Économie
Alain Sim o n
Le temps du
discrédit Crise des créances, crise des croyances
ALAIN SIMON
Le temps du discr...
39 downloads
1334 Views
471KB Size
Report
This content was uploaded by our users and we assume good faith they have the permission to share this book. If you own the copyright to this book and it is wrongfully on our website, we offer a simple DMCA procedure to remove your content from our site. Start by pressing the button below!
Report copyright / DMCA form
Économie
Alain Sim o n
Le temps du
discrédit Crise des créances, crise des croyances
ALAIN SIMON
Le temps du discrédit Crise des créances, crise des croyances Quel rapport entre la crise du crédit et la disparition des grandes croyances collectives ? La crise actuelle est-elle purement financière ou vient-elle d’ailleurs ? À travers une réflexion originale, l’auteur montre comment la mon naie est une réalité politique et idéologique autant qu’économique. Pour comprendre l’économie actuelle et sa crise en cours, il faut la regarder avec des lunettes de géopoliticien. C’est ce que propose cet essai.
Alain Simon, économiste et juriste de formation, est conférencier et consultant pour les dirigeants d’entreprises. Il est également maître de conférences associé à l’université de Rennes 1 (IGR-IAE). Il a publié deux essais aux éditions Descartes & Cie, Géopolitique et stratégie d’entreprise : Créances et Croyances (Prix du meilleur livre d'économie financière en 1994) et Le sens des cartes, et un aux éditions Eyrolles, Géopolitique d’un monde mélancolique.
ISBN : 978-2-212-86004-7 © Groupe Eyrolles, 2008
Table des matières
Chapitre premier — Petite chronique des mois de crises.......................10 Prémices..................................................................11 Rechute...................................................................12 Ter Repetita.............................................................13 Estivales..................................................................14 D. Day...................................................................16 Aux grands maux, donc…............................................17 Eurobalbutiements.....................................................18 48 heures pour sauver le monde financier ?.......................19 Chapitre deuxième — Regards géopolitiques sur des crises que l’on ne sait plus nommer...........22 Au commencement, il y eut….......................................23 Économie politique.....................................................24 Une monnaie plus égale que les autres.............................26 Pompes à finance.......................................................28 Fluctuat et mergitur...................................................30
© Groupe Eyrolles
3
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Amérique, le retour.....................................................31 À la guerre comme à la guerre.......................................33 Profiteurs de guerre....................................................34 Crédit illimité ?.........................................................35 Les dettes des uns font les créances des autres......................36 Petite histoire des recyclages..........................................39 On prend les mêmes…................................................41 Les recyclages du troisième type......................................43 Tournez manèges.......................................................44 Last but not least.......................................................45 Une Histoire qui fait des bulles......................................47 La Cina e vicina........................................................50 Le commerce international s’en va-t-en guerre...................53 Plus ça change et plus c’est pareil...................................57 Barbichette économico-politique.....................................61 Chapitre troisième — Du bateau ivre à l’âge du capitaine, si capitaine il y a....................64 Sous les pavés financiers…...........................................66 Y croire dur comme fer.................................................68 Dis-moi quelles sont tes croyances…...............................70 Hors des croyances, point de salut monétaire.....................72 Nouveau Monde........................................................74 Les croyances motrices.................................................76 Des souvenirs enfouis aux croyances explicites....................79 Aux croyances, sans rancune..........................................82 C’est en croyant qu’on devient crédible............................84 Les croyances de Ground Zero........................................88 © Groupe Eyrolles
4
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Le fils de son père.......................................................91 Krach de croyances.....................................................95 Chapitre quatrième — D’une crise l’autre, règlements de comptes...........................................98 Compagnons d’armes..................................................99 Victoire et ingratitude, suite........................................104 Les armes de la nouvelle guerre de Sécession.....................107 Quand un chien dans la nuit aboie à une ombre, dix mille chiens en font une réalité...........................................112 Plus on est de fous....................................................115 Entrée en résonance..................................................117 Financiers suicidaires................................................118 À défaut de pouvoir conclure…..........................120
© Groupe Eyrolles
5
Alain Simon
Peut-on lire la dérive des continents dans l’affolement des sismographes ? Si la géopolitique, qui sera utilisée ici comme matrice de traitement de l’information, est d’une quelconque utilité, c’est l’heure pour elle de le démontrer. Car l’actualité la sollicite. Crise,
crise, crise, crise… La
Crise !
Elle enfle, on n’entend plus parler que d’elle, sans trop savoir d’ailleurs s’il s’agit d’une nouvelle réalité à laquelle il faudrait s’adapter… ou d’une imminence, le pire étant à venir, qui exigerait qu’on se prépare sans délai. Les bourrasques que l’on enregistre signifient-elles que le coup de vent est déjà là… ou bien qu’une tornade, de plus grande ampleur encore, se profilerait ?
© Groupe Eyrolles
6
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Chacun se souvient, selon son âge, de novembre 1989, de septembre 2001 ; mais, à ces deux occasions, il s’agissait clairement d’une nouvelle donne : un avant, bien connu, un après, plein d’incertitudes. Certes, on avait rarement vu venir les événements, la brutalité de leur survenance stupéfiait, mais la rupture était immédiatement accomplie, un vieux monde était mort, un nouveau allait naître. Nous sommes à l’automne 2008 dans une perception toute différente. L’événement fondateur n’en finit pas de se révéler, dans une gestation interminable qui donne à penser qu’une crise en dissimule une autre et, qu’à l’inverse des poupées russes, chacune est plus importante que la précédente. L’heure ne semble même pas prioritairement à réfléchir au monde futur mais, à peine tente-t-on de le faire, de continuer à découvrir les dégâts laissés par celui qui n’en finit pas de mourir en abandonnant à ses héritiers involontaires un passif insoupçonné. Faudra-t-il accepter ou refuser la succession ? La réflexion qui est ici proposée tentera à faire le tri entre les péripéties de la quotidienneté et les tendances qu’on préfère appeler historiques plutôt que « lourdes ».
© Groupe Eyrolles
7
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Mais comment concilier la rapidité des réactions aux informations quotidiennes – le travail des journalistes –, et le recul, le recours au temps long – apanage des historiens ? Jusqu’à une date toute récente, le support des premiers, la presse, se distinguait de celui des seconds, les livres ; tous deux en papier, certes, mais aux rythmes de publication bien différents. L’irruption d’un nouveau support, le livre électronique, brise la frontière, rend réaliste le projet de parler à la fois des péripéties de la météorologie et de l’évolution de la climatologie. Ce support est donc choisi pour être en accord avec son sujet. Il sera donc question aussi bien de ménages endettés qui ne peuvent pas payer leurs échéances de fin de mois, de banques qui n’arrivent pas à boucler leurs bilans annuels, de générations qui renvoient aux suivantes les problèmes qu’elles ne savent pas résoudre. Courts, moyens et longs termes sont mêlés dans la crise écheveau que l’on va tenter de dénouer. Il sera aussi, et même surtout, question des guerres, celles dont on croit être sortis, celles dont on n’imagine pas qu’on puisse y entrer à nouveau.
© Groupe Eyrolles
8
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Il n’est cependant pas possible de faire l’économie d’un rappel chronologique. On commencera ainsi, avant de tenter de reculer, de changer de perspective, de solliciter le temps long, pour essayer de faire le tri entre les péripéties du jour le jour et les événements porteurs d’avenir.
© Groupe Eyrolles
9
Alain Simon
Chapitre premier —
Petite chronique des mois de crises
Tout est allé si vite, succession des événements et de l’évolution des mots pour les désigner. Une mise en parallèle des faits et des mots, sans recherche d’explication pour le moment, fera l’objet de ce premier chapitre. Sans remonter aux signes non perçus, commençons par la première prise de conscience dans le monde des non-initiés.
© Groupe Eyrolles
10
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Prémices C’est autour du week-end du 15 août 2007, on pourra retrouver les titres des journaux, que s’abattit ce qu’on appela aussitôt « une tornade boursière » sur les marchés du monde. On aurait été pourtant prudent de garder les mots emphatiques pour des dates ultérieures, car le CAC 40 se contentait de passer sous les 5 300 points ; il allait encore perdre 30 % dans les 14 mois à venir. Il s’agissait alors de l’irruption de « la crise des subprimes », ce fut sa première appellation. On commença à se familiariser avec ces crédits immobiliers risqués, où l’on prêtait à des chasseurs de quoi acheter une maison en leur proposant de rembourser non pas en vendant des peaux d’ours mais grâce à la plus-value attendue de la maison ellemême, sans vérifier si la région était giboyeuse ou même si l’emprunteur possédait un fusil. On crut qu’il s’agissait d’un orage isolé, les marchés reprirent leurs esprits et, le 20 décembre 2007, George W. Bush signait le Mortgage Forgiveness Debt Relief Act, permettant à des emprunteurs, pris à contre-pieds par le retournement des prix de l’immobilier (et l’absence d’ours), de conserver leurs maisons hypothéquées. Relief pouvant aussi se traduire pas soulagement, on respira, et la © Groupe Eyrolles
11
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
photo qui immortalisa le moment montre le Président signant, entouré de responsables économiques souriant benoîtement. Sur le bureau est écrit en grosses lettres : « Aider les Américains à garder leur maison ». Bonnes fêtes ! Mais pas Happy New Year…
Rechute Dès le 21 janvier 2008, le second mandat de George W. Bush n’en a plus que pour 364 jours, on ressort l’expression de « Lundi noir », cliché dont on sait qu’il renvoie aux traumatismes l’année 1929. Les marchés boursiers chutent, rechutent, aux États-Unis et par mimétisme contagieux dans le monde entier. La trêve des confiseurs est finie, la crise des subprimes bouge encore. Les explications privilégient alors une combinaison de trois facteurs : l’immobilier, l’immobilier vous dis-je, mais aussi la faiblesse du dollar et la flambée des prix du pétrole. Souvenonsnous, le baril franchissait les 100 dollars. « C’est la faute à la Chine, c’est la faute à la rareté des énergies fossiles », telle était la chanson. Peut être faudrait-il nommer cependant Jérôme Kerviel « Homme de l’année 2008 », double symbole d’une finance
© Groupe Eyrolles
12
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
livrée à elle même d’une part, et d’autre part de notre illusion que ses dysfonctionnements relevaient d’un aventurisme individuel et non d’un système. La suite de l’histoire lui réservera sans doute une place emblématique. Et c’est précisément en janvier 2008 que le trader de la Société Générale fit irruption dans l’actualité. On continua cependant à vivre avec l’expression de « crise des subprimes », jusqu’à ce qu’elle devint « boursière » en se répercutant sur les marchés des valeurs au travers d’une prise de conscience par les emprunteurs que leurs biens immeubles ne valant pas ce qu’ils avaient imaginé, ils ne pourraient pas rembourser, ni consommer, et encore moins acheter des biens meubles, les actions.
Ter Repetita Jusqu’en mars, lorsqu’une faillite d’un fonds de placement américain entraîne un nouveau lifting sémantique. Le 14 mars, Le Figaro titre sur la « crise bancaire majeure » que vivent les États-Unis. On découvre que, lorsque les emprunteurs ont des difficultés de remboursement, leurs créanciers ne peuvent être au spectacle.
© Groupe Eyrolles
13
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Mais l’Amérique était loin, l’océan était grand, les Américains avaient un problème, c’était leur problème. Ce n’est pas la contagion en Grande-Bretagne ni, le 21 avril, l’intervention en urgence de la Banque d’Angleterre qui généralisera l’inquiétude, notamment dans le village de Petitbonum, lequel y voit confirmation que la GrandeBretagne est comme toujours plus américaine qu’européenne. On continua à s’intéresser aux étranges mœurs électorales des États-Unis, quand bien même seraient-elles primaires : on parle de l’affrontement, suivi comme jamais, entre Hillary et Barack.
Estivales Vint l’été 2008. Au lendemain du solstice, le 27 juin, citons cette fois Les Echos qui titrent « Les marchés décrochent, la crise financière s’étend ». Fannie Mae et Freddie Mac, les deux principaux piliers de la garantie des crédits gagés sur des hypothèques, commencent à vaciller fin juillet. Notons la troisième dénomination. Après avoir été « immobilière » puis « boursière », on parle désormais de
© Groupe Eyrolles
14
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
crise « financière ». Les mots nouveaux sont plus étendus, comme s’il fallait des habits plus large pour vêtir la réalité. Mais la métaphore vestimentaire n’est sans doute pas la bonne. Il aurait mieux fallu de parler d’une « crise Salomé » qui nous aurait interprété une danse des sept voiles. Trois sont déjà tombés, il en reste quelques-uns avant que la vérité nue apparaisse enfin. Le 8 août 2008, Le Monde titre que la crise financière menace toujours l’économie mondiale. On allait fêter le premier anniversaire de la crise dite des subprimes. Mais l’époque était à panem et circences, on pourrait traduire en l’occurrence par « vacances et jeux Olympiques » qui démarraient le même jour. Leur cérémonie de clôture éclipsa un autre feu d’artifice : le 21 août, Les Echos annoncent « Les rebonds de la crise font plonger les marchés ». Freddie et Fannie sont dans un bateau qui prend l’eau, on parle d’une recapitalisation par l’État, on murmure des compagnies d’assurances, des banques… même des banques ! L’État fédéral sauve une de ces compagnies si mal assurée, AIG, au prix de 80 milliards d’intervention publique. Enfin des chiffres, tout était si abstrait jusque-là ! Et c’est alors l’emballement. © Groupe Eyrolles
15
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
D. Day Sept ans après les Twin Towers, Lehman Brothers s’écroule le 15 septembre sans que l’État ne veuille, cette fois, intervenir, sans que la confraternité bancaire, si elle existe, n’arrive à la rescousse. Cette date sera un jour emblématique. On parlera du 15-Septembre comme on parle de l’autre effondrement, en créant un néologisme. « Wall Street, le choc » barre la couverture des Echos datés du 16 septembre. Si plus rien n’est impossible, tout devient alors possible, la digue du too big to fail (trop gros pour faire faillite) vient de se rompre. L’ensemble des Banques d’investissement, les fleurons de l’ancienne Wall Street triomphante, se font hara kiri (ou racheter) pour devenir banques commerciales et pouvoir ainsi bénéficier de la protection de l’État, qu’elles récusaient jusque-là. « What next? », telle est la couverture de The Economist du 20 septembre. Quoi d’autre encore ? À qui le tour ? On parle de « septembre noir » (Le Monde du 19 septembre) sans trop se souvenir que cette expression renvoie à des massacres de Palestiniens en Jordanie en 1970, puis à un groupe
© Groupe Eyrolles
16
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
terroriste vengeur ; les massacres et attentats sont oubliés, l’expression est restée. Salomé poursuit son effeuillage et la crise devient « bancaire », généralisée, systémique… et contagieuse au monde entier puisque toutes les banques ont été contaminées, ne serait-ce que d’avoir été en contact financier avec celle qui est tombée ou avec celles qui ont manqué de le faire. L’image de l’épidémie n’est pas fortuite, on parle de produits (financiers, certes) toxiques. Toutes les banques étant malades de cette peste, aux grands maux les grands moyens… publics ! Les banques ne sont plus immunisées, on connaît le syndrome.
Aux grands maux, donc… Le Secrétaire d’État américain au Trésor, Henri Paulson, lui-même issu du monde désormais sinistré – il vient de Goldman Sachs –, met son mouchoir sur ses convictions et fait donner les fonds publics. Son plan prévoit, le 19 septembre, que sept cents milliards de dollars soient mis sur la table pour racheter les créances plus que douteuses. Las, le Congrès se fait tirer l’oreille et, le 29 septembre, rejette le plan. De nombreux parlementaires, surtout
© Groupe Eyrolles
17
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
républicains, répugnent à faire ainsi les poches des contribuables américains… qui sont aussi les électeurs du 4 novembre suivant. Les bourses s’effondrent d’autant plus qu’elles avaient cru au pompier public. Les Européens savent désormais qu’ils n’échapperont pas au sinistre et réagissent dans la précipitation dispersée.
Eurobalbutiements L’Irlande, qui depuis le référendum de juin se considère à nouveau d’avantage comme une île que comme un pays européen, apporte sa garantie publique à ses banques, au risque de siphonner les autres banques de l’Union, les particuliers demandant l’asile financier chez les plus sécurisés des banquiers. Commence alors une série d’euro-réunions. Le 4 octobre, à l’Élysée, les quatre membres européens du G7 commencent par tancer le franc-tireur… avant de faire eux-mêmes, quelques heures plus tard, ce qu’ils avaient si fortement critiqué. L’Allemagne se porte garante à son tour, la Grande-Bretagne nationalise ses banques, en France l’État s’engage à empêcher toute faillite bancaire, sans
© Groupe Eyrolles
18
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
oublier la Belgique et les Pays-Bas qui rattrapent in extremis Fortis. Mais ce directoire auto-proclamé, la bande des quatre, a aussi pour résultat de choquer les vingt-trois autres membres de l’Union européenne, qui ont le sentiment d’être considérés comme des nains inexistants par ces quatre qui se croyaient grands… et qui ne s’étaient en outre pas concertés avec les trois autres membres du G7. La crise boursière entre en résonance avec la crise bancaire dans la semaine qui suit. La désunion engendre la faiblesse. L’adoption, in fine, du Plan Paulson arrive désormais trop tard, d’autant que les sommes en jeu et les modalités prévues ne semblent plus à la hauteur des problèmes.
48 heures pour sauver le monde financier ? Il faut rattraper l’erreur et réunir, le week-end suivant (11 et 12 octobre), un vrai G7 et non pas le seul euro-G4 d’abord, les 15 pays membres de l’Euroland ensuite (une plénière à 27, occasion d’une belle photo de la famille européenne au grand complet, se tiendra même le 15 octobre), et afficher l’union.
© Groupe Eyrolles
19
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Les marchés semblent croire à cette intervention concertée et rebondissent le 13 octobre. « Euphorie des Bourses après le plan européen de 1 700 milliards d’euros » (Le Figaro du 14). Des traders de la Caisse d’épargne font alors le pari que Salomé ne poursuivra pas son effeuillage et qu’un rebond des marchés se produira, mauvaise pioche. Car le strip-tease se poursuit : il apparaît que la crise aux noms multiples va se transformer en « crise de l’économie réelle » – l’autre ne l’était donc pas. On parle désormais de récession durable. Les banques, qui ne se font plus confiance entre elles tout en demandant à leurs clients particuliers de continuer à leur accorder la leur, ne pouvant se refinancer, ne peuvent plus faire crédit à leurs clients, particuliers et entreprises. La frontière entre les économies n’est donc aucunement étanche. La soi-disant irréelle économie contamine la prétendue réelle ; les efforts pour résoudre la première n’ont fait que repousser l’échéance de l’affrontement avec la seconde. On visitera plus loin les réponses que, pour leur propre compte ou collectivement, les États, qui semblent avoir repris le pouvoir sur les marchés, mettront en place. De tous côtés, on ne parle plus que de La Crise, sans plus éprouver le besoin de la qualifier, comme pour la © Groupe Eyrolles
20
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
circonscrire, en atténuer la portée. On ne la millésimera sans doute pas non plus de l’année de son déclenchement car elle ne sera pas limitée à l’année 2008, elle s’inscrira dans la durée, vivra encore de nombreux développements, ce n’est pas prendre un grand risque de l’affirmer avant même toute argumentation. Un jour viendra ou l’on en parlera comme de la Chute-du-Mur, du 11-Septembre déjà évoqué, les plus anciens se souviendront d’autres expressions qui ont fait flores, les Événements-de-mai-68, toutes expressions qui marquent qu’un avant et un après ont été jalonnés. Mais est-on certain que Salomé nous a tout révélé ? Si l’on a bien voulu compter les voiles, le compte n’y est pas… Eh bien continuons !
© Groupe Eyrolles
21
Alain Simon
Chapitre deuxième —
Regards géopolitiques sur des crises que l’on ne sait plus nommer
Ainsi, une crise peut en cacher une autre, plein d’autres… Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, une crise chasse la précédente, peut-être même tente de se résoudre en générant la suivante. La chronique était inévitable pour garder traces des épisodes mais elle se révèle insatisfaisante.
© Groupe Eyrolles
22
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
D’où vient-elle cette implosion ? Était-ce un coup de tonnerre dans un ciel qu’on pouvait, de bonne foi, croire serein ? Les appels répétés à un nouveau Bretton Woods, la première rencontre dans cette perspective se tenant le 15 novembre 2008, mettent sur la piste du nécessaire recul historique. Qui appelle à une refondation du système financier international se doit de revenir sur la fondation elle-même. De même que certains revisitent un lieu devenu terme générique, un « Grenelle » symbolisant une étape qu’ils savent fondatrices, mais sans plus vraiment se souvenir avec précision des circonstances de l’époque, sans trop savoir si comparaison vaut raison, voici donc qu’il nous est proposé d’assister à un « Bretton Woods II, le retour ».
Au commencement, il y eut… Retournons-nous donc vers l’original, les premiers, les seuls « accords de Bretton Woods », pour tenter de mieux comprendre notre présent et, si possible, le futur en préparation. La démarche n’est, après tout, pas illégitime à cet instant puisque Barack Obama lui-même a déclaré (discours de Philadelphie le 18 mars 2008), citant William
© Groupe Eyrolles
23
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Faulkner : « Le passé n’est ni mort ni enterré. En fait, il n’est même pas passé. » Tout avait en effet commencé en juillet 1944 dans le New Hampshire, dans un bel hôtel entouré de bois. Le rapport de forces dans la Seconde Guerre mondiale avait alors basculé, l’URSS avait repris l’offensive après sa victoire à Stalingrad, les Alliés avaient débarqué en Europe occidentale, en Sicile, en Normandie, bientôt sur la Côted’Azur. Un certain nombre de pays savaient qu’ils allaient être dans le camp des vainqueurs, vrais vainqueurs ou libérés par eux. Personne ne savait encore de combien de temps, de quels prix se paierait la victoire. (Certains pays étaient représentés par leur gouvernement en exil : Pierre Mendès-France était l’émissaire du Général de Gaulle.) Et le monde à bâtir lorsque la paix reviendrait était à l’ordre du jour.
Économie politique Il allait nécessairement comporter une dimension économique et financière tant était vif le souvenir du rôle de la crise de 1929 dans le conflit en cours. De la crise à la dépression, des réactions protectionnistes aux montées des
© Groupe Eyrolles
24
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
nationalistes, la filiation était claire. D’autres rencontres, la même année 1944, accoucheront du FMI et de la BIRD, future Banque mondiale. À Bretton Woods, une alternative est présente, qui peut être formulée de la manière suivante. Première possibilité : lorsque la paix reviendra, la reconstruction des pays d’Europe se fera-t-elle en laissant lesdits pays compter sur leurs moyens ? Le temps requis par la reconstruction sera alors nécessairement long, laissant déchirés les tissus sociaux bien longtemps, avec tous les risques qu’une agitation sociale s’y installe… sans oublier le détournement possible de ladite agitation par l’une des formes la plus organisée des résistances anti-nazi, la résistance communiste. Ou bien, seconde alternative, se reconstruire à grandes enjambées pour raccommoder au plus vite les tissus sociaux déchirés et couper l’herbe sous le pied d’une agitation susceptible d’être « récupérée » par les partis communistes. Pour bon nombre de pays représentés à la réunion, le second choix s’est imposé. Le communisme était pour eux, à moyen terme, un danger plus grand que le militarisme. On se doute aisément que l’URSS, pour sa part, n’arrivait pas à la même conclusion. Certains pays ayant été libérés (?) © Groupe Eyrolles
25
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
par l’Est et non par l’Ouest n’ont, de surcroît, pas pu mettre en œuvre le choix formulé en juillet 1944, la Tchécoslovaquie par exemple. Évidemment, la mise en œuvre du second choix supposait un soutien financier extérieur. Qui pouvait le proposer, si ce n’est le seul pays qui allait sortir de la guerre plus fort qu’il y était rentré, le pays hôte de la rencontre ? C’est ainsi qu’en cette fin juillet 1944, certains pays ont fait le choix de se reconstruire le plus rapidement possible à l’aide du soutien monétaire des États-Unis. Pour des raisons politiques. (On ne parlait plus et/ou pas encore, de géopolitique, cette approche fondée sur la Géographie et l’Histoire ayant été discréditée par l’usage qu’en avaient fait ceux des géographes allemands qui avaient inspiré l’expansionnisme du Troisième Reich.)
Une monnaie plus égale que les autres Ce jour-là, le dollar américain est devenu « monnaie internationale d’une reconstruction rapide dans une liberté relative » d’une partie du monde qu’on appellera plus tard occidentale. Pour plus de commodité, on retiendra par la suite la formule diminutive de « monnaie internationale »,
© Groupe Eyrolles
26
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
acceptée, que dis-je sollicitée, en dehors de sa zone d’émission. Ce jour-là aussi, les États-Unis se retrouvèrent titulaires d’un privilège inouï et exclusif. Ne pas avoir à payer ce qu’ils importent, ne pas avoir à rembourser ce qu’ils empruntent. Dès lors qu’ils possèdent de l’encre verte et du papier, ils pourront faire face. Ce jour-là fut mise à feu la mèche à combustion lente qui conduira à de nombreuses explosions jusqu’au feu d’artifice actuel… dont rien ne dit qu’il en est le bouquet final. On reconstituera ultérieurement l’enchaînement, mais il convient cependant de garder à l’esprit dès maintenant que ce leadership monétaire exorbitant n’est pas seulement la résultante de la volonté du leader mais aussi celle de la demande pressante des autres pays, ceux qui en Europe s’étaient suicidés pour la seconde fois du siècle. Les États-Unis promettent au cours de la rencontre de ne pas abuser de leur prérogative monétaire, de ne pas émettre de dollars de manière irresponsable et sans limite. À preuve, ils s’engagent à échanger tous les dollars qui leur seraient présentés contre la valeur la plus sécurisante de l’époque, l’or. Le tarif est arrêté : quiconque leur présentera 35 dollars pourra ressortir avec environ 28 grammes, une once © Groupe Eyrolles
27
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
d’or. Le fantasme des alchimistes qui voulaient transformer le vil plomb en or est revisité ; les États-Unis transformeront le vil billet vert en métal jaune. On a parlé plus académiquement de convertibilité du dollar en or. En 1944, la valeur de leur stock d’or est évaluée à 20 milliards de dollars, et les dollars en circulation s’élèvent à un milliard. Le compte est bon, largement. Mais la tentation était évidemment forte d’émettre des dollars en faisant le pari que tous les détenteurs ne demanderaient pas la conversion en même temps. Les banques ont toujours procédé ainsi, la suite de l’histoire l’a montré. La seule manière de venir à bout d’une tentation étant d’y céder, les États-Unis sont alors tombés du côté ou ils penchaient. Ils ont créé des dollars, tant et plus.
Pompes à finance Deux processus principaux y ont contribué : pour régler leurs importations et pour financer les dépenses de l’État fédéral. Il s’agit dans le premier cas du déficit commercial et dans le second du déficit budgétaire des États-Unis, créateurs l’un et l’autre de dollars. On reviendra plus tard, lorsqu’ils s’emballeront, sur les causes des déficits
© Groupe Eyrolles
28
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
jumeaux ; il suffit pour le moment de comprendre combien il était tentant de faire tourner la planche à dollar. Un quart de siècle plus tard – il faut faire vite lorsque le lecteur se fatigue à lire un écran –, la masse des dollars en circulation dans le monde atteint 80 milliards. Et le stock américain n’est plus que de 10, ayant été divisé par 2. Il est vrai que certains avaient pris les États-Unis au mot et avaient demandé la conversion de leur stock de dollars contre des pépites et des lingots. On pense au Général de Gaulle qui, en procédant de la sorte, voulait démontrer que le pouvoir des faux-monnayeurs dépend surtout du degré de tolérance des receleurs. Une bombe a retardement était au-dessus de la tête de l’Oncle Sam, celle d’un mouvement de panique des détenteurs de dollars, comme une véritable baudruche de Damoclès. C’est la raison pour laquelle un lointain prédécesseur de Barack Obama, il s’agit de Richard Nixon, a coupé le cordon du ballon, le laissant s’envoler. Le 15 août 1971, il annonça que les États-Unis ne respecteraient plus le pacte alchimiste signé vingt-sept ans auparavant ; ils mettaient fin alors, de manière unilatérale, aux règles d’un jeu auxquelles ils savaient ne plus pouvoir se conformer.
© Groupe Eyrolles
29
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Fluctuat et mergitur Mais, bien entendu, il continua d’être possible d’échanger des dollars contre l’or sans que la parité soit garantie. On entra dans les taux de change flottants… et surtout dans un changement de vitesse, la surmultipliée, du processus de créations de dollars. Il est vrai que la Guerre Froide, qui au Vietnam ne l’était d’ailleurs pas vraiment, coûtait aux ÉtatsUnis environ un milliard de dollars par semaine, autant de déficit budgétaire et de diffusion de dollars supplémentaires. Plus qu’auparavant, on se mit à écrire l’Histoire en imprimant du papier… qui permettait d’envoyer des boys dans le bourbier. On sait que, nonobstant le couple dollars-GI, l’impression des premiers finançant l’envoi outre-mer des seconds, la machine américaine s’enlisa au milieu des années 1970. La création monétaire n’empêcha pas les États-Unis de perdre pion après pion face à l’URSS. En Asie du sud, en Afrique, en Amérique centrale et, fin 1979, en Afghanistan, la théorie des dominos s’appliquait. Tandis que, sur un plan économique, les effets pervers de cette politique étaient clairement perceptibles. Le dollar, diffusé à tour de planche à billets, perdait une partie de son pouvoir d’achat extérieur (c’est ainsi qu’il chuta sous les 4 © Groupe Eyrolles
30
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
francs français pendant l’été 1980) et intérieur (ce qui revêtit la forme d’une inflation supérieure à 10 %). Gardons cependant en mémoire que la masse des dollars en circulation dans le monde ne cessait de croître, sinon d’embellir. Nous ne manquerons pas de finir par en retrouver les traces, peut-être même en 2008. L’histoire n’a ici d’intérêt que d’être au service de la compréhension du présent… et du présent à venir !
Amérique, le retour C’est alors que Ronald Reagan, élu en novembre 1980, accéda au pouvoir en janvier 1981. Et que l’évidence sauta aux yeux, largement confirmée cet automne 2008, que les élections présidentielles américaines avaient plus d’impact sur nos destins que bon nombre de nos scrutins domestiques. Le nouveau président avait été élu sur le thème de la réactivité américaine (America is back!). À cette fin, il relança des dépenses d’armement (la « guerre des étoiles ») afin de rattraper le retard accumulé vis-à-vis de l’URSS dans la phase de deuil consécutive à l’échec vietnamien. Il s’en est naturellement suivi une augmentation du déficit budgétaire américain, d’autant plus que son
© Groupe Eyrolles
31
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
programme prévoyait une baisse des impôts, c’est-à-dire des recettes. Le président Reagan, c’était une époque ou les républicains américains fustigeaient l’interventionnisme public, lança la vague de désengagement de l’État, la baisse des impôts n’étant qu’une variante au même titre que la déréglementation, la dérégulation… autant de mots et de pratiques dont on sait bien à l’automne 2008 qu’ils sont revenus en boomerang, la crise actuelle commençant ici à révéler sa généalogie, jalonnée d’événements survenus en 1944, en 1971, à partir de 1980 également. Les crises aussi ont une histoire. Un autre choix, lourd de conséquences lui aussi, fut fait, au même moment, par l’administration Reagan. Le déficit budgétaire explosif ne serait plus financé par la création monétaire inflationniste, et dont le bilan politique n’était pas positif, mais par le recours à des emprunts, le Trésor public américain émettant des bons, les US T-Bonds. Traduisons en recourant à d’autres mots : les États-Unis décident de lancer des emprunts de guerre (froide) pour financer leur réactivité géopolitique. On sait que cette réactivité porta ses fruits en faisant monter les enchères de la course aux armements à un niveau tel que l’URSS ne put suivre. (Il est vrai qu’elle était bien en peine
© Groupe Eyrolles
32
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
pour sa part de recourir à des emprunts, la mémoire étant encore vive chez les titulaires échaudés des anciens emprunts russes…)
À la guerre comme à la guerre Quelques autres conséquences collatérales, mais non négligeables, doivent également être rappelées. La demande d’emprunts en dollars augmentant brutalement, le prix desdits emprunts s’éleva, on parle des taux d’intérêts américains qui dépassèrent les 20 % par an pendant l’été 1982. Le dollar devint donc le placement le plus rémunérateur qui soit, aspirant les capitaux du monde, par les taux d’intérêts alléchés. Ce qui conduisit les détenteurs de marks, de yens, de francs (suisses ou non), de livres sterling à vendre leurs monnaies pour acheter du dollar et profiter de l’aubaine. De ces achats, il résulta que le dollar monta (à moins qu’on préfère dire que les autres monnaies chutèrent). La valeur de la monnaie américaine fut multipliée par 2,5 entre 1980 et 1985 ; il valut 10,60 francs au début de cette année-là.
© Groupe Eyrolles
33
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Profiteurs de guerre Les produits européens et japonais, dont les prix s’en trouvaient d’autant plus compétitifs, s’engouffrèrent alors sur le marché nord-américain… aggravant l’autre déficit, commercial, qu’il fallut bien financer en payant les fournisseurs étrangers… par une création de dollars supplémentaires. Le niveau de vie, la prospérité, des Européens de l’Ouest et des Japonais augmentait à due proportion. Leur stabilité sociale suivait, et avec elle leur fiabilité politique d’alliés privilégiés. (L’Europe occidentale et le Japon ont bien profité du sprint, qui s’est révélé final, de la Guerre froide.) Et une bonne partie des dollars ainsi accumulés était replacée, on pourrait dire recyclée, en bons du Trésor américain. Il n’est que temps de synthétiser puis de relier les fils du passé et ceux de l’actualité. Les États-Unis ont créé de la fausse monnaie pour financer leurs importations (et la prospérité de leurs alliés), puis ils ont emprunté ladite fausse monnaie pour financer le processus qui allait asphyxier leur adversaire soviétique.
© Groupe Eyrolles
34
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Une fausse monnaie qui sert deux fois – il n’est pas illégitime d’être partagé entre l’effroi et la fascination. On a l’impression de décrire le « casse du siècle ». On pourrait par ailleurs discuter la qualification de « fausse monnaie » pour désigner le dollar américain, puisqu’elle renvoie à une approche légale ; on désigne habituellement comme fausse une monnaie imprimée par quelqu’un qui n’est pas autorisé à le faire. Tandis que les États-Unis ont reçu ce droit (avec limitation) en 1944, et se le sont renouvelé eux-mêmes (et sans limite) en 1971.
Crédit illimité ? Mais de quelque manière que l’on aborde la logique ou la légitimité du processus, le résultat est là : les États-Unis ont écrit l’Histoire à crédit. Car en diffusant des dollars dans le monde, ils contractent une dette dès lors que les détenteurs extérieurs possèdent une créance sur les USA, un dollar étant une sorte de « bon d’achat », un voucher, valable aux États-Unis. C’est même cette capacité à mettre en œuvre ce financement à crédit qui leur a permis de mettre à genoux l’URSS, obligée pour sa part, on l’a vu plus haut, de payer
© Groupe Eyrolles
35
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
la course aux armements au comptant. La reddition de l’URSS épuisée et incapable de suivre les enchères prend acte de cette réalité. L’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985 ressemble à l’attitude d’un joueur de poker qui se coucherait face à un adversaire dont les possibilités de miser, à crédit il est vrai, dépassent les siennes. « Fin de partie » dirait Samuel Beckett. Ils sont passés par ici, ils repasseront par là, un gigantesque mistigri monétaire. Il est question de cette immense de masse de vrais-faux dollars que les États-Unis ont mis en circulation au fil d’une Histoire qui ne connaîtra pas de fin, n’en déplaise au mythe qui a prévalu, peu de temps il est vrai, lorsque la Guerre froide s’est achevée. On verra même ci-dessous que la machine tournera ensuite sans cesse plus vite et avec d’autres partenaires, nouveaux receleurs des « dollars nouveaux » qui vont arriver.
Les dettes des uns font les créances des autres Mais soufflons un peu et imaginons le destin de tous ces détenteurs, hors des États-Unis, de dollars américains. Ils savent pertinemment que, s’ils entreprenaient de les
© Groupe Eyrolles
36
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
convertir contre des biens et des services dans le pays émetteur, ils ne trouveraient pas de contrepartie. Si toutes les bonnes raisons géopolitiques justifiaient, d’un point de vue américain, la création de tant de dollars, ils n’ont pas été émis en relation avec la croissance de la richesse du pays imprimeur. Une conversion des dollars provoquerait la même désillusion que, jadis, juste avant 1971, auraient connu ceux qui auraient voulu échanger leurs billets contre de l’or. Les dollars ne valent que s’ils ne sont pas utilisés. Leur vente pour acheter aux États-Unis provoquerait la flambée des prix… donc l’effondrement de la valeur du patrimoine monétaire. S’ils ne peuvent être échangés, il faut donc les conserver. Le créancier des États-Unis est contraint de leur demeurer faute de se ruiner. Créancier il était, créancier il continue d’être, créancier il demeurera. Il se peut, premier cas de figure déjà évoqué, qu’il décide de devenir créancier du Trésor public américain. Il finance alors les déficits budgétaires du pays qui écrit l’Histoire par ce tour de passe-passe. On est en présence d’une variante du processus bien connu où les marchands, qui s’enrichissent, financent les mercenaires, qui vont à la guerre.
© Groupe Eyrolles
37
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Il se peut aussi que les créanciers cherchent d’autres placements. Soit auprès de l’État fédéral américain, mais même lui ne peut absorber la totalité de la capacité d’épargne qu’il a généré dans le monde. Soit dans le cadre d’autres placements qui apparaîtraient moins risqués ou plus rémunérateurs. Et va donc se mettre en place un processus de recyclage des dollars détenus en dehors des États-Unis. On se souvient sans doute qu’on avait forgé le mot « recyclage » lorsque la première grande masse de dollars avait cherché des points de chute, à la suite du choc pétrolier de 1973. On avait alors parlé de recyclage des pétrodollars. Mais on aurait pu et dû trouver d’autres préfixes pour désigner d’autres processus de nature financière voisine, quand bien même l’origine des dollars, leurs détenteurs, auraient été différents. Il aurait fallu parler des nipo-dollars, des germano-dollars, des asio-dollars, la liste aurait été interminable de ces placements quasi contraints puisqu’ils ne peuvent se dépenser. Le préfixe aurait permis de clairement identifier l’origine des placements mais aucunement leurs destinations. Il aurait fallu mener l’enquête plus avant, elle aurait été édifiante…
© Groupe Eyrolles
38
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Petite histoire des recyclages On aurait alors repéré de grands flux, comme des modes qui se sont succédé et, chacun le sait depuis Roland Barthes, « la mode c’est ce qui se démode ». Sans prétendre à l’exhaustivité, on pourrait évoquer successivement une série d’engouements. Une première génération s’est dirigée, après le choc pétrolier de 1973, vers les pays du sud, on parlait alors du Tiers-Monde, jusqu’à ce que les bons emprunteurs d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie se révèlent être de mauvais payeurs. Incapables de faire face à leurs échéances de remboursement, ils se trouvent insolvables en 1982. Il faut dire qu’ils avaient été foudroyés par l’augmentation parallèle du dollar et des taux d’intérêt américains qui ont brutalement accru leur charge. Et c’est ainsi que l’on a découvert que ceux qui sèment les créances récoltent de la dette ; la comptabilité en partie double est d’une logique implacable. Pour la première fois dans l’histoire financière, des créanciers se retrouvent avec des engagements sur des débiteurs devenus insolvables qui se sont révélés supérieurs à leurs fonds propres.
© Groupe Eyrolles
39
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Où l’on a découvert quelques évidences qui n’ont pas pris la moindre ride en 2008, bien qu’on ait fait sembler de les avoir oubliées : L’insolvabilité est une maladie transmissible des débiteurs aux créanciers. L’endettement est l’aboutissement dans un cul-de-sac financier d’un processus qui voit certains emprunter trop, certes, mais auprès de ceux qui prêtent excessivement. Lorsque tous les prêteurs font les mêmes choix au même moment, il en résulte une sorte de bulle qui ne peut qu’éclater, la seule incertitude étant la date et le déclencheur de l’explosion. On ne manquera pas de remarquer que ceux qui, aujourd’hui même, s’étonnent de La Crise ont oublié la leçon, il est bien possible que la capacité de mémoire des créanciers excède rarement une génération. Sans parler de ceux dont la mémoire ne précède pas la naissance… À l’occasion de l’irruption de la crise de la dette, première en date d’une longue série, les créanciers ont également improvisé, développé des méthodes de gestion de cette situation qui leur ont permis d’être emportés dans le maelström, le rééchelonnement des dettes.
© Groupe Eyrolles
40
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
On prend les mêmes… Une seconde génération, d’un point de vue chronologique, de placements des surplus de dollars peut ensuite être identifiée. Elle a été destinée aux États-Unis eux-mêmes, qu’il s’agisse de placements en bons du Trésor américain ou de prêts à des entreprises de nationalité américaine. Certes les créanciers ont ici été remboursés, mais point autant qu’ils l’avaient imaginé. Seconde famille de prêts, seconde période de désillusion. Car si les prêts s’étaient multipliés pour participer au financement de la Guerre froide (les T-Bonds) ou des entreprises du pays qui la conduisait à crédit, ils ont pour beaucoup fait l’objet d’un remboursement après que celle-ci se soit achevée. Et si la hausse de la valeur du billet vert a accompagné le dernier round du conflit, à peine était-il achevé que l’on a vu les États-Unis faire chuter, il faudrait dire rechuter, leur monnaie. Il est vrai que la hausse du dollar ayant provoqué une invasion du marché nordaméricain par les produits eurasiatiques, les destructions industrielles qui en ont résulté, et qui pouvaient éventuellement se comprendre s’il s’agissait du prix à payer pour gagner la guerre, ne présentaient plus que des inconvénients dès lors que le slogan n’est plus « À la guerre
© Groupe Eyrolles
41
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
comme à la guerre ». C’est précisément au moment de l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir dans ce qui allait être encore pour peu de temps l’URSS, que le retournement de politique monétaire se produisit. En 1985, ils provoquèrent la division par deux de la valeur de leur monnaie… mais aussi de la valeur des créances en dollars. On imagine aisément que les caisses de retraite japonaises, qui avaient placé leur magot en bons du Trésor américain, ont grincé des dents en découvrant que la contre-valeur de leurs créances en yens venait d’être diminuée de moitié. Le débiteur, cette fois-ci, était certes solvable, mais le créancier n’en a pas été moins dépité. Une partie de la crise traversée par le Japon, une partie seulement car elle eut également, déjà, une dimension immobilière, a trouvé son origine dans les pertes de change enregistrées par les créanciers. Les deux premiers processus que nous venons de décrire présentent, au-delà de leurs différences, un point commun. À deux reprises, on a assisté à des phénomènes de gonflement de la valeur des créances, suivis d’un dégonflement brutal – l’image de la bulle continue d’être pertinente.
© Groupe Eyrolles
42
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Certains parlent de la « valeur des actifs » ; on revendique de préférer le mot de créances, car ce sont, tout de même, entre tous les actifs, des actifs singuliers, très spécifiques. Si la valeur réelle de tous les actifs est douteuse, les créances peuvent être parmi les plus douteuses, une place dans les bilans leur est même réservée sous ce nom. Créanciers dépités sans doute mais créanciers encore, et même sans cesse d’avantage, les détenteurs de dollars hors des États-Unis, on pourrait parler de xeno-dollars, ont poursuivi les démarches de recyclages.
Les recyclages du troisième type On en a retrouvé la trace sur les marchés boursiers du monde où ils ont acheté des actions, provoquant donc la hausse des cours, en d’autres termes un gonflement de la valeur de leurs créances sur les entreprises cotées en bourse. (Une action peut être assimilée à une créance sur une entreprise dont la date d’exigibilité n’est pas fixée ; elle se produira lors de la liquidation de l’entreprise, c’est ce qui la distingue des obligations.) Las, les actions, après avoir monté plusieurs années, ont brutalement chuté lors de deux mois d’octobre, qu’on qualifiait déjà de noirs, en 1987 et en
© Groupe Eyrolles
43
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
1989. Et le dégonflement des créances frappa pour la troisième fois. Jamais lassés, n’ayant guère la possibilité de l’être, les créanciers en dollars ont poursuivi leurs placements, remplis d’illusions qui se sont toutes terminées dans le même dépit.
Tournez manèges Ils ont été repérés dans la multiplication des prêts aux pays émergents dans les années 1990. Jusqu’à ce qu’une nouvelle crise les atteigne, en Amérique latine à partir de 1994, en Asie, violemment, en 1997, en Russie en 1999. Chaque nouvelle bulle éclatant laissa les prêteurs avec leurs créances dégonflées pour pleurer. Vint alors un nouvel enthousiasme, nouvel emballement, la multiplication des créances sur les entreprises d’une économie qu’on avait cru nouvelle. Mais là encore les fruits n’ont pas tenu les promesses des fleurs. En mars 2000, la bulle de la nouvelle économie se dégonfle en accouchant d’une vieille réalité, les créanciers avaient perdu une partie de leur mise. Ils jurèrent une fois encore qu’on ne les y reprendrait plus. Rodomontade, une fois encore.
© Groupe Eyrolles
44
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Faut-il aller plus loin ?
Last but not least Chacun aura compris qu’une des plus spectaculaires illusions par lesquelles les créanciers ont été enrôlés est le fantasme de l’accession des classes sub-moyennes américaines à la propriété, assortie du mythe que les débiteurs allaient pouvoir rembourser grâce à la plus-value réalisée en revendant une maison qu’ils pensaient avoir acquise, à crédit. Chacun conviendra que nous assistons à une nouvelle version d’une histoire ressassée : un dégonflement de la valeur des créances, sur la valeur du patrimoine immobilier américain cette fois. Le dernier avatar du processus, concomitant du précédent, a été la multiplication des créances sur les matières premières. Elle a été initiée à la fin de l’année 2006 par la frange de ceux qui avaient réussi à quitter le bateau ivre des crédits immobiliers à temps et qui ont provoqué ce qui a été présenté comme une « flambée des prix des matières premières », notamment fossiles mais également végétales et animales. Mais que la cosmétique sémantique ne fasse pas illusion : l’augmentation, pendant dix-huit mois, des prix
© Groupe Eyrolles
45
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
du pétrole, des minerais, des céréales, entre autres, n’a pas été le fait des acteurs économiques utilisant ces produits, mais de spéculateurs qui, les considérant comme un placement, ont provoqué, encore et toujours, le gonflement de la valeur des créances sur des produits matériels, devenus de véritables produits financiers. Et, bien évidemment, le processus ne pouvait être durable ; déconnecté quelque temps de la réalité, il allait s’y confronter tôt ou tard. La percussion du fantasme par les faits s’est produite pendant l’été 2008, les prix des matières premières s’effondrant en deux mois… pour retrouver d’ailleurs peu ou prou le niveau qui était le leur avant une parenthèse d’environ deux ans. Gonflement, dégonflement, on y revient toujours. La simultanéité des deux dégonflements, résorption de l’œdème « matières premières » et de l’abcès « crédits immobiliers », durant l’été 2008 fut violente pour les créanciers dépités. Que l’on puisse être surpris de l’importance et de la violence du dégonflement, de la généralisation de ses éclaboussures, passe encore.
© Groupe Eyrolles
46
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Que l’on n’ait pas vu venir l’aiguille qui allait percer, en 2007, cette bulle, peut aussi se comprendre, nous la chercherons plus tard. Que l’on n’ait pas compris le caractère inexorable, implacable, tragique car débouchant inévitablement sur une issue si bien connue, est tout de même plus surprenant !
Une Histoire qui fait des bulles Toutes les bulles que nous connaissons, l’actuelle étant, convenons-en, la plus grosse, sont les conséquences du processus par lesquels sont gérées les immenses masses financières qui ont été diffusés dans le monde pour des raisons géopolitiques. Au risque que la métaphore manque d’élégance, on pourrait dire qu’il s’agit des flatulences financières qui résultent de l’ingestion, jusqu’à l’indigestion, de la colossale masse de fausse monnaie avec lesquelles les États-Unis écrivent, tentent d’écrire l’Histoire. Elles constituent autant d’éclaboussures financières d’une Histoire qui, au moins depuis 1944, et d’une manière qui actuellement s’emballe, est écrite par de la création monétaire – l’imprimeur américain, lui, toujours lui,
© Groupe Eyrolles
47
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
exclusivement lui, s’endettant vis-à-vis de receleurs qui, forgeons le néologisme, « s’encréancent », des créanciers qui n’ont cessé de se renouveler, d’une période à l’autre, d’une zone géographique à l’autre, ne partageant qu’une conviction et un aveuglement, mais ils sont fondamentaux et fondateurs du système : ils s’enrichissent en détenant des créances en dollars, mais leur enrichissement est virtuel car il est constitué en fausse monnaie, faisons une concession et parlons de « vraie fausse monnaie ». Surtout, ne pas les regarder avec condescendance et commisération, en les considérant comme des illuminés, riches mais uniquement virtuellement riches, détenteurs de créances qui, ne cessant de prendre de la valeur, les confortent dans le sentiment que leur patrimoine s’accroît. Coluche faisait, en son temps, remarquer que les nouveaux riches oublient souvent qu’ils sont des anciens pauvres. Jusqu’au jour ou la réalité revient, le nouveau riche redevenant ce qu’il avait cru n’être plus. Car ils sont nombreux, et pas seulement dans l’univers de la finance, ceux qui, voyant sur le marché la valeur de leur patrimoine immobilier augmenter considérablement, ont même été, de ce fait, considérés comme « fortunés », la fiscalité les désignant ainsi pour les assujettir à l’ISF. Il s’agit, on le connaît bien, du syndrome du petit propriétaire © Groupe Eyrolles
48
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
de l’île de Ré, fortuné virtuel mais bien en peine de dégager des revenus pour payer son impôt. Se faire « taxer de fortuné » par l’administration fiscale elle-même pourrait faire croire aux plus sceptiques que fortunés réels ils sont devenus ! Ceux qui croient ainsi à leur fortune de mer, s’ils modifient leurs modes de vie et empruntent pour l’améliorer tout en gageant ces nouveaux crédits sur leur « richesse » toute neuve et virtuelle, deviennent alors des victimes toutes désignées pour les retours de fortune, bien réels ceux-là. Point ne sera besoin de leur expliquer longuement la crise des subprimes. Ils auront compris les dangers à acheter une maison à crédit en pensant la rembourser avec les gains d’une loterie dont on n’a même pas acheté de billet et dont on ignore quand et même si le tirage aura lieu. On pourrait aussi évoquer ce salarié qui se croyait riche d’une créance sur son système de retraite par répartition, créance qu’il comptait encaisser mensuellement au moment de son départ en retraite… et qui découvre que son point de retraite a fondu, sa créance s’est dégonflée. Il rejoint alors celui, il peut à vrai dire s’agir du même, qui avait constitué une retraite, éventuellement complémentaire, par capitalisation, et qui constate que ses créances sur les entreprises cotées en bourse se sont également… dé-cotées. © Groupe Eyrolles
49
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Le jeu du gonflement-dégonflement invite donc à sa table beaucoup plus de joueurs qu’on ne l’imagine au premier abord. Nous avons, pour le moment, fait la part belle aux créanciers les plus anciens, quand bien même leur déconvenue serait-elle actuelle.
La Cina e vicina Mais comment ne pas évoquer les créanciers de la dernière génération, qui n’ont rejoint la table de jeu que récemment. Parlons donc de la Chine. Après avoir vaincu, à crédit, l’URSS au milieu des années 1980, les États-Unis se sont occupés, à crédit là encore, de l’autre géant communiste, la République populaire de Chine, qu’ils avaient réussi à neutraliser, au sens propre du mot, pendant la Guerre froide. L’Histoire retiendra aussi cette contribution de Richard Nixon qui est parvenu à fracturer le camp des adversaires, avec l’aide, il est vrai, des dirigeants chinois de l’époque qui savaient pertinemment que leur pays avait tout à perdre d’être trop partie prenante dans l’affrontement Est-Ouest. Dès 1979, Deng Xiaoping avait compris, et exprimé, que les problèmes intérieurs de la Chine, étaient tellement immenses qu’elle ne pouvait pas entrer en guerre,
© Groupe Eyrolles
50
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
même froide. Il a fait le choix de tenter de sauver son pays, il faudrait dire l’empire chinois, en l’insérant dans l’économie de marché, seule solution pour tenter d’éviter l’implosion du pays. « Qu’importe que le chat soit rouge ou noir » s’il permet de développer le pays, de l’industrialiser à un rythme suffisant pour que les villes, côtières, soient capables d’absorber l’exode rural chinois. Une alliance d’intérêts s’est ainsi mise en place, qui va prendre de l’ampleur lorsque le pays vainqueur de la Guerre froide et celui qui a évité de la perdre mettront en œuvre une relation d’interdépendance. Le développement de la Chine reposera, repose encore pour l’essentiel, sur un modèle économique qui est tiré par l’exportation et notamment vers les États-Unis, même si le reste du monde, et notamment l’Europe, devra absorber les produits que les nouveaux ouvriers chinois, récemment venus de la campagne, produisent tout en s’urbanisant. Ce que l’on a appelé, au début, « l’atelier du monde » est en fait un processus par lequel on voit apparaître des classes moyennes, acteurs de la tentative de stabilisation d’un pays qui représente 20 % de la population mondiale et dont l’instabilité serait désastreuse non seulement pour lui-même mais également pour le monde entier et notamment ses voisins, ne serait-ce que Taïwan. © Groupe Eyrolles
51
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
En important des produits chinois, les États-Unis participent à cette logique, plus nombreux étant ceux qui, dans l’Empire du Milieu, travaillent pour exporter, plus nombreux étant ceux qui ont désormais quelque chose à perdre, leur niveau de vie progressant, et moins nombreux étant ceux qui, sans espoir, seraient tentés par une immigration intérieure non contrôlée… voire une aventure nationaliste. Mais en important de Chine, pour payer leurs importations, les États-Unis transfèrent alors des dollars innombrables vers un pays qui à son tour devient leur créancier. La Chine est même sur le point de devenir le premier créancier des États-Unis. Nous avons bien connu ce processus puisqu’il reprend celui qui avait vu, à la fin de la Guerre froide, l’Europe occidentale et le Japon se développer et se stabiliser en exportant vers les États-Unis à l’abri d’un dollar qui prenait de la valeur et se diffusait tant et plus. L’histoire se répète donc, sans même bégayer, avec de nouveaux marchands, créanciers du même débiteur. Le « partenariat stratégique » entre la Chine et les ÉtatsUnis est d’abord géopolitique, puis commercial, enfin financier.
© Groupe Eyrolles
52
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Le commerce international s’en va-t-en guerre Il convient d’insister sur ce point. Qui veut savoir les priorités géopolitiques américaines, leurs évolutions, doit certes écouter les discours mais également regarder quels sont les pays avec qui ils acceptent délibérément d’être en déficit commercial. De même que l’Europe occidentale, le Japon ne demandait pas mieux que de participer au processus qui l’enrichissait en prospérité et en créances libellées en dollars, de même la Chine sait que son propre salut s’inscrit dans une démarche de même nature. On pourrait parler de « syndrome coréen » pour désigner cette machinerie. Lorsqu’une partie, méridionale, de la Corée est devenue « occidentale », les États-Unis, qui maintenaient 37 000 soldats au sud, ne pouvaient évidemment prendre le risque de son instabilité. Ils l’ont donc aidée à se reconstruire, puis à se développer, l’apparition de classes moyennes stabilisatrices étant évidemment d’autant plus importante que le pays était plus exportateur… et les États-Unis se sont même mis à importer eux-mêmes le maximum de produits coréens vendus à l’abri d’une monnaie faible vis-à-vis du dollar. Le commerce international apparaît sous son vrai jour, la
© Groupe Eyrolles
53
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
géopolitique poursuivie par d’autres moyens. Une machine à importer des produits, mais surtout la paix sociale et politique chez le fournisseur, se met en place… qui, en retour, exporte du papier vert. Un véritable aspirateur qui recracherait des dollars, des créances en dollars. Ce qui fut fait jadis à l’échelle des alliés occidentaux de la Guerre froide, est remis au goût du jour avec l’immense Chine. Et la Chine d’accumuler des dollars, certains chiffrent ses réserves de change, s’impressionnent de leur montant, 1 906 milliards de dollars fin septembre 2008 ; nous préférons dire qu’un nouveau créancier, soucieux de son avenir politique, fait irruption en accord avec son débiteur qui partage en fait les inquiétudes de son créancier. Comme depuis le milieu du 20e siècle, les États-Unis préfèrent prendre le risque d’aller au centre commercial tout de suite plutôt que celui que leurs enfants aillent à la caserne plus tard. Le résultat du pari n’est d’ailleurs pas acquis, mais c’est pourtant bien là le pari. C’est aussi ce qui explique que les États-Unis aient délibérément accepté que le renminbi chinois, le yuan, soit durablement sous-évalué vis-à-vis du dollar, subvention monétaire indirecte. Certes ils demandent, mollement et de manière intermittente, une
© Groupe Eyrolles
54
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
réévaluation de la monnaie chinoise, mais il s’agit surtout d’un souhait formulé pendant les campagnes électorales américaines afin d’éviter que le sujet des importations chinoises ne devienne par trop polémique, l’électeur américain, quand bien même irait-il faire ses courses de produits made in China chez Wall Mart, est aussi un salarié d’une entreprise américaine… qui est souvent allée s’installer dans l’Empire du Milieu. Il faut d’ailleurs noter que près des deux tiers des exportations chinoises vers les États-Unis sont le fait de sociétés américaines implantées en Chine et qui, à leur manière, participent à l’écriture de l’Histoire… tout en poursuivant, à l’évidence, leurs propres intérêts. Les dirigeants chinois, qui redoutent également la polémique, font régulièrement des gestes, petites réévaluations de leur monnaie, en gage de bonne volonté. Mais ces ajustements ne sont aucunement du même ordre de grandeur que ceux qu’ont dû subir le yen japonais ou l’euro. Il faut reconnaître que lors de la fin de la campagne électorale américaine de 2008, la question chinoise n’a vraiment pas été l’objet des attentions prioritaires des citoyens américains ! La montée des poussées protectionnistes, et maintenant de la récession, aux ÉtatsUnis préoccupe donc autant les dirigeants chinois que leurs
© Groupe Eyrolles
55
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
homologues américains. C’est dans cet esprit qu’il faut d’ailleurs comprendre le « US-China Business Signing Ceremony & Trade and Investment Forum » qui s’est tenu à Pékin à la mi-juin 2008 au cours duquel 35 accords commerciaux supplémentaires ont été signés dans le cadre d’un « dialogue stratégique » entre créanciers et débiteurs. Il s’inscrit dans une tradition inaugurée à la fin des années 1990, lorsque les présidents des États-Unis successifs renouvelaient « la clause de la nation la plus favorisée » dont bénéficiait la Chine, c’est-à-dire le droit pour celle-ci de vendre aux États-Unis dans des conditions privilégiées. Le renouvellement annuel de cette clause qui n’était valable que douze mois donnait à chaque fois lieu à un affrontement américano-américain entre un exécutif qui avait une vison géopolitique et un Congrès naturellement d’avantage préoccupé des réactions de l’électorat devant qui il se rend tous les deux ans. En décembre 2008, aussitôt après les élections américaines, ils ont même, au contraire, procédé à une dévaluation de leur monnaie. Il n’est d’ailleurs pas fortuit que la clause ait été finalement accordée à titre permanent en faisant entrer la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce, la position de « plus favorisé » étant alors statutaire. On notera au passage que les négociations sur ce point, qui traînaient depuis quinze © Groupe Eyrolles
56
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
ans, ont été immédiatement débloquées dans la semaine qui a suivi le 11-Septembre, un moment où l’alliance entre les États-Unis et la Chine trouvait une justification supplémentaire dans la perspective de ce qu’on appellera pour le moment la « lutte contre le terrorisme ». Le savait-il ? Sans doute pas. Le souhaitait-il ? Ce n’était certainement pas sa priorité. Mais Oussama Ben Laden a renforcé le statut de la Chine créancière privilégiée des États-Unis.
Plus ça change et plus c’est pareil Qui dit créancier dit aussi l’obligation dans laquelle il est de placer ses créances ; la musique est bien connue, seules peut-être les paroles changeront. La Chine est à son tour, comme tous ceux qui l’ont précédée dans le rôle de créancier consentant mais incapable de dépenser ses actifs financiers, confrontée à la vieille question revisitée tant de fois au début de ce chapitre : quels sont les emprunteurs potentiels susceptibles d’absorber sa récente capacité financière ? Tout se passe comme si la Chine, aux prises avec ses problèmes intérieurs, tentant de les résoudre en exportant, se retrouvait dans la position du
© Groupe Eyrolles
57
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
marchand devenu épargnant à la recherche de placements pour « recycler les sino-dollars ». On ne surprendra personne en mettant en lumière les débouchés naturels qui seront trouvés, chacun les connaît, et leurs limites aussi. Une petite partie des sino-dollars se dirige vers l’Afrique, où la présence chinoise s’est considérablement accrue, le nouveau banquier du monde occupant la place que d’autres pays, en Europe notamment, n’ont plus les moyens de conserver. (Serge Michel et Michel Beuret décrivent le processus dans La Chinafrique, un livre publié en 2008 aux éditions Grasset et dont le titre renvoie à feue la Françafrique.) C’est ainsi que la Chine accorde des prêts à de nombreux pays africains pour financer des infrastructures, pour sécuriser ses approvisionnements en matières premières, pour accroître son influence aussi, pour monnayer les crédits contre une rupture des relations diplomatiques des pays bénéficiaires avec Taïwan. Elle se substitue même parfois au Fonds monétaire international en accordant des financements considérables, sans condition explicite, sur des durées considérables, 30 ans, alors que le FMI subordonne ses propres interventions à des conditions politiques chères
© Groupe Eyrolles
58
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
à faire accepter localement (les programmes d’ajustement structurel), les crédits du FMI étant de surcroît de montants bien inférieurs et remboursables dans des délais beaucoup plus courts. Mais, hélas, la capacité d’emprunt de l’Afrique n’est pas à la hauteur des besoins de placements de la Chine. Pourquoi ne pas envisager alors que la Chine cesse d’exporter autant, d’accumuler tant de dollars contraints de devenir des créances en dollars, et tente alors de développer son activité intérieure ? Riche suggestion dont on pourrait dire qu’elle est une bonne idée mais encore un peu prématurée… jusqu’à l’automne 2008. On avait cependant déjà enregistré quelques ébauches de cette approche. Il y eut, bien sûr, les gigantesques travaux occasionnés par les jeux Olympiques, qui ont permis de dépenser localement une partie des réserves monétaires. Mais ce qui est fait en date du 8.8.8 n’est plus à faire. Il en est des stades olympiques comme du gigantesque barrage des TroisGorges. Dès lors qu’ils sont inaugurés, on ne remettra pas les ouvrages sur le métier. Il y eut également les travaux de reconstruction rendus nécessaires par le tremblement de terre du printemps 2008, mais ils ne permettent pas de recycler plus de 100 milliards
© Groupe Eyrolles
59
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
de dollars, un trimestre d’excédent commercial chinois sur les seuls États-Unis… Ne tournons pas autour du pot : seuls les États-Unis ont des besoins d’emprunt immédiats qui sont à la hauteur de l’épargne chinoise, elle-même immédiatement disponible ! Les Japonais avaient bien connu, avant les Chinois, cette situation. Autres temps géopolitiques, mêmes mœurs financières. Les dollars créés par les États-Unis, envoyés en Chine pour payer leurs importations dans le cadre d’un déficit commercial hors des normes, y reviendront pour financer leur déficit budgétaire hors du commun ! Le trajet des dollars américains s’apparente à celui d’un magnifique boomerang financier, sans (pour l’instant) que le lanceur rate la récupération de ce qu’il lance. Ils sont passés par ici, ils reviennent par là. Retour à l’envoyeur donc, la Chine prête au pays dont les débouchés sont indispensables à son propre développement. Les dollars accumulés à la Banque centrale de Chine pour améliorer le niveau de vie des consommateurs américains, qui achètent des produits chinois bon marché, seront placés aux États-Unis pour financer le niveau de vie de l’État fédéral américain qui vit au-dessus de ses moyens, puisque le consommateur US est un contribuable insuffisant. © Groupe Eyrolles
60
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Les magasins qui, sur Main Street, proposent des produits électroniques venus de Shen Zen, permettent la progression sociale des classes moyennes chinoises… et aussi le financement des expéditions de GI à Bagdad et Kaboul.
Barbichette économico-politique Nous connaissons bien la relation ainsi décrite : je te tiens, tu me tiens ; je te vends, tu m’achètes ; tu me payes, je te prête ; je me développe, tu fais la guerre, en Irak, en Afghanistan ou ailleurs – le retour de la dialectique des marchands et des mercenaires, chinois les premiers, américains les seconds. Ce n’est évidemment pas à la fin de l’année 2008 que la relation d’interdépendance financière va se distendre. Ne prenons qu’un seul exemple mais emblématique : les 700 milliards du plan Paulson de septembre 2008 vont naturellement se traduire par une aggravation du déficit budgétaire américain, donc par l’émission de nouveaux bons du Trésor afin de le financer. Qui mieux que la Chine aurait les moyens de les souscrire ? Le tempo de la danse s’accélère, créanciers et débiteurs virevoltent sur un rythme désormais endiablé. Oui mais…
© Groupe Eyrolles
61
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Mais on découvre, avant même cette nouvelle sollicitation probable, que la Chine avait déjà placé 1 200 milliards de dollars aux États-Unis, la moitié desdites réserves de change ayant déjà été recyclées en US T-Bonds… tandis que l’autre moitié, selon China Newsweek, avait été placée chez Freddie Mae et Fannie Mac, les deux piliers, plus que vacillants, des crédits hypothécaires sur l’immobilier américain ! Les crises se rejoignent ici, et les deux rives de l’océan Pacifique sont baignées des mêmes eaux. La capacité des classes moyennes chinoises à voir son présent s’améliorer, ses rêves d’avenir également, qui contribuent à générer de l’espoir pour l’armée de réserve des paysans chinois piaffant d’impatience de venir en ville, rejoignent ainsi les rêves des classes sub-moyennes américaines d’accéder à la propriété en remboursant une petite maison achetée à crédit grâce à l’augmentation de la valeur de celle-ci après revente. Petite maison pourra ainsi devenir plus grande tandis que les immenses villes chinoises pourront elles-mêmes devenir gigantesques. Mao, est-ce si hérétique de s’en souvenir ici, disait qu’on peut dormir dans le même lit sans faire les mêmes rêves. Certes, mais pas toujours. Car ici les rêves s’emboîtent les uns dans les autres, des maisons du Minnesota aux appartements de Shanghai. Les fantasmes des premiers ne se © Groupe Eyrolles
62
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
réaliseront que dans l’accomplissement de l’imaginaire des seconds, et réciproquement. Rêves emboîtés et crises enlacées, on peut ne pas dormir dans le même lit et partager rêves et cauchemars. Le créancier le plus peuplé du monde et le débiteur le plus puissant sont plus que jamais dans le même bateau, lesté de dollars et de créances douteuses, au-delà peut-être de la ligne de flottaison. Et, le bateau tangue dangereusement à l’automne 2008 ! « La nave va », vogue la galère. Vers quels horizons ?
© Groupe Eyrolles
63
Alain Simon
Chapitre troisième —
Du bateau ivre à l’âge du capitaine, si capitaine il y a
Les Frères Jacques chantaient gaiement, c’était il y a bien longtemps, l’épopée d’un bateau, la Marie-Josèphe : « Encore heureux qu’il ait fait beau ! » Car s’il advient que le temps change… Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout au long de la troisième, froide, et plus encore depuis qu’elle s’est
© Groupe Eyrolles
64
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
achevée et que de nouveaux dangers se développent sur les décombres des anciens, les États-Unis écrivent l’Histoire à crédit. Leurs projets géopolitiques, qu’ils aient été ou soient pacifiques ou belliqueux, ont été dépendants, dépendent toujours et plus que jamais, de leur capacité à diffuser des dollars dans le monde auprès de créanciers qui, en revanche, ont changé au fil du temps et des priorités. Tout comme les placements qu’ils ont effectué. S’ils ont toujours été principalement orientés vers les États-Unis, ils ont tenté une succession de diversifications partielles qui ont généré autant de bulles spéculatives, à force de vouloir se faire aussi grosses que le bœuf. L’histoire a été déclinée de différentes manières mais il s’agit toujours de la même histoire. Le moteur de l’Histoire est un moteur à explosions ; son carburant étant constitué de dollars, ses pollutions sont financières. Je conçois bien qu’il faille s’intéresser au bilan carbone, instaurer des taxes sur le CO2, mais le bilan financier a semblé, en revanche et à ce jour, singulièrement négligé. Ce n’est pas un second Bretton Woods qu’il faudrait appeler de ses vœux mais un deuxième Kyoto, financier celui-là.
© Groupe Eyrolles
65
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Il n’y aurait d’ailleurs là rien d’extraordinaire puisque c’est à l’occasion du premier que des « droits à polluer » ont été mis en place, qui permettent que se mettent en relations sur un marché tout à fait financier ceux qui ont des « créances en pollution » et ceux qui ont à ce titre des besoins, assimilables à une dette vis-à-vis du climat, les deux faisant la paire. Tout se passe comme si les États-Unis disposaient depuis Bretton Woods d’un droit à polluer en billets verts, et que le monde entier, trouvant son compte à ces émissions, tentait de s’enrichir en stockant la pollution monétaire qui en résulte. Toute l’organisation géopolitique du monde, les paix ou les guerres, le développement des uns, la stagnation ou le recul des autres, tout repose sur la capacité des ÉtatsUnis à convaincre le reste du monde de devenir leurs créanciers, de détenir des dollars, c’est-à-dire des créances sur eux. Et c’est ici qu’il faut expliciter ce qui n’était qu’en filigrane jusqu’à maintenant.
Sous les pavés financiers… Faire naître des créances, clé de voûte du système, suppose un préalable, pré-requis sine qua non. Il faut être capable de
© Groupe Eyrolles
66
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
faire naître, en amont, ce qui pourra convaincre un créancier de le devenir et de le demeurer, lâchons le mot, des croyances, faux suspense puisque la juxtaposition des termes figurait en tête du livre. Il suffisait aussi, ne serait-ce que de regarder des billets verts américains, pour y lire, explicite, le lien indissociable qui unit valeurs financières et culturelles : In God we trust. Point de créances sans croyances, les mots procèdent de la même étymologie, leurs territoires respectifs sont interpénétrés, on pourrait même dire qu’ils « empruntent » l’un à l’autre. Ne dit-on pas qu’un ambassadeur présente ses lettres de créances ? On peut alors, parfois, accorder crédit à ses propos. Certains actes sont portés au crédit de ceux qui les accomplissent tandis que d’autres responsables peuvent au contraire se discréditer. La confiance est évidemment la plus classique d’entre ces croyances, en l’absence de qui personne, évidemment, n’endosserait le costume de créancier, confiance dans l’avenir et dans la vraisemblance pour le créancier de recouvrer sa créance, c’est-à-dire en la capacité du débiteur à honorer sa dette. En transparence d’un bilan où figurent des écritures financières, notamment des créances à court, moyen ou long terme, il faut apercevoir les croyances qui les sous-
© Groupe Eyrolles
67
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
tendent et qui hiérarchisent les sentiments de sécurité dont les créances sont assorties, auxquelles elles sont adossées. Chacun connaît les plus classiques.
Y croire dur comme fer A minima, il y a, c’est bien le moins, l’espoir que le débiteur existera encore lorsque l’échéance viendra, et solvable de surcroît. Il y a ensuite les garanties que le débiteur peut proposer, par exemple, individu ou structure qui se porterait garant, qui accepterait d’être solidaire des engagements du premier, une caution, supposée plus crédible que le créancier de premier rang, et qui s’engagerait à se substituer à celui-ci s’il venait à être défaillant. La croyance première est alors doublée d’une seconde supposée plus solide. Il peut aussi s’agir, tout emprunteur sait cela qui doit hypothéquer un bien qu’il achète à crédit, de possibilités de saisir des biens meubles ou immeubles, qui viendraient permettre au créancier de récupérer tout ou partie de sa créance.
© Groupe Eyrolles
68
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
N’insistons pas, l’évidence est avérée, qui croit lire un bilan comptable aperçoit au-delà des chiffres apparents le catalogue des croyances dont ils sont l’expression. Les experts comptables ont été les précurseurs de la numérisation. Bien avant qu’on ne généralise la transformation des sons, des images, de toutes les informations en 0 et 1, ils ont eux-mêmes traduit des croyances en chiffres. L’aridité de la comptabilité, de la lecture des bilans, s’estompe si l’on veut bien les regarder comme des transcriptions de croyances, l’imaginaire des acteurs économiques, leurs confiances et leurs inquiétudes, ce qu’ils pensent être des réalités, ce qu’ils découvriront peut être un jour n’avoir été que rêve. Publier un bilan, c’est tacitement avouer ses croyances traduites, simplement transposées, en chiffre par des professionnels de la numérisation des pensées, conscientes ou pas, avouées ou non, des opérateurs économiques. Les ordres des experts comptables sont finalement plus proches qu’ils ne le pensent des sociétés de psychanalyse. Je n’ignore pas qu’en hasardant le rapprochement, j’encours des reproches convergents de la part de deux parties qui se fréquentent rarement, persuadés qu’elles n’auraient rien à se dire, ceux qui couchent des chiffres sur le papier, ceux qui allongent des patients sur des divans. En quoi la trivialité
© Groupe Eyrolles
69
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
de l’économie pourrait-elle apprendre au champ des névroses inconscientes ? Dans quelle mesure, les tentatives pour faire verbaliser ces dernières pourraient-elles renseigner sur les règles des plans comptables ? Le rapprochement entre les professionnels de la gestion des créances, experts comptables et commissaires aux comptes, et de ceux qui dans l’univers de la psychologie développent le fonds de commerce des croyances inconscientes n’est cependant pas aussi abracadrantesque qu’il pourrait paraître (ce néologisme, autre juxtaposition novatrice en son temps, est d’ailleurs désormais reconnu, sans doute « avalisé », encore un mot charnière, « cautionné » par le Petit Robert).
Dis-moi quelles sont tes croyances… C’est en relisant Max Weber que l’on trouvera la plus élaborée des réflexions sur le lien entre les créances et les croyances. Dans L’Éthique du protestantisme et l’esprit du capitalisme (Payot), il développe, avec une rigueur dont je n’ai aucunement la prétention ni les moyens, l’analyse des liens entre l’irruption de nouvelles croyances, celles qui naissent de la Réforme, et le développement de nouvelles pratiques économiques chez les Réformés.
© Groupe Eyrolles
70
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
S’il serait bien outrecuidant de prétendre, dans cette réflexion, s’abriter derrière le « crédit moral » de Max Weber, qu’il soit cependant porté à mon crédit que la polysémie des seuls mots de cette phrase justifie la démarche qui est poursuivie, jusqu’à du moins l’heure du bilan, en l’occurrence la conclusion de ce livre. Il sera alors toujours temps de passer par pertes (ou profits) ces quelques croyances, douteuses pour des lecteurs qui demeureraient légitimement sceptiques. Qu’il me soit juste permis d’évoquer une expérience personnelle : en accompagnant des responsables de cabinets comptables français dans un voyage au Pays-Bas, nous avons constaté qu’il existait évidemment dans ce pays des cabinets homologues. La surprise est venue de découvrir qu’il existait des cabinets d’expertise comptable protestants et d’autres catholiques, identifiés comme tels et même le revendiquant. La surprise des comptables venus d’un pays laïque a atteint son comble en apprenant que les banques ne regardaient pas du même œil les bilans transmis par les uns et les autres. Il est en effet apparu que la notion de provision pour créances douteuses n’a pas le même sens pour des catholiques et des protestants. Chez les premiers, existent la confession et l’absolution qui permettent sinon de faire disparaître du moins de classer sans suite les péchés, de
© Groupe Eyrolles
71
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
remettre les comptes et les compteurs à zéro. On ne saurait ainsi répugner, dans les bilans imprégnés de culture catholique, à passer l’éponge, à faire jouer l’ardoise magique, à passer le moment venu des écritures de perte. De ce point de vue, les bilans teintés de culture protestante sont jugés plus « crédibles »… par des banquiers qui en Hollande sont pour la plupart baignés de culture réformée. Les créances douteuses ne peuvent que produire des banquiers dubitatifs. Les créances et les croyances sont indissociables, les premières portant en elles les gênes de la culture qui les a fait naître. On ne saurait trop conseiller aux cabinets d’expertise comptable de recourir à des consultants extérieurs, qu’ils soient psychanalystes ou théologiens. Il en est évidemment de même lorsque l’on regarde le bilan que nous présente la finance internationale, tant il est vrai que les immenses dettes contractées par les États-Unis se retrouvent en créances chez les États désunis.
Hors des croyances, point de salut monétaire Qu’il s’exprime sur le terrain politique, militaire, économique, financier et, on a mis cet aspect en exergue ici,
© Groupe Eyrolles
72
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
monétaire, le leadership américain a besoin d’un socle, une capacité à produire des croyances. Hors de celles-ci, point de créances, point de puissance américaine. La première croyance qui a historiquement fondé le système a été, en 1944, le symbole même de la sécurité, l’or, dont la valeur dépassait de loin les coûts de production et la marge des transformateurs. Où l’on retrouve Bretton Woods. In Gold we trust. L’or valait aussi un prix supplémentaire, celui de la sécurité qu’il procure (ou procurait) à son possesseur, une véritable « prime d’assurance » qu’il fallait payer pour acquérir le métal et la sécurité qu’il véhicule. Cette croyance était vieille comme le monde, depuis que sont apparus des inquiets et des coquettes, des orpailleurs et des fébriles, tous pris par les fièvres récurrentes de l’or. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’or, qui avait plus que jamais repris du service, pouvait aisément servir de croyance sécurisante pour que la machine américaine puisse imprimer. On sait ce qu’il advint. Il a donc fallu trouver d’autres croyances, elles ne seront pas métalliques et même complètement dématérialisées. Ne pouvant plus croire que leurs dollars étaient un bon d’achat échangeable contre des onces, les receleurs se sont orientés vers de nouvelles croyances moins tangibles.
© Groupe Eyrolles
73
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Nouveau Monde Détenir des dollars est alors surtout devenu un ticket d’entrée dans le référentiel culturel d’un pays producteur de rêves, l’American way of life. La question n’est aucunement de savoir si vous ou moi, lecteur ou auteur, croyons en ce système de valeurs, si nous y adhérons ou le rejetons. Force est de constater que sa puissance est considérable et ses adeptes innombrables. Que je crois en Dieu ou non n’apporte ou n’enlève rien à une réalité intangible : les foules des croyants sont immenses, la croyance devient donc un phénomène que même les sceptiques et les mécréants doivent prendre en considération, on allait dire prendre en compte. Il suffit de regarder l’évolution des habitudes alimentaires, vestimentaires, comportementales, ludiques, on en passe, des gamins des rues dans le monde pour mesurer la force d’attraction de la machine américaine à produire des croyances populaires. Observons quel est le modèle d’identification qui sous-tend les attitudes et l’on mesurera l’efficacité des rêves que les États-Unis sont capables de faire naître.
© Groupe Eyrolles
74
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Même ceux qui rejettent, par la raison ou la violence, ce référentiel culturel se déterminent par rapport à lui, sont magnétisés par lui, refusant alors une magnétisation dont ils soulignent la puissance à l’aune de leurs refus. Comme un amateur de deltaplane continue de se référer à l’attraction terrestre en tentant d’y échapper, plus il jubile de s’en extraire plus il souligne sa prégnance. Il finit d’ailleurs toujours par rendre les armes ; il n’est pas d’avion qui n’atterrisse pas un jour, d’une manière ou d’une autre. Même ceux qui rejettent la culture made in USA en arrivent parfois à porter des T-shirts, des jeans ou des casquettes de base-ball. Elles sont à ce titre toujours troublantes, ces images ou l’on voit des manifestants brûler des bannières étoilées ou tenter de caillasser un consulat des États-Unis à l’étranger, et qui portent en fait les mêmes vêtements que des étudiants américains. Ils rejettent ce qui les fascine, un rêve qui les angoisse, les opprime parfois, leur semble inaccessible ou inacceptable, semble même broyer leurs propres croyances. Mais la croyance est bien là, pour le meilleur ou pour le pire. On pourrait désormais dire que c’est la machine américaine à produire des croyances qui a rendu possible que la machinerie à produire des créances se mette en route, finisse par tourner à plein régime. Lorsque le dollar ne peut
© Groupe Eyrolles
75
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
plus être gagé sur l’or, il doit l’être par des croyances de substitution. C’est ainsi que Hollywood est venu « prêter » main forte à Bretton Woods.
Les croyances motrices Il ne faut pas omettre de rappeler que d’autres croyances, moins culturelles mais pas moins efficaces, ont été en outre mobilisées. On parle d’ailleurs de « mobiliser une créance » pour désigner le processus qui permet d’obtenir immédiatement d’un banquier la somme dont on est créancier lorsque celui-ci ne peut attendre l’échéance pour rentrer dans ses fonds. La variante la plus connue de cette mobilisation financière s’appelle d’ailleurs l’escompte, et l’on sait que le verbe « escompter » est également employé lorsqu’il est question d’espoirs, de croyances que l’on aimerait voir se concrétiser. La plus systématique parmi les croyances dont on constate la diffusion est celle qui voit les créanciers avoir le sentiment de progresser eux-mêmes, de se développer, de prospérer en exportant vers les États-Unis qui les paye en dollars, les contraignent de fait à être créanciers. Il s’agit en effet pour partie d’une croyance car, à vrai dire, ce sont moins les pays
© Groupe Eyrolles
76
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
qui prospèrent en décidant d’exporter que les États-Unis qui, délibérément, acceptent d’importer ! Mais la croyance d’être maître de son destin, compétitif, est tellement forte qu’elle emporte toutes les convictions. La limaille de fer dans un champ de force ne manquerait pas sans doute pas de croire qu’elle choisit elle-même son orientation. Je rencontre fréquemment cette croyance lorsque je suis conduit à expliquer qu’une bonne partie de la prospérité française des Trente années soi-disant glorieuses provient du fait que les États-Unis avaient également intérêt à ce que la France soit prospère, qu’ils ont facilité un développement dont nous croyons que c’est à nos efforts seuls que le mérite revient. Les mêmes résistances se rencontrent face à des interlocuteurs allemands qui sont réticents à accepter que leur « miracle » d’après 1945 ne s’explique pas seulement par les efforts et l’organisation des citoyens de la République fédérale. Ce n’est en rien les diminuer que de rappeler que les États-Unis voulaient une Allemagne prospère, et surtout stable, et qu’ils y ont grandement contribué. Il est vrai que les périodes de prospérité sont rarement propices à la distanciation lucide par rapport aux croyances.
© Groupe Eyrolles
77
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Qui vit un « miracle » n’est pas enclin à s’interroger sur ses causes, croit en être l’organisateur, finit par croire aux miracles. Je n’imagine pas qu’aujourd’hui soient nombreux les Chinois qui modulent leur jubilation de décoller d’un bémol qui serait : nous nous enrichissons certes, mais en fausse monnaie. La croyance dans le développement, de se rapprocher du mode de vie américain, a la vie dure, un vrai phénix qui ressurgit sans cesse. Le château du développement est bâti sur des croyances, ses fondations, tandis que des montagnes de créances en dollars constituent son paysage. Dans le catalogue des croyances diffusées par les États-Unis, il faut également citer la sécurité que la puissance militaire américaine représente, a représenté pour certains pays qui se mettaient à l’abri du « parapluie », éventuellement nucléaire. Ce n’est certes pas la croyance qui a connu le plus grand succès en France puisque le pays a souhaité pouvoir se protéger lui-même, sans accepter de devoir quoi que ce soit à quiconque. Dans de nombreux autres lieux, en revanche, cette croyance a été opératoire. Au Japon et en Allemagne tout d’abord, pays interdits, et pour cause, de redevenir des puissances militaires autonomes. Quand la sécurité du pays dépend des troupes américaines installées sur le territoire © Groupe Eyrolles
78
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
ou des missiles américains, on se saurait alors répugner à devenir créanciers du Trésor public américain. On sait que les caisses de retraite des Japonais contraints au pacifisme ont été les plus grandes détentrices de US T-Bonds. D’autres pays, se sachant trop petits pour assurer leur défense, l’ayant appris à leurs dépens dans le second conflit mondial, savent ne pouvoir se sécuriser militairement que dans le cadre de l’Otan, cette alliance entre ceux qui se savent faibles et celui qu’ils espéraient fort. La croyance a d’ailleurs parfaitement fonctionné pendant la Guerre froide, que ce soit en Europe ou chez d’autres alliés des États-Unis, en Asie du sud notamment.
Des souvenirs enfouis aux croyances explicites Certains autres sont venus ultérieurement rejoindre la cohorte de ceux qui s’abritent derrière la croyance sécurisante américaine. On peut ici citer d’anciens pays de l’Est qui ont le sentiment que l’Europe a été bien incapable de les protéger, ni du nazisme ni du communisme, quand elle ne les a pas abandonnés à l’un puis à l’autre. Les anciens Tchécoslovaques, désormais divisés en deux pays, ont
© Groupe Eyrolles
79
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
cependant un souvenir commun : la France et la GrandeBretagne les ont sacrifiés au Reich en 1938. Le souvenir de Munich est un « discrédit » toujours vif. On ne s’étonne pas qu’aujourd’hui encore il y ait de l’euroscepticisme à Prague ! Que le Premier Ministre tchèque soit réticent à afficher le drapeau de l’Union européenne pendant sa présidence semestrielle au premier semestre 2009, n’est inintelligible que pour les amnésiques – il n’a d’ailleurs pas manqué de le rappeler explicitement en octobre 2008. L’Europe n’est pas sécurisante, leur croyance les oriente vers les États-Unis. La Pologne, pour sa part, se souvient également que les démocraties européennes n’ont pas voulu mourir pour Dantzig en 1939. On peut considérer que les temps ont changé, que ces références sont anachroniques mais, ce faisant, on tente d’opposer la rationalité à des croyances, on a donc perdu d’avance. La République tchèque et la Pologne, toujours inquiètes, acceptent évidemment, pendant l’été 2008, le bouclier anti-missiles américain, les États-Unis apparaissant d’autant plus crédibles qu’ils sont crédités d’être venus à bout de l’URSS. Une autre composante, d’une efficacité considérable, est également partie prenante dans le dispositif qui transforme les États-Unis en machine à faire naître des croyances. Nous © Groupe Eyrolles
80
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
sommes en présence du plus grand pays d’immigration du monde qui a historiquement absorbé, cahin-caha, des vagues de fuyards et de rêveurs venus tenter de réaliser leurs croyances. Là encore, la France, qui est également un pays d’immigration et qui supporte d’ailleurs assez mal de faire rêver ceux qui tentent de la rejoindre, est un des pays les moins bien placés pour comprendre que les États-Unis puissent, eux, générer des rêves. Dans le monde entier, ils sont légions, ceux qui aimeraient obtenir une green card ; ce ne sont donc pas eux qui répugneront à détenir des billets de la même couleur. On sait même que bon nombre de soldats enrôlés par l’US Army en Irak sont des étrangers qui se sont engagés dans cette perspective. S’ils en sortent vivants, ils pourront avoir le viatique ; pour eux aussi le dollar est l’antichambre du rêve, un voucher qui permet d’accéder au référentiel de croyances. À nouveau, il faut souligner que le fait qu’en France une majorité ne partage pas ou peu ce rêve, ou le récuse même, ne change rien pour les rêveurs du monde. Qu’en outre, la réalité du statut des immigrants ne se révèle pas à la hauteur des croyances qui les avaient mis en route, que le melting pot soit en fait souvent un boiling pot, n’a
© Groupe Eyrolles
81
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
jamais dissuadé, ne dissuade en rien ceux que les États-Unis font rêver. Quelques success stories, mais ne parlons pas encore de Barack Obama, seront des moteurs suffisants pour être opposées au scepticisme et aux critiques.
Aux croyances, sans rancune La machine américaine à produire des croyances, puis des créances, a par ailleurs de considérables états de service à faire valoir. C’est elle qui a gagné la Guerre froide, non sans mal, après avoir perdu des batailles, au Vietnam, mais in fine le résultat historique est bien là. On peut préférer dire qu’elle a été perdue par l’URSS, les deux réalités sont également vraies. Mais le dénouement du conflit en dira long sur la place des croyances dans l’écriture de l’Histoire. C’est en empruntant que les États-Unis ont réussi à épuiser, ne serait-ce que financièrement, mais pas uniquement, leurs adversaires, dans l’incapacité d’emprunter symétriquement pour suivre la surenchère que constituait la guerre des étoiles. Bluff ou réalité, qu’importe, ce projet était jugé crédible par l’URSS, contrainte de « suivre » ou de s’avouer vaincue. Les États-Unis l’ont emporté en « mobilisant des
© Groupe Eyrolles
82
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
crédits » face à un adversaire qui ne pouvait que financer ses propres efforts au comptant. Il convient alors de se demander pour quelles raisons les États-Unis sont si bien parvenus à emprunter et leurs adversaires si peu. Il a déjà été évoqué les souvenirs des précédents emprunts russes dont l’URSS ne s’est pas reconnue débitrice. Explication valide, certes, mais partielle tant il est vrai qu’on a déjà constaté dans ce récit que la mémoire des créanciers n’est pas telle qu’elle les empêche de retomber dans les mêmes errements. Il faut surtout privilégier le fait que la machine soviétique à produire des croyances était devenue beaucoup moins efficace que celle de son adversaire. Il n’en avait pas toujours été ainsi ; l’URSS avait été, à plusieurs reprises après la Révolution de 1917, capable de produire des croyances diffusées à l’étranger, notamment auprès des intellectuels occidentaux, grands démultiplicateurs de croyances. Que l’on se souvienne du voyage d’André Gide à Moscou avant que n’éclate la guerre, de l’admiration, après 1945, pour les sacrifices et l’héroïsme des vainqueurs de Stalingrad – une station de métro est parfois aussi le nom d’une croyance inscrite sinon dans le marbre du moins dans
© Groupe Eyrolles
83
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
la faïence –, du dés-espoir qui a suivi l’annonce de la mort de Staline. Les trois exemples qui viennent d’être cités illustrent à nouveau que certaines croyances peuvent reposer sur des réalités incontestables, d’autres sur des illusions ou des tromperies, là n’est pas la question. Les receleurs de croyances font irruption ou quittent la scène, et leurs apparitions ou leurs disparitions sont des événements aussi importants que les croyances qui les magnétisent… ou cesse de le faire. Car l’URSS, de la Hongrie en 1956 jusqu’à Prague en 1968, pour ne retenir que deux événements, en passant par les révélations sur les réalités du régime au-delà des croyances de la propagande, dissipation par le régime lui-même et de ce fait d’autant plus crédibles, a découragé les plus fervents de ses crédules à l’étranger. Et ce qui a été peut-être encore plus déterminant, le régime n’était plus crédible auprès de ses propres ressortissants, pour qui les réalités ne pouvaient laisser place au doute.
C’est en croyant qu’on devient crédible Car tel est le point central vers lequel il faut se diriger : pour être convaincant, il faut le plus souvent être
© Groupe Eyrolles
84
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
convaincu. Ce n’est cependant pas systématiquement indispensable puisque le talent des avocats démontre tous les jours qu’il faut surtout faire naître la croyance que l’on est soi-même convaincu. Une chose est cependant acquise : un producteur de croyances qui laisserait paraître ses doutes ne serait pas crédible. Gardez-moi d’un avocat qui ne plaiderait pas, pour ma défense, son intime conviction, grandes envolées à l’appui. Comment l’URSS pouvait-elle prétendre convaincre dès lors que les citoyens soviétiques ne pouvaient plus croire en leur propre système de valeurs ? Quand se multipliaient les blagues qui brocardaient les travers du système, il était clair que les croyances du régime étaient démonétisées. Ne retenons qu’un exemple, mais précisément sur le terrain monétaire. Lorsque circulait, dans les pays dits de l’Est, cette devinette « Quelle différence existe-t-il entre un dollar et un rouble ? » et que la réponse était « Un dollar ! », cela voulait dire que si la Guerre froide devait se jouer « à crédit », et c’était le cas, l’URSS avait perdu toute capacité d’endettement, avait perdu la guerre elle-même. À l’inverse, les citoyens américains croient habituellement (on sent bien que problème il y a, ou aura, lorsque ce n’est ou ne sera plus le cas) en leur système de valeurs, ils
© Groupe Eyrolles
85
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
n’hésitent pas à les proclamer, drapeaux ou préférences électorales affichés devant les maisons, une confiance qui, lorsqu’elle ne connaît pas le doute, contribue à ce que les convaincus soient convaincants. Il n’est, à ce titre, aucunement fortuit qu’un acteur, certes de série B, ait été en charge du dernier acte. Âgé peut-être, confiné aux seconds rôles dans sa première carrière à Hollywood, Ronald Reagan a été une extraordinaire tête d’affiche pour faire naître, renaître en fait, les croyances que les Américains ont besoin d’avoir en eux-mêmes pour que, crédibles à leurs propres yeux, convaincus d’eux-mêmes, ils puissent tenter d’être convaincants. Il était plus crédible aux yeux de ses ressortissants que les vieillards cacochymes du Kremlin ne l’étaient pour leurs compatriotes. Les doutes nés du Vietnam seront dissipés par la confiance inébranlable que fera naître le discours reaganien… du moins chez ceux qui ne demandaient qu’à le croire. Les Européens, tout particulièrement les Français, plus particulièrement les intellectuels prompts à la distanciation critique, comprennent mal que tant d’Américains soient eux-mêmes si peu en recul avec leurs croyances, les prennent au premier degré. Je reconnais moi-même cet étonnement qui me frappe lorsque je saisis avec quelle symbiose mes interlocuteurs américains font corps avec © Groupe Eyrolles
86
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
leurs croyances, ne manifestent ni critique, ni recul distancié ni encore moins d’ironie. Certes. Mais quoi que je ressente, quel que soit mon tropisme à recourir à l’ironie pour filtrer la gravité, il faut se rendre à l’évidence : la Guerre froide a été gagnée par des convaincus dénués d’humour mais crédibles, sur des sceptiques qui ont été défaits dans les éclats de rire de l’autodérision. De même qu’on n’a jamais convaincu un banquier d’octroyer un financement en le faisant rire, les créanciers du monde veulent être rassurés par des croyances sécurisantes auxquelles leur émetteur croit lui-même. On rencontre même parfois dans le monde financier des acteurs qui confondent la tristesse et la crédibilité, veulent être sérieux en étant lugubres, jusque dans leurs habitudes vestimentaires. Si les grands prêtres de Rome ne pouvaient, prétendait Cicéron, se regarder sans rire, les Américains en quête de crédibilité ne peuvent être sceptiques – à moins de s’appeler Woody Allen, mais sa culture d’autodérision est évidemment d’avantage appréciée en Europe qu’aux ÉtatsUnis… Et puis survint le 21e siècle.
© Groupe Eyrolles
87
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Les croyances de Ground Zero On conviendra qu’il commença véritablement le 11 septembre 2001, comme beaucoup s’accordent à dire que le 19e s’acheva en 1914. Le 20e fut donc assez long, jalonné de trois guerres qualifiées de mondiales, dont les États-Unis sortirent vainqueurs. D’autres pays en gagnèrent une ou deux, certains en perdirent, mais seuls les États-Unis peuvent faire valoir qu’ils ont empoché le grand schelem. Il y eut certes des hauts et des bas, des batailles perdues et des rebonds, mais lorsqu’il s’achève, le siècle aux trois guerres ne connaît qu’un vainqueur. Les historiens parleront-ils un jour de la guerre de 90 ans pour désigner le siècle passé ? Ils nous rappelleraient alors que ce qui avait été perçu comme la paix n’avait été que des moments de trêves ; le sentiment d’une paix installée n’est qu’une croyance en attente de son démenti ; les croyances sont, par nature, et nécessairement, en sursis. La variante qui se met en place lorsque la Guerre froide se termine est celle de la fin de l’Histoire, qui n’est jamais que la croyance remise au goût du jour de la « Der des Der », les survivants, soulagés du conflit qui s’achève, ne demandant qu’à croire que sa leçon sera retenue, qu’on ne retombera plus jamais dans les mêmes ornières, croyance bien
© Groupe Eyrolles
88
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
compréhensible certes mais qui ne dure que ce que durent les croyances, le temps de la percussion par la réalité qui renvoie au réel : tous les après-guerres se révèlent un jour n’avoir été que des entre-deux-guerres. On sait la forme que revêtit ladite percussion le 11Septembre. Aux lendemains des attentats, George W. Bush, mal élu certes 10 mois plus tôt, mal aimé depuis son arrivée à la Maison Blanche en janvier 2001, pouvait cependant constater que la violence des coups reçus à New York et Washington n’avait en rien altéré la crédibilité des ÉtatsUnis. Attaqués par surprise par le biais d’une démarche qui connaissait peu de précédents historiques, les États-Unis allaient réagir de toute leur puissance, leur hyper-puissance pour reprendre l’expression d’Hubert Vedrine. Et si l’illusion d’un territoire inattaquable en sortait brisée, la croyance en les États-Unis s’en trouvait paradoxalement renforcée dans de nombreux pays. La puissance du géant, qui force la crainte ou inspire la sécurité, était renforcée de la solidarité que l’on éprouve pour la victime d’une agression injuste. Si Goliath avait été attaqué par derrière, il n’est pas certain que David aurait empoché les dividendes de la crédibilité mythique.
© Groupe Eyrolles
89
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Aux lendemains des attentats, Goliath, pris en traître, allait réagir de toute sa puissance et, aux agresseurs près, le monde entier le comprenait. « Nous sommes tous américains » titrait l’éditorial de Jean-Marie Colombani dans Le Monde. Même en France donc, c’est dire, tant il est vrai que les Français se sentent souvent en empathie avec les victimes. Et puis les États-Unis blessés en devenaient plus humains. On peut dire qu’à la mi-septembre 2001, les États-Unis avaient réuni autour de leur cause la plus gigantesque coalition de l’Histoire, faite de compréhensifs et de solidaires, de pays et de peuples, qui dans la compassion éprouvée, la crainte partagée, partageaient leur croyance dans une réactivité nécessaire et légitime. Bien involontairement certes, la machine américaine à produire des croyances se répandait dans le monde entier, Jacques Chirac survolait, parmi les premiers, Ground Zero ; de Moscou à Pékin, sur tous les continents, « chez ceux qui croyaient au ciel comme chez ceux qui n’y croyaient pas », une majorité adhérait. À l’évidente exception près de la frange minoritaire que constitue l’islamisme radical et de l’inévitable poignée des marginaux, on en a rencontré dans le milieu intellectuel français, qui dissimula mal une pointe de jubilation de voir © Groupe Eyrolles
90
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
l’arrogance des autres être sanctionnée, on est naturellement plus indulgent vis-à-vis de sa propre arrogance.
Le fils de son père George W. Bush s’est ainsi retrouvé titulaire d’un capital de croyances, un actif qu’il n’avait certes pas contribué à faire naître, mais le fils de son père avait l’habitude d’hériter, un bureau ovale, une machine à produire les créances, un capital de croyances… Passe encore que les habits de lumière du torero aient alors semblé un peu grands, qu’il ait manqué pour le moins de prestance dans ses passes, le fait qu’il ait reçu un méchant coup de corne le réhabilitait au centre de l’arène ; entre ombre et soleil chacun participait au jeu de la corrida avec son rituel de peurs et d’excitations auquel on veut croire. Et l’on peut alors encore beaucoup pardonner au torero. Sauf de manquer à planter ses banderilles et d’échouer dans la mise à mort, de laisser paraître le tricheur sous le danseur, de transformer la danse qui fait frissonner en une boucherie provoquant la répulsion. En l’espace de quelques
© Groupe Eyrolles
91
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
mois à peine, moins de deux ans en tout cas, le 43e président des États-Unis va dilapider son héritage. L’expédition afghane, qui semblait légitime et était réellement connectée aux attentats du 11-Septembre, n’atteint que très partiellement ses objectifs. Le Mollah Omar échappe aux F16 en vélomoteur, Oussama Ben Laden se protège des assauts les plus sophistiqués en jouant les troglodytes, prolongeant le doute qui était né lorsque des cutters à trois sous étaient devenus d’efficaces armes de destruction massive. Le doute, voilà bien le danger principal pour qui n’est riche que d’être crédible. L’évolution actuelle de l’aventure afghane ne fait que renforcer ce qui avait commencé dans l’immédiat après 11Septembre. Les Talibans n’avaient été que blessés, ils ont les moyens de reprendre les territoires et places dont ils s’étaient, en fait, retirés bien plus qu’ils en avaient été chassés. Et ils ont une relation au temps et à la guerre sur leur territoire, qui en a déjà usé bien d’autres. La machine de guerre américaine marque bien les limites de son efficacité en faisant appel aux alliés de l’Otan. Si le protecteur demande l’aide de ceux qui se croyaient protégés, que devient la croyance ?
© Groupe Eyrolles
92
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Ce qui se joue en Afghanistan n’est évidemment pas exclusivement militaire ou politique, puisque ce pays se transforme en piège à croyances. On sait que ce premier piège s’est doublé d’un bourbier, en Irak cette fois. Que les dirigeants américains aient cru ou non aux mensonges qu’ils avançaient pour lier Bagdad et le World Trade Center est moins important que le fait que leurs soutiens du 12 septembre 2001 n’y aient pas cru. Et là encore le mal aurait été moindre si un succès avait recouvert les mensonges, si l’armée américaine avait atteint ses objectifs ; la morale politique aurait souffert mais la crédibilité sécurisante des États-Unis aurait survécu. Chacun sait que lorsque les coups d’État réussissent, les putschistes arrivés au pouvoir deviennent souvent respectés, sinon respectables, finissent même parfois en héros – tandis que s’ils échouent, ils restent à jamais des félons. L’aventure irakienne, elle non plus, n’est pas seulement un quasi-fiasco militaire, c’est un coup supplémentaire porté à la crédibilité de la plus grande puissance militaire. La pantomime de l’arrestation de Saddam Hussein – quel beau repoussoir il constituait pourtant ! –, le simulacre de procès par lequel sa destinée a été achevée, ont fait une victime collatérale, l’image des États-Unis, le justicier se
© Groupe Eyrolles
93
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
transformant en exécuteur de basses besognes, la justice devenant expéditive, injuste. Les photos de la prison d’Abou Graib, les récits venus de Guantanamo ont participé de la même destruction. Non seulement ils racontaient les droits de l’homme mis à mal, mais, peut-on dire surtout ? ils brisaient aussi les idoles, ils ruinaient l’image des États-Unis vainqueurs des précédents conflits au nom précisément de la démocratie. Comme si la statue de la Liberté se lézardait, symbole pour ceux qui croyaient tellement en l’avenir des États-Unis qu’ils avaient, pendant des décennies, affronté vents et marées pour demander à immigrer à ses pieds même, sur Ellis Island. Donald Rumsfeld, Dick Cheney, George Bush lui même, ont cassé la machine qui maintient les croyances en vie. Comme Victor Hugo assassinait Napoléon III en l’appelant Napoléon le petit, on parlera peut-être un jour de Bush le junior, le mini. Sept ans après le 11 septembre 2001, George W. Bush fait l’unanimité comme pire président que les États-Unis ont connu depuis un siècle.
© Groupe Eyrolles
94
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Krach de croyances Dans un pays dont le leadership repose sur la crédibilité, la perte de crédibilité est synonyme de ruine. Le mois d’août 2008 aura apporté sa touche supplémentaire. Le recul donnera des précisions sur ce qui s’est passé à Tbilissi. Il apparaîtra sans doute qu’ayant encouragé le président Saakachvili à tenter l’aventure en lui promettant leur appui, les dirigeants américains ont dû se rendre à l’évidence : ils n’avaient pas les moyens de leur ambition devant le niveau de réponse que Vladimir Poutine a opposé. Le jour même où W faisait de la figuration à la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Pékin, l’empire russe, son armée, qui sous le nom d’URSS avait été humiliés de devoir se retirer sans combattre d’Europe occidentale entre 1989 et 1991, reconstituaient leur amourpropre national en annexant, ré-annexant, une partie du vieil empire. Il convient également de rappeler que celui qui n’était pas encore Premier Ministre de Russie mais toujours son président avait, de surcroît, annoncé la couleur d’entrée de jeu : une reconnaissance du Kosovo, elle eut lieu en février 2008, ne resterait pas sans réponse… Ainsi fit-il.
© Groupe Eyrolles
95
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
N’en déplaise à ceux qui y ont vu le risque d’une reprise de la Guerre froide, peut-être s’agissait-il en fait de nostalgie pour beaucoup, il s’agissait bien d’avantage d’une revanche, marginale il est vrai, des héritiers de la Russie tsariste qui ont profité de la vacance du pouvoir aux États-Unis, de sa vacuité même faudrait-il dire. Pire encore, si l’on peut dire, qu’un discrédit extérieur des États-Unis, la fin du second mandat de W s’achève en décrédibilisation interne. Alors pourtant qu’il avait été mieux élu en 2004 que lors de sa première élection, la cote d’impopularité du président est sans précédent. En ne croyant plus à leur leader, les Américains ne croient plus en eux-mêmes. Comme à la fin de l’URSS, qui est morte de ne plus croire à elle-même, les États-Unis de l’année 2008 vacillent dans le scepticisme. Si les supposés convaincants ne sont plus convaincus, la machine à produire des croyances est alors en panne, et il n’y a pas lieu de s’étonner que les créances entrent en crise à leur tour. La crise que l’on présente comme financière aurait certes éclaté tôt ou tard – les crédits immobiliers reposaient sur des croyances illusoires – mais elle éclate au moment où, et parce que, le leadership militaire, moral et politique des
© Groupe Eyrolles
96
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
États-Unis est lui-même dans une crise majeure, on ne peut même plus parler de leadership à l’automne 2008. L’affirmation peut sembler gratuite mais on peut penser qu’un autre leadership aurait répondu à l’éclatement inévitable de la crise « financière » avec une tout autre crédibilité. Ne prenons qu’un seul exemple : le président Bush, dont la crédibilité était démonétisée jusque dans son propre camp, n’est même pas parvenu à convaincre les représentants républicains au Congrès d’adopter le plan Paulson. On a rappelé en première partie comment cet échec a contribué à ce que la crise des créances immobilières, non gérée, échappe à tout contrôle. Salomé apparaît maintenant dans sa nudité dévoilée : nous ne vivons pas une crise financière mais les conséquences financières d’une crise politique, violente réplique sur le terrain des créances d’une secousse tellurique apparue sur celui des croyances. Les tsunamis peuvent provoquer sur les côtes plus de dégâts que les tremblements de terre sousmarins qui les déclenchent mais, pour dramatiques qu’ils soient, ils n’en demeurent pas moins des conséquences.
© Groupe Eyrolles
97
Alain Simon
Chapitre quatrième —
D’une crise l’autre, règlements de comptes
Écrire l’Histoire à crédit supposerait de pouvoir rembourser les dettes contractées. On sait qu’il s’agit d’une tâche impossible, les créanciers le savent mieux que quiconque. Les dollars en circulation dans le monde ne disparaîtront pas, ils continueront à sauter de placements en placements. Les créances errantes sont magnétisées comme des papillons de nuit par les croyances… quand elles existent. Il faudrait, à défaut de rembourser, pouvoir renouveler les crédits, les rééchelonner, convaincre les créanciers de © Groupe Eyrolles
98
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
repousser les échéances et, on vient de le voir, la période actuelle montre que la fuite en avant n’est pas possible, les croyances n’étant plus au rendez-vous des jeux d’écritures. En ce moment du moins, soulignons-le, car l’Histoire n’est pas finie. Mais, dans le même temps, les États-Unis sont aux prises avec d’autres dettes, dont le support n’est pas monétaire et dont ils ont bien du mal, là encore, à s’acquitter. Et qu’on ne peut passer sous silence car les créanciers dont il va être question se rappellent également à notre souvenir.
Compagnons d’armes Elles datent elles aussi de la Guerre froide et sont nées, là encore, de la manière dont celle-ci s’est achevée. On en a déjà retrouvé des traces dans les bons du Trésor que les États-Unis ont émis pour étouffer leur adversaire. Mais on n’a pas oublié que l’affrontement final avec l’URSS a également comporté une dimension militaire, plus classique à vrai dire. Et c’est en Afghanistan que la dernière bataille armée s’est jouée après que l’URSS, en 1979, l’eût envahi. Certes les États-Unis n’ont pas combattu l’Armée rouge directement, ils l’ont fait par Horaces et Curiaces
© Groupe Eyrolles
99
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
interposés, les résistants afghans qu’ils avaient puissamment armés pour faire le coup de feu contre les troupes soviétiques. Ces supplétifs ne sont pas pour rien dans ce qui s’est transformé en ultime défaite militaire de l’Union soviétique. Si les États-Unis se sont remis d’avoir perdu la bataille du Vietnam, l’URSS n’a pas seulement perdu la bataille d’Afghanistan, elle a perdu la guerre. Il faut se rendre à l’évidence cette guerre, qui à cet endroit ne pouvait certes être qualifiée de froide, a été gagnée par une coalition et non pas, comme ils le pensent souvent euxmêmes, par les seuls États-Unis. Le communisme avait deux adversaires, le capitalisme et la religion. Il a été défait par une alliance, à peine implicite, de ses deux adversaires. Si les États-Unis portaient le drapeau du capitalisme, il faut reconnaître que l’étendard de la religion a été brandi en Afghanistan par les milices islamiques, qu’elles aient été nationales, les Talibans, ou internationales, les combattants venus du monde musulman tout entier et rameutés par Oussama Ben Laden. Ces combattants s’estiment, à juste titre, on ne peut le nier, co-vainqueurs de l’URSS. Ils considèrent qu’ayant apporté leur contribution à la défaite de l’adversaire commun, ils sont en droit, ils auraient été en droit d’obtenir une
© Groupe Eyrolles
100
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
rétribution. Comme si, en passant alliance avec eux, le monde occidental avait contracté une obligation à leur égard. Et l’on sait bien qu’une obligation est une dette, elles sont ainsi présentées dans les bilans ! Que la dette ne soit pas financière ne change rien pour celui qui est redevable et pas d’avantage pour celui qui s’estime créancier. On ne croyait pas si bien dire en parlant d’une Histoire écrite à crédit, la victoire dans la Guerre froide en est l’illustration. L’évidence apparaîtra sans fard lorsque les créanciers islamiques de l’Occident exprimeront qu’ils estiment ne pas avoir été payés, remboursés si l’on préfère. Ils font valoir des précédents historiques. La Seconde Guerre mondiale avait été également conduite et gagnée par une coalition, les alliés occidentaux certes, mais également l’URSS dont la contribution avait été pour le moins déterminante. Et, à la fin du conflit, les co-vainqueurs ont chacun eu leur part. À Yalta et Potsdam, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont en quelque sorte acquitté leur dette contractée vis-à-vis de Staline et de ses troupes. L’Union soviétique a vu tomber dans son escarcelle toute une partie de l’Europe.
© Groupe Eyrolles
101
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Or, il n’y eut pas de Yalta à la fin de la Guerre froide, qui aurait payé la dette contractée en Asie centrale. Tandis qu’en Europe la contribution de la religion a été dédommagée – c’est ainsi que le Vatican a pu récupérer la Pologne –, rien d’équivalent ne s’est produit avec l’islam radical. On peut également considérer que les Talibans ont pu s’emparer de l’Afghanistan, ils ont donc été payés. Jusqu’à ce qu’en 2001 les États-Unis le leur reprennent… « Donner c’est donner, reprendre c’est voler », expriment-ils d’ailleurs aujourd’hui en tentant de reprendre leur bien, c’est-à-dire le pouvoir à Kaboul. Mais les brigades internationales de Ben Laden ont considéré qu’elles n’ont pas été rétribuées. Comme des créanciers en colère, elles procèdent donc à des tentatives de recouvrement de créances… avec contrainte par corps. L’affrontement entre les USA et Al Quaida s’inscrit ainsi, lui aussi, dans les règlements de comptes laissés par la Guerre froide. Il est possible que le prix exigé ait été considéré comme exorbitant par les États-Unis – il s’agissait en effet de l’Arabie saoudite dont était originaire Ben Laden lui-même et la plupart des terroristes du 11-Septembre. Il n’est pas niable non plus que la négociation avec des créanciers fanatiques n’était pas aisée. Mais croit-on © Groupe Eyrolles
102
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
sérieusement qu’à Yalta, Staline aurait pu accepter que des bases américaines s’installent dans la banlieue de Moscou ? (Les dirigeants post-soviétiques ne le supportent d’ailleurs pas d’avantage aujourd’hui, comme le montrent les réactions de la Russie de Poutine aux implantations américaines en Géorgie, aux bases de missiles en Pologne ou en République tchèque.) Comment pouvait-on imaginer que l’islam radical international, créancier éconduit, puisse accepter que des bases américaines s’installent durablement, en 1991, à l’occasion de la première guerre du Golfe, dans la banlieue des Lieux Saints de l’Islam ? On peut certes considérer que les exigences des créanciers étaient inacceptables, mais on ne peut pas s’étonner de leur colère s’ils sont éconduits. De guerre contre le terrorisme il n’y a donc point, il s’agit d’un habillage sémantique. Nous vivons un règlement de comptes. Qui passe contrat et ne le respecte pas se fait poser un contrat – le Milieu, et les lecteurs de romans policiers, connaissent bien ces règles. Tout se passe comme si les États-Unis, ayant honte de l’alliance contre nature qu’ils avaient contractée pour gagner la Guerre froide et dont le fondement était « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis », s’emploient à
© Groupe Eyrolles
103
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
faire disparaître les créanciers qui, pour leur part, font payer le prix fort à leurs débiteurs défaillants. Les mauvais comptes font les bons ennemis et débouchent sur des mécomptes. Non seulement les États-Unis ne parviennent plus à honorer ou renouveler leurs dettes financières mais ils ne veulent ou ne peuvent régler leurs dettes géopolitiques. Écrire l’Histoire à crédit a des exigences, encore faut-il pouvoir y faire face. Victorieux donc mais repentants de leurs alliances honteuses, les États-Unis vont jubiler de leur victoire dans la Guerre froide. Que la victoire ait été obtenue à crédit, que les créanciers ne soient pas payés, que certains manifestent violemment leur rancœur d’avoir été dupés, qu’importe après tout, seule la victoire est belle, la chanson est connue et elle justifie a posteriori toutes les difficultés ou turpitudes qu’il a fallu surmonter pour l’obtenir.
© Groupe Eyrolles
104
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Victoire et ingratitude, suite De victorieux, le capitalisme, vainqueur d’un adversaire ô combien plus turpide que lui, va devenir triomphant. Il n’y aura plus que quelques lettres à franchir pour arriver à triomphaliste, fasciné par sa propre image qu’il contemple dans le miroir, lo specchio en italien, ce qui nous renvoie à l’étymologie latine de « spéculation », nous allons donc y arriver. Prendre son image pour une réalité, c’est à nouveau se laisser abuser par des croyances. L’échec flagrant de l’économie étatisée ne fait qu’accroître le prestige de l’économie libérale, d’autant qu’on se le rappelle, ce sont bien les déréglementations, les dérégulations, qui au début des années 1980 avaient permis de donner le coup de grâce à l’URSS. Le libéralisme en arrive à oublier une autre alliance qui avait expliqué sa victoire, celle qu’il avait conclue avec la puissance publique pour gagner. Wall Street est victorieuse mais elle voudrait oublier le Pentagone qui est tout de même, c’est bien le moins qu’on puisse dire, une émanation de l’État, voire son bras armé. La Guerre froide a été gagnée par une seconde alliance, celle du libéralisme économisme et du capitalisme d’État américain car, quelles qu’aient été les affirmations idéologiques, c’est bien de cette © Groupe Eyrolles
105
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
réalité dont il s’était agi. Les industriels privés américains qui ont conduit la guerre des étoiles ont bénéficié d’un double financement, celui des marchés financiers certes, mais également celui des commandes publiques. On voudra bien remarquer comme sont alors parallèlement ingrats ceux des vainqueurs qui voudraient ne rien devoir à leurs alliés. L’État et son interventionnisme ont finalement été aussi maltraités, récusés, que l’islamisme radical – point de comptes à leur rendre. L’économie de marché estimera devoir se passer de l’État, de ses contrôles notamment – ce sont les formes que revêtent ici les comptes à rendre, comme si ceux-ci étaient de veilles pratiques qui rappelaient la caricature soviétique. Une double dérive apparaît simultanément : la confusion entre « victoires au sein d’alliances » et triomphes solitaires, d’une part ; interventions de l’État et étatisme, d’autre part. Voici également une double dérive qui s’est opérée et dont les conséquences vont converger sur Manhattan : deux tours à terre en 2001 ; les cinq banques d’investissement, déréglementées et livrées à elles-mêmes, disparues en 2008. Le 11-Septembre entre ainsi en résonance avec le 15 septembre 2008, l’effondrement des tours jumelles et l’écroulement de Lehman Brothers, deux ondes de choc © Groupe Eyrolles
106
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
dont l’origine est à rechercher dans la manière dont la Guerre froide a été gagnée, en contractant des dettes en tout genre, et dont son Histoire a été réécrite par ceux des vainqueurs qui voudraient ne rien devoir à leurs alliés désormais répudiés, devenus infréquentables. Et le libéralisme est alors devenu aussi « radical » que l’islamisme, intégriste crispé sur ses valeurs. Plusieurs autres passerelles peuvent être jetées entre les deux symptômes, politiques et financiers, qui ont été enregistrés au lendemain de la Guerre froide.
Les armes de la nouvelle guerre de Sécession On a décrit, commençons par ce premier exemple, comment la politique monétaire suivie par l’administration Reagan a entraîné une forte volatilité des taux d’intérêt et des monnaies. Si cette volatilité a bien contribué à financer cette page d’histoire, elle n’en a pas moins pénalisé de nombreuses entreprises qui ont éprouvé le besoin de se protéger contre des fluctuations insupportables pour la maîtrise de leurs activités économiques. On a ainsi vu l’économie de marché inventer, à cette fin, de nouveaux outils financiers qui ont fonctionné comme des parapluies
© Groupe Eyrolles
107
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
évitant aux entreprises de recevoir les éclaboussures de l’Histoire. Sont ainsi nés les premiers « produits dérivés » dont on sait en 2008 que la métastase incontrôlée n’est pas pour rien dans la crise actuelle. La petite parenthèse technique que l’on va ouvrir ici est cependant indispensable pour comprendre ce qui se joue en ce moment. Supposons une entreprise française qui, voyant le dollar monter, n’en redouterait pas moins qu’à l’avenir il chute par rapport à l’euro, par exemple avant qu’une somme qui doit lui être réglée en dollars, une créance donc, vienne à échéance. Elle risquerait alors d’enregistrer une perte, dite perte de change, risque contre lequel il est légitime qu’elle veuille se prémunir. Le marché, cause de ses inquiétudes en raison de ses fluctuations, va alors lui proposer une solution. Le problème comme la question apporte les réponses. L’entreprise va vendre immédiatement les dollars à valeur incertaine et dont elle doit n’être payée qu’à une date ultérieure. Elle connaîtra donc, et tout de suite, la contrevaleur de sa créance, l’incertitude aura disparu. On fera cependant observer qu’il est n’est pas possible de vendre immédiatement des dollars que l’on est supposé ne recevoir
© Groupe Eyrolles
108
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
que plus tard ! Certes. Sauf si l’entreprise décidait d’emprunter, sans attendre, pour pouvoir les vendre, sans délai, la quantité de dollars qu’elle attend. Cet emprunt choisira pour date d’échéance la date même ou la créance en dollars incertains doit être encaissée. On utilisera les dollars attendus pour rembourser les dollars empruntés, qu’importent les fluctuations qui se seront produites, ce que l’on perdra éventuellement sur sa créance « commerciale » étant alors compensé par ce que l’on gagnera sur sa dette « de couverture ». Tout se passe comme si les entreprises qui savent qu’elles jouent à pile ou face dans la réalité se mettaient à jouer à face ou pile sur le marché. On peut alors se désintéresser du sort de la pièce. Ce qu’on perd dans la vie, on le gagne sur le marché, et inversement. Mais ces instruments financiers protecteurs ont rapidement contribué à faire entrer les loups dans la bergerie. Panurge ne va d’ailleurs pas tarder à entrer en scène lui aussi. Si les acteurs économiques qui veulent « croiser leurs risques » pour n’en plus subir ne sont pas très nombreux, ils sont en revanche innombrables ceux qui, par le gain possible alléchés, vont venir tenter de gagner sur le marché sans avoir la moindre crainte de perdre dans l’économie réelle.
© Groupe Eyrolles
109
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Ils vont à leur tour se mettre à emprunter des dollars, ils n’en attendent pourtant aucun. Pour pouvoir les vendre immédiatement contre des euros qu’on pourra placer jusqu’à l’échéance. Lorsqu’il faudra rembourser les dollars, ils devront alors, pour ce faire, en racheter. Si, entre-temps, la valeur du dollar a baissé, la somme qu’ils auront à débourser sera inférieure à celle qu’ils avaient empochée en les vendant au début. Ils vont ainsi « empocher la baisse », à laquelle il faudra cependant retrancher le prix de l’emprunt, c’est-à-dire le taux d’intérêt sur le dollar… et ajouter ce que rapporte le placement des euros tout le temps qu’on joue la montre. (Il est inutile d’expliquer, chacun le comprend dans son principe : il est possible, grâce aux instruments financiers que l’on décrit, d’empocher aussi la hausse, il suffit de manœuvrer dans l’autre sens.) On conçoit aisément aussi que si l’économie permet ainsi à des opérateurs d’empocher les bénéfices de ses propres fluctuations, elle perd le contact avec les réalités économiques, ne les prend d’ailleurs plus « en compte » pour ne s’intéresser qu’aux seules évolutions des marchés eux-mêmes, qu’à l’évolution des opinions quant à leurs évolutions. Nous sommes bien loin des névroses pour basculer dans les symptômes des psychoses.
© Groupe Eyrolles
110
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Plus les marchés sont volatils, notamment en raison des événements géopolitiques, et plus des acteurs financiers ayant fait le pari, dans le bon sens, des évolutions à venir pourront alors tenter de les empocher. Voici venu le moment de retrouver la distinction entre l’économie réelle et l’autre qui n’est pas tant virtuelle que psychotique. Ce que l’on a décrit en prenant l’exemple des monnaies a été généralisé à une infinité de supports dont les prix peuvent varier, donnant lieu à la multiplication de ceux qu’on a appelés les « produits dérivés », il aurait fallu dire qu’ils provoquaient la dérive. En transposant la méthode décrite ci-dessus (emprunter ce que l’on n’a pas pour pouvoir gagner une baisse espérée), on a pu ainsi faire des « ventes à découvert » (short selling, si l’on veut pratiquer le langage de la secte) de mille supports fluctuants. On peut appliquer la recette aux variations de taux d’intérêt, à l’évolution de la valeur des actions, pourquoi pas aux cotes de popularité des hommes politiques, à l’évolution des cours des matières premières, et même, quelle idée extravagante ! aux fluctuations des prix de l’immobilier…
© Groupe Eyrolles
111
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Quand un chien dans la nuit aboie à une ombre, dix mille chiens en font une réalité Qu’importe ce qui fluctue, et dans quel sens, dès lors qu’on a bien parié sur la fluctuation et qu’on l’encaisse au comptant… en ayant juste emprunté pour mener la manœuvre. Le prix à payer est donc un taux d’intérêt pour pouvoir jouer avec toute sa capacité d’endettement, qui est généralement supérieure à son patrimoine. Au diable la réalité pourvu qu’on ait l’ivresse de ses variations. L’économie, qui avait toujours été « économie politique », renia ce lien et se revendiqua finance autonome. Les économistes eux-mêmes devinrent alors des adeptes de l’économétrie, fascinés par ces courbes et ces formules mathématiques, ésotériques aux profanes, qui permettent de tirer profit du moindre différentiel d’évolution, quelques heures ou minutes permettant de gagner sur des sommes empruntées ou prêtées. Comme si, en baie du Mont-SaintMichel, on gagnait en pariant sur la force des vagues à venir sans plus se préoccuper des marées. Jérôme Kerviel de la Société Générale, tout comme Boris B. des Caisses d’épargne, sont des figures emblématiques de tous les docteurs Folamour d’une finance ayant renié ses connexions avec les réalités, politiques notamment. Les
© Groupe Eyrolles
112
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
prestidigitateurs sont adulés tant qu’ils réussissent, mais hués quand ils échouent. Les masters de mathématiques financières attiraient de futurs intégristes et leur apprenaient à réciter des formules algébriques, comme, apparemment bien loin d’eux, dans des madrasas, ces écoles coraniques pépinières de fondamentalistes, d’autres intégristes répètent à n’en plus finir des versets. Ici ou là, tous sont adeptes de croyances, qu’ils peuvent croire différentes, un enrichissement matériel facile ici, un paradis fantasmatique là. Croyants de toutes les illusions, unissez-vous, vous vous ressemblez plus que vous ne le soupçonnez. Les traders de la City qui rêvent de Ferrari ne vivent qu’à quelques rues des jeunes Pakistanais fanatisés qui feront sauter les autobus à impériale, rouges aussi. La visite, ici proposée, des marchés livrés à eux-mêmes va comporter une étape supplémentaire qui mettra en lumière une autre dimension, plus lourde encore de conséquences, puisque ce sera celle qui nous ramènera vers la réalité. On s’étonnera alors qu’on l’appelle Crise. Passe encore que, dans un hôpital psychiatrique, les malades jouent entre eux, mais s’il advient qu’ils se répandent en ville… Les produits financiers dérivés permettent de transformer une croyance (tel produit va baisser) en une créance
© Groupe Eyrolles
113
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
(j’emprunte le produit tout de suite pour le vendre ; donc quelqu’un me le prête, qui détient alors une créance) et enfin, si la croyance se réalise, en un gain. Mais s’ils sont nombreux, ceux qui partagent la même croyance au même instant, et qu’ils adoptent tous la même attitude d’anticipation, ils empruntent alors simultanément pour aussitôt vendre tous ensemble. Ils provoquent alors immanquablement la baisse de la valeur en question, ils provoquent la réalisation de ce qu’ils espéraient. Les croyances partagées à grande échelle deviennent des réalités, l’imaginaire se concrétise. Ceux qui se croyaient spectateurs intuitifs des marchés deviennent des acteurs essentiels de l’économie réelle. La fiction rejoint la réalité. Les produits dérivés mettent en jeu des sommes telles que les faits finissent par donner raison aux mouvements d’opinion. Si tout le monde pense qu’une valeur va baisser, cette croyance devient la cause première de la baisse… et renforce d’autant plus le croyant dans la pertinence de ce qu’il pensait être une simple opinion éventuellement mise en courbe.
© Groupe Eyrolles
114
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Plus on est de fous Les marchés sont ainsi livrés aux prévisions autoréalisatrices, le réel n’étant plus que la conséquence du virtuel, se soumettant à l’évolution des opinions sur les évolutions. Plus on est de fous, moins les opinions majoritairement partagées sont folles. Une grenouille ne peut, certes, devenir aussi grosse qu’un bœuf, mais une multitude de batraciens peut faire gonfler la valeur des créances sur les troupeaux, et même flamber le cours de la viande. Comme les opinions peuvent changer d’une seconde à l’autre, au rythme des croyances dont on sait la versatilité, la valeur des créances se gonflera et se dégonflera au même rythme. Les cours du pétrole étaient de 60 dollars en septembre 2006 ; la croyance qu’ils allaient monter au motif que le pétrole aurait été rare, les a poussés à 140 dollars en juillet 2008… pour les dégonfler jusqu’au niveau initial quand l’opinion s’est inversée pendant l’été 2008. Il n’était que temps de découvrir que seul le pétrole bon marché était rare, car l’augmentation des prix qui permettait de rentabiliser de nouveaux gisements le rendait abondant. C’est ainsi qu’on appelle crise, les dégonflements de créances qui ne sont en fait que l’ombre portée des © Groupe Eyrolles
115
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
dégonflements de croyances. Mais ce sont bien les gonflements de créances qui constituent des crises, des dysfonctionnements irréalistes ; le retour sur terre, le dégonflement, pour être douloureux n’en est pas moins le processus par lequel la crise se résout. Pourtant, dans la collectivité des croyants, qui sont d’abord des crédules qui s’hallucinent collectivement de partager les mêmes croyances, les gueules de bois sont d’autant plus douloureuses que les ivresses collectives avaient été euphoriques. Les intégristes nés de la Guerre froide, qui à Wall Street provoquent des explosions ravageuses, qu’ils viennent des campus américains ou des camps afghans, se donnent la main plus qu’ils ne s’opposent. Wall Street à son tour est devenue une zone tribale, celle où se côtoient, s’émulent, se stimulent les uns les autres des traders en costumes. Le lien proposé entre les intégristes financiers et islamistes peut être considéré comme simple métaphore. Il ne l’est pas autant qu’on voudrait le croire.
© Groupe Eyrolles
116
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Entrée en résonance Lorsque les attentats du 11-Septembre se sont produits, qu’une crainte de crise économique en est résultée, on sait que la réponse de la Federal Reserve Board a été de baisser les taux d’intérêt pour injecter des liquidités dans le circuit. On peut traduire en utilisant d’autres mots. Alain Greespan a rendu possible le recours à de nouveaux crédits en en diminuant le coût. Le 11-Septembre a donc contribué à faire naître de nouvelles créances. Greespan a, bien involontairement sans doute, d’autant qu’il n’avait guère d’autres choix, provoqué un nouveau gonflement, une nouvelle bulle spéculative. Les créances mises en circulation par les États-Unis se sont encore d’avantage éloignées de la réalité économique, ont rendu possible d’avantage de spéculations. Al Quaida a ainsi donné la main, à deux rues de là, à Wall Street. D’autant plus que, on l’a expliqué, plus haut, le prix que payent les spéculateurs pour transformer leurs désirs en réalités est un taux d’intérêt sur leurs emprunts. Si le prix du rêve diminue, les coûts des croyances étant réduit, la machinerie peut tourner encore plus vite.
© Groupe Eyrolles
117
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
Prenons un dernier exemple mais emblématique. Il s’est produit lorsqu’une des plus importantes madrasas financières, Lehman Brothers, a commencé à tanguer. L’État fédéral, on le sait, n’a pas voulu venir le secourir. Le politique a d’autant moins souhaité sauver l’économique qui avait cru pouvoir se passer de lui, l’avait répudié, que le secrétaire d’État au Trésor américain venait lui-même d’une autre madrasa, rivale, une autre banque d’investissement, Goldman Sachs, et, de ce fait, n’était évidemment pas un étatiste militant.
Financiers suicidaires Les traders de Lehman Brothers, voyant alors venir l’issue inévitable, ont constaté que leurs plans d’épargne en actions, leurs stock-options, perdaient de la valeur au rythme de la chute des cours de l’action de leur employeur. Ils ont immédiatement vendu en masse leurs parts, accélérant évidemment la chute et leurs pertes. Pour tenter de les compenser, au moins partiellement, ils ont alors recouru à un « produit dérivé » qu’ils connaissaient bien pour l’utiliser quotidiennement. Ils ont procédé à des ventes à terme d’actions de leur propre société, selon le schéma
© Groupe Eyrolles
118
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
qu’on avait jugé utile de disséquer plus haut. Il s’est agi en l’occurrence des credit default swaps qui permettent de se protéger contre la baisse d’une action (ou de tenter de l’empocher) en l’empruntant tout de suite pour la vendre aussitôt afin de récupérer la baisse lors du remboursement… Les traders de Lehman Brothers, après avoir vendu leurs propres actions, ont emprunté toutes les autres et les ont immédiatement vendues. Ils ont provoqué l’effondrement des actions et précipité la faillite de leur employeur, le 15 septembre ! En tentant de limiter leurs pertes sur des actions, créances sur lesquelles ils comptaient pour couler des jours paisibles à leur retraite, ils ont surtout coulé le navire lui-même sur lequel ils étaient embarqués. Faire ainsi un trou dans la coque s’apparente clairement à un attentat suicide – les intégristes de toutes obédiences se font écho, en ne l’imaginant sans doute pas un seul instant. Les crises nées d’une Guerre froide gagnée à crédit se rejoignent dans les écroulements parallèles, celui du 15 septembre 2008 et celui du 11 septembre 2001. Il aura suffi pour ce faire que le commandeur des croyants, nous parlons de W, soit discrédité. Si George Bush n’est plus crédible, le colosse aux pieds de croyances s’écroule.
© Groupe Eyrolles
119
Alain Simon
À défaut de pouvoir conclure…
Quelques dizaines de pages plus tard… Barack Obama commence la phase de transition qui le conduira d’une désignation le 4 novembre, à une élection le 15 décembre et, enfin, à son entrée à la Maison Blanche le 20 janvier 2009. Les marchés financiers, plus maniaco-dépressifs que jamais, avaient anticipé l’événement par une hausse ; ils ont chuté le lendemain. Ils achètent la rumeur et vendent l’événement, confirmant par là que les croyances sont leur moteur. En attendant la passation de pouvoir aux États-Unis, chacun s’efforce dans le monde de gérer la variante de la crise dont il est, à sa manière, frappé. Le G20 tente, le 15 novembre, de remettre un peu d’ordre dans les zones tribales de l’économie financière. Mais un G20 où les États-Unis sont
© Groupe Eyrolles
120
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
représentés par W n’est en fait qu’un G19, privé du représentant du plus grand débiteur du monde. Les intégristes financiers, qui avaient cru pouvoir fonctionner dans des zones de non-droit, sont revenus, penauds et ruinés, faire allégeance à l’État – en attendant sans doute que, revenus de leur grand-peur, ils ne veuillent faire sécession à nouveau. En Allemagne comme en Chine, dans les pays émergents et dans ceux qui ont une longue histoire de crises plus ou moins surmontées, chacun la vivra « selon ses moyens », chacun dans sa tradition historique. En France, Nicolas Sarkozy s’emploie à rétablir la mère de toutes les croyances, la confiance. En recourant à ce qui la garantit le plus dans la mémoire française, et a laissé les meilleurs souvenirs, l’interventionnisme d’État. Les Français lui en savent gré, qui le « créditent » d’une bonne gestion de la crise, comme en témoigne la remontée de sa cote de popularité. En Grande-Bretagne, Gordon Brown bénéficie du même regain de croyances et ressort comme celui qui aura trouvé la meilleure parade, celle dont tous les Européens puis les Américains eux-mêmes ont fini par s’inspirer. Plutôt que de racheter les créances douteuses, il a mis en place un système © Groupe Eyrolles
121
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
de garantie. On sait que se porter garant, ou caution, se dit aussi « se porter ducroire ». Créances et croyances continuent donc leur ballet. Et le monde entier tourne les yeux vers le nouveau chef d’orchestre, impatient qu’il arrive au pupitre. Car la machine américaine à produire des croyances s’est remise en route. L’obamania est à la mesure de la bushophobia. Tant de croyances impatientes accompagnent le nouveau président ! Il fait naître des croyances dans le monde entier, comme en témoignent les attentes que soulevait le scrutin du 4 novembre, la crainte que le résultat n’ait pas été ce qu’il a été. Les Américains se sont mis à croire, à nouveau, en eux mêmes. Yes we can. Les deux livres publiés par Barack Obama ont pour titre Les rêves de mon père et L’audace d’espérer. Les premiers mots prononcés le soir même du scrutin à Chicago ont été : « À ceux qui doutent encore de l’Amérique, j’apporte ce soir la réponse. » Croyances, croyances encore. Par delà le temps des discrédits ? Les États-Unis ont un système politique ainsi conçu que, tous les 8 ans, il faut changer la machine à faire naître des croyances, comme si leurs alternances étaient une planche à croyances décotées, auto-nettoyante. Que chacun soit
© Groupe Eyrolles
122
Alain Simon
LE TE MPS D U DI S CRÉD I T
crédule ou dubitatif, il sait bien que la seule alternative se situe entre continuer à écrire l’Histoire à crédit – que naissent alors les nouvelles croyances ! –, ou bien en régler l’addition au comptant. Qu’on veuille en effet se souvenir du prix que la plupart des générations qui nous ont devancés ont dû acquitter pour participer à la rédaction des précédents chapitres. Il ne s’agissait pas principalement d’un coût financier, de créances dégonflées génératrices de pertes ou de manque à gagner. Il convient donc de se féliciter, malgré tout, d’avoir été conviés à une page d’Histoire dont les lignes ont été écrites par des financiers. Les banquiers, mêmes fous, provoquent habituellement moins de dégâts que des militaristes aventuriers, quoique parfois les premiers ouvrent la porte aux seconds. Des créances jonchent le sol, certes. Mais hier comme avant-hier, les comptes de pertes de l’Histoire, sans profits, se composaient de longues listes de noms sur les places des villes et villages. Quant à demain… Faisons semblant de croire que la crise financière ne débouchera pas sur des crises sociales puis politiques puis… Les croyances sont mortes, vivent les croyances ! FIN
© Groupe Eyrolles
123
Alain Simon