant sans cesse plus indispensables... Les familles, les proches, les éducateurs au sens large, les intervenants sanitaires et sociaux, les pairs... Tout un chacun est potentiellement en position d’aider un autre à cette réflexion, ou, à l’inverse, de recevoir l’aide de l’autre. Les professionnels ont la responsabilité particulière de soutenir cette démarche générale et de proposer des outils spécifiques lorsque les interventions touchent au domaine du pathologique et de la perte de contrôle. Nous verrons dans la partie suivante, à propos de la prévention et de l’intervention précoce, différentes approches éducatives qui permettent d’apporter de tels outils dans le domaine des addictions et, plus largement, des conduites à risque et de la santé. Mais, outre l’apport d’outils pour penser et se représenter les problèmes, ce que l’on attend de telles approches éducatives c’est qu’elles prennent en considération la singularité et l’hétérogénéité des personnes, de leur expérience et des problèmes qu’elles rencontrent. Il existe des différences de « tempérament » et de structure de personnalité qui déterminent une variabilité du besoin d’intensité de l’expérience vécue. Nous ne sommes pas tous égaux devant le besoin de sensations et de prise de risques. C’est d’ailleurs pourquoi des slogans comme « savoir dire non », « boire avec modération », « les drogues, n’y touchez pas », etc., n’ont qu’un faible impact sur les personnes qui, précisément, sont plus portées que les autres à l’excès et à la mise en danger de soi. Il existe aussi des conditions sociales ou psycho-individuelles qui privent des personnes d’une bonne partie des alternatives possibles pour répondre à leurs « problèmes de vie » et pour construire leur existence selon leurs choix. Les conditions sociales et le contexte de vie sont des éléments d’une grande importance car nul ne peut construire sa vie sans que celle-ci ne s’adapte d’une manière ou d’une autre au monde tel qu’il l’entoure. Éduquer consiste donc à permettre à l’individu de se servir au mieux du pouvoir que lui donne sa capacité d’agir, sur lui-même et sur son environnement. Il s’agit bien, comme nous l’avons dit plus
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haut, d’une éducation à l’autonomie et à la citoyenneté. Toutes choses qui n’ont de sens que si la société les valorise et les rend pleinement possibles. Lorsque l’engagement dans une conduite addictive rend difficile l’autochangement (l’addiction pathologique telle que définie dans le chapitre 4), modifier ce comportement signifie faire évoluer son mode de vie, et cela nécessite des conditions de possibilité particulières. Les stratégies de soins des personnes dépendantes doivent précisément se développer autour de ces conditions que nous examinerons en détail dans la partie 4 : d’abord rendre possible la problématisation (pouvoir s’interroger sur son mode de vie), ensuite pouvoir accéder à un autre soi (trouver d’autres équilibres entre soi et son contexte de vie), enfin avoir une confirmation sociale du bien-fondé de son changement. Nous voyons en tout état de cause combien la simple information sur les dangers et sur la loi est dérisoire au regard de ce que devraient être les objectifs de l’éducation face aux risques liés aux addictions : aider à faire des choix réfléchis, à évaluer sa propre expérience et faciliter le changement si celui-ci est nécessaire.
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I NTERDITS,
LOIS ET HÉTÉROCONTRÔLES
L’autonomie et la citoyenneté d’une personne se forgent par la connaissance de ses ressources et de ses désirs, mais nécessairement aussi par la connaissance et le respect de certaines limites : celles du sujet lui-même et celles que pose la société. Vivre en société — ce qui est inhérent à notre humaine condition — exige des devoirs envers la collectivité et d’intégrer les règles qui la régissent. Éduquer comme prévenir suppose à la fois d’aider et de cadrer, d’avertir et d’empêcher (Morel et al., 2000). Les interdits, les lois et les hétérocontrôles font partie des interventions visant à réguler l’utilisation des déclencheurs de plaisir et les conduites à risques. « Jouir sans entrave », slogan abondamment moqué aujourd’hui pour attaquer les utopies anti-autoritaires des années soixante, invitait à une impossible abstraction de ces limites, mais pour provoquer le dépassement de celles qui apparaissaient abusives1 . Dans les années quatre-vingt-dix, l’association Actup a lancé brièvement une campagne 1. Rappelons que, dans le contexte d’alors, les mouvements « anti-culturels » exprimaient surtout un besoin de se libérer d’un grand nombre d’inhibitions et de coercitions, notamment envers l’usage de son propre corps et de sa sexualité, dont bien peu de gens réclament aujourd’hui le rétablissement.
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pour « le droit au plaisir » à propos de l’usage de drogues, façon plus actuelle de poser une revendication à la jouissance sans entrave... Certains mouvements réclament une légalisation du commerce et de l’usage de toutes les drogues alors que d’autres demandent au contraire plus de sévérité et plus de contraintes contre ces drogues et leurs usages. Le débat entre modération, interdit et liberté en ce qui concerne la consommation des substances légales (alcool, tabac)1 , ou celui quant à l’automédication et l’abus de médicaments posent le même problème : des limites sont nécessaires mais où et comment les tracer ? Les dangers d’une vision délinquancielle des conduites addictives Il est peu contestable que les règles régissant la vie sociale dans nos sociétés modernes ne cessent de se renforcer et de se multiplier dans tous les domaines (délinquance, circulation, sexualité, travail, santé...). Au fur et à mesure que la cohérence sociale est mise à mal, on fait appel à la loi pour la cautériser. Or si celle-ci peut sanctionner les conséquences, en l’occurrence certains comportements, elle ne peut répondre à la cause et refonder une cohérence sociale. Le recours à des drogues et autres déclencheurs de sensation en est un parfait exemple. Nous y retrouvons différents facteurs : le sentiment général d’un affaiblissement de l’autorité dans un monde « insécure » qui exige de l’individu une forte adaptation mais qui le guide très peu quant aux moyens de le faire et au sens que cela peut avoir pour lui. Face aux substances psycho-actives, à leurs propriétés mal connues et à la nécessité d’inventer de nouvelles régulations, on a demandé à la loi d’être le rempart contre toutes les dérives. Depuis plus d’un siècle, l’édifice pénal et réglementaire s’est d’abord fondé sur une morale sociale manichéenne séparant les « bonnes » drogues des « mauvaises » en fonction d’un élément très peu scientifique : son intégration dans les pratiques sociales de l’Occident. Depuis peu, une nouvelle morale médico-sanitariste prend 1. Au moment de la mise en application de la loi interdisant l’usage de tabac dans tout établissement recevant du public en France début 2008, deux psychiatres, les docteurs Guy Caro, un alcoologue, et Robert Molimard, un tabacologue, ont lancé une pétition appuyant la grogne des buralistes et affirmant : « Les bars tabac ont raison. Il est faux que l’on risque sa vie en y pénétrant une minute pour acheter son journal [...] les liens sociaux tissés en ces lieux sont irremplaçables, quand l’individualisme moderne isole tant de gens. [...] La politique actuelle à l’égard de l’alcool et du tabac va à l’encontre des traditions françaises de liberté et de convivialité [...], sous prétexte de santé publique, elle exprime une idéologie puritaine, prohibitionniste, totalitaire, cachant mal des conflits d’intérêts. »
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le pas, assimilant toutes les drogues à des ennemis de la santé, donc à des dangers sociaux (seul l’alcool échappe encore partiellement à cette évolution spectaculaire). Régulièrement les gouvernements dénoncent le « laxisme » des précédents et veulent montrer « la plus grande fermeté1 ». Ainsi, la consommation de cannabis est présentée comme un nouveau « fléau ». Le recours aux tests biologiques se répand en même temps que la stigmatisation des usagers. Les exemples sont innombrables mais les voix « autorisées » de plus en plus rares à se permettre d’appeler à un peu de réflexion sur la pertinence et l’efficacité de cette judiciarisation grandissante des consommations de drogues. La première stratégie de nos sociétés occidentales face à « la drogue2 » a été celle de la « défense sociale » en vogue à la fin du XIXe siècle. En créant un consensus autour de la diabolisation de certains produits, elle a probablement limité des dérives qui apparaissaient alors. Mais, avec la proclamation depuis les États-Unis d’une nouvelle phase, celle de « la guerre à la drogue », les législations ont franchi une nouvelle étape en s’attaquant aux « drogués ». On a pu croire cette politique ébranlée ces dernières décennies tant elle s’est montrée inefficace et coûteuse. Mais nous assistons au contraire à l’extension de cette vision ultra-restrictive et normative des consommations de toutes les substances, y compris les plus intégrées culturellement. L’extension du domaine de la faute. Étonnamment, la finalité bien illusoire de la « guerre à la drogue » reste la croyance officielle : le bureau spécialisé sur les stupéfiants de l’ONU annonçait encore récemment l’éradication prochaine des drogues dans le monde...
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Les effets pervers du « tout contrôle » Le premier problème posé par cette stratégie est qu’elle ne prend pas en compte la source de ces comportements. Aussi voyons-nous ceux-ci se déplacer, mais souvent sans grand bénéfice pour la santé publique et le bien-être des individus3 .
1. « La fête est finie ! » s’est exclamé en novembre 2007, le ministre canadien de la Santé, Monsieur Tony Clément, pour justifier le nouveau durcissement du gouvernement envers les consommations des drogues. 2. Vocable qui a d’abord désigné l’opium et ses dérivés, puis a rapidement englobé d’autres produits venus d’autres cultures (coca, cannabis), et, beaucoup plus tard, des molécules pharmaceutiques comme le LSD ou l’ecstasy (pourtant connues dès le début du XXe ). 3. On note, par exemple, dans les populations jeunes de plusieurs pays européens, en même temps qu’une baisse de l’usage de tabac et de cannabis, un accroissement des
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Sans prendre trop de risques, nous pouvons prévoir la poursuite de l’échec de cette politique du « tout contrôle ». Pourquoi ? Parce que face aux processus sociétaux alimentant le besoin de nouveauté et de maximalisation du vécu, l’embargo ou la prohibition appliqués à l’encontre de certains objets de satisfaction ne peut constituer une barrière longtemps étanche. Surtout si les individus perçoivent un moindre risque pour eux que la menace agitée par le discours social qui veut les protéger. La consommation mondiale de cannabis en est une parfaite illustration. De très nombreux usagers sont convaincus, à tort ou à raison, qu’ils maîtrisent les risques de ce produit et que l’interdit social n’a pas lieu de s’appliquer envers eux. Beaucoup de personnes parmi les plus intégrées à la vie sociale des pays développés ont ce point de vue et en consomment, de façon occasionnelle ou régulière, bravant parfois des risques de graves sanctions. Le second problème des politiques d’intervention sociale qui privilégient les hétérocontrôles est qu’elles sont, par définition, dans une logique minimisant l’intérêt des autocontrôles (fixons les règles, l’éducation se chargera de les faire adopter disent-elles en substance). En effet, si les autocontrôles sont efficaces, il n’y a plus besoin d’autant de lois et de « fermeté », et il faut penser et développer une éducation responsabilisant les individus. C’est-à-dire aller en sens contraire. Cette discordance entre contrôle social et autodétermination des personnes est à la source, selon nous, d’une opposition dommageable entre les lois érigées socialement et les règles de vie que les individus peuvent se donner dans le monde tel qu’il est.
Lois sociales, règles et éducation Cette opposition se manifeste sur plusieurs plans. En premier lieu, dans la difficulté permanente dans laquelle se trouve le discours officiel de prévention pour intégrer l’ubiquité des drogues et la dimension de plaisir de ces usages. Ne serait-ce que de dire cela est déjà suspect de « complicité ». Le « tout contrôle » a besoin d’une justification médicoscientifique « sans concession » confirmant la dangerosité des drogues, en exagérant s’il le faut, et en occultant les satisfactions qu’elles apportent. Mais, à chaque fois que le discours officiel apparaît ainsi comme une simple légitimation de l’interdit, il perd d’autant en crédibilité (Morel, 2005).
comportements de binge drinking (Beck et al., 2006 ; Anderson et al., 2007), et les abus médicamenteux sont aussi en pleine croissance (Laure et Binsinger, 2003).
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Les discordances entre interdits sociaux et réalités vécues ont d’autres conséquences pour l’individu et sa propre expérience : la société impose aux usagers une représentation et un vécu psychosocial exclusivement négatifs du produit alors qu’ils en ont une expérience psychocorporelle généralement agréable. Cela empêche l’individu de faire face à son expérience et d’en élaborer un sens en rapport avec lui. Ces discordances et les incohérences qu’elles entraînent sont également palpables parmi les éducateurs. Les premiers en difficulté sont les parents et les familles, mais aussi tous les adultes en situation éducative (animateurs, infirmières, éducateurs...). Par exemple, comment doivent réagir des parents d’un enfant de 15 ou 16 ans qui répète des ivresses ou qui fume du cannabis ? Faut-il « diaboliser » et sanctionner, ou faut-il croire l’adolescent qui dit « je gère » et attendre que, la maturation aidant, il comprenne tout seul ? Il y a d’autres voies comme nous le verrons plus loin, mais on est frappé de voir combien les familles que nous rencontrons en consultation sont terriblement angoissées et déboussolées, ne croyant à aucun moment en leur capacité de trouver des réponses adéquates1 . La divergence est grandissante entre une gestion sociale versée dans le contrôle à tout prix et des individus de plus en plus repliés, qui expérimentent eux-mêmes les risques, et tentent de les gérer tous seuls, considérant les limites sociales comme inadéquates. Le problème pour nos sociétés n’est donc pas, selon nous, celui d’une insuffisance de contrôle social, mais, au contraire, celui d’un processus de sur-contrôle erratique qui désinvestit et décrédibilise sans cesse davantage l’éducation aux autocontrôles.
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S’interroger sur l’efficacité des politiques publiques Depuis des décennies des messages, des affiches, des discours ne cessent de répéter les dangers des drogues et, pour les illicites, de rappeler que l’usage est pénalisé. En France, des centaines de milliers de personnes ont été arrêtées et un grand nombre ont été sanctionnées, voire emprisonnées2 . Pourtant le nombre de consommateurs n’a pas diminué, bien au contraire. Dans les pays les plus répressifs, l’Iran, l’Indonésie ou la Chine par exemple, la menace de la peine de mort n’empêche ni la vente ni la consommation de substances interdites. Les grandes 1. Alors qu’il apparaît souvent qu’elles ont entrepris des façons de réagir pertinentes, mais dont elles doutent du bien-fondé. 2. Contrairement à une idée répandue, chaque année, plusieurs centaines de personnes sont incarcérées pour un délit d’usage simple de stupéfiant.
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mégapoles de ces pays connaissent des consommations de drogues de plus en plus comparables à celles des pays occidentaux. S’interroge-t-on pourquoi dissuader par toutes sortes de menaces ne fonctionne pas ? À l’inverse, comment comprendre le succès de certains interdits ciblés ? L’actualité européenne nous donne un très bon exemple avec l’interdiction de la consommation de tabac dans les lieux publics : partout, en Irlande, en Italie, en Angleterre, en France on s’étonne de la facilité avec laquelle les usagers ont adopté les comportements souhaités dès qu’il y a eu consensus sur le risque du tabagisme passif. Ce qui fait la réussite c’est l’adéquation de l’interdit : ce n’est pas fumer qui est interdit, c’est de fumer en mettant l’autre en danger puisqu’un consensus a été obtenu sur les dangers du tabagisme passif. D’un côté des mesures efficaces, de l’autre des lois totalement débordées et décrédibilisées. Ces faits sont, pour nous, la démonstration que les interdits n’ont une portée que lorsqu’ils ont du sens, c’est-à-dire qu’ils viennent objectiver une croyance légitime1 et proposer une limite adaptée. Sur quels principes peut se faire cette légitimité dans une société démocratique ? En premier lieu, nous y revenons, en distinguant la mise en danger de soi et la mise en danger d’autrui. Distinguer la mise en danger de soi et la mise en danger d’autrui La consommation de substances psycho-actives est une conduite qui s’adresse avant tout à soi-même et qui porte éventuellement atteinte à la santé de l’usager. Les comportements dangereux pour autrui ne sont que des effets collatéraux (non recherchés) et liés à certains contextes de consommation (la conduite d’engins, certains emplois, l’usage public et les difficultés d’accès au produit quand on en est dépendant). Cette différenciation de la nature de l’acte en fonction de ses retentissements sur autrui est fondamentale car elle est à la base de la conception du droit dans une société démocratique : protéger les libertés, protéger les plus vulnérables et garantir les conditions du « vivre en société ». Nous pouvons facilement constater que nous n’appliquons pas les mêmes interdits ni ne concevons les mêmes préventions vis-à-vis d’un acte selon qu’il porte ou non atteinte à autrui. Plus personne, par exemple, ne réclame le retour à une pénalisation du suicide pour mieux le prévenir2 , et l’on admet même de plus en plus que l’assistance à quelqu’un qui 1. Le mot croyance ayant ici la signification d’une adhésion à un point de vue commun. 2. Elle l’a été dans le droit militaire jusqu’à la fin du XXe siècle.
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veut mettre fin à ses jours peut être compréhensible (sinon légale) dans certaines situations. Il en est de même pour l’automutilation, les scarifications ou les transformations corporelles définitives. Les sports à haut risque ne sont pas prohibés ni leurs adeptes pourchassés, même s’ils occasionnent des accidents et des décès, mais ils sont réglementés et encadrés. La surconsommation de médicaments n’est pas dépistée et poursuivie, mais on essaie (mollement pour l’instant, il est vrai) de la diminuer par l’information médicale. En revanche, chacun comprend et accepte que le chauffard sous l’emprise de l’alcool soit sanctionné et que l’on envisage d’installer des systèmes d’éthylotests automatiques dans les véhicules pour empêcher la conduite en état alcoolique. La même chose paraît à présent légitime pour toute substance qui altère de façon importante les capacités du conducteur1 . Personne ne se plaindra non plus que l’on interdise la consommation de substances modifiant l’état de conscience de personnes travaillant sur des postes « de sécurité, de sûreté et à risques2 ». Face aux actes mettant autrui en danger, le consensus est donc assez général sur la « tolérance zéro » et l’application de la loi sociale comme instrument pertinent de la prévention pour empêcher certains comportements. Il n’en est pas du tout de même lorsque le comportement touche à la liberté de faire usage de son propre corps et de modifier son état de conscience. Il ne s’agit plus de protéger autrui qui n’est pas menacé mais d’aider autant que possible la personne à minimiser les risques qu’elle prend tout en trouvant les satisfactions qu’elle recherche. Il ne s’agit donc pas de faire respecter un interdit pénal par la crainte d’une sanction, mais de faire comprendre les limites de soi et d’aider à adopter des comportements qui les respectent, dans l’intérêt de l’usager qui est seul en cause3 . D’un côté nous sommes dans le respect de l’autre, de sa vie et de sa liberté, de l’autre nous sommes dans le respect de soi, de sa propre 1. À partir de ce principe, il faut que soient établis cette altération importante (que n’occasionnent, par exemple, ni le tabac ni une consommation de cannabis antérieure de plus de 6 heures) et les moyens techniques de la déceler objectivement (ce qui n’est pas encore au point pour pas mal de substances). 2. Notions qu’il est évidemment important de circonscrire si l’on ne veut pas voir la systématisation abusive des dépistages biologiques dans toutes les entreprises et dans n’importe quelle circonstance (voir Mildt, « Conduites addictives et milieu professionnel », 2006). 3. Par exemple, on ne comprendrait pas, en l’état actuel de notre société, qu’une ivresse en privé puisse être punissable, et si la loi prévoit la pénalisation de l’usage privé de stupéfiant c’est au nom d’une « dangerosité particulière » de ces substances, au demeurant discutable et ne justifiant pas, si l’on respectait le principe de distinction des interdits que nous venons de poser, une telle mesure pénale.
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vie et de sa propre liberté. Si ces deux registres ne sont pas totalement séparables du point de vue de la construction d’un individu autonome et citoyen, et s’ils comportent chacun des limites, ils ne peuvent être traités de la même façon au regard du droit, c’est-à-dire de la collectivité1 . Afin d’être plus précis, nous allons examiner comment ces deux types de limites peuvent être adoptés, en particulier vis-à-vis des consommations de substances psycho-actives, d’une part dans l’éducation individuelle et la « sphère privée », et, d’autre part, dans « la sphère publique » et le respect des règles de vie sociale. Quelle éducation pour quelles règles ? Comment rendre nos enfants responsables et capables de gérer au mieux leurs expériences de vie et les prises de risque qu’elles comportent ? D’une manière plus générale, quelle éducation permet à l’individu d’être véritablement autonome et citoyen ? Comment faire intégrer le respect d’autrui et quelles limites mettre à l’individualisme pour vivre en société ? Comment faire prendre conscience des limites de soi et permettre d’éviter les conséquences néfastes des excès ? Nous n’avons pas la prétention de répondre à l’ensemble de ces questions et dans tous les domaines, mais, au regard de ce que nous apprennent les conduites addictives et leur prévention, il nous semble utile de proposer quelques réflexions autour de trois éléments qui nous paraissent essentiels dans cette éducation : l’estime de soi, le respect de l’autre et l’autorité.
Estime de soi et respect de l’autre Le souci de soi est étroitement lié au souci de l’autre, et c’est dans cette intrication que se joue l’accession à la position de sujet social. Le respect d’autrui n’existe pas sans transmission et sans réciprocité. Le respect de soi et des autres se forge et se structure dans les relations au sein de la famille, mais aussi au sein de groupes et d’institutions, au sein de la culture. Estime de soi et respect d’autrui sont intimement liés car ils participent du même mouvement, celui du lien et de l’attachement. Les intérêts, les valeurs et les croyances, qui jouent un rôle clé dans la 1. Le cas des mineurs et celui des usagers problématiques (chez lesquels la consommation accroît la violence et pour lesquels l’état de dépendance s’associe à une notion de dangerosité) sont des situations intermédiaires, très particulières, pour lesquelles des mesures légales et des mesures spécifiques d’accompagnement peuvent être adaptées, mais à condition qu’elles le soient dans la clarté des objectifs et des modalités.
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constitution du moi social, se constituent dans les interactions primaires (les relations familiales) et dans la confrontation à l’expérience, à la fois psychocorporelle et psychosociale. Il s’agit donc bien d’une question fondamentalement éducative. Car le respect de soi et le respect de l’autre, la transmission et la réciprocité, apprendre et aimer, sont autant de choses qui s’inscrivent dans la relation affective et éducative. La famille, les institutions et les « collectifs de coopération » ont donc un rôle prépondérant à jouer. En revanche, la loi et la sanction sociale ne peuvent constituer une suppléance à un défaut de transmission, d’amour et d’estime de soi. Les blessures affectives d’un enfant, même les plus profondes, sont réparables à condition que le monde adulte manifeste cohérence et attachement. La violence et la détresse des adolescents sont souvent proportionnelles à l’incohérence des adultes.
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Autorité, contraintes et pédagogie Le recours au tiers, à l’autorité et à la loi, n’a de portée effective que pour rompre le fantasme de toute-puissance1 , pour renouer la parole et réintroduire la relation éducative si celle-ci est mise en échec. Ce qui fait autorité est ce qui prend sens de force d’appui. Beaucoup de cela s’intègre et se vit à travers les échanges intrafamiliaux, mais aussi à travers la négociation et l’élaboration des règles au sein des collectifs de coopération. Dans ce domaine, l’éducation à la citoyenneté devrait être l’une des tâches de l’école et des adultes qui y interviennent (enseignants, administration et parents). Il est malheureux que, par défaut de reconnaissance de cette mission et par insuffisance de moyens, tellement d’occasions soient manquées dans l’institution scolaire de nos jours. Pourtant, des expériences montrent que l’on peut mettre en œuvre « des réponses qui véhiculent le plus fidèlement possible le sens porté par la règle commune et qui, en même temps, manifestent à l’enfant, au jeune le respect scrupuleux de sa personne et du citoyen qu’il est en train de devenir » (Maheu, 2006). D’une manière générale, il est clairement établi que l’interdit est crédible dans la relation éducative s’il est porté et habité par les adultes, et donc s’il est en accord avec leur propre mode de vie.
1. Toute puissance de l’adulte qui peut confondre autorité et autoritarisme, et toute puissance de l’enfant qui refuse de se voir imposer des limites (Dufour, 2003 ; Lebrun, Volckrick, 2005).
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Majorité et minorité légale Il est également fondamental pour cette crédibilité de l’interdit éducatif que la société trace une frontière cohérente et intelligible entre l’âge de minorité et celui de la majorité, c’est-à-dire l’âge de l’accession à une responsabilité pleine et entière d’adulte. L’interdit et la contrainte ne sont pas les mêmes avant et après ce « passage ». Cela engage une relation d’inégalité assumée entre éducateurs et enfants et adolescents. En matière de prise de risques, l’adulte va passer ainsi de la position de « ce n’est pas possible » et « je ne veux pas » (donc je suis décidé à t’en empêcher), à celle de « je te demande de ne pas le faire » avec à la clé une double raison : « parce que tu te mets en danger » et « parce que je tiens à toi » (mais je te laisse prendre la responsabilité de tes actes)1 . Dans la loi sociale, en cas de transgression, cela détermine des mesures de contrainte différentes : avant l’âge de la responsabilité légale, ces mesures doivent avoir une fonction essentiellement éducative pour favoriser une responsabilité encore en devenir (par exemple des obligations de suivi éducatif), alors qu’après il s’agit de mettre l’individu face à sa responsabilité (les obligations de suivi n’étant plus légitimes que pour certains soins). Ne l’oublions pas, prévenir et poser des limites est au service d’une finalité éducative : promouvoir la capacité de jouir de sa liberté et de sa vie. Capacité que l’on peut nommer maîtrise de soi et que le sociologue Norbert Elias a décrit comme l’aboutissement d’un long processus historique combinant la contrainte, son intériorisation et la conscience de soi. Une forme évoluée d’autocontrainte d’autant mieux adoptée qu’elle est génératrice d’un surcroît de liberté. Les critères d’efficacité de la loi sociale Revenons à la loi sociale. Qu’est-ce qui fait qu’une contrainte, une limitation de la liberté d’agir imposée par la loi sociale, va être adoptée ou pas ? La question est d’importance puisqu’il s’agit de l’efficacité de la loi. Toutes en effet ne sont pas respectées, certaines sont contournées, d’autres combattues, d’autres encore laissées en désuétude et d’autres enfin produisent plus d’effets pervers que de résultats sur l’objectif
1. Situation ô combien difficile parfois et qui nécessiterait que les familles trouvent beaucoup plus facilement qu’aujourd’hui écoute et soutien. Difficulté redoublée par des discours culpabilisant et des sanctions mettant les défaillances éducatives des familles au compte d’une « démission » fautive.
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poursuivi1 . Ceci est d’autant plus vrai en matière de santé publique puisque l’objectif est ici de modifier des comportements humains pour protéger la santé de tous. Si l’on a recours à la loi on en attend donc qu’elle atteigne cet objectif.
Légitimité, crédibilité et équité L’efficacité d’une loi sociale dépend, selon nous, de trois conditions : sa légitimité, sa crédibilité et son équité : • la légitimité : ne sont admises que les contraintes qui ont un sens, et
ceci, dans notre société, signifie qu’elle soit en conformité avec des connaissances scientifiquement incontestées ; • la crédibilité : ne sont supportées que les contraintes qui sont réellement applicables (sans porter atteinte aux libertés élémentaires) et dont les répercussions sont proportionnées ; • l’équité : ne sont respectées que les lois qui sont à la fois justes dans une application égale pour tous, et adaptées en tenant compte des situations particulières.
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Au regard de ces trois critères, on peut comprendre que les lois de répression de l’alcoolisation au volant ou de l’usage du tabac sur les lieux de travail ne soient guère remises en question. On peut comprendre aussi qu’a contrario la loi du 31 décembre 1970 contre l’usage de stupéfiant soit si peu efficace : elle ne repose pas sur des connaissances scientifiques consensuelles, elle est très difficilement applicable (comment, par exemple, contrôler l’usage privé ?) et elle est connue pour permettre aux policiers de « faire du chiffre » en interpellant des usagers de cannabis dans certains quartiers...
Les risques de la judiciarisation de la santé En ne respectant pas ces trois critères, la loi sociale est non seulement inefficace mais procède à une judiciarisation de la vie (y compris de la vie privée) qui comporte de graves conséquences : pour les libertés élémentaires qui définissent une démocratie et pour l’autonomie de chacun sans laquelle ces libertés ne sont rien.
1. Un objectif qui n’est pas de comptabiliser un maximum de contrevenants, mais, au contraire, de faire qu’une transgression soit contenue, limitée et que la sanction qu’elle inflige soit comprise.
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Comme l’a écrit Ken Low (1994), à vouloir trop protéger les individus par la loi, on finit par « infantiliser la population » et à tomber dans un « paternalisme d’État ». Cette judiciarisation (voire pénalisation) de la vie quotidienne et de la santé qui tend à se généraliser est la résultante d’une attente « sécuritaire » (souvent instrumentalisées) des populations et d’une réponse à courte vue des politiques qui érigent toujours plus de lois et veulent afficher toujours plus de « fermeté ». La place laissée à l’interrogation sur les sources des comportements visés est de plus en plus étroite, l’adaptation des modèles éducatifs repoussée toujours au second plan. Une logique infernale qui s’auto-alimente, car « toujours plus » de contrôle le rend de moins en moins efficace, ce qui diminue le sentiment de sécurité et donc accroît la demande de... « toujours plus » de contrôle et de « fermeté1 ».
La santé n’est ni un « devoir » ni un « capital » Le risque se précise que nous entrions, au prétexte de la santé publique, dans ce que Michel Foucault dénommait le « bio-pouvoir ». C’est-à-dire une emprise de l’État sur les êtres et sur les corps pour faire appliquer un « devoir de santé » ou pour protéger le « capital santé » dont chacun serait dépositaire. Pour des raisons économiques ou d’application du principe de précaution, cela est d’ores et déjà à l’œuvre dans les justifications des poursuites envers les usagers de drogues illicites, mais l’est aussi dans les mesures qui apparaissent contre l’usage privé de tabac2 . Une logique qui serait grandement encouragée par une privatisation de l’assurance sociale car le profit exige la minimisation des risques assurantiels et donc la détermination le plus tôt possible des sujets à sur-risque (par des moyens pré-diagnostiques, en particulier les dépistages biologiques et ceux que fournira la génétique dans un avenir proche). La santé n’est ni un devoir ni un capital, c’est une chose qui appartient à chacun. Il semble de plus en plus nécessaire de le rappeler.
1. C’est cette logique qui préside aux « peines plancher » qui remplissent nos prisons, comme à la systématicité de sanctions standard tels les amendes et « stages de sensibilisation aux dangers des drogues » dès qu’il y a flagrant délit d’usage de stupéfiant. 2. Des entreprises ne recrutent plus que du personnel non-fumeur. À Wolfville, une petite ville de Nouvelle-Écosse au Canada, les adultes qui fument dans un véhicule où se trouve un enfant de moins de 18 ans sont passibles d’une amende de 35 euros. À Verone, en Italie, l’interdiction de fumer a été étendue aux jardins publics (demain dans la rue, puis dans son jardin ?). Dans certaines villes américaines comme en Californie des interdictions de fumer dans des appartements privés commencent à être prononcées...
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L ES
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ACTEURS DE L’ INTERVENTION SOCIALE
Dans une conduite addictive, l’expérience psychosociale et psychocorporelle, comme l’éventuelle assuétude qui s’engage, sont toujours le fruit d’interactions du social, du psychologique et du biologique, et celles-ci sont toujours propres au sujet. La trajectoire addictive est le plus souvent longue entre les premiers usages « simples » et une éventuelle addiction pathologique. Si celle-ci, en « bout de parcours », est caractérisée par un emballement du cycle biologique entraînant une dimension « physique » de la dépendance, c’est la dimension psychosociale qui prévaut dans le cycle de l’addiction, pendant très longtemps. Cela est évidemment déterminant pour définir et articuler entre eux les différents types d’interventions que la société doit mettre en œuvre face à ces conduites et aux problèmes qu’ils peuvent poser. De façon longitudinale, au long de la trajectoire, depuis la prévention jusqu’aux soins, en passant par l’intervention précoce et la réduction des risques. Et de façon transversale, en fonction de la situation et des besoins du sujet concerné, depuis l’aide sociale jusqu’aux traitements médicaux, en passant par les conseils brefs, les accompagnements psycho-éducatifs et psychothérapiques. Quels sont les acteurs et les secteurs institutionnels pouvant porter ces différentes actions en fonction de leurs missions respectives ?
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Le dispositif en addictologie et ses acteurs Depuis le rapport de la commission « RASCAS1 », les formes d’organisation et les missions des différents pôles d’acteurs du dispositif public de prévention et de soins en addictologie se sont peu à peu dessinées et précisées. Mais si les places des différents professionnels ont été particulièrement définies, c’est moins le cas de celles des usagers et de leurs familles pourtant considérés, dans les discours, comme « au centre du dispositif ». L’usager de substances psycho-actives et de déclencheurs d’expériences intenses — qui peut devenir éventuellement un usager de services — est non seulement le premier concerné mais le seul véritable acteur. Répétons-le, il n’est pas une espèce particulière : toute la population, à 1. Pour « Réflexion sur les aspects communs et les aspects spécifiques aux différentes addictions », fruit d’une concertation et d’un débat organisés par la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie sous la présidence de Nicole Maestracci et paru en 2001.
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pratiquement tous les âges, est concernée. Toute personne vivant dans nos sociétés modernes, y compris dans leurs espaces les plus officiels comme les plus marginaux, rencontre cette question : comment gérer la recherche de satisfactions et les expériences qui y sont liées, « jusqu’où » aller ? Aux usagers s’associent leurs familles et leurs entourages qui, s’ils n’ont pas tout à fait les mêmes intérêts que les usagers eux-mêmes, n’en sont pas moins solidaires dans les problématiques qu’ils rencontrent et pour lesquelles ils ont besoin d’aide et parfois d’intervention. Placer les usagers en tant qu’acteurs primordiaux dans le dispositif est l’un des enjeux de sa fondation et de son efficacité, nous y reviendrons encore à propos de la prévention et des soins. Les acteurs professionnels du dispositif en addictologie sont organisés selon trois pôles : • le pôle des professionnels non spécialisés, du sanitaire (réseaux de
soins, médecins généralistes, pharmaciens, etc.) comme du social (organismes d’aide sociale, de réinsertion, etc.) ; • le pôle hospitalier avec des unités plus spécialisées (les équipes de liaison, les unités de soins en addictologie, etc.) mais aussi l’ensemble des services ; • le pôle médico-psychosocial spécialisé (les centres et équipes spécialisés des CSAPA et des CAARUD). Cette répartition en trois pôles professionnels suppose l’implication de chacun d’eux et sa reconnaissance en tant que partenaire sans suprématie de l’un vis-à-vis des autres. Les structures associatives du type centres d’accueil en toxicomanie et centres d’alcoologie ambulatoire ont été dans un premier temps les seules sur le terrain et ont donc eu un certain monopole de fait. Mais cette époque est révolue. Médicalisation oblige, le centre de gravité du dispositif en addictologie se déplace de plus en plus du côté de l’hôpital et de la médecine technicisée. Cela est perceptible en regard des moyens attribués mais aussi du type de recherche qui est développé, des contenus de l’enseignement et de l’expertise en général. La question n’est pas de défendre telle ou telle corporation ou institution, mais celle d’organiser un système diversifié, d’une grande accessibilité et pouvant accueillir, aider et intervenir dès les premiers stades de la consommation, avant même que des problématiques de santé apparaissent. Un dispositif en capacité de développer : • des programmes de prévention ; • des services d’intervention précoce et de réduction des risques ;
S TRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’ INTERVENTION
185
• des lieux d’accueil, de consultation et de soins, ambulatoires ou
avec hébergement, offrant différentes modalités de traitements et d’accompagnements thérapeutiques.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Organiser un ensemble de services psychosociaux et médicaux Un tel dispositif doit se caractériser par sa proximité, sa souplesse et sa pluridisciplinarité. Des caractéristiques que l’on retrouve dans les différents pôles, mais qui définissent plus spécialement les structures médico-sociales. Ce qui donne à celles-ci une position stratégique mais aussi des responsabilités particulières. Le secteur médico-social est un secteur institutionnel et professionnel, à l’intersection du champ social et du champ sanitaire, qui regroupe un ensemble de services destinés à l’aide aux personnes, en particulier celles dont l’autonomie est réduite par l’âge ou par le handicap. Il s’est constitué pour porter des pratiques de soins « globales », entre médical et social, à l’articulation entre « guérir » et « aider », c’est-à-dire « accompagner » (Bauduret, Jaeger, 2002). Le secteur médico-social spécialisé en addictologie, petite partie du vaste secteur médico-social, est à la croisée des enjeux sociaux et sanitaires des addictions. De ce fait, il se trouve au cœur de la définition de la prévention et des soins en addictologie (Morel, 2005b). Il est constitué d’équipes et d’intervenants de multiples disciplines (médicales, psychologiques, éducatives, sociales) qui ont des relations de proximité avec la communauté dans laquelle ils s’enracinent, et qui sont davantage tournés vers la question du sujet que vers celle du pouvoir explicatif de la science. Cette situation privilégiée comporte des responsabilités et ce secteur médico-social en addictologie est confronté à la nécessité d’élever ses capacités d’élaboration commune et d’innovation, ainsi que la qualité et l’efficacité de ses interventions. Il pourra d’autant mieux le faire qu’il mettra en œuvre auprès des populations concernées les principes et les missions du secteur médicosocial : la polyvalence des actions proposées (« prise en charge globale », médico-psycho-sociale), une continuité de l’accompagnement au plus près de la vie sociale, l’articulation du « projet de soins » dans un « projet de vie ». Et, surtout, en sellant une alliance avec les usagers à travers l’application de leurs droits au sein des institutions et des services. Ainsi, les centres spécialisés devraient constituer des structures « ressource », inscrites dans la communauté sociale et dans un réseau de collaborations dynamiques avec des acteurs des autres pôles, pour développer trois types de missions spécifiques : l’accompagnement dans la proximité et
186
F ONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’ INTERVENTION SOCIALE
la durée, l’intervention précoce et la prévention, l’appui aux réseaux locaux.
P OUR UNE NOUVELLE D ’ ADDICTIONS
POLITIQUE EN MATIÈRE
Afin de résumer simplement tout ce qui a été exposé jusqu’ici, nous proposons une trame de ce que pourrait être une nouvelle politique des drogues et des addictions à partir de trois principes de bases et de trois axes stratégiques. Les principes La question est de savoir vivre avec et se protéger des drogues. Les sociétés modernes n’ont pas un choix à faire entre « bonnes » et « mauvaises » drogues, encore moins entre des drogues ou pas de drogue du tout, mais entre des comportements de consommation de drogues à risques réduits et des comportements à risques élevés et inacceptables. Cette question est avant tout éducative. Les modes de consommations de substances psycho-actives comportent tous des potentiels pour générer du bien-être et des souffrances ; ceux-ci dépendent de facteurs sociaux et culturels, de facteurs individuels et de motivations sous-jacentes. Ces comportements de consommation s’inscrivent dans un mode de vie et une expérience, le cadre légal est un des éléments régulateurs, mais ils dépendent in fine de l’autodétermination de la personne. Le problème des addictions est avant tout sanitaire. Les conséquences graves qui peuvent découler d’une consommation problématique (complications et dépendance) sont essentiellement sanitaires et dépendent pour partie de processus communs et pour partie de la substance consommée. Ces conséquences doivent être distinguées entre celles qui peuvent porter atteinte à autrui et celles qui mettent en danger l’usager lui-même. La loi ne devrait pas se borner à signifier des interdits mais aussi organiser, impulser la prévention, la réduction des risques et les soins. Les axes stratégiques Une politique des drogues s’appuyant sur ces bases doit donc se définir comme une politique de santé et comme une politique sociale (et non comme une politique d’ordre publique), mettant en étroite articulation la prévention, les soins et la législation sur des objectifs communs.
S TRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’ INTERVENTION
187
Tableau 7.1. • développer une éducation préventive et
expérientielle, 1. Prévenir les risques de l’usage
• réglementer et contrôler l’accès aux produits
(trafic, commerce, lieux, âges, prix, publicité...), • surveiller et contrôler la qualité des produits
et informer les usagers. 2. Diminuer les usages problématiques (abus et dépendances) et leurs conséquences négatives
• donner les moyens aux usagers d’adopter
des modes de consommations minimisant les dommages, • proposer une gamme de possibilités de
traitements, • faciliter l’accès à des soins de proximité. • établir un socle législatif sur des principes
3. Assurer à la fois la sécurité collective et les libertés individuelles (y compris celle de prendre des risques pour soi)
communs : déjudiciariser l’espace privé, encadrer de façon négociée mais claire l’espace public et empêcher la mise en danger d’autrui, • sanctionner pénalement les comportements médico-légaux sous l’emprise d’une substance (conduite d’engins, violence...) tout en facilitant l’accès aux soins des personnes qui présentent de tels comportements, • aborder différemment la question de la sanction et de la protection de l’individu selon la notion de majorité ou de minorité légale.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Chacun de ces points mérite un développement et une réflexion spécifiques (c’est l’objet des deux parties suivantes) ainsi que des débats politiques ouverts, tant ils touchent à des questions qui concernent non seulement des orientations institutionnelles et des pratiques professionnelles, mais aussi nos vies quotidiennes.
PARTIE 3
PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Bâtir une nouvelle politique de prévention des addictions axée sur l’éducation et l’intervention précoce
La prévention doit devenir l’axe central de toute politique envers les addictions. Cette nécessité répond à des évolutions épidémiologiques, à des problèmes sanitaires et économiques, mais surtout à un enjeu « sociétal » : l’addiction est un risque inscrit dans la modernité, dans nos modes de vie, il s’agit donc d’une question qui traverse toute la société et tous les individus, une question qui concerne la maîtrise de notre devenir. Notre société a un problème d’addiction. Elle ne peut y répondre ni par le recours à des lois toujours plus restrictives ni par des traitements médicaux toujours plus sophistiqués. Depuis plus d’un siècle, nous avons privilégié toutes ces stratégies du « lutter contre », sans grands résultats, tandis que celles de la prévention par l’éducation, celles de l’apprentissage et de l’accompagnement ont été délaissées par peur d’inefficacité. Pourtant, les pratiques d’autochangement et de réduction
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P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
des méfaits démontrent toute la puissance des autorégulations dès lors qu’elles sont reconnues et renforcées. Cela peut paraître utopique dans la période de surenchère de lois restrictives que nous connaissons, mais, en réalité, tout porte à penser que le XXIe siècle sera celui de l’éducation. À condition toutefois qu’elle sache prendre la mesure de sa tâche, en particulier pour « prévenir ». L’éducation préventive doit pour cela élargir ses perspectives, au-delà de l’objectif qui lui est assigné jusqu’ici et qui se résume à vouloir protéger à tout prix d’un mal, d’une maladie ou d’une épidémie. La finalité de la prévention est de nous aider à mieux nous débrouiller avec nous-mêmes, avec nos propres besoins de trouver des plaisirs et de provoquer des expériences plus ou moins intenses, sans risquer ce que l’on ne veut pas risquer. Quelle prévention peut répondre à une telle ambition ? En mettant en interactions l’individuel et le collectif, le biologique, le psychologique et le social, l’approche expérientielle et systémique va nous permettre de répondre. Elle nous permet d’abord de comprendre ce qui, aujourd’hui, ne marche pas et pourquoi, et, ensuite, de déterminer des stratégies éducatives et d’intervention précoce les mieux adaptées. Avec cette approche, la finalité de la prévention dans le domaine des addictions n’est plus l’addiction elle-même, mais la définition du bien-être personnel, la place des expériences intenses dans ce bien-être et les capacités d’autodétermination et d’action des individus pour y parvenir. Les questions qu’elle pose peuvent paraître incongrues dans la logique de la « lutte contre », mais ce sont, au fond, les plus essentielles : Comment faire en sorte que l’addiction ne s’instaure ni à l’insu ni contre le gré de l’usager ? Comment lui permettre d’éviter ou de réduire les souffrances liées à son addiction ? Comment lui permettre d’être acteur et de pouvoir changer ce qu’il voudrait changer ?
Chapitre 8
LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
si le mot n’apparaissait pas encore, dès la fin du XIXe siècle, des hommes, médecins, moralistes et politiques, se sont penchés sur la prévention de ces passions pour les toxiques qui semblaient envahir certains secteurs et menacer la société tout entière. Depuis, les problèmes ont grandi, les conceptions ont évolué, les connaissances scientifiques sur les drogues et le cerveau ont progressé, des lois ont été érigées et des campagnes de sensibilisation ont été lancées. Les discours politiques ne manquent plus d’évoquer la prévention dans tous les plans d’action et pour justifier toutes les législations promulguées. Qu’en est-il des évolutions et des résultats des politiques menées, notamment sur la « demande » de drogues ? La question est d’une grande banalité si l’on veut juger d’actions et de politiques lancées au nom de la collectivité et sur fonds publics. C’est évidemment indispensable pour tirer les leçons de ce qui marche, de ce qui ne marche pas et pourquoi. Pourtant, étrangement, il n’existe en France, à ce jour, aucun travail d’envergure sur ce thème.
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M
ÊME
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É VOLUTIONS
P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
DES APPROCHES DE LA PRÉVENTION
Un « problème de drogues » est apparu pour la première fois en tant que tel dans une société humaine — en tout cas pour ce que l’on en sait — dans la seconde partie du XIXe siècle. Cette date n’est pas anodine : elle met en évidence le lien étroit qui existe entre ce phénomène et l’évolution de la société occidentale. Évolution technique bien sûr (qui a permis, par exemple, l’isolement des alcaloïdes psychoactifs et la découverte de la seringue), mais évolution surtout dans les rapports entre individu et société, avec le paradoxe d’une société à la fois porteuse comme jamais de l’aspiration des hommes à la liberté et instigatrice en même temps de systèmes de contrôle de masse les plus liberticides qui soient1 . L’approche conventionnelle : contrôler et dissuader
Interdire pour contrôler Confrontée à « la passion des toxiques », la société du début du XXe , s’est trouvée prise entre une fascination romantique pour l’exploration de soi et l’angoisse contre une dégradation morale mettant en danger « la civilisation ». Les débats de cette époque portent sur la mise en place de premières mesures législatives d’interdictions et de contrôle visant l’exposition au produit, sans toutefois s’en prendre aux consommateurs (Yvorel, 1993). Il n’est d’ailleurs pas question de prévenir ni même de dissuader les usages, seulement d’en limiter les abus. C’est au moment de la cassure historique de la première guerre mondiale que s’opère un basculement : « la drogue » devient cause de dégénérescence et les « drogués » sont ses complices prosélytes2 . Peu après, des prohibitions sont décrétées envers l’alcool en Scandinavie et en Amérique du Nord. Ce seront des échecs retentissants. Seules des prohibitions ciblées, comme celle contre l’absinthe en France, auront un certain succès et seront 1. Un paradoxe analysé de façon limpide par le psychanalyste Erich Fromm, notamment dans « La peur de la liberté », un livre écrit en plein déferlement de la barbarie totalitaire qui l’avait obligé, comme beaucoup d’intellectuels juifs et d’esprits libres, à quitter l’Allemagne pour s’exiler aux États-Unis (Fromm, 1941). 2. L’affaire de l’officier de Marine Ullmo, opiomane et libertin, accusé en 1907 d’avoir transmis des secrets militaires aux services allemands à la veille de la guerre, sera de ces événements qui cristallisent l’émotion de l’opinion et font promulguer des lois de « défense sociale ». La première grande loi contre les drogues sera votée en 1916. Un processus comparable se produira en 1969 avec le décès par overdose d’une jeune fille à Bandol en pleine discussion sur la loi qui sera votée un an plus tard et succédera à celle de 1916.
L A PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
193
maintenues. Une dichotomie grandissante s’opère dans tous les pays occidentaux entre une politique internationale de contrôle de plus en plus sévère des « stupéfiants1 » et un soutien (notamment économique) au développement de l’usage « culturel » d’alcool et de tabac. Dans les années soixante, l’apparition de « nouvelles toxicomanies » touchant les jeunes et s’associant à une violente remise en cause des cadres et des valeurs traditionnels donne une nouvelle jeunesse à la désignation de « la drogue » comme une menace de destruction de la société. L’urgence sociale est décrétée. L’alcoolisme et la toxicomanie sont élevés au rang de « fléau social ». Il n’est plus question que de renforcer et durcir toujours plus la législation2 . La loi de 1970 instaure pour la première fois la pénalisation de l’usage privé de stupéfiant et érige un droit d’exception tant envers le trafic que la consommation. La médicalisation des addictions qui va se développer en même temps n’enrayera pas le processus de contrôle et de judiciarisation. Au contraire, celui-ci s’étend, au nom d’impératifs de santé publique peu contestables, à l’alcool et, surtout, au tabac. Le seul intermède se produira à l’apogée de l’épidémie de sida, période où la parole des usagers prend une place qu’elle n’avait jamais eue jusque-là.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Interdire pour dissuader Dans cette deuxième phase, à partir des années soixante-dix, le renforcement des interdits n’est plus seulement destiné à contrôler mais à dissuader : l’interdit pénal est posé comme l’arme de la prévention. C’est d’ailleurs à cette époque qu’apparaît véritablement le thème de l’information sur les dangers des drogues, information considérée jusque-là comme contre productive (« moins on en parle moins on fait de publicité ») ou peu utile pour les drogues « culturelles ». Si on ne parle que d’information, c’est qu’il ne s’agit pas d’éduquer mais de délivrer des messages suscitant la peur et l’opprobre afin de déclencher des réflexes d’autoprotection. On pense ainsi faire adopter des comportements : l’abstinence pour les drogues illicites et une vague « sobriété » pour l’alcool. 1. Terme qui devient l’équivalent « scientifique » de celui de « la drogue » davantage utilisé dans le langage courant. Mais ni l’un ni l’autre n’ont de limite très claire tant ils sont le fruit de croyances et pris dans une mythification (Rosenzweig, 1998). 2. La rhétorique de la « fermeté » face au « laxisme » réapparaît sans cesse au sommet de l’État et semble inépuisable. Ainsi, le président de la MILDT, Étienne Apaire, défendant « l’amélioration de l’efficacité de la chaîne pénale » envers l’usage de stupéfiants, déclarait dans une interview (Valeurs actuelles, du 19 octobre 2007) : « Nous avions des lois très dures et des pratiques très molles [...] il faut changer de braquet. »
194
P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
Comme l’explique Ken Low, ce type d’apprentissage « conventionnel », fondé sur la transmission d’informations et utilisant la peur, vise à la reproduction de normes et de comportements et repose sur « une politique de l’ignorance ». On ne demande pas aux personnes de s’interroger, mais de croire et d’adhérer aux messages qui leur sont délivrés (ce que l’on retrouve dans le fameux slogan « just say no ! »). Ce « dressage » aux interdits résume l’éducation dans sa conception la plus restrictive. Ce processus de transmission est suffisant tant qu’il permet de mettre à profit les expériences des générations supérieures sur des modèles de comportement simples. Mais cette transmission, cette acculturation de modèles simples de comportements, ne fonctionne plus aussi bien face à des problèmes nouveaux en lien avec l’avancée de la société (Low, 1994). Car si les apprentissages conventionnels permettent de reproduire des modèles, ils ne permettent pas d’acquérir le sens et les outils pour en concevoir de nouveaux et se les approprier. Ainsi, l’adoption de « comportements sains » vis-à-vis du phénomène nouveau des psychotropes n’est pas aussi généralisée que l’envisageaient ces politiques, d’autant que ces « bons » comportements sont difficiles à déterminer pour tous et à tous moments de la vie, et que les comportements « à risques » se renouvellent (nouvelles drogues, nouveaux usages...). Des approches nouvelles : éduquer, réduire les risques et accompagner De cela, un grand nombre de personnes engagées sur le terrain ont vite pris conscience. Aussi, se sont-elles tournées vers des stratégies nouvelles, s’appuyant sur d’autres logiques que celle de la peur. Des campagnes d’information grand public, des programmes en milieu scolaire, parfois en milieu de travail ou dans le cadre de politiques de villes ont ainsi commencé à entreprendre de nouvelles voies. Un dispositif de prévention s’est ébauché, mais de façon peu structurée, disparate et sans programmation ni moyens (Morel, Reynaud, 2007). Un certain nombre d’actions, souvent créatives mais éphémères, ont été lancées localement, animées plus ou moins explicitement par trois types de philosophies : la promotion de la santé, la réduction des risques et l’éducation expérientielle. Leur point commun est de rechercher les leviers et les outils d’une véritable éducation des individus ne se satisfaisant pas de rappeler la loi et de sensibiliser aux dangers. Plutôt que de culpabiliser et de laisser les individus seuls avec leurs prises de risques et leur expérience, quelles qu’elles soient, il s’agit de les aider à acquérir de nouvelles capacités de choix et de maîtrise de soi.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
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De ce fait, elles ne sont pas en bonne adéquation avec les politiques conventionnelles et n’ont généralement qu’une place secondaire dans les politiques publiques. Elles ne se développent d’ailleurs qu’à la marge avec peu de moyens et de reconnaissance (San Marco, 2006 ; Rigaud, 2007). On assiste ainsi à une double évolution contradictoire, très visible en particulier dans le champ scolaire. D’un côté les acteurs de prévention et les services médico-sociaux dépensent beaucoup d’énergie pour inventer, faire valoir et faire durer des programmes d’éducation préventive dans les établissements. D’un autre côté, les seuls services de l’État qui envoient des personnels à temps plein pour « faire de la prévention anti-drogue » dans les écoles sont ceux de la police et de la gendarmerie. Bien entendu, les acteurs tentent, d’un côté comme de l’autre, de mettre leurs actions en cohérence voire en complémentarité, mais les logiques dépassent les acteurs locaux et il n’y a pas de véritable compatibilité entre une vision pénale de la consommation de substances psycho-actives et une conception sanitaire et éducative. Ainsi, malgré les volontés affichées par les protagonistes sur le terrain, les différentes approches se trouvent en opposition, se neutralisent ou sont mêlées dans une grande confusion. Au total, si, en deux siècles, le regard porté sur les questions de drogues et d’addictions a beaucoup changé, les représentations et les « lignes de force » des politiques n’en ont pas été véritablement modifiées. Le modèle dominant reste centré sur l’addiction en tant que maladie et danger social. Les réponses sont juridiques et médicales. Ce modèle donne des explications simples et répond au besoin de sécurité des populations, mais il ne parvient pas à modifier comme il le voudrait les comportements. Le dispositif d’intervention fondé ainsi sur la loi et les soins fait l’impasse sur la prévention comme éducation. Celle-ci est donc dans une grande difficulté et ne permet pas à de nouvelles approches éducatives de se développer.
É VOLUTIONS
DE LA DEMANDE
Nous ne pouvons faire ici l’analyse détaillée de l’évolution de toutes les consommations, mais nous avons choisi d’examiner quelques grandes données statistiques fournies par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) pour nous interroger sur des évolutions significatives et leurs éventuelles relations avec des politiques de prévention.
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P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
Les niveaux de consommation Le tableau 8.1 rend compte, en ce début de XXIe siècle, de l’énorme diffusion des psychotropes, quelle que soit la nature de ceux-ci. Il donne une idée de l’importance quantitative des pratiques de consommations de substance, mais n’aborde pas d’autres comportements à risque addictif comme le jeu1 , les conduites alimentaires, les achats, le travail, la sexualité... qui sont en réalité très peu étudiés. Tableau 8.1. Estimation du nombre de consommateurs de substances psycho-actives en France métropolitaine parmi les 12-75 ans Expérimentateurs
dont usagers dans l’année
dont réguliers
dont quotidiens
Alcool
42,5 M
39,4 M
9,7 M
6,4 M
Tabac
34,8 M
14,9 M
11,8 M
11,8 M
Médicaments psychotropes
15,1 M
8,7 M
//
//
Cannabis
12,4 M
3,9 M
1,2 M
550 000
Cocaïne
1,1 M
250 000
//
//
Ecstasy
900 000
200 000
//
//
Héroïne
360 000
//
//
//
Sources : ESCAPAD 2003, OFDT ; ESPAD 2003, INSERM/OFDT/MJENR ; Baromètre santé 2005, INPES, exploit. OFDT. // : non disponible. NB : le nombre d’individus de 12-75 ans en 2005 est d’environ 46 millions.
Les figures 8.1, 8.2 et 8.3 indiquent, pour les trois principales substances utilisées, les évolutions de consommations en France. Ces graphiques de niveaux de consommations ont évidemment leurs limites, mais ils permettent de faire quelques constats et de se poser un certain nombre de questions. Celui sur la quantité moyenne d’alcool consommée par les Français montre que la baisse de la consommation de vin en explique la pente décroissante. Une baisse continue depuis plus de quarante ans dont on ne voit guère de lien avec une politique de prévention mais qui semble liée à des changements de modes culturels de consommation du vin en France2 . Les résultats sur la santé publique 1. Le professeur Jean-Luc Vénisse, responsable du centre de recherche sur le jeu pathologique ouvert à Nantes en 2008, estime à 600 000 le nombre de joueurs pathologiques et à 1,5 million le nombre de « joueurs excessifs, soit environ 2 % et 6 % de la population totale des joueurs. 2. La consommation à chaque repas de vin de qualité médiocre a évolué vers une consommation en général moins fréquente et en plus petites quantités de vin de meilleure qualité (mais dont les titrages d’alcool ne sont pas plus bas).
197
L A PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
Équivalent litres d'alcool pur par habitant de 15 ans et plus
Consommation d'alcool sur le territoire français en litres d'alcool pur par habitant âgé de 15 ans et plus (1961 - 2005) 30
1961 : 26,0 1970 : 23,2
25 20
1980 : 20,1
20,6
1990 : 15,4 2005 : 12,7
15 10 5 0
7,5 2,9 2,5
2,6 2,3
61 63 65 67 69 71 73 75 77 79 81 83 85 87 89 91 93 95 97 99 01 03 05 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 20 20 20
Total
Vin
Bière
Spiritueux
Source : OMS de 1961 à 1989 ; groupe IDA 1990 et 1999, groupe IDA et INSEE de 2000 à 2005
Figure 8.1. Consommation d’alcool sur le territoire français en litres d’alcool pur par habitant âgé de 15 ans et plus (1961-2005). 70
%
60 50 40
Hommes Total Femmes
30
10
2004
2002
2000
1998
1996
1992
1994
1990
1988
1986
1982
1984
1980
1978
1976
0
1974
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
20
Sources : Enquêtes CFES/INPES de 1974 à 2005 ; EROPP 2002, OFDT
Figure 8.2. Usage actuel (occasionnel ou régulier) de tabac parmi les 18-75 ans. Evolution depuis 1974.
en sont positifs puisque l’on a assisté dans le même temps à une baisse de certaines pathologies graves liées à l’alcoolodépendance (cirrhoses du foie et maladies neuropsychiatriques). Pour autant, la mortalité et la morbidité globales liées à l’alcool n’ont pas diminué dans les mêmes
198
P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
100 90 80 70 54,6 53,3 53,1 60 % 47,3 50,1 50 40,1 40 45,7 47,2 45,5 24,7 38,1 40,9 30 27,8 20 10 17,1 0 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 filles garçons % 1993 Ensemble 21,0
1997 34,1
1999 42,8
2000 45,6
2002 50,2
2003 50,3
2005 49,4
Sources : INSERM 1993 ; ESPAD 1999, INSERM-OFDT-MENRT ; ESCAPAD 2000-2002-2003-2005, OFDT
Figure 8.3. Usage au cours de la vie de cannabis parmi les 17 ans.
proportions1 , et les consommations chez les jeunes ont au contraire augmenté (Baromètre santé, 2004 ; enquête HBSC, 2005). La baisse de consommation de tabac est beaucoup plus lente et montre quelques « décrochages » de la courbe en relation avec des politiques publiques : la loi Évin aux débuts des années quatre-vingt-dix, et les campagnes énergiques associées à une augmentation du prix au début des années 2000. Cette baisse est surtout marquée chez les hommes et les diminutions fortes ne semblent pas toujours durables2 . La diminution de consommation chez les jeunes, visible sur d’autres données, semble en revanche se confirmer et liée aux campagnes de prévention. En ce qui concerne le cannabis, c’est au contraire à une augmentation de la consommation chez les adolescents à laquelle on a assisté en France, illustrée par la figure 8.3. Il semble que cette consommation connaisse une stabilisation depuis le début des années 2000, probablement accentuée par la campagne médiatique de 2005. On note aussi, sur d’autres données, une augmentation des consommations d’autres substances illicites (la cocaïne en particulier) et le maintien de la France au premier rang des consommateurs de tranquillisants. 1. On estime en effet à 45 000 le nombre de décès annuels imputables à l’alcool. Celui-ci serait impliqué dans 1 accident de la route sur 4, 15 % des accidents du travail, 20 % des accidents domestiques et 25 % de toutes les maladies. 2. Ainsi, en une trentaine d’années, la diminution a été de 10 %, elle ne semble durable que depuis la loi Évin. Le nombre de décès imputables au tabac chaque année reste à un niveau supérieur à 60 000.
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L A PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
En résumé, les évolutions sont variables, vers la baisse (en moyenne) pour l’alcool et le tabac, vers l’accroissement pour les drogues illicites et les médicaments. Des déplacements des consommations paraissent s’opérer, et les modes de consommation qui perdent en régularité ne perdent pas forcément en risques (comme pour l’alcool avec les binge drinking). Nous devons donc tempérer les succès ponctuels obtenus, y compris ceux par la réduction des risques en matière de drogues (voir chapitre 6) et ceux sur le tabac avec une diminution des consommations. Les actions ciblées sont efficaces, mais à court terme et de façon souvent transitoire. S’il faut tirer profit de ces résultats, nous ne pouvons pas nous en satisfaire. Les modes de consommation L’évolution qualitative des modes de consommation est un domaine encore peu exploré. Parmi les quelques données existantes, nous avons pris celles qui permettent d’observer combien cette évolution au cours de la vie est différente d’un produit à un autre. Ainsi, si nous reprenons les trois principales substances consommées — alcool, tabac et cannabis —, nous avons trois courbes très caractéristiques (figures 8.4, 8.5, 8.6).
% 60
56
50 41
40
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
30
26
23
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16
14 10 4 0
8
7 1
1
18-25
26-34
3 35-44
Hommes
45-54
55-64
65-75
Femmes
Source : Baromètre santé 2005, INPES, exploit. OFDT
Figure 8.4. Usage quotidien d’alcool au cours de l’année en 2005 selon le sexe et l’âge (en %)
200
P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
Il apparaît à travers ces trois graphiques que, d’une façon générale, les « parcours » de consommation ne sont pas les mêmes selon ces trois substances. Si les ivresses alcooliques sont plus fréquentes chez les jeunes, la consommation quotidienne d’alcool augmente progressivement au fur et à mesure de l’âge pour concerner plus de la moitié des hommes à l’âge de 65 ans (et un quart des femmes). Cela ne dit pas en quelle proportion cette consommation est « excessive » (c’est-à-dire au-delà des normes de l’OMS de trois verres par jour pour les hommes, deux pour les femmes), mais l’usage quotidien est sans nul doute un facteur et un signe d’addiction pour une partie de ces consommateurs. Pour le tabac, la consommation débute massivement à l’adolescence pour atteindre la fréquence maximum chez 40 % des personnes de 20 à 30 ans, puis elle diminue, et de façon plus sensible après 45 ans environ. Après 65 ans, trois fumeurs sur quatre se sont donc arrêtés. % 45 40
40 38 35
35 33 31
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30 25
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22 20
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10
10
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Hommes
45-54
55-64
65-75
Femmes
Source: Baromètre santé 2005, INPES, exploit. OFDT
Figure 8.5. Proportions de fumeurs quotidiens de tabac, suivant l’âge et le sexe.
Pour le cannabis, on remarque un début très rapide à l’adolescence, comme pour le tabac (avec un décalage d’un à deux ans en moyenne selon d’autres données), mais une baisse presque aussi rapide à partir de 25-30 ans pour une quasi-disparition après 50 ans.
201
L A PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
% 60
55
56 Hommes, vie
50
Femmes, vie 43
Hommes, année
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Femmes, année
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17 8
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3
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45-54
55-64
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Source : Baromètre santé 2005, INPES, exploit. OFDT
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Figure 8.6. Proportions de consommateurs de cannabis au cours de la vie et de l’année, suivant l’âge et le sexe.
Bien entendu ces courbes ne permettent de discriminer ni les quantités ni les effets générationnels, mais elles traduisent les effets combinés des évolutions culturelles et personnelles au cours d’une vie, et des influences liées aux substances, à leur statut légal, à leurs différences de pouvoir addictogène (confirmant par exemple que le tabac est nettement plus addictogène que le cannabis). Elles montrent que le début des usages de substances est l’apanage de l’adolescent et de l’adulte jeune, tandis que l’addiction (à l’alcool et aux médicaments notamment) est plutôt un problème de l’âge mûr. Cela justifie que la prévention soit particulièrement tournée vers les jeunes mais qu’elle accompagne aussi le parcours de vie.
É VOLUTIONS
DES MESURES DE CONTRÔLE SOCIAL
Le contrôle social « formel » (Assailly, Biecheler, 2006) dont nous parlons ici est constitué des mesures prises par les pouvoirs publics par voie réglementaire et législative, visant l’offre de substances d’une part, l’usage lui-même d’autre part. Ces quatre dernières décennies, ce
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P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
domaine s’est considérablement enrichi de textes dans un renforcement et un élargissement perpétuel des mesures de contrôle. Mesures envers l’offre et l’accès Les mesures qui visent l’offre et l’accès aux substances sont d’ordres pénal, administratif et réglementaire : la limitation des lieux de consommation autorisés, le contrôle de la distribution, l’interdiction totale et la loi pénale pour les stupéfiants, les augmentations de taxes, les limitations de la publicité, les règles de prescription et de délivrance pour les médicaments. Ces mesures ont toutes évolué, ces dernières décennies, dans un sens de restriction des libertés, mais de façon différenciée selon les produits1 . Les restrictions ont surtout porté, ces deux dernières décennies, sur le tabac. Cette politique « anti-tabac » a permis à la France de combler son retard vis-à-vis d’autres pays européens, notamment sur le prix. L’augmentation du prix du tabac est une arme à efficacité immédiate2 mais qui doit être régulièrement renouvelée et qui a des limites. Elle ne modifie en effet que peu la consommation des deux tiers des fumeurs les plus dépendants, y compris les plus pauvres, elle augmente les achats transfrontaliers et les trafics, elle pourrait même favoriser le déplacement vers l’alcool et le cannabis qui deviennent relativement moins chers (San Marco, 2006). D’autres mesures restrictives visant le tabac ont été prises, en matière de publicité (interdiction totale), de distribution (interdiction de vente aux mineurs de moins de 16 ans) et de lieux de consommation (interdiction de consommation dans tous les lieux recevant du public). L’efficacité de cet ensemble de mesures (accompagné, soulignons-le, par de grandes campagnes médiatiques et de nombreuses actions de terrain) est indéniable. Mais cette politique porte principalement sur les consommateurs qui ont le moins de problèmes psychosociaux et de dépendance. De plus, elle va devoir être sans cesse amplifiée pour conserver son impact, et sa logique d’accentuation de la réprobation sociale s’exerce de plus en plus à l’encontre des usagers eux-mêmes et augmente le risque de judiciarisation de la vie privée.
1. À l’exception, comme nous l’avons déjà signalé, des mesures prises pour la réduction des risques chez les toxicomanes : la libéralisation de l’accès aux seringues et aux médicaments de substitution des opiacés. 2. On estime à environ 3 % la diminution de consommation provoquée par une augmentation de 10 % du prix.
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Pour ce qui concerne l’alcool, aucune mesure restrictive et même aucune politique ne peuvent véritablement être décrites depuis la loi Évin (d’ailleurs fortement amputée sur son volet alcool depuis 1992). Ce qui traduit l’inscription de l’usage d’alcool dans la culture, la force de ses lobbies, mais aussi la validation scientifique et politique qu’un usage « modéré » est possible et non nuisible à la santé1 . En matière de stupéfiants, la loi du 31 décembre 1970 continue de faire seule référence. La pénalisation de l’usage qu’elle instaure a centré le contrôle sur l’usage-détention et se traduit principalement par la répression de l’usage et les saisies. Ainsi, si les interpellations pour usage n’ont cessé d’augmenter (cf. infra), l’activité policière envers le « gros » trafic reste relativement stable.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Mesures envers les consommateurs Ces mesures concernent en premier lieu la conduite automobile2 . La détection massive de l’alcoolémie au volant (huit millions de dépistages par an sur les routes ces dernières années) résume à peu de choses près la politique de prévention de l’accidentalité routière liée à l’alcool. Celle-ci ne diminue pas sensiblement et beaucoup reste à faire pour développer d’autres types d’actions (Assailly, Biechler, 2006). Les systèmes d’antidémarrages reliés à un éthylomètre peuvent s’avérer intéressants, mais inopérants si des accompagnements thérapeutiques n’y sont pas aussitôt associés pour les personnes dépendantes. La même démarche répressive a été adoptée en 2003 envers l’usage de stupéfiants au volant et a conduit un certain nombre de sanctions pénales dont de la prison, mais pose des problèmes de fiabilité technique des examens biologiques qui est loin d’être comparable à ceux de l’alcool. En milieu de travail, le Code du travail ainsi que les réglementations internes des entreprises ont évolué vers une interdiction totale de la consommation de tabac, la quasi-disparition des « pots » alcoolisés et un accroissement du recours à des dépistages biologiques qui a nécessité différentes tentatives d’encadrement éthiques et réglementaires (rapport MILDT, 2006). 1. Il n’y a cependant pas de véritable consensus pour définir cet usage « modéré », et cette notion est même contestée, comme le sont aussi les seuils de l’OMS. 2. À propos de la loi et de la conduite automobile, il faut remarquer l’immense intérêt qu’a revêtu pour la connaissance objective des relations entre substances psycho-actives et accidents, l’étude « Stupéfiants et accidents mortels » (SAM, OFDT, 2005) prévue dans le cadre d’une loi, la loi dite Gayssot de 1999 et visant à améliorer la sécurité routière.
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P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
Les tests urinaires ne sont pas encore d’utilisation courante dans les établissements scolaires français, mais, outre l’interdiction de consommation du tabac et des autres drogues, dans plusieurs d’entre eux des conventions avec des centres de soins prévoient l’instauration d’obligations de rencontre des élèves usagers avec un intervenant spécialisé. Des actions « coup de poing » sont régulièrement médiatisées (interventions policières avec chiens détecteurs, etc.). Mais, le plus souvent, seules des séances d’information sont organisées dans les établissements, beaucoup plus rarement de vrais programmes de prévention. En matière d’usage public, outre la loi de 2007 interdisant totalement la consommation de tabac dans les lieux recevant du public, les municipalités sont de plus en plus nombreuses à prendre des arrêtés restreignant les lieux de consommation d’alcool pour des raisons d’ordre public et de nuisances. L’usage de stupéfiants fait spécifiquement l’objet de mesures d’interdiction et de pénalisation selon un régime de prohibition totale depuis la loi du 31 décembre 1970. La figure 8.7 montre la répression accrue de l’usage (essentiellement de cannabis) sans discontinuité depuis au moins une vingtaine d’années.
120 000 100 000 80 000 60 000 40 000 20 000 0 total
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1991
1992 1993 1994
1995 1996 1997
1998
1999 2000
2001 2002
2003
2004 2005
24 856 34 311 41 549 38189 44 261 52 112 56 144 70 444 74 633 80 037 83 385 71 667 81 254 90 630 101 278 10 047
dont canabis 17 736 24 796 28 291 24 588 28 672 36 325 43 230 58 134 64 479 70 802 73 661 63 694 73 449 82 143 91 705 90 905
Source : Fichier national des auteurs d’infractions à la législation sur les stupéfiants (OCRTIS)
Figure 8.7. Interpellations pour usage de stupéfiants (dont usage de cannabis). Évolution depuis 1990.
L A PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
205
Des circulaires successives du ministère de la Justice ont préconisé une réponse pénale graduée en fonction de la consommation de la personne interpellée (classement avec rappel à la loi, classement avec orientation sanitaire ou sociale, injonction thérapeutique et poursuites pénales pour ceux qui ne veulent pas se soumettre aux alternatives). La loi du 5 mars 2007 a voulu, elle, développer la sanction systématique de tout fait d’usage notamment par des stages payants de « sensibilisation sur l’usage du cannabis et des autres drogues illicites » et en instaurant les médecins-relais entre les professionnels de santé et l’autorité judiciaire en cas d’injonction thérapeutique ou de soins sous obligation, y compris pour des problèmes d’alcool1 . Pour être complets, mentionnons, dans un autre registre, la présence des addictions dans la loi de santé publique de 2004 et la mise en place, en 2002, de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES).
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Q UEL
BILAN
?
Si l’on examine l’évolution des consommations au regard des mesures adoptées, le bilan est celui d’un échec global, surtout marqué envers les stupéfiants, malgré quelques succès ponctuels, notamment dans le domaine du tabac. Il serait intéressant d’analyser plus précisément ce bilan et d’en tirer tous les enseignements. Mais cela n’a jamais été fait en France, comme n’a jamais été mise en place une instance nationale chargée d’impulser une politique dans le domaine des addictions. Deux faits très significatifs. À nos yeux, ce mauvais bilan est le résultat d’une surestimation de l’efficacité des contrôles et de la répression, d’un désintérêt pour l’éducation préventive maintenue dans une grande faiblesse, et d’une absence d’objectifs cohérents permettant d’articuler la prévention, les soins et les législations. Des politiques publiques axées sur la répression, peu cohérentes et sans évaluation Le dernier rapport en date sur les dépenses des administrations publiques imputables aux drogues licites et illicites (Kopp, Fenoglio, 1. Ce dispositif est conçu sur le modèle du suivi socio-judiciaire des délinquants sexuels, ce qui en dit long sur les représentations quant à la toxicomanie et sa dangerosité sociale.
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P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER
2006) indique des dépenses globalement en baisse entre 1997 et 2003, et une augmentation des dépenses de santé. Mais on retrouve, en masse et en proportion, la très grande faiblesse des dépenses pour la prévention éducative : moins de 10 % des dépenses contre 30 % aux soins et à la recherche, et 60 % pour la répression1 (et l’aide à la production pour l’alcool). Proportions à peu près identiques pour le tabac. Les dépenses publiques envers l’alcool sont cinq fois plus faibles que pour les drogues, et dix fois pour le tabac (cette différence provenant pour l’essentiel des dépenses de répression). Cela indique clairement les orientations publiques et leurs priorités. Mais cela conduit aussi à une discordance qui soulève de nombreuses questions. Par exemple, quelle politique des prix pour le tabac et l’alcool ? Peut-on continuer à vendre à 0,76 euro des canettes de 50 centilitres de bière titrant à 8 degrés d’alcool ? Peut-on maintenir la vente libre, ou à peu près, d’alcools de tout type ? Quelle lutte contre le petit et le grand trafic, en particulier dans les zones de précarité sociale ? Que fait-on vis-à-vis des abus de médicaments psychotropes dont l’usage se banalise ? S’il n’est évidemment pas question de nier la nécessité d’un contrôle social et de son application, l’utilisation actuelle de la loi pose question. À la fois dans son efficacité (sa légitimité, sa crédibilité et son équité) mais aussi dans le fait qu’un dispositif législatif s’empile sans définition préalable de principes communs et de critères d’évaluation des résultats. Interroger la logique qui veut, par exemple, qu’une ivresse alcoolique n’est pas punissable alors qu’un simple usage de cannabis l’est, c’est interroger cette incohérence. Nous savons bien que la loi idéale n’existe pas plus qu’une prévention universelle. Mais l’optimum d’une mesure légale dépend de la validité des objectifs de prévention qui la sous-tendent. Cela vaut pour toute politique, de la prohibition à la légalisation. Et c’est pourquoi nous croyons que ce type de controverse (légalisation/prohibition, pénalisation/dépénalisation...) restera un dialogue de sourds tant que l’on n’aura pas commencé par définir à travers un débat de société, un débat démocratique, les objectifs et la priorité de la prévention. L’évaluation est, avec la recherche, un autre parent pauvre de la politique publique dans le domaine des addictions. Cette situation a connu une amélioration avec la création de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies à la fin des années quatre-vingt-dix. Les
1. Répression recouvre ici l’application des mesures de contrôle social examinées plus haut : activités des services de police, de gendarmerie, des douanes, de la justice et de l’administration pénitentiaire.
L A PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
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politiques européennes y ont également contribué1 . Mais, malgré les données existantes, la France, comme beaucoup d’autres pays y compris en Europe, poursuit indéfiniment une politique qui connaît un échec indéniable.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Un problème de santé et d’éducation traité par le biais de la sécurité publique Pourquoi cet entêtement ? Chacun sait que le problème de l’alcool, du tabac et des drogues est avant tout un problème de santé publique et d’éducation, comme l’est le problème de l’obésité par exemple. Néanmoins, et contrairement à la question de l’obésité, la politique adoptée pour les drogues s’intéresse avant tout à la sécurité et à l’ordre public. Cela trouve son origine dans la conception conventionnelle qui se centre sur les dangers que représente ce comportement, vice ou maladie, pour la société. « L’abus des drogues, expliquait en 1990 le secrétaire général de l’ONU, Javier de Cuellar, représente une menace aussi destructrice pour cette génération et les générations futures que les épidémies de peste qui ont ravagé de nombreuses régions du monde aux siècles passés2 . » Bien peu de dirigeants politiques oseraient encore aujourd’hui prendre des distances avec ce type de discours. Pourtant, qui peut croire que de telles paroles ont la moindre portée auprès d’un jeune qui fume du cannabis, d’un autre qui s’enivre avec de l’alcool ou d’un troisième qui aime faire la fête en prenant divers produits ? On ne peut aborder une question d’éducation à l’usage de soi et à la santé en la prenant par le seul bout de la loi et en en faisant une maladie épidémique. Il y a là un hiatus qui crée l’incohérence et la confusion à tous les niveaux et qui abandonne les usagers à eux-mêmes. Cette incohérence se retrouve dans les comportements individuels, notamment du fait de la discordance entre l’expérience psychocorporelle procurée par le produit au consommateur (généralement du plaisir et un mieux-être) et sa qualification sociale de grave danger et de dégradation, créant ainsi un clivage et une ambivalence qui imprègnent les discours et
1. Chaque année, la France comme tous les pays de l’Union européenne, adresse à l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) un rapport sur sa politique et différentes études sont réalisées régulièrement dans plusieurs États en même temps. 2. Cité par Pierre De Taillac (Taillac, 2007).
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les représentations sociales1 . Cette même incohérence se retrouve dans les politiques des États qui balancent perpétuellement entre de multiples objectifs contradictoires pour finir par revenir à la politique du contrôle et de la répression2 . Quel est aujourd’hui l’objectif de la prévention : faire appliquer la loi ? informer sur les dangers ? Diminuer les niveaux de consommations ? Empêcher certaines d’entre elles ou toutes ? Apprendre à ne pas abuser ? Diminuer les dommages induits ? Responsabiliser les usagers, mais à quoi ? Qui peut le dire ? La prévention est dans la plus totale confusion. D’où la nécessité, à nos yeux, d’opérer une « révolution copernicienne » en commençant par définir un objectif prioritaire, l’éducation et le bienêtre, pour décliner les objectifs et les actions d’éducation et de santé qui peuvent s’y rattacher. Un dispositif qui tend à se médicaliser La médicalisation de la question des addictions est un phénomène grandissant, marqué par l’apparition dans le langage courant de termes comme alcoologie, tabacologie, médecine des addictions, addictologie en tant que spécialisation médicale, etc. Les centres « d’hygiène alimentaire » (ancêtres des centres d’alcoologie) et les « centres d’accueil » (pour toxicomanes) ont laissé place à des « centres de soins spécialisés », et de plus en plus d’hôpitaux créent des services de soins en addictologie. Des retombées positives de ce processus sont perceptibles : plus l’addiction est conçue comme une maladie, moins les usagers sont culpabilisés, et plus on cherche à améliorer leur traitement. Pour autant, cette médicalisation ne remet pas en question la surenchère du contrôle, à tel point que la santé publique peut se confondre souvent, dans ce domaine, avec la multiplication des interdits. Le dispositif en charge des addictions reste fondé sur la loi et sur les soins et continue de faire l’impasse sur la prévention. Les offres institutionnelles ne répondent
1. Nous pourrions faire le grand florilège des nombreuses personnalités publiques dont on apprend les consommations de drogues et/ou d’alcool et dont le public comme les magazines se repaissent des scandales, des « cures » et des « repentirs ». 2. Parmi de nombreux exemples, évoquons l’un d’entre eux tiré de l’actualité au moment où nous écrivons. L’Angleterre a déclassifié le cannabis en 2004, ce qui revient à une quasi-dépénalisation. C’était alors le pays d’Europe ayant le plus de consommateurs parmi ses jeunes. Deux ans après, les chiffres indiquent une baisse sensible de la consommation parmi ces jeunes. Mais, avant même d’avoir connaissance de ces résultats, le Premier ministre Gordon Brown annonce le retour à la pénalisation pour faire face aux reproches de laxisme des conservateurs, et à l’approche d’élections difficiles...
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qu’aux besoins qu’elles visent. Ainsi, les services d’aide proposés sont essentiellement conçus pour — et fréquentés par — des personnes qui se reconnaissent comme malades, généralement épuisées et dans une addiction pathologique avancée. C’est bien entendu une bonne chose qu’elles trouvent des soins appropriés et accessibles. Mais l’ensemble du dispositif continue d’être aveugle et impuissant face aux autres besoins et à la période souvent longue qui précède l’addiction pathologique. Ceux qui sont aujourd’hui laissés pour compte (tout en étant sous le coup de mesures sporadiques de contrôle) sont les usagers, en particulier les consommateurs « excessifs » mais non malades. Ceux qui prennent des risques sans être en réelle difficulté ou dépendants, mais qui peuvent le devenir et qui connaissent des problèmes spécifiques auxquels la médecine n’a pas vraiment de réponse.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Un point aveugle : le plaisir et l’expérience globale Toutes les études menées depuis des décennies sur les consommations de drogues chez les jeunes indiquent que leur première motivation est la recherche de plaisir sous toutes ses formes : le « trip », le « fun », la convivialité, la fête, la curiosité, le défi... Très minoritaires sont ceux qui attribuent leur consommation personnelle à un quelconque problème. Lorsque l’on dialogue de façon directe avec ces adolescents, les problèmes sont plutôt attribués aux « autres » : les parents, le proviseur, certains copains peut-être, l’intervenant en prévention, les adultes en général... Face à un tel discours, la réaction des adultes consiste généralement, pour forcer un peu la « prise de conscience », à en rajouter sur les conséquences négatives : la dépendance, l’argent dépensé, la santé mentale, la mémoire, la concentration, etc. Ils font ce que leur dit de faire la prévention conventionnelle : mettre en garde contre les dangers. Intervention utile si elle ne faisait l’impasse sur une grande part du problème, et qui, de ce fait, accroît au contraire l’incompréhension. L’embarras de la prévention vis-à-vis des comportements festifs démontre parfaitement ce malentendu. L’un des charmes de la vie repose sur les moments exceptionnels qu’elle peut nous apporter. Des situations parfois provoquées dont nous savons qu’elles apportent un plaisir lié à la possibilité d’être hors des cadres habituels et dont nous aurons ensuite à assumer les excès1 . Dans
1. Il n’y a qu’à voir de quelle manière se répand, au moment des fêtes de fin d’année, la préoccupation de ce que l’on va faire d’exceptionnel à cette occasion et de comment l’on va en « encaisser » ensuite les abus (et pas que de chocolat...).
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ces moments que peut la prévention si elle ne brandit que les dangers, les interdits et veut dissuader l’usage ou prôner la modération1 ? Comment rendre moins dangereux, pour soi et pour autrui, ce besoin d’intensité et d’excès ? Un besoin qui n’est pas le même pour tous et à tous les âges : certains ne supportent pas l’ivresse et toute perte de contrôle de soi, d’autres au contraire n’ont l’impression de ne vivre que dans ces moments, beaucoup se trouvent plus ou moins entre les deux. Mais chacun recherche un compromis entre vivre sa vie et ne pas la perdre à « la brûler » ou en « passant à côté ». Chacun essaie de « gérer » son expérience globale pour trouver les satisfactions qu’il recherche sans devoir en payer un prix trop lourd. Déjà, Platon le faisait dire à l’Athénien de son Banquet face à la position du Spartiate : « Le contrôle du plaisir est fonction de la pratique du plaisir, la tempérance est le résultat d’une intempérance réglée. » Pouvons-nous prétendre faire de la prévention et continuer d’être incapables d’accompagner la recherche et l’expérience du plaisir ? Quelques actions sont menées en milieu festif (« capitaine de soirée », testing, chill out...), mais elles n’ont guère de soutien des autorités d’autant qu’elles ne cadrent pas avec la logique conventionnelle. Résultat : chacun reste seul avec son expérience, ses questions et ses prises de risque. L’échec des politiques des drogues repose, selon nous, sur le fait qu’elles postulent une contradiction entre drogues et mieux-être, entre substances psycho-actives et plaisir.
L ES
PRINCIPES D ’ EFFICACITÉ DE LA PRÉVENTION
Que faire alors ? Sommes-nous si démunis ? En réalité, la rencontre avec les usagers, la réflexion collective et l’expérience accumulée apportent de nombreux savoirs sur ce qui crée ou pas des conditions d’évolution des comportements. Beaucoup d’organismes experts en ont proposé des synthèses très convergentes. Ainsi, l’Office of National Drug Control Policy, aux États-Unis a tenté d’établir les principes d’efficacité de la prévention des abus de drogues en suivant la méthode de l’Evidence Based Medecine (EBM) pour ne retenir que ce qui a fait preuve de résultats. Au terme de ce travail, cet organisme officiel américain en charge de la politique des drogues a produit quinze principes (NIDA, 1997). 1. Cela montre les limites de messages visant à normer les comportements comme celui de l’OMS conseillant de ne pas dépasser quatre verres d’alcool en une seule journée...
L A PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN
211
Au-delà de ses terminologies et en tenant compte du fait que la plupart des données sont issues d’expériences anglo-saxonnes (ce qui ne garantit pas leur totale applicabilité dans d’autres cultures), cet ensemble de principes confirme les conclusions auxquelles en sont venus aussi des experts européens (Groupe Pompidou, 1998) et les acteurs de terrain. En résumé, Il en ressort le peu d’effet de mesures ponctuelles de type « vaccination » (comme les conférences aux élèves) et d’interventions centrées uniquement sur les dangers des produits. A contrario, ils donnent un certain nombre de critères qui permettent d’assurer une meilleure efficacité aux actions : • des interventions précoces et répétées, se centrant sur les compétences
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
de vie, et animées par des professionnels dûment formés et/ou des pairs également formés ; • des programmes qui ciblent les comportements de consommation de façon globale, qui proposent des regards variés et des pédagogies participatives, et qui sont sous-tendus par un modèle théorique cohérent ; • des actions qui prennent en compte le contexte économique, social et culturel, et qui mobilisent les ressources de la personne elle-même. Différentes méta-analyses réalisées en Amérique du Nord ou en Europe depuis une ou deux décennies (Vitaro, Gagnon, 2003 ; Foxtrot et al., 2004) corroborent ces critères de meilleure efficacité et précisent les résultats des évaluations de programmes réalisés en milieu scolaire tels que le Strengthening Families Program (SFP) ou le programme « Prisme » de la GE. Deux caractéristiques ressortent nettement : la durée (au moins trois ans pour Prisme, quatre pour SFP), et la participation de l’ensemble de la communauté éducative, tout particulièrement les parents et les jeunes. Il s’avère donc qu’en matière d’éducation préventive, le succès d’une action repose sur sa densité, sa permanence et la mobilisation des personnes « cibles ». Pour autant, le respect de ces critères ne suffit pas à donner un contenu à ces actions qui doivent préalablement définir leurs objectifs, leurs stratégies et, comme l’a rappelé utilement le manuel de prévention du Groupe Pompidou (1998), avoir une base théorique solide. Il est frappant de constater le peu de programmes soutenus et développés en France qui répondent à de tels principes. Confirmation de l’extrême faiblesse des volontés politiques et des moyens dans ce domaine pourtant essentiel.
Chapitre 9
LA PRÉVENTION EST LA CLÉ DE VOÛTE DE TOUTE POLITIQUE DES DROGUES
le domaine des addictions, définir la prévention et ses objectifs c’est définir le sens et la trame d’une politique publique. La trame sur laquelle s’adjoindront les mesures de contrôle social et les dispositifs d’aide et de soins. Car s’interroger sur ce qu’il faut prévenir et la méthodologie pour le faire, c’est poser toutes les questions essentielles auxquelles une politique doit répondre. Qualifier la prévention de « clé de voûte » n’est donc en rien excessif. Mais n’importe quelle prévention n’est pas en mesure d’apporter des réponses à la hauteur des enjeux de société.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D
ANS
Q UELLE
POLITIQUE DE PRÉVENTION
?
En tenant compte du bilan et des critères d’efficacité, en s’appuyant sur le projet éthique et politique visant à construire des individus capables de s’autodéterminer et d’agir par eux-mêmes, nous pouvons concevoir
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une véritable politique de prévention. C’est même une urgence ! Pour cela, il nous faut dépasser le modèle médical de prévention primaire d’une « maladie » ou d’une « déviance antisociale », et expliciter les deux éléments de définition d’une politique : les bases éthiques de son projet et ses objectifs concrets. Poser les bases éthiques du projet préventif Sans revenir sur l’ensemble de la réflexion qui a fait l’objet de la deuxième partie de cet ouvrage, on peut résumer ces bases éthiques en cinq préalables autour de la place donnée respectivement à l’individu, au social, à la loi, à la science et à la conduite addictive elle-même.
Place de l’individu La primauté de l’individu dans notre société a des conséquences capitales en ce qui concerne la définition du sens de sa vie et de son bien-être. Le sujet doit se définir en fonction de lui-même et non pas seulement en fonction du cadre collectif dans lequel il vit. Il a donc besoin de ressources pour pouvoir agir sur sa vie et s’autodéterminer.
Place du social Les conduites addictives sont profondément inscrites dans le contexte socioculturel de la modernité. Une politique de prévention se caractérise par ses objectifs et par les relations qu’elle engage avec ceux qu’elle veut prévenir. Ce qui fait que la prévention en démocratie est différente de celle d’un régime autocratique, théocratique ou collectiviste réside uniquement dans les modalités sociales de détermination des risques et la façon dont ils sont portés et transmis dans la relation éducative. L’empreinte des rapports sociaux est inscrite dans la définition des risques et dans la manière de s’en protéger, comme elle s’imprime en profondeur dans les contenus et les façons d’éduquer.
Place de la loi La loi sociale, en démocratie, protège et arbitre dans les relations interindividuelles, mais elle ne peut régir le rapport de l’individu avec son corps, avec ses émotions et la façon de s’adapter au monde qui l’entoure. La répression n’est ni une pédagogie de l’autodétermination ni une prévention des risques. Elle n’est que la manifestation de l’absence ou de l’échec de la prévention. Ce que l’on observe aujourd’hui dans les établissements scolaires traduit cette difficulté pour mettre l’interdit et
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la sanction à leur place dans la prévention : renvois systématiques des élèves fumeurs de cannabis, recours aux services de police pour « faire de la prévention »...
Place de la science Les faits scientifiques sont le meilleur antidote contre les idées reçues (Batel, 2006). Dans le cadre de phénomènes bio-psychosociaux complexes comme les conduites addictives, les sciences qui peuvent apporter des connaissances sont multiples et leurs éclairages parfois contradictoires, souvent incomplets, toujours complexes. Les faits scientifiques apportent des enseignements mais laissent une large place à leur interprétation et à la traduction en politique d’intervention d’une finalité sociale et humaine. L’intégration d’une démarche scientifique doit permettre d’élaborer une nouvelle « culture commune » en réinterrogeant les postulats conventionnels et en s’appuyant sur des approches soucieuses des usagers et des réalités actuelles.
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Place des conduites addictives Si nous considérons que ces conduites ne peuvent être qualifiées simplement de « maladies » et comportent, peu ou prou, une dimension adaptative (de soi à ses besoins internes et à son environnement), on doit admettre qu’elles n’ont pas que des effets néfastes. Mais elles peuvent en avoir. Il s’agit donc de permettre à chacun de poser ses limites et de trouver ses alternatives. Toutes ces questions ne sont évidemment pas propres à tel ou tel produit ni aux conduites addictives. Pour cette raison notamment, la prévention de ces conduites passe par une mise en synergie avec celles visant d’autres problèmes qui mettent également en jeu le comportement, le lien social et la santé mentale et physique (conduites à risque, suicide, violence, alimentation...). Définir des objectifs pragmatiques Soulignons d’abord que la méthodologie de définition des objectifs d’une politique comme d’une action influe considérablement sur ceux-ci. Il existe logiquement un lien fort entre les bases éthiques, la méthodologie choisie, les objectifs visés et les outils utilisés. Cela doit amener à penser ces quatre « ingrédients » dans leur cohérence. Il est donc impossible de donner en quelques lignes toutes les déclinaisons d’objectifs possibles dans tous les domaines. Nous conseillons aux lecteurs de se reporter à des ouvrages et documents thématiques
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ou méthodologiques1 . Nous voudrions évoquer seulement ici plusieurs questions transversales concernant les objectifs de prévention.
Doit-on se centrer sur les jeunes, sur certains publics en difficulté ou toucher tout le monde ? Qu’elle soit « universelle », « spécifique » ou « indiquée », pour reprendre les catégories retenues internationalement (à la place de primaire, secondaire, tertiaire), la prévention devrait accompagner « les gens » au long de la vie, et offrir des opportunités adaptées. Adaptées car selon l’âge, la situation en regard de la consommation, et d’une éventuelle addiction, ces opportunités ne seront pas les mêmes. Il s’agit, d’une façon constante de permettre au sujet de s’interroger, de savoir, de donner sens et d’agir, bref de lui permettre de s’approprier sa santé et de s’autodéterminer. Il va de soi que l’enfance et l’adolescence sont des moments particulièrement importants pour cela dans la vie, mais ils ne sont pas les seuls. Une approche « globale » des comportements ne signifie pas abandonner les actions ciblées (par produit, par population, par comportement) mais de les intégrer toujours dans une politique globale. Encore faut-il que cette politique existe...
Quelles sont les pistes concrètes d’interventions ? Elles sont très variables selon le « diagnostic » du problème auquel veut répondre l’action. Le public et son contexte de vie jouent évidemment un rôle déterminant. Il s’agit généralement d’un problème émergeant sur lequel pourra se déployer une stratégie plus large, plus « globale ». Ce peut être mobiliser face à une situation critique, repérer les usages problématiques pour intervenir, renforcer les liens de citoyenneté, étayer et réguler les liens familiaux, lutter contre le décrochage et l’exclusion du système scolaire, lutter contre les discriminations, prévenir les conflits de culture et de genre, assouplir les fonctionnements des institutions et rétablir la confiance, etc.
Quelles sont les consommations acceptables, raisonnables ou inacceptables ? Quelles attitudes de consommation préconiser et faut-il en préconiser ? Disposer de messages clairs et cohérents au vu de ce que l’on sait des conséquences des consommations est indispensable, tout parent et tout 1. Notamment la documentation de l’ANIT accessible sur son site web, et l’ouvrage Prévenir les toxicomanies de Morel, Boulanger, Hervé et Tonnelet, Paris, Dunod, 2000.
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éducateur le sait... Il est sans doute légitime et nécessaire de préconiser l’abstention avant 16 ans, la modération pour l’alcool et les médicaments psychotropes, une grande prudence vis-à-vis du tabac, l’abstention des produits illicites d’autant plus qu’ils sont interdits par la loi. Mais cette prévention délivrant des préconisations et des conseils n’est qu’une partie « prévention universelle », un « bruit de fond » certainement utile pour donner des repères généraux mais de peu d’efficacité si on en reste là. C’est-à-dire si on n’admet pas ce que nous avons souligné en première partie : les drogues accompagnent nos existences, comme d’autres « déclencheurs » d’expériences intenses, mais de façon inégale selon les individus. On peut souhaiter que son enfant de 17 ans ne se saoule pas, ne se défonce pas et ne se mette pas en danger, mais comme l’on sait qu’il y a une probabilité élevée qu’il fasse l’une ou l’autre de ces expériences, voire d’autres, il est bien évident que l’on ne peut en rester là... Les adultes, dans la diversité des places et fonctions éducatives qu’ils occupent, doivent pouvoir aborder les autres clés, celles qui partent du respect de ce que chacun fait de lui-même et qui donnent la possibilité de diminuer les conséquences négatives des expériences et même d’éduquer à leur gestion. Pour cela, la prévention devrait avoir pour tâche d’apprendre aux personnes des choses sur elles-mêmes, non seulement sur ce qu’elles risquent mais aussi sur leurs ressources personnelles. L’utilisation d’outils d’auto-évaluation et d’auto-observation a cet intérêt de pouvoir apporter des connaissances sur soi et de renforcer la capacité à agir sur soi-même. Ce qui, à nos yeux, constitue le grand objectif de la prévention.
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D ONNER
DU SENS À L’ EXPÉRIENCE ET DU POUVOIR SUR L’ ACTE La finalité de la prévention est de créer les conditions de « l’optimalité » pour chacun, c’est-à-dire, plus directement, de contribuer à redonner sens et maîtrise à l’expérience individuelle et collective. L’axe de la prévention doit donc être expérientiel et éducationnel, et pas seulement moral et législatif. Elle doit viser la culture en tant que fonds commun et l’individu dans sa subjectivité. Nous allons, sur cette voie, en examiner les implications, en termes d’objectifs possibles dans les réalités humaines et sociales d’aujourd’hui.
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Pour une culture de la prévention Il n’y a pas de drogue sans culture, il n’y aura pas non plus de prévention sans culture. L’expérience addictive ne peut être détachée de la culture qui l’entoure et qui l’influence, la prévention ne peut l’ignorer et doit même investir ce lien entre culture et addiction. Comment la prévention peut-elle s’intégrer à la culture ? Cette question n’est pas réservée à la prévention des conduites addictives, mais plutôt à la conception générale de toute attitude visant à aider le groupe social et les individus à faire face à des risques. C’est dans le social que se constituent des systèmes de régulation des comportements individuels et collectifs. Cela met en jeu des valeurs et des représentations sociales qui se construisent et se déconstruisent, et qui constituent ce que nous appelons la culture. La consommation de substances psycho-actives, ou l’usage de déclencheurs d’expériences intenses, fait partie d’un ensemble de pouvoirs nouveaux que la société technoscientifique donne aux hommes pour se transformer ou pour repousser des limites jusque-là posées à leur expérience. Comment donner plus de poids aux liens sociaux ? Comment mieux intégrer l’expérience que permettent ces moyens nouveaux et maîtriser les risques personnels qu’elle comporte ? Nous ne sommes pas spécialistes de la transformation sociale, aussi nous bornerons nous à constater, avec d’autres auteurs sur le sujet, que plusieurs pistes sembleraient devoir être suivies, en rapport avec ce que nous avons dit des phénomènes addictifs et des nécessités nouvelles de leur gestion individuelle et collective. Nous en retiendrons au moins trois : • mettre au centre des choix politiques des valeurs comme la santé,
mais aussi la liberté, la responsabilité, la solidarité, le plaisir et la convivialité... Pour cela, faudra-t-il sans doute ne pas faire des addictions qu’un problème de santé et de comportement individuel et que la question soit un objet « normal » de débat politique ; • élever les niveaux de connaissance et de réflexion collective. La prévention passe par l’observation, la connaissance et l’analyse des déterminants des conduites à risques et de recherche de satisfactions, la compréhension de leurs modes de régulation. Elle passe aussi, répétons-le, par un langage commun suffisamment clair pour être adopté largement, mais suffisamment ouvert aussi à l’évolution des connaissances et des pratiques ; • développer l’apprentissage à la responsabilité et à la citoyenneté est sans doute la clé de l’avenir de l’éducation pour la santé (et de celle d’un certain modèle démocratique). C’est bien ce qu’avaient
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voulu préconiser les rédacteurs de la circulaire créant les comités d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) dans l’Éducation nationale, en 1998. Mais prendre la citoyenneté sous le seul angle de la santé n’est sans doute pas à la mesure de ce qu’exige cette question de l’apprentissage à la responsabilité individuelle et collective. Ne faudrait-il pas lancer des initiatives d’envergure sur cette question ? De cette acculturation de la prévention, la société ne peut en sortir que plus « mûre » et enfin capable d’aborder et de traiter ces questions autrement que de façon simpliste et superficielle.
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Promouvoir plutôt que prévenir Le renversement épistémologique de la prévention que nous appelons de nos vœux consiste à la faire passer d’une stratégie centrée sur l’évitement des événements négatifs (maladies, complications, usages nocifs de drogues...) à un accompagnement de la dynamique de construction d’une personne et de son mode de vie. Non plus prôner la privation et l’abstinence mais proposer des changements d’attitudes qui apportent un mieux-être, une meilleure qualité de vie et aussi une meilleure protection contre les événements négatifs. Aux fondements de la prévention, il y a ce souci de l’autre, cette attention pour prendre soin de l’autre. Cela ne requiert aucune qualification professionnelle, et cela se transmet. C’est qu’il y a donc bien du « savoir » qui s’échange. Soutenir un adolescent en difficulté, dialoguer avec celui qui transgresse des règles, rassurer celui qui est inquiet de ses transformations corporelles, c’est plus que « de la prévention », au sens « primaire » et c’est néanmoins essentiel. La prévention n’est qu’une facette de ce que l’on pourrait dénommer la « pro-vention », c’est-à-dire « venir pour », et pas seulement venir contre (des risques, des comportements, des symptômes...). Pour prévenir il faut promouvoir : le bien-être et ce qui peut y contribuer, le plaisir, l’échange, la parole, les valeurs de responsabilité et de liberté, les liens sociaux, etc. Promouvoir des habiletés, des capacités relationnelles et d’expression, des aptitudes à s’observer et se connaître, des interactions solidarisantes avec autrui. Prévenir consiste avant tout à apprendre à faire des choix, mais c’est aussi donner des possibilités de choix. C’est donc éduquer à la santé et à la citoyenneté, c’est également créer des conditions favorables pour que chacun puisse exercer sa responsabilité et sa liberté, et trouver du plaisir en minimisant le risque de compromettre sa santé.
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La boussole de la prévention : santé et plaisir, liberté et socialité Si la finalité commune de la prévention est de contribuer au bienêtre des personnes, notre réflexion éthique et anthropologique sur cette question nous a montré qu’elle ne peut ni définir ce bien-être ni l’imposer. En revanche, elle peut contribuer aux conditions de possibilité et à « une disposition » au bien-être. Conditions de possibilité et disposition basées sur les quatre points cardinaux de « la boussole de l’intervention sociale » (chapitre 6) qui constituent aussi ceux de la boussole du bienêtre individuel et collectif, la boussole de la prévention : santé et plaisir, liberté et socialité. Santé
Sociabilité
Liberté
Plaisir
Figure 9.1. La boussole de la prévention (les quatre points cardinaux du bien-être individuel).
L’appréhension du bien-être peut être guidée par ces quatre directions, reliées en couple sur deux axes, comme pour les points cardinaux d’un repérage dans l’espace : nord/sud, est/ouest. Si l’on s’avance dans une direction, on s’éloigne en même temps de l’autre. L’objectif n’est donc pas d’imposer l’immobilité, mais de transmettre la capacité de se mouvoir, d’être autonome, en gardant son propre cap et en s’aidant des repères pour « faire le point » sans trop dériver sur tel ou tel axe. Reprenons brièvement chacun de ces quatre points cardinaux et leur dialectique santé/plaisir et liberté/socialité. Santé : le « silence des organes », ou en tout cas un état qui nous permette d’utiliser notre potentiel de vie n’est qu’une des dimensions du bien-être. Une dimension importante, mais de façon variable, et pas au point d’être la seule motivation de nos actes. Plaisir : même si c’est un point aveugle dans la prévention conventionnelle, le plaisir est au centre de ces questions de santé et de bien-être.
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Le problème est que plus nous libérons nos plaisirs et de façon intense, plus nous tirons sur nos ressources et moins notre corps peut rester silencieux. Inversement, plus nous voulons garantir notre santé et notre espérance de vie, plus nous renonçons à des actes pouvant nous apporter des expériences intenses. Liberté : il est vrai que le respect de cette aspiration est un garant indispensable à notre bien-être. Peut-on être heureux et ne pas être libre ? Mais l’est-on forcément en étant libre ? Car plus on se libère des contraintes, plus on s’éloigne du monde et surtout du monde des autres, de la société, de ses traditions, de ses règles de ses exigences, mais aussi de ce qu’elle nous apporte de carrément vital. Socialité : que sommes-nous en effet sans « reliance » sociale, sans appartenance, sans liens et sans solidarité, sans reconnaissance et sans possibilité d’expression et de partages avec d’autres ? Mais, voilà, plus nous nous intégrons, plus nous nous attachons et moins nous sommes libres... Cette boussole montre que, tout au long de notre vie, nous choisissons plus ou moins consciemment et relativement aux autres directions, les chemins que nous suivons ou que nous abandonnons. Les consommations de substances psycho-actives s’inscrivent dans ces choix et ces tensions entre « pôles ». Elle peut nous guider dans la définition des coordonnées individuelles de satisfaction (plutôt plus libre/autonome et plus loin vers le plaisir pour certains, plus vers la socialité/appartenance et la santé pour d’autres, etc.), en n’oubliant pas que le point d’équilibre, « le centre » du bien vivre, est variable d’un individu à l’autre, et, pour un même individu, d’une période à l’autre de sa vie.
U NE POLITIQUE FONDÉE ET L’ ACCOMPAGNEMENT
SUR L’ ÉDUCATION
Tout ce que nous venons de développer montre que, pour avoir une suffisante efficacité, une politique de prévention des addictions devrait être globale et structurée, multidirectionnelle, populaire et « massive », et mettre au cœur de ses priorités l’individu, son éducation à l’autonomie et à la citoyenneté. Cela nécessite à présent des précisions quant aux approches et aux stratégies qui peuvent permettre de réaliser de tels objectifs.
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Une approche écologique et systémique L’approche écologique et systémique procède des mêmes principes que l’approche expérientielle : elle prend en compte les différents déterminants des comportements en santé et leurs interactions, la modification d’un des facteurs rejaillissant inévitablement sur les autres. Il peut y avoir plusieurs lectures de cette mise en système de différents facteurs. Dans une première approche, les déterminants sont au nombre de quatre (Demeulemeester, 2007) : l’individu, la famille, les pairs et la société. L’individu : des caractéristiques personnelles peuvent favoriser les conduites addictives telles que la faible estime de soi, l’autodépréciation, la timidité, les réactions émotionnelles excessives, des difficultés à établir des relations stables et satisfaisantes et des difficultés à résoudre les problèmes. La famille : l’attitude des parents à l’égard des substances psychoactives peut jouer un rôle protecteur ou incitateur. Cette influence est corrélée aux attitudes des conduites d’usage chez les parents et dans la fratrie, ainsi qu’à celles vis-à-vis des conduites des enfants. L’ambiance familiale et la survenue d’événements traumatisants ou douloureux dans la vie familiale constituent aussi des facteurs de risque. La précocité de l’initiation et de la consommation apparaît comme le facteur le plus prédictif d’un abus ou d’une dépendance à l’adolescence. Les pairs : ils jouent un rôle important dans l’initiation et la consommation de substances psycho-actives. Ils peuvent avoir un rôle renforçateur dans la mesure où l’adolescent consommateur a tendance à choisir des groupes au sein desquels circulent ces substances, mais ils peuvent avoir un rôle inverse si le groupe évolue. La société : à travers la vie en institution (école, travail...), la culture dominante et les stéréotypes véhiculés par les médias exercent une pression à la surconsommation mais peuvent constituer aussi des influences inverses. Plus que des facteurs, individus, familles, groupes de pairs et institutions sociales forment surtout un « carré des partenaires » qu’il ne faudrait jamais perdre de vue, tant pour la prévention que pour les interventions thérapeutiques multifocales (voir partie 4). Appliquant dans le domaine de la prévention les travaux du professeur Philippe Meirieu en Sciences de l’éducation, Baptiste Cohen (Cohen, 2007) donne un autre sens à l’approche écologique, en définissant quatre « piliers » stratégiques pour la prévention : le savoir, les comportements, les interdépendances et l’esprit critique.
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• le savoir : la prévention suppose en effet des informations, des connais-
sances, des recherches, des évaluations mais qui ne sont ni celles d’une seule discipline scientifique ni seulement centrées sur la santé ; • les comportements : la prévention suppose des habitudes, des apprentissages, des règles, des modes de vie qui sont autant d’éléments influant sur notre capacité à profiter du monde sans se mettre ni le mettre en danger ; • les interdépendances : la prévention suppose que soit prise en compte la complexité des systèmes dont elle veut diminuer les risques, notamment que l’usage de drogues peut être à la fois cause et conséquence ; • l’esprit critique : la prévention suppose de savoir résister. Comment résister à un danger attractif sans esprit critique ? Quel résultat peut avoir une prévention qui ne cherche qu’à « faire adopter », voire à manipuler des comportements ? Nous pouvons constater combien tous ces modèles systémiques, écologiques et expérientiels convergent et partagent une même vision de la prévention que l’on peut résumer avec cette phrase de Baptiste Cohen : « La prévention ce n’est pas détenir ou transmettre la vérité, mais apprendre à la chercher. »
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Une architecture en quatre niveaux et deux priorités Outre son manque d’objectifs partagés et de moyens, l’autre problème de la prévention des conduites addictives est l’absence d’une structuration qui permette aux différents acteurs de s’inscrire dans une politique d’ensemble et dans un dispositif déclinant les objectifs spécifiques et les complémentarités. L’architecture ci-dessous1 propose une organisation en quatre « niveaux » à la croisée des populations concernées et des modes de consommation. 1. Dans la mesure où il existe une continuité entre les consommations « banales » et les consommations « problématiques » déterminant des complications, diminuer globalement les niveaux de consommation est un objectif pertinent. Cela passe par la baisse globale de la demande et de l’offre. C’est le rôle de la « prévention universelle »
1. Celle-ci figure dans le rapport intitulé « Propositions pour une politique de prévention et de prise en charge des addictions » remis en septembre 2006 au ministre de la Santé. Le « Plan addiction 2006-2011 » ne s’en est malheureusement que partiellement inspiré car il ne fait aucune véritable place à la prévention et à l’intervention précoce.
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(les campagnes générales d’information), et des mesures de réglementation et de contrôle social (contrôles au volant, réglementations de l’accès aux produits, taxations, lutte contre le trafic etc.). Mais il serait illusoire de croire que cette diminution des niveaux moyens de consommation puisse aller jusqu’à une abstinence généralisée ou aboutir à l’absence de prise de risques. 2. Les usages de substances psycho-actives, même s’ils comportent des risques, correspondent à une recherche de bien-être et s’inscrivent dans des modes de vie, des contextes culturels et communautaires. Il convient en conséquence de développer les capacités de choix et de réflexion de chacun en fonction de ce contexte. Cette responsabilisation est le rôle de « l’éducation pour la santé et la citoyenneté » et de l’« éducation expérientielle » qui sont à promouvoir au moyen d’une « prévention de proximité ». 3. Les problèmes liés aux usages de substances psycho-actives, que ce soit la dépendance ou d’autres types de complications, sont étroitement liés aux modes de consommation que les usagers sont les premiers à pouvoir changer eux-mêmes. Le troisième axe stratégique devrait donc viser à accroître les capacités d’autochangement et diminuer les conséquences nocives des consommations. C’est un des rôles de l’« intervention précoce » en début de consommation et celui de la « réduction des risques » aux stades de l’addiction. 4. Les complications et les dépendances provoquent des souffrances physiques, psychiques et sociales qui nécessitent des traitements souvent longs et parfois contraignants, difficiles à maintenir. Il faut donc que la prévention à ce stade s’intègre aux soins pour diminuer les risques de rechute et augmenter les durées de rétablissement. C’est le rôle de l’« éducation thérapeutique » associée aux soins1 . Ces quatre « niveaux » se complètent et n’ont d’efficacité que coordonnés et conduits dans la durée. L’orientation générale de cet ensemble étant axée autour de deux grandes priorités stratégiques : l’éducation et l’intervention précoce.
1. L’éducation thérapeutique est abordée dans le chapitre 12.
Chapitre 10
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DEUX PRIORITÉS : L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’INTERVENTION PRÉCOCE
nverser les priorités et éduquer les individus plutôt qu’ériger des normes et contrôler leur application, nous avons abondamment expliqué pourquoi cela s’impose dans la société dans laquelle nous vivons. Recentrer le dispositif d’intervention sociale sur cette tâche éducative et sur les moments clés où, en début de parcours et à ses différentes étapes, la réflexion individuelle sur la consommation est nécessaire, cela répond aussi à la nécessité de réorienter une politique qui a fait l’inverse jusqu’ici et qui a largement échoué. Éduquer et intervenir précocement, voyons comment mettre en œuvre ces deux grands axes stratégiques.
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L’ ÉDUCATION
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PRÉVENTIVE
Quelle éducation peut « promouvoir des comportements favorables à la santé » dans un domaine qui touche à des modes de vie et à des choix individuels ? Quelle éducation peut apporter des repères tout en favorisant aussi « l’esprit critique », la réflexion sur son expérience, l’autodétermination et le renforcement des autocontrôles ? En premier lieu cette éducation préventive doit faire partie de l’éducation tout court. Cela implique qu’elle trouve sa place dans les lieux et les temps de l’apprentissage personnel : la famille et l’école, bien sûr, mais également d’autres lieux, d’autres temps (le travail, les formations, le cabinet du médecin, etc.). En second lieu, il s’agit d’en définir le contenu. Depuis les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, trois approches proposent et développent des démarches préventives qui nous semblent en grande partie complémentaires : la promotion de la santé, la réduction des risques et l’éducation expérientielle. Aucune ne se suffit à elle-même et chacune a besoin des deux autres. Toutes les trois se retrouvent sur une base commune, écologique et systémique, transaddictive, loin des réductionnismes de l’approche conventionnelle. Toutes les trois mettent en œuvre des actions concrètes qui, bien que peu soutenues ont montré leur intérêt et leur efficacité. La promotion de la santé Historiquement, l’éducation à la santé a représenté la première tentative, dans les années soixante-dix, pour sortir la prévention (on disait alors « les soins primaires ») de la « lutte contre » les maladies. Il commence à devenir clair pour les acteurs qu’il faut s’intéresser à la période où le problème ne se pose pas encore, pour contrecarrer les risques de sa survenue en s’attaquant à tout ce qui peut y contribuer. Mais, assez vite, il apparaît aussi que cette éducation ne peut se limiter à de bons conseils et à diffuser des normes de comportements, car on ne change pas de mode de vie à n’importe quel prix (Bury, 1992). La charte d’Ottawa, en 1986, marque une nouvelle phase et fonde la promotion de la santé. La prévention déborde le champ sanitaire pour entrer dans le champ social : il s’agit de dépasser la notion de « mode de vie sain » pour chercher à valoriser les ressources individuelles et sociales, améliorer la qualité de la vie et le bien-être. Cette démarche prend une dimension très large puisqu’elle embrasse non plus seulement la santé mais tous les domaines de la vie.
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D EUX PRIORITÉS : L’ ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’ INTERVENTION PRÉCOCE
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Reste à définir ses stratégies et ses actions concrètes : l’éducation sanitaire, la mobilisation sociale, la santé publique, la réduction des risques... à peu près tout peut s’y référer. Ce qu’apporte de plus spécifique la promotion de la santé, en particulier dans le domaine des conduites addictives, est son intérêt et ses outils propres pour le développement des compétences psychosociales des individus. Des compétences qui donnent aux personnes un plus grand contrôle sur leur santé et la capacité de faire des choix favorables à celle-ci. Après le constat d’échec des actions basées sur la peur des drogues, les professionnels ont fait appel à la psychologie sociale et à l’étude de l’apprentissage des comportements. Les premiers programmes sont d’abord destinés à aider les adolescents à faire face aux pressions sociales et au stress sans recourir aux psychotropes. Depuis les années quatrevingt-dix d’autres programmes ont été lancés (mais très peu en France) visant le développement des « aptitudes essentielles » : savoir résoudre les problèmes et prendre des décisions, avoir une pensée créatrice et critique, savoir communiquer efficacement, avoir conscience de soi et de l’empathie pour les autres, savoir gérer son stress et ses émotions. Globalement, il s’agit de renforcer l’estime de soi qui est une condition nécessaire à l’intérêt envers sa propre santé psychique et physique, et envers autrui. Cette approche a les grands avantages d’être globale (elle ne se centre pas sur un symptôme), de donner des outils pédagogiques et d’apporter une dimension sociale à la prévention. Essentiellement la « prévention primaire » dans la mesure où ses outils lui permettent d’intervenir surtout avant les premières consommations. La première limite de la promotion de la santé est qu’il s’agit d’une vision très « transculturelle » de ces questions de comportements (certains disent au contraire très « classe moyenne anglo-saxonne ») ce qui exige son adaptation. Elle ne devrait donc pas être détachée de la santé communautaire. L’autre limite de la promotion de la santé est qu’elle repose sur des professionnels et des programmes intégrés dans les institutions éducatives, l’école en particulier, ce qui ne peut se réaliser que s’il existe une volonté politique et des moyens très déterminés dans ce sens. C’est sans doute la raison pour laquelle, malgré la création de l’INPES et les efforts des acteurs locaux, en dehors de quelques campagnes nationales de sensibilisation ciblées (anti-tabac, conduite automobile et alcool, débanalisation du cannabis), la France n’a pas de politique de promotion de la santé.
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La réduction des risques Pour la réduction des risques, l’objectif est en priorité de prévenir les dommages occasionnés par les consommations de substances psychoactives. Il ne s’agit pas de s’attaquer à ce qui motive la consommation, mais d’en maîtriser, autant que faire se peut, les effets nuisibles. Il ne s’agit pas de stopper l’addiction mais d’en éviter les complications, et de le faire en impliquant l’usager lui-même. Il est le premier acteur de sa consommation et de son éventuel changement de comportement d’usage, il est le meilleur expert pour savoir comment le faire (Péquart, Lacoste, 2007). L’intervention consiste alors à « aller vers », à entrer en contact avec les usagers pour mettre en place, en fonction de leur situation, des réponses à leurs besoins immédiats (ouverture de droits, hébergements...) et les outils permettant d’éviter certaines complications (informations, matériel stérile...). Nous avons déjà vu les remarquables résultats de cette approche vis-à-vis de l’épidémie de sida parmi les injecteurs et vis-à-vis du risque d’overdose d’opiacés. Réduire les risques, est-ce faire de la prévention ? Bien évidemment si l’on se place dans la « prévention secondaire », c’est-à-dire en acceptant l’usage comme un fait sur lequel on peut intervenir pour améliorer la situation de l’usager. C’est, avec un certain nombre de publics, souvent le seul moyen initial de faire de la prévention, en partant des besoins concrets des personnes (publics précaires, usagers en rupture avec les institutions de soins, usagers débutants...). La réduction des risques est à la croisée des logiques de prévention et des logiques de soins. Réduire les risques liés aux consommations de psychotropes est donc un critère essentiel pour penser et mener des politiques de santé dans le domaine de la prévention des complications. Par exemple, c’est en donnant toutes les informations et les aides utiles que l’on permet aux usagers de drogues par voie injectable, même (et surtout) s’ils sont usagers occasionnels, d’éviter les différentes contaminations. Notamment celle de l’hépatite C dont l’incidence est de loin la plus élevée aujourd’hui. Il faut pour cela que des lieux, des informations, des outils, des intervenants se trouvent sur leur chemin, de façon la plus accessible qui soit, pour permettre cette prévention1 . Comme pour la 1. L’efficacité d’une telle politique repose, comme on l’a vu pour réduire la contamination par le VIH parmi les usagers de drogues dans les années quatre-vingt-dix, sur une combinaison d’actions et de mesures. La démonstration vient d’en être faite par la politique développée à Amsterdam vis-à-vis de l’hépatite C qui, en associant étroitement des mesures d’accès aux informations, aux matériels stériles et aux traitements (substitution, bithérapie antivirale, etc.) a obtenu une baisse importante de l’incidence.
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promotion de la santé, cela ne peut se faire sans une volonté politique, et, de surcroît, sans prise en compte de l’usage et une responsabilisation des usagers assez contradictoire avec les conceptions conventionnelles et culpabilisantes. Nous avons vu que son efficacité repose, comme pour l’autochangement (chapitre 6), sur l’éducation et la mise à disposition des moyens de s’autonomiser. C’est d’ailleurs cette façon d’aborder la question des drogues qui, en décalage avec la vision juridique et médicale classique, a permis de créer un rapport radicalement différent avec les usagers de drogues illicites. Toutefois, dans sa logique, la réduction des risques n’a aucune raison d’être réservée aux usages de drogues illicites. On peut même penser qu’elle devrait être moins difficile à appliquer vis-à-vis de consommations qui ne sont pas soumises à un interdit et une réprobation sociale. Mais, curieusement, les actions de réduction des risques sont assez peu développées pour les consommations d’alcool ou de tabac1 . Cela traduit encore une fois la conception qui a toujours présidé jusqu’ici : pour l’alcool comme pour le tabac, ce que l’on prévient c’est l’addiction maladie (la dépendance) et les troubles à l’ordre public, ce ne sont pas les modes d’usage qui peuvent y contribuer. La véritable limite de la réduction des risques est qu’elle ne peut concerner que l’usager et qu’elle ne touche pas à la question de ce qui l’amène à consommer et à prendre des risques, ni à sa façon de gérer sa recherche de plaisir. C’est un complément qu’apporte précisément l’éducation expérientielle.
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L’éducation expérientielle Chacune à leur façon, la promotion de la santé et la réduction des risques contribuent à renforcer les compétences des individus pour diminuer le besoin et « l’appétence », favoriser des consommations plus réfléchies et mieux gérées par les usagers eux-mêmes2 . Elles 1. Quelques actions vis-à-vis de l’alcool se réclament de la réduction des risques (les actions « capitaines de soirée », ou de raccompagnement en fin de soirée, par exemple) alors qu’en réalité, toute la prévention du « risque alcool » devrait suivre cette logique dans un domaine où une consommation « raisonnable » est acceptée. Cela paraît a priori plus compliqué pour le tabac, néanmoins des modes d’usage à moindres risques sont tout à fait imaginables (consommation intermittente, diminution des propriétés addictogènes des cigarettes, etc.). 2. Telle est l’une des conclusions du rapport intitulé « psycho-activ » élaboré par la Commission fédérale suisse sur les problèmes liés aux drogues (CFLD, 2005) : « Une prévention élargie comprenant la protection de la santé, la promotion de la
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correspondent pleinement à l’axe de l’éducation préventive, mais l’une et l’autre réfèrent leurs actions à l’objectif d’éviter des dangers et de diminuer des dommages. Reste une autre part de la prévention, celle que préconisait l’Athénien de Platon : plutôt que d’ignorer le plaisir et l’excès, les intégrer comme une réalité et aider les citoyens à savoir comment s’y adonner selon leur choix et sans s’y perdre. L’objectif n’est pas d’empêcher, de condamner, ni d’encourager ou de susciter l’excès, mais d’aborder les expériences provoquées par les substances psycho-actives dans leur globalité, c’està-dire en tenant compte des satisfactions et plaisirs recherchés, des risques et dangers rencontrés, et de leurs interactions. L’objectif n’est pas de définir un idéal pour tous ou les choix de vie des personnes à leur place, mais, comme le propose André Therrien (2003b), de les aider à « gérer » leur expérience. C’est-à-dire aider l’individu à savoir quel niveau de plaisir il recherche, d’en connaître les conséquences, celles qui lui sont acceptables, celles qui ne le sont pas personnellement, socialement et légalement, et les moyens à prendre pour les éviter ; ce que nous préférons nommer « éducation expérientielle » plutôt que « gestion expérientielle ». Mais ces questions de terminologie sont secondaires, l’essentiel est la notion commune d’accompagnement de cette expérience. Accompagnement rendu nécessaire par la solitude de l’individu face à ses expériences et les incohérences du cadre social. Comment réaliser un tel accompagnement ? D’abord en créant des conditions de rencontre et de dialogue. Ensuite en utilisant quelques outils qui permettent d’aider chacun à comprendre comment la recherche de satisfactions peut basculer dans le mal-être, et qui permettent de mieux se connaître et d’identifier ses limites.
Créer des conditions de l’accompagnement de l’expérience subjective Le support essentiel de l’éducation expérientielle est la rencontre, le dialogue et la relation. Cela suppose bien évidemment que les conditions de ces rencontres soient créées, au plus près des jeunes et des usagers en général. Mais cela suppose aussi une formation et une position adéquate de la part des adultes chargés de faire cet accompagnement. De ce point de vue, la formation clinique n’est pas une garantie, la formation en santé et la détection précoce est le moyen d’éviter les conséquences néfastes de la consommation sur les plans sanitaire et social. Jeunes et adultes doivent posséder les connaissances nécessaires pour vivre sans consommer ou sans avoir une consommation problématique. »
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prévention conventionnelle non plus. Un abord et une écoute spécifiques découlent de la conception globale des drogues et des addictions que nous avons développée, ce qui passe par des formations spécifiques des acteurs. Pour autant, cette spécificité ne doit pas conduire à un cloisonnement qui signifierait que seuls des spécialistes seraient capables de réaliser cette rencontre et cet accompagnement. En milieu scolaire, et tout particulièrement dans les collèges, cet accompagnement souffre d’une insuffisance globale, et ce n’est pas quelques consultations ou quelques permanences d’intervenants de prévention qui vont combler cette vacuité des adultes à un moment crucial de la vie de ces jeunes. Nous verrons dans le chapitre suivant comment l’intervention précoce et l’utilisation du bilan expérientiel dans ce cadre peuvent contribuer à combler cette carence.
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Apporter des outils pour éclairer son expérience et ses choix Il existe des règles communes, biologiques mais aussi psychosociales, qui régissent les processus du passage du mieux-être au mal-être, de la consommation à l’addiction et à l’addiction pathologique, du plaisir à la souffrance avec les drogues. Le dialogue autour de l’expérience personnelle, avec ces éclairages, est un moyen non seulement d’élever le niveau de savoir et de protection, mais aussi d’auto-évaluation, d’anticipation de conséquences de la consommation et de définition de ses propres limites. Au-delà de la délivrance de messages informatifs élaborés à partir de nouvelles représentations collectives capables d’intégrer les données actuelles de la science, l’éducation expérientielle considère les individus, en particulier les jeunes, comme les premiers responsables d’eux-mêmes et de leur propre santé. Elle vise à leur apporter les outils pouvant les aider à évaluer leurs choix et se projeter dans l’avenir, tels que les « clés de compréhension des drogues et des addictions » (partie 1). Celles-ci veulent aussi contribuer à un langage commun permettant à tous les acteurs de partager des références communes susceptibles de favoriser le dialogue — notamment entre adultes et jeunes, entre professionnels et non professionnels — et de renforcer chacun dans sa capacité à aborder ces questions, pour soi et dans le débat social. L’approche expérientielle de la prévention nous paraît de nature à rendre crédible la promotion de la santé, notamment parmi les adolescents, en prenant en compte la dimension de recherche de soi que comporte cette période de la vie, et en respectant leur aspiration au plaisir et à l’autonomie. C’est à partir de ces principes qu’il est possible de parler du mal-être ou des difficultés que connaissent certains. Elle est aussi de nature à prolonger l’approche de réduction des risques, au-delà
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de la simple préoccupation de les « réduire » pour aussi les questionner et penser les choix de consommation comme de mode de vie. Les trois approches sont donc particulièrement complémentaires. Leur combinaison, selon des modalités très adaptables à toutes sortes de contextes, permettrait de donner un tout autre visage à la prévention.
L’ INTERVENTION
PRÉCOCE
La nécessité d’une inversion des priorités entre répression et soins d’une part et prévention d’autre part, repose sur la prise en compte d’une réalité simple mais capitale : la prise de risques fait partie de nos existences, en payer le prix par une addiction n’est pas une fatalité car nous disposons de fortes capacités de contrôle. Alors, plutôt que de se centrer sur « comment en sortir », il s’agit de commencer par s’intéresser à « comment on y rentre ou pas ». Plutôt que de s’acharner à poursuivre dans la surenchère des contrôles et des interdits, plutôt que d’attendre la découverte du saint Graal d’un traitement pharmacologique radical de la dépendance, il s’agit d’aider les personnes à donner du sens à leur conduite et à en garder la maîtrise. On sait, d’ores et déjà, qu’une grande partie des usagers de substances psycho-actives mettent à profit leurs capacités d’autocontrôle pour limiter les risques et ne pas s’enfoncer dans une maladie addictive. Il s’agit de minimiser encore davantage ce risque et de donner les moyens à chacun de ne se trouver addict ni à son insu ni malgré lui. Pour avoir une telle efficacité, l’éducation préventive en addictologie ne peut être « théorique » et faire abstraction de l’expérience, elle doit au contraire se faire dans l’accompagnement de l’expérience, quelle qu’elle soit, dans la vie. C’est précisément ce que permet l’intervention précoce en tant que stratégie et qu’axe d’organisation d’un dispositif d’action. Les principes généraux de l’intervention précoce Dans sa définition générale, l’intervention précoce est une stratégie d’action entre la prévention et l’accès aux soins dont l’objectif est de raccourcir autant que possible le délai entre l’apparition des premiers signes d’une pathologie et la mise en œuvre de traitements adaptés. Cette politique d’intervention a été initialement développée en Amérique du Nord face à certains problèmes de santé publique tels que l’autisme, la
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psychose infantile et, plus récemment, les problèmes liés à la consommation d’alcool et de drogues1 . Dans le domaine des conduites addictives, l’intervention précoce s’applique tout au long de la trajectoire de consommation, en particulier aux moments où celle-ci peut connaître des étapes problématiques. Elle a pour objectifs spécifiques la rencontre et le repérage des personnes présentant de tels problèmes, la minimisation des obstacles pour que ces personnes puissent modifier leur comportement d’usage, et une intervention adaptée pour ceux qui en ont besoin (Morel, 2006). Si la prévention vise à sensibiliser et à éviter les comportements à risque, l’intervention précoce vise à toucher les personnes qui s’exposent à des risques : « usages problématiques » ou « usages à risques » ou encore « usages nocifs » selon les classifications et selon les objectifs. Elle permet de mettre en lien la prévention et les soins en déterminant une gradation des interventions, depuis la simple délivrance de messages généraux à l’orientation vers un spécialiste en addictologie en passant par des conseils brefs donnés in situ. C’est donc une stratégie qui repose sur l’articulation entre une communauté et les professionnels spécialisés, ces derniers n’ayant pas le rôle majeur pour une grande partie de l’action, mais devant la soutenir, contribuer à l’impulser et à l‘organiser. En France, l’expérience des « consultations pour jeunes consommateurs » confirme tout l’intérêt de cette stratégie, notamment pour aider des usagers à réfléchir à leurs consommations et pour permettre à ceux qui en ont besoin d’être aidés le plus tôt possible. Cette expérience a aussi montré qu’il ne suffisait pas de décentrer une permanence ou un lieu d’accueil de spécialistes, mais que ce dispositif n’a d’efficacité que s’il repose sur un travail à « l’interface » entre services spécialisés et réseaux de partenaires (professionnels et acteurs communautaires) en contact direct avec la population visée. La rencontre et la notion de repérage L’idée d’une prévention au plus près des populations et qui débouche sur une « autoprévention » n’est pas totalement nouvelle comme le montre cet extrait d’un article de deux auteurs québécois datant de 1984. 1. Voir, par exemple, le Programme national de santé publique 2003-2012 du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec ou le programme « Gouvernail » dans le cadre du projet national suisse « Fil Rouge ». En France, à ce jour, aucun programme officiel de ce type n’a été mis en œuvre, excepté celui, intitulé « Boire moins c’est mieux », destiné uniquement au risque alcool en cabinet de médecine générale.
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V ERS L’ AUTOPRÉVENTION « [...] si un programme de prévention correspond aux besoins des jeunes et a su ouvrir un bon dialogue, on peut s’attendre à l’autodépistage chez les jeunes. En d’autres termes, si l’on s’entend pour ne plus intervenir auprès des jeunes uniquement lorsqu’ils se trouvent gravement compromis sur les plans médical et/ou légal, il faudrait leur donner les moyens de repérer eux-mêmes les débuts d’une situation problématique. Si l’on a su créer un climat de confiance, et si des services de support adéquats prolongent les programmes de prévention, le jeune pourra de lui-même chercher des moyens de faire face à ses problèmes. » Line Beauchesne et Georges Létourneau, 1984.
Ce qui pouvait paraître utopique il y a plus de vingt ans, ne l’est plus aujourd’hui. L’expérience nous permet de mieux définir les conditions de cette confiance, de cette proximité, de cet autorepérage et de cette prévention utile dont devraient pouvoir se saisir concrètement les usagers, jeunes ou moins jeunes.
La rencontre Rencontrer des personnes, jeunes en particulier, à propos de leur consommation ou des risques qu’ils prennent ne s’improvise pas. Cela requiert des conditions et des objectifs adaptés. Les conditions minimum sont celles nécessaires au dialogue : la confidentialité, l’empathie, mais aussi une écoute sans engagement a priori, simplement un temps pour parler des « choses de la vie ». Mais un temps utile, qui permet de parler librement de sa propre expérience et de rencontrer quelqu’un qui sait de quoi il parle et qui peut aider, même si ce n’est pas un spécialiste. Une rencontre qui offre trois types d’aides possibles : aider à prendre conscience des risques et de leurs conséquences (s’interroger), aider à repérer les consommations problématiques (évaluer), aider à diminuer, voire à arrêter les consommations problématiques (modifier) : • aider à s’interroger : pouvoir aborder son expérience sans crainte d’un
jugement a priori, avoir une écoute qui respecte mais qui questionne aussi ; • aider à évaluer par l’aide à l’évaluation et à l’auto-observation ; • aider à modifier par l’aide à la motivation et l’éventuelle orientation vers un accompagnement spécialisé. Cette rencontre, comme l’ensemble du dispositif d’intervention précoce, se déroule d’abord et principalement dans le milieu de vie (l’infirmerie scolaire, la médecine du travail, le club de prévention, le foyer
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d’hébergement, etc.), et, dans un second temps, pour ceux qui pourraient en bénéficier, éventuellement auprès d’un professionnel spécialisé. Le contexte de la rencontre est évidemment très important pour en définir les conditions optimum, mais elle privilégie généralement la brièveté et l’individualisation.
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Le repérage Le repérage précoce prend légitimement une place de plus en plus importante dans le cadre de la prévention. Mais l’expérience montre qu’il n’est pertinent que lorsqu’il s’intègre dans une rencontre et qu’il permet d’accéder à une intervention acceptable et efficace. Ce constat est valable dans tous les champs d’intervention possibles (famille, école, lieu de travail, loisirs, justice...). Cela différencie radicalement le repérage du dépistage que l’on tente actuellement de généraliser sous une forme souvent biologique (tests urinaires) et « administrée » dans le but de déterminer un mode de contrôle. Ainsi, par exemple, certains établissements scolaires à l’étranger (mais aussi des lycées français à l’étranger), certaines entreprises, certains magistrats, etc, organisent des tests urinaires (aléatoires ou pas) à la recherche de substances comme le cannabis, les « contrevenants démasqués » étant évidemment sanctionnés, exclus ou envoyés vers un service avec obligation « de soins ». Les dépistages des troubles des conduites chez tous les enfants en bas âge procèdent du même principe : on diagnostique un état qui serait prédictif d’une pathologie et on applique des mesures standardisées à ceux qui sont ainsi dépistés. Le repérage, dans l’intervention précoce, est d’une tout autre nature. C’est même une alternative aux dépistages-contrôles : il est le fruit d’une auto-évaluation plus que d’une évaluation, il est volontaire et avant tout destiné à l’usager, et il s’inscrit dans une relation et des offres d’aides. Il peut s’effectuer par différents outils tels que questionnaires ou autoquestionnaires dont un certain nombre sont scientifiquement validés et peuvent objectiver de façon intéressante le niveau de risque d’une consommation (Karila et al., 2006, DEP-ADO, 2007). Mais à quoi sert un questionnaire s’il n’est pas un outil d’auto-observation et d’auto-aide pour le sujet qui accepte d’y répondre, et s’il ne l’aide pas à réfléchir à ce qu’il doit éventuellement changer ? L’aide à l’auto-évaluation peut se réaliser d’autres façons nécessitant une rencontre de plus longue durée, mais plus approfondie, plus « clinique » ou existentielle, comme le propose par exemple le « bilan expérientiel » de la GE (Therrien, 2006, et voir chapitre 1) ou d’autres
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approches, avec l’objectif commun de mettre en question l’expérience d’usage à travers une évaluation partagée (Couteron, 2006). L’intervention Dans le domaine des drogues et des addictions, l’intervention est souvent conçue d’emblée sous la forme d’un entretien clinique avec un professionnel de l’addictologie qui va déterminer ce qu’il faut penser de la consommation de l’usager et l’aider à prendre des décisions de changement, voire d’arrêt de sa consommation. Ceci n’est qu’une part, possible mais la moins fréquente, de l’intervention. Car cette dernière est d’abord réalisée par l’adulte ou le professionnel qui rencontre in situ l’usager : le parent, l’infirmière scolaire, celle du travail, le médecin généraliste, mais aussi l’éducateur, l’animateur, l’enseignant dans certaines circonstances, etc. Elle peut viser à soutenir l’autochangement, à aider à la motivation pour ce changement et à ouvrir vers un accompagnement et des soins pour ceux qui en relèvent. Soutien à l’autochangement L’ INTERVENTION PRÉCOCE COMME SOUTIEN À L’ AUTOCHANGEMENT « C’est ainsi que prévention et intervention précoce sont utiles car perçus comme plus attractifs et recherchés qu’évités. Or cette attractivité est importante, car en dépit du coût considérable pour la société des usages et problèmes associés qu’ils provoquent, de nombreux individus dont l’usage en ferait des usagers « à risque » n’ont encore expérimenté aucune des conséquences de cet usage, ils persistent donc à ne pas considérer leur usage comme un problème. C’est à ce titre qu’ils sont d’abord sensibles à une approche qui sera peu intrusive dans leur vie personnelle actuelle et dotée d’une chance de succès raisonnable ». Klingeman et Sobell, 2007.
L’autochangement repose d’abord sur une prise de conscience et sur un choix. C’est ce que peuvent favoriser des « conseils brefs » et, plus globalement, l’intérêt porté à l’expérience et aux éventuelles discordances entre sa part psychocorporelle et sa part psychosociale. Pour cela, il faut d’abord éviter de réitérer les messages univoques sur la dangerosité et les risques encourus. Cela peut choquer (des préventologues qui ne commencent pas par parler des dangers !), mais si les mises en garde n’ont pas fonctionné, c’est qu’elles sont souvent reprises et détournées par un mécanisme d’adaptation cognitive. L’usager
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procédant (comme tout un chacun) à des ajustements pour éviter les tensions, les divergences, entre le message et l’expérience. Ainsi, se développent des mécanismes de défense et des idées « fausses » ou, en tout cas, en décalage avec « la réalité », mais permettant à l’usager de se donner une interprétation plausible et acceptable de sa propre expérience. Dans une étude sur cette question, Pedretti-Watel (2003) a montré comment trois stratégies de « déni » peuvent ainsi venir modifier la perception des risques : • l’usager peut accentuer le rôle de repoussoir des usagers de drogues
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« dures » (« ce que je fais n’a rien à voir avec ce qu’ils font ») et banalise son propre usage en miroir ; • il peut survaloriser ses capacités de contrôle (« je sais jusqu’où ne pas aller »), ce qui évite de se sentir concerné par les risques associés (« puisque je m’arrêterai avant ») ; • il peut comparer avec les autres drogues pour minimiser les effets de la substance consommée (« l’autre drogue est plus dangereuse que celle que je prends »). La question, face à ces représentations et cognitions, n’est pas de les contredire — car elles ont toutes une part de vérité — mais de pousser ceux qui les adoptent à s’interroger « jusqu’où » elles sont une objectivation ou une subjectivation de leur propre expérience. Et à partir de quand elles ne sont plus l’expression d’un choix mais de « petits arrangements » avec soi-même pour ne pas voir les risques, ou avec le monde extérieur qui ne peut entendre autre chose. Le « je gère » de la plupart des usagers n’est pas forcément un « déni » et il n’est ni à contester ni à accepter d’emblée, il est à questionner. Nul besoin d’être spécialiste pour instiller ce questionnement. La reconnaissance de l’expérience du sujet à partir de ce qu’il en dit est le préalable avant l’échange des points de vue et l’apport de nouveaux savoirs qui peuvent ne contredire certaines perceptions (Couteron, Santucci, 2007).
Aide à la motivation La difficulté souvent rapportée par les intervenants non spécialisés (mais aussi ceux qui le sont) c’est le sentiment de ne pas savoir « convaincre » de la nécessité d’un changement ou des démarches à faire pour commencer à l’entreprendre. Le modèle qui peut aider ces intervenants est celui dit « transthéorique du changement » (Benyamina, 2006) issu des travaux de Prochaska, Di Clemente et Norscros (1992). Ce modèle explique pourquoi, contrairement à une croyance encore très répandue, la connaissance des risques et même des moyens d’y faire face
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ne suffit pas à modifier les comportements. Ceci est particulièrement vrai s’agissant de comportements dont les plaisirs ou les avantages sont immédiats. Il postule qu’un changement durable de comportement passe par cinq stades successifs (ici dans le cas du tabac) : l’indifférence (« je sais que fumer est dangereux pour ma santé mais ça m’est égal »), l’intention (« j’ai envie d’arrêter de fumer »), la programmation (« je vais profiter des vacances pour arrêter »), l’action (« j’arrête de fumer »), le maintien (« je ne fume plus depuis... »). L’approche de Miller et Rollnick (2002, Lécallier, Michaud, 2004), dite « motivationnelle », est particulièrement adaptée pour aider la personne à franchir ces différentes étapes et soutenir la motivation, sans la forcer ni la fabriquer artificiellement, mais en respectant au contraire l’autodétermination de la personne. Le cycle de Prochaska n’est pas, en effet, un passage obligatoire de tout usager tant qu’il n’aura pas arrêté... Ce n’est qu’une aide pour ceux qui s’y sont engagés et qui ont des difficultés à aboutir.
Ouverture vers l’accompagnement et le soin La partie « motivationnelle » de l’intervention pourra se dérouler pour une part dans le cadre de la rencontre banalisée avec l’adulte qui n’est pas spécialisé et, pour une autre part, par le professionnel spécialisé en addictologie. Au-delà des techniques d’entretien et des offres thérapeutiques qui peuvent être faites par ce professionnel, il est surtout à souligner que l’une et l’autre part de l’intervention procèdent des mêmes principes, des mêmes repères et des mêmes objectifs : le respect de la personne, de son expérience, de ses choix, de ses ressources propres de changement et de contrôle, et de son autodétermination. Cette forte solidarité, cette véritable alliance, garantit selon nous l’investissement de l’usager et le cadre éthique de l’intervention. Mais une telle alliance à trois (usager, intervenant intracommunautaire et professionnel externe) nécessite un travail important de relation et de coopération autour d’objectifs et de positionnements communs. Intégrer la prévention dans la communauté sociale Si nous nous résumons, l’intervention précoce est une stratégie qui associe : • le repérage précoce qui ne peut se réaliser qu’en formant et sou-
tenant les acteurs proches de la population cible, en particulier les professionnels de santé (par exemple les équipes médico-sociales des établissements scolaires, les infirmières du travail, etc.) ;
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• l’utilisation de ce temps du « repérage » pour augmenter la réceptivité
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et la motivation au changement, en favorisant la réflexion et l’aide à l’auto-observation et l’autochangement ; • la formation des acteurs en contact avec la population ciblée à ces techniques et stratégies ; • l’organisation de services de proximité (des « services d’approche » selon l’expression québécoise), d’actions coordonnées et souples, et le développement de réseaux intracommunautaires. On mesure combien tout cela exige plus qu’une collaboration entre professionnels : une véritable intégration de l’action dans le fonctionnement de la communauté ou de l’institution visée. Une très grande part de l’intervention n’est pas du domaine strictement médical et thérapeutique, mais du domaine de l’action sociale. Celle-ci prendra évidemment des contours différents selon les contextes individuels et sociologiques. En paraphrasant Santiago Serrano, le responsable du centre de prévention des conduites à risques du département de la Seine-Saint-Denis, on peut dire que la prévention et l’intervention précoce consistent d’abord à agir sur les processus de vie et sur l’environnement (Serrano, 2007). Les déterminants des conduites à risques tiennent en effet pour beaucoup aux difficultés à entrer dans la vie sociale (scolaire, professionnelle, familiale) et à trouver un rapport adéquat avec son environnement. La prévention est donc en grande partie une « clinique du lien1 ». Ce travail s’exerce plus particulièrement là où les relations se sont délitées, pour donner du sens aux ruptures, aux replis, aux passages à l’acte et aux crises des personnes et des groupes. Cela requiert des leviers et des supports adaptés, un parti pris de proximité, des rapports de réciprocité, une implication dans la relation avec les jeunes et leurs familles, et de saisir toutes les opportunités de leur participation. Le travail participatif qui associe les publics et l’entourage est le plus efficace pour la compréhension et pour tenir compte des compétences des personnes. Il permet de sortir de la honte, de l’autodisqualification et fait des jeunes et des familles des partenaires. Le développement de l’intervention précoce et de l’éducation préventive, telles que nous venons de les définir, passera donc nécessairement par la création d’espaces d’écoute et de rencontre, par le partage d’expériences et de savoir-faire pour construire et maintenir la permanence 1. Lire à ce sujet le numéro déjà cité de la revue Proximités (2007) : « Conduites à risques : penser et agir la prévention ».
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d’offres de liens. Il passera aussi par des approches transversales et transdisciplinaires qui permettent de construire une culture préventive commune. Un très vaste chantier et une mobilisation sociale qui ne demandent qu’à être lancés et soutenus.
PARTIE 4 ACCOMPAGNER ET SOIGNER
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Une nouvelle conception de l’usager et de l’alliance thérapeutique pour de nouveaux outils de soins
Si les progrès scientifiques permettent de mieux appréhender les perturbations biologiques déterminées par les drogues, l’expérience addictive ne se réduit pas à ces seuls éléments. Vécue par une personne, cette expérience est bien plus que la seule perte de contrôle d’un comportement, bien autre chose qu’une « maladie du cerveau ». Entre plaisir et souffrance, c’est une expérience de vie qui connaît des facteurs d’apparition, des prémices, des étapes, une évolution, des contraintes de répétition et des ouvertures sur des changements possibles. Cette quatrième partie porte précisément sur l’ensemble des interventions qui ont pour but de soigner, c’est-à-dire de créer les conditions favorables au changement. Nous en poserons d’abord les principes découlant de l’approche expérientielle et systémique, puis les conséquences en termes de redéfinition des soins et de l’agencement de leurs différentes modalités.
Chapitre 11
UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE
la dimension globale de l’addiction, à l’écart des jugements moraux, sans se limiter aux seules conséquences et effets somatiques, psychiques ou sociaux, ni s’enfermer sur tel ou tel produit, permet d’appréhender la notion de « soins » d’une façon nouvelle. En effet, tout devient plus dynamique lorsqu’il ne s’agit plus d’appliquer un projet thérapeutique a priori, mais de rencontrer une personne et de s’appuyer sur son expérience, telle qu’elle la vit, pour la soutenir dans le processus de changement qu’elle aura choisi. Pour les soignants, cela passe par l’établissement d’une alliance avec l’usager et par la mise en œuvre d’un accompagnement de modalités et d’intensité très individualisé.
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R
ECONNAÎTRE
É TABLIR
UNE ALLIANCE AVEC L’ USAGER
La notion d’alliance thérapeutique est centrale dans les soins en addictologie. Ce mode de relation usager-soignant est fondé sur une
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A CCOMPAGNER ET SOIGNER
appréhension pragmatique de l’expérience addictive, sur la reconnaissance des compétences et ressources de l’usager, mais aussi sur les difficultés spécifiques qu’il rencontre pour changer. En premier lieu, il s’agit de s’attaquer au stigmate, à cette image de l’alcoolique, du toxicomane, du dépendant, portée par nos sociétés, intériorisée par bien des usagers, et qui est l’un des obstacles majeurs à l’objectif de soin. Changer la représentation du sujet dépendant La représentation courante de l’usager dépendant est celle d’un « incapable », d’un « faible », d’un « malade », d’un « manipulateur ». Elle confirme au sujet en difficulté face à son addiction une définition de soi comme « fatalement dépendant » et « impuissant », ce qui complique et contrarie son engagement vers un changement qu’il perçoit comme une épreuve au-dessus de ses capacités. Une telle autodépréciation résulte aussi d’expériences antérieures, de « pertes de contrôle » et d’échecs de précédentes tentatives d’arrêt. Progressivement, l’usager « s’engage dans un processus répétitif qui consiste à ne voir que les aspects négatifs de lui-même, les aspects positifs n’étant pas perçus ni symbolisés même s’ils sont là, ou encore déformés pour mieux cadrer dans le sens d’identité » (Cormier, 1989). Les interactions sociales renforcent ces mécanismes d’autodévalorisation de l’usager. Il lui est à la fois reproché d’être « faible » et demandé d’être capable de « volonté ». Cette vision morale et manichéenne qui range d’un côté « les bons, les forts », de l’autre « les faibles, les incapables », est aussi fausse que stérile : l’addiction et son changement ne sont pas une question de volonté ou de faiblesse. La perte de contrôle des consommations, par exemple, peut être autant recherchée que subie. La personne se « laisse aller » à son addiction parce qu’elle s’y trouve mieux que dans la confrontation à des situations qu’elle ne maîtrise pas et qui peuvent déclencher les plus grandes angoisses. Une stratégie de fuite ou d’évitement largement répandue dans les espèces vivantes. La connoter comme de la faiblesse vient souvent, à l’inverse de l’effet recherché, dévaloriser un peu plus celui dont on attend pourtant un sursaut d’implication. De même, demander à des adolescents « d’avoir la force dire non » peut aboutir à oublier un peu vite la difficulté de tout un chacun pour affronter un groupe et risquer le rejet. Face à la pression collective, il est parfois plus réaliste de savoir « tourner le dos », s’enfuir en s’aidant d’un faux prétexte, que de faire preuve de « volonté » en cherchant à tout prix à affronter les autres...
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En recherchant l’alliance autour d’objectifs pragmatiques et la valorisation des ressources de la personne, le soignant contribue à désamorcer l’autodévalorisation dans lequel l’usager s’est/a été enfermé, même s’il masque cela derrière des postures de prestance et de toute-puissance. Il ouvre ainsi un champ d’interactions positives qui alimenteront l’action thérapeutique et contribueront à solliciter la part de l’image de soi qui lui restitue un pouvoir sur lui-même. Même si la dimension pathologique et les mécanismes intra-psychiques de l’addiction1 peuvent déterminer des allers et retours et l’expérimentation par le sujet de voies inappropriées pour faire aboutir ses intentions de changement.
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Abandonner le « savoir sur l’autre » La position éthique qui fonde cette alliance est une position de non-jugement d’autant plus essentielle qu’elle concerne des personnes composant sans cesse avec la perte de confiance en eux et le rejet par les autres. La thérapeutique, que ce soit dans sa version médicale, psychothérapeutique ou socio-éducative, a souvent été conçue à partir d’un savoir sur l’autre que ce dernier ignorerait. Ce savoir donnerait pouvoir au thérapeute de faire au sujet ce que celui-ci ne pourrait se faire lui-même. Cela fonctionne bien pour le chirurgien qui enlève une appendicite par exemple, mais encore le fait-il de façon cadrée et sur la décision du patient ou de ses tuteurs. Si l’on considère que l’addiction n’est pas une appendicite mais se réfère à un sujet dans un contexte donné, si elle s’inscrit dans un mode de vie et si elle fait expérience significative pour le sujet, alors dans ce cas, le savoir nécessaire n’est pas celui du spécialiste, c’est celui de l’individu qui vit et qui agit son comportement. C’est pourquoi la première tâche du thérapeute sera d’écouter le patient et d’entendre son savoir propre sur son expérience. Cette écoute ne va pas de soi. Elle suppose une capacité à se dégager de ses propres projections et à exprimer de l’empathie. Il ne s’agit pas seulement d’entendre un récit, mais de manifester en quoi cette parole sur soi est précieuse et singulière pour faire d’une relation initialement déséquilibrée une relation d’égal à égal, sans pouvoir de l’un sur l’autre. Si l’empathie signifie l’acceptation de l’autre tel qu’il est, nous pensons à l’instar d’autres cliniciens (Chambon, Marie-Cardine, 2003) qu’elle n’est nullement contradictoire avec la variété des attitudes relationnelles et des approches thérapeutiques. Au contraire, cette variété est la réponse la 1. Voir chapitre 1, « Phénoménologie clinique des addictions ».
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plus adaptée à la diversité des contextes et des personnalités concernées : certains sujets tireront plus de bénéfice d’une attitude « confrontante » et directe, tandis que pour d’autres un coaching pédagogique sera plus adéquat. La deuxième tâche du thérapeute est l’exploration de l’expérience addictive. L’interlocuteur professionnel possède des compétences et un savoir qui lui sert à rencontrer celui du patient. Il permet de questionner le « refoulement chimique » des conflits intrapsychiques et des tensions sociales, la recherche extrême d’un plaisir et ses contre-effets. Les décisions de mise en œuvre d’interventions ou de changements se prennent dans cet « espace » intermédiaire et relationnel ouvert entre le sujet et le thérapeute. Là où le sujet anticipe et redoute de se voir renvoyé à sa faiblesse, de se voir sommé d’abandonner ce qu’il considère encore comme « la seule solution », le rôle du thérapeute sera tourné vers la reformulation des éléments dynamiques de l’expérience afin de vérifier avec le sujet qu’ils correspondent à ses choix, pour l’aider à élaborer une autre perception de soi et des autres. Ce « processus autorééducatif accompagné », pour reprendre l’expression de Dollard Cormier, privilégie la restitution à la personne de ses potentialités et de sa capacité de choix. Il vient l’assister afin qu’elle décide au mieux de sa conduite et puisse la mettre en œuvre. Il s’agit de l’aider à identifier les indices que lui donnent son corps, ses pensées et ses liens sociaux pour choisir une conduite qui pourrait être plus appropriée, moins facteur de souffrances. Le sujet n’a pas toujours raison, mais la raison lui revient, toujours. La relation thérapeutique Pour établir une alliance thérapeutique, il est nécessaire de trouver la distance relationnelle adaptée à la compréhension de l’expérience de l’autre. Cette évidence mérite d’être éclairée tant chacun des pôles, distance relationnelle et compréhension de l’expérience, peuvent faire question. D’une part, certains des acteurs de l’accompagnement n’ont pas une formation qui prépare à s’interroger sur la notion de « distance relationnelle ». D’autre part, les manifestations symptomatiques et la dimension « pathologie du lien » de l’expérience addictive compliquent ce travail. C’est un avertissement encore couramment donné à des professionnels débutants de se méfier de la capacité de l’usager à transgresser la distance relationnelle, alors que, d’une façon contradictoire, le même professionnel est encouragé à adopter une attitude « engagée »,
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à « s’impliquer » dans la relation. Trop de distance accentue la problématique relationnelle, complique la parole sur l’expérience addictive et favorise l’émergence de l’angoisse d’abandon, retardant l’engagement dans le soin. Trop de proximité crée une illusion fusionnelle qui soulage dans un premier temps mais reproduit l’échec de la différenciation, de l’autonomisation nécessaire. Ce questionnement sur la relation n’est pas nouveau. Il accompagne l’histoire des approches thérapeutiques et soignantes. On connaît les apports de la psychanalyse, notamment la notion de transfert et de contre-transfert. Elle reste primordiale par l’éclairage qu’elle apporte des enjeux d’identifications et d’idéalisation, potentiellement contradictoires avec la compréhension de l’autre. C’est l’intérêt du travail en équipe et des supervisions institutionnelles d’en proposer une élucidation. Rogers a théorisé le modèle d’une « relation d’aide » : compréhension empathique manifestée, considération positive inconditionnelle de l’individu et de sa propre valeur, degré d’authenticité, de congruence entre parole et sentiment. De nombreuses autres conceptualisations ont été élaborées, plus ou moins spécifiques et rattachées à tel ou tel courant, systémique et stratégique, cognitivo-comportementaliste entre autres. Dans le domaine des addictions, Cormier, Olievenstein et d’autres ont proposé des conceptions basées sur la prise en compte du toxicomane et de sa parole. L’extension du domaine des addictions auquel nous assistons aujourd’hui conduit à reprendre cette réflexion au regard de modèles transversaux qui explorent ce même enjeu relationnel : être différent, tout en étant proche, dans une prise en compte de l’expérience addictive telle qu’elle est vécue par l’usager.
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L’approche par « l’expérience profane » Le premier modèle est celui de « l’expérience profane ». Son prédicat est simple : pour comprendre l’autre, il faut avoir fait la même expérience que lui. Valoriser l’expérience d’anciens usagers, d’anciens buveurs, d’anciens toxicomanes, d’anciens joueurs peut sembler naturel : « ils connaissent », « on ne la leur fait pas », « ils suscitent le respect parce qu’ils ont connu la même chose, sinon pire ». Certes, l’expérience partagée peut aider à comprendre ce que l’autre a vécu, mais elle ne garantit en rien la capacité à trouver la bonne distance relationnelle, le ni trop près ni trop loin. Pouvoir se revendiquer d’une histoire commune n’est pas synonyme de compréhension naturelle de la perception du « comment l’autre l’a vécue ? ». Il n’est pas toujours facile de se décentrer de sa propre expérience. Ainsi que le rappelle Anne Coppel, « l’usager sait ce qu’il a vécu, il sait un peu moins bien ce que vivent ses
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copains ; l’expertise se construit dans la confrontation des expériences individuelles » (Coppel, 2002). Les dérives sont connues : confusion entre la posture du témoignage avec celle de l’exemplarité, posture qui porte en elle le risque majeur d’une prise de pouvoir sur l’autre par un effacement de la différence. Les pratiques sectaires ne sont alors pas loin, de même que les dogmatismes de tout bord dont l’histoire apprend à nous méfier, notamment lors qu’il s’agit de « soigner la dépendance ». Ce risque croise l’attente d’une « compréhension naturelle » qui reste forte chez les usagers. Elle se fonde sur la nostalgie d’une communication pleine et silencieuse, infraverbale, vécue dans la petite enfance et dont le retour est espéré sur un mode magique. L’autre, le soignant, devrait avoir cette capacité de « se mettre à leur place, de fusionner avec eux comme s’il fallait être dans l’autre pour partager avec lui » (Jamoulle, 2005). Il y a évidemment une attente impossible dans cet espoir d’être compris sans avoir à se dire, espoir d’une fusion qui sera source de déception, puis de ruptures potentielles de la relation thérapeutique. Aujourd’hui, des communautés thérapeutiques aux groupes multifamiliaux, cette notion d’expérience commune est de nouveau utilisée, mais de façon médiatisée et contrôlée par un tiers professionnel, ce qui écarte ce risque.
L’approche biographique L’approche biographique est un autre modèle très répandu. Son prédicat est tout aussi direct : « Je ne peux avoir vécu ce que tu as vécu, mais je peux l’entendre pour comprendre ton histoire. » Se « raconter » est devenu dans beaucoup de services sociaux la contre partie de l’aide sollicitée (Astier, 2007). Cela prend la forme d’un récit de l’expérience vécue, d’autant plus légitime qu’il est riche d’informations utiles et valorisées dans le travail social et éducatif, et pour réaliser un « bilan de situation » souvent nécessaire. Mais ce récit répond à un autre besoin que la seule production d’informations, il apporte du sens à ce qui fait « non-sens ». En expliquant la conduite, le récit ouvre la possibilité de comprendre et de partager. Il soutient et permet un mécanisme d’identification par l’interlocuteur-soignant. Il instaure la possibilité d’un échange entre soi et l’autre : « Bien évidemment, je ne suis pas comme lui, mais si j’avais dû affronter les mêmes aléas que lui... peut-être aurait-il pu se faire que... ». Là encore, il faut en identifier le risque pour la relation : essentiellement celui de l’enfermement sur soi et sur un groupe. Car en produisant du sens, le récit peut aussi devenir un discours mécanique qui explique les comportements d’usage tout en limitant leurs possibilités de changement. Un exemple en est donné par des récits autobiographiques
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qui fonctionnent sur une double logique de fatalité (Apostolidis, 2003). D’une part, celle d’un recours aux substances lié aux souffrances des conditions de vie et/ou d’événements douloureux (comment ne pas consommer face à tant de souffrance vécue et subie ?). D’autre part, celle d’un environnement inducteur de l’usage : l’omniprésence de l’expérience sociale des drogues, les jeunes qui consomment au vu et au su de tous, de plus en plus nombreux, et de plus en plus jeunes. Le « devenir drogué » relève d’une fatalité « sociale » à laquelle il est difficile d’échapper, conséquence de l’appartenance à un corps social menacé et déclassé. Patrick Declerck décrit le même enferment dans un discours chez des « grands exclus » (Declerck, 2001). Leur récit propose une histoire en trois temps : exclusion et perte du travail, « trahison » par l’autre sexe qui abandonne au cœur de la difficulté, alcoolisme et défonce... Cette « explication biographique » devient une enveloppe, une « armure identitaire », un mythe autoproduit qui donne à voir mais pour mieux cacher. Le sujet s’enferme dans son récit qui ne laisse que peu de prise, à lui et comme au soignant, décrivant un cercle fatal quasi automatique dont ils ne pourraient être que les simples spectateurs. Cette utilisation narrative du discours, appliquée sur les produits et leurs usages, en efface les significations et les dimensions multiples qui sont au départ de l’expérience. La clinique est riche d’exemples d’adolescents qui déroulent lors des premières minutes d’un rendez-vous un récit entremêlant échec scolaire, traumatismes familiaux et prises de produits « qui viennent soulager ». Une « causalité circulaire » forge ainsi le destin d’un « devenir drogué » qui associe les facteurs personnels (la volonté, la responsabilité individuelle), les facteurs situationnels (les rencontres, la présence ou absence de facteurs familiaux, les événements traumatiques) et les facteurs sociaux (difficultés économiques). Ainsi construits, ces récits, loin de contribuer à l’ouverture à l’autre qui est attendue d’une relation thérapeutique, confortent leur effet d’enfermement en s’agglomérant au sein de « communautés d’expérience ». Des groupes réunis autour de « la même expérience » fonctionnent ainsi sur le mode d’une auto confirmation renforçant les phénomènes de ségrégation et d’enfermement. La « bonne distance » instaurée par le thérapeute permettra d’entendre ce type de récit sans s’y laisser prendre, sans méconnaître ce qui peut contribuer à l’auto enfermement comme à l’autodévalorisation
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P ROCESSUS
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ET OBJECTIFS DE LA THÉRAPIE
Si l‘alliance thérapeutique est un point de départ incontournable, elle ne fait pas thérapie « en soi ». Elle crée les conditions pour que l’usager et le(s) thérapeute(s) « travaillent » sur les mécanismes psychiques, les désordres biologiques et les conséquences sociales de l’addiction. Cela suppose la définition d’objectifs et d’un processus thérapeutique. Le processus thérapeutique Qu’est-ce qui fait que quelque chose « bouge », que le changement s’élabore et se mette en acte pour améliorer la situation du patient ? La réponse n’est pas une recette, mais plutôt un ensemble d’ingrédients qui facilitent le processus en lui donnant deux qualités premières : son adaptabilité individuelle et son inscription dans la durée. La variabilité des situations, des usages et des personnalités conduit à une diversité des expériences addictives dont un point commun est souvent la fragilité de l’implication relationnelle. À cette difficulté répond naturellement la proposition de diversifier les interlocuteurs possibles : elle atténue l’impact du face à face relationnel (c’est l’intérêt, par exemple, des thérapies plurifocales) et rend plus supportable l’éventuelle défaillance relationnelle de l’un des intervenants. Un même usager passe par des étapes et des cycles d’expériences, des boucles de comportements, en tire des effets et des rétro-effets, etc. Installé dans l’usage et dans un mode de vie, il s’en détachera, pour y revenir encore et s’y replonger parfois davantage. Cela conduit à proposer une palette de réponses à intensité variable, qui vont de la simple prévention aux soins les plus intensifs et se décline sous des modalités ambulatoires ou résidentielles, avec des niveaux de contrainte et des durées variables. Selon un schéma connu, l’intervention soignante doit être la moins complexe et intrusive possible pour l’usager, et, autant que possible, la moins coûteuse. Cette cohérence de l’offre avec le niveau d’attente du sujet, en assure une bonne part du succès, notamment en facilitant son engagement. Pour l’essentiel, cet accordage entre l’usager et l’offre de soin découlera de l’élaboration en commun d’une finalité et d’objectifs. Les risques de rupture et de chronicisation sont ceux qui compromettent généralement le processus. C’est souvent la discordance des objectifs et des offres de soins avec les attentes de l’usager qui explique ces ruptures. Que ce soit le « à chaque jour suffit sa peine » ou que ce soit « le donnant/donnant », « de l’hébergement contre de
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l’éducatif », de la « formation/insertion contre de la désintoxication », de la « substitution contre de la thérapie », l’élaboration d’un projet devrait conduire à questionner sa finalité plus ou moins « cachée » de l’échange. Concerne-t-il l’usager ? A-t-il un rythme qui laisse place aux régressions, aux arrêts et aux hésitations ? Le processus thérapeutique est conçu de façon systémique et transdisciplinaire pour intégrer l’ensemble des dimensions de l’expérience addictive. Agir sur l’une des dimensions est susceptible de faire évoluer l’intégralité du système (donc l’expérience). Une intervention qui se limite à un élément du système sans prendre en compte celui-ci n’a que peu d’effet sur le parcours et sur la personne elle-même. Un sevrage physique par exemple, dans une finalité d’abstinence, n’apporte pas automatiquement la transformation du parcours de la personne dépendante. Pour cela, il faut qu’elle puisse reprendre d’une façon plus globale le changement apporté par l’abstinence pour redéfinir les autres composants de son expérience. Ainsi structuré, le processus thérapeutique aboutit à une définition ouverte des fonctions thérapeutiques. Il englobe les interventions soignantes au sens somatique du terme, au sens éducatif ou au sens psychothérapeutique. Il sera à la base d’un accompagnement transdisciplinaire qui cherche à rendre possible, au regard des attentes et des besoins exprimés par l’usager, la déconstruction de l’expérience addictive. Tout au long de ce parcours centré sur l’autonomisation du sujet, les personnes sont sollicitées pour choisir et appliquer ce qu’elles conçoivent comme leur façon d’être elles-mêmes et d’obtenir de la satisfaction, et ce dans le respect du cadre et des contraintes sociales. Ce parcours peut bien évidemment se faire seul, chaque fois qu’un environnement social préservé le permet. Il peut aussi se faire dans un cadre institutionnel adapté, offrant une alternance de temps plus ou moins ouverts, plus ou moins contraignants qui répondent aux difficultés identifiées avec l’usager. Prendre en compte l’attachement à l’identité et au mode de vie Un autre paramètre fondamental est celui de l’attachement à un mode de vie. Au quotidien, l’expérience vécue avec les drogues imprègne en effet profondément l’identité et la relation au monde de l’usager.
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L’ ATTACHEMENT À UN MODE DE VIE L’attachement apparaît d’autant plus fort que vont se trouver associés un espace de relations, des ressources (argent des produits, relations aux dealers), des facteurs de sociabilité (réseaux sociaux) et des contextes propices (conditions locales et matérielles). Ces éléments s’intègrent progressivement dans certaines de ces histoires pour devenir « seconde nature », « habitus ». Personne ne « tombe dans la drogue » d’un seul coup : l‘intégration des composantes de l’attachement à ce type de style de vie et de consommation résulte d’histoires et de trajectoires variées que l’on ne peut comprendre que si on reconstitue les conditions de leur accrochage ». Bouhnik, 2007.
Pour « le toxicomane » comme pour « l’alcoolique », se met en place un système de compensation entre le contexte social, les événements de vie que traverse la personne, les modifications psychiques procurées par le produit et l’expérience qu’il provoque. Quand le contexte n’apporte pas de restauration suffisante face à des événements de vie douloureux, ceuxci vont « faire corps » et s’agglomérer avec l’expérience psychotrope pour lui donner sens. Et un sens parfois bien différent de celui que nous imaginons. Comme nous avons pu le voir en examinant la construction de soi1 , ce jeu d’aller et retour entre le social et le personnel que médiatise l’expérience biologique peut se figer. De même que l’expérience biologique creuse de plus en plus son empreinte jusqu’à en faire une ornière, la dimension sociale de l’expérience produit ainsi son propre mécanisme de renforcement. Au moment d’accéder à une problématique de réparation, avec l’envie de se réinsérer, de reprendre place dans le droit commun, cet attachement au style de vie et aux sensations qu’il procure doit être aussi bien évalué que la dépendance. Comme pour le traitement de la dépendance, il s’agira d’être capable d’aider à se dégager de ces rapports d’attachement et d’interdépendance qui sont un frein supplémentaire en termes d’intégration sociale, d’insertion professionnelle, d’accès au logement. En sous-estimer l’emprise, c’est mettre en danger le projet construit en introduisant un déséquilibre potentiel, source de tension entre l’apaisement et la persistance du mode de vie. Il peut conduire à des usages paradoxaux, comme le mésusage d’un traitement de substitution, à des souffrances, puis des ruptures du processus thérapeutique.
1. Chapitre 5.
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La finalité et les objectifs de la thérapie Pendant longtemps, l’abstinence fut pratiquement la seule finalité du processus thérapeutique. Même si ce n’était pas l’intention véritable, l’abstinence était le « sésame » permettant d’obtenir l’aide des professionnels. Les travaux de Marlatt et Gordon (1985) ont montré les effets d’une rechute chez un sujet qui cherche à être abstinent sans avoir préalablement acquis les moyens de gérer les situations à haut risque qu’il va aussitôt rencontrer. La rechute vient confirmer sa faible estime de soi et, paradoxalement, réactiver l’usage. La réduction des risques et les traitements de substitution ont relancé le débat sur la finalité du processus thérapeutique en invitant à l’adapter aux différents stades du trajet de l’usager. L’apparente banalité de cette proposition ne doit pas en cacher la difficulté et la nécessité de tenir compte d’au moins deux paramètres supplémentaires. Pour trouver une finalité commune, il faut en effet aller au-delà de l’évidence sanitaire pour se poser la question du sens de la conduite addictive pour le sujet et du lien avec son mode de vie. Ce qui fait sens pour l’un ne le fait pas forcément pour un autre : par exemple, qu’en est-il de la valeur de l’insertion pour les plus exclus, de la santé pour des adolescents en rupture, de l’abandon du jeu du plaisir pour tel « substitué », ou encore de la nécessité d’une alimentation saine, d’une vie équilibrée, pour d’autres ? Ce type de malentendu s’illustre dans l’exemple de cette demande d’aide d’un patient alcoolique et sans domicile fixe qui, « entendue » sous l’angle du sevrage, le mena à l’hôpital où il fut confronté à son impossibilité de s’adapter aux cadres sociaux (interdit de sortir pour fumer la nuit)... Sans un mot, sans retour, il s’enfuit et rompit tout contact. Autre exemple de divergence des finalités, les conduites à risques chez l’adolescent dont nous avons pu voir qu’elles peuvent paradoxalement devenir « des conduites d’honneur » (Le Garrec, 2002 ; Jamoulle, 2005). Elles fonctionnent alors comme « des répliques à la honte de vivre en cité ». L’exclusion ressentie, la honte vécue, conduisent à survaloriser des attitudes utilisées pour s’affirmer dans le regard des autres, par la démonstration de « capacités supérieures ». Et peu importe si elles participent secondairement à renforcer les mécanismes d’exclusion et de ségrégation. Intégrer cette « inversion des valeurs » est une nécessité de l’accompagnement des usagers. Il ne s’agit ni de la conforter, ni de ressusciter l’idée que l’addict serait inapte à prendre soin de lui, mais d’interroger notre capacité à élaborer des buts qui font sens pour lui, qui ne soient pas la projection d’un idéal de soin du soignant. Face à un idéal du soin, inatteignable comme tout idéal, il y a inévitablement de la déception,
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celle d’avoir échoué à atteindre l’objectif apparemment validé. Elle dévoile les non-dits de la relation et les distorsions dans les finalités. Et cette déception peut conduire à l’abandon et à la rupture de la relation thérapeutique. C’est au regard de ces apports que la finalité de l’intervention est aujourd’hui reformulée : (r)établir une autorégulation, un nouvel équilibre dans le système d’interaction du patient avec son environnement. Adaptée à ses ressources et compétences, la finalité est posée à partir d’un travail avec l’usager sur l’ici et maintenant, sur les pratiques et modes d’usage, au plus près de ce qu’il vit. La finalité se déclinera dans des objectifs concrets, que l’on peut suivre au jour le jour, et qui contribueront à ce sentiment de réussite, indispensable pour dépasser le vécu d’échec qui stigmatise le sujet dépendant. Pour cela, il faudra parfois aider l’usager à clarifier ses priorités et à formuler ses objectifs entre les attentes contradictoires de sa famille, des institutions, à les mettre en mots et à les rendre réalisables et concrets, fractionnés et comportementaux. Même si le premier succès porte sur un objectif partiel que l’on pourrait sous-estimer, formuler des objectifs thérapeutiques en fonction de leurs propriétés à restaurer le sentiment de compétence tend à rendre le traitement efficace et cohérent. Cela impose de ne pas réduire le soin à la seule acquisition de tel ou tel comportement, et de répondre à la difficulté essentielle que produisent le cycle de l’assuétude et l’attachement à un mode de vie : la mise en échec des compétences et de la confiance nécessaire pour « élaborer » des solutions.
LA
MOTIVATION AU CHANGEMENT
La question de la finalité croise celle de la motivation de l’usager. Celle-ci ne vient pas de l’extérieur, même si une action extérieure peut en favoriser les conditions. Elle ne vient pas facilement de l’intérieur, l’expérience addictive pouvant enfermer l’usager sur la solution qu’elle lui offre. Il faudra bien souvent la rencontre des deux, une action extérieure et une évolution interne, pour susciter la motivation nécessaire à la mise en œuvre du changement. C’est l’un des enjeux de l’alliance thérapeutique.
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Les travaux de Prochaska et Di Clemente sont au départ de la réflexion sur la motivation au changement. Les cinq stades qu’ils ont décrits1 proposent une perception évolutive du comportement (Benyamina, 2006). Chaque stade induit un type de réponse thérapeutique spécifique. Soit pour augmenter la motivation, soit pour enclencher le changement, soit pour en consolider les acquis, etc. L’entretien motivationnel est une technique particulièrement bien adaptée pour faire émerger cette motivation. Dans cette approche, l’accent est mis sur l’écart entre l’état actuel perçu et l’état désiré tel qu’il est imaginé. Il s’agit d’aider à ressentir cet écart, à en identifier l’inconfort, pour donner l’énergie de retrouver un confort. L’art du praticien est d’identifier cet inconfort sans augmenter le recours à des mécanismes de défense. Pour cela, il va d’une part augmenter l’ambivalence et la divergence perceptive qui sont à la base de l’inconfort. La balance motivationnelle est un des outils les plus connus : un comportement vécu comme positif comporte une dimension négative qu’il faut faire émerger. Les comportements seront successivement passés au crible de « positif et négatif », bénéfices et inconvénients. Mais l’évaluateur ne peut se contenter d’une évaluation « standard » car les finalités personnelles peuvent être divergentes d’un point de vue trop normatif. Comme l’expérience d’usage, la balance motivationnelle et l’ambivalence se comprennent dans le contexte social, familial, amical... Le changement d’un comportement est d’autant plus possible qu’il est en accord avec des objectifs personnels importants (se maintenir en bonne santé, assurer son succès, son bonheur familial, une bonne image de soi) et cohérent avec les valeurs intrinsèques de l’usager. Nous retrouvons la nécessité de tenir compte d’une possible « inversion de valeurs », tant les facteurs sociaux et culturels affectent la perception par les individus de leur comportement. Estimer la motivation d’un sujet est donc différent de faire la simple balance motivationnelle d’un comportement (Lécailler, Michaud, 2004 ; Miller, Rollnick, 2002). D’autre part, l’entretien motivationnel permet d’identifier des stratégies de changement possible, de proposer des aides et de « rouler avec les résistances ». Dans sa volonté de souligner le négatif dans l’évaluation d’un comportement, le professionnel ne doit pas aller jusqu’à une confrontation non maîtrisée, sous peine d’obtenir un résultat inverse de celui recherché et de renforcer la résistance. Le défi relationnel prime 1. Les cinq stades du processus de changement sont : la précontemplation, la contemplation, la préparation, l’action et la maintenance.
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alors sur l’augmentation de la perception du négatif, et la persistance dans le comportement est le seul moyen de gagner ce défi. L’utilisation de l’empathie, la capacité à jouer avec la résistance et la sollicitation de l’efficacité personnelle contribuent à rendre cette approche très congruente avec la notion d’accompagnement. Elle respecte l’autonomie de la personne et fonctionne comme une auto-évaluation. Elle fonctionne comme une relation d’aide, moins centrée sur le patient que sur son ambivalence vis-à-vis d’un comportement pour le conduire à clarifier les raisons de changer.
LA
RÉDUCTION DES RISQUES EN TANT QUE SOIN ET DANS LE SOIN La réduction des risques a participé à la rénovation de la relation thérapeutique en modifiant la conception du premier temps, celui où se noue l’alliance et se construit la motivation. Le moment de la demande de soin a longtemps été celui de l’usure du plaisir addictif associée à une dégradation des conditions de vie de l’usager, et notamment de sa santé. C’est trop souvent à bout de force que l’on venait demander de l’aide, avec les conséquences sanitaires aujourd’hui connues. Protéger la santé de l’usager devient alors primordial, tant pour lui-même qu’au nom des risques sociaux. La réduction des risques a ainsi pris place dans une politique de santé publique qui reconnaît l’usage de drogues et en hiérarchise les risques. Un des apports essentiels de cette approche est la notion anglosaxonne d’outreach. Celle-ci englobe les actions par lesquelles les professionnels vont physiquement au-devant des usagers pour préserver leurs insertions dans le tissu social, un réseau social de qualité restant le meilleur moteur d’une décision de changement. D’où ce paradoxe difficile à admettre dans la vision conventionnelle : accepter les usagers tels qu’ils sont c’est leur donner la possibilité de changer leur comportement d’usage. En permettant d’intervenir en amont d’une demande d’abstinence, la réduction des risques permet que ces premiers liens soient moteurs d’une prise de conscience de l’autodétermination et de la capacité au changement. L’intervenant qui assure la distribution du matériel stérile, qui va en milieu festif ou qui aide un usager dans ses démarches, établit un processus relationnel. Il engage une relation d’accompagnement en sollicitant l’usager dans un rôle actif vis-à-vis de ses comportements à risques.
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En France, l’approche par la réduction des risques s’est imposée en toxicomanie grâce à ses résultats : la forte diminution des overdoses et des contaminations par le VIH. Mais c’est aussi son impact sur l’accès aux soins qu’il faut retenir : des usagers qui ne venaient plus/pas consulter se font connaître, de nouveaux acteurs sont mobilisés (médecins de ville, pharmaciens, équipes hospitalières...), et, surtout, les relations professionnels-usagers en sont considérablement renforcées. Une réflexion sur des seuils d’accès adaptés a été initiée, des dispositifs spécifiques ont été créés : « boutiques », sleep’in, bus d’échange de seringues, « bus méthadone », équipes mobiles, automates, interventions en milieu festif... Avec la substitution, une catégorie nouvelle apparaît, celle des patients « stabilisés ». Elle concernerait les deux tiers des patients substitués. Ce sont ceux qui suivent régulièrement leur traitement et dont les éventuelles consommations de drogues, licites ou non, ne les mettent plus en danger. Ils se sont éloignés des conduites d’abus et leur insertion sociale s’est améliorée. Tout en restant dépendants, ils « ne posent plus problème » et deviennent des citoyens comme les autres. Ils n’en rendent que plus visibles les autres, le « tiers exclu » selon l’expression d’Anne Coppel, qui cumulent le double inconvénient de leur grande visibilité et de comportements les plus à risques1 . Ceux-ci montrent que la réduction des risques ne peut se satisfaire de ses premiers résultats et qu’elle doit s’adapter à d’autres problématiques, d’autres populations. La réussite de la réduction des risques en France tient à la façon dont usagers de drogues et acteurs professionnels se sont appropriés de nouveaux objectifs pour profondément modifier leurs relations réciproques. L’oublier, c’est réduire la réduction des risques à ses outils, espaces d’accueil et seringues stériles, c’est oublier qu’ils peuvent devenir caducs face aux nouveaux usages de produits psychostimulants (cocaïne, crack, amphétamines...), et aux nouvelles formes d’exclusion (la rue, les squats...). La redéfinition de la finalité du soin en est, avec la diminution des dommages, l’acquis principal. En allant au contact de l’usager, en identifiant ses besoins, en amorçant le processus de « prendre soin de soi » sans imposer l’abstinence, la politique de réduction des risques illustre l’importance de l’alliance thérapeutique. En restaurant les capacités d’agir de l’usager et en suscitant la possibilité d’aller au-delà de la « solution » addictive, cette pratique contribue au changement. Cette « philosophie » peut s’appliquer pleinement à toutes les conduites addictives. Elle est partie intégrante du soin. 1. Notamment les détournements et mésusages de médicaments.
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L’ ACCOMPAGNEMENT
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THÉRAPEUTIQUE
Le terme d’accompagnement s’est progressivement installé dans le langage des acteurs sociaux et médico-sociaux. Il est devenu un axe essentiel des politiques publiques en addictologie. Les décrets du 14 mai 2007 relatif aux centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) et du 19 décembre 2005 relatif au centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD) ont officialisé cette mission d’accompagnement pour les deux types de structures. Mais quel est son contenu ? L’accompagnement est souvent présenté comme le complément « psychologique et social » du traitement médical. L’exemple le plus significatif est celui des traitements de substitution. Les interventions psychosociales y sont souvent présentées comme l’adjuvant de la prescription du médicament pour en optimiser les effets. Il est aussi chargé de faciliter la compliance et la bonne observance du traitement. Pour utiles et nécessaires que soient ces différentes fonctions, l’accompagnement en a d’autres plus fondamentales : il participe à la redéfinition de la notion de guérison, à l’évolution de la relation avec l’usager et du temps du traitement. La notion d’accompagnement s’inscrit dans une évolution sociale profonde qui redéfinit le soin de pathologies chroniques à dimension sociale et psychologique majeure, entre le traitement et la recherche d’un confort de vie. Les professionnels sont passés d’une référence systématique à la guérison à celle de la qualité de vie et de la diminution des risques (Ehrenberg, Lovell, 2001). En se décentrant de sa finalité historique, l’abstinence, l’accompagnement aide l’usager à s’approprier, ici et maintenant, et sur cet axe de la qualité de vie, ses propres motivations au changement. Le pré-requis est celui qui traverse toute notre réflexion : l’expérience addictive aide à se sentir mieux et fait au départ partie du processus adaptatif dont elle vient ensuite entraver le développement. Jellineck avait, en son temps, souligné combien l’alcoolisme était un comportement appris pour faire face aux émotions négatives. L’accompagnement a donc pour fonction de rétablir une expérience de satisfaction, une relation « positive » à l’environnement, mais dans des conditions autres et à moindres risques. Et puisque l’individu est au centre des interactions addictives, c’est vers lui qu’il faut se tourner pour relancer le processus adaptatif et mettre en marche une recherche d’optimalité. Les changements sur lequel l’accompagnement se fonde sont triples : modifier son environnement, changer le regard sur
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soi et sur le monde, et réduire l’exposition aux « déclencheurs », aux situations à risques. L’accompagnement concrétise aussi une évolution de la relation à l’usager. Il promeut la notion d’association, de libre adhésion, de projet, là où régnait la seule notion de contrat, de contrainte (contrat de sevrage, contrat de soins) (Lowenstein, 2003). Étymologiquement accompagnement est un terme de droit féodal qui définit un « contrat d’association ». Il vient de « compain », celui avec qui on partage le pain, tandis qu’accompagner caractérise l’action de « prendre pour compagnon, se joindre à quelqu’un pour faire un déplacement en commun » (Rey, 1993). Pour lever la contrainte sur le corps qu’exerce l’addiction, l’accompagnement rappelle la nécessité de susciter l’engagement de l’usager, dans une visée qui fait du confort de vie un objectif respectable, et respecté. Accompagner l’usager se pense comme une succession d’interventions visant à l’aider à reprendre la maîtrise de sa vie (Joubert, 2003) et à retrouver sa capacité à l’autonomie et à la citoyenneté. Enfin, l’accompagnement se définit comme un processus temporel. On ne devient pas addict en une fois, on ne sort pas non plus de l’addiction sur une simple intervention. Les traitements de substitution, par exemple, indiquent bien l’importance de cette notion de durée (Deglon, 1982, 1999). Des modèles anciens comme celui du Minnesota structurent aussi le traitement en étapes tout en insistant sur la permanence dans l’aide1 . Si l’accompagnement se déroule dans la durée, il ne doit pas être confondu avec une thérapie « longue ». En cela, la notion de durée n’est pas contradictoire avec les approches « brèves ». Le trajet de soins est fait d’étapes, de séquences. C’est cette capacité à adapter et faire varier l’intensité qui fera la qualité de l’accompagnement, permettant de sortir d’un cycle prise en charge/rupture, au profit d’un continuum d’accompagnement dont l’intensité s’adapte. Il y a une pluralité des entrées, il y aura donc une pluralité des trajectoires et des sorties. Tout cela souligne l’importance d’un suivi « intégratif » au sens qu’il permet au patient de (re)trouver une unité à travers les différentes facettes de son expérience et en lien avec son environnement. C’est ce qu’apporte précisément la transdisciplinarité.
1. Le « modèle du Minnesota » est le résultat d’une association entre des professionnels s’occupant d’alcoolisme et les membres du mouvement Alcooliques-Anonymes, qui a repris des principes de ce mouvement (les mêmes que ceux de Narcotiques-Anonymes), en particulier le programme en douze étapes.
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Transdisciplinarité ou pluridisciplinarité ? La pluridisciplinarité articule autour d’un axe dominant (l’approche somatique ou psychopathologique en général) les apports de spécialités complémentaires (social, psychologique, somatique, etc.). La pratique transdisciplinaire associe l’ensemble des dimensions de l’expérience addictive, sans en privilégier a priori aucune, et en tenant compte des interactions respectives des unes vis-à-vis des autres. Il s’agit d’aller audelà de la juxtaposition de la pluridisciplinarité classique, une discipline étant complétée par d’autres ou chacune intervenant de façon successive, pour prendre en compte l’ubiquité des drogues et respecter la polysémie des expériences. La transdisciplinarité a une perspective intégrative en cherchant à faire évoluer l’ensemble des dimensions du système. Elle fait alterner des approches différentes, en fonction des enjeux actuels et de l’histoire de la personne, organisant le passage d’un registre à l’autre, éclairant les acquis de l’un par les acquis de l’autre, pour éviter un morcellement du soin. Ainsi, la capacité à mailler, à tuiler les savoir-faire des différents acteurs — en acceptant de passer d’une préoccupation médicale à une avancée sociale, d’une avancée sociale à une élaboration psychique, d’une élaboration psychique à une question médicale, etc. — sera déterminante au sein d’une équipe ou d’un réseau de soins. Prenons l’exemple du traitement médicamenteux, quel qu’il soit. Il apaise un déséquilibre biologique. Il libère d’un ressenti corporel douloureux, de ses manifestations et plaintes. Le corps, objet de soins, au double sens du médical et du maternage, est le possible point de départ d’une décentration par la parole. La parole sur le corps devient parole sur soi, éventuellement parole de soi. Elle est livrée ou cachée, au rythme des aléas de l’accompagnement et peut se prolonger dans des thérapies psychocorporelles (cf. plus loin). Autant d’occasions de reprendre les effets d’un traitement, d’évoquer les risques pris dans certaines situations, de comprendre les conséquences de telle ou telle association médicamenteuse ou non. Intégrer ces manifestations, leur redonner un sens, leur permettre de s’exprimer par des mots est essentiel. Cette parole participe à l’intégration par l’usager des conséquences de ses comportements. Il s’y joue un jeu subtil entre les nécessaires « recadrage » des dérapages plus ou moins graves, et une écoute plus ouverte en jouant sur la cohérence et la diversité des acteurs, l’infirmier et le médecin, l’éducateur et le psychothérapeute. L’intégration transdisciplinaire est complexe à atteindre. La capacité à penser et agir en équipe, et dans un dialogue potentiellement contradictoire avec l’usager, repose sur une volonté claire d’articuler les différents champs de la thérapeutique, d’assurer leur mise en lien et
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en cohérence. Elle contribue au développement d’un langage commun entre les disciplines tout en respectant la spécificité de chacune. Pour chaque professionnel, le cadre transdisciplinaire conduira à évaluer son action spécifique au regard de son impact sur les autres dimensions de l’expérience vécue par l’usager. Pour le médecin, c’est la prise en charge somatique, l’examen du corps et la prescription de médicaments, l’adaptation du cadre de délivrance qui aidera à desserrer l’étreinte biologique. Mais ce sera aussi l’occasion de solliciter et de mettre en jeu la socialisation de l’usager, ses compétences et ses apprentissages. Et donc de favoriser une évolution de l’image de soi nécessaire pour intégrer les acquis du traitement. Pour la psychothérapie, elle sera dans un premier temps centrée sur l’ici et maintenant de l’accompagnement, aidant à élucider les émotions, le ressenti corporel, à verbaliser les effets d’un rétablissement des liens sociaux. Mais elle viendra aussi ouvrir à un travail sur le sens, la subjectivité, les dimensions inconscientes du sujet. Pour l’intervenant social, la remise en route des interactions sociales ne sera ni découplée des autres aspects, ni son simple prolongement. Avec l’usager, il en évaluera les stress, les tensions, les contraintes pour aider à une appropriation progressive, compatible avec les ressources que retrouve en parallèle l’usager. Dans ce travail complexe, ce dernier devra intégrer cette donnée de base : c’est l’expérience qui éclaire l’expérience. Face à une perception inconnue, une fois passée la réaction d’alerte devant la nouveauté, chacun procède par aller et retour comparatif, à la recherche d’informations dans ses expériences passées. Une pratique transdisciplinaire permet la mise en route des interactions nécessaires dans le soin. Elle opère progressivement, en partant du plus simple, du moins contraignant pour l’usager dont la motivation et l’expertise restent les supports essentiels. Elle aura le souci de préserver une cohérence globale, évitant que les avancées d’un champ ne se mettent trop en tension avec un autre, réactivant tension et stress, source de rupture et de passage à l’acte. Cette mise en œuvre des compétences multiples dépendra de l’expérience vécue par la personne et du degré de désorganisation qu’elle a provoqué, des compétences sociales maintenues et perdues. Certains patients nécessitent davantage d’accompagnement que d’autres, chez lesquels la désorganisation de la vie n’a pas atteint un seuil trop invalidant.
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I NSCRIPTION SOCIALE ET DE L’ ACCOMPAGNEMENT
ORGANISATION
L’un des objectifs de l’accompagnement transdisciplinaire est d’aider l’usager à retisser des liens avec son environnement, à réamorcer des affiliations pour retrouver l’apaisement que procurent aussi le sentiment d’appartenance et une vie sociale un peu plus choisie. Une étude sur des patients en traitement de substitution suivis en médecine de ville concluait ainsi : « Les équipes de soins devraient s’attacher à la dimension sociale des patients substitués. Un soutien social aidant à la création d’un environnement permettant aux personnes en substitution d’évoluer vers des réseaux éloignés du milieu des consommateurs pourrait être une des orientations nouvelles des pratiques professionnelles trop souvent limitées actuellement aux interventions individuelles auprès des usagers » (Bilal et al., 2003).
Ce constat très pertinent et n’est pas propre aux traitements de substitution. Le problème que rencontrent en effet nombre d’usagers qui tentent de changer de mode de vie pour pouvoir se déprendre d’une addiction est de devoir abandonner leur réseau social et de se retrouver de ce fait désespérément seuls. Se pose alors la question de comment organiser un tel accompagnement transdisciplinaire conciliant les soins, les changements et la restauration de liens sociaux. C’est en regardant du côté des pratiques du case management que nous pouvons trouver une partie des réponses. Le case management Historiquement, le case management est destiné aux problèmes « chroniques » de santé mentale tels que ceux liés au vieillissement ou à l’exclusion sociale. L’objectif est de traiter dans le cadre communautaire et d’éviter des épisodes d’hospitalisation, tant pour des raisons d’efficacité que financières. Quelle que soit la nature du problème de santé et des traitements qu’il nécessite (biologique ou psychopathologique), l’objectif est de préserver ou améliorer la qualité des relations de l’usager à son environnement. Il s’organise schématiquement en trois temps : celui de la conceptualisation des objectifs et du projet de soins, celui de la mise en œuvre par les différents acteurs et celui du bilan permettant de réévaluer voire de réorienter les objectifs.
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Classiquement, le point de départ est une évaluation établissant avec l’usager ses besoins et ses ressources. Cette évaluation permet la planification du processus en définissant quels objectifs spécifiques et identifiables sont attendus. Comme dans l’accompagnement, la perspective temporelle finale ne doit pas occulter l’intérêt d’obtenir des premiers résultats, dans l’ici et maintenant. Ils sont importants en termes de relance de l’estime de soi. Ils apportent un premier soulagement et soutiennent la motivation. La mise en œuvre s’effectue avec l’aide du réseau de l’usager (familial, scolaire, professionnel, groupe de pairs...) et de services adaptés. Le temps du bilan doit permettre d’identifier les progrès ou non, par le biais d’objectifs précis. Ce retour régulier sur ce qui est réalisé ou pas permet un réajustement souple en fonction de l’état des ressources et des besoins. L’impact des interventions est vérifié avec l’aide de toutes les personnes concernées par l’action. Cette approche promeut donc un modèle de fonctionnement et d’adaptation par l’expérience et par feedback. Elle est différente d’une logique strictement médicale qui « planifie » un soin technique selon ses propres nécessités (la délivrance du médicament prescrit, les bilans biologiques et cliniques...). Mais la logique médicale peut s’y inscrire. Le critère d’organisation qui préside au management n’est pas seulement propre au processus de soin, il est aussi externe en se préoccupant sans cesse des liens de l’usager à son environnement et en saisissant les opportunités qu’il offre. Sa finalité n’est pas strictement « curative », ce qui en ferait une simple « plan de soin » comme il se fait lors d’une hospitalisation. Dans le case management, la finalité est aussi « adaptative », en contribuant à une préservation de l’intégration et du lien social.
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La coordination et l’organisation de l’accompagnement Le case management est une approche pragmatique des difficultés de l’être au monde pour des publics dont les problèmes de santé et de relations sociales sont très intriqués, dans une dimension à la fois existentielle et technique, « traitant » et soutenant le tissu social tout en s’aidant de lui. Si les modèles organisationnels possibles sont nombreux, les principes de travail sont communs : • se focaliser sur les ressources plus que sur la pathologie ; • fonder son action sur l’autodétermination de l’usager comme condition
de son engagement dans le processus ; • rendre possible des actions à l’extérieur dans l’espace social de l’usager
(école, domicile, quartier...) ;
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• considérer qu’un changement est possible même s’il ne change pas
« tout, tout de suite » ; • utiliser les ressources de la communauté pour enrichir les compétences de l’usager. Sur ces principes, les interventions s’organisent autour de trois axes concernant : • l’usager seul (acquisitions de compétences, thérapies, chimiothéra-
pies...) ; • l’entourage de l’usager (auprès de la famille, de pairs...) ; • l’environnement social (école, institutions, entreprise...).
Ces pratiques de prise en charge1 nécessitent à l’évidence un solide « pilotage ». Les différents axes d’action, les multiples acteurs et les logiques différentes sont autant de facteurs de dispersion et de perte du fil du projet initial. C’est pourquoi l’organisation de ce type d’accompagnement passe par la mise en place d’un case manager, un référent-coordinateur (par exemple un éducateur spécialisé d’une institution spécialisée), formé à cette tâche, et d’outils de transmission et d’évaluation permettant de suivre, avec l’usager, les objectifs et leur réalisation progressive. Traitement, confrontations et contraintes Nous avons insisté sur l’engagement, la motivation, l’autodétermination, donnant l’impression, peut-être, d’une vision idéaliste d’un processus qui adviendrait de lui-même. La clinique, et notamment celle de l’adolescent et du jeune adulte, nous montre chaque jour que tout cela naît de l’interaction, de la confrontation du sujet avec son environnement, et des contraintes que cela suppose aussi parfois. Utilisées à bon escient, dans l’accompagnement, confrontations et contraintes participent à l’engagement. La confrontation fait partie des techniques motivationnelles et de techniques de groupe. Son utilisation doit se faire dans le respect de la personne, en évitant notamment l’humiliation et les défis relationnels. L’humiliation est contradictoire avec la mobilisation, la valorisation des ressources. Le défi renforce les contre-attitudes défensives.
1. Pour reprendre une dénomination courante dans les institutions en France mais, on le voit, plutôt en décalage avec le contenu que nous lui donnons ici.
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Les contraintes sont nombreuses dans la vie d’une personne dépendante. Elles peuvent venir du judiciaire. Notamment lorsqu’une décision fait obligation de suivre un cursus de soins, de se présenter dans un centre spécialisé, etc. Elles peuvent aussi venir du milieu scolaire ou professionnel, motivées, par exemple, par la découverte d’un usage qui renvoie souvent à l’échec de la gestion et du contrôle. Ces contraintes peuvent être aussi familiales, notamment des parents vis-à-vis d’un adolescent, du conjoint, des pairs parfois, au nom d’une inquiétude face à un comportement et d’une impuissance à convaincre d’en changer. L’obligation et la contrainte peuvent donner l’opportunité d’une rencontre avec un soignant , et c’est parfois la seule. L’évaluation de ce qui « bloque », de ce qui met en échec la solution addictive, le travail sur la motivation créeront la possibilité de passer de la contrainte à l’engagement dans un processus changement. Mais on ne peut rendre obligatoire ce que l’on n’est pas en mesure de contrôler. Par exemple une thérapie, une relation avec un soignant ne peuvent être contrôlés. L’obligation n’a donc pas à aller au-delà de la rencontre car le risque serait, encore une fois, de susciter une réaction de défi, d’accentuer les résistances et les faux-semblants. Les questions que suscite le traitement judiciaire des addictions et de leurs conséquences sociales ont été largement abordées dans d’autres chapitres1 . Nous n’évoquons ici que ses implications dans l’accompagnement. Outre les mesures d’obligation de soins et d’injonction thérapeutique, l’emprisonnement peut être un temps de mise en contact avec des soignants. Au-delà des énormes difficultés tant matérielles que réglementaires, la question qui se pose est celle des possibilités de mise en route de cet accompagnement et des pratiques de réductions des risques à l’occasion d’une incarcération. Cela nécessite d’abord de repérer les usagers concernés. Si certains sont interpellés au nom de leur usage, ce n’est pas le cas de tous. Des questionnaires à l’entrée peuvent aider à ce repérage, autant qu’une bonne formation des personnels. La mise en œuvre des soins est aussi un axe important : initiés en prison, dans un cadre bien particulier, ils ont vocation à être prolongés à l’extérieur. Mais la sortie provoque nécessairement un changement radical d’environnement et souvent une redéfinition des projets élaborés en prison. Il ne s’agit pas d’en prendre prétexte pour y surseoir, mais au contraire d’essayer de se donner les moyens par des accueils « intermédiaires » adaptés, et d’en articuler le sens par des contacts suffisants entre les personnels qui initient les 1. Voir notamment chapitre 7.
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soins en prison et les équipes qui les relayeront à l’extérieur (Michel, Brahmy, 2005). Dans ce travail aussi, la dimension transdisciplinaire de l’évaluation doit être recherchée, particulièrement au moment de préparer la sortie.
Chapitre 12
UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION
l’approche transdisciplinaire de l’expérience addictive exige un cadre rigoureux pour bien articuler et intégrer les thérapeutiques et les apprentissages, elle autorise la liberté de chercher et proposer les outils les plus divers. Il est impossible d’énumérer ici tous les modes d’interventions thérapeutiques possibles. Nous indiquerons essentiellement le cadre et les axes des principaux modes d’intervention : thérapies psychosociales, psycho-éducatives, psychodynamiques et traitements médicaux. Ils vont tous jouer sur les différentes dimensions de l’accompagnement thérapeutique : développer une conscience critique, développer l’apprentissage du « travail d’exister » (Pagès, 2002) et l’écologie relationnelle, travailler dans l’ici et maintenant ou jouer sur la régression, acquérir des compétences nouvelles et se débarrasser de symptômes gênants (Delourme, Marc, 2004).
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S
I
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A CCOMPAGNER ET SOIGNER
P RINCIPES
GÉNÉRAUX ET CADRES DE L’ INTERVENTION THÉRAPEUTIQUE En même temps qu’elle évolue entre plaisir et souffrance, la conduite addictive s’insère dans un ensemble de comportements qui participent de l’établissement d’un rapport au monde. Elle s’enracine ainsi profondément dans un mode de vie et s’inscrit dans la biologie du cerveau. C’est pourquoi, s’en désengager peut représenter une véritable transformation identitaire, parfois extrêmement difficile à réaliser. Un tel changement va exiger du sujet une déconstruction de son expérience antérieure et sa relecture en termes de rapport coûts/avantages. Le changement peut passer par le sevrage et l’abstinence ou par la recherche d’autocontrôles pour une meilleure « gestion » de la consommation. L’une ou l’autre voie constitue peu ou prou une redéfinition du mode de vie et du projet de vie. Aucune n’est « supérieure » à l’autre et leur choix dépend avant tout du sujet. Les conditions nécessaires au changement Nous avons déjà pu indiquer l’importance d’un temps, rarement linéaire, pour ce travail. Le processus d’accompagnement intègre en effet le double objectif d’offrir une continuité de relation et des moments de rupture. Il se structure sur une série d’étapes (Soulet, 2002). Celle de la problématisation : le sujet doit pouvoir interroger son mode de vie, le (re)mettre en question. Pour cela, il faut qu’il ait perdu la satisfaction qu’il lui apportait, sa dimension « solution ». Cela ne se fait pas en un jour et rend compte de l’importance des espaces proposées tout au long du parcours de vie tels que les permettent les dispositifs d’intervention précoce et, en situation de traitement, les dispositifs cliniques. Ils contribuent à ce que s’ouvre un questionnement et organise la rencontre avec des interlocuteurs disponibles pour aider à s’interroger. Celle de l’accessibilité à une nouvelle identité. Le sujet qui abandonne une part de lui-même en se désengageant d’un mode de vie addictif s’expose et se fragilise. Il sera d’autant plus en quête d’une nouvelle unité personnelle et d’un nouvel équilibre satisfaisant entre soi et le monde. L’issue d’un changement de style de vie ne peut être qu’une nouvelle « reliance sociale ». Et qu’un sentiment d’identité nouvelle apportant des satisfactions à la fois psychocorporelles et psychosociales. Celle de la confirmation sociale de cette nouvelle identité. Rien n’est pire en effet que de traverser les épreuves d’un tel changement pour arriver au bout du compte plus seul et isolé qu’auparavant. Cela
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souligne l’intérêt de réaliser ce changement à partir d’une « base sociale » — un espace d’accueil et de soins par exemple — pouvant servir de laboratoire et où trouver une « mise en jeu de soi » et une valorisation, une confirmation externe, sociale, de cette valeur. Pour mener à bien ce processus, il est essentiel que la personne se perçoive à la fois suffisamment libre et responsable. Si elle ne se pense responsable ni de son présent ni de son devenir, il y a peu de chance qu’elle entame le moindre changement, même sous injonction. Soit elle entrera dans le jeu du déni, soit elle attendra tout des autres. Lorsque, de plus, la personne présente des troubles de la personnalité (personnalité limite ou autres), son vécu d’hostilité et d’incompréhension du monde des autres compliquera encore plus l’accès au changement. Outre les ressources sociales, matérielles et symboliques dont aura besoin le sujet dans ce processus, son « capital expérientiel » est également essentiel : celui d’avant l’addiction, celui pendant et celui au cours des différentes étapes du processus de changement. En reconnaissant le patient comme premier expert de ses propres problèmes, le processus de changement se démarque d’une vision stigmatisante. Il cherche à faire émerger des choix et des compétences, à aider la personne à les appliquer de façon optimum et à les compléter par de nouveaux apprentissages. Se soigner d’une addiction, c’est aussi apprendre quelque chose de soi et sur soi pour gagner en liberté et en autonomie. Ce travail du soin se déploie sur l’ensemble des versants de la personne. Il est donc par essence transdisciplinaire. Cognitif quand il s’agit de comprendre ce qu’il en est de sa satisfaction et de l’expérience globale. Symbolique pour réinterpréter le sens de l’expérience dans une histoire personnelle et ses conflits internes. Social, par le travail de détachement d’un univers relationnel pour reconstruire d’autres relations. Les modalités de soins sont individuelles ou en groupes et combinent de façons diverses des thérapies à dominante psychosociale, des thérapies psycho-éducatives, des thérapies psychodynamiques et des traitements médicaux. Elles sont portées par des acteurs de formations et compétences diverses, bien au-delà du médical ou du psychothérapeutique auxquels il est erroné de les limiter. Évaluation et détermination du cadre de soin adapté Ce processus va s’appuyer sur trois cadres de soins possibles : l’hospitalisation, les soins ambulatoires, les soins résidentiels. Pour comprendre l’intérêt de chacun, il peut être utile de se référer au travail de l’Association américaine de psychiatrie (APA, 2007) qui propose
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des recommandations conformes au consensus de l’ASAM (American Society of Addiction Medicine) et à son algorithme décisionnel (MeeLee et al., 2001 ; Gastfriend, Mee-Lee. 2003). L’orientation est proposée en fonction d’une évaluation multidimensionnelle incluant six axes principaux : intoxication aiguë et/ou syndrome potentiel de sevrage ; état biomédical et pathologies pouvant compliquer la prise en charge ; état psychologique et comportemental ; volonté de changement, résistances, ambivalence ; potentiel de rechute ; environnement de vie (Gira, 2006). Cette orientation, pour des raisons d’efficience et d’adaptation aux besoins et aux attentes des patients, a comme perspective de proposer le cadre de traitement le moins contraignant et restrictif possible, et qui assure à l’usager des conditions de sécurité et d’efficacité conformes à son état. Selon cette analyse, le dispositif ambulatoire peut prodiguer l’essentiel des soins. Il est approprié pour des patients dont l’état clinique ne nécessite pas un niveau intensif de monitoring médical (axe 1 et 2). L’approche globale y est préférable, susceptible de fournir dans un cadre contrôlé une variété de propositions médicamenteuses et psychothérapeutiques ainsi que des possibilités d’accompagnement social et de réinsertion si nécessaire. En France, ce niveau ambulatoire est celui des CSAPA et de la médecine de ville. Si les CSAPA comportent des équipes formées aux pratiques transdisciplinaires, particulièrement adaptées aux personnes les plus en difficultés sociales, les réseaux et les praticiens de ville offrent des prises en charge moins diversifiées mais plus souples, adaptées à des usagers dont l’inscription sociale a pu être préservée ou restaurée. L’accompagnement psychothérapeutique complémentaire peut-être assuré en partenariat, parfois même dans des « microstructures1 ». La prise en charge hospitalière, notamment en unité hospitalière d’addictologie, est appropriée aux cas se situant sur les axes 1 et 2 : intoxications aiguës et sévères, overdoses ; sevrages complexes (dépendances alcooliques majeures, polydépendances...). De même, face à des pathologies associées (cardiaques par exemple) qui rendent périlleuses une cure de sevrage en ambulatoire, une hospitalisation sera envisagée. Les comorbidités psychiatriques empêchant un traitement moins intensif du fait de l’existence d’un risque pour le patient lui-même ou pour autrui (menace suicidaire, psychose aiguë, troubles majeurs
1. Des informations sur le concept de « microstructures médicales » sont disponibles sur le site web de la coordination nationale des réseaux de ce type : http://www.reseaurms.org
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du comportement...) sont bien évidemment des indications pour une hospitalisation. Enfin, les usages présentant un danger manifeste pour soi-même ou autrui, les patients n’ayant pas répondu à des traitements entrepris dans un cadre moins contraignant et dont l’usage persistant constitue une menace pour leur santé physique ou mentale devraient pouvoir bénéficier aussi d’une hospitalisation. En France, l’hôpital s’est doté d’une réponse originale : les équipes de liaisons et de soins en addictologie (ELSA). Ces équipes assurent un important travail transversal qui peut faciliter le séjour à l’hôpital tout en favorisant l’engagement dans l’accompagnement et la prise en charge d’addictions au cours d’une hospitalisation pour d’autres motifs (sevrage alcoolique ou substitution nicotinique par exemple). Le dispositif résidentiel permet, pour des patients qui en ont besoin, un répit de plusieurs mois par l’éloignement d’un environnement directement associé à l’expérience addictive. Mais cette mise à distance n’est qu’un des aspects d’un dispositif qui décline d’autres stratégies, notamment en proposant un environnement thérapeutique, en offrant des appuis émotionnels, relationnels (équipes et groupes de pairs), médicaux et psychiatriques à des patients qui, à l’extérieur, n’ont pas accès à un tel soutien. Le traitement en centre thérapeutique résidentiel (CTR) est indiqué pour les patients dont le mode de vie et les interactions sociales sont centrés sur l’usage de substances, et qui ne disposent pas de conditions sociales et professionnelles, ni d’un réseau social susceptible de les soutenir suffisamment dans une période de leur évolution. Pour ces personnes, l’offre résidentielle de soins procure un environnement sûr et non exposé aux drogues dans lequel elles peuvent renforcer leurs aptitudes personnelles et groupales à prévenir la rechute. Ce type de cadre résidentiel permet une séquence de soins plus intensive, durable et contrôlée ainsi qu’un accompagnement social et un travail de réinsertion plus suivi, en articulation avec les structures ambulatoires. La nature du produit va aussi influencer l’orientation. Le tabac relève essentiellement d’un traitement ambulatoire. Pour l’alcool, en dehors des sevrages complexes, la plupart des prises en charge pour abus ou dépendance peuvent être conduites en ambulatoire ou en hospitalisation de jour, suite à une cure par exemple. La prise en charge résidentielle s’impose pour assurer des soins intensifs aux patients très dépendants qui ne parviennent pas à l’abstinence ou qui rechutent fréquemment. Le cannabis bénéficie de traitements essentiellement conduits en ambulatoire, même si des séjours de rupture sont parfois nécessaires. Pour la cocaïne, les données de la clinique et de la recherche indiquent qu’un traitement global et intensif en ambulatoire est efficace, mais qu’il peut
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nécessiter aussi des périodes d’éloignement du milieu de vie et de restauration physique et psychique. Avec les opiacés, l’hospitalisation est indiquée en cas d’overdose sévère (détresse respiratoire, coma) comme pour les cures de sevrage complexes dont le risque élevé de rechute impose un suivi ambulatoire. Les traitements résidentiels sont utiles pour les patients présentant des antécédents répétés de rechute, une désocialisation, des troubles médicaux ou psychiatriques associés, un environnement sociofamilial défavorable, etc.
L ES
THÉRAPIES PSYCHOSOCIALES
Les thérapies psychosociales ont pour particularité de proposer des espaces où les patients peuvent expérimenter des « savoir-être », des « solutions » autres que le recours à des drogues. Elles prennent plus spécifiquement en compte la dimension interaction sociale, appartenance collective, de l’humain. Elles se déclinent sous des formes diverses, d’intensité adaptée, qui peuvent se succéder tout au long de l’accompagnement. Intervenir sur l’environnement social Les représentations négatives, l’exclusion ou l’auto-exclusion, le sentiment d’abandon vécu par les usagers et les familles, leur isolement, la culpabilité à laquelle renvoient les représentations sociales, sont autant de paramètres dans le développement de conduites addictives encore aggravées par la précarité, la double appartenance culturelle ou l’appartenance à un quartier sensible... Avec la peur et les fantasmes associés aux drogues et aux personnes toxicodépendantes, ce sont autant d’éléments que doit intégrer l’accompagnement dans la double perspective de renforcer le sujet et de sensibiliser son environnement afin de créer ou recréer du lien. Il s’agit de construire les conditions d’une meilleure compréhension mutuelle, de meilleures interactions. La mise en place de groupes de rencontre ou d’activité avec des usagers, des familles, des professionnels, les actions de formation, notamment en direction de professionnels n’ayant habituellement pas accès à une formation et pourtant quotidiennement confrontés à des publics usagers de drogues (les gardiens d’immeubles ou les employés des services de prestations sociales des mairies, par exemple) ont été parmi les premières interventions cherchant à concrétiser cette volonté. Ces actions et ces échanges ont pour objectifs une meilleure compréhension des positionnements et difficultés de chacun, la constitution de réseaux
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locaux de solidarité et d’entraide, et l’aide à l’auto-organisation, mais aussi l’information sur les réponses existantes, la prise de parole sur leur adaptation aux besoins et la construction de nouvelles réponses mieux adaptées. Cette démarche communautaire est souvent difficile à mener, mais elle permet que s’expriment le sentiment d’abandon et d’exclusion d’usagers et de familles, les demandes de plus grande sécurité de la part d’habitants, les limites des professionnels dans leurs pratiques. Elle met en exergue la dissolution des rapports sociaux, la crise vécue en banlieue, la désertification des campagnes1 . Ces confrontations sont indispensables pour faire émerger de nouvelles dynamiques, reconstituer du « capital social » et ainsi créer des conditions nettement plus favorables à la réinscription sociale des usagers. Les familles en tant que partenaires du soin
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Jusque dans un passé récent, l’entourage a été fréquemment considéré par les professionnels comme une simple variable du contexte, voire un élément pathogène ou gênant pour le traitement. Les familles, de leur côté, partageaient le sentiment d’être écartées des soins, culpabilisées et abandonnées à une souffrance souvent ancienne et profonde, alimentée par les comportements de l’usager. Aujourd’hui, il est établi que les patients s’en sortent mieux quand ils bénéficient du soutien de leurs parents. L’entourage est un acteur qui doit devenir un allié de l’accompagnement. Il y joue un rôle majeur par le maintien et la qualité des attaches sociales de la personne. Autant que faire se peut, la famille doit être instituée support et/ou auxiliaire du traitement. Cela est encore trop peu le cas.
Une offre diversifiée : du conseil à la thérapie familiale multidimensionnelle Deux objectifs apparemment opposés sont poursuivis par les soignants : d’une part garantir au patient un espace et une relation respectant totalement son intimité et la confidentialité, d’autre part développer une coopération entre l’ensemble des acteurs, patient, proches, soignant(s). La possibilité de parvenir à ce double objectif dépend d’un ensemble de critères parfois contradictoires. Cela conduit à une diversité des réponses possibles : interventions ponctuelles sur le mode de l’écoute et du conseil, 1. C’est sans doute parce qu’elle met tout cela en lumière qu’elle est rarement développée et soutenue de façon durable par les pouvoirs publics.
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guidances ou médiations familiales, entretiens familiaux ou en couple avec un autre thérapeute que celui du patient ou véritables thérapies familiales. Un parent, conjoint ou ami peut rechercher un soutien pour lui-même afin de mieux aider son enfant, sa compagne, son ami. Les professionnels peuvent être confrontés à une communication totalement rompue dans la famille. Toute participation de celle-ci étant impossible, des solutions alternatives sont recherchées. Parfois, le travail avec la famille est renvoyé à un temps second, dès lors qu’un premier trajet aura pu être fait dans l’accompagnement de la conduite addictive pour en diminuer l’intensité. Dans d’autres situations, la pathologie du système familial est au centre d’un dysfonctionnement dont la conduite addictive n’est que le symptôme. Il s’agit d’une indication de prise en charge familiale orientée vers des équipes formées à ces thérapies. Mais, le plus souvent, le rôle des soignants est un rôle de médiateur. Il privilégie la réflexion collective et l’aide à la prise de décision et vient relayer les défaillances relationnelles de l’usager et sa famille. Il fait circuler la parole et organise l’écoute. Les thématiques de cette médiation sont assez classiques : faire comprendre à l’entourage qu’agir (ou se parler) à l’insu du patient est contre-productif pour son traitement et pour le rétablissement de la confiance ; faire comprendre au patient qu’il ne gagne rien à cacher son problème, ses difficultés et ce qu’il entreprend. Définir les modalités du lien avec l’entourage nécessite l’accord du patient. C’est sans doute l’une des choses les plus difficiles à faire comprendre à l’entourage comme à l’usager. Car en réponse aux comportements de l’usager, les familles sont poussées à diverses stratégies : alliance dans son dos, décisions sans sa participation, etc. Si ces stratégies peuvent apporter un soulagement dans l’instant, elles mettent en péril la finalité de l’accompagnement : l’implication de l’usager. L’objectif est plutôt de diminuer les tensions, l’angoisse et le désarroi, c’est-à-dire de tenter de prendre la mesure du problème pour mieux l’affronter. Quoi qu’il en soit, il revient aux professionnels d’apporter des aides appropriées aux uns et aux autres, d’ouvrir des possibilités de changements internes au système familial, d’aider à imaginer d’autres stratégies éducatives et de débloquer une attitude paralysée par la culpabilité (« je n’arrive pas à lui dire non ») ou par l’implication des parents dans des situations qui ont possiblement favorisé le recours à des drogues (conflits, séparations, absence de communication, voire abandon, violence, addiction d’un parent, etc.). Chacun doit agir sur ce qui lui appartient.
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Cette intervention peut prendre la forme d’une thérapie « protocolisée », comme dans l’approche MDFT1 actuellement expérimentée avec succès auprès d’adolescents polyconsommateurs de cannabis. Il s’agit d’une approche d’inspiration systémique qui intègre les apports d’Aaron Beck sur les théories cognitives des addictions, Carl Rogers sur l’alliance thérapeutique et Salvator Minuchin pour ce qui est de la thérapie systémique. Le modèle se veut pragmatique, centrant l’action thérapeutique sur la consommation et les comportements problématiques. Il écarte l’analyse causale pour privilégier la résolution de la conduite addictive par une approche évaluant facteurs de risque/facteurs de protections et leurs interactions. Il pose une origine multifactorielle à la consommation de cannabis et souligne combien ces facteurs interagissent de façon cumulative : des mauvais résultats scolaires engendrent des difficultés de relations intrafamiliales qui elles-mêmes peuvent avoir un impact sur le rendement scolaire. Il est donc impossible, à partir des seules données cliniques, de différencier ce qui a été la cause de ce qui ne serait qu’une conséquence. En pratique, il peut apparaître judicieux d’intervenir sur l’ensemble de ces facteurs. Il s’agit d’une thérapie multidimensionnelle de par son ambition d’intervenir sur quatre axes principaux : l’adolescent, les interactions familiales, les pratiques parentales et le milieu extrafamilial (les pairs, l’école) (Liddle 1991 ; Phan, 2005).
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Des approches informatives et groupales Les personnes qui vivent avec un usager peuvent aussi manquer d’informations sur la maladie, les effets réels d’un médicament, les stratégies possibles d’accompagnement. La dépendance reste alors conçue comme un « vice » et la rechute est comme une preuve de faiblesse, un problème de manque de volonté. Les médicaments de substitution ne sont que « des drogues légales » et la « vraie guérison » commence lorsque l’on arrête d’en prendre. Le recours aux soins résidentiels est réduit à une simple stratégie d’éloignement. De telles représentations erronées mettent les patients sous pression : il faut baisser au plus vite et arrêter le traitement ; les aides à la prévention de la rechute, au sens d’éviter des situations « déclencheurs », de gérer les stress, sont ignorées ; le soin résidentiel est utilisé à contretemps. Tout cela provoque de véritables conflits de
1. Multidimensional Family Therapy développée par le Center for Treatment Research on Adolescence Drug Abuse de la Faculté de Médecine de Miami, sous la direction d’H. Liddle et G. Dakof, et expérimentée en Europe dans le cadre du projet INCANT (International Cannabis Need of Treatment).
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loyauté — suivre l’avis des soignants ou faire plaisir à son entourage — qui perturbent les traitements. Pour acquérir les informations nécessaires, un soutien peut être proposé au sein d’un groupe de parents. Cette approche, par la sortie de l’isolement et le partage d’expériences qu’elle instaure, apporte des étayages utiles. Mais nous avons vu les risques d’un recours non médiatisé à l’expérience vécue. À ce titre, un outil comme le groupe multi-familial (GMF) est utile. Il s’insère particulièrement bien dans l’accompagnement dont il reprend de nombreux principes, notamment la construction de l’alliance thérapeutique. Il s’agit là encore d’une pratique à la croisée de plusieurs inspirations qui illustre la prise en compte par les thérapies de l’influence de la culture et des stress de vie (Cook Darsen, 2007). Un GMF regroupe plusieurs familles autour d’une pathologie donnée ou d’un même registre, dans un cadre et un but thérapeutiques. Les caractéristiques du GMF favorisent la construction de l’alliance thérapeutique. C’est une « approche plus collaborative, fondée sur la recherche d’alliance, d’affiliation, qui pose la famille en cothérapeute au sein d’un groupe d’entraide composé d’autres familles partageant le même problème. Cette alliance est encore renforcée par la dimension psycho-éducative de cette approche, qui insiste sur le caractère plurifactoriel de l’étiologie de ces troubles » (Cassen, Delile, 2007). La notion d’apprentissage par analogie en est le principe fondateur. Il s’agit pour une famille d’enrichir son monde expérientiel par des échanges avec les autres. Ce processus d’apprentissage mutuel, qui rend plus facile la remise en cause de son propre fonctionnement, est à la base de l’aide à une meilleure résolution des problèmes rencontrés. Le thérapeute multifamilial se positionne dans un rôle de facilitateur des apprentissages. Le deuxième principe est celui de la communauté soignante. Le groupe est le support d’un travail sur les identifications. Par les recontextualisations et le sentiment d’appartenance qu’il promeut, il diminue l’effet stigmatisant et augmente l’efficacité du réseau social. Ce principe s’inspire de l’idée du contexte thérapeutique efficace de Minuchin : le changement résulte de la mise en place d’un système social artificiel qui aide l’individu à fonctionner différemment. Le transfert du changement « appris » en interne dans les relations et le réseau externes est ensuite l’enjeu de la réussite de cette approche. Le troisième principe est psycho-éducationnel. Appliquée à la famille, cette approche associe un axe pédagogique (connaissance sur la maladie, ses causes, ses effets, les traitements, etc.), un axe psychologique (le
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diagnostic, la réaction émotionnelle, le travail de deuil) et un axe comportemental (réflexion sur des stratégies adaptées). Enfin la dimension systémique et familiale du GMF répond à l’implication de la famille dans l’expérience addictive. Elle permet de prendre en compte les niveaux d’émotion, la fonctionnalité de l’environnement par exemple.
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Et les enfants ? Les questions de parentalité ne sont pas l’apanage des seuls parents de personnes dépendantes, elles concernent aussi ces personnes en tant que parents. Aujourd’hui, parmi les usagers de drogues consultant en CSAPA, plus de 25 % ont un ou plusieurs enfants dont ils sont assez souvent séparés1 . Il est bien évidemment nécessaire d’intégrer à l’accompagnement les préoccupations de protection de ces enfants, que ce soit le risque d’intoxication accidentelle par l’absorption des médicaments des adultes, ou, plus largement, la protection de leur santé et de leur éducation. Les campagnes sur le syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF) en sont un exemple. De même sur les effets du tabagisme passif. Plus globalement, un soutien sur la fonction parentale est souvent utile mais rarement entrepris en tant que tel par les équipes soignantes. Les démarches de soins en général et les traitements de substitution en particulier sont une aide majeure et créent des conditions favorables pour aborder ces questions. Les usagers qui prennent ces traitements améliorent nettement leurs capacités de s’occuper de leurs enfants par rapport à ceux qui restent dans une toxicomanie active. Toutes les études ont montré également que les grossesses, leurs suivis et le devenir des enfants ont été considérablement améliorés depuis le développement de ces traitements. Néanmoins, certaines situations peuvent rester instables et inquiétantes, et les soignants doivent chercher à établir des coopérations avec d’autres acteurs impliqués dans la petite enfance pour proposer des suivis et des soutiens de nature à préserver les liens familiaux et à aider ces parents à exercer au mieux leur fonction parentale. Le groupe Au sein des stratégies thérapeutiques, le groupe tient une place particulière. Il reste néanmoins sous-utilisé en France. Pour les uns, 1. Cette proportion est plus importante dans les centres recevant plus spécifiquement des personnes en difficulté avec l’alcool en raison de la moyenne d’âge.
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il faut craindre de l’approche groupale qu’elle minore le processus d’individuation au bénéfice d’une socialisation, voire d’une normalisation. À l’inverse, d’autres défendent que les processus d’individuation affaiblissent le lien communautaire, la socialisation. Il y a donc potentiellement tension entre thérapie et normalisation, entre individuation et socialisation. Selon nous, les groupes peuvent être le support de trois aspects de grande importance de l’accompagnement : la notion d’apprentissage, la notion d’entraide, la notion de collectif thérapeutique. L’idée d’un apprentissage au sein du laboratoire relationnel que constitue le groupe comme support d’un travail thérapeutique sur l’intersubjectivité est centrale. L’objectif est de proposer/créer des situations propices à des stratégies pour changer les comportements conduisant à la prise de substance : apprendre à gérer et à exprimer ses émotions ou apprendre à prévenir la rechute par exemple. Mais le groupe peut aussi avoir des objectifs d’apprentissage plus spécifiques pour répondre à telle ou telle difficulté relevée comme une de ces causes/conséquences de l’expérience addictive. Par exemple des problèmes de communication : la difficulté à écouter l’autre, à partager et à participer à un projet collectif. En réponse, des ateliers de dynamique de groupe peuvent être organisés pour renforcer la capacité de communication et l’image de soi. Cette compétence acquise, complétée par un travail en direction des réseaux d’insertion professionnelle, permet, par exemple, de faire évoluer positivement une démarche d’insertion. Le groupe peut aussi promouvoir l’entraide. C’est l’objectif des groupes d’entraide tels qu’ils se sont élaborés, surtout dans la prise en charge du malade alcoolique. Cette entraide repose sur trois principes : • la place prépondérante des connaissances liées à l’expérience des
patients, c’est le débat sur le « savoir profane », l’expérience de l’usager ; • une conception commune de la maladie autour de laquelle les patients se rencontrent (comme dans les mouvements des Alcooliques-Anonymes et des Narcotiques-Anonymes) ; • l’idée que la personne qui cherche de l’aide est aussi une personne aidante. L’entraide peut être collective, sous forme de la réalisation d’une action ou d’un projet commun, dans le partage des tâches de la vie quotidienne, par exemple en communauté thérapeutique. L’entraide peut être individuelle, prenant alors la forme d’une relation duelle et/ou au sein d’un groupe, centrée sur les difficultés vécues par la personne. L’entraide s’avère efficiente lorsque sont réunies les conditions suivantes :
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• un vécu commun de situations difficiles qui ouvre à un processus
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d’identification basé sur les émotions éprouvées par les personnes face à ce vécu commun ; • le bénévolat et la gratuité, la personne qui en aide une autre n’attend aucune compensation directe ; • le sentiment d’égalité qu’éprouve l’aidant à l’égard de l’aidé. Si le groupe d’entraide permet l’apprentissage de nouvelles connaissances et compétences, son bénéfice principal est apporté par l’appartenance (Lavoie, Stewart, 1995). Il vient soulager le sentiment d’isolement et inverser l’effet d’exclusion du stigmate. L’entraide apporte aussi les bénéfices liés à la satisfaction d’aider autrui : les personnes ressentent qu’elles comptent les unes pour les autres, qu’elles peuvent être entendues et s’inscrire de manière positive et authentique dans un lien. Ce processus participe à la restauration de la confiance en soi. Le groupe d’entraide fait partie des outils qui associent une nouvelle perception du problème par l’usager, de son potentiel et un sentiment de plus grand contrôle sur sa vie faisant émerger le sentiment de « pouvoir agir ». En sollicitant l’axe des compétences relationnelles, le groupe d’entraide touche à une spécificité des conduites addictives qui peut aussi donner lieu à des abus, dès lors que l’on profite de ce besoin d’appartenance. Enfin, la dynamique de groupe peut s’inscrire dans une finalité plus spécifiquement thérapeutique. Elle permet l’identification de mécanismes de défense et d’attitudes relationnelles qui contribuent à l’addiction. Dans le miroir du groupe, l’usager perçoit ses schémas de fonctionnement relationnel. Il mesure sa part de responsabilité dans ses échecs sociaux, sa façon de vivre (ou souvent d’éviter de vivre) l’intimité. Cette auto-observation et le feed-back du groupe ainsi que le désir d’être accepté, l’encouragent à tenter certains changements dans ses attitudes et ses actions vis-à-vis des personnes pour améliorer sa situation sociale et ses relations. Les membres du groupe suggèrent à chacun des stratégies pour essayer de moins se défendre et de mieux vivre ses émotions avec le soutien des autres. À la pratique du groupe de thérapie, l’immersion dans une structure résidentielle ajoute les interactions de la vie quotidienne. La permanence de la vie en groupe vient s’ajouter à la thérapie de groupe renforçant l’apprentissage d’une démarche de resocialisation. L’hébergement et les soins résidentiels Historiquement, le soin résidentiel a été la réponse principale à l’alcoolisme et aux toxicomanies. L’idée dominante était la nécessité d’éloigner
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les usagers de leur milieu pour construire de nouvelles habitudes de vie avant de mettre en œuvre un projet d’insertion. Bien qu’étant le temps fort du parcours, ce dispositif n’a curieusement donné lieu à aucune étude ni évaluation clinique, et a été ballotté entre une finalité d’insertion et une finalité thérapeutique. Sa prééminence a été relativisée par la politique de réduction des risques et le développement des traitements ambulatoires qui font évoluer le paradigme de soin : l’abstinence n’est plus la finalité unique et ne passe pas forcément par l’éloignement. Ce désinvestissement du résidentiel au profit d’une approche ambulatoire et motivationnelle atteint cependant ses limites face au nombre croissant de patients présentant des situations lourdes pour lesquelles les traitements ambulatoires ne suffisent pas. Pour ceux-là, la réponse doit être plus structurée (Edwards et al., 1977). Il est aujourd’hui indispensable de disposer d’un panel diversifié d’options utilisables en fonction des besoins individuels, y compris ceux de patients, peu nombreux en effectifs mais gros consommateurs de soins en ambulatoire (fréquemment et longtemps) pourtant peu adaptés à leur situation et donc sans réels bénéfices au long cours. La littérature internationale relève l’intérêt particulier des approches résidentielles vis-à-vis de publics spécifiques : personnes présentant des comorbidités psychiatriques, détenus/sortants de prison, femmes enceintes et dyades mère-enfant, adolescents et jeunes en errance, consommateurs de crack nécessitant pour un temps un éloignement de leurs lieux habituels de consommation. Les travaux de l’APA mettent en valeur l’association approche communautaire par les pairs et prise en charge psychiatrique comme l’une des meilleures options pour traiter les co-morbidités addictologiques et psychiatriques, dont on sait qu’elles sont un des premiers facteurs de rechute et de mauvais pronostic. Dans cette optique, l’hébergement devrait offrir plusieurs niveaux de réponses pouvant s’articuler : • l’hébergement de crise qui nécessite un plateau technique de haut
niveau de compétences (hôpital et centres de crise) ; • l’hébergement d’urgence et de transition, inconditionnel, en particulier pour les usagers les plus marginalisés, dépassant une simple mise à l’abri, offre des possibilités d’accès aux soins et une orientation vers des dispositifs de plus long séjour ; • l’hébergement organisé autour d’un programme thérapeutique, le soin résidentiel ; • l’hébergement visant l’insertion sociale et professionnelle, tel que les appartements thérapeutiques, appartements relais, ou encore les places
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dédiées en centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Il confronte à la « vraie vie », tout en offrant un soutien par des professionnels médico-sociaux. Toutes ces structures sont indispensables dans l’accompagnement, le parcours de soin et d’insertion de nombreux usagers. Les centres thérapeutiques résidentiels (anciennement appelées « postcures ») proposent des programmes qui bénéficient d’une présence professionnelle 24 heures/24 heures et fournissent un soutien psychologique (individuel et/ou groupal), psycho-éducatif, médical et parfois des actions de réinsertion. La durée du séjour jusqu’à un an intègre le délai nécessaire pour atteindre les critères permettant un retour vers un cadre moins structuré et restrictif. Ces critères incluent la redynamisation pour s’engager dans un programme ambulatoire, l’aptitude à se protéger face à des situations où les drogues sont potentiellement disponibles (sorties de week-end, travail de réinsertion à l’extérieur, sorties non accompagnées, etc.), un cadre de vie (famille, réseau social, emploi, etc.), une stabilisation suffisante des co-morbidités somatiques et psychiatriques. Les communautés thérapeutiques se définissent comme des centres résidentiels de plus long séjour (jusqu’à deux ans). Elles sont destinées à des patients qui, trop attachés à leur mode de vie et à l’identité qui s’y associe, n’ont pu tirer profit de programmes ambulatoires ou de traitements résidentiels « brefs ». L’environnement sûr et sans drogues, et les interactions de la vie communautaire avec des pairs plus avancés dans leur réadaptation fournissent des éléments de restructuration par des modèles identificatoires positifs et par la pression de groupe (modeling). Cette approche aide les résidants à développer leurs capacités à gérer le stress, à reprendre confiance en eux et à avancer sur la voie de l’autonomie et de la resocialisation par une responsabilisation croissante. Le soutien communautaire vise, par les réunions collectives permettant des échanges sur l’expérience de chacun, à réduire les mécanismes de déni ou de projection qui relativisent l’impact négatif des usages de substances dans la vie du sujet et celle de ses proches. Les suivis individuels permettent parallèlement l’élaboration d’un projet personnel. Les services de soins de suites et de réadaptation (SSR) sont le modèle de l’hébergement dominant en alcoologie. L’appellation services « de suite » désigne des soins initialement conçus selon des étapes similaires à celles de la « cure/postcure/(ré)insertion » à l’origine du concept de « chaîne thérapeutique » en toxicomanie. Une succession de dispositifs dans une chronologie apparemment logique mais dont de nombreux usagers n’utilisaient qu’une partie. Aujourd’hui, le traitement n’est plus conçu selon une trajectoire linéaire mais comme une organisation
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souple de services et de prestations complémentaires, sur le modèle des réseaux, disponibles en fonction de la trajectoire individuelle de l’usager, associant plus ou moins finalités sociales et thérapeutiques (Hervé, 2003). Pour leur part, si les SSR continuent généralement de se situer dans une chronologie d’après cure médicale, certaines de ces structures mettent elles aussi en place des programmes thérapeutiques accessibles à différents moments du parcours de soin, et quelques-unes assurent des fonctions plus spécifiques envers des personnes présentant de graves déficits neurologiques et cognitifs. Globalement, les objectifs thérapeutiques de ces différentes structures sont assez similaires : « Offrir une infrastructure et un accompagnement [...] permettant aux usagers d’accomplir un changement profond, de retrouver un mieux-être, de rompre avec la dépendance, de réapprendre à vivre sans alcool ni autres toxiques, d’aider les usagers à élaborer leur projet de vie et à mettre en place un suivi social, lorsque cela s’avère nécessaire, afin de favoriser leur autonomie, d’élaborer leur programme thérapeutique et/ou pédagogique à partir des besoins des usagers, et à l’individualiser par l’écoute, le dialogue, l’échange et la communication » (FNASEA, 2007).
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THÉRAPIES PSYCHO - ÉDUCATIVES
Ces thérapies mettent la notion d’apprentissage au centre de leur finalité. Bien évidemment, apprendre pour changer, ou changer pour apprendre, fait partie de toutes les approches thérapeutiques, nous en avons déjà vu de nombreux exemples. Ces thérapies visent plus particulièrement à enrichir les compétences expérientielles de la personne, à l’aider à acquérir des compétences cognitives et sociales nouvelles pour réaliser le changement visé et sa consolidation. Les thérapies cognitives de prévention de la rechute Les travaux sur la prévention de la rechute sont d’inspiration cognitivocomportementale. Ils contribuent à mettre en lumière un temps majeur du travail avec le patient addict. Les études de Bandura (1977) et de Marlatt (1985) sont à la base de cette démarche qui considère la rechute comme une séquence spécifique. Elle met en jeu les facteurs incitatifs de l’usage : facteurs de vulnérabilité, absence d’adaptativité, coping, éléments déclencheurs du craving, etc. En ciblant ces mécanismes, la prévention de la rechute propose à l’usager une approche pragmatique et dédramatisée : repérer les situations particulièrement « à risque »,
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les anticiper, identifier des stratégies les plus adaptées et solliciter des ressources nécessaires. La prévention de la rechute s’inscrit dans la démarche d’alliance thérapeutique. La rechute n’est plus un échec culpabilisant, vécu comme la remise à zéro d’une démarche d’abstinence. C’est un événement désagréable, mais qui doit être source d’apprentissage supplémentaire. Tout « échec » permet de comprendre ce qui n’a pas fonctionné. Le recadrage de l’événement « rechute » conforte l’usager dans l’idée qu’il n’y a pas une rupture du parcours de soins et que le projet adopté reste d’actualité. La prévention de la rechute a pu être conceptualisée sous la forme de programmes spécifiques, associés à l’abstinence. Elle participe de l’accompagnement global de l’usager vers la mise en place d’un mode de vie plus adapté. Elle peut donc aussi prendre place en complément de traitements de substitution, d’une autre chimiothérapie et de tout autre type de traitement. La définition négociée de l’objectif permet aussi de faire place à des programmes de consommation contrôlée (Aubin, 2006) qui associent l’usager. Car c’est bien la capacité à en faire un outil au service de l’usager dans son trajet spécifique qui en fait sa valeur. Elle trouve sa pleine utilité non seulement par sa dimension « formative » mais en s’inscrivant dans la recherche d’un style de vie plus adapté, source de satisfaction. Pour Marlatt et Gordon, tant que les contraintes externes (je dois) sont plus importantes que les plaisirs internes (je veux), l’usager peut ressentir ce sentiment de frustration qui viendra justifier la consommation (Lukasiewicz, Frénoy Peres, 2006). Concrètement, elle peut prendre la forme d’une « formation personnelle », une séquence d’apprentissage en groupe, sur un nombre donné de sessions. La réflexion est centrée sur les processus mis en jeu lors des reprises de produits. Chaque session aborde un thème spécifique : le processus de la rechute, le craving, les déclencheurs internes, etc. Les participants sollicitent leurs capacités d’observation, ils analysent leurs comportements et leurs émotions. Le groupe permet d’optimiser ce travail par la confrontation et l’échange entre participants et animateurs. L’éducation thérapeutique L’éducation thérapeutique regroupe un certain nombre de pratiques visant à permettre au patient l’acquisition de compétences, afin de pouvoir prendre en charge de manière active sa maladie, ses soins et leur mise en œuvre au quotidien, en partenariat avec ses soignants. Elle concerne essentiellement les patients atteints de maladies chroniques
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(diabète, asthme, Alzheimer...) qui nécessitent de la part des patients une adhésion étroite aux diverses modalités du traitement et de la surveillance (prise de médicaments, suivi de régime, auto-surveillance de paramètres biologiques, etc.) afin d’éviter la survenue de complications. L’éducation thérapeutique prend naturellement place dans l’accompagnement des personnes dépendantes dont elle partage de nombreux principes. Fondée sur des valeurs de responsabilité (partage de la responsabilité thérapeutique soignant/soigné), respect, autonomie, équité, accessibilité, elle reconnaît l’importance d’un support social de qualité dans la gestion d’une affection chronique. Elle connaît un début d’application dans le cadre des traitements de substitution des opiacés et des traitements de l’hépatite C. L’éducation thérapeutique procède d’une démarche éducative. Elle se fonde sur l’établissement d’un diagnostic éducatif, culturel et social qui doit permettre au professionnel d’identifier les représentations de l’usager, ses croyances, ses attitudes et ses connaissances vis-à-vis de la maladie, de la physiologie concernée et la contextualisation du traitement. Il cerne le stade d’acceptation et les capacités d’autocontrôle de la maladie, les priorités de l’usager. Un contrôle interne conduit à une attitude active, le contrôle externe débouche davantage sur une attitude passive. Outre le soignant et l’usager, il intègre autant que possible l’entourage familial. Ce diagnostic permet au patient de se connaître et de savoir ce qu’il peut attendre de l’éducateur. Les contenus proposés sont d’ordre cognitifs (connaître la maladie, les traitements...) et pédagogiques (mise en œuvre du traitement). Trop souvent conçue comme une « éducation du patient », alors qu’il s’agit d’une coéducation patient-soignant, l’éducation thérapeutique doit également intégrer tout le savoir acquis par le patient dans son contexte psychosocial et répondre aux difficultés qu’il rencontre avec son traitement dans sa vie quotidienne. Les associations de patients tels ASUD, AIDES ou SOS-hépatite, sont particulièrement actives et impliquées dans la diffusion de ces compétences. Les thérapies psychocorporelles Dès les premières « cures de désintoxication », il y a plus d’un siècle, une place importante a été donnée à une démarche impliquant le corps. Il s’agissait de kinésithérapie, de bains, de massages ou d’autres formes de relaxation destinées à soulager un corps en souffrance dans le manque. La prise en compte du corps se retrouvait aussi à d’autres étapes de la thérapie : appel à l’effort physique comme dans certaines activités en
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centre de postcure, des sports de plein air, raids en montagne, traversées d’océans. Il s’agissait de substituer de « bonnes » sensations à celles de l’effet de la drogue. Avec, parfois, une mise en compétition de ces sensations vis-à-vis de celles provoquées par le psychotrope. Les approches corporelles se sont moins focalisées sur la période du sevrage pour participer au processus d’enrichissement de la personne. Il s’agit toujours de jouer sur les sensations corporelles, certes, mais pour les retrouver, apprendre à les verbaliser, à leur donner sens, en identifiant et respectant les temps nécessaires de récupération. La pratique clinique amène au constat d’une difficulté, lorsque l’effet du produit n’est plus là, pour retrouver des investissements susceptibles de procurer du plaisir. Cette anhédonie, associée à la recherche de sensations fortes, est une composante centrale de la problématique de nombreux patients. D’où des propositions d’expériences thérapeutiques nouvelles, activités d’équipe ou individuelles, sports ou loisirs, dans le but de se servir du corps comme un vecteur de construction de soi, d’expression et de communication (Dolbeault et al., 1997). Au corps « anesthésié » par l’expérience addictive on propose d’autres expériences, et particulièrement des expériences de plaisir, afin d’aider le sujet à se le réapproprier. Les modes d’« expérimentation » (caissons d’isolation sensorielle, yoga...) importent moins que le dispositif de parole et de repérage du sens de l’expérience. Il s’agit de favoriser l’élaboration d’une expérience globale à partir de l’expérience psychocorporelle et psychosociale1 . D’autres activités utiliseront le corps comme moyen, mettant alors en avant la notion de travail, notamment par des ateliers d’insertion. L’objectif est alors le plaisir à découvrir de nouvelles techniques professionnelles, d’acquérir ou retrouver un savoir-faire gestuel. Selon les cas, on passe du simple plaisir moteur à une stratégie de qualification en vue d’une réinsertion. Dans ces activités d’équipe ou d’atelier, il y a, en résidentiel comme en ambulatoire, une dimension incontestablement éducative : se confronter au respect du rythme et des horaires d’un travail ; à la durée d’un match, à la chronologie d’une compétition, à la gestion de sa fatigue. C’est donc la dimension du temps, vécu et ressenti par le corps qui est alors sollicitée, sa discipline. Dimension utile dans la vie quotidienne, une fois obtenu l’arrêt de la consommation : engagement personnel — tant physique que mental —, autocontrôle de ses émotions et de ses difficultés psychiques, capacité de dépassement de ses limites, réapprentissage de la vie communautaire, engagement total de l’individu 1. Voir chapitre 3.
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mettant ses ressources au profit des autres membres du groupe comme de lui-même. Les thérapies par l’expression créative Partie prenante de l’accompagnement, ces propositions sont présentes autant en ambulatoire qu’en résidentiel. Elles déclinent tous les principes de l’accompagnement. En premier, ces activités participent de la restauration de l’estime de soi, tant par l’appartenance au groupe, que par la production créatrice et par la restitution au public potentiel (expositions, spectacles, etc.). Les structures médico-sociales sont de plus en plus nombreuses à proposer des activités artistiques ou de loisir. Il ne s’agit à ni d’ergothérapie ni d’activités « occupationnelles », mais d’activités visant à lever le stigmate social qui exclu et isole, à solliciter et expérimenter les compétences relationnelles mise à mal, tout en suscitant une motivation pour un travail plus personnel. L’expérience conduite dans le cadre de l’ACERMA est un des exemples particulièrement productifs depuis 19871 . Même si ce n’est pas l’objectif premier, ces activités sont aussi des temps d’apprentissage. Apprentissage de la technique d’expression créative retenue, apprentissage des règles du groupe d’activité, apprentissage de l’identification des émotions. Enfin, elles ont une dimension thérapeutique en mettant en jeu la capacité à exprimer ; utiliser la parole pour réorganiser sa pensée, exprimer sa pensée, ses émotions par écrit ; favoriser et diversifier les processus associatifs cognitifs ; laisser une trace de son état d’esprit à un moment donné ; revenir sur ses écrits, ses productions et se confronter à son évolution. Travail sur l’intime et sur l’odeur, travail sur la recherche de limite, dans des stratégies d’essais et d’erreurs. Autant d’éléments qui pourront alimenter la thérapie individuelle.
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THÉRAPIES PSYCHODYNAMIQUES
L’approche psychodynamique a longtemps dominé le dispositif d’accueil des toxicomanes, le dispositif alcool restant plus somatique. On connaît la critique qui en a été faite : focalisation sur une approche 1. L’historique, les activités proposées et la « vocation » de l’ACERMA sont sur le site web de l’association : http://acerma.org
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unique, sélection d’un public apte à rentrer dans ce cadre, retard pour répondre aux questions de santé publique. Même si ce « monopole » clinique était loin d’être avéré, l’épidémie de Sida et la mise en place des traitements de substitution ont montré qu’un blocage réel existait visà-vis d’autres démarches thérapeutiques. Ce blocage étant aujourd’hui dépassé, la plupart des acteurs ayant délaissé les polémiques au profit d’un dialogue qui ne peut qu’enrichir la compréhension des problèmes, cette approche retrouve une place légitime (Jacques, 2006). Depuis les premiers travaux de Freud, d’autres recherches ont été effectuées sur le lien entre personnalité et conduite addictive, puis entre conduites addictives et approche psychothérapeutique. Bergeret, Mc Dougall, Le Poulichet, Nasio, Jeammet et Assoun ont, entre autres, permis de dégager un solide corpus de connaissance : états limites, passage à l’acte et mise en acte, névrose phobique, dépression et troubles de l’humeur, personnalités narcissiques sont associées aux conduites addicitives. Nous renvoyons le lecteur à la riche littérature produite (Chassaing et al., 1998). Tout naturellement l’accompagnement intégrera ce travail sur le fonctionnement psychique. Il se structure entre un pôle conseil/guidance et un pôle plus psychothérapeutique. Le principe d’une restructuration de l’activité psychique comme levier pour un traitement possible de l’addiction se distingue des théories qui voudraient trouver dans le passé psychologique du patient un élément traumatique circonstanciel (un fait traumatique marquant) ou fondamental (sous forme d’un déficit structurel) qui justifierait sa consommation. En revanche, la dimension de soutien, visant à étayer la personnalité du patient, à consolider son identité et à renforcer ses mécanismes de défense pour lui permettre de mieux supporter les conflits internes et externes est primordiale. Pedinelli et Rouan (2002) invitent à distinguer la logique du comportement addictif de la logique du sujet addict. Le comportement est fondé sur l’appel à un produit pour « agir » sur la jouissance/souffrance du corps et qui enclenche le cycle de la dépendance. Le sujet addict, lui, exprime sa crainte de la dépendance à l’autre, cet autre non maîtrisable et dont pourtant il dépend dans ses affects. La dépendance est donc tout à la fois d’origine « subjective » dans la relation à l’autre, et conséquence « objective » du comportement d’usage. L’une pouvant servir à cacher l’autre. La psychothérapie va dénouer les liens subjectifs de la dépendance. Son questionnement sur les mobiles inconscients des conduites participe de cette expertise de soi qui est un fondement de l’accompagnement.
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L’approche psychothérapeutique vient donc dans un temps second, ou sur un axe parallèle, comme une autre étape du trajet d’accompagnement. Elle se concentre sur les mécanismes psychiques altérant les facultés de réaction et les relations humaines. L’approche psychodynamique fait de la conduite addictive une solution qui vient répondre à une double défaillance psychique : celle de l’élaboration mentale que révèle une tendance à la mise en acte qui court-circuite la mise en mot des émotions ; celle du processus de séparation/individuation qui est le support de la conflictualisation narcissico-objectale. Ces problématiques de l’agir et ces tensions narcissico-objectales sont très présentes à l’adolescence. Elles traversent les interactions de familles confrontées à la refonte des règles sociales dans une société profondément transformée comme nous l’avons décrit1 . Joyce Mac Dougall parle ainsi d’une conduite apprise pour tenir des rôles psychosociaux, d’autres psychanalystes ont évoqué une pathologie où l’aspect comportemental domine, ce qui la rend peu réceptive à l’interprétation. Avec ces patients figés dans un destin « addictif », le travail thérapeutique reviendra souvent à remettre en mouvement ce qui s’est figé, à redonner du jeu : « La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute [...] Le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire » (Winnicott, 1971).
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TRAITEMENTS MÉDICAUX
Comme l’écrit Jean-Luc Vénisse2 , « les troubles des conduites ont de tout temps été les mal aimés de la nosographie psychiatrique : conduites addictives et psychopathiques sont de ce point de vue à peu près à la même enseigne, celle de troubles qui peuvent désorienter et décourager cliniciens et équipes soignantes ». Et ces troubles peuvent conduire à de nombreux abus, soit dans un interventionnisme excessif, soit dans un refus de soins. Les personnes toxicomanes mais aussi alcooliques qui sont passées à l’hôpital psychiatrique ces dernières décennies peuvent souvent en témoigner. Mais cela démontre surtout la difficulté de déterminer, par rapport à ces conduites, ce qui est du pathologique justifiant 1. Voir chapitre 5. 2. « Peut-on soigner une conduite ? », deuxièmes assises nationales de la FFA, 27 et 28 septembre 2007, à paraître.
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l’intervention médicale, ce qui est de l’adaptation au monde et ce qui est tellement multifactoriel que le médical ne saurait agir seul. Si la pratique médicale cherche à prendre en compte l’individu dans sa globalité, de par sa méthode clinique, la médecine aborde la dépendance à partir d’un dysfonctionnement anatomo-fonctionnel, aujourd’hui situé dans des mécanismes neurobiologiques1 . Les traitements médicaux de l’addiction visent donc à compenser des dysfonctionnements biologiques et/ou à en atténuer les effets perceptibles. Ils ont eu pour fonction de « dissuader », c’était le modèle de la cure de dégoût de l’alcool par le disulfiram. Ils peuvent avoir comme objectif d’aider à arrêter l’usage du produit, c’est le modèle du sevrage. Ils viennent aussi déplacer et contrôler la dépendance, c’est le modèle de la substitution. Mais la médecine, avant de traiter le processus addictif lui-même, a surtout traité ses complications et ses troubles associés. C’est d’ailleurs dans ce domaine qu’elle tient toujours son rôle essentiel.
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Les traitements des troubles concomitants et des complications Troubles associés, comorbidités, troubles concomitants, double diagnostic, les différents termes recouvrent de très nombreuses pathologies somatiques et psychiatriques préexistantes, récurrentes ou fortuitement coexistantes. Dans le domaine psychiatrique cela nous rappelle que les conduites addictives sont transversales à la pathologie : elles sont possibles dans toutes les pathologies de la personnalité, névroses, psychoses, états limites, mais aussi sans aucune de ces pathologies. Toutefois, certaines addictions comportent davantage que d’autres des complications psychiatriques en raison des effets neurotoxiques spécifiques des certaines substances sur des sujets apparemment plus vulnérables à ces effets. Et certains troubles de la personnalité paraissent plus souvent associés que d’autres à des conduites addictives, en particulier les troubles de la personnalité limite2 .
1. Voir « L’histoire du concept médical de l’addiction », chapitre 5. 2. Ces troubles de la personnalité limite (TPL) recoupent schématiquement ceux des personnalités dysociales (appelées « personnalités anti-sociales » dans le DSM-IV, ce qui en dit long sur le stigmate dont elles sont l’objet, même par la médecine), des personnalités narcissiques et des « États limites ». Ils sont marqués principalement par trois traits caractéristiques : l’impulsivité, l’instabilité et l’intensité (Labrosse, Leclerc, 2007).
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Les troubles de personnalité et les pathologies psychiatriques Les liens entre troubles de la personnalité et addictions sont fréquents et relativement bien connus aujourd’hui. Ces troubles posent des problèmes dans la relation thérapeutique, et les modes de prise en charge de ces patients gagneraient à l’approfondissement de cette double pathologie et des contre attitudes qu’elle détermine souvent. La séduction hystérique, l’évitement phobique, la ratiocination obsessionnelle, la méfiance paranoïaque, l’incohérence et le morcellement schizophrénique, les délires hallucinatoires, les passages à l’acte des états limites sont autant de difficultés spécifiques à la mise en relation. Le travail transdisciplinaire doit en tenir compte, notamment vis-à-vis des personnalités limites qui posent souvent le plus de problème aux équipes soignantes comme à leur entourage. Ce travail peut permettre d’anticiper, dans la relation thérapeutique, les mécanismes d’idéalisation/déception, les passages à l’acte, la difficulté à élaborer la frustration, la labilité des émotions, etc. D’autres liens entre addictions et pathologies psychiatriques sont connus depuis longtemps mais restent complexes : les troubles anxieux et les alcoolisations, des « pharmacopsychoses » ou tout au moins des pathologies psychotiques avec certains produits (hallucinogènes, psychostimulants...), etc. D’autres font davantage l’objet d’un intérêt clinique ces derniers temps comme les troubles bipolaires, dont l’alternance de « haut » et de « bas » vient s’adjoindre à l’alternance high-down des usagers. Nous ne ferons pas la liste de tous ces troubles concomitants possibles, nous insisterons en revanche sur l’indispensable coordination des soins, car plus que de savoir si l’accompagnement se fait par telle ou telle équipe, l’enjeu essentiel pour ces personnes est la prise en compte de leurs différents problèmes. L’articulation des soins pose le problème général de la coopération entre les dispositifs addictologiques et psychiatriques, notamment pour le diagnostic, dans les situations de crise aiguë et pour l’organisation de l’accompagnement thérapeutique. Cet accompagnement nécessite des prescriptions adaptées et un suivi qui s’apparente à ce que nous avons décrit à propos de l’éducation thérapeutique. Il est particulièrement important de bien en définir les modalités entre les partenaires concernés, afin d’en présenter un cadre cohérent au patient. Tout cela démontre en tous les cas combien la place de la psychiatrie dans les soins en addictologie devrait être mieux définie.
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Les pathologies somatiques associées Pratiquement toute la séméiologie médicale peut être associée à la pathologie addictive. Citons bien entendu les nombreux cancers dans lesquels elle est impliquée (mais qui apparaissent le plus souvent après un long temps de consommation), les pathologies hépatiques et neurologiques favorisées par une exposition à l’alcool, les problèmes de grossesse, les overdoses, les infections contaminantes notamment par l’usage de la voie veineuse, etc. Les hépatites et le sida restent un des risques majeurs liés aux usages de drogues. Ils impliquent une mobilisation tant pour le dépistage, que pour l’accès au soin et la réduction des risques. L’exemple du VHC est significatif de ce qui peut être fait grâce à une alliance thérapeutique efficace. Selon les études, 50 % à 70 % des usagers de drogues par voie veineuse et intra-nasale sont contaminés. Seuls 10 % à 15 % d’entre eux sont actuellement traités alors que les traitements conduisent à la guérison dans 50 % à 80 % des cas selon le génotype du virus. 70 % des quatre à cinq mille nouvelles contaminations annuelles par le VHC concernent ces usagers, le plus souvent jeunes. Les contaminations par le virus de l’hépatite B persistent du fait de la faible couverture vaccinale de cette population. C’est un domaine — mais cela peut être étendu à l’ensemble des dommages somatiques liés aux addictions — dans lequel la politique de réduction des risques a enregistré d’importants résultats mais où une remobilisation s’impose, sans se cantonner à la seule question du risque de l’injection, pour adapter les actions et les « outils » aux nouveaux risques qui apparaissent. Pour des patients qui nécessitent un suivi à la fois médical, psychologique et social, l’équipe transdisciplinaire de CSAPA constitue un ancrage particulièrement pertinent. Plusieurs expériences ont montré, par exemple, l’intérêt d’intégrer la prise en charge de l’hépatite à celle réalisée au titre de l’addiction, les suivis hospitaliers étant réservés aux cas les plus complexes (co-infections VIH-VHC, non-répondeurs). Mais les freins au traitement tiennent aussi et considérablement aux conditions sociales et de vie des usagers. Les publics reçus en centres de soins et plus encore en structure de première ligne, sont majoritairement en situation de précarité sociale quant au logement et aux ressources (données OFDT, 2005). Le souci qu’ils ont de leur santé passe après de multiples contingences, liées tant aux besoins des consommations qu’à la survie matérielle. Même si des progrès ont été effectués depuis la terrible épidémie de Sida dans les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, de nombreux progrès
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sont à réaliser pour améliorer d’une façon générale l’accès précoce aux soins médicaux de cette population. Les traitements substitutifs Les traitements substitutifs n’existent à ce jour que pour les opiacés et le tabac. Pour des raisons pharmacologiques déjà évoquées, les substituts nicotiniques, bien que d’une aide non négligeable pour des personnes dépendantes du tabac, sont nettement moins efficaces que les TSO. Ces derniers constituent, nous l’avons déjà souligné, une grande avancée et ont eu un impact très positif sur de nombreux plans. L E PRINCIPE DE LA SUBSTITUTION « Le principe qui sous-tend les traitements de substitution consiste, à partir de la prescription médicale d’un produit qui soulage le manque sans produire de sensations agréables et d’une prise en charge psychosociale adaptée, à offrir un cadre de vie sorti de l’illégalité pour permettre à la personne de réduire (voire d’arrêter) ses consommations de drogues et les risques associés, de s’occuper de sa santé et d’adopter un mode de vie moins déviant, notamment par l’insertion professionnelle et l’arrêt de la délinquance. » Auriacombe, 2006.
Contrairement à une idée reçue, la substitution ne s’oppose pas à l’abstinence, mais elle est une alternative au sevrage immédiat et brutal. Le traitement de substitution permet à l’usager d’investir les autres champs thérapeutiques de l’accompagnement afin d’y récupérer du contrôle et de se dégager des effets de la centration. C’est là tout son intérêt. Si le sevrage peut symboliser la route directe, la substitution offre l’opportunité d’un trajet plus lent, plus progressif, moins risqué et beaucoup plus adéquat pour faire un travail de redéfinition de soi et de son mode de vie. La règle d’une alliance thérapeutique autour d’objectifs personnalisés s’applique parfaitement à ces traitements. Si le traitement est prescrit dans une finalité divergente de celle de l’usager, et si les moyens de l’accompagnement ne sont pas cohérents avec l’objectif recherché et les ressources de la personne, les résultats peuvent être à l’opposé de ceux attendus. L’effacement des sensations du manque et de la dépendance, l’effet d’apaisement, éloigne le besoin de « défonce ». Il permet d’affronter et de redécouvrir ses propres sensations, ses émotions, y compris la dépression, et ramène à cette finalité de l’accompagnement : aider au
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passage à une autre expérience et à une redéfinition de soi. Ce travail est en partie axé sur le présent, aidant autant que nécessaire l’usager à s’approprier son environnement : l’expérience de plaisir n’est pas déniée, elle est peu à peu alimentée à d’autres sources que le produit de défonce. Et c’est bien parce qu’il y a satisfaction dans ses différentes dimensions — bien-être corporel, physique autant qu’affectif, ou autre — que le processus thérapeutique fonctionne. Il en résultera un dernier effet : ainsi dégagé de l’obligation de conserver des liens constants au monde des drogues, l’usager va pouvoir s’ancrer dans des réseaux sociaux communs. Dans l’analyse qu’elle propose, Anne Guichard (2006) décrit différents profils d’usagers selon leur objectif et leurs capacités d’autonomie : ceux tournés vers la réinsertion et voyant le traitement comme une ressource, les adeptes d’une gestion contrôlée des produits et inscrits dans une logique de maintenance, et ceux qui expérimentent d’autres expériences toxicomaniaque — le médicament devenant une drogue légale. Cette polysémie des modes d’usage de ces médicaments et des effets du traitement n’est pas surprenante. Elle prolonge la polysémie des drogues dont nous parlions dans la première partie. Ce qui rend les choses différentes dans le cadre d’un TSO, c’est l’existence d’un « tiers soignant » qui va permettre de ne pas laisser le rapport sujet-produit s’enkyster et d’aider le patient à franchir des étapes. Le premier palier de stabilisation est généralement vécu au début avec plaisir, notamment lors de la phase d’atténuation sensible des effets majeurs de la centration. Ce premier résultat positif constitue souvent l’amorce d’une spirale ascendante et d’une reconstruction. Si ce palier n’a pu être atteint, la perception d’un relâchement de l’étreinte de la dépendance ne se produit que trop partiellement et l’effet « traitement » a du mal à s’amorcer. Cette situation est alors vécue comme de l’immobilisme, parfois aussi du côté du soignant qui s’étonne de la chronicisation. Enfin, quand la souffrance domine encore l’existence, quand l’état de bien-être s’avère difficile à atteindre, le MSO est réduit au statut de médicament nécessaire mais est incapable d’apporter de réel soulagement. Si l’effet du médicament est insuffisamment accompagné, si le patient est laissé à ses difficultés, les résultats sont sans surprise : c’est le potentiel de départ qui fait la différence, plus que la molécule. Ceux qui ont préservé des ressources économiques, un capital social et un potentiel de gestion de l’addiction vont organiser leur trajet de soin, utilisant les aides et mettant à profit le peu de cadre. Ceux qui ne disposent pas de ces acquis de départ iront vers une dérégulation du cadre et, parfois, même s’ils bénéficient a minima d’un effet d’apaisement social, vers
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une dégradation encore plus forte (Duprez, Kokoreff, 2000 ; Bouhnik, Touzé, 2001). Cela ne remet nullement en cause l’intérêt des TSO, mais interroge surtout le mode d’accompagnement mis en place. Les traitements de sevrages De même que certaines définitions psychopathologiques peuvent enfermer la conduite addictive dans une fatalité, avec l’idée d’un sujet faible, inapte au contrôle et à la gestion de ses usages, la définition biologique de la dépendance produit son propre fatalisme. La notion de sensibilisation en est une des illustrations possibles : si la drogue laisse une trace indélébile, « on reste alcoolique ou drogué toute sa vie ». C’est la théorie du « once addict, always addict » qu’utilisent les Alcooliques-Anonymes ou les Narcotiques-Anonymes. Elle construit l’image d’un sujet victime de son dérèglement biologique, inapte à se contrôler, quels que soient ses motivations et son contexte (sa famille, son travail...), sauf à s’en remettre à une force supérieure ou à une « désintoxication » magique. Ainsi, régulièrement, apparaissent puis disparaissent des techniques de sevrage « ultra court », « sans douleur », « dans un état de rêve », qui relancent sempiternellement le mythe. Les traitements actuels ne permettent pas de lutter contre la nostalgie, le souvenir du plaisir perdu. Des recherches existent, notamment sur les récepteurs de la dopamine, pour trouver des traitements préventifs de la rechute voire des médicaments addictolytiques qui seraient susceptibles de faire disparaître la dépendance. Mais, dans ce registre, les laboratoires pharmaceutiques n’ont pas jusqu’ici obtenu de résultat probant. Il faut d’ailleurs souligner que la médecine pharmacologique ne dispose à l’heure actuelle d’aucune molécule pouvant jouer un rôle direct sur le processus addictif1 . En revanche, le recours au médecin et à un traitement adapté pour le temps d’un sevrage, sans poursuivre les illusions d’un « lavage chimique de cerveau », constitue parfois une aide déterminante pour réaliser une démarche de soins et d’abstinence. C’est particulièrement le cas, bien évidemment, des addictions comme celles à l’alcool ou à la cocaïne, pour lesquelles on ne dispose pas de l’alternative d’une substitution. La préparation de ce moment, l’attente de soulagement et d’apaisement fonctionnent comme une porte d’entrée et un support pour amorcer un accompagnement thérapeutique plus global.
1. Voir sur ces médicaments le chapitre 5.
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Le sevrage est une étape symbolique de l’entrée « en abstinence ». Avec l’avancée des concepts de l’accompagnement au long cours, de la substitution et l’augmentation des polyconsommations, le sevrage n’est plus marqué par l’enjeu du « tout ou rien ». Le sevrage accompagné vient renforcer la connaissance que l’individu à de son problème, et ouvrir des espaces supplémentaires pour l’apprentissage de l’autonomie. Il intègre la notion de rechute comme nous l’avons vu précédemment. Il peut concerner tel ou tel produit mais pas tous ou s’associer à un traitement de substitution . Il est devenu un épisode choisi par le patient dans son parcours, pouvant se réaliser de multiples façons, et n’ayant plus de valeur de sine qua non du changement et de l’amélioration des conditions de vie. Ici, comme avec la substitution, l’intervention médicale constitue des éléments clés de l’accompagnement, il donne davantage d’espace et de temps aux autres formes d’intervention, davantage de possibilités de choix au patient, mais il ne les détermine pas.
CONCLUSION
n’est pire pour l’homme que d’abandonner le pouvoir de son acte. Les dégâts du Taylorisme l’ont montré sur l’acte travail. Les drames provoqués par les dictatures de tout poil l’ont montré sur l’acte politique et culturel. Il ne faudrait pas qu’au nom d’une nouvelle hygiène sociale, il abandonne le pouvoir sur sa santé et son plaisir. Comme le craignait Carl Rogers, « L’homme et son comportement deviendraient le produit planifié d’une société scientifique ». Notre société post-moderne met pourtant chacun d’entre nous face à un tel risque : l’individualisme nous laisse de plus en plus face à nos décisions, la technique recule sans cesse les limites de nos capacités, et seuls les interdits et d’autres technologies scientifiques sont censés nous permettre de contrôler nos actes. L’existence de conduites potentiellement addictives, inscrites dans la vie de chacun et apportant parfois plus de satisfactions que d’inconvénients est un fait. Ce n’est pas nier ces inconvénients que de le dire. C’est le cas des consommations de substances psychoactives comme de nombreux comportements à la recherche de plaisir et d’expériences intenses. Pourtant, on ne trouve guère de traces de cela dans les politiques envers les addictions, focalisées qu’elles sont sur le seul versant du danger et de la dissuasion. Une prévention est à inventer qui saura aborder les expériences vécues, notamment avec les substances psycho-actives, dès les stades précoces, dans leur globalité, tenant compte à la fois de leurs dimensions de plaisir et de satisfaction comme de déplaisir et de souffrance, et des relations entre les deux. Une éducation préventive qui respecte un fondement de notre vie en société : construire son autonomie, en accord avec les valeurs individualistes de notre époque, mais dans le respect des autres et de ce qui fait lien, en accord avec ce besoin d’appartenance qui nous reste essentiel.
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C ONCLUSION
Un accompagnement thérapeutique est à redéfinir, dans une approche transdisciplinaire de l’expérience addictive. Il demande un cadre rigoureux qui intègre aides, soins, traitements et apprentissages multidimensionnels, pour permettre de développer des compétences nouvelles, pour apporter un mieux être, et, surtout, davantage de moyens et de plaisir à s’autodéterminer. Rien de tout cela ne peut s’accomplir sans l’usager, sans sa parole, son expertise, ses choix. Si l’on en doutait encore, l’addiction n’est décidément pas qu’une « maladie du cerveau ». Ce n’est pas qu’une question pour la science ni même pour la santé publique. C’est une question qui touche au devenir de l’homme. Une question de société. La société ne doit pas en être dépossédée.
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Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A
attachement 12, 88, 107, 110, 178, 179, 251, 252, 254 abstinence 5, 22, 55, 56, 62, 69, 193, autochangement 141, 143, 170, 171, 219, 224, 251, 253, 256–258, 268, 189, 224, 229, 236, 239 271, 280, 283, 292, 294, 295 autocontrôle 3, 82, 167, 170, 232, 284, abus 30, 34, 65–67, 70, 71, 74, 77, 114, 285 162, 172, 174, 187, 192, 206, 207, autodétermination 26, 98, 136, 140, 165, 209, 210, 222, 257, 271, 279, 288 168, 170, 174, 186, 190, 214, 226, accompagnement 238, 256, 263, 264, 298 de l’expérience 230, 232 autonomie 18, 92, 100, 103, 109, 111, thérapeutique 238, 258, 259 132–137, 140, 145, 161, 162, 168, accordage 150, 165, 250 169, 171, 181, 185, 221, 231, 256, affiliation 110, 276 259, 269, 281, 282, 284, 293, 295, 297 alcoolique 57, 107, 114, 123, 177, 206, 244, 252, 253, 271, 278, 294 autorité 101–103, 108, 114, 118, 123, 172, 178, 179, 205 alcoolo-dépendance 67, 141 alexithymie 23, 287 alliance 6, 144, 150, 164, 185, 238, 241, B 243, 245, 246, 250, 254, 256, 257, 274–276, 283, 291, 292 benzodiazépines 41, 42, 44, 58, 124 ambivalence 17, 22, 25, 70, 84, 86, 207, bien-être 4, 5, 24, 26, 38, 77, 83, 87, 92, 255, 256, 270 98, 102, 106, 129, 136, 138, 140, amplitude 52, 54, 126 151, 154–158, 168, 173, 186, 190, anorexie 128 208, 214, 219–221, 224, 226, 293 antidépresseur 42, 52, 154 bilan expérientiel 27, 158, 231, 235 appariement 150, 165 binge drinking 69, 199 bonheur VII, 5, 13, 50, 83, 95, 97–99, apprentissage 17, 101, 102, 113, 117, 102, 103, 105–107, 129, 132, 134, 189, 194, 218, 226, 227, 267, 151–158, 162, 255 276, 278, 279, 282, 283, 286, 295 atelier d’insertion 285 buprénorphine 83, 146
312
I NDEX
C CAARUD 165, 184, 258 cannabis 42, 196, 275 case management 262, 263 centre thérapeutique résidentiel 271 changement 6, 25, 35, 85, 87, 139, 141, 143, 158, 164, 168, 171, 238, 239, 241, 243–245, 248, 250, 251, 254–258, 264, 265, 268–270, 276, 282, 295 choix 35, 62, 74, 85, 86, 92, 97, 99, 100, 103, 133, 136, 137, 140, 145, 157–159, 162, 167–171, 186, 194, 219, 224, 226, 227, 230–232, 236–238, 246, 268, 269, 295 cinétique 52, 54, 73 citoyenneté 92, 97, 132, 134–137, 140, 145, 157, 161, 169, 171, 179, 216, 218, 219, 221, 224, 259 clés de compréhension 21 des addictions 34, 231 des drogues 33, 231 cocaïne 2, 43, 44, 46, 57, 62, 69, 74, 148, 198, 257, 271, 294 communauté thérapeutique 278 conduite addictive 29, 81, 158, 166, 171, 183, 214, 253, 268, 274, 275, 287, 288, 294 automobile 203, 227 conflit de loyauté 103 confrontation 22, 33, 138, 179, 244, 248, 255, 264, 283 construction de soi 17, 77, 108, 112, 169, 252, 285 continuité 185, 268 continuum 34, 65, 67, 142, 143, 162, 169, 259 contraintes 5, 7, 39, 50, 85, 86, 97, 98, 105–107, 134, 138, 139, 172, 179, 181, 221, 241, 251, 261, 264, 265, 283
contrôle 1, 3, 7, 21, 22, 40, 41, 50, 54, 67, 89, 101, 107, 108, 117, 136, 137, 139, 144, 167, 173–175, 182, 192, 193, 201–203, 206, 208, 210, 213, 224, 227, 232, 235, 237, 238, 244, 265, 279, 284, 292, 294 perte de — 21, 24, 34, 81, 123, 142, 143, 170, 210, 241, 244 social 89, 175 coût social (des drogues) 236, 268 CSAPA 165, 184, 258, 270, 277, 291 cubes 44, 108 cycle 29 biologique de la dépendance 34, 71, 74, 91, 127, 183 de l’addiction 20, 34, 81, 107, 143 de l’assuétude 34, 75, 109, 154, 254
D dangerosité des drogues 41, 45, 47 sociale 166 déclencheurs 4, 13, 37, 40, 44, 57, 59, 60, 63, 71, 89, 129, 135, 152, 153, 162, 168, 171, 172, 183, 217, 218, 259, 275, 282, 283 délinquance 93, 95, 111, 172, 292 démocratie 134, 135, 163, 164, 166, 181, 214 participative 135 dépendance 3, 5, 6, 10, 20–26, 28, 29, 34, 40, 46–48, 50, 55–57, 65–67, 70, 71, 73, 74, 76, 78, 80, 82, 87, 88, 102, 110, 113, 119, 120, 123, 124, 126, 127, 132, 141, 143, 145, 155, 162, 168, 178, 183, 186, 202, 209, 222, 224, 229, 232, 248, 252, 271, 275, 282, 287, 289, 292–294 dépresseurs 41, 42, 55, 58 diagramme 53, 59 discrimination 133 dispositif (en addictologie) 141, 143, 150, 183, 208 distance relationnelle 246, 247
313
I NDEX
disulfiram 121, 289 dopamine 38, 51, 294 drogue 3, 10, 16, 20, 22, 34, 38, 41, 44, 52, 54–56, 59, 61, 63, 73, 75, 76, 80, 83, 123, 124, 127, 130, 131, 133, 145, 155, 166, 173, 183, 186, 192, 193, 195, 218, 237, 252, 285, 293, 294 durée 2, 21, 53, 54, 59, 88, 121, 123, 126, 186, 211, 224, 235, 250, 259, 281, 285
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
E ecstasy 42, 196 éducateur 217, 236, 260, 264, 284 éducation expérientielle 137, 148, 194, 224, 226, 229–231 préventive 6, 187, 190, 205, 225, 230, 232, 239 efficacité 1, 7, 54, 57, 94, 109, 126, 139, 144, 167, 173, 175, 180, 181, 184, 185, 193, 202, 205, 206, 210, 211, 213, 217, 221, 224, 226, 228, 229, 232, 233, 256, 262, 270, 276 empathie 17, 227, 234, 245, 256 empowerment 144, 150 entretien motivationnel 255 estime de soi 88, 98, 178, 179, 222, 227, 253, 263, 286 éthique 7, 12, 30, 39, 93, 97, 99, 131, 132, 136, 138, 157, 161, 167, 213, 220, 238, 245 évaluation 141, 147, 154, 158, 164, 205, 206, 217, 231, 234, 235, 255, 256, 263–266, 270, 280 expérience addictive 20, 27, 70, 74, 98, 104, 109, 113, 119, 130, 151, 153, 154, 218, 241, 244, 246, 247, 251, 254, 258, 260, 267, 271, 277, 278, 285, 298 psychocorporelle 15, 51, 54, 59, 61, 116, 166, 175, 207, 285 psychosociale 15, 112, 154, 183
psychotrope 18–20, 158 expérientiel 71, 72, 78, 217, 269, 276 expertise 125, 158, 287
G génétique 90, 91, 123, 127, 182 gestion de la consommation 268 expérientielle 3, 13, 230 groupe d’entraide 141, 144, 276, 279 de rencontre 272
H hépatite 148, 228, 284, 291 héroïne 21, 41, 46, 48, 58, 66, 80, 83, 86, 141, 145–147 hétérocontrôle 137, 171, 174 hôpital 184, 253, 271, 280, 288
I identité 6, 17, 21, 26, 27, 48, 49, 75, 108–111, 114, 131, 171, 244, 251, 268, 281, 287 image 18 image de soi 109–111, 245, 255, 261, 278 indépendance 129, 134 indifférenciation 103 individualisme 1, 5, 97–99, 132, 172, 178, 297 intensité 6, 13, 19, 40, 43, 53–55, 57, 59, 68, 70, 73, 77, 80, 90, 101, 106, 107, 113, 115, 142, 143, 150–153, 170, 210, 243, 250, 259, 272, 274 intervention précoce 20, 144, 158, 170, 183, 184, 186, 189, 190, 223–225, 231–236, 238, 239, 268 sociale 5, 95, 131, 146, 148, 151, 167, 174, 183, 220, 225
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I NDEX
J
modèle éducatif 182 judiciarisation 173, 181, 182, 193, 202 expérientiel 13, 30, 33, 151 modernité 4, 5, 7, 29, 39, 92, 96, 101, 106–108, 129, 131, 134, 135, 189, L 214 langage commun VII, 7, 164, 218, 231, morphine 40, 145 261 motivation 22, 30, 40, 45, 76, 112, 114, liberté 1, 5, 21, 31, 92, 97, 99, 132–138, 139, 155, 209, 220, 234, 236–239, 153, 162, 165, 167, 172, 177, 180, 254–256, 261, 263–265, 286 192, 218–220, 267, 269 lien social 134, 136, 215, 263 N loi neurotransmetteurs 51 de 1916 84 normes 10, 50, 83, 97, 98, 104, 111, de 1970 149, 193 112, 118, 126, 194, 200, 225, 226 de 2007 204 de la récupération 72 de la sensibilisation 73 de réversibilité du cycle de l’addiction 71, 78 de santé publique de 2004 205 LSD 42, 43, 66, 124, 173
O obligation 98, 102, 108, 205, 235, 265, 293 offre de soins 235, 238, 250, 273 optimalité 18, 151, 155–157, 217, 258 overdose 66, 147, 192, 228, 272
M médicaments addictolytiques 126 psychotropes 51, 196, 206, 217 médico-social 165, 185 méthadone 44, 83, 146, 149, 257 méthode anatomo-clinique 121 mieux-être 38, 86, 87, 131, 154, 156, 164, 207, 210, 219, 231, 282 milieu de travail 194, 203 scolaire 194, 211, 231, 265 mineurs 69, 178, 202 mise en danger d’autrui 6, 166, 176 de soi 114, 115, 170, 176 mode de vie maximal 106 minimal 62
P parents 3, 101, 103, 110–112, 175, 179, 209, 211, 222, 265, 273, 274, 276, 277 pénalisation de l’usage 177, 193 performance 1, 78, 91, 98, 99, 106, 108 personnalité (troubles de la —) 133, 139, 269, 287, 289, 290 perturbateur 41–43 phénoménologie clinique 21 expérientielle 24 pluridisciplinarité 163, 185, 260 politique de prévention 4, 189, 196, 203, 213, 214, 221, 223 des drogues 116, 125, 148, 186, 210, 213 polysémie 19, 260, 293
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prévention de la rechute 126, 275, 282, 283 profil de satisfactions 44 pharmacologique de dangerosité 45 pharmacologique:de satisfactions 48 psychotrope 15, 19, 20, 26, 29, 34, 39, 50, 59–63, 67, 75, 76, 90, 108, 109, 115, 143, 151, 152, 154, 155, 166, 252, 285 pyramide (des usages) 65–68, 70, 142
Q qualité 88, 159, 163, 164, 185, 187, 196, 219, 226, 256, 258, 259, 262, 273, 284
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
R rapport au monde 4, 13, 21–23, 31, 38, 97, 115, 268 récupération 19, 43, 50, 54, 58, 59, 70–74, 80, 88, 153, 154, 285 réduction des risques 3, 137, 140, 144–146, 148, 150, 163, 165, 170, 183, 184, 186, 194, 199, 202, 224, 226–229, 231, 253, 256–258, 280, 291 régulation 23, 35, 50, 51, 82, 87–89, 100, 118–120, 134, 153, 218 repérage 142, 220, 233, 235, 238, 239, 265, 285 répression 31, 89, 126, 145, 163, 181, 203–206, 208, 214, 232 respect de l’autre 177–179 responsabilité 3, 6, 45, 92, 100, 105, 132, 134, 136, 140, 163, 165–167, 170, 180, 218, 219, 249, 279, 284 risque addictif 37, 109, 196 de la modernité 5 psychotrope 39, 107, 108 Ritaline 42
Ritaline 154 rituels intégratifs 100
S sanction 7, 107, 114, 174, 177, 179, 181, 187, 205, 215 santé communautaire 163, 227 savoir être 100 savoir faire 239, 260, 285 scientisme 122, 137 self change 150 sensations 18, 23, 26, 37, 38, 48, 49, 54, 58, 61, 95, 112–115, 118, 124, 152, 170, 252, 285, 292 sensibilisation 19, 54–58, 61, 73, 74, 182, 191, 205, 227, 294 seringue 149, 192 sérotonine 74 seuil adapté 150 de satisfaction (élévation du) 71, 73 sexualité 37, 99, 119, 138, 171, 172, 196 sida 145, 147, 149, 193, 228, 291 socialité 96, 220, 221 soins de suites et de réadaptation (SSR) 281 stimulant 55, 58 stress 21, 23, 56, 61, 62, 71, 75, 78, 80, 90, 93, 109, 227, 261, 275, 276, 281 substance psycho-active 18, 52, 59, 62, 72, 166, 168 substitution médicament de — 126, 146, 149, 275 système de régulation 34, 48, 50, 100, 119, 218 systémique (modèle) 3, 12, 13, 30, 31, 33, 61
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I NDEX
T
de sevrage 22, 55, 74, 251, 268, 270, 272, 289 tabac 2, 21, 25, 41, 46, 48, 51, 66, 67, de substitution 87, 147, 252, 253, 71, 77, 80, 83, 84, 115, 122, 258, 259, 262, 292, 295 124–127, 141, 153, 172, 173, 176, transaddictif 226 177, 181, 182, 193, 197–207, 217, transdisciplinarité 7, 259, 260 227, 229, 238, 271, 292 troubles temporalité 26, 104 concomitants 81, 289 thérapie de la personnalité 269, 290 d’expression créative 286 des conduites alimentaires 118, 196 multidimensionnelle 121, 273, 275 psycho-éducative 267, 269, 276, 282 psychodynamique 112, 267, 269, U 286 psychosociale 61, 285 ubiquité des drogues 34, 44, 174, 260 tolérance hépatique 54 V inverse 56 synaptique 54 valeurs 19, 50, 62, 89, 92, 99, 104, 106, 107, 111, 132, 135, 163, 178, 193, toxicomanie 10, 30, 59, 80, 87, 120, 218, 219, 253, 255, 284, 297 125, 144, 145, 149, 165, 183, 184, 193, 205, 257, 277, 281, 290 vulnérabilité 21, 47, 88–90, 98, 116, 119, 123, 129, 282 traitement
TABLE DES MATIÈRES
VII
REMERCIEMENTS
1
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
INTRODUCTION Pour changer de politique, il faut changer de paradigme
1
Comprendre et donner du sens pour agir À la source de tout cela, il y a une quête légitime : le bien-être, 4 • Tout cela se passe dans un contexte particulier : la modernité, 4 • L’ intervention sociale doit être en adéquation avec les aspirations des individus dans la société moderne, 5 • Donner la priorité à l’éducation préventive et à l’accompagnement thérapeutique, 6
4
Pour une intelligence collective du changement
6
P REMIÈRE PARTIE C OMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’ APPROCHE EXPÉRIENTIELLE Introduction
9
Croiser les savoirs et construire de nouvelles représentations
10
Transdisciplinarité et intelligence collective
11
Bases historiques et conceptuelles de l’approche expérientielle des addictions
12
Le modèle expérientiel et systémique des addictions
13
318
TABLE DES MATIÈRES
1. Pourquoi une approche expérientielle de l’addiction ?
15
Qu’est-ce que l’expérience psychotrope ? L’expérience donne accès au sujet, 16 • L’expérience participe à la construction de soi, 17 • Expérience et prise de drogues, 18 • Expérience psychotrope et polysémie, 19
15
Qu’est-ce que l’expérience addictive ? Phénoménologie « clinique » des addictions, 21 • Phénoménologie « expérientielle » des addictions, 24
20
Comment s’élabore et se modifie l’expérience ?
27
Intérêts et limites de l’approche expérientielle de l’addiction La définition de l’addiction dans l’approche expérientielle, 29 • L’intérêt d’un modèle expérientiel et systémique, 30
28
2. Le modèle expérientiel et systémique des addictions
33
Les quatre clés de compréhension des drogues
33
Les quatre clés de compréhension des addictions
34
3. Quatre clés pour comprendre les drogues Première clé : les drogues font partie de nos vies Déclencheurs et curseurs de nos émotions, 38 • Recourir aux drogues : un choix ?, 39 • N’y a-t-il pas drogues et drogues ?, 40 Deuxième clé : toutes les drogues peuvent apporter des bienfaits et des méfaits Danger des drogues, de quoi parle-t-on ?, 45 • Plaisir des drogues, de quoi parle-t-on ?, 48 Troisième clé : toutes les drogues déclenchent, sur l’organisme, un effet et un contre-effet Effet : amplitude et cinétique, 52 • Contre-effet : tolérance, sensibilisation et récupération, 54 Quatrième clé : l’effet psychotrope ne se réduit pas à l’effet biologique Expérience psychocorporelle, expérience psychosociale et mode de vie, 61 4. Quatre clés pour comprendre les addictions Cinquième clé : tous les comportements d’usage ne se valent pas La pyramide « médicale » des usages, 66 • La pyramide « expérientielle » des usages, 68
37 37
44
51
59
65 65
319
TABLE DES MATIÈRES
Sixième clé : le processus qui conduit à l’addiction répond à des mécanismes communs Le processus expérientiel de l’addiction : les lois de la récupération et de l’élévation du seuil de satisfaction, 71 • Le cycle biologique de la dépendance, 74 • Du cycle de l’assuétude au cycle de l’addiction, 75 • La loi de réversibilité du cycle de l’addiction, 78 Septième clé : l’addiction en tant que pathologie se définit comme le passage du plaisir à la souffrance et l’échec de la recherche de satisfaction La souffrance de l’addiction, 81 • La notion de limite, 82 • Définition de la notion de satisfaction, 85 Huitième clé : des facteurs psychosociaux et biologiques contribuent à la régulation des comportements d’usage Les systèmes de protection et de régulation, 88 • Les facteurs de vulnérabilité et de dérégulation, 89 • Les conditions de possibilité de la gestion expérientielle et de la gestion sociale, 91
71
81
87
D EUXIÈME PARTIE F ONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’ INTERVENTION SOCIALE
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
5. Enjeux et fondements de l’intervention sociale
95
La modernité et ses risques La primauté de l’individu et l’impératif du bonheur, 97 • L’individu et l’exigence de performance, 98 • L’individu et sa solitude, 100 • Un nouveau rapport entre autorité et éducation, 101 • Crises des familles et des identités, 102 • Vitesse et immédiateté, 104 • Progrès techniques et exigences de responsabilité, 105 • La « maximalisation » de l’existence, 106 • Risque de la modernité et risque psychotrope, 107
96
La construction de soi, risques et expérience psychotrope Image de soi, appartenance et dépendance aux autres, 110 • Consommation, regard de l’autre et identité, 111 • La recherche de sensations, 112 • L’ordalie et les transgressions, 114 • Représentations subjectives et représentations sociales, 115 • Fragilisations sociales et conduites à risques, 116
108
Permanence et actualité de la question des addictions De la définition religieuse à la définition médicale des limites du plaisir, 120 • L’histoire du concept médical de l’addiction, 120 •
119
320
TABLE DES MATIÈRES
« Addiction is a brain disease » ou le retour du scientisme, 122 • La médecine ne peut appréhender qu’une (petite) facette des addictions, 125 • Les addictions n’ont de sens que dans leurs contextes, 128 • Une autre définition de l’addiction, 129 6. Sens et finalité de l’intervention sociale
131
L’individu autonome et citoyen De la liberté à l’autonomie, 133 • De la responsabilité à la citoyenneté, 134 • Autodétermination versus contrôle social, 136
132
Valoriser les ressources des individus Le self-change, 140 • L’expérience de la réduction des risques, 144 • Quels enseignements tirer pour une politique des drogues ?, 148
140
Réflexions sur le bien-être et l’optimalité Le bonheur est-il dans l’addiction ou hors de toute addiction ?, 151 • Toute quête du bonheur a ses limites, 152 • Psychotropes, mieux-être, plaisir et souffrance, 154 • Optimalité, actualisation et réalisation de soi, 155 • L’optimalité : une synthèse expérientielle et une aptitude au bien-être, 156 • Comment repenser le sens de son expérience ?, 158
151
7. Stratégies et modalités de l’intervention Définir une politique globale des drogues et des addictions, 162 • Les deux axes de l’intervention, 165
161
Éducation, expérience et autocontrôles Construire un individu autonome et social, 169 • Apprendre à gérer son expérience, 169
168
Interdits, lois et hétérocontrôles Les dangers d’une vision délinquancielle des conduites addictives, 172 • Distinguer la mise en danger de soi et la mise en danger d’autrui, 176 • Quelle éducation pour quelles règles ?, 178 • Les critères d’efficacité de la loi sociale, 180
171
Les acteurs de l’intervention sociale Le dispositif en addictologie et ses acteurs, 183 • Organiser un ensemble de services psychosociaux et médicaux, 185
183
Pour une nouvelle politique en matière d’addictions Les principes, 186 • Les axes stratégiques, 186
186
321
TABLE DES MATIÈRES
T ROISIÈME
PARTIE
P RÉVENIR ET ACCOMPAGNER 8. La prévention, évolutions et bilan Évolutions des approches de la prévention L’approche conventionnelle : contrôler et dissuader, 192 • Des approches nouvelles : éduquer, réduire les risques et accompagner, 194
192
Évolutions de la demande Les niveaux de consommation, 196 • Les modes de consommation, 199
195
Évolutions des mesures de contrôle social Mesures envers l’offre et l’accès, 202 • Mesures envers les consommateurs, 203
201
Quel bilan ? Des politiques publiques axées sur la répression, peu cohérentes et sans évaluation, 205 • Un problème de santé et d’éducation traité par le biais de la sécurité publique, 207 • Un dispositif qui tend à se médicaliser, 208 • Un point aveugle : le plaisir et l’expérience globale, 209
205
Les principes d’efficacité de la prévention
210
9. La prévention est la clé de voûte de toute politique des drogues
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
191
213
Quelle politique de prévention ? Poser les bases éthiques du projet préventif, 214 • Définir des objectifs pragmatiques, 215
213
Donner du sens à l’expérience et du pouvoir sur l’acte Pour une culture de la prévention, 218 • Promouvoir plutôt que prévenir, 219 • La boussole de la prévention : santé et plaisir, liberté et socialité, 220
217
Une politique fondée sur l’éducation et l’accompagnement Une approche écologique et systémique, 222 • Une architecture en quatre niveaux et deux priorités, 223
221
10. Deux priorités : l’éducation préventive et l’intervention précoce
225
L’éducation préventive La promotion de la santé, 226 • La réduction des risques, 228 • L’éducation expérientielle, 229
226
322
TABLE DES MATIÈRES
L’intervention précoce Les principes généraux de l’intervention précoce, 232 • La rencontre et la notion de repérage, 233 • L’intervention, 236 • Soutien à l’autochangement, 236 • Intégrer la prévention dans la communauté sociale, 238
232
Q UATRIÈME PARTIE ACCOMPAGNER
ET SOIGNER
11. Une définition actualisée du soin en addictologie
243
Établir une alliance avec l’usager Changer la représentation du sujet dépendant, 244 • Abandonner le « savoir sur l’autre », 245 • La relation thérapeutique, 246
243
Processus et objectifs de la thérapie Le processus thérapeutique, 250 • Prendre en compte l’attachement à l’identité et au mode de vie, 251 • La finalité et les objectifs de la thérapie, 253
250
La motivation au changement
254
La réduction des risques en tant que soin et dans le soin
256
L’accompagnement thérapeutique Transdisciplinarité ou pluridisciplinarité ?, 260
258
Inscription sociale et organisation de l’accompagnement Le case management, 262 • La coordination et l’organisation de l’accompagnement, 263 • Traitement, confrontations et contraintes, 264
262
12. Une pluralité de modes d’intervention
267
Principes généraux et cadres de l’intervention thérapeutique Les conditions nécessaires au changement, 268 • Évaluation et détermination du cadre de soin adapté, 269
268
Les thérapies psychosociales Intervenir sur l’environnement social, 272 • Les familles en tant que partenaires du soin, 273 • Le groupe, 277 • L’hébergement et les soins résidentiels, 279
272
Les thérapies psycho-éducatives Les thérapies cognitives de prévention de la rechute, 282 • L’éducation thérapeutique, 283 • Les thérapies
282
TABLE DES MATIÈRES
323
psychocorporelles, 284 • Les thérapies par l’expression créative, 286 Les thérapies psychodynamiques
286
Les traitements médicaux Les traitements des troubles concomitants et des complications, 289 • Les traitements substitutifs, 292 • Les traitements de sevrages, 294
288
CONCLUSION
297
BIBLIOGRAPHIE
299
Ouvrages et articles
299
Rapports, enquêtes et documents
308
INDEX
311
PSYCHOTHÉRAPIES
PSYCHANALYSE PSYCHOTHÉRAPIES HUMANISTES THÉRAPIES COMPORTEMENTALES ET COGNITIVES
Alain Morel Jean-Pierre Couteron
LES CONDUITES ADDICTIVES Comprendre, prévenir, soigner Les conduites susceptibles de mener à une addiction semblent se multiplier en même temps que s’étend la « modernité ». Une conception purement morale ou médicale de ces comportements les dénature en les réduisant à des transgressions et à des maladies. Elle amène les sociétés à n’agir que dans une perpétuelle « lutte contre », par la peur et le contrôle des individus. En confrontant les acquis des sciences à l’expérience des usagers, les auteurs posent les bases d’une approche démystifiée des addictions. Une approche multidisciplinaire et expérientielle qui ouvre de nouvelles voies pour : • Comprendre, en partant du sens de ces conduites animées par la recherche de plaisir et de mieux-être, et en éclairant les mécanismes de leur échec éventuel ; • Prévenir, en plaçant l’éducation à l’autonomie et à la citoyenneté comme priorité ; • Accompagner et soigner, en concevant la pathologie addictive comme une forme de souffrance dans la société moderne et le travail thérapeutique comme nécessairement transdisciplinaire. Les auteurs invitent à construire une intelligence collective face aux addictions, afin de donner aux personnes davantage de pouvoir sur elles-mêmes, sur leur capacité à changer et la définition de leur bien-être. Cet ouvrage s’adresse aux professionnels de la santé et de l’intervention sociale, ainsi qu’à toute personne qui s’interroge sur le plaisir et ses risques.
ISBN 978-2-10-053522-4
www.dunod.com
ALAIN MOREL Psychiatre, directeur général de l’association Oppelia, directeur médical du Trait d’union, secrétaire général de la Fédération française d’addictologie.
JEAN-PIERRE COUTERON Psychologue clinicien, responsable de la consultation spécialisée en addictologie du CEDAT à Mantes la Jolie, président de l’Association nationale des intervenants en toxicomanie.