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. Jacques Rancière
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Le spectateur , ell1.anclpe .
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. Jacques Rancière
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Le spectateur , ell1.anclpe .
La fabrique éditions
Sommaire
1. Le spectateur émancipé - 7
II. Les mésaventures de la pensée critique - 30 III. Les paradoxes de l'art politique - 56 IV. L'image intolérable - 93 V. L'image pensive - 115
© La Fabrique éditions, 2008
Conception graphique : Jérôme Saint-Loubert Bié Révision du manuscrit: Valérie Kubiak Impression: Floch, Mayenne ISBN: 978-2-91-337280-1
Le spectateur émancipé
Ce livre a pour origine la demande qui me fut adressée il y a quelques années d'introduire la réflexion d'une académie d'artistes consacrée au spectateur à partir des idées développées dans mon livre Le Maître ignorant 1 • La proposition suscita d'abord en moi quelque perplexité. Le Maître ignorant exposait la théorie excentrique et le destin singulier de Joseph Jacotot qui avait fait scandale au début du XIXe siècle en affirmant qu'un ignorant pouvait apprendre à un autre ignorant ce qu'il ne savait pas lui-même, en proclamant l'égalité des intelligences et en opposant l'émancipation intellectuelle à l'instruction du peuple. Ses idées étaient tombées dans l'oubli dès le milieu de son siècle. J'avais cru bon de les faire revivre, dans les années 1980, pour lancer le pavé de l'égalité intellectuelle dans la mare des débats sur les finalités de l'École publique. Mais quel usage faire, au sein de la réflexion artistique contemporaine, de la pensée d'un homme dont l'univers artistique peut être emblématisé par les noms de Démosthène, Racine et Poussin? À A-lé( ilèrœ'KfOlT lfOucca:h L',l ITlir a;PJicu-tLt"1rùè' I a1Jb-elitt: de toute relation évidente entre la pensée de l'émancipation intellectuelle et la question du spectateur aujourd'hui était aussi une chance. Ce pouvait être l'occasion d'un écart radical à l'égard des présuppositions théoriques et politiques qui soutiennent encore, même sous la forme postmodeme, l'essentiel du débat 7
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sur le théâtre, la performance et le spectateur. Mais, pour faire apparaître la relation et lui donner sens, il fallait reconstituer le réseau des présuppositions qui placent la question du spectateur au centre de la discussion sur les rapports entre art et politique. Il fallait dessiner le modèle global de rationalité sur le fond duquel nous avons été habitués à juger les implications politiques du spectacle théâtral. J'emploie ici cette expression pour inclure toutes les formes de spectacle - action dramatique, danse, performance, mime ou autres - qui placent des corps en action devant un public assemblé. Les critiques nombreuses auxquelles le théâtre a donné matière, tout au long de son histoire, peuvent en effet être ramenées à une formule essentielle. Je l'appellerai le paradoxe du spectateur, un paradoxe plus fondamental peut-être que le célèbre paradoxe du comédien. Ce paradoxe est simple à formuler: il n'y a pas de théâtre sans spectateur (fût-ce un spectateur unique et caché, comme dans la représentation fictive du Fils naturel qui donne lieu aux Entretiens de Diderot). Or, disent les accusateurs, c'est un mal que d'être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d'une apparence en ignorant le processus de production de cette apparence ou la réalité qu"elle recouvre. Deuxièmement, c'est le contraire d'agir. La spectatrice demeure immobile à sa place, passive. :Ëtre spectateur, c'est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir. Ce diagnostic ouvre la voie à deux conclusions différentes. La première est que le théâtre est Wle chose absolument mauvaise, une scène d'illusion et de passivité qu'il faut supprimer au profit de ce qu'elle interdit: la connaissance et l'action, l'action de connaître et l'action conduite par le savoir. C'est la conclusion 8
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jadis formulée par Platon: le théâtre est le lieu où des ignorants sont conviés à voir des hommes souffrants. Ce que la scène théâtrale leur offre est le spectacle d'un pathos, la manifestation d'une maladie, celle du désir et de la souffrance, c'est-à-dire de la division de soi qui résulte de l'ignorance. L'effet propre du théâtre est de transmettre cette maladie par le moyen d'une autre: la maladie du regard subjugué par des ombres. Il transmet la maladie d'ignorance qui fait souffrir les personnages par une machine d'ignorance, la machine optique qui forme les regards à l'illusion et à la passivité. La communauté juste est donc celle qui ne tolère pas la médiation théâtrale, celle où la mesure qui gouverne la communauté est directement incorporée dans les attitudes vivantes de ses membres. C'est la déduction la plus logique. Ce n'est pas pourtant celle qui a prévalu chez les critiques de la mimesis théâtrale. Ils ont le plus souvent gardé les prémisses en changeant la conclusion. Qui dit théâtre dit spectateur et c'est là un mal, ont-ils dit. Tel est le cercle du théâtre tel que nous le connaissons, tel que notre société l'a modelé à son image. n nous faut donc un autre théâtre, un théâtre sans spectateurs: non pas un théâtre devant des sièges vides, mais un théâtre où la relation optique passive impliquée par le mot même soit soumise à une autre relation, celle qu'implique un autre mot, le mot désignant ce qui est produit sur la scène, le drame. Drame veut dire action. Le théâtre est le lieu où une action est conduite à son accomplissement par des corps en mouvement face à des corps vivants à mobiliser. Ces derniers peuvent avoir renoncé à leur pouvoir. Mais ce pouvoir est repris, réactivé dans la performance des premiers. dans l'intelligence qui construit cette performance. dans l'énergie qu'elle produit. C'est sur ce pouvoir actif qu'il faut construire un théâtre nouveau, ou plu9
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tôt un théâtre rendu à sa vertu originelle, à son essence véritable dont les spectacles qui empruntent ce nom n'offrent qu'une version dégénérée. Il faut un théâtre sans spectateurs, où les assistants apprennent au lieu d'être séduits par des images, où ils deviennent des participants actifs au lieu d'être des voyeurs passifs. Ce renversement a connu deux grandes formules, antagoniques dans leur principe, même si la pratique et la théorie du théâtre réformé les ont souvent mêlées. Selon la première, il faut arracher le spectateur à l'abrutissement du badaud fasciné par l'apparence et gagné par l'empathie qui le fait s'identifier avec les personnages de la scène. On lui montrera donc un spectacle étrange, inusuel, une énigme dont il ait à chercher le sens. On le forcera ainsi à échanger la position du spectateur passif pour celle de l'enquêteur ou de l'expérimentateur scientifique qui observe les phénomènes et recherche leurs causes. Ou bien on lui proposera un dilemme exemplaire, semblable à ceux qui se posent aux hommes engagés dans les décisions de l'action. On lui fera ainsi aiguiser son propre sens de l'évaluation des raisons, de leur discussion et du choix qui tranche Selon la seconde formule, c'est cette distance raisonneuse qui doit être elle-même abolie. Le spectateur doit être soustrait à la position de l'observateur qui examine dans le calme le spectacle qui lui est proposé. Il doit être dépossédé de cette maîtrise illusoire, entraîné dans le cercle magique de l'action théâtrale où il échangera le privilège de l'observateur rationnel contre celui de l'être en possession de ses énergies vitales intégrales. Telles sont les attitudes fondamentales que résument le théâtre épique de Brecht et le théâtre de la cruauté d'Artaud. Pour l'un, le spectateur doit prendre de la distance; pour l'autre, il doit perdre toute dis10
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tance. Pour l'un il doit affiner son regard, pour l'autre il doit abdiquer la position même du regardeur. Les entreprises modernes de réforme du théâtre ont constamment oscillé entre ces deux pôles de l'enquête distante et de la participation vitale, quitte à mêler leurs principes et leurs effets. Elles ont prétendu transformer le théâtre à partir du diagnostic qui conduisait à sa suppression. Il n'est donc pas étonnant qu'elles aient repris non seulement les attendus de la critique platonicienne mais aussi la formule positive qu'il opposait au mal théâtral. Platon voulait substituer à la communauté démocratique et ignorante du théâtre une autre communauté, résumée dans une autre performance des corps. Il lui opposait la communauté chorégraphique où nul ne demeure un spectateur immobile, où chacun doit se mouvoir selon le rythme communautaire flXé par la proportion mathématique, quitte à ce qu'il faille pour cela enivrer les vieillards rétifs à entrer dans la danse collective. Les réformateurs du théâtre ont reformulé l'opposition platonicienne entre chorée et théâtre comme opposition entre la vérité du théâtre et le simulacre du spectacle. Ils ont fait du théâtre le lieu où le public passif des spectateurs devait se transformer en son contraire: le corps actif d'un peuple mettant en acte son principe vital. Le texte de présentation de la Sommerakademie qui m'accueillait l'exprimait en ces termes: «Le théâtre reste le seul lieu de confrontation du public avec lui-même comme collectif». Au sens restreint, la phrase veut seulement distinguer l'audience collective du théâtre des visiteurs individuels d'une exposition ou de la simple addition des entrées au cinéma. Mais il est clair qu'elle signifie davantage. Elle signifie que le «théâtre» est une forme communautaire exemplaire. Elle engage une idée de la communauté comme présence à soi, opposée à la distance 11
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de la représentation. Depuis le romantisme allemand, la pensée du théâtre s'est trouvée associée à cette idée de la collectivité vivante. Le théâtre est apparu comme une forme de la constitution esthétique - de la constitution sensible - de la collectivité. Entendons par là la communauté comme manière d'occuper un lieu et un temps, comme le corps en acte opposé au simple appareil des lois, un ensemble de perceptions, de gestes et d'attitudes qui précède et préforme les lois et institutions politiques. Le théâtre a été, plus que tout autre art, associé à l'idée romantique d'une révolution esthétique, changeant non plus la mécanique de l'État et des lois mais les formes sensibles de l'expérience humaine. La réforme du théâtre signifiait alors la restauration de sa nature d'assemblée ou de cérémonie de la communauté. Le théâtre est une assemblée où les gens du peuple prennent conscience de leur situation et discutent leurs intérêts, dit Brecht après Piscator. Il est, affirme Artaud, le rituel purificateur où une collectivité est mise en possession de ses énergies propres. Si le théâtre incarne ainsi la collectivité vivante opposée à l'illusion de la mimesis, on ne s'étonnera pas que la volonté de rendre le théâtre à son essence puisse s'adosser à la critique même du spectacle. Quelle est en effet l'essence du spectacle selon Guy Debord? C'est l'extériorité. Le spectacle est le règne de la vision et la vision est extériorité, c'est-à-dire dépossession de soi. La maladie de l'homme spectateur peut se résumer en une brève formule: «Plus il contemple, moins il est2 .» La formule semble antiplatonicienne. De fait, les fondements théoriques de la critique du spectacle sont empruntés, à travers Marx, à la critique feuerbachienne de la religion. Le principe de l'une et de l'autre critique se trouve dans la vision romantique de la vérité comme non-séparation. Mais cette idée est dépendante elle-même de 12
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la conception platonicienne de la mimesis. La «contemplation» que Debord dénonce, c'est la contemplation de l'apparence séparée de sa vérité, c'est le spectacle de souffrance produit par cette séparation. «La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle 3 .» Ce que l'homme contemple dans le spectacle est l'activité qui lui a été dérobée, c'est sa propre essence, devenue étrangère, retournée contre lui, organisatrice d'un monde collectif dont la réalité est celle de cette dépossession. Il n'y a pas ainsi de contradiction entre la critique du spectacle et la recherche d'un théâtre rendu à son essence originaire. Le «bon» théâtre est celui qui utilise sa réalité séparée pour la supprimer. Le paradoxe du spectateur appartient à ce dispositif singulier qui reprend au compte du théâtre les principes de la prohibition platonicienne du théâtre. Ce sont donc ces principes qu'il conviendrait aujourd'hui de réexaminer, ou plutôt, c'est le réseau de présuppositions, le jeu d'équivalences et d'oppositions qui soutient leur possibilité: équivalences entre public théâtral et communauté, entre regard et passivité, extériorité et séparation, médiation et simulacre; oppositions entre le collectif et l'individuel, l'image et la réalité vivante, l'activité et la passivité, la possession de soi et l'aliénation. Ce jeu d'équivalences et d'oppositions compose en effet une dramaturgie assez tortueuse de faute et de rédemption. Le théâtre s'accuse lui-même de rendre les spectateurs passifs et de trahir ainsi son essence d'action communautaire. Il s'octroie en conséquence la mission d'inverser ses effets et d'expier ses fautes en rendant aux spectateurs la possession de leur conscience et de leur activité. La scène et la performance théâtrales deviennent ainsi une médiation évanouissante entre le mal du spectacle et la vertu du vrai théâtre. Elles se proposent d'enseigner à leurs 13
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spectateurs les moyens de cesser d'être spectateurs et de devenir agents d'une pratique collective. Selon le paradigme brechtien, la médiation théâtrale les rend conscients de la situation sociale qui lui donne lieu et désireux d'agir pour la transformer. Selon la logique d'Artaud, elle les fait sortir de leur position de spectateurs: au lieu d'être en face d'un spectacle, ils sont environnés par la performance, entraînés dans le cercle de l'action qui leur rend leur énergie collective. Dans l'un et l'autre cas, le théâtre se donne comme une médiation tendue vers sa propre suppression. C'est ici que les descriptions et les propositions de l'émancipation intellectuelle peuvent entrer enjeu et nous aider à reformuler le problème. Car cette médiation auto-évanouissante n'est pas pour nous quelque chose d'inconnu. C'est la logique même de la relation pédagogique: le rôle dévolu au maître y est de supprimer la distance entre son savoir et l'ignorance de l'ignorant. Ses leçons et les exercices qu'il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire l'écart qu'à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l'ignorance par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre l'élève et lui une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique pédagogique, l'ignorant n'est pas seulement celui qui ignore encore ce que le maître sait. Il est celui qui ne sait pas ce qu'il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n'est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l'ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole. Car à la vérité, il n'est pas d'ignorant qui ne sache déjà une masse de choses, qui ne les ait apprises par lui-même, en regardant et en écoutant autour de lui, en observant et en répétant, en se trompant et en corrigeant ses 14
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erreurs. Mais un tel savoir pour le maître n'est qu'un savoir d'ignorant, un savoir incapable de s'ordonner selon la progression qui va du plus simple au plus compliqué. L'ignorant progresse en comparant ce qu'il découvre à ce qu'il sait déjà, selon le hasard des rencontres mais aussi selon la règle arithmétique,la règle démocratique qui fait de l'ignorance un moindre savoir. Il se préoccupe seulement de savoir plus, de savoir ce qu'il ignorait encore. Ce qui lui manque, ce qui manquera toujours à l'élève, à moins de devenir maître lui-même, c'est le savoir de l'ignorance, la connaissance de la distance exacte qui sépare le savoir de l'ignorance. Cette mesure-là échappe précisément à l'arithmétique des ignorants. Ce que le maître sait, ce que le protocole de transmission du savoir apprend d'abord à l'élève, c'est que l'ignorance n'est pas un moindre savoir, elle est l'opposé du savoir; c'est que le savoir n'est pas un ensemble de connaissances, il est une position. L'exacte distance est la distance qu'aucune règle ne mesure, la distance qui se prouve par le seul jeu des positions occupées, qui s'exerce par la pratique interminable du «pas en avant» séparant le maître de celui qu'il est censé exercer à le rejoindre. Elle est la métaphore du gouffre radical qui sépare la manière du maître de celle de l'ignorant, parce qu'il sépare deux intelligences: celle qui sait en quoi consiste l'ignorance et celle qui ne le sait pas. C'est d'abord cet écart radical que l'enseignement progressif ordonné enseigne à l'élève. Il lui enseigne d'abord sa propre incapacité. Ainsi vérifie-t-il incessamment dans son acte sa propre présupposition, l'inégalité des intelligences. Cette vérification interminable est ce que J acotot nomme abrutissement. À cette pratique de l'abrutissement il opposait la pratique de l'émancipation intellectuelle. L'émancipation intellectuelle est la vérification de l'égalité des 15
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intelligences. Celle-ci ne signifie pas l'égale valeur de toutes les manifestations de l'intelligence mais l'égalité à soi de l'intelligence dans toutes ses manifestations. Il n'y a pas deux sortes d'intelligence séparées par un gouffre. L'animal humain apprend toutes choses comme il a d'abord appris la langue maternelle, comme il a appris à s'aventurer dans la forêt des choses et des signes qui l'entourent afin de prendre place parmi les humains: en observant et en comparant une chose avec une autre, un signe avec un fait, un signe avec un autre signe. Si l'illettré connaît seulement une prière par cœur, il peut comparer ce savoir avec ce qu'il ignore encore: les mots de cette prière écrits sur du papier. Il peut apprendre, signe après signe, le rapport de ce qu'il ignore avec ce qu'il sait. Il le peut si, à chaque pas, il observe ce qui est en face de lui, dit ce qu'il a vu et vérifie ce qu'il a dit. De cet ignorant, épelant les signes, au savant qui construit des hypothèses, c'est toujours la même intelligence qui est à l'œuvre, une intelligence qui traduit des signes en d'autres signes et qui procède par comparaisons et figures pour communiquer ses aventures intellectuelles et comprendre ce qu'une autre intelligence s'emploie à lui communiquer. Ce travail poétique de traduction est au cœur de tout apprentissage. Il est au cœur de la pratique émancipatrice du maître ignorant. Ce que celui-ci ignore, c'est la distance abrutissante, la distance transformée en gouffre radical que seul un expert peut «combler». La distance n'est pas un mal à abolir, c'est la condition normale de toute communication. Les animaux humains sont des animaux distants qui communiquent à travers la forêt des signes. La distance que l'ignorant a à franchir n'est pas le gouffre entre son ignorance et le savoir du maître. Elle est simplement le chemin de ce qu'il sait déjà à ce qu'il ignore encore '1lffiS:,l"'(lL;l~1:ffitl.o~.tmrlrfVrunmf\iL"a"dp}rir"lftr.œ!tb,
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qu'il peut apprendre non pour occuper la position du savant mais pour mieux pratiquer l'art de traduire, de mettre ses expériences en mots et ses mots à l'épreuve, de traduire ses aventures intellectuelles à l'usage des autres et de contre-traduire les traductions qu'ils lui présentent de leurs propres aventures. Le maître ignorant capable de l'aider à parcourir ce chemin s'appelle ainsi non parce qu'il ne sait rien, mais parce qu'il a abdiqué le «savoir de l'ignorance» et dissocié ainsi sa maîtrise de son savoir. Il n'apprend pas à ses élèves son savoir, il leur commande de s'aventurer dans la forêt des choses et des signes, de dire ce qu'ils ont vu et ce qu'ils pensent de ce qu'ils ont vu, de le vérifier et de le faire vérifier. Ce qu'il ignore, c'est l'inégalité des intelligences. Toute distance est une distance factuelle, et chaque acte intellectuel est un chemin tracé entre une ignorance et un savoir, un chemin qui sans cesse abolit, avec leurs frontières, toute fixité et toute hiérarchie des positions. Quel rapport entre cette histoire et la question du spectateur aujourd'hui? Nous ne sommes plus au temps où les dramaturges voulaient expliquer à leur public la vérité des relations sociales et les moyens de lutter contre la domination capitaliste. Mais on ne perd pas forcément ses présupposés avec ses illusions, ni l'appareil des moyens avec l'horizon des fins. Il se peut même, à l'inverse, que la perte de leurs illusions conduise les artistes à faire monter la pression sur les spectateurs: peut-être sauront-ils, eux, ce qu'il faut faire, à condition que la performance les tire de leur attitude passive et les transforme en participants actifs d'un monde commun. Telle est la première conviction que les réformateurs théâtraux partagent avec les pédagogues abrutisseurs: celle du gouffre qui sépare deux positions. Même si le dramaturge ou le metteur '\3lI'6\.,~fu'îfu"Bd\~mt ~"'Va"nGbrqti;lr,,~'reùrelt.rqID} fu