Édouard
GOLDSMITH Le Tao de l'écologie Une vision écologique du monde
ÉDITIONS DU'"
ROCHER V
ÉDOUARD GOLDSMITH
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Édouard
GOLDSMITH Le Tao de l'écologie Une vision écologique du monde
ÉDITIONS DU'"
ROCHER V
ÉDOUARD GOLDSMITH
LE TAO DE L'ÉCOLOGIE Une vision écologique du monde nouvelle édition
Traduit de l'anglais par Thierry Piélat et Agnès Bertrand
Documents ÉDITIONS DU
ROCHER Jean-Paul Bertrand
Titre original: The Way, an Ecological World- View, Shambhala, Boston, 1993. Tous droits de traduction, de reproduction et d' adaptation réservés pour tous pays. © Edouard Goldsmith, 1992, 1993. © Éditions du Rocher, 1994, pour la traduction françai se.
© Éditions du Rocher, 2002, pour la présente édition. ISBN2268017311
Introduction
La société moderne détruit le monde naturel dont dépend la survie humaine à une vitesse stupéfiante. Partout sur la planète, la même destruction sévit. Les forêts sont abattues, les marais drainés, les récifs coraliens arrachés, les terres agricoles érodées, salinisées, désertifiées, couvertes de béton. La pollution est maintenant généralisée - sources, ruisseaux, rivières, estuaires, mers et océans, l'air que nous respirons, les aliments que nous mangeons, rien n'est épargné. Presque toutes les créatures sur Terre présentent aujourd'hui dans leurs tissus des traces de produits chimiques agricoles ou industriels, dont bon nombre sont suspects d'être cancérigènes ou mutagènes, voire sont des cancérigènes prouvés. Nos activités provoquent sans doute l'extinction de dizaines de milliers d'espèces chaque année. Les sciences n'en connaissent qu'une partie. Le champ magnétique terrestre est altéré et nul ne sait les conséquences que cela peut entraîner. La couche d'ozone, qui protège les êtres vivants du rayonnement ultra-violet, s'amincit rapidement. Le climat lui-même est modifié et se déstabilise à tel point que d'ici quarante ans nous vivrons dans des conditions climatiques inconnues de l'humanité. En détruisant ainsi le monde naturel, nous rendons la planète de moins en moins vivable. Si cela continue, d'ici quelques décennies, la Terre deviendra incapable de maintenir des formes de vie complexes. Une telle affirmation paraît exagérée; elle n'est hélas que trop réaliste. Mes collègues de The Ecologist et moi-même avons étudié vingt-trois ans ad nauseum ces tendances et leurs effets probables. Mais pourquoi cette destruction? Tout simplement parce que la société se consacre au développement économique - un processus qui, par sa nature même, augmente systématiquement l'impact des activités économiques sur un environnement de ce fait de moins en moins capable de les supporter. On peut juger de la disparité entre l'impact des activités humaines et la capacité 7
de l'environnement à les absorber par un chiffre: nous accaparons aujourd'hui pour notre propre usage et nos activités économiques 40 % de la Production Primaire Nette (PPN) de la biosphère terrestre. Si la croissance économique se poursuivait au rythme actuel, nous consommerions toute la PPN dans à peine quelques décennies - ce qui est bien entendu inconcevable. Mais tout ceci ne semble guère préoccuper nos dirigeants, ou si peu. Ils traitent les affaires courantes comme si le problème n'existait pas. Par exemple, bien que les 170 chercheurs de la Commission intergouvernementale de l'ONU sur le changement climatique les aient avertis de la nécessité de réduire tout de suite les émissions de gaz carbonique (CO 2) de 60 à 80 %, sous peine de catastrophe climatique, le gouvernement britannique vient de lancer le programme de construction routière le plus ambitieux de l' histoire du pays, et envisage avec euphorie le doublement du nombre des automobiles en circulation d'ici la fin du siècle! L'administration Bush aux États-Unis a admis ouvertement que, quelles qu'en soient les conséquences pour le climat, elle planifiait l'augmentation des émissions de gaz carbonique dans le futur. Quant aux industriels, ils sont encore moins concernés. Les compagnies pétrolières ont exercé des pressions sur les gouvernements pour les empêcher de prendre des mesures visant à réduire les émissions de dioxyde de carbone, qui risqueraient de diminuer la consommation de pétrole, et donc leur chiffre d'affaires. En général, tout effort des gouvernements pour faire face aux graves problèmes écologiques d'aujourd'hui se heurtent à de puissants lobbies industriels qui défendent leurs intérêts à court terme à tout prix. Plus surprenante est l'indifférence quasi totale manifestée par les universitaires, le monde politique et les industriels à l'égard d'un problème crucial. L'université est censée mettre à la disposition des gouvernements et de la société des connaissances qui servent l'intérêt et le bien-être général. Comment peut-elle le faire si elle ignore systématiquement le processus fatal qui rend notre planète de moins en moins vivable et qui, s'il n'est pas enrayé, conduira inévitablement à l'extinction de notre espèce, parmi tant d'autres? Nos universitaires font penser à ces aborigènes australiens qui, lorsqu'ils virent pour la première fois l'imposant vaisseau du capitaine Cook croiser la côte australienne au nord de Botany Bay, ne s'y intéressèrent pas et poursuivirent leurs activités comme si de rien n'était. Peut-être espéraient-ils
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- consciemment ou non - qu'en ignorant sa présence, ils pourraient conduire ce phénomène aberrant à disparaître et à les laisser tranquilles. Ce parallèle est loin d'être superficiel. Dans les deux cas, un défi vital est ignoré parce que la conception du monde dominante l'estime inconcevable - et que, si la menace s'avérait réelle, cette conception du monde serait incorrecte. L'anthropologue américain A. F. C. Wallace montre de manière convaincante que les peuples traditionnels feront tout leur possible pour préserver ce qu'il appelle leur « structure cognitive ou grille d'interprétation » (voir Chapitres 18 et 66). Un scientifique est lui aussi prêt à tout pour faire de même - comme l'ont montré Thomas Kuhn, Michael Polanyi, Gunther Stent et d'autres épistémologues perspicaces. Je qualifierai de « moderniste » la conception - en fait la véritable religion - du monde d' aujourd'hui partagée par les universitaires et l' homme de la rue. Elle est fidèlement reflétée par le paradigme économique et le paradigme scientifique. Une des deux croyances fondamentales, dans la conception moderniste, est que tous les bienfaits et par conséquent notre bien-être et notre richesse véritable sont anthropogéniques, autrement dit qu'ils sont le produit des sciences, de la technique et de l'industrie, et donc du développement économique qui les nourrit. Ainsi, on ne recouvrerait la santé que dans les hôpitaux, ou tout du moins grâce à une profession médicale munie des derniers gadgets technologiques et produits pharmaceutiques en date. Les écoles et universités seraient les seules sources d'éducation légitimes et la loi et le maintien de l'ordre, loin d'émaner normalement de la société, seraient assurés par la police, les tribunaux et les prisons. On pense même que la société est artificielle, résultaI).t d'un « contrat social» . La richesse d'un pays se mesure bien entendu en Produit National Brut (PNB), estimation grossière de sa capacité à offrir à ses citoyens quantité de biens et services anthropogènes. Or, ce critère est fidèlement repris dans les théories économiques modernes. Les bienfaits inestimables procurés en temps normal par l'écosphère - un climat stable et clément, des sols fertiles et une eau pure, sans lesquels aucune vie n'est possible - sont totalement passés sous silence ou jugés sans valeur (voir Chapitre 56). Il s'ensuit que se trouver dépourvu de ces «non-bienfaits » ne peut représenter un « coût » : ainsi, les écosystèmes dont ils proviennent peuvent être détruits en toute impunité économique. 9
La deuxième croyance fondamentale du modernisme résulte en toute logique de la première: c'est que pour maximiser tout bienfait, donc notre bien-être et notre richesse, on doit maximiser le développement économique. Remettre en question ce processus fatal, ne serait-ce que suggérer qu'il n'est pas entièrement bénéfique, revient à blasphémer contre l'évangile moderniste. De même, aucun fidèle n'admettra que ce sacro-saint processus déclenche inévitablement la terrible destruction sociale et écologique à laquelle nous assistons. On l'imputera plutôt aux insuffisances ou aux difficultés de sa mise en application - ingérence des gouvernements, corruption de l'administration locale, sautes d'humeur économiques ou climatiques ou encore impéritie humaine. C'est ainsi que la vision moderniste du monde nous empêche de comprendre nos relations avec ce monde et de nous y adapter de façon à augmenter au maximum notre bien-être et nos richesses véritables. Elle sert au contraire à légitimer le développement économique ou « progrès » - comportement qui, précisément, nous conduit à la destruction du monde naturel, avec les conséquences que l'on connaît: pauvreté, malnutrition et détresse humaine généralisée. Mais comment est-il possible que des scientifiques «objectifs» fassent preuve qu'un tel manque d'objectivité? La réponse est que les sciences ne sont pas objectives, fait bien établi par Michael Polanyi, Thomas Kuhn et d'autres (voir Chapitre 13). Une des raisons qu'ont les scientifiques d'adhérer au modèle scientifique et donc à la vision moderniste du monde est que cela justifie les politiques qui ont engendré le monde dans lequel, comme nous tous, ils ont été élevés. Il est très difficile de ne pas trouver normal le monde dans lequel on vit - le seul qu'on ait jamais connu. De même que l'enfant abandonné, condamné à dormir dans les égouts de Rio de Janeiro, à vivre de chapardage et de prostitution, considère son sort comme normal, les scientifiques, observant le monde dans son ensemble, considèrent comme normal que nos rivières soient des égouts; que l'eau que nous buvons soit contaminée par des déjections, des résidus de pesticides, des nitrates, des radionucléides et des métaux lourds; que les terres cultivables s'érodent plus vite que les processus naturels ne peuvent les régénérer; que nos forêts naturelles soient méthodiquement supplantées par des monocultures de plantes exotiques écologiquement vulnérables et destructrices des sols; que nos 10
cités soient de plus en plus laides, anarchiques et polluées - ou que nos enfants passent le plus clair de leur temps libre à voir des films violents et sadiques à la télévision. Tout cela, et bien d'autres aberrations et destructions, est considéré comme normal par la plupart de nos scientifiques orthodoxes. Cette tendance générale des êtres humains à considérer comme normal le seul univers qu'ils connaissent se reflète dans presque toutes les disciplines enseignées dans les écoles et universités. Ainsi, l'économie moderne est fondée sur le postulat que le système économique destructeur aujourd'hui en vigueur est normal; et la sociologie sur celui que notre société actuelle, morcelée et gangrenée par la criminalité, est dans l'ordre des choses (voir Chapitre 40) ; jl est normal pour notre science politique de postuler que les Etats modernes sont gouvernés par des sortes de dictatures électives; et notre agronomie estime que l'agriculture à grande échelle, mécanisée et basée sur la chimie (qui transforme rapidement la terre arable en déserts), est elle aussi normale. Il ne vient pas à l'esprit de nombre de nos universitaires que ce qu'ils considèrent comme normal, si on le replace dans la perspective de l'expérience totale de l'humanité sur la planète, apparaît atypique, aberrant et appelé à ne pas durer. Ils sont pareils à des biologistes qui n'auraient étudié que des tissus cancéreux, de sorte qu'ils les prendraient pour des tissus sains, incapables qu'ils seraient de distinguer entre pathologie et physiologie. Il est une autre raison pour que la communauté scientifique accepte le paradigme scientifique; bien que celui-ci brosse de la réalité un tableau des plus trompeurs, il est cependant cohérent et logique avec lui-même. Ceci provient du fait que la communauté scientifique orthodoxe adopte des théories non parce qu'elles ont été vérifiées au laboratoire, ou qu'elles résultent de simulations mathématiques, mais avant tout et en dernier ressort parce qu'elles se trouvent conformes au paradigme scientifique (voir Chapitre 18). De plus, les théories scientifiques qui ne s'y conforment pas subissent alors une distorsion afin d'être conformes au moule théorique souhaité. Les behavioristes ont adapté la psychologie à ce modèle dominant. Les néo-darwiniens, les sociobiologistes en particulier, en ont fait autant pour la biologie. La sociologie moderne n'est pas étrangère au réductionnisme, et l'essor de la nouvelle écologie dans les années 1940 et 1950 a débouché sur une écologie newtonienne. Cette écologie, bien loin de jeter les fondements théo11
riques du mouvement écologique actuel - contrairement à ce que croient beaucoup de militants écologistes -, sert au contraire à légitimer le développement économique ou le progrès, principaux responsables de la destruction de l'environnement contre laquelle les écologistes luttent avec beaucoup d'acharnement. Tous les domaines universitaires, des plus modestes aux plus prestigieux, sont couchés sur le lit de Procuste du paradigme des sciences, et distendus ou comprimés pour se conformer à une vision du monde atomisée et mécaniste où les individus ne sont que machines, et leurs besoins purement matériels et techniques - ceux-là, précisément, que peuvent satisfaire l'État ou l'industrie. Simultanément, du fait que, dans ce paradigme, tout problème social ou écologique doit être de nature mécaniste, on pense le résoudre par un expédient technique. Rien n'est en apparence plus clair, plus logique que ce pur produit de l'imagination (voir Chapitre 66). Le paradigme scientifique est par ailleurs un système totalement homéostatique (voir Chapitre 24), capable de se perpétuer, quel que soit le fossé qui le sépare du monde réel. Car, si l'on admet toute connaissance dans la mesure où elle est conforme au paradigme, celle qui ne le serait pas, aussi exacte, aussi importante soit-elle, est impitoyablement rejetée en vertu du même critère (voir Chapitre 18). Ceci élimine toutes les théories fondées sur le postulat que le monde est ordonné, orienté plutôt qu'aléatoire; organisé plutôt qu ' atomisé; coopératif plutôt qu' exclusÎvement compétitif; dynamique, créateur et intelligent et non pas passif et robotisé; auto-régulé et non pas dirigé par quelque agent extérieur; plus enclin à préserver sa stabilité ou son homéostasie qu'à changer constamment sans orientation définie: autrement dit, toutes les théories fondées sur le postulat que le monde est vivant et non pas mort et mécanique. Il semble qu'aucun des principes de l'écologie de Gaïa ne puisse se conformer au paradigme des sciences, de même que jamais la conception moderniste ne pourra s'accommoder des politiques nécessaires, pour mettre fm à la destruction de la planète et développer un mode de vie satisfaisant et épanouissant. Nous avons besoin d'une autre vision du monde pour satisfaire à ces exigences. l'ai tenté dans ce livre d'exposer clairement les principes fondamentaux d'une vision écologique du monde. Ils sont tous étroitement liés et forment un modèle global et cohérent de nos rapports 12
au monde. J'ai travaillé par intermittence à cet ouvrage depuis plusieurs décennies, mais récemment il a beaucoup évolué. TI m'a toujours semblé que nous devions nous inspirer de la vision du monde des sociétés vernaculaires, en particulier de la vision chthonienne des premiers âges, quand partout les hommes vivaient en harmonie avec le monde naturel. Cela m'est souvent reproché. TI me paraît pourtant présomptueux de postuler une conception d'une société idéale sans aucun antécédent historique, et dont la viabilité biologique, sociale et écologique n'est pas démontrée. Si Karl Marx a commis autrefois cette erreur, les adeptes actuels du développement économique ou du progrès, qui veulent un monde technologique sans se demander si nous pouvons nous y adapter, ou si l'écosphère pourra le supporter, en font autant. Ce qui m'a récemment frappé, c'est que les caractères essentiels .de la vision du monde des premières sociétés vernaculaires étaient partout au fond les mêmes. Au premier plan, deux principes fondamentaux sous-tendent toute vision écologique. Le premier est que le monde vivant, ou écosphère, est la source originelle de tout bienfait et de toute richesse, mais qu'il ne nous dispensera ses bienfaits qu'à condition que nous préservions son ordre spécifique (voir Chapitres 34 et 36). De ce premier principe découle le second: à savoir que le but suprême du comportement dans une société écologique doit être de préserver l'ordre du monde naturel ou du cosmos (terme que j ' utiliserai dans un sens large pour désigner l'univers tel qu'il apparaît aux yeux des peuples vernaculaires). Le survol des conceptions du monde de nombreuses sociétés vernaculaires, en particulier chthoniennes, révèle qu 'elles disposaient d'un mot pour désigner cette structure de comporte,ment: le R' ta de l'Inde védique, l'Asha des Avestas, le Maat de l'Egypte antique, le Dharma, autre concept hindou adopté plus tard par les bouddhistes, et le Tao des Chinois. Ces termes désignent fréquemment l'ordre cosmique, mais plus souvent encore la voie ou le Chemin que l'on doit suivre pour préserver cet ordre spécifique (voir Chapitre 61). Et si d'autres sociétés ne disposent pas d' un terme particulier pour la décrire, la notion de Chemin fait cependant partie de leur vision du monde (voir Chapitres 62 et 63). Le respect explicite ou implicite de ce Chemin est crucial. C'est seulement en le suivant qu'une société subordonne toute considération politique ou économique à l'impératif premier de préserver l'ordre spécifique du cosmos. 13
Construire une conception du monde cohérente et globale a été plus difficile que je ne l'avais pensé, car ceci implique que chaque principe (ou proposition) constitutif soit exposé en fonction des autres, et donc du tout. C'est donc un livre circulaire. Et l'on peut même dire que, théoriquement du moins, il ne peut être compris que par celui qui l'a déjà lu. Pour venir en aide au lecteur consciencieux, j'ai indiqué entre parenthèses, après chaque principe, le numéro du chapitre auquel se référer, mais l'on peut aussi se reporter au glossaire page 429. Comme toutes les synthèses de ce genre, ce livre ne peut être considéré comme un travail individuel. Mes dettes sont nombreuses envers des contemporains et des prédécesseurs. L'espace manque pour citer ces derniers, mais le lecteur saura vite les identifier. J'ai entrepris les recherches qui ont conduit à cet ouvrage dans les années 1950; elles furent d'abord solitaires. L'un de mes premiers interlocuteurs fut Ion Gresser, de l'Institut du cancer de Villejuif, qui m'apprit à chercher les analogies entre les systèmes naturels et les sociétés vernaculaires. Dans les années 1960, Joël de Rosnay me fit connaître la théorie générale .des systèmes de Ludwig von Bertalanffy, qui depuis lors a imprégné toute ma pensée. Je suis également très reconnaissant à Armand Petitjean, Alain Hervé, Jacques Grinevald et Richard Wilson, avec lesquels j'ai eu de longues conversations sur les sujets qui sont abordés dans ce livre. J'ai également une dette envers James Lovelock, homme remarquable, qui fut également mon voisin en Cornouailles pendant de longues années, et dont la thèse Gaïa est, à mes yeux, essentielle à l'élaboration d'une vision écologique du monde. Je dois beaucoup à Eugene Odum, un des derniers théoriciens de l'écologie dont le travail n'ait pas été perverti par le paradigme de la science mécaniste. Ses écrits ont largement contribué"à ma formation. Donald Worster m'a initié à l'histoire de la pensée écologique au fil de nos conversations et par la lecture de son œuvre clé Les Pionniers de l'écologie (Nature's Economy). Je tiens aussi à citer mon amie Helena Norberg-Hodge, qui a des lumières sur tout; nos longs échanges de vues m'ont beaucoup apporté. Je suis également reconnaissant envers Robert Mann, Grover Foley et Andrew McFarlane pour les nombreuses soirées au cours desquelles nous avons discuté de ces sujets à Auckland, en Nouvelle-Zélande; envers Rajni Kothari, Ashis Nandy, Vandana Shiva et leurs collègues du Centre d'étude des pays en 14
vo~e
de développement de Delhi; envers Paul Bau et mes amis d'Ecoropa, avec qui j'ai eu d'interminables et lumineuses conversations, et envers ce scientifique ultra-hérétique qu'est Rupert Sheldrake. Je remercie enfin Satish Kumar, qui a donné à ma vie une nouvelle dimension en 1974 en me permettant de passer quatre mois à la Fondation Gandhi pour la paix de New Delhi. Ce séjour m'a fait prendre conscience de l'apport inestimable de la pensée du Mahatma Gandhi pour l'élaboration d'une conception écologique du monde. C'est à ce moment-là que j ' ai rencontré la plupart de mes amis indiens, qui m'ont tant appris. Je veux encore remercier Sunderlal Bahuguna et Mohammed Idris qui, avec Richard St Barbe-Baker,
C'est cet « immense continuum cohérent» dont tout système naturel fait partie que Weiss et Gurwitsch désignent comme son « champ ». Waddington ' adhère lui aussi à cette conception du monde vivant. Il y définit le champ comme «un système en ordre où la position occupée par des entités instables dans une partie du système correspond à la position occupée par les entités instables d'autres parties ». V. Hamberger 6 , l'un des premiers à avoir formulé cette conception du vivant, décrivait le champ comme une unité ou un tout et non pas simplement la somme des matériaux cellulaires qui le composent. Grâce à ses capacités organisatrices, le champ n'est pas perturbé si le matériel cellulaire qu'i! contrôle en temps normal augmente ou diminue. C'est dans ces propriétés régulatrices que le caractère uni du champ trouve sa plus évidente manifestation.
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C'est ainsi que le champ gouverne ou coordonne l'action des parties et peut conserver sa stabilité aux défis internes ou externes. Il faut donc se demander comment un système interagit avec son « champ» pour assurer son propre développement différencié tout au long d'une constellation de chréodes. Weiss 7 a souligné la nature intime de la relation du cybernétisme à son milieu propre à tous les niveaux d'organisation, y compris ceux de l'individu et de l'environnement. Tous les gènes des cellules sont, depuis toujours, captifs d'un milieu ordonné. Et tandis que le génome contribue aux propriétés spécifiques de ce milieu en interaction avec lui, durant l'embryogenèse, c'est seulement en vertu du cadre primordial d'organisation du cytoplasme dans l' œuf que l'individu peut maintenir dès le départ l'unité du projet d'ensemble.
Autrement dit, les instructions, en l'occurrence les instructions génétiques, ne sont pas conçues pour être transmises dans un environnement aléatoire. L'information, comme l'écrit Rapoport 8, n'est pas quelque chose «qui peut être versé dans un récipient vide comme un fluide ou même comme de l'énergie ». C'est là une des plus graves lacunes de la théorie néo-darwinienne de la sélection naturelle, qui considère le comportement comme déterminé par l'action des gènes sur un milieu chaotique. Comme le dit Weiss, les gènes ne commandent pas, mais «interagissent en coopération avec le tout dont ils font partie ». Les instructions qu'ils émettent ne seront suivies que par les systèmes préparés par l'évolution et l'éducation à les recevoir, à les comprendre et à les croire. Ceci doit être vrai de la transmission des instructions dans tous les processus du vivant, quel que soit leur niveau d'organisation. Waddington 9 écrit: Aucun système de transmission ne peut véhiculer l'information entre un émetteur et un récepteur si Le message n 'a pas de sens pour Le récepteur. ( ... ) Au fur et à mesure que l' enfant nouveau-né se développe, par exemple, il doit être «modelé » en récepteur d'information ( ... ) et réceptacle de croyances.
Mais cela n'est pas encore suffisant. Le récepteur d'un message doit aussi être structuré de façon à être capable d'agir sur 253
l'information de manière adaptative. «ça ne selt à rien, souligne Waddington '0, de pousser l'ADN de votre sperme dans un œuf si cet œuf ne contient pas les polymérases capables de le transcrire dans un messager, et toute la machinerie pour fabriquer une protéine selon les instructions. » De la même façon, les pleurs d'un bébé en détresse sont importants pour la mère, qui est prédisposée à les entendre et à les comprendre, mais aussi à y réagir, sans quoi il n'y aurait aucun intérêt à les détecter. En d' autres termes, le message de l'enfant ne prend toute sa signification que dans son champ immédiat, celui de sa famille, au sein de laquelle la mère est le membre le plus important. Hors de ce champ, le message risque fort de susciter une réaction inadéquate, et si le champ est particulièrement inapproprié, il n'en suscitera aucune. Voilà manifestement pourquoi il importe tant qu'un enfant soit élevé dans un milieu familial qui témoigne d'un certain degré de coopération et d'ordre. Cela importe d'autant plus que les expériences des toutes premières années de la vie sont capitales. L'enfant qui, ces années-là, n'est pas élevé dans les conditions ad hoc risque de manifester des traits psychologiques aberrants. En pratique, la délinquance et toutes les tentatives pour fuir la réalité (drogues, alcoolisme, schizophrénie) de la société moderne semblent dues, au moins en partie, à la désagrégation de la famille et de la communauté sous l'impact du développement économique (voir Chapitre 49). Malgré tout le système éducatif et l'assistance sociale fournis par l'Etat, l'enfant privé de famille risque de demeurer un nain émotionnel et intellectuel. Le cas extrême est celui des enfants ayant grandi dans l'isolement le plus complet, comme Gaspard Hauser (1812-1833), l'enfant sauvage de l'Aveyron ou ceux qui ont été élevés au milieu d'animaux sauvages. Malgré toutes les tentatives faites pour les réinsérer, ils ne parviennent jamais à dépasser l'âge mental de deux ou trois ans". Lorsque les enfants grandissent et se lancent dans le monde extérieur, il va sans dire qu'ils ont besoin d'aventure, de stimulation, de relever les défis qu'ils n' avaient pas rencontrés dans le giron familial. Les êtres vivants peuvent autant souffrir de vivre dans un milieu saturé d'ordre que dans un milieu désordonné. Ainsi, l'enfant élevé dans un cocon, où l'on va au-devant de chacun de ses désirs et où il n'a droit à aucune initiative, risque d'être mal préparé à affronter les problèmes qu'il rencontrera lorsqu'il quittera ce milieu familial pour s'aventurer dans le vaste 254
monde. Les êtres vivants doivent se développer dans un environnement, ou champ, qui témoigne d'un certain degré d'ordre ou degré de coopération, variable en fonction des conditions sociales et écologiques. n est clair que le «champ» d'un système naturel n'est autre que son environnement ordonné. En fait, si l'on avait compris plus tôt qu'un environnement est par nécessité hautement structuré, et non aléatoire, les termes de « champ » et de «théorie des champs» auraient été inutiles. Il reste à noter que ni le mot «champ » ni celui d'« environnement» ne sont, en général, compris dans le contexte de la hiérarchie de Gaia, la seule où leur structure et leur fonction aient un sens.
4S Le comportement d'un système naturel est gouverné homéoarchiquement par la hiérarchie des systèmes plus vastes dont il fait partie L'embryologie comparée nous rappelle sans cesse que l'organisme dirige la formation des cellules: il utilise à cette fin une, plusieurs ou un grand nombre d'entre elles, rassemble ses matériaux, décide de ses mouvements, façonne ses organes, comme si les cellules elles-mêmes n'existaient pas. Charles Otis WHITMAN
Nous avons vu (Chapitre 44) que l'environnement ou champ gouverne le comportement des systèmes naturels qui lui sont assujettis, mais la question se pose de savoir comment il y parvient. Comme la plupart des concepts de base aujourd'hui utilisés en science (complexité, organisation, compétition, hiérarchie, stabilité), celui d' « environnement» n'est jamais correctement défini. On l'emploie en général pour désigner vaguement « tout ce qui est dehors ». Personne ne semble se demander de quoi il s'agit. TI en est de même du concept de «champ ». Quand on a compris que tout système fait partie d' un autre, plus vaste, il devient clair que son environnement comprend non seulement le système en soi, mais aussi celui qui l'englobe, auquel il est homéotélique et qui le contrôle. Cela apparaît clairement, pour Woodger l, dans le cas du cytoplasme, qui constitue l'environnement immédiat du noyau: « Cytoplasme » peut s'entendre ( ... ) en un sens purement topographique, comme ce qui reste après que l'on a enlevé le noyau, mais on ne trouve bien sûr aucune entité semblable dans la nature. Ce que l'on trouve, c' est un certain mode d 'organisation récurrent dans le flux des événements, et c'est là le fait essentiel qu' exprime la notion de cellule.
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Patten et Odum 2 déplorent eux aussi que le terme « environnement» ne soit jamais convenablement défini. À nos yeux, la théorie de l'écologie n'est pas au point. Nous pensons que pour comprendre un organisme au sein de la nature, l'autre moitié, ]' environnement, doit aussi être comprise. Pour l'instant, «environnement» désigne l'environnement en général, tandis que «écosystème» est un environnement en particulier.
Il ne suffit pas, bien entendu, d'envisager un être vivant ou un processus vital comme partie du système qui constitue son environnement immédiat: comme nous le rappelle Weiss', nous devons le comprendre dans le contexte de son environnement global, la hiérarchie gaïenne des systèmes naturels dont il fait partie. Ce qui a semé la confusion, c'est que l'on n'a pas pris en considération la structure hiérarchique des êtres vivants. ( ... ) Le terme «environnement» a généralement été utilisé sans discrimination, en omettant de spécifier ses limites propres. TI a parfois désigné l'environnement naturel extérieur de l'individu (ressources alimentaires, climat météorologique et social, tensions, etc.); et parfois le «milieu intérieur» des fluides corporels et associations de tissus; d'autres fois encore, le cytoplasme qui entoure le noyau de la cellule; tandis qu 'en réalité, en ce qui concerne les gènes, il inclut tous ces éléments dans la mesure où, en dernière analyse, ce sont d'eux que dépendent les interactions génétiques. Dès les premiers stades du développement, chaque cellule du corps représente l'environnement de toutes les autres, chaque cytoplasme celui du noyau et des organites, chaque chromosome le milieu des chaînes d'ADN.
Cet argument est valable pour tout processus du vivant, depuis l'éducation d'un enfant, et le comportement au quotidien, jusqu'à l'ensemble de l'évolution. Tous impliquent, directement ou indirectement, des boucles de rétroaction avec chaque partie de leur environnement tout entier, celui qui leur est fourni par la hiérarchie de l'écosphère, que Claude Bernard appelait milieu cosmique. Envisager ainsi l'environnement d'un système naturel permet de mettre en évidence l'un des défauts majeurs de la théorie néo-darwinienne de la sélection naturelle. L'environnement, non défIni et anonyme, était censé - et l'est toujours - avoir acquis comme par miracle la faculté de «sélectionneo), avec un discernement stupéfIant, les individus «les plus aptes» - on entendait par là les plus individualistes et les plus compétitifs. Comment il en était capable
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et pourquoi il désirerait le faire n'a jamais été expliqué. Mais tout cela s'éclaire considérablement quand on envisage l'environnement (ou champ) comme celui, extrêmement organisé, que forme la biosphère, qui est elle-même, comme tous ses sous-systèmes, dotée du mécanisme régulateur nécessaire pour contrôler et coordonner l'homéotélie de comportement de ses parties. Je qualifierai ce contrôle d' homéoarchique (du grec homoios, même et archos, gouvernement) par opposition à hétérarchique (du grec heteros, différent et archos) que j'emploierai pour qyalifier le contrôle exercé par un agent extérieur au système, tel l'Etat. L'homéoarchie peut être envisagée comme une forme de causalité holistique, à l'opposé de ce que décrit le réductionnisme. Cette notion a été utilisée en psychologie par les membres de l'école «mentaliste» . Popper et Sir John Eccles l'appellent « causalité vers le bas » et Sperry «causalité émergente» ou « contrôle holistique ». Weiss souligne les divers mécanismes déployés par les organismes multicellulaires pour diriger et coordonner l'activité de leurs cellules constitutives: « le système nerveux, le système hormonal, le contrôle homéostatique de la composition des fluides corporels ». Eugene Odum considère aussi les écosystèmes comme di sposant de mécanismes très élaborés pour diriger leurs parties constitutives (voir Chapitre 24). Il est révélateur que le principe du contrôle du tout sur les parties soit quasiment ignoré par la cybernétique moderne - qui est pourtant la science du contrôle. Cela tient, en partie du moins, au fait que les cybernéticiens s'occupent principalement du contrôle des machines, et non de celui des systèmes naturels. S'agissant du contrôle d'une machine, comme un missile dirigé vers sa cible, il est possible de supposer, à des fins pratiques, que l'environnement est aléatoire. Tout au plus doit-on tenir compte de l'action du vent et d'autres phénomènes purement physiques. Mais ceci ne vaut pas quand on essaie de comprendre comment est dirigé le comportement d'un système naturel. Car alors l'environnement, fourni par la hiérarchie de systèmes plus vastes, est extrêmement organisé et exerce un contrôle considérable sur le comportement des parties inhérentes. Pour saisir l'importance de ce processus de contrôle, on doit garder à l'esprit le fait que, à leur naissance, les sous-systèmes sont jusqu'à un certain point des individus homogènes dotés de grands potentiels - mais incapables de composer entre eux un système viable, différencié et organisé, apte à conserver son homéostasie au sein de la hiérarchie de Gaïa. Qu'il s'agisse de cellules ou
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d'individus, c'est ce qu'ils doivent apprendre à faire, et le processus d'apprentissage pris au large doit se réaliser dans le contexte d ' une totalité englobante dont ils doivent devenir les parties différenciées et homéotéliques. On pourrait croire que seul le composant est capable d'apprendre et que la totalité demeure immuable. Cela n'est visiblement pas le cas, même s'il est certain que la totalité est plus conservatrice que ses composants. Ces derniers subissent de petits changements, comme je l'ai déjà indiqué, afin d'empêcher la mise en place de changements plus grands et plus destructeurs susceptibles d'affecter la totalité, ou, plus précisément, sa structure générale, dont la conservation est indispensable. Selon Paul Weiss, la structure générale d'un système naturel doit être quasi déterministe (macro determinacy) tandis que ses particularités doivent être beaucoup plus malléables (micro indeterminacy). Ainsi, ces composants peuvent connaître une malléabilité. Il incombe à la totalité de s'assurer du respect de ces limites. C'est seulement de cette façon que les composants demeurent homéotéliques au tout, c'est-à-dire à la hiérarchie ga:ienne ou au cosmos. Le contrôle homéarchique relève en fait davantage de la régulation que du contrôle. Au niveau des sociétés traditionnelles, plutôt que d'obliger les gens à se comporter à l'encontre de leurs inclinations naturelles, il régule ces dernières, faisant en sorte que leur comportement demeure homéotélique aux familles, aux communautés, aux sociétés, et au cosmos dans lesquels les gens ont évolué dans des conditions normales, et auxquels ils sont parfaitement adaptés biologiquement, psychologiquement et cognitivement. Dans une société traditionnelle, le comportement est fortement intégré (voir Chapitre 50). Ainsi, pour empêcher la manifestation de comportements hétérotéliques, tels que la surchasse et le pillage des ressources naturelles, les contrôles requis sont intégrés dans les «schémas culturels », ce qui n'est malheureusement plus le cas aujourd'hui dans nos sociétés de masses atomisées. Robert Nisbet 4 (et bien sûr aussi Max Weber), dit qu'un tel contrôle est« exercé par "l'autorité traditionnelle" » . Il est« tellement imbriqué dans l'étoffe de la tradition et des mœurs qu 'on le remarque aussi peu que l'air que l'on respire ». Les taoïstes l'appellent « Wu Wei », ce qui, dans les termes de Wing-Tsit-Chan signifie « ne rien faire qui soit contraire à la nature 5 » . Sans l'autorité de la tradition, les sociétés humaines seraient 259
incapables de contribuer au maintien de l'ordre spécifique du cosmos. Le pouvoir politique, en revanche a contribué à bouleverser cet ordre. TI exerce un contrôle non naturel ou hétérarchique qui, au lieu d'être exercé par la société elle-même sur ses mt:;mbres, est imposé au contraire par un agent extérieur tel que l'Etat ou une firme commerciale, et n'existe que pour satisfaire leurs intérêts qui sont en conflit avec ceux que la société, de ses membres et du monde naturel.
46 Plus l'environnement s'écarte de l'optimum, plus la désadaptation biologique augmente Presque toutes les études qui retracent l' histoire des maladies infectieuses montrent que, chez les êtres humains adoptant des modes de vie civilisés, la fréquence des infections augmente plutôt qu'elle ne diminue. Mark Nathan COHEN Nous assistons à la décrépitude de l' homme - la décrépitude de ses dents, de ses artères, de ses intestins et de ses articulations, à une échelle colossale et sans précédent. John LIVERLEES, médecin généraliste et président de la société McCarrison
Les dégâts profonds infligés à la biosphère par le développement économique, ou progrès, sont en train d'altérer l'environnement des êtres vivants qui forment la hiérarchie de Gaïa. Le milieu s'apparente de moins en moins à celui auquel nous ont préparés notre évolution et notre développement ontogénétique. Ainsi, nous nous nourrissons aujourd'hui des denrées d'une agriculture intensive qui fait appel à tout un arsenal chimique: hormones, antibiotiques, biocides (insecticides, herbicides, nématocides, fongicides et rodenticides), dont des résidus se trouvent dans presque tous les produits sur le marché. La transformation industrielle subie par les aliments dans d'immenses usines altère leur structure moléculaire, souvent totalement différente de celle des aliments auxquels l'évolution nous a adaptés. Ils sont de surcroît à nouveau contaminés par d'autres produits émulsifiants, conservateurs et anti-oxydants, notarnrnent - destinés à les doter des qualités nécessaires pour un séjour prolongé en supermarché, et faciliter en général leur commercialisation. L'eau que nous buvons est contaminée par des nitrates, des 261
métaux lourds et des composés organiques de synthèse - pesticides par exemple - qu'aucun procédé commercial ni traitement d'épuration ne supprime complètement. L'air que nous respirons est pollué par le plomb de l'essence, les particules d' amiante et de cadmium des plaquettes de freins, par l'oxyde de carbone et les oxydes d'azote des gaz d'échappement, par l'anhydride sulfureux des fumées de gas-oil, par de l'iode radioactif, du césium et quantité d'autres radionucléides provenant des installations nucléaires en fonctionnement. Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que nous souffrions d'une multitude de nouvelles maladies, appelées à juste titre maladies de civilisation. Samuel Epstein de l'université de l'lllinois et d'autres estiment que les produits chimiques contenus dans notre alimentation, l'eau que nous buvons, l'air que nous respirons sont responsables de la grande majorité des cancers - thèse, il va sans dire, vigoureusement contestée par l'industrie chimique et ses experts '. Ischémie cardiaque, diabète, ulcères gastriques, diverticulite, appendicite, varices et caries sont aussi, comme le cancer, des maladies de civilisation. La fréquence de ces maladies est extrêmement faible (parfois nulle) chez les peuples traditionnels qui vivent dans leur habitat naturel. Albert Damon 2 et d'autres l'ont montré dans le cas des îles Salomon, et lan Prior et ses collègues pour celui des îles Cook et Tokelau 3 sur une période d'observation de trente ans. Ces études ont cependant montré qu 'après exposition au mode de vie occidental, en particulier à son alimentation moderne, la fréquence des maladies grimpe en flèche chez ces peuples. Les maladies infectieuses deviennent elles aussi beaucoup plus répandues. Ceci n'a rien d'étonnant puisque, à bien des égards, le développement crée les conditions idéales de leur transmission. La malaria est ainsi transmise par l'anophèle, à l'origine parasite des singes qui vivent dans la canopée des forêts tropicales: bien adapté à ses hôtes, il ne provoque chez eux que des symptômes légers. Lorsqu 'on a abattu les forêts, ces moustiques ont dû chercher de nouveaux hôtes. C'est l'homme qui, le plus souvent, s'offrait à eux. L'abattage des forêts amazoniennes a aussi mis l'homme en contact avec la leishmaniose, qui touchait auparavant les paresseux et les tatous. La pandémie actuelle de sida pourrait bien être à l'origine une maladie du singe vert ou du chimpanzé. L'agriculture moderne nous a en outre rapprochés des parasites qui avaient une relation stable avec les animaux
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domestiqués, comme la variole, variante de la vaccine des vaches, ou la brucellose. L'irrigation à grande échelle a préparé le lit de maladies d'origine hydrique, telles que la malaria et la schistosomiase, les propageant dans des régions du globe où elles étaient inconnues. L'élevage intensif du bétail, en particulier la pratique répugnante, mais réputée «économique et efficace », qui consiste à nourrir la volaille avec les carcasses de ses congénères ou avec ses propres excréments, a entraîné la contamination de la viande et des œufs par des bactéries pathogènes comme la salmonelle. L'incorporation tout aussi écœurante de déchets de boucherie à la nourriture des vaches laitières a entraîné une augmentation de la contamination du lait par une autre bactérie pathogène, la listeria, ainsi que la contamination des abats, et peut-être celle de la viande de bœuf, par les vecteurs mystérieux de l'encéphalopathie spongiforme des bovidés (ESB), ou maladie de la vache folle, probablement transmissible à l' homme. Ironie suprême, l'obsession moderne d'hygiène fait apparaître les conditions idéales de prolifération des agents pathogènes. Le lait pasteurisé est facilement colonisé par des microbes - dont certains pathogènes - car, dans le milieu stérile où ils se trouvent, ils n'ont à soutenir la concurrence d' aucun autre micro-organisme. C'est l'explication retenue pour l'épidémie de listériose qui a frappé la Suisse il y a quelques années. La poliomyélite est elle aussi une «maladie d'hygiène». Chez les peuples traditionnels, les enfants nourris au lait maternel, qui sont en contact avec les germes du sol et éventuellement avec des crottes d'animaux, ne l'attrapent pas - mais ils deviennent vulnérables dès qu'ils sont alimentés au lait de vache, et élevés dans des règles d'hygiène strictes. L'énorme accroissement de la mobilité humaine a lui aussi contribué à favoriser la propagation des affections: en l'espace de quelques semaines, voire de quelques jours, n'importe quelle épidémie peut atteindre les plus grands centres de population de la planète. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que la fréquence d'à peu près toutes les maladies infectieuses, à l'exception de la variole et de la poliomyélite, soit en augmentation partout. Simultanément, de nouvelles maladies comme le sida apparaissent, et il y en aura à coup sûr d'autres, surtout quand le génie génétique sera véritablement débridé. Ce n' est qu'une question de temps avant que nos chercheurs rejettent dans l'environnement un agent pathogène génétiquement manipulé, 263
jusqu ' alors inconnu dans l'histoire de notre évolution, avec toutes les conséquences désastreuses que l'on peut imaginer. L'amincissement de la couche d'ozone, qui s'accentuera dans les dix ou quinze prochaines années, même si nous cessions aujourd' hui de produire des CFC (fréons) et d' autres agents chimiques destructeurs d'ozone, nous soumettra à un rayonnement ultra-violet accru, qui non seulement augmentera de façon foudroyante la fréquence des cancers de la peau, mais perturbera le fonctionnement de notre système immunitaire, nous rendant d'autant plus vulnérables aux maladies tant infectieuses que dégénératives. Les conséquences pour la santé du réchauffement planétaire risquent elles aussi d'être très graves pour les habitants des pays tempérés, qui seront désormais livrés aux vecteurs et aux agents d' une multitude de maladies tropicales, responsables de la précarité de la vie sous les tropiques. Au cours de leur évolution, les populations des régions tempérées n'ont jamais été confrontées à ces maladies. Il n'y a pas de solution technologique à ces problèmes. La médecine n'est pas d'un grand secours. Elle s'obstine en général à traiter les symptômes, alors que la réduction de leur incidence exigerait des mesures qui ne sont pas de son ressort (voir Chapitre 65). De telles mesures seraient de toute façon inacceptables sur les plans politique et économique, puisqu'elles impliquent de renverser bon nombre des processus essentiels du développement économique ou progrès. Pour le biologiste moléculaire et prix Nobel James Watson, si l'humanité s' avère incapable de s'adapter au monde créé par la science, il n'y a qu'à la modifier. Un homme nouveau devrait être produit en masse à cet effet, par manipulation génétique supposet-on, un homme capable de s' adapter, peut-être même de prospérer dans le monde pollué et écologiquement dégradé que l'homme moderne substitue à celui auquel son évolution l'a adapté. Une telle proposition ne fait que démontrer à quel point la science dominante a perdu le sens du monde réel, où nous continuons à vivre d' une manière si précaire.
47 Lorsque le milieu s'écarte de l'optimum, la désadaptation sociale croît L'industrialisation sans frein conduit à créer des masses d' hommes et de femmes détachées de la tradition, étrangères à la religion, ouvertes à la suggestion collective, en un mot: une populace. La populace reste la populace, même quand elle est bien noutrie, bien vêtue, bien logée et bien disciplinée. T.S. ELIOT (1889· 1965)
La pauvreté des quartiers portoricains de Chicago est pire qu'aucune de celles que j'ai pu voir en Afrique de l'Ouest. Làbas, les gens sont guidés par de fortes valeurs traditionnelles. Ils ne vivent pas dans la hantise perpétuelle de la violence, de la vermine et des coups de feu . On n'y trouve pas ce sentiment d'abattement et de désespoir que l'on rencontre dans le ghetto américain. Robert WURMSTED Il faut rejeter cette thèse en vogue selon laquelle la délinquance est due à des facteurs socio-économiques. Michael HOWARD, ancien ministre de l'Intérieur britannique.
Le développement économique pousse l'environnement social, en plus de l'environnement physique, à s'écarter de l'optimum. L'homme a évolué dans le cadre de la famille étendue, du lignage et de la communauté locale, ainsi que d'une multitude de « sociétés intermédiaires» comme les sociétés secrètes et les groupes d'âge. En d'autres termes, il a évolué dans un environnement extrêmement structuré, que nous pouvons considérer comme son champ social (voir chapitre 44). Avec le développement économique, la communauté et les sociétés intermédiaires se sont désagrégées. Edward Banfield " qui a mené une étude sociologique sur un village d'Italie du Sud, a été particulièrement frappé par le sentiment d'aliénation et de
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démoralisation de ses habitants, qu'on appelle là-bas la miseria. Il s'est aperçu qu'elle n'était pas imputable à un manque d'argent ou de biens matériels - habituellement synonyme de pauvreté mais à l'isolement de chacune des familles par rapport aux autres et à l'absence de groupes sociaux plus larges. TI consi5ière, comme nous le verrons (Chapitre 60), que l'usurpation par l'Etat de toutes les fonctions essentielles que devrait normalement assumer la communauté villageoise est responsable de cette situation. Avec le développement de l'industrie moderne, la famille étendue elle-même se désagrège, jusqu'au moment où nous nous trouvons en présence d'une société atomisée, où ce qui reste de la structure originelle n'est qu'une famille nucléaire rabougrie. Celle-ci risque encore de se dégrader et nous aboutissons à la famille monoparentale, qui dans les pires des cas s'effrite encore; il ne subsiste plus que ses membres individuels (voir Chapitre 60). TI existe cependant une autre forme d'aliénation. Les familles, les communautés et les sociétés ont une existence dans le temps et dans l'espace. En être isolé signifie donc qu'on est séparé de ses ancêtres et de ses enfants autant que de ses contemporains. Cette situation se reflète dans notre vision du monde. Tandis que dans les sociétés vernaculaires, l'homme considère sa vie comme le simple maillon d'une longue chaîne d 'existences, dans une société comme la nôtre, l'individu y voit quelque chose d'unique. Bornant son horizon à sa propre vie, il se soucie moins de la Terre qu 'il laissera à ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. L'idée que nous ne devons rien à la postérité semble aux yeux de beaucoup de gens justifier notre terrible égoïsme, le pillage délibéré des ressources naturelles auquel notre société se livre pour maintenir le niveau de consommation actuel. Dans ces conditions, il n'est donc pas surprenant que les gens soient de plus en plus malheureux et déprimés. Une étude des services de santé mentale du gouvernement américain (Alcohol, Drug Abuse and Mental Health Administration ') a établi que les individus