L’Énigme-poésie
Entretiens avec 21 poètes françaises
Chiasma 27 General Editor Michael Bishop Editorial Committee Ad...
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L’Énigme-poésie
Entretiens avec 21 poètes françaises
Chiasma 27 General Editor Michael Bishop Editorial Committee Adelaide Russo, Michael Sheringham, Steven Winspur, Sonya Stephens, Michael Brophy, Anja Pearre
Amsterdam - New York, NY 2010
L’Énigme-poésie
Entretiens avec 21 poètes françaises
John C. Stout Marie-Claire Bancquart Andrée Chedid Annie Salager Françoise Hàn Esther Tellermann Anne Teyssiéras Marie Étienne Jeanine Baude Jeanne Hyvrard Claire Malroux Gabrielle Althen Anne Portugal Vénus Khoury-Ghata Michelle Grangaud Janine Mitaud Jacqueline Risset Liliane Giraudon Florence Pazzottu Sandra Moussempès Hélène Sanguinetti Fabienne Courtade
Cover design: Pier Post The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de "ISO 9706:1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence". ISBN-13: 978-90-420-2947-7 E-Book ISBN: 978-90-420-2948-4 ©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010 Printed in The Netherlands
Chiasma seeks to foster urgent critical assessments focussing upon joinings and crisscrossings, singular, triangular, multiple, in the realm of French literature. Studies may be of an interdisciplinary nature, developing connections with art, philosophy, linguistics and beyond, or display intertextual or other plurivocal concerns of varying order. * La tradition de la poésie féminine est longue et riche, vigoureuse et, ou implicitement ou fatalement, nécessairement, militante, car obligée si souvent, depuis Pernette du Guillet et Louise Labé jusqu’à Marceline DesbordesValmore, Renée Vivien, Anna de Noailles, Louise de Vilmorin et Joyce Mansour, de justifier la subtile et même souvent flagrante et haute pertinence de ce qu’elle génère et nous offre. Les vingt et une poètes qui font l’objet de ces entretiens orchestrés grâce à l’admirable persistance, grâce aussi à la force d’une très longue et fructueuse réflexion critique, d’un collègue, John Stout, à qui je tiens ici à exprimer toute ma gratitude, voici de délicates et puissantes voix contemporaines qui nous poussent à repenser à la fois notre être-dans-le-monde et le canon littéraire dans lequel devrait s’insérer une telle interrogation renouvelée. Si ces fertiles échanges constituent à bien des égards un vaste et simple geste de célébration de la conscience féminine dans toute sa diversité, ses foisonnantes spécificités – j’écris ces mots dans l’aprèsmidi de la Journée internationale de la Femme –, ils nous permettent aussi de mieux replonger, contemplativement, esthétiquement, éthiquement, dans les très nombreuses œuvres poétiques proprement dites de ces vingt et une femmes (que documentent fidèlement les différentes bibliographies du livre de John Stout), œuvres où se déploient finesses et audaces, visions et incertitudes, beautés et soupçons, joies et ironies. C’est à ces œuvres, à l’extraordinaire générosité, aussi, de leurs auteures, que John et moi adressons surtout ici nos infinis remerciements. Michael Bishop Halifax et Wolfville Nouvelle-Écosse, Canada mars 2009
Introduction Les entretiens présentés dans ce livre ont été enregistrés, et retravaillés par la suite par les poètes elles-mêmes, entre 1996 et 2006. Le besoin d’entreprendre ce projet m’est venu vers le début des années 1990, lorsque je commençais à vouloir étudier l’œuvre des poètes femmes contemporaines. À vrai dire, à l’époque j’ai constaté un manque quasi-total de ressources critiques disponibles dans ce domaine. Cependant, beaucoup des femmes participant au présent volume d’entretiens avaient déjà publié plusieurs recueils de poèmes. Certaines d’entre elles avaient même produit une longue œuvre. En 1995, Michael Bishop a publié une étude critique essentielle, Contemporary French Women Poets, ainsi qu’une anthologie de poésie écrite par des poètes femmes : Women’s Poetry in France, 1965-1995. Ces publications indiquaient clairement qu’un nombre considérable de femmes françaises avaient écrit une œuvre poétique digne d’un intérêt sérieux. Pourtant, peu d’articles et aucun livre consacré à l’œuvre de ces femmes étaient disponibles avant la parution des deux volumes de l’étude de Bishop. Alors, on peut dire que la série d’entretiens réunis dans ce livre cherche à honorer à son tour la riche diversité de cette poésie jusqu’ici peu valorisée, et à fournir des critiques aussi pertinentes que possibles. D’ailleurs, étant donné que les femmes sont maintenant un peu plus présentes dans les anthologies récentes de poésie, et surtout dans les revues et les colloques sur la poésie, il est possible que ce livre fasse partie d’une nouvelle tendance, à l’université et ailleurs, vers l’intégration de la poésie des femmes à l’étude de la poésie contemporaine en général. Le choix de poètes présentées ici recouvre deux ou trois générations, de Sandra Moussempès (née en 1965) jusqu’à Andrée Chedid (née en 1920). On y trouvera une multiplicité de pratiques et de conceptions de la poésie. Je n’ai absolument pas cherché l’homogénéité. Au contraire, mon parti pris a été celui de la diversité, du respect des différences. De Marie-Claire Bancquart à Liliane Giraudon, d’Annie Salager à Anne Portugal, le rapport de la poète à la forme et au langage s’avère radicalement distinct. Ce que certains qualifieraient de « lyrisme traditionnel » côtoie des exemples de l’écriture expérimentale la plus poussée. Ce qui est partagé par toutes ces poètes, c’est
8 une interrogation et une réflexion passionnées sur la poésie en tant que genre et sur le poème en tant qu’objet. Elles font toutes preuve d’une grande maîtrise de la poésie, d’une originalité impressionnante. Mais qu’en est-il, en fait, de « la poésie féminine » en France aujourd’hui ? Aucune femme interviewée dans ce livre n’accepte cette appellation pour décrire son travail de poète. Elles estiment que l’idée de «la poésie féminine » aurait une pertinence limitée, sinon nulle comme outil critique. Il s’agit, disent-elles, d’une catégorie trompeuse qui, même, ne veut rien dire. Elles soupçonnent que c’est une catégorie réactionnaire, destinée tout simplement à condamner les poètes femmes à une marginalité qu’elles récusent. « La poésie féminine » serait soit un piège, soit un pur cliché. Voici le paradoxe de ce projet : il propose que « la poésie féminine » n’existe pas. Je tiens à remercier les vingt et une femmes interviewées dans le cadre de ce projet. Elles ont toutes été d’une gentillesse et d’une générosité parfaites. Leur soutien m’a été indispensable. Plusieurs autres femmes auraient pu être interviewées. Si leurs voix ne paraissent pas dans ce volume, il ne s’agit pas d’une exclusion voulue de ma part. La poésie de Martine Broda, de Claire Lejeune, de Pascale Monnier, de Katalin Molnar, de Céline Zins, de Silvia Baron Supervielle, d’Ariane Dreyfus, de Vannina Maestri, de Nathalie Quintane et – en particulier – d’Anne-Marie Albiach mérite un travail attentif et sérieux. Certains de ces entretiens ont déjà paru dans des revues : Dalhousie French Studies, Women in French Studies, LittéRéalité. J’aimerais remercier ces trois revues d’avoir bien voulu accepter que ces entretiens soient reproduits : « Entretien avec Marie-Claire Bancquart », Dalhousie French Studies Vol.37 (Winter 1996) : 101-111; « Entretien avec Andrée Chedid » Dalhousie French Studies Vol.39/40 (Summer/Fall 1997) : 215-221; « Entretien avec Françoise Hàn », Dalhousie French Studies Vol.51 (Summer 2000) : 184-194; « Entretien avec Anne Teyssiéras » Dalhousie French Studies Vol.58 (Spring 2002) : 131-142; « Entretien avec Annie Salager » LittéRéalité Vol.XI, No 1 (Printemps/été 1999) : 23-36; « Entretien avec Jeanine Baude » LittéRéalité Vol. XV, No 1 (Printemps/été 2003) : 93104; « Entretien avec Esther Tellermann » Women in French Studies Vol.8 (2000) : 193-202; et « Entretien avec Marie Etienne » Women in French Studies Vol.9 (2001) : 244-252. John C. Stout Octobre 2007
Marie-Claire Bancquart Née en 1932, Marie-Claire Bancquart a publié de nombreux recueils de poésie : Opéra des limites (1988), Sans lieu sinon l’attente (1991), Dans le feuilletage de la terre (1994), Énigmatiques (1995), La Vie, lieu-dit (1997), Anamorphoses (2003), Avec la mort, quartier d’orange entre les dents (2005), ainsi que plusieurs autres recueils. La poésie de Marie-Claire Bancquart se place au carrefour du réel quotidien – du monde des objets qui nous entourent – et de ce qu’elle appelle « le grand jeu des choses ». Elle pratique la poésie à la fois comme une « leçon de choses » et comme une relecture des mythes hérités des Grecs ou repris de l’Evangile. Très consciente de la menace de la mort derrière la surface du vécu, Bancquart valorise la parole poétique comme une « [i]nterrogation sur notre origine, sur notre place ‘intenable’, dans un monde à la fois somptueux, et livré au désordre et au mal » (M.-C. Bancquart, dans Elles, Martin Sorrell, dir. University of Exeter Press, 1995, 12). Bancquart affirme dans un entretien avec Bernard Mazo que « l’écriture la plus directe, la plus violente, la plus aiguë qui soit, est bien celle de la poésie » (Autre Sud 9, 24). Elle trouve que dans la poésie « [o]n prend des risques […] mon risque est de dire aussi simplement, aussi clairement que possible ce qui est obscur et énigmatique – c’est-à-dire tout ce qui compte, au fond l’étrangeté d’être soi, mais habité par des organes qui vivent d’une vie indépendante, sans qu’on puisse grand-chose sur eux […]. Mais tout est énigme: le mal, l’amour, la présence des choses les plus humbles (‘regardez voir’, mais vraiment, un stylo ou une herbe); la beauté, si proche, comme dit Rilke, de l’épouvante; la seconde heureuse qu’on vit, et la mort » (Autre Sud 9, 24). Tout en étant très préoccupée par l’état actuel du monde et par la violence qui s’y répand. Bancquart reste, néanmoins, consciente d’une évolution dans sa poésie récente vers « une certaine sérénité intérieure » (Autre Sud 9, 32).
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Entretien avec Marie-Claire Bancquart Paris, le 10 juin 1996 John Stout : Madame Bancquart, vous avez écrit : « Pour moi, la poésie dérange ». Le verbe est fort ! Pourquoi ce verbe, « déranger » ? Marie-Claire Bancquart : Parce que, trop souvent, les gens s’imaginent que la poésie est une forme de distraction ou bien que c’est une forme incluse dans un système verbal comme l’alexandrin ou le décasyllabe. Ils confondent, par exemple, la chanson, qui correspond très souvent à cette définition, avec la poésie. (Ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, que toutes les chansons soient des chansons d’ordre; mais la plupart, il faut bien le dire). Alors que, pour moi, la poésie est faite pour dire aux gens que le développement actuel de la communication dans la société, qui est un développement superficiel, n’est pas le bon. Qu’il faut qu’ils aillent dans leur corps, voir, éventuellement, ce qui ne va pas et voir ce qui va. Il faut qu’ils puissent faire, avec le poète, un registre de réclamations parce que les choses ne vont pas, et un registre de célébration parce que le monde est magnifique. Or, ni l’un ni l’autre n’est conçu par l’ordre habituel de la société ou de l’enseignement, d’ailleurs. J. S. : Vous avez parlé d’une dualité qui vous semble fondamentale en poésie : « La poésie dit violemment, et la présence des choses, et un ailleurs des choses » (Elles, 12). Pouvez-vous expliquer quelles sont les origines de cette dualité et quelles sont les conséquences de cette dualité ? Marie-Claire Bancquart : Si je devais expliquer quelles sont les origines de cette dualité, je n’écrirais pas de poésie parce que je ne me poserais pas de problèmes, ou peut-être que je serais croyante (ou mystique dans le sens de la croyance), ce qui est autre chose que d’être poète. Donc, l’origine du êtretrès-concret-et-dire-en-même-temps-l’ailleurs, je ne saurais pas l’expliquer; je le constate. Et où ça va, à une interrogation qui est pour moi le sens même de la poésie, quelque chose que j’ai toujours remarqué dans les mythologies. Et, dans les mythologies, je fais entrer également tout ce qui est Bible, Évangile, puisque je ne suis pas croyante au sens orthodoxe du terme. Eh bien, dans les mythologies, il y a toujours une forte présence du concret et une présence de l’ailleurs. Par exemple, Œdipe a le pied enflé; par exemple, le Christ est charpentier. Et c’est ce mystérieux nœud des choses avec le présent – mais aussi avec une étrangeté – qui me semble être la séduction même et la fin même de la poésie.
11 J. S. : Vous semblez apprécier dans le poème surtout ce qui résiste à l’analyse : « Reste ‘l’infracassable noyau de nuit’, la solitude du poème devant celle du lecteur » (Elles, 12). Pourriez-vous décrire cet « infracassable noyau de nuit » en plus de détail ? Marie-Claire Bancquart : S’il est infracassable, il est difficile de le décrire ! On peut en décrire les alentours. Beaucoup de gens disent qu’un poème, c’est inexplicable. Ce n’est pas vrai du tout. Un poème est explicable par ses rythmes, par ses images. Mais il ne faut pas dire non plus qu’il est, intégralement, totalement, explicable. On arrive là à un totalitarisme du langage qui a été, pendant un certain temps, le fait de la critique, et ce n’est pas vrai non plus. C’est-à-dire qu’il y a dans le poème le même écart qu’il y a entre les choses concrètes et l’ailleurs. Il est aussi dans les mots du poème, car les mots du poème sont aussi des objets, à bien les prendre. Et par conséquent, on peut en faire le tour. On peut aller jusqu’à l’explication maximale, mais on ne peut certainement pas totalement expliquer. Il ne faut pas laisser croire aux gens qu’une explication totale ne ferait pas de place à leurs rêveries et à leurs propres systèmes d’explication. J. S. : Est-ce que c’est un défaut du système universitaire, ça ? Marie-Claire Bancquart : C’est un défaut du système universitaire. Peut-être plus particulièrement du système français, qui est très fondé sur la rationalité, sur l’analyse. Ce n’est pas que j’ai beaucoup de haine contre le système universitaire français, puisque j’en fais partie, mais j’ai constaté plusieurs fois qu’il est fondé sur un système de critique datant de la fin du dix-neuvième siècle – ou, tout au plus, des années 1920/30 – et qui cherche à couvrir, par l’approche de la vie de l’auteur et par l’approche de l’analyse du texte, qui cherche à couvrir intégralement le système. C’est impossible. Il faut que les professeurs aussi disent aux étudiants que c’est impossible. J. S. : Je suis d’accord avec vous ! Vous affirmez que vous écrivez « adossée à la mort » (Elles, 12). Quelle est la place de la mort dans votre œuvre ? Marie-Claire Bancquart : Ah ! Fondamentale ! Pour moi, la mort n’est pas du tout une morbidité. Attention ! C’est-à-dire, ce n’est pas du tout une sorte de plaisir malsain, évoquer la mort. Mais la mort, pour moi, c’est le point de vue auquel nous pouvons nous placer pour juger ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas dans notre vie. Qu’est-ce que, au moment de notre mort, nous jugerions comme essentiel ? Est-ce que, par exemple, nous pouvons nous permettre d’écrire ceci ou cela, et le publier si ce n’est pas l’essentiel ? Et puis, la mort c’est peut-être – qui sait ? – le moyen de trouver cet ailleurs, qui de-
12 meure mystérieux, bien entendu, et pour moi et pour tout le monde. C’est un moyen, en tout cas, de rejoindre les éléments. C’est aussi un moyen d’être humble vis-à-vis de cette position d’homme. Je n’aime pas du tout l’anthropocentrisme. Penser à la mort, c’est penser qu’on est soumis au même sort que les végétaux et les animaux et que la terre tout entière. C’est donc se placer dans une communauté plutôt que dans un orgueil d’humain. J. S. : Justement, je voulais vous poser des questions sur les choses. Votre essai « Poésie : leçon de choses, mythologie » me paraît très important et très pertinent dans le contexte de la poésie française du vingtième siècle en général. Y a-t-il des liens entre le côté « leçon de choses » et le côté « mythologie » de votre œuvre poétique ? Et pourquoi souligner surtout ces deux aspects de la poésie ? Marie-Claire Bancquart : Là, j’ai répondu en partie déjà en répondant à une première question. Pour tout dire, je n’aime pas la poésie psychologique. Je n’aime pas les intimités, les pleurs, les joies, et cetera. Je pense que ce n’est pas cela, l’essentiel. Parce que l’essentiel, c’est d’avoir un rapport le plus immédiat possible avec des choses, mais qui sont des choses de tous les jours : les tomates, les tables, les feuilles d’arbre. Et en même temps, se rendre compte que c’est attaché au grand jeu des choses. Le grand jeu des choses, c’est la mythologie. L’explication que les hommes se sont donné du grand jeu des choses, ce sont les différentes mythologies. Et c’est pour ça que j’ai dit qu’une leçon de choses est rattachée immédiatement à la mythologie. Alors que tout ce qui est intermédiaire pour moi existe beaucoup moins. J. S. : En ce qui concerne ces « leçons de choses », il me semble que c’est une tendance générale de la poésie française de ce siècle. Je pense à Ponge, Guillevic, Follain, Reverdy, Jaccottet, et tant d’autres. Il me semble que par là votre œuvre poétique se rattache à une tendance générale de la poésie de ce siècle. Qu’est-ce que vous en pensez ? Marie-Claire Bancquart : Il y aurait à dire que dans les années 1960-70, la poésie – disons, pour parler vite, la poésie inspirée du structuralisme – a été une poésie très langagière et qui se voulait (ce qui ne signifie pas du tout qu’elle l’ait été !), qui se voulait assez éloignée des choses. Penser qu’entre le langage et les choses il y avait un tel abîme, que l’on ne pouvait pas penser le combler. Je dis cela très en général, parce que si on prend la poésie d’un Michel Deguy, par exemple, à aucun moment elle n’a été complètement éloignée des choses. Enfin, malgré tout, il y a eu entre 1960 et 1980, disons, toute une poésie qui a été, au contraire, platonicienne. Ou je dirais plus exactement, plotinienne. Je n’ai jamais été rattachée à ce système de poésie.
13 En effet, c’est peut-être Jaccottet qui, parmi les grands aînés me convient le plus particulièrement. Alors, bien sûr, Guillevic, oui. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a plus généralement depuis les années 1980, un retour au concret dans la poésie française. Et donc on se rattache tous plus ou moins, désormais, à un monde qui est un monde plus vivant. J. S. : Vous êtes aussi un poète du corps. Votre écriture reflète l’intimité du corps, sa présence et son opacité, et un côté trouble qu’il présente. D’où vient l’importance du corps dans votre écriture ? Marie-Claire Bancquart : L’importance du corps ? Alors, si on veut parler de biographie, c’est que j’ai été très violemment malade dans ma jeunesse. J’ai eu deux tuberculoses successives. Et bien sûr, depuis mon enfance, j’ai été habituée à sentir le corps comme à la fois quelque chose de très profondément intime et quelque chose de profondément étranger. Puisque toutes ces choses qui sont dans notre corps – le cœur, les os, le sang – c’est nous, mais en même temps nous ne sommes pas capables de les maîtriser. Elles vivent comme des choses autonomes à l’intérieur de notre corps. Et cependant, ce qui m’a toujours frappée aussi, c’est que nos cellules, notre sang, sont en commun avec le reste de l’univers. C’est notre relation directe avec les feuilles, avec les lièvres… Par conséquent, c’est fondamental. C’est en même temps une impression d’un très grand malaise et une impression d’une très grande joie, de communion avec le reste du monde. Alors, bien entendu, si vous voulez, cela a été développé très tôt chez moi, par le fait que j’ai été si profondément malade. Et aussi, le sentiment que de toute manière j’aurais attaché un rôle tout particulier au corps à cause de ce que je vous dis : le corps, lui, ne trompe pas. Il est avec les choses; il est en même temps dans le concret et dans l’ailleurs. J. S. : Vous avez affirmé que « le poème est dans l’ellipse […] il habite aussi des mots inhabitables; l’arbre, le sang, l’amour » (Mémoire d’abolie, couverture). Pourquoi dans l’ellipse ? Pourquoi des mots « inhabitables » ? Marie-Claire Bancquart : Alors, l’ellipse, parce que je n’aime pas les poèmes bavards. Je pense que de toute façon la poésie a pour raison d’être de purger le langage des liaisons syntaxiques, des excès de mots que nous avons l’habitude d’employer dans la communication habituelle. Alors, voilà pour l’ellipse. Cette ellipse a été différemment pratiquée par moi dans mes poèmes. Elle a été plus souffrante et plus violente peut-être dans les années 1970. Elle s’exprime d’une manière plus large maintenant, mais elle existe toujours. Pourquoi des mots inhabitables ? Eh bien, parce que le sang, l’amour, ce sont des mots qui recouvrent des choses de la vie qui sont invivables, qui ne sont
14 pas dicibles, véritablement. Et que peut-être seule la poésie peut approcher, avec toujours ce noyau de noir que je dis. J. S. : Vous avez un recueil qui s’appelle Partition. Vous y écrivez : « Nous débordons la partition » (Partition, 22). D’ailleurs, votre mari est compositeur. Quelle est la place de la musique dans votre œuvre poétique ? Marie-Claire Bancquart : Très grande ! D’abord, parce que si j’ai épousé un musicien, ce n’est pas pour rien ! Aussi, parce que j’aimais la musique avec le musicien. Et donc encore parce que la rythmique me semble très importante. Notamment tout ce qui est silence, tout ce qui est blanc dans le vers est équivalent de silence dans la musique, avec le débordement que représente le silence en musique. C’est-à-dire que ce n’est pas un blanc; c’est la prolongation de ce qui vient d’être dit et l’attente de ce qui va être dit. Donc, si vous voulez, pour cela la musique est fondamentale pour moi. Mon titre Partition a deux sens, en fait. Il a le sens de partition musicale; il a aussi le sens de coupure. Une partition, dans son étymologie française, c’est « une coupure en deux ». Alors, le « nous débordons la partition » signifie, quand vous avez une partition devant vous, c’est aussi un peu comme si vous aviez un poème. Et puis, nous aussi, si nous comparons notre vie à une partition, nous débordons ce qui est écrit, supposons, dans un curriculum vitae, et qui est une chose très misérable par rapport à ce que nous vivons réellement. J. S. : Il y a aussi la question de l’oiseau, qui revient très souvent dans vos textes. Par exemple, Opportunité des oiseaux est le titre d’un de vos recueils. Vous avez écrit : « Par un oiseau nous accédons à l’éloge soulevé / Par l’ombre à la présence sans défaut » (Mains dissoutes, 22). Alors, pourquoi l’oiseau ? Marie-Claire Bancquart : Opportunité des oiseaux, c’est contre Mallarmé (que j’admire beaucoup, inutile de vous le dire !). Mais il a écrit : « l’importunité des sinistres oiseaux ». J’ai écrit Opportunité des oiseaux à un moment où c’était peut-être les derniers feux de la poésie – toujours pour parler vite – « structuraliste », qui existait dans un ciel plotinien, précisément. Et moi, je refusais le ciel plotinien. Alors Opportunité des oiseaux, c’est contre « l’importunité des sinistres oiseaux ». Voilà. Mais, d’autre part, l’oiseau représente pour moi, qui étais si longtemps immobile, ça représente véritablement une liberté, outre le rôle mythologique très évident qui est donné à l’oiseau. Et puis, le chant des oiseaux représente pour moi aussi quelque chose qui est une sorte d’effet de se dire dans la nature. C’est de la nature de se dire, n’est-ce pas ? Pour moi, l’oiseau – et le merle tout particulièrement, à cause de ses qualités de chanteur – revient très souvent dans ma
15 poésie pour ces raisons. J. S. : Et le rouge-gorge, non ? Marie-Claire Bancquart : Et le rouge-gorge aussi, à cause de son caractère à la fois fugitif et violent quand on le rencontre par les yeux, à travers les branches, avec le rouge de sa gorge. C’est comme une fleur volante. C’est magnifique ! J. S. : Ensuite, une question à laquelle vous vous attendiez peut-être. Pendant trop longtemps dans la culture française du vingtième siècle, on a écarté les poètes femmes. Il y a eu beaucoup d’anthologies de la poésie française du vingtième siècle sans femmes. Même dans une anthologie récente, éditée par Jacques Roubaud, on retrouve 128 poèmes écrits par des hommes et un seul poème écrit par une femme. Dans The Random House Book of Twentieth Century French Poetry, édité par Paul Auster, on trouve une femme et 47 hommes. En ce moment, par contre, on voit un très grand intérêt critique en ce qui concerne la poésie des femmes. Je pense à de nouvelles anthologies comme Elles, éditée par Martin Sorrell (et vous y êtes) ou l’anthologie récente de la poésie féminine éditée par Henri Deluy et Liliane Giraudon. Je pense également à des études critiques comme celle en deux volumes par Michael Bishop, qui vient de sortir. Que pensez-vous de ce développement ? Comment est-ce que vous vous situez par rapport à ce développement ? Marie-Claire Bancquart : Alors là, ma position est un peu ambiguë. Ambivalente. D’abord, parce que je constate, sans l’expliquer, qu’en France, il y a, effectivement, moins de femmes poètes que d’hommes poètes. Ce n’est pas le cas, par exemple, en Belgique. Il y a des pays francophones tout proches, comme la Belgique, où il y a à peu près autant de poètes femmes que de poètes hommes. J. S. : Ou le Québec. Marie-Claire Bancquart : Oui, le Québec. Et bien, en France, c’est vrai, il n’y a pas énormément de poètes femmes. Il y a beaucoup de femmes qui écrivent de la poésie, mais je n’ai pas besoin de vous dire que ce n’est pas la même chose. Et je me suis longtemps demandé pourquoi. Je me le demande encore maintenant. Je pense que c’est peut-être dû à une tradition latine et catholique. C’est peut-être dû aussi – mais toujours à cause de cet héritage de civilisation – au fait que les femmes qui écrivent de la poésie ne voient pas suffisamment que c’est un travail difficile et elles ne travaillent pas suffisamment la langue. C’est en train peut-être de s’arranger. Du moins, je
16 l’espère. Sans en être tout à fait sûre. Mais c’est vrai, c’est un mystère pour moi. De la même manière, d’ailleurs, qu’il n’y a que très, très peu de femmes compositeurs de la musique, il y a très peu de poètes femmes, alors qu’il y a beaucoup de romancières. Là, il y a un mystère. C’est un fait. Il faut le reconnaître. Il ne faut pas chercher plus de poètes femmes, alors, qu’il n’y en a. Donc, il n’y en a pas énormément. Il y en a, cependant. Et elles ont été exclues, pendant un certain temps, des anthologies, et même de la considération générale de la poésie en France, à cause, je pense, de cette tradition dont je vous parle. Une tradition très ancrée. De la même manière qu’il y a si peu de femmes en politique en France, parce qu’on ne leur reconnaît pas le droit de vivre en ce système. Bon. Cela dit, que penser des anthologies de la poésie féminine ? J’avouerai que j’ai longtemps hésité – je l’ai, d’ailleurs, dit aux éditeurs des anthologies – parce que je pense qu’on n’est pas « un poète femme » ou « un poète homme ». On est un poète, bon ou mauvais. C’est un travail. C’est aussi une sensibilité. Mais, comme je me place du point de vue de la mort, et que je pense que la mort est assez forcément la même pour tous, hommes ou femmes, et que les grands sentiments ou les grandes aventures que nous pouvons traverser, hommes et femmes, nous trouvent beaucoup plus de points communs que de points de différence. Je ne suis pas féministe au sens où on l’entendait en 1970 en France. Peut-être est-ce dû à ce que j’ai rencontré mon mari, qui n’est absolument pas anti-féministe et qui me considère absolument comme son égale. Peut-être est-ce dû à ce que j’ai fait une carrière qui est une carrière universitaire tout à fait normale pour un homme aussi. Donc, je ne vois pas pourquoi je ferais des différences. Les anthologies de la poésie féminine me causent, si vous voulez, un certain malaise qui serait dissipé le jour où on pourrait publier une anthologie de la poésie masculine à côté d’une anthologie de la poésie féminine. Vous me comprenez ! J. S. : Je comprends ! (Rires) J. S. : Cependant, j’ai constaté que vous avez écrit un certain nombre de poèmes ayant comme titre « Femme(s) », au singulier ou au pluriel. Et puis, d’autres poèmes comme « Amoureuse » ou « Dormeuse ». On trouve chez vous aussi certains personnages ou figures mythologiques féminins – surtout Eurydice, qui revient au moins quatre ou cinq fois. S’agit-il de poèmes de contestation ? Marie-Claire Bancquart : C’est-à-dire que nous sommes nés dans un système qui est le système de la langue française. Lorsque vous parlez au masculin, vous parlez théoriquement pour tout le monde. Lorsque vous parlez au féminin, vous faites une particularité. Pendant longtemps, j’ai hésité. Et j’ai
17 souvent écrit des poèmes avec des « on » ou des « nous ». Je continue d’ailleurs. Et puis, je me suis dit : « Mais voyons, c’est moi qui prends la parole. Je suis une femme, je parle au féminin. Et donc j’écris au féminin. » J’écris au féminin, tout bêtement. Si je peux dire, c’est normal chez moi. Vous ne voudriez pas que j’écrive au masculin ! Donc, j’écris au féminin. Quant aux personnages de la mythologie, oui, il y a Eurydice. Mais, il n’y en a pas tellement d’autres. Et, il y a presque toujours Eurydice par rapport à Orphée. Presque jamais toute seule, n’est-ce pas ? Et je vais vous dire pourquoi. Parce que dans la mythologie, comme dans la langue, je suis gênée par le fait que les femmes ont, à cause de structures sociales qui sont demeurées pendant longtemps, que les femmes ont très souvent soit un rôle de passivité, soit un rôle d’abandonnées (supposons Ariane et Thésée). Par conséquent, ça m’est assez difficile de les prendre comme héroïnes parce que moi, je considère plutôt un système d’activité dans le monde. J’ai écrit, par exemple, toute une série sur le Minotaure, dernièrement. Alors, j’ai parlé du Minotaure, de Thésée, et j’ai parlé de Pasiphaë, mais comme détestant son mari et aimant le taureau. C’est tout ce que la mythologie me permettait de faire. Enfin, j’ai affaire à des mythologies qui sont des mythologies à prédominance masculine. Et quand je veux prendre un personnage actif, je suis obligée de prendre un homme. C’est comme ça. J. S. : J’ai remarqué aussi que Paris vous a souvent servi d’inspiration dans votre poésie. Vous avez écrit une étude sur le Paris des surréalistes. Donc, ma question est double : quelles affinités ressentez-vous avec les surréalistes ? Et de quelles façons est-ce que Paris vous a inspirée, et vous inspire toujours comme poète ? Marie-Claire Bancquart : Alors, avec les surréalistes, j’ai écrit un certain nombre de travaux sur les surréalistes. Je pense qu’un poète d’aujourd’hui ne peut se passer d’une référence, que ce soit contre ou que ce soit pour, aux surréalistes. Mais ce que je leur reprocherais, peut-être, c’est (vis-à-vis de moi, bien entendu, il ne s’agit pas de reprocher dans l’absolu, c’est ridicule), c’est, je pense, qu’ils ont cru pouvoir changer la vie. Je ne crois pas qu’il soit possible, par la poésie, de changer la vie. Ni d’ailleurs par une utopie quelconque. Hélas sans doute, mais c’est ainsi. Je ne le crois pas. Et je pense, du même coup, que leur emploi de l’image, qui correspondait à cette envie de changer la vie, à cette idée qu’on pouvait la changer, cet emploi de l’image n’est pas le mien, forcément. Alors, pour Paris, c’est une ville que j’aime profondément, que j’aime surtout dans le passé, dans une projection dans le passé. Ou alors, que j’aime dans ses anciens quartiers. Mais il est vrai que Paris, actuellement, est en proie, comme toutes les grandes villes, aux problèmes de peuplement,
18 d’urbanisation, qui sont des problèmes pénibles. Enfin, qui ne permettent pas de s’identifier totalement à la ville. En revanche, tout ce qui peut être une identification et une forme d’inconscient collectif que recèle très profondément Paris, là, je suis attirée par cela. Et je suis, d’ailleurs, en train d’écrire un Paris chez les écrivains du début du siècle, de ce qu’on appelle « la Belle Époque », précisément parce que je suis très attirée par cette identification, qui était alors presque complètement possible, et qui maintenant est devenu plus difficile à cause de la dépersonnalisation et puis, de toutes sortes de problèmes que vous connaissez, et qui sont liés au mégapole. J. S. : Vous avez déclaré au nom des poètes : « On dit la route, et l’incertitude du lieu où elle mène » (La Parole du poète, 138). Là, je pense à la devise d’Andrée Chedid : « Aller me suffit ». Justement, vous avez écrit un bel article sur la poésie d’Andrée Chedid. Trouvez-vous que la démarche de Chedid se rapproche de la vôtre ? Marie-Claire Bancquart : À ce point de vue-là, oui. Certainement. Mais, Andrée Chedid n’est pas la seule. Je dirais même que des poètes croyants ne sont pas sans avoir une certaine indécision sur la fin de la route. Jean-Claude Renard, par exemple, a très souvent insisté là-dessus. Ce qui me plaît dans Andrée Chedid, et que j’ai relevé, c’est que ce n’est pas un poète d’une région, d’un pays, ou d’une revendication particulière – ce qu’on trouve trop souvent – mais c’est un poète d’une condition humaine ressentie comme troublante. C’est peut-être le fait de ce poète, vous ne pensez pas ? D’Andrée Chedid comme d’autres, et à ce point de vue-là, bien sûr, je ressens une très forte sympathie pour Andrée Chedid, qui est d’ailleurs une grande amie. Mais je veux dire par là que ce n’est pas une exception. J. S. : Vous avez caractérisé le langage de la poésie comme « concentré », « divers », « à l’antipode du neutre ». Vous avez affirmé que le poète « emploie des termes à deux ou trois sens […]. Les mots des poètes prennent une signification et une succulence maximales » (La Parole du poète, 140). Pensez-vous que ce sont là les qualités essentielles du langage poétique ? Quelles seraient les qualités fondamentales du langage poétique, à votre avis ? Marie-Claire Bancquart : Certainement, la polysémie, qui permet précisément à chacun d’orienter une interprétation suivant son propre système, et qui permet aussi des épaisseurs de sens. Certainement aussi, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, l’usage des silences. C’est-à-dire, des blancs, bien entendu. Vous voyez, par exemple, j’aime beaucoup qu’on se pose des questions sur un poème. Un de mes poèmes commence par : « Il fait
19 si jaune qu’on habite un oursin ». Par la suite, une sorte de tableau est décrit. Et des gens qui avaient travaillé ce poème, m’ont dit : « Vous avez pensé à Van Gogh ». Ce n’est pas vrai du tout ! Le départ de mon poème, c’est l’oursin. « Il fait si jaune qu’on habite un oursin ». Et ensuite, je suis arrivée à une scène de tableau imaginaire, qui représente une moisson. Alors, c’est cela que j’appelle l’ambiguïté fertile du poème. J. S. : Est-ce que vous avez une prise de position quant à la forme poétique ? Marie-Claire Bancquart : Je n’ai pas de prise de position radicale quant à la forme poétique. J’avoue que je suis gênée par un certain retour à des formes classiques – disons, à une formule rétro. Par exemple, le sonnet ou le décasyllabe systématique, etc. Je pense que pour retourner à ces formes, il faut avoir une très grande habileté poétique afin de les détourner, de les tordre et tout de même d’avoir l’air d’entrer dans elles. Cela dit, je ne pense pas, non plus, que la poésie soit usée, c’est-à-dire qu’il lui faille l’adjonction de la prose ou qu’elle doive être remplacée par une prose poétique. Moi, personnellement, je pense que tout vers (ou comme vous voulez l’appeler, vers ou verset) est formé par une respiration que l’on veut mesurer aux mots. Et c’est cela pour moi, la versification, outre le blanc, mais je n’ai pas de théorie pratique. Non. Heureusement ! Car, je crois que depuis la fin du dixneuvième siècle, on en a eu beaucoup. J. S. : Vous avez dit qu’un poète « écrit la fêlure […]. La fêlure est au quotidien » (La Parole du poète, 137). Quelle est cette « fêlure » dont vous parlez dans cette citation ? Est-ce que la poésie pourrait être un remède contre cette « fêlure » ? Marie-Claire Bancquart : Toutes les fois qu’on écrit, on prend distance. Si l’on souffre d’une partition, et que l’on place cela sur la page, déjà il y a une sorte d’objectivation d’une chose trop malaisée ou trop souffrante. Mais c’est tout le remède que peut apporter la poésie. Parce que, comme je vous le disais, et à la différence des surréalistes, je ne pense pas que la poésie puisse changer la vie. Je ne pense pas qu’elle puisse lisser la vie de telle sorte qu’elle devienne facile, soit collectivement, soit individuellement. Quant à la fêlure, je pense que c’est ce que nous souffrons sans arrêt tous les jours, à moins que nous voulions nous le cacher. À savoir, que nous sommes condamnés à mort, que toutes sortes de choses se passent sur la terre, une série de meurtres. Et je ne dis pas une série de meurtres en général, pas les grands scandales, pas les grandes guerres, pas les grands massacres, mais le n’importe quoi de tous les jours est une suite de morts – et, d’ailleurs, de floraisons et de beauté, de magnificence. C’est précisément là, dans ce
20 système, entre la mort et la magnificence, que se situe la fêlure. Et la fêlure est inguérissable. J. S. : Dans Partition vous avez écrit une série de poèmes sur les tarots. Qu’est-ce qui vous a amenée à écrire cette série de poèmes ? Marie-Claire Bancquart : La même chose que ce qui m’amène à écrire des poèmes sur Eurydice ou sur Jésus, à savoir, que c’est une tradition mythologique très ancienne, occidentale (ou occidentalisée : on dit bien que les tarots viennent de l’Asie, mais on n’a pas pu le démontrer). Le tarot, au sens ésotérique du terme, est une des formes initiatiques qui ont été travaillées par les mystiques occidentaux. Pourquoi je dis les mystiques occidentaux ? C’est parce que, étant née en Occident, je me réfère à ses mythologies ou à ses cheminements, qui sont des cheminements de chez moi, dans lesquels j’ai été formée, dans lesquels je me reconnais le mieux. J’ai une très grande admiration pour d’autres modes de pensée. Peut-être que je serais plus heureuse dans un système comme le Zen, par exemple, ou le Tao. Mais je ne suis pas faite pour cela. C’est un petit peu comme disait Michaux, mutatis mutandis, je suis une Occidentale active et je n’arriverais pas à épouser ce genre de mystique orientale et c’est pourquoi je parle beaucoup plus souvent des mystiques occidentales. J. S. : Le sacré revient presque toujours dans votre œuvre poétique, bien que vous vous situiez comme une agnostique. N’est-ce pas contradictoire ? Marie-Claire Bancquart : Ah non, pas du tout ! Il y a un sacré de la terre. Il y a un sacré de l’amour. Enfin, il y a toutes choses qui dépassent notre condition, que nous n’expliquons pas totalement, qui sont dans le système du sacré. C’est-à-dire du sacré, au sens ancien du terme. C’est-à-dire ce qui est intouchable d’une certaine manière, ce qui inspire la terreur aussi d’une certaine manière. L’interdit. Mais aussi, d’un autre côté, ce qui inspire la célébration. Alors, c’est ça, pour moi, le sacré. Bien entendu, il n’y a pas – du moins, pour l’instant – de reconnaissance d’une Trinité supérieure à l’homme, et qui aurait créé l’homme. Si vous voulez, pendant un certain temps, j’ai étudié avec beaucoup de sympathie et d’intérêt les théories gnostiques, qui disaient que c’était un dieu secondaire, un dieu du mal, qui avait créé la terre, et qu’au-dessous de lui se trouvait un autre dieu. Mais ça ne fait jamais que retarder le problème. Ce n’est pas une solution ! Et je me rendais bien compte que ce n’était pas une solution. C’est une théorie qui m’aurait satisfaite s’il n’y avait pas eu un fait impossible derrière, à savoir, un dieu bon qui aurait créé un dieu mauvais, ce qui est véritablement incompréhensible, en tout cas – sinon impensable. Donc, mon sacré est entièrement rabattu sur la terre.
21 J. S. : Et finalement, pourriez-vous me parler de votre dernier recueil, Énigmatiques ? Marie-Claire Bancquart : Mon dernier recueil – j’en ai déjà écrit un autre qui va être publié au printemps, et qui s’appelle La Vie, lieu-dit – c’est un recueil qui est fondé sur une démarche qui va vers la positivité. Il y a, au commencement, un refus du corps considéré comme misérable et du monde considéré comme hostile. Mon premier poème, par exemple, est un poème où je m’imagine dans un miroir et les vagues aboient comme des chiens hostiles autour de mon corps, qui est lui-même misérable. Et le recueil va en progressivité (et parfois en aller-retour, bien entendu) jusqu’au dernier poème, où, au contraire, après une tentation du silence radical, « je me vide et me vide encore de ce vide ». Je reviens à la terre et au corps mais considérés cette fois-ci comme des puissances amicales : Soudain tiède sur ma peau, une langue de chien dessine Un pays invisible Mon jumeau, le sang, y reprend voyage Bonjour, violente vie ! (Énigmatiques, 59)
Donc, c’est cette progressivité que l’on trouve dans ce recueil. J. S. : Je vous remercie beaucoup.
Bibliographie de Marie-Claire Bancquart Projets alternés. Mortemart : Rougerie, 1972. Mains dissoutes. Mortemart. Rougerie, 1975. Cherche-terre. Paris : SGDP, 1977. Mémoire d’abolie. Paris : Belfond, 1978. Voix. St. Laurent du Pont : Le Verbe et l’Empreinte, 1979. Partition. Paris : Belfond, 1981. Votre visage jusqu’à l’os. Paris : Temps actuels, 1983. Opportunité des oiseaux. Paris : Belfond, 1986. Végétales. Montereau : Les Cahiers du Confluent, 1988. « Poésie : leçon de choses, mythologie », dans Philippe Delaveau, dir., La Poésie française au tournant des années 80. Paris : Corti, 1988 : 139-146. Opéra des limites. Paris : Corti, 1988. Sans lieu sinon l’attente. Paris : Obsidiane, 1991.
22 « La Parole du poète. » Dans La Revue des Deux Mondes (novembre 2008) : 135-143. Dans le feuilletage de la terre. Paris : Belfond, 1994. Énigmatiques. Paris : Obsidiane, 1995. La vie, lieu-dit. Paris : Obsidiane, 1997. La Paix saignée/Contrées du corps natal. Paris : Obsidiane, 2000. Voilé-dévoilé (avec Fenêtres du temps d’Hélène Dorion). Montréal : Trait d’union, 2000. Le Rituel d’emportement: poèmes 1969-2001. Paris : Obsidiane/Le Temps Qu’il fait, 2002. Anamorphoses. Trois Rivières : Écrits des forges, 2003. Avec la mort, quartier d’orange entre les dents. Paris : Obsidiane, 2005. Vertical du secret. Paris : Obsidiane, 2007.
Andrée Chedid Née au Caire en 1920, Andrée Chedid s’installe à Paris en 1946, et y vit depuis. La plupart de ses recueils de poésie ont été repris dans deux tomes sortis chez Flammarion, Textes pour un poème (1949-1970) (Flammarion, 1987) et Poèmes pour un texte (1970-1991) (Flammarion, 1991). « La poésie multiplie nos chemins, nous donne à voir, à respirer, à espérer », affirme Andrée Chedid. « Sans tourner le dos aux réalités, elle nous tire hors de notre étroite peau » (A. Chedid, dans Elles, University of Exeter Press, 1995, 64). Chedid écrit la poésie afin d’établir de profonds liens avec d’autres êtres humains dans une « fraternité de la parole ». Pour elle, la poésie est foncièrement liée à l’idée d’une métamorphose, voire d’une résurrection. Elle se tourne vers l’insaisissable et vers l’inespéré, captant des instants d’émerveillement. Pour définir sa propre démarche, elle reprend la phrase de René Char « Aller me suffit ». Dans un entretien avec B.Mazo, Andrée Chedid indique que « pour moi la poésie doit être hors frontières, au vif, au cœur de l’homme dans son universalité » et elle ajoute que « La poésie touche aux fondements même de l’être […] l’aimer, y croire, c’est faire corps avec la vie dans son intensité comme dans son mystère, son énigme » (« Entretien » Poésie 1 (mars 2000) 91). Chedid envisage la poésie en tant que force dynamique qui transforme le langage et la conscience du lecteur. « La poésie creuse, elle est grave et solide, turbulente et apaisante. Elle est à la fois de l’autre côté des choses et des apparences, tout en prenant corps dans la vie même. Elle fomente, elle fermente. Elle est vitalisante » (« Entretiens » Poésie 1 (mars 2000) 91).
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Entretien avec Andrée Chedid Paris, le 25 juin 1996 John Stout. : Madame Chedid, j’aimerais parler, d’abord, de la métamorphose. Chez vous, le poème est lié à la métamorphose à plusieurs niveaux. Il y a le poème épreuve (c’est-à-dire, le poème en tant qu’ordalie et aussi photo naissante ou ébauche); le poème-visage (vous écrivez à la fin du poème « Visage premier » : « Tu disparaîtras sur la crête de l’ultime métamorphose » [Poèmes pour un texte, 15]). D’ailleurs, il me semble que le poème chedidien lui-même peut être considéré comme une sorte de métamorphose, un passage vers l’ailleurs. Pourquoi la métamorphose a-t-elle une si grande importance dans votre œuvre poétique ? Andrée Chedid : Parce que la métamorphose, c’est une manière de revivre. Une sorte de suite de résurrections à l’intérieur de soi. Je crois qu’on traverse tous des moments de panique, ou des moments de découragement, des moments de déception sur l’humanité. Et puis, il y a cette manière que l’on sent en soi, qui existe en soi, comme si on portait une fontaine à l’intérieur de soi. J’ai l’impression que l’on porte en soi la possibilité de se métamorphoser, d’une métamorphose intérieure. Cela ne veut pas dire qu’on change complètement, mais je veux dire que c’est une question de temps, de secondes, de minutes. De transformer la minute en quelque chose de plus vivant, de plus vif, qui nous porte, et nous transporte. J. S. : Le critique américain Richard Stamelman a affirmé que vous êtes à la fois un poète de la présence et du passage et, cependant, un poète de l’absence et de la perte. Acceptez-vous cette affirmation ? Comment vous situez-vous par rapport à cette problématique ? Andrée Chedid : Je trouve que c’est tout à fait juste. Ce que j’essaie de faire, c’est de plonger dans le quotidien, et en même temps de le porter ailleurs. C’est une espèce de liaison constante que j’essaie de faire entre le jour à jour et quelque chose de plus durable, quelque chose en nous qui chante la durée. C’est toujours un grand écart entre les réalités et l’imaginaire, si vous voulez. Donc c’est à la fois absence et présence. C’est ainsi que j’essaie de cheminer. J. S. : Donc, il y a une sorte d’érosion par le temps, de fragmentation ou de dissolution. En même temps, toujours un resurgissement, un retour à la vie, à des moments de vie très, très intenses.
25 Andrée Chedid : Oui, c’est une façon de regarder les choses. C’est une manière de salut, peut-être. Parce que je ne peux pas supporter d’entrer trop loin dans les puits. Parfois, lorsqu’on regarde la vie, l’histoire, on a vraiment un sentiment de recul devant l’humanité. On se dit, vraiment, les hommes sont toujours effrayants, monstrueux, assassins, etc. Et puis, ce n’est pas vrai non plus, parce que l’homme est lumineux, l’homme est merveilleux. On doit voir les choses avec lucidité parce qu’on n’a pas le droit de tourner le dos à tout cela. Alors, il faut nommer tout le temps le clair visage de l’homme, je crois. J. S. : Vous avez dit que « chantier » est un mot que vous affectionnez. En fait, le titre de la communication que vous avez présentée à l’Université York l’année dernière lors du Colloque International Andrée Chedid, c’était « Chantiers de la vie et de l’écrit ». Pourquoi est-ce que vous êtes si fascinée par ce terme ? Andrée Chedid : Je l’emploie depuis longtemps. J’ai commencé à l’employer dans un livre qui s’appelle Cavernes et soleils. Cela s’appelle « Chantier du poème ». Parce que je trouve qu’il n’y a pas d’aboutissement à ce travail, ce travail d’écriture. On n’est jamais arrivé. Il n’y a jamais à s’arrêter, à se dire : « Voilà. Maintenant… ». C’est cela qui est formidable dans un sens, parce que, finalement, on est toujours en marche. Tout ce qu’on ramasse, tout ce qu’on dit, cela fait partie du grand domaine de la poésie. Mais enfin, c’est quelques petits chantiers à l’intérieur du domaine immense de la poésie. J’ai tout le temps l’impression de travailler dans le momentané, et puis cela s’arrête. Il faut recommencer un autre chantier. Il n’y a pas de jardin achevé. Il n’y a pas de perfection. Je ne crois pas à la perfection. J. S. : Justement, vous avez parlé du « faire, défaire, et refaire ». Andrée Chedid : Oui. Il y a un poème qui s’appelle « La table des poussières ». C’est un peu les Bédouins dans le désert. Quand ils écrivent, ils écrivent sur le sable. J’ai trouvé cela très beau. Alors, ils écrivent sur le sable, ou bien ils font des calculs, ou des comptabilités. Et puis, ils effacent avec la main. J’ai trouvé cela assez beau; et au fond, nous sommes tellement éphémères, il ne faut vraiment pas se prendre au sérieux! Il faut garder ce sens de l’éphémère, mais quand même inscrire, pour communiquer, puis ensuite effacer, puis réinscrire. Ça aussi, ça fait partie de ce sentiment de chantier, si vous voulez. J. S. : Vous avez pris de René Char une expression qui est devenue, si je peux dire, une sorte de devise chez vous : « Aller me suffit ». Pourquoi est-ce que
26 vous avez choisi cette expression ? Andrée Chedid : Oui, cela m’a toujours frappée. D’abord, c’est très court : en trois mots, arriver à dire tant de choses ! Et puis, cela rejoint le chantier. C’est encore l’idée que tout est à effacer et à recommencer. Je ne pars pas dans l’intention d’aboutir à un but. Je crois qu’un but final n’est pas accessible, même sur le plan de la destinée humaine. Nous ne savons pas exactement où nous allons. Donc, je me contente d’aller, d’inscrire, d’aller de chantier en chantier, de pousser le cri que je peux pousser. Je me contente du mouvement, sans chercher à atteindre un but. J. S. : Alors, même si on n’arrive pas à tel ou tel but bien précis, on a quand même fait du chemin. Andrée Chedid : Oui. Le but en poésie est très obscur. Et notre but humain, est-ce qu’il n’est pas obscur aussi ? On peut imaginer des tas de fins, la religion apporte des tas de solutions. Mais enfin, c’est d’un autre ordre. C’est d’un ordre qu’on ne peut pas saisir tout à fait. J. S. : Votre poésie est ancrée dans le monde, foncièrement humaniste, mais, en même temps, il y a toujours une autre dimension. Par exemple, Hédi Bouraoui a affirmé que vous êtes sans cesse en train d’écrire un long poème initiatique. Comment réagissez-vous au point de vue de Bouraoui ? Andrée Chedid : Je fais très attention lorsqu’on me parle d’ « initiatique », parce que je crains toujours un accolage aux mystères – le sens religieux. Je préfère le mot « énigme ». La vie est une énigme. Si on parle de mystères, d’initiation, cela touche à un sentiment religieux dans lequel je ne me sens pas liée. Ce que Bouraoui entendait par le sacré, je crois, c’est ce qui sacre la vie, c’est ce qui fait que la vie est importante. C’est le sens large du mot. Ce n’est pas le sens religieux du mot. Donc, dans ce sens-là, je suis d’accord. J. S. : Il y a un certain nombre de termes qui ont pris beaucoup d’importance dans votre poésie : surtout « le visage », « la source », « le pont ». Pourquoi est-ce que vous avez choisi ces mots, ces métaphores ? Constituent-elles une base de votre poésie ? Andrée Chedid : C’est vrai que le mot « visage » me revient très souvent, parce que c’est une recherche de l’humain dans sa profondeur et dans son universalité. C’est une obsession que j’ai depuis toujours; à travers tous les visages, trouver ce qui, au fond des visages, est LE visage de l’homme.
27 J. S. : Donc, ce que vous appelez « le visage premier » est quelque chose qui est à la fois en nous et qui nous échappe ? Andrée Chedid : C’est ça. Absolument. C’est dans la profondeur, mais qu’est-ce que cela veut dire, exactement ? Cela a tellement de corrélations. Alors, on essaie de nommer cela par différentes ouvertures. Et la source, c’est cette eau jaillissante que l’on sent à l’intérieur de soi-même, si on voit les choses d’une manière obscure, par moments. C’est quelque chose de jaillissant en soi, une espèce de source. Sans cela, sachant la cruauté du destin et la mort certaine, on se coucherait tout de suite, si on n’avait pas cette source de vie au fond de soi. Et le pont, évidemment, c’est la passerelle entre les êtres. C’est la communication qui est essentielle à la vie. Sans la communication, sans l’autre, ce serait une sécheresse terrible. Ce serait invivable. J. S. : J’aimerais vous poser une question sur le dynamisme de votre poésie, qui est assez paradoxal, en fait. Vous écrivez : Enfante-toi Enjambe-toi Dénoue le mouvement (Poèmes pour un texte, 63)
Mais une fois que la poésie est écrite et publiée, c’est l’immobilité. Les mots restent en quelque sorte prisonniers de la page. Et cependant, vous arrivez à les libérer ! Car, dans votre poésie, tout est orienté vers le mouvement. Alors, d’où vient ce dynamisme si fort dans vos textes ? Andrée Chedid : Parce que c’est une manière de m’en sortir, probablement. C’est vrai qu’on traverse des périodes d’immobilisme intérieur. J’ai écrit « enfante-toi / Enjambe-toi » en pensant aux moments où, tout d’un coup, si on sort de la peau, si on s’enjambe, si on quitte sa petite histoire personnelle, on arrive à aller vers quelque chose d’autre. Vers la beauté du monde, vers tant de choses à regarder et à voir. Il faut sortir de sa propre histoire tout le temps, je pense. Je veux dire, être dedans, et en même temps sortir de sa propre anecdote, parce que, sinon, on se laisse piéger par tout ce qui peut arriver, par le souci, par le temps qui passe, par l’âge qui vient, par la vieillesse, enfin. J. S. : Alors, le mouvement serait synonyme de vitalité ? Andrée Chedid : Oui, ce serait un synonyme de vitalité, je pense. J’ai un poème qui s’appelle « Vitalité », d’ailleurs. J. S. : Parlons aussi de l’importance de l’instant dans votre poésie. Vous avez
28 écrit, par exemple : « Mais l’instant est si bref / qui dévoile l’accord » (Poèmes pour un texte, 20). Et aussi : « L’instant sème » (Textes pour un poème, 269). Andrée Chedid : Cela a été dit d’une manière abstraite dans le poème. Dans mes romans, dans L’Autre, par exemple, l’instant prend une importance plus concrète. Ce qui se passe au début de ce roman, c’est simplement un regard entre le vieil homme qui passe et le jeune homme qui va s’effondrer, qui va tomber, parce qu’il va y avoir un tremblement de terre. C’est juste l’instant d’un regard, et cela suffit pour tenir toute la force de cet homme qui veut sortir l’autre de la terre. Enfin, c’est parti juste sur un regard de connivence, de complicité. Il y a des instants essentiels dans la vie comme ça, des moments très courts. J. S. : J’ai l’impression, en lisant vos textes qu’on doit chercher ces instants, mais le fait qu’on les cherche, cela ne veut pas dire nécessairement qu’on les trouvera. Andrée Chedid : Non. C’est une rencontre, c’est un hasard. Non, les chercher, cela me semble difficile. Ce sont des choses qui se présentent. Je crois que, finalement, la poésie, c’est ce qui sort d’un regard. Il faut avoir le regard attentif. Il y a une espèce de disponibilité, plus que l’attente, qui compte. J. S. : D’où vient le titre de votre recueil le plus récent Par-delà les mots ? Andrée Chedid : J’ai beaucoup hésité. J’ai commencé par mettre Au-delà des mots. Cela n’allait pas parce qu’au-delà, ça fait vertical. Il ne s’agit pas de ça – d’une montée sacrée. Ensuite je me suis dit : « ‘En deçà’, c’est pas mal ». Mais, « par-delà » – au fond, la poésie c’est un peu cela. Les mots sont tellement banalisés aujourd’hui. Nous sommes pris dans le réseau du quotidien avec la parole; on l’utilise tout le temps. Donc, elle est très banale, banalisée. J’essaie, donc, à travers les mots, à travers cette chose banale, d’aller par-delà les mots, de leur faire rendre gorge. J. S. : Les verbes que vous avez utilisés comme titres de certains poèmes de ce recueil me semblent être reliés entre eux : « naître », « saisir », « errer », « reverdir », « durer ». Ils semblent être reliés les uns aux autres dans une série implicite… ? Andrée Chedid : Oui. C’est exact. C’est lié, les uns aux autres. C’est la naissance. C’est la vie. C’est le désir de durer à travers les mots. Il y a une manière de durer qui n’est pas physique.
29 J. S. : Dans le même recueil, il y a toute une partie sur les marées. J’ai remarqué dans « Marées I-IX », que, d’une part, on peut sentir le rythme des marées qui s’en vont et reviennent et qu’en même temps, les poèmes euxmêmes s’arrêtent, s’en vont et recommencent; les paroles disparaissent et reviennent. Donc, la forme épouse le fond, en quelque sorte. Est-ce que c’était voulu ? Andrée Chedid : Oui, c’était voulu. Je retravaille beaucoup mes textes. Là, j’ai essayé de faire surgir ce mouvement à l’intérieur. Et puis, je trouve que chaque élément de la nature, comme les marées, c’est tout de suite une analogie avec ce qui se passe à l’intérieur des êtres humains. Nous avons en nous des marées extraordinaires, n’est-ce pas ? Sur le plan physique et puis, sur le plan moral, sur le plan de ce qu’on ressent. Il y a des moments d’exaltation, des moments de désespoir, des moments où tout se retire. J’aime bien les analogies avec la nature, parce qu’au fond il suffit de regarder un peu loin, n’importe quoi – les montagnes, une rue, n’importe quoi. Cela me rappelle tout de suite quelque chose à l’intérieur de nous. J. S. : Dans Par-delà les mots, vous parlez aussi des cyclones. Andrée Chedid : Oui, j’étais là, en Floride, l’année où il y avait le « Andrew », ce fameux cyclone. Nous étions de l’autre côté, le côté du Golfe du Mexique. Et alors, on ne savait pas si le cyclone arrivait ou pas. Cela m’a impressionnée, parce qu’à la télévision, tous les jours, on voyait approcher le cyclone avec l’œil au milieu. J. S. : On vous a souvent posé des questions sur votre triple appartenance culturelle : à l’Égypte, au Liban, et à la France. Quelle importance donneriezvous à cette identité culturelle tripartite ? Andrée Chedid : Cela me plaît beaucoup d’appartenir à trois continents : l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Je trouve que nous sommes à un moment de l’histoire (enfin, peut-être que cela a toujours été comme ça) où les hommes se mélangent. Je trouve que d’avoir eu la chance d’appartenir à trois manières de voir différentes, moi, ça me semble une chance, plutôt. J. S. : Est-ce que c’est de là que vient ce sentiment d’universalité dans votre poésie ? J’ai l’impression que vous voulez parler à tout le monde. Andrée Chedid : J’ai senti cela très vite. Étant très jeune, je sentais cela, même quand je vivais en Égypte… Mes premiers romans sont tout à fait d’Égypte – Le sixième jour, par exemple. Je voulais, à travers ces visages-là,
30 que j’essayais de rendre le plus proches possible, à travers ces visages, de montrer ce qu’il y avait d’universel. Ce qui pouvait communiquer avec les autres. Je n’ai jamais voulu les enfermer dans un folklore étroit, parce que je crois que dans chaque homme, il y a tout l’humain. C’est cela que j’essayais de dire. J. S. : Et donc, vous continuez à vous inspirer de l’Égypte et du Liban dans tout ce que vous écrivez ? Andrée Chedid : Oui. Vous savez, les paysages de l’enfance, ce sont des choses qui restent très incrustés en soi. Je commence à parler un peu plus maintenant de l’Occident. Il y a beaucoup de mes nouvelles qui se passent en Occident. Et, quant à ma poésie, je pense qu’elle n’a pas de lieux. Elle est hors lieu. Mais dans mes romans, évidemment, la Méditerranée m’est toujours proche, bien que je vive depuis plus de cinquante ans en France. Mais ces souvenirs d’enfance me reviennent. Puis, il y a eu cette guerre du Liban qui m’a bouleversée. Je suis très attachée aussi à l’Égypte, qui est un pays absolument extraordinaire. J. S. : Il y a un sens très particulier de la mort dans votre œuvre. Vous avez écrit, par exemple : La vie ce pain des songes La mort Cette graine mûrie (Poèmes pour un texte, 188)
D’où vient cette vision de la mort ? Andrée Chedid : Elle s’est métamorphosée avec le temps. Quand j’étais jeune, je me souviens que je me suis révoltée – à l’âge de dix ou douze ans – contre ce sentiment de la mort. Je me suis dit : « Mais, c’est terrible ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qui est-ce qui vous jette comme ça, qui vous donne un bout de vie pendant un moment, et puis hop ! C’est fini ? » Je trouvais cela absolument révoltant, indigne, ce destin de l’homme. Et puis, peu à peu, je me suis apprivoisée, et au contraire, ce destin de l’homme m’a semblé d’autant plus extraordinaire, qu’il y avait cette mort enfin. Alors, je dis en un poème, qu’il faut être adossé à la mort pour mieux apprécier la vie, pour mieux aimer la vie. J. S. : Et finalement, j’aimerais vous poser une question sur le développement de la poésie « féminine » en France actuellement. Comme vous savez, il y a de plus en plus d’anthologies et d’études critiques de la poésie féminine en
31 France maintenant. Comment est-ce que vous vous situez par rapport à ce développement récent ? Andrée Chedid : Je ne me situe jamais dans des catégories. Alors, si on veut me mettre dans la poésie féminine, cela ne me gêne pas du tout. Évidemment, je suis une femme ! Vous savez, à un certain moment, il y a eu « l’écriture féminine ». Il y a eu toute une théorie là-dessus. Je n’ai jamais voulu écrire une écriture « féminine ». Je crains toujours les catégories. Évidemment, on a peu parlé des poètes femmes à un certain moment. Donc, c’est bien qu’on en parle. Je suis tout à fait d’accord. Je suis très contente d’en être, mais je trouve que les choses se jugent sur la qualité, plutôt que sur la catégorie. J. S. : J’aimerais vous remercier, Madame Chedid, de votre générosité. Cela a été un vrai plaisir de vous interviewer. Andrée Chedid : Merci beaucoup, John. Merci aussi d’être venu jusqu’ici.
Bibliographie d’Andrée Chedid Textes pour une figure. Paris : Pré aux Clercs, 1949. Textes pour un poème. Paris : G.L.M., 1950. Textes pour le vivant. Paris : G.L.M., 1953. Textes pour la terre aimée. Paris : G.L.M., 1955. Terre et poésie. Paris : G.L.M., 1956. Terre regardée. Paris : G.L.M., 1957. Seul, le visage. Paris : G.L.M., 1960. Double-pays. Paris : G.L.M., 1965. Contre-chant. Paris : Flammarion, 1969. Visage premier. Paris : Flammarion, 1972. Fêtes et lubies. Paris : Flammarion, 1973. Cérémonial de la violence. Paris : Flammarion, 1976. Fraternité de la parole. Paris : Flammarion, 1976. Cavernes et soleils. Paris : Flammarion, 1979. Épreuves du vivant. Paris : Flammarion, 1983. 7 plantes pour un herbier. Bedée : Folle Avoine, 1985. 7 textes pour un chant. Bedée : Folle Avoine, 1986. Textes pour un poème (1949-1970). Paris : Flammarion, 1987. Poèmes pour un texte (1970-1991). Paris : Flammarion, 1991. Grammaire en fête. Bedée : Folle Avoine, 1984. Par-delà les mots. Paris : Flammarion, 1995.
32 Territoire du souffle. Paris : Flammarion, 1999. Rythmes. Paris : Gallimard, 2003. Poursuites (avec Xavier). Paris : Alternatives, 2004.
Annie Salager Née en 1936, Annie Salager commence à publier sa poésie dès 1963. « La nature, la louange ont été mes modes opératoires les plus spontanés », affirme Salager. « Le quotidien est peu présent dans ma poésie, le poème voudrait l’éclairer par une quête du réel et par sa propre réalité de chair de mots » (Lettre à J. Stout). Dans ses recueils de la fin des années 1960 et du début des années 1970, Annie Salager produit un portrait saisissant de la condition féminine. La Femme-buisson (1973) est particulièrement fort. Dans ce livre elle reprend l’histoire de Daphné, jeune vierge poursuivie par le Dieu Apollon et transformée en laurier pour s’échapper de lui. Contestant les versions traditionnelles de l’histoire de Daphné, Salager y voit une métaphore de la condition de la femme en général : rendue immobile, passive, incapable de sortir de sa prison pour se faire une nouvelle vie en dehors des représentations masculines qui la limitent. Dans Terra nostra (1999) Salager offre une sélection des poèmes de ses recueils des années 1960 et 1970, tout en y ajoutant d’autres poèmes, plus récents. Terra nostra constitue un véritable hymne à notre planète, présenté selon différentes optiques. Les poèmes de la suite intitulée « Calendrier solaire » retracent un contact intime et dynamique entre la subjectivité humaine et la nature. Par contre, dans la série de poèmes portant sur « Popo » (une sorte de personnage caricatural), elle aborde des questions graves par le biais de l’humour. Une autre série de poèmes, « Sonnets des questions », est dédiée à Andrée Chedid, dont la voix poétique émerveillée et l’élan humaniste sont proches de ceux d’Annie Salager ellemême.
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Entretien avec Annie Salager Lyon, le 20 juin 1998 John Stout : Annie, vous venez de publier Terra nostra qui est une sélection de poèmes tirés de plusieurs des recueils que vous avez publiés jusqu’ici. Comment se fait-il que vous ayez choisi la poésie comme moyen d’expression plutôt que la prose ? Qu’est-ce qui vous attire dans l’acte poétique ? Annie Salager : Pourquoi la poésie ? La prose, le roman, en un sens c’est presque le contraire du poème. Le poème, c’est pour aller chercher la racine des mots – la racine, le sens, le chant. C’est presque ne pas dire. C’est aller contre le langage usuel, la communication. C’est aller chercher le feu sous la parole, réinventer la parole dans l’être humain. Le désir était là en moi de le faire. Je ne l’ai pas voulu, choisi. Tandis que le roman – la prose – c’est tout autre chose. C’est plus technique. C’est l’histoire. C’est un mouvement de pensée très différent. Mais, bien sûr, plus on maîtrise l’un, plus on peut aller vers l’autre. Au fond, ce sont deux démarches d’esprit différentes, deux désirs différents. La prose veut couvrir le monde et la poésie dans le poème veut le dévoiler. J. S. : Parmi vos premiers recueils de poésie, je suis surtout fasciné par celui que vous avez publié en 1973, La femme-buisson. Qu’est-ce que cette image de « la femme-buisson » signifie dans votre œuvre ? Pourquoi l’avez-vous reprise plus tard, dans Figures du temps sur une eau courante et Terra nostra ? Annie Salager : Il me semble que cette image du buisson a à voir avec le côté féminin de l’esprit. J. S. : Pourquoi avez-vous choisi une image végétale plutôt que, par exemple, le minéral ? Annie Salager : Moi qui aime la nature, crois posséder une sensibilité vraie à la nature, les volcans, par exemple ne me font pas vibrer. Je n’ai pas envie de monter sur un volcan. C’est comme ça. C’est plutôt l’eau et le végétal qui portent à l’onirisme pour moi. J. S. : Avec l’eau et le végétal, en lisant vos poèmes, je pense à la fluidité, à la
35 transformation. Le végétal, c’est quelque chose qui n’est pas statique, mais qui change constamment. C’est relié aussi au langage poétique. Le poète se penche sur la nature, comme sur le langage poétique, se demande où les deux peuvent se rejoindre. Je pense que cette image de la femme-buisson traduit très bien l’analogie qu’il peut y avoir entre les deux. Annie Salager : Il doit y avoir un rapport entre écriture et nature, effectivement. Pour moi, ce que j’aime est du côté de la fluidité, en effet – ce que vous dites. Le végétal bouge et je vois que je l’ai mis souvent dans mes poèmes. Puis, ce que j’adore, c’est l’eau – nager, plonger. Cette fluidité est une immersion panthéiste. J. S. : Est-ce que vous avez le même genre de rapport au langage qu’à l’eau et au végétal ? Annie Salager : Je crois qu’à l’époque où j’écrivais cela, à ces époques-là où, en gros, j’écrivais des textes sur la mer, je suivais plus la proposition de la nature et mon langage se faisait fluide par une espèce d’imitation. Il me semble que, peu à peu, je le vois maintenant, je n’éprouve plus le même besoin de le dire, tout en jouissant beaucoup de la nature. Une fois qu’une chose a été dite, je n’ai plus envie de répéter cela. L’écriture et la nature ont dû se disjoindre un peu avec le temps au profit d’une meilleure qualité de mon écriture, j’imagine. J. S. : Dans la nature, telle que vous l’évoquez, je suis fasciné également par le rôle des saisons. J’ai l’impression, en vous lisant, que les signes produits par la nature, et que le poète déchiffre, semblent inspirer et guider votre démarche. Est-ce l’idée du passage du temps, tel qu’il s’exprime à travers la nature, qui expliquerait l’importance des saisons dans votre poésie ? Annie Salager : C’est-à-dire j’en vois une saison que j’aime particulièrement et c’est le printemps. Chaque printemps, effectivement, j’ai envie d’écrire des poèmes. Indéfiniment. Ça me reprend chaque année de montrer la merveille de la nature qui fleurit. (Je parle des autres saisons aussi; l’été, je le vis plutôt). Mais le rapport avec l’écriture se situe là, à ce départ printanier. Cela doit donner un œil attentif, une temporalité. Puis, vous savez, il y a la tradition espagnole du temps qui passe. Je suis hispaniste, donc je suis censée avoir lu quelques livres ! Voilà les « coplas a la muerte de mi padre » de Manrique, la peinture de Valdez-Leal. Tout ce sens de la vie qui passe, de la finitude, de la mort, qui a à voir avec le baroque que j’aime, m’a toujours beaucoup plu – mais pas de façon intellectuelle. Je ne le savais pas d’avance. J’ai constaté après qu’il y avait des rapports avec le baroque. La culture
36 hispanique a dû alimenter ce goût. J. S. : Parmi les éléments de la nature, on dirait que ce sont surtout la terre et la mer qui se trouvent à l’origine de votre créativité. Même les titres de vos recueils l’indiquent, comme Récit des terres à la mer et Terra nostra. Comment employez-vous ces éléments dans votre poésie ? Annie Salager : Comment je les emploie ? Au fond, qu’est-ce que ça me fait, un beau paysage, la terre que je perçois maintenant de plus en plus – un peu comme les Indiens – presque physiquement ? Je pense à la terre comme un élément dont on est une partie. Ma vision s’est affinée, avec le temps, sur la terre. J. S. : C’est la terre, avec la mer, qui donne un sentiment de l’immensité dans vos textes. Annie Salager : Oui. Et du rapport surtout : qu’on est un bout de notre terre. Je crois qu’il y a là une conscience nouvelle de la part de l’Occident, qui est en train d’émerger. Il est temps ! Mais comment je l’emploie – pour répondre à votre question – ou la terre, ou la mer; ça m’a donné du plaisir, des émotions et un désir de les traduire. J. S. : Avec la terre et la mer, dans votre poésie, tout un côté cosmique s’affirme. La terre est à la fois un élément concret qu’on peut toucher, qui est là devant nous, comme on peut plonger dans la mer, et un indice du spirituel. La terre et la mer peuvent donner un sens du spirituel. Je sais que le spirituel est très important pour vous comme inspiration poétique ou même comme raison d’être de la poésie, n’est-ce pas ? Annie Salager : Oui, c’est vrai. Finalement, la poésie est une ascèse pour moi, au sens spirituel, un exercice spirituel, un exercice d’élucidation. Je l’ai vu peu à peu. Ce que j’ai bien senti, c’est que j’allais vers un dépouillement. J’ai quitté ceci, cela, la situation aisée, bien des amours. J’ai beaucoup quitté vers un repli qui m’assomme mais qui s’est fait, et se fait, malgré moi. Au profit de quoi ? De cet aléatoire, de ce désir terrible de dire, et dont on voit en même temps que cela intéresse de moins en moins l’humanité. Presque comme un religieux qui passerait sa vie dans un couvent (là, j’exagère…). Il y a, pourtant de cela assurément. J. S. : Et qui trouve la grâce ? Annie Salager : Qui trouve la grâce, mais qui trouve aussi le doute. Donc l’à
37 quoi bon ne cesse de me rendre parfois amère. J. S. : Est-ce que cela est un obstacle à l’écriture ou est-ce que cela alimente l’écriture, ce conflit ? Annie Salager : Je crois que cela l’alimente. Je suis bien obligée a posteriori, vu tout le passé, de constater que ça l’a alimenté, que je n’ai cherché que ça : un silence. Parce que quand on est une femme – je me suis mariée, j’ai eu mes deux fils très jeune – c’est un très long chemin de découvrir la poésie. D’autant plus que j’avais des interdits en moi-même. J. S. : Est-ce qu’en prenant la parole en tant que femme à cette époque-là vous aviez l’impression de faire une espèce de transgression culturelle ? Estce que cela a été difficile ? Ou est-ce que cela vous a donné un sentiment de liberté très particulier ? Annie Salager : Le sentiment de liberté, je l’ai maintenant. Je l’ai eu à divers moments. Mais non, tout a été obstacle. J’ai bien eu l’impression, par exemple, de quitter mon mari et m’en aller, sans savoir exactement… Il y avait des motifs qui m’étaient à demi inconnus. Bien sûr, on a toujours des raisons objectives. Mais je savais aussi par quoi j’étais poussée : par ce désir de chercher une voix en moi. C’était aller contre moi et contre les autres. Donc je peux dire que ce n’était pas du tout commode. Non. Mais en même temps, j’en connaissais l’enjeu aussi, tout en sentant que j’étais moins que rien. Je ne me prenais pas plus au sérieux que maintenant, mais quelque chose en moi en connaissait l’éventuelle valeur. Une aventure humaine comme une autre, enfin. Le risque de la liberté. J. S. : Ce que vous dites là me fait penser à la gazelle de vos poèmes. Le contact entre le poète et les bêtes, les animaux, revient souvent chez vous. Il y a l’oiseau, le martinet, en particulier. Il y a aussi la gazelle, surtout dans les poèmes récents. Pourquoi avez-vous choisi ces animaux, ces bêtes ? S’agit-il d’une figure du poète et de la poésie ? Annie Salager : Oui, effectivement. Il y a trois séries d’animaux. Il y a les martinets, puisque je les ai là, au-dessus de chez moi. Images de la liberté et de l’immersion dans le cosmos. C’est le pur plaisir d’être. C’est comme l’essence même de l’être, le martinet. La gazelle est venue après. La gazelle, c’est l’anti-troupeau. J. S. : Le troupeau, c’est plutôt une image dévalorisante, une image négative de l’humanité dans votre poésie. C’est vivre sans penser, sans réfléchir. Sui-
38 vre des directives sociales. Vous voyez la gazelle, alors, en opposition à cela. Annie Salager : Oui, mais, vous voyez, la gazelle n’est pas Antigone. C’est autre chose encore. Le troupeau, effectivement, est cette si lente évolution de l’humanité, notre violence, notre agressivité incroyable… J. S. : Que vous évoquez dans Les Dieux manquent de tout. Annie Salager : Oui. Je me souviens que quand j’écrivais ces textes, je voyais des troupeaux, comme des troupeaux de bisons, ceux que les blancs ont tués en arrivant sur le continent américain, ce qu’on fait partout, quoi. Je voyais cela. Et c’est nous. Je disais que la gazelle, c’est pas Antigone. Antigone, c’est plus intellectuel, c’est plus volontaire. Elle représente la liberté assumée tandis que la gazelle est, je dirais, au-delà. C’est l’élément spirituel, plutôt un élément surgi de quelque chose de mystique, dans une imagerie dont je ne sais pas pourquoi elle me vient ainsi de l’Orient. J. S. : Dans plusieurs poèmes vous opposez la gazelle au chasseur, à l’homme en tant que chasseur. S’agit-il d’une position féministe ? Annie Salager : Pas féministe, mais sûrement féminine. De même, j’ai réalisé seulement au moment de la Guerre du Golfe que finalement, l’humanité, c’est une espèce d’histoire du viol des femmes. C’est pas tellement dit, mais j’aurais pu le penser pendant la Guerre d’Algérie. Au fond, il n’y a pas si longtemps, qu’on dit dans les médias que les femmes ont été violées. Tout d’un coup, je me suis dit : « Mais ça s’est fait depuis que le monde est monde ! » Même avant que j’écrive ces histoires de chasseurs – Dieu merci, l’inconscient est plus savant que nous ! – je le savais déjà. D’ailleurs, je crois qu’on l’hérite. On sait des tas de choses qu’on ignore, aussi. J. S. : Dans ce contexte, est-ce que la gazelle est un signe d’espoir ? Par la gazelle, est-ce que vous valorisez ce qui va à l’encontre de ce viol historique du féminin ? Annie Salager : La gazelle, je la sens comme je voudrais que le monde soit, que nous soyons tous, des initiés, tous des bodhisattvas, tous des Christs. Utopie. La gazelle, c’est (révérence gardée !) comme les images de St. Jean de la Croix. Par exemple, quand l’animal vient boire à la source du divin. (Je ne suis pas très sûre de croire en Dieu, mais je crois que le divin, nous l’inventons, il est le produit de l’humanité. Voilà pourquoi il est encore si peu de chose. C’est un peu aussi ce que disent les Bouddhistes, il me semble).
39 J. S. : Vous évoquez les Bouddhistes. Vous avez parlé du Tao avec moi hier. Je sais que l’Orient, la pensée orientale, vous ont vraiment influencée. Dans certains de vos poèmes, vous vous adressez au grand poète chinois Li Po : « Li Po, buvons ce verre ensemble. /Vous ne voudriez pas, je pense, me le refuser ! » Est-ce que vous pouvez parler de cette parenté que vous ressentez avec la pensée et la culture orientales ? Annie Salager : Pour préparer un voyage en Chine, j’ai fait du chinois pendant trois ans. Et pour voir comment elle fonctionnait, cette poésie chinoise, avec ses caractères. J’ai compris que chaque caractère était musical, rythmique. J. S. : Et image en même temps. Annie Salager : Image et polysémie. En même temps, je lisais en français de la littérature chinoise. Je trouve que ce qu’il y a de génial vraiment chez les Chinois, c’est le mélange taoïste et confucianiste. Le Tao – pour reprendre la discussion à propos de Li Po, entre autres – affiche l’image d’une dure liberté. C’est magnifique. Tandis que Confucius, c’est se plier à la société. Pardon d’être aussi sommaire ! Je trouve que la Chine, armée de ces deux philosophies, est très bien armée. J’ai aimé ce sens de la liberté qu’il y a à l’époque des Tang. Et plus tard, grâce au Dalai Lama, j’ai, comme des millions et des millions d’Occidentaux maintenant, aimé ce que j’ai lu et ce qu’il nous dit du Bouddhisme, qui parle plus à notre sensibilité contemporaine, plus que nos religions révélées, qu’on ne peut pas vraiment prendre au pied de la lettre. Hélas, il y en a une qui prend tout actuellement au pied de la lettre et ça fait des ravages ! Périodiquement, on dit que tout vient d’Orient. Effectivement, l’Occident, à chaque fois, y a repris source. Je l’ai étudié un peu, pour le douzième siècle. Par les Arabes et les Juifs nous sont arrivées les cultures de l’Inde et de l’Égypte. Eh bien, il me semble que maintenant on a besoin de reprendre source philosophiquement et éthiquement à des pensées venues d’Orient, venues des Indiens d’Amérique aussi. J. S. : En même temps, vous n’excluez pas l’Occident. Je pense, en particulier, à la mythologie grecque. Surtout à deux personnages que vous reprenez assez souvent : Daphné et Orphée. Est-ce que vous pouvez me parler du rôle de ces deux personnages mythologiques dans votre poésie ? Annie Salager : J’adore le baroque, les gravures du seizième siècle. J’ai vu des gravures qui représentaient la transformation de Daphné en laurier. Cela m’a plu, et j’ai commencé à écrire là-dessus. Cette idée de Daphné se transformant volontairement pour fuir la poursuite, le chasseur, encore une
40 fois… J’adore ces rêveries de métamorphose. Orphée offre aussi une métamorphose. Au profit de quoi ? Du chant. Tout poète aime Orphée, le rapport Orphée-Eurydice. Je vais souvent en Grèce, dans les îles grecques. L’été, j’y suis souvent allée. J. S. : Vous l’évoquez dans Calendrier solaire. Annie Salager : Oui. Calendrier solaire, ce ne sont que des textes sur la Grèce, à travers les années. Bien sûr, je ne renie pas l’Occident. Je suis complètement occidentale. Mais je pense que l’avenir, que je vois avec des couleurs un peu utopiques, est dans le mélange des êtres, des cultures. J. S. : Dans Calendrier solaire pourquoi est-ce que vous avez choisi de vous exprimer par le poème en prose ou la prose poétique, plutôt que le poème en vers ? Quand et pourquoi choisissez-vous des poèmes en prose ? Annie Salager : Là, il y a quelque chose de très contingent. Ce Calendrier solaire est le produit de mes notes de voyage – une fois en Chine, j’ai écrit des textes sur la Chine qui ont paru et sont en prose. En Grèce aussi j’écrivais, je prenais des notes sur mes émotions. Puis, peu à peu retravaillant, j’ai dû passer de la prose poétique au poème en prose. Je crois que dans ce livre, s’il y a un défaut, c’est cela, je n’en sais rien, d’alterner la prose poétique et le poème en prose. Je sais qu’il y a des textes qui sont des poèmes en prose parce que, d’emblée, ils se proposent quelque chose qui est de l’ordre de la poésie, du poème. D’autres se sont faits plus discursifs. Ce rythme ample du poème en prose me paraissait couvrir le sujet même. La Grèce, les îles grecques, la mer, ce n’est qu’ampleurs et lignes horizontales. J. S. : À ce moment-là, faire des poèmes en prose dans ce cas, c’était marier forme et fond en quelque sorte ? Annie Salager : Il me semble que oui, il y avait une adéquation. Mais il y en a un qui porte le titre « Calendrier solaire », qui est venu plus en poème. Je me laisse guider par les rythmes, comme tout poète. Et quand un rythme ne s’impose pas, un rythme de vers, je n’en ai pas le désir, j’écris sans aller à la ligne. Avec un désir d’authenticité, aussi. De ne pas faire quelque chose de gratuit. De ne pas couper gratuitement. Quand je ne suis pas sûre d’avoir à couper, je ne coupe pas. J. S. : Il me semble qu’une des autres sources d’inspiration de votre poésie, c’est l’amour de vos deux fils, Manolo et Jérôme. Vous avez écrit plusieurs poèmes à vos deux fils, en particulier un recueil qui s’appelle Le poème de
41 mes fils. Ce sont des poèmes très beaux, très tendres. Pouvez-vous parler des liens que vous ressentez entre l’amour pour vos deux fils et l’élan vers la poésie ? Annie Salager : J’ai rassemblé dans ce recueil Le poème de mes fils, des poèmes faits au cours du temps à mes fils, à mes enfants. Ils m’en ont inspiré quand ils étaient petits, entre quatre ou cinq ans. Après, lorsqu’ils étaient adolescents (période difficile), ils étaient beaux comme les adolescents garçons le sont quelquefois. J’en ai fait d’autres sur eux après, plus grands. Oui, j’ai trouvé intéressant de les rassembler parce que cela représente une évolution dans la poésie contemporaine. Cela n’a pas tellement été fait, je crois. J. S. : Justement, il y a très peu de mères qui ont fait des poèmes sur leurs enfants. Annie Salager : J’allais dire bêtement, je suis très maternelle, mais la plupart des mères sont très maternelles ! Donc, c’est pas ça. J. S. : Pourtant, la plupart des mères ne font pas de poèmes ! Annie Salager : C’est vrai. Oui. Mais comme ils le disent parfois, ces poèmes, les enfants qu’on peut avoir, c’est la vie même. On les sent comme la vie même. Là, il y a sûrement un rapport entre l’amour et la poésie. Tout art est généreux. Même si les gens sont infects, humainement, quand ils font une œuvre, elle est élan de générosité. Toute œuvre, c’est se livrer, donner, donner de la vie au monde. Comme on donne la vie et l’amour à ses enfants, l’œuvre fait plus ou moins la même chose, ne pensez-vous pas ? J. S. : Si. Je suis d’accord avec vous. Mais, à un certain niveau vous êtes quand même divisée entre cet amour, cette générosité, c’est-à-dire la poésie en tant que don que vous présentez au lecteur, et une critique sociale. Dans un poème, par exemple, vous parlez de la « Mondial Machin Society », etc. À cet égard, je pense aussi à un personnage, un peu bizarre mais fascinant créé par vous, qui s’appelle « Popo ». Ce personnage, dans Le Désarmement intérieur, me rappelle un petit peu le personnage de Plume de Michaux. Qu’estce qui vous a inspirée à imaginer ce personnage satirique de Popo ? Annie Salager : D’abord, « popo », cela veut dire « poème » -- ou antipoème. J’ai fait ces textes de dérision sur Popo il y a un an ou deux. Je vois assez souvent le monde sous des couleurs comiques, que mes poèmes traduisent rarement. Quand j’ai envie d’écrire, c’est plutôt sur l’émotion lyrique, fina-
42 lement. Cette petite série sur Popo m’amusait. Je ne crois pas que ce soit là ma veine principale, mais ils disent autrement. Voilà. Permettez-moi de dire que je trouve que j’ai très longtemps écrit de mauvais poèmes. Dans Terra nostra je n’en ai repris que très peu des premiers. Pourquoi ? Parce que j’écrivais innocemment, premier défaut. Je croyais travailler, mais je travaillais très peu mes poèmes. J’avais très peu de temps : j’avais des enfants, tout ça. Puis, je n’osais pas y passer trop de temps. Culpabilité… Ce sont des conditions objectives pour écrire de mauvais poèmes. Je ne veux pas qu’on réédite les premiers in extenso. Je trouve que cela n’a aucun intérêt. J. S. : Il y a beaucoup de poètes qui diraient la même chose, mais c’est dommage, quand même ! Moi, je dirais plutôt que vous êtes passée de poèmes beaux et simples, au début, d’une belle simplicité, à beaucoup plus de complexité dans des recueils plus récents, où il y a plusieurs niveaux de métaphores, comme, par exemple, dans Figures du temps sur une eau courante. Annie Salager : En effet. C’est vrai que dans Récit des terres à la mer, en 1978, j’ai réellement appris à écrire, en faisant ce travail, mettons vers 1975. Là, j’ai coupé, j’ai voulu donner une unité d’écriture, j’ai enlevé le pronom personnel « je », j’ai beaucoup malaxé. À partir de là, j’ai moins eu d’innocence et de naïveté pour écrire. J’ai un peu appris à écrire. J. S. : Avec ce recueil c’est une nouvelle étape qui commence, oui. J’aimerais que l’on parle aussi des influences littéraires, des affinités que vous ressentez avec d’autres poètes. Je pense, tout d’abord, à Andrée Chedid. Dans Terra nostra vous avez dédié les « Sonnets des questions » à Andrée Chedid. Je sais aussi que vous êtes de grandes amies. Pourquoi est-ce que vous vous sentez proche de Mme Chedid ? De sa poésie et de sa personne ? Annie Salager : J’ai lu ses romans, d’abord, que j’ai admirés. Puis, quand je l’ai connue, j’ai vraiment admiré sa générosité, sa simplicité. C’est ça que j’aime chez les gens. Je ne peux pas supporter les artistes prétentieux. D’Andrée, j’ai aimé son humanité, son humilité, alors qu’elle fait une vraie œuvre, une très belle œuvre. On sent un grand courant généreux. Il n’empêche qu’il y a une grande exigence d’écriture. En fait, c’est à travers elle que nous nous connaissons, vous et moi. J. S. : Effectivement ! Oui. Et puis, quels sont les autres écrivains contemporains avec qui vous ressentez des affinités, que vous avez influencés ou qui vous ont influencée ? Je sais qu’il y a plusieurs poètes lyonnais que vous connaissez très bien.
43 Annie Salager : Moi, je n’ai influencé personne, je crois, jusqu’à présent ! Mais quand j’ai écrit mon premier livre, je venais de lire René Char. Je l’ai connu, René Char. J’ai une correspondance avec lui, une petite correspondance. Je lui ai envoyé mon premier livre et il m’a encouragée vraiment à écrire. Je crois que dans mes premiers recueils il doit y avoir une façon de mettre des mots abstraits, qui est une influence de René Char, devenue défaut chez moi! Son exigence envers lui-même a beaucoup compté à mes yeux. Si je dois dire certains des poètes que j’aime, voici William Blake, Hölderlin et Novalis. Rilke surtout, et Ritsos. Plusieurs du Sud. Ungaretti. Des poètes espagnols aussi. J’aime beaucoup un contemporain que j’ai traduit, Luis Antonio de Villena. J’ai aimé Machado, Lorca. Mais toute la littérature espagnole. Je vous parlais de Manrique tout à l’heure. Je relis St. Jean de la Croix. Tous ces poètes mystiques… Et aussi la veine picaresque. J’aime beaucoup la littérature espagnole. En plus, la langue espagnole. Elle est concrète, pleine de synonymes. C’est une langue qui porte la poésie bien plus que le français – abstrait, pas rythmé. J. S. : Vous avez mentionné William Blake. Justement, cela a à voir avec ma prochaine question : une question sur l’art. Vous avez collaboré avec des artistes comme Jacques Clauzel. Vous avec créé de très beaux livres d’artiste ensemble. Qu’est-ce qui vous a amenée à faire ce travail ? Quelle sorte de rapport entre poésie et image se montre dans ces livres ? Est-ce que vous avec envie de continuer à faire ce genre de travail et pourquoi ? Annie Salager : Au début, ç’a été par hasard. Par Marc Pessin, qui fait de beaux livres. J’en ai fait deux chez lui, dans la collection « Le Verbe et l’empreinte ». Marc Pessin m’a demandé des textes. (Entre parenthèses, je n’ai eu aucune politique pour ma carrière. Ma seule politique, c’est de n’avoir aucune politique. À partir de là, il se trouve qu’il y a eu plusieurs livres d’artiste. Ça veut dire aucune diffusion. Ils sont repris dans Terra nostra, mais dix ou quinze ans ont passé avec très peu de publications à cause de ça.) J’en ai fait trois avec Clauzel. Je vais en faire un quatrième. Après, un ami poète de Paris, Jean-Marc de Benedetti, m’a demandé des textes. Paradoxalement, dans la discrétion actuelle de la poésie, du moment qu’on me demandait un livre, je disais oui, sans songer qu’il faudrait peut-être faire des livres un peu plus diffusés. Puis, ces livres se créant, j’ai eu grand plaisir au contact avec les artistes et à l’objet-livre, évidemment. J. S. : Vous m’avez dit que dans la plupart de ces collaborations, il ne s’agit pas d’une illustration des poèmes, que c’est un travail séparé, différent. Cependant, dans votre prochaine collaboration avec un artiste, ce sera plutôt une illustration de vos poèmes.
44 Annie Salager : C’est vrai. Michel Roncerel, celui qui fabrique « Manière noire » est un très bon graveur. Il m’a demandé des textes, que je lui ai envoyés récemment. Lui, il aime partir des textes. Roncerel, De Benedetti, Pessin, Clauzel. Voilà, on poursuit. J. S. : Vous habitez Lyon depuis longtemps. Comment est-ce que cette ville a influencé votre poésie, votre façon de voir le monde ? Il s’agit d’une influence profonde, non ? Annie Salager : Oui, puisque j’y vis depuis quarante ans! C’est une ville que j’aime. Que je déteste aussi, mais enfin, bon… C’est une belle ville, quand même. J. S. : Il y a, par exemple, les deux fleuves, la Saône et le Rhône. Annie Salager : C’est ça. Effectivement, c’est très porteur de rêverie, la Saône plus ou moins féminine et le Rhône, violent. Je suis entre Saône et Rhône. C’est une ville au riche passé : les Canuts, les traditions révolutionnaires. C’est une ville neutre, une ville marchande aux traditions bourgeoises, déplaisantes, froides. Où on se sent très seul, abandonné à soi-même. C’est ça que je cherche, au fond, à être livrée à moi-même. Là, je vis seule, face à moi. C’est la condition de l’écriture. Souvent je pense à Thérèse d’Avila, qui, au bout de vingt ans de couvent, a écrit à peu près : « Je n’ai réellement progressé, spirituellement, que lorsque je me suis enfermée. Parce que les vingt premières années, je recevais des visites… » Sa vraie démarche mystique, elle dit qu’elle a eu lieu vingt ans après. Elle a commencé à ce moment-là réellement. Eh bien, moi – révérence gardée (ça fait deux fois que je fais allusion à des mystiques espagnols !) – je pense souvent à ça, et que ma petite démarche de poète, pour dire quelque chose qui arrache les tripes, quelque chose d’authentique, ça s’est fait dans la solitude. Et ça, à Lyon, pour la solitude, c’est épatant! Mais je veux vous dire aussi qu’actuellement, il y a tout un groupe – vous savez, comme il y a eu au seizième siècle – un groupe de poètes, une dizaine de vrais poètes : Patrick Laupin, Hervé Micolet, Béatrice de Jurquet. François Montmaneix, Roger Dextre, etc. Oui, vraiment, il y a un groupe. Hétéroclite, mais il serait intéressant de voir ce qu’ils ont en commun dans leur rapport à Lyon. Sans doute une façon de couper aux modes et pour chacun de creuser son sillon dans la solitude. Ça, c’est un vrai rapport à Lyon. J. S. : J’aimerais vous poser une question sur le développement récent des études critiques de la poésie féminine en France. (J’utilise le terme « poésie féminine » entre guillemets !). Pendant très longtemps la critique française et
45 les cours à l’université en France et à l’étranger ont plus ou moins exclu les poètes femmes françaises du vingtième siècle. Maintenant, cela commence à changer. Où est-ce que vous vous situez par rapport à ce développement ? Annie Salager : Je vois bien que je fais partie des femmes qui se sont obstinées; qui ont continué à écrire. Je vois aussi que je suis dans diverses anthologies, mais pas celles de ces dernières années : les livres d’artiste m’ont desservie provisoirement. L’actualité est pressée. Et les chercheurs comme vous rares ! Il faut faire l’œuvre; critique et université suivront. Les messieurs poètes sont très gentils avec nous mais ils ont un peu tendance à jouer, eux, dans la cour des grands. Être poète, femme et à Lyon, ce n’est pas la meilleure position de marketing! Je suppose! Parfois c’est dur. Parfois ça m’énerve. Je me dis : « Tous ces efforts, pour quoi ? », puis, la plupart du temps, je n’y pense pas. J’écris, ça suit son bonhomme de chemin. Et il y a la reconnaissance de tel ici, de tel, de tel ailleurs… Je ne me pose pas trop la question de la promotion. Même je ne me la pose pas du tout. J. S. : Évidemment, avec le roman, la promotion est plus facile, car les gens ont beaucoup plus l’habitude de lire des romans. Ça peut être l’évasion, la consommation. Et puis, il est très facile de s’accrocher à des « personnages » et à l’intrigue. Alors que, personnellement, je préfère la poésie parce qu’elle présente des défis de lecture bien autres que ceux que le roman (ou la plupart des romans actuels, en tout cas) pourrait présenter. Vous avez dit que la poésie c’est « la flamme qui brûle l’être ». Annie Salager : Lire la poésie, c’est un exercice de liberté. Lire de la prose, d’abord cela fait appel à l’intelligence (et les êtres humains sont intelligents). C’est une prise sur le monde et une évasion éventuellement. Une évasion, et une invasion, quand elle est riche. La poésie d’emblée demande un effort, un peu comme la musique contemporaine. Je comprends que beaucoup de gens n’aiment pas la poésie. Elle donne, la poésie, mais il faut chercher. En plus, toutes les ressources de l’écrit tendent à diminuer. On en voit les traces partout, depuis les fautes d’orthographe jusqu’à l’absence de lecture. Bon, l’image est là ! Elle donne aussi, l’image, évidemment. Il est vrai que la poésie, celle du poème, pour le moment est en mauvaise posture. Mais disons, l’être : pour moi, elle est le dire même de l’être. Elle est la parole. Les arts sont multiples, mais la poésie, nous parlons de celle du poème ici, redit la première parole de l’être humain. Elle redit l’être humain au monde, elle se répète et demeure à travers les siècles et les millénaires. J. S. : La poésie pour vous, c’est surtout le chant. J’ai l’impression que vous utilisez le mot « chant » plus volontiers que le mot « poème » pour parler de
46 votre travail. Annie Salager : Oui, parce que je ne suis pas théoricienne. J’ai beaucoup lu de la philosophie, des essais, mais guère de théorie sur la poésie. Oui, la poésie, profondément, est chant, il me semble. J. S. : Maintenant que vous avez publié Terra nostra et que vous revoyez toute votre carrière de poète, quels sentiments est-ce que vous éprouvez à la publication de ce texte ? Annie Salager : Je tiens assez à ce livre, puisqu’il reprend quelques poèmes de mes premiers livres, plus les livres d’artistes et des inédits. Il me semble qu’il montre la cohérence d’une voix. Dans le chaos d’une vie – on tâtonne dans sa propre vie – on voit des cohérences. Il montre une obstination, une persévérance dans l’être… Sans cesse, le poème reconstruit le monde qui nous détruit, il remonte le cours d’un fleuve que nous descendons, il est jaillissement, lumière, il est le Verbe, sa profération. J. S. : J’ai ressenti en lisant ce livre l’importance de l’idée du partage. En effet, son titre, c’est Terra nostra, non pas Terra mea. Annie Salager : Ah oui. Il y a plusieurs poèmes dans les inédits comme, par exemple, « À la terre ». Cela rejoint ce qu’on disait précédemment, la prise de conscience d’une appartenance que nous faisons tous laborieusement, qui me paraît si nécessaire. Je me sens élément de la terre, comme faisant partie de la terre. On sait que l’éclatement d’étoiles a fait la vie et donc, la terre. J’avais envie de dire cela, l’unité. Cette prise de conscience du fait que nous marchons tous du même pas, aussi. J’ai ressenti souvent que lorsqu’on torturait quelque part, c’était moi qui torturais et étais torturée. J. S. : Je me souviens d’un de vos poèmes des années 60/70, où la poète se réveille au milieu de la nuit et elle voit des scènes de torture dans le monde entier. Et à la fin du poème, elle entend le cri d’un enfant. Donc, il y avait là à la fois cette vision vaste de la violence et de la torture à l’échelle mondiale, et votre prise de conscience par rapport à cela, et, en même temps, du côté personnel, une reconnaissance de la place des enfants dans la vie humaine à travers l’acte de rassurer l’enfant, dans cette nuit de l’être. Annie Salager : Quand j’ai eu mes enfants, j’étais obsédée par l’idée qu’ils allaient pouvoir partir à la guerre, être torturés. Après la Guerre d’Algérie, que j’ai suivie, j’ai longtemps pensé à cette question de la torture, par rapport à nos enfants.
47 J. S. : Est-ce qu’une des raisons pour lesquelles vous écrivez de la poésie, c’est pour dénoncer la violence ? Annie Salager : C’est-à-dire, je trouve qu’on se remet mal du malheur d’être au monde dès qu’on apprend qu’il y a les guerres, la violence. Quand j’ai appris qu’il y avait des riches et des pauvres, ça m’est tombé dessus. « Quoi ? Mais comment ? L’humanité a attendu jusqu’à moi pour régler ça ? Quand je serai grande, j’arrangerai ça! » Donc, comme dit Sartre, toute vie est l’histoire d’un échec! (Rires.) Ces malheurs dans lesquels on trempe alimentent la poésie. Ça alimente le désir de chant, qui est l’autre versant, celui de la gazelle. J. S. : Je sais que vos origines occitanes font partie de votre vie de poète et de femme. Par exemple, vous avez écrit un roman historique, Marie de Montpellier, où vous puisez dans l’histoire de cette région. J’ai remarqué en lisant votre poésie un poème où vous citez au début un vers de la trobairitz la Comtesse de Die, qui a écrit : « Je chanterai ce que je n’aurais pas voulu chanter ». Dans ce poème, vous faites référence à la tradition des troubadours. Qu’est-ce que cette tradition représente pour vous en tant que poète ? Annie Salager : D’abord, « Je chanterai ce que je n’aurais pas voulu chanter » : je savais déjà en mettant cette citation que ça parlait aussi de moi. Je n’aurais pas voulu être poète. Je n’aurais pas voulu avoir une vie compliquée. J’aurais aimé avoir une vie simple. Écrire c’est aller contre soi : « Je chanterai le malheur que je n’aurais pas voulu chanter », « je chanterai la difficulté que je n’aurai pas voulu chanter ». Ceci dit, justement, les troubadours. Pour vous dire à ce propos deux mots de mon père, qui venait de Montpellier, il a toujours chanté, toute sa vie. Il y avait même un jeu où il me parlait et je lui répondais en vers; on faisait des poèmes. (Ça n’allait pas très loin…). Il me semble qu’il y a des traditions – un goût populaire du bien parler, des jeux de mots, de la poésie. Par ailleurs, les troubadours, c’est l’expression du Sud. Effectivement, j’ai aimé lire les troubadours. Je me plais à cette rêverie des poètes du douzième siècle, à ce raffinement. J. S. : De la fin amors, l’amour de loin ? La plainte du chevalier qui recherche la dame inaccessible et qui chante son malheur de ne pas être avec elle ? Annie Salager : Je crois que « l’amour de loin », ça m’inspire assez. Comme s’il y avait une dichotomie profonde et jamais dominée entre l’amour physique et un amour conceptuel. J. S. : Quels sont les projets que vous poursuivez et que vous pensez mener à
48 bien dans les années qui viennent ? Annie Salager : Pour l’instant, j’écris une espèce de biographie d’enfance. C’est une œuvre en prose. J’ai aussi le désir d’écrire d’autres poèmes; j’en écris par ci, par là. Mais pour l’instant mon projet le premier, c’est ce livre, qui s’appellera La Cage à grillons ou Refus d’obéissance. Quand j’étais petite, il y avait à la campagne de petites cages où je retenais un grillon avec une feuille de salade et il chantait. J’ai des journaux de voyages que j’aimerais mener à bien, et de la poésie encore, sous toutes formes. J. S. : Merci beaucoup, Annie !
Bibliographie d’Annie Salager La nuit introuvable. Lyon : Henneuse, 1963. Présent de sable. Lyon : Chambelland, 1964. Histoire pour le jour. Paris : Seghers 1968. La femme buisson. Paris : SGDP, 1973. Les fous de Bassan. Paris : SGDP, 1976. Récit des terres à la mer. Lyon : Federop, 1978. Figures du temps sur une eau courante. Paris : Belfond, 1983. Chants. Chambéry : Comp’Act, 1994. Le poème de mes fils. Rimbauch : En forêt, 1997. Terra Nostra. Paris : Le Cherche Midi, 1999. Les dieux manquent de tout. Nancy : Aspect, 2004. Rumeur du monde. Chambéry : Comp’Act/L’Act Mem, 2007. N.B. : Calendrier solaire et Le Désarmement intérieur sont inclus dans Terra Nostra.
Françoise Hàn Née en 1928, Françoise Hàn a publié son premier recueil de poèmes, Cité des hommes, en 1956. Elle a longtemps travaillé dans l’édition scientifique, tout en poursuivant son travail de poète et de critique de poésie. La plupart des recueils de Françoise Hàn regroupent des poèmes lyriques en vers. En 1994, Hàn a publié Profondeur du champ de vol aux Éditions Cadex. Il s’agit d’un long poème en prose divisé en cinq sections. Dans ce texte magistral – qui constitue le sujet principal de discussion dans notre entretien – Hàn réfléchit sur la condition de l’homme au sens le plus large : de l’origine de l’homme sur terre jusqu’aux événements historiques marquants du vingtième siècle – en particulier, la Deuxième Guerre Mondiale. Texte innovateur de par sa forme, Profondeur du champ de vol offre en même temps une vision sobre, mais non dénuée d’espoir, de l’existence humaine. Le but ou la gageure de ce livre est le suivant: « dans le poème, saisie de l’instant, éclosion dans le présent, faire tenir la ruine, la désintégration, la chute vers les grands fonds de nos débris, sédiments futurs » (Profondeur du champ de vol, 9). Le poème suit le passage de l’homme à travers l’histoire et le destin humain, individuel et collectif. « Le seul passage longe toujours un abîme » (Profondeur du champ de vol, 12). Toute vision d’un paradis perdu ou à venir est exclue par Hàn : « Il n’a pas été chassé d’un paradis […] Il n’y avait pas de jardin » (Profondeur du champ de vol, 24). L’homme n’est (plus) qu’un « fragment, livré au manque » (Profondeur du champ de vol, 24) ; néanmoins, « il essaie de s’inventer une liberté » (Profondeur du champ de vol, 26). Ce texte s’efforce de raconter « [l’] impossible récit de la douleur du monde» (Profondeur du champ de vol, 36), tâche ardue. Cependant, en fin de compte, malgré les signes de violence et d’incertitude qui entourent le Destin et l’homme, « [i]l a tout le présent, la page écrite toujours à réécrire » (Profondeur du champ de vol, 40). Après Profondeur du champ de vol, Hàn a publié L’Évolution des paysages (autre long poème en prose), ainsi que de nouveaux recueils de poésie.
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Entretien avec Françoise Hàn Paris, le 23 juin 1998 John Stout : Madame Hàn, j’aimerais vous poser d’abord une question d’ordre général : comment est-ce que vous avez découvert la poésie et qu’estce qui vous a amenée à vouloir écrire de la poésie ? Françoise Hàn : C’est une question à laquelle je ne suis pas très capable de répondre parce que je me souviens qu’étant enfant – je dis vraiment enfant, c’est-à-dire peut-être dès l’âge de sept, huit ans – je sortais le soir dans le jardin, je regardais la nuit étoilée et j’essayais d’écrire des vers sur les étoiles. Vous pouvez vous imaginer que ce n’était peut-être pas grand-chose de très intéressant mais cela veut dire que j’avais déjà vaguement, sans doute par les lectures que j’avais eues, une notion comme ça que l’on pouvait parler de la nuit étoilée, des belles choses dans la nature. Je n’ai pas un souvenir précis des premiers poèmes que j’ai lus, qui pouvaient être ce qu’on appelle à l’école des récitations, des fables de La Fontaine. Je sais que j’ai su très tôt des fables. (Ce n’était pas La Fontaine, d’ailleurs; ça devait être de Florian, que ma grand-mère m’a appris avant même que j’aille à l’école). J’ai commencé à lire très tôt, avant d’aller à l’école. J’ai une passion des livres depuis ma petite enfance. J’ai été élevée dans mes premières années, jusqu’à six ans et demi, par mes grands-parents, mon grand-père étant un ancien instituteur, directeur d’école en retraite. Il avait dit : « Mais ce n’est pas la peine de lui apprendre à lire avant qu’elle aille à l’école; elle apprendra normalement comme tout le monde ». Mais il avait compté sans moi ! Je lui demandais de reprendre – il avait de vieux livres d’école – je lui demandais d’aller chercher de vieux livres d’école et de me faire la lecture. Comme ça, j’ai appris à lire sans qu’il s’en aperçoive vraiment. Un jour, ma grand-mère, étonnée de m’entendre parler toute seule, m’a découverte enfoncée dans un fauteuil, le livre sur les genoux, en train de lire. Donc, la lecture s’est faite comme ça. La poésie probablement aussi. Je ne sais pas exactement. Donc, plus tard, quand j’ai grandi, j’ai lu davantage. J’ai peu à peu découvert les différentes formes de poésie. J’ai commencé, évidemment, par des choses très classiques. Il y a eu l’époque vers quinze ans où j’écrivais des sonnets. Bon. Je n’ai rien gardé de tout ça. C’était vraiment des exercices d’enfant. Mais c’est pour vous expliquer que ça vient de très loin. J. S. : On remarque, en lisant votre poésie, la hantise de ce que l’on pourrait appeler – et que vous avez appelé – « la fêlure » ou « la fissure » ou « la
51 blessure ». Par exemple, dans le poème « La mer » (Le réel le plus proche), il est question de « la plaie qui nous enfante ». Qu’est-ce que c’est que cette blessure, cette fissure qui revient si souvent dans votre poésie ? Françoise Hàn : Alors, comme vous le savez, la poésie est polysémique. Donc, cette fêlure a plusieurs sens. Nous pouvons essayer d’en explorer quelques-uns. Je ne saurais pas dire lequel est apparu chronologiquement le premier chez moi. Je crois qu’il y en a un qui est très important, mais qui n’est certainement pas le premier qui est apparu, et qui est l’apparition de l’homme sur terre. Vous savez probablement qu’une théorie (qui commence, d’ailleurs, à être un peu contrebattue maintenant parce qu’on a fait d’autres découvertes), c’est la théorie d’Yves Coppens, qui a trouvé la fameuse Lucie, l’australopithèque. Ce qu’il appelle le « rift », la fracture qui a séparé l’Afrique, a fait que, d’un côté, la forêt vierge a continué à être dense et que les grands singes qui habitaient là pouvaient continuer leur mode de vie, tandis que, de l’autre côté, il n’y avait plus assez d’humidité, c’était la savane, et c’est ainsi que les préhommes, les hominidés, ont été amenés à se dresser sur leurs deux pattes de derrière pour voir au loin à la fois les proies et aussi les prédateurs. Donc, cette crevasse géologique aurait une très grande importance dans l’apparition de l’homme. Bon. Alors ça, c’est une des explications, et que l’on peut retrouver maintenant dans ce que j’écris actuellement. Mais j’ai probablement traité le thème de la fêlure bien avant d’être au courant de cette théorie géologique. Il y a des circonstances autobiographiques, dont l’une est la Seconde Guerre Mondiale, qui a été déclarée le 2 septembre 1939, qui s’est trouvée coïncider biologiquement avec la fin de mon enfance, et qui représente un monde qui a disparu comme si un pan de monde s’était détaché, était parti et ne pouvait plus jamais être retrouvé. On pourrait encore dire qu’il y a là la trace aussi d’une blessure d’amour, d’un chagrin d’amour. Et peut-être aussi – mais là, ce serait plutôt de l’ordre du subconscient – remonter à la petite enfance, puisque mes parents se sont séparés quand j’avais trois ans. D’ailleurs, au passage, parce que je crois que vous vouliez m’interroger sur la double culture, en fait, je n’ai pas de double culture. J’ai été élevée entièrement dans ma famille maternelle, donc ma famille française. Et cela va même jusqu’au fait que je ne parle pas vietnamien. Lorsque j’ai pris ma retraite, et que je me suis imaginée que quand on était à la retraite, on avait beaucoup de temps devant soi – ce n’est pas vrai du tout ! – je me suis précipitée à l’Institut des Langues Orientales afin d’apprendre non pas le vietnamien mais le chinois parce que j’étais très fascinée par les idéogrammes et les possibilités que l’écriture idéographique offre aux poètes. Je n’ai pas poursuivi, parce qu’au bout d’un an, je me suis rendu compte que si je voulais apprendre le chinois, il ne fallait plus rien faire d’autre du tout.
52 C’est difficile. En plus, ça demande beaucoup de mémoire et on a tout de même moins de mémoire à soixante ans qu’à vingt ans. Puis, je voulais écrire, et pas écrire en chinois, écrire en français ! Mais ça m’a permis de comprendre certaines choses. De comprendre les principes de base de l’écriture idéographique et de comprendre pourquoi il était si difficile de trouver de bonnes traductions des poètes classiques chinois. Voilà plusieurs fêlures qui sont intervenues, si vous voulez, dans ma vie et puis aussi donc dans la quête intellectuelle. Je tiens la faille comme très importante, et pas forcément négativement, puisque je pense que sans cette faille originelle, il n’y aurait pas la vie, telle que nous la connaissons, en tout cas. Nous serions peut-être restés à l’état animal. J. S. : Avec la blessure, ou malgré la blessure ou la faille, on est conscient, en vous lisant, d’un ressurgissement continuel de l’espoir en même temps. Estce qu’il s’agit donc d’une dialectique fondamentale qui se poursuit d’un recueil à l’autre chez vous entre faille ou chute et ressurgissement de l’espoir ? Françoise Hàn : Là, on arrive à la philosophie de la vie. Je pense qu’il y a un côté peut-être volontariste dans cette réformation de l’espoir. Je ne suis pas fondamentalement pessimiste. C’est-à-dire que tout en trouvant que tout va mal, enfin plutôt mal, dans ce monde actuel, je me dis toujours qu’on finira par en sortir, puisque l’humanité jusqu’ici s’en est sortie plus ou moins bien, après être passée par des périodes épouvantables. Et que bon, malgré tout, quelque part, un fil s’est maintenu. Puis, la culture a ressurgi et a tiré l’humanité hors de la barbarie. C’est pourquoi je me raccroche toujours à ce fil. J. S. : Vous dites que vous concevez l’écriture de la poésie comme une quête, que la poésie est mouvement, quête, dépassement. Quel pourrait être le but de ce mouvement, de cette quête ? Françoise Hàn : J’emploierais moins volontiers le mot « quête » que le mot « recherche ». C’est-à-dire que la poésie pour moi est au fond mon moyen d’explorer le monde et l’univers. Peut-être que si j’avais eu la possibilité de faire des études scientifiques, je ne sais pas si j’aurais… peut-être que la poésie se serait imposée malgré tout; je n’en sais rien. Mais ça aurait été une façon pour moi d’interroger l’univers. Donc c’est à travers ce que je découvre en écrivant que j’essaie de comprendre le monde. J. S. : Jusqu’à quel point est-ce que l’interrogation sur le monde qui guide votre démarche de poète a changé avec le temps ? Vous avez publié votre premier recueil en 1956.
53 Françoise Hàn : Cette interrogation a forcément changé, en tout cas en ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler l’actualité. Aussi peut-être en fonction de ce que la science précisément nous a révélé. (Je n’ai pas de formation scientifique, mais je tâche de suivre, de me maintenir au courant de ce qu’on aurait dit au dix-septième siècle que l’honnête homme doit savoir sur la question). Récemment, je me faisais une réflexion, par exemple : comme notre vision même du monde et de notre stabilité sur terre a changé avec la dérive des continents. Or, la dérive des continents, dont un auteur allemand (Wegener, je crois) avait eu une idée dans les années 20, n’a réellement été reconnue qu’il y a une trentaine d’années. Ça m’a paru tout étonnant de penser qu’au fond, avant cette date-là, c’est-à-dire il y a un peu plus de trente ans, nous ne pensions pas que les plaques tectoniques glissaient. Ce qui est assez étonnant ! Il y a une image qui me paraît très belle : quand on pense que le sous-continent indien s’enfonce sous l’Asie et que les hauts plateaux du Tibet et de l’Himalaya montent, de pas grand’ chose mais enfin de quelques petits centimètres par an. Pour un poète, cette image est extraordinaire ! On est un peu aussi là dans la fêlure, vous voyez. J. S. : Et dans le mouvement, dans l’instabilité. Françoise Hàn : Alors, l’instabilité… Mais il ne faut pas prendre « instabilité » peut-être dans un sens tellement destructeur, péjoratif. Pour moi, l’idée est entièrement contraire à celle qu’on pouvait avoir, par exemple, au Moyen Âge et même pendant les siècles classiques, que le monde avait été créé tel quel et n’avait jamais bougé. Au contraire, nous sommes dans un monde en pleine évolution, dans un univers où les astres s’éloignent les uns des autres. C’est le sens du titre de mon recueil L’espace ouvert. Ce qui veut dire – vous savez probablement aussi qu’il y a une grande discussion chez les scientifiques à savoir si l’expansion de l’univers doit continuer ou si un jour il doit se contracter et que, en contrepartie du Big Bang, nous aurons un Big Crunch. Alors, il paraît que le rôle des neutrinos est très important dans cette affaire et c’est tout récemment que des chercheurs auraient trouvé que les neutrinos ont une masse et si les neutrinos ont une masse, l’univers doit un jour se refermer. Assurément, c’est au moins dans quatre ou cinq milliards d’années, mais voilà, c’est une image de cet univers où nous sommes. J. S. : Puisque vous avez évoqué cet « espace ouvert », quelle est la place de l’ouvert dans votre poésie ? Françoise Hàn : Alors, effectivement, il y a déjà, donc, ce sens-là. Cette notion d’ouvert m’est peut-être venue de Rainer Maria Rilke. Je pense qu’il voit autre chose là. Il voit dans l’ouvert, lorsqu’il dit que les animaux sont
54 tournés vers l’ouvert, je pense qu’il voit le fait que les animaux ne savent pas qu’ils vont mourir. Alors que la vision de l’homme est limitée par le fait qu’il sait qu’il va mourir. Mais je dois dire que je ne trouve pas là non plus que ce soit une notion négative. Parce que l’éternité, c’est bien beau, mais imaginez que nous ayons l’éternité devant nous pour faire cet interview! Nous pourrions prendre 200 ans à poser un stylo sur la table, ça n’aurait aucune importance. Ça ne doit pas être très drôle, quand même ! Il me semble que, d’une certaine manière, le fait de savoir que la mort est au bout donne un sens à la vie. Nous allons de la naissance vers la mort et nous essayons d’en apprendre le plus possible, d’en faire le plus possible dans cet espace. Je trouve que la mort d’une certaine façon, c’est un peu ce que j’avais essayé de mettre en lumière dans une étude sur Andrée Chedid, que la mort fait partie normalement de la vie. Ce n’est pas une brutale interruption; c’est l’accomplissement, la fin normale de la vie. J. S. : Je sais que pour Andrée Chedid, cela est très important. Elle, qui est d’origine égyptienne, elle disait que la mort n’est pas perçue comme une chose effrayante en Égypte, pas du tout. Il s’agit d’une autre tradition. Françoise Hàn : C’est ce que j’avais senti dans sa poésie et c’est ce que j’avais essayé de bien faire ressortir. Car, puisque vous étudiez la poésie française contemporaine, vous avez dû souvent rencontrer cette crainte de la mort. J. S. : Ah oui ! Françoise Hàn : Je me trompe peut-être (vous allez peut-être me dire votre avis là-dessus), mais je crois que les hommes ont plus peur de la mort que les femmes. Bon, je ne suis pas du tout pour faire des catégories « poésie masculine », « poésie féminine », parce que je pense qu’il y a en nous tous, êtres humains, une part féminine et une part masculine. Elle s’exprime plus ou moins. Chez les artistes et les poètes, en particulier, on peut très bien trouver une expression de la part masculine chez la femme, de la part féminine chez l’homme. Je pense qu’une des différences fondamentales entre l’homme et la femme, c’est qu’évidemment, la femme enfante et donc la position vis-à-vis de la mort n’est pas la même. La mort, bien sûr, nous l’éprouvons tous, mais pour la femme, ce n’est peut-être pas le néant comme c’est pour l’homme. J. S. : Justement, je voulais vous demander ce que vous pensez des anthologies actuelles consacrées à la poésie féminine et des études critiques universitaires portant sur la poésie des femmes françaises. Trouvez-vous que
55 cela soit une façon limitée de catégoriser la poésie ? Est-ce que cela présenterait éventuellement la possibilité d’un renouvellement de la poésie en France ? Françoise Hàn : Bon. Je dois dire qu’en France, lorsqu’on me demande de participer à un numéro spécial de revue de poésie féminine, ou à une anthologie de poésie féminine, j’envoie promener les gens, sans prendre de gants ! Vous me direz que je n’ai pas envoyé promener Michael Bishop, mais parce que je me suis dit qu’en Amérique du Nord, on avait une vue peut-être un peu différente des choses. C’est que là-bas, les mouvements féministes sont très forts. Je pense que souvent, ces demandes partent d’une très bonne intention, qui est que les anthologies ne donnent pas beaucoup de place aux femmes et qu’il y a donc quelque chose à faire. Mais je pense que ce quelque chose, c’est d’augmenter la place des femmes dans les anthologies en général. Parce que les mettre dans une anthologie de poésie féminine, c’est créer un ghetto et se donner bonne conscience à peu de frais. Parce que les gens que l’on peut soupçonner d’être machistes vont dire : « Bon. Une anthologie de poésie féminine, ce n’est pas pour moi! » Et ils continueront à ignorer les femmes tranquillement. Et puis, qu’est-ce que cela veut dire, « poésie féminine » ? À la limite, si on voulait être exact, on dirait « poésie écrite par des auteurs femmes ». Mais leurs poèmes ne sont pas forcément plus « féminins » que des poèmes écrits par des hommes. Donc, là-dessus, je ne suis pas du tout pour cette façon de faire avancer les choses. Je pense que les choses avancent beaucoup mieux dans la mixité. Je ne suis pas du tout pour opposer les deux sexes. La vie, comme je l’exprime dans mes poèmes, est quelque chose d’assez lourd à porter. Donc, nous ne sommes pas trop, les deux moitiés de l’humanité ensemble, pour y arriver. Pour toutes ces raisons, je ne tiens pas du tout à ce qu’on parle de « poésie féminine ». Cela étant, les mouvements féministes ont eu leur utilité. S’il n’y avait pas eu de revendications féministes, nous n’aurions toujours pas le vote des femmes, par exemple. On pourrait donner quantité d’autres exemples comme ça, mais je pense que tout doit toujours se faire dans l’idée que les hommes et les femmes sont faits pour vivre ensemble. J. S. : Alors, votre poésie est foncièrement humaniste ? Françoise Hàn : Je pense qu’on peut dire ça, oui. Est-ce qu’il y a une poésie qui n’est pas humaniste ? J. S. : Je trouve que la vôtre l’est tout particulièrement, car vous soulignez l’horreur de la violence, des guerres, de la destruction dans tous vos recueils. Je sens vraiment une volonté de dénoncer cela chez vous, de ne pas accepter
56 cela, d’écrire contre la guerre et la violence. J’ai l’impression que c’est cela qui vous fait écrire, en quelque sorte. Françoise Hàn : Bon. Il n’y a pas que cela. Puis, si je regarde dans le passé, les poètes de la Renaissance écrivaient aussi contre les guerres de religion. Je crois que la poésie a toujours eu cette tâche, de lutter contre la violence et d’essayer de faire des éclaircies dans une forêt très sombre et très enchevêtrée. Lorsqu’on n’y va pas à coups de hache ! Mais on essaie de faire rentrer des rayons de soleil. Non pas des rayons de soleil pour dormir au soleil, mais plutôt pour essayer d’aller plus loin, d’avancer. J. S. : Vous avez écrit que « parmi les écrivains qui sont pour moi des maîtres, je nommerai d’abord René Char, Victor Segalen, et en traduction, R. M. Rilke, Paul Celan, Roberto Juarroz, Octavio Paz ». (Lettre à John Stout.) Pourquoi avez-vous nommé ces écrivains en particulier ? Quelles affinités ressentez-vous avec leurs œuvres ? Françoise Hàn : Alors, René Char, chronologiquement, a été le plus important pour moi. J’ai dû le découvrir quand j’avais 24, 25 ans. Et, en particulier, Fureur et mystère, qui reste pour moi quelque chose de très important. Peutêtre est-ce là, d’ailleurs, que j’ai pris cette façon de me raccrocher toujours à l’espoir. René Char, « Capitaine Alexandre » dans la résistance, disait quelque chose comme : « Dans nos ténèbres il n’y a pas une place pour la beauté; toute la place est pour la beauté ». Donc, cette idée du combat pour faire advenir un monde plus ouvert. Puis, la beauté de l’écriture de Char, bien sûr. Ça, ce n’est pas nécessaire de le souligner. Maintenant qu’il est mort, Char est un peu devenu un poète officiel. C’est un peu dommage ! Mais pour les gens de ma génération, à l’époque, il était connu, mais enfin, pas plus qu’un autre … J. S. : Il n’était pas dans la Pléiade ! Françoise Hàn : Voilà ! Et vraiment, cela a été quelqu’un de très important pour moi. Où j’ai pris ce que je pourrais appeler des leçons de morale poétique. Chez Segalen, il y a un peu de cela aussi. Segalen a été longtemps ignoré. Il est revenu au grand jour grâce, d’ailleurs, à ses enfants, qui ont contribué à sortir ses inédits. Il était assez en avance sur son temps pour ce qui était de l’écriture. On ne trouve pas dans son écriture toutes ces fioritures insupportables du début du siècle. Lui aussi, il a une espèce de morale poétique comme ça, lorsque dans Équipée il explique qu’il ne veut pas revenir par le même chemin parce qu’il ne faut pas remettre ses pas dans les pas
57 qu’on a déjà faits. D’ailleurs, dans un article sur Segalen, où je traitais d’Équipée, je faisais un rapprochement entre Segalen et Char sur cette vision de l’arrivée au sommet. Les autres : Rilke, oui. Je n’ai pas la même vision que Rilke, mais on est pris par cette vision qu’il a. Qui agrandit le monde en dehors des choses visibles. Il y a chez lui une espèce de contact direct. Il a un texte en prose où il parle d’un contact direct avec un arbre auquel il est appuyé. Il y a une espèce de fusion entre lui et ce qui est autour. Celan, c’est tout autre chose. Voilà le travail du langage chez Celan. Admirable. Roberto Juarroz, alors là, on passe dans une autre langue et un autre continent. J’admire chez lui la façon dont pensée et poésie ne font qu’un. C’est pour moi quelqu’un de très, très admirable. Et Octavio Paz, c’est un peu, au point de vue de l’écriture, l’inverse de Juarroz. Alors que chez Juarroz tout est très dense, très resserré, chez Octavio Paz il y a un jaillissement, une explosion que j’envie peut-être parce que je ne suis pas capable d’en faire autant. Tout cela, dans un sens, si vous voulez, a contribué à donner un sens de l’expérience de l’aventure humaine que nous vivons, pour lequel j’ai une sympathie. J. S. : J’aimerais passer maintenant à Profondeur du champ de vol, qui est un texte remarquable, que j’admire énormément. Je l’ai découvert à ma dernière visite à Paris, au Marché de la Poésie St-Sulpice. Il a paru en 1994. Il me semble que c’est un grand texte. Vous y évoquez ce que vous appelez « l’impossible récit de la douleur du monde » (36). C’est une œuvre très sombre à bien des égards. Vous écrivez, par exemple : « Il n’y a pas de refuge pour l’homme [… ] [l]e seul passage longe toujours un abîme » (12). Il y a une prise de conscience de la violence, de l’ignorance, du mal de l’histoire humaine presqu’à chaque page. Mais en même temps, vous arrivez à affirmer et à chanter l’existence de la beauté et de l’espoir : quelque fragiles qu’ils soient, la beauté et l’espoir persistent. Et là, je pense en particulier à cette image de « l’églantine mitraillée » : « Plus haut fleurit l’églantine mitraillée » (13). Ça fait oxymore, cette fusion de « fleurir » et « mitrailler ». C’est donc autour de cette division foncière du monde, autour d’un monde divisé entre la violence, d’une part, et la beauté délicate, de l’autre, que vous créez votre texte. Dans ce sens, Profondeur du champ de vol me semble reprendre la thématique de vos recueils antérieurs, sauf que cette fois vous allez plus loin. Puis, par la forme, avec Profondeur du champ de vol vous inventez un nouveau type de texte. Vous quittez la poésie en vers, sauf à la page 30, où – justement, pour faire exception en quelque sorte – vous avez une page où vous écrivez un poème en vers, qui fait ressortir la forme de l’ensemble du livre, qui est en prose. Qu’est-ce qui vous a amenée à écrire ce livre ? Quelle importance est-ce qu’il a pour vous ?
58 Françoise Hàn : Je pense que ce livre est important. Seulement, je suis mauvais juge parce que j’ai toujours tendance à penser que c’est le dernier livre que j’ai écrit qui est meilleur que les autres. Et il est quand même moins bon que ce que je dois écrire, le plus important pour moi étant ce qui n’est pas encore écrit. Pour essayer d’être plus objective, les réactions que j’ai eues autour de moi, de mes amis et d’autres poètes, me font penser que c’est peutêtre ce que j’ai publié jusqu’ici de meilleur. Je le dis en toute modestie parce qu’on me l’a dit. Il a touché même des gens qui ne sont pas poètes, ce qui est assez important. Des gens qui m’ont dit carrément : « Moi, la poésie, je n’ai jamais aimé ça. Mais là… ! » Donc depuis, il faut dire que j’écris simultanément en prose et en vers. Je ressens tantôt le besoin de m’exprimer d’une façon et tantôt de l’autre. Donc j’ai continué des deux. À l’heure actuelle je viens de – je n’ose pas dire « terminer », mais enfin il est en voie d’achèvement – un manuscrit qui sera un peu dans la ligne de Profondeur du champ de vol. Pour ce qui est de la page en vers, eh bien, oui, c’est vrai. Là aussi, on va peut-être voir une faille, une fêlure, puisque précisément cette page évoque un chagrin d’amour qui a été très important dans ma vie. Donc, le chapitre auquel ça appartient est consacré à l’amour en général dans la vie humaine, mais, en fait, c’est une allusion à une circonstance personnelle tout à fait concrète. J. S. : Le ton du livre me frappe aussi. C’est un ton qui a l’air presque prophétique. Est-ce que c’était voulu ? Françoise Hàn : Si c’est prophétique, ce n’est sûrement pas voulu. Le ton du livre n’est certainement pas volontairement prophétique, mais il peut contenir une part de volontarisme. Vous avez noté ce contraste entre le côté sombre, qui est celui, hélas, du monde où nous vivons – c’est bien comme ça que je le vois. Ça n’est pas impossible que là, l’influence de René Char se retrouve aussi, même sans être consciente. Mais enfin, comme j’ai été nourrie de ce que René Char écrivait pendant la guerre, il y a un peu de ça aussi. Et je vais vous faire des confidences (parce que c’est ça que vous voulez, quand même !), les images ne sont pas forcément simplement des inventions intellectuelles. À propos de l’églantine mitraillée, on voit quelqu’un qui monte, qui monte à travers les barbelés : « il n’est l’hôte du pays neutre. Il continue l’ascension à rebours à travers sa ligne de ténèbres ». C’est l’allusion à un ami, qui, à l’époque, était résistant, qui a voulu passer en Suisse, a été refoulé par les Suisses, qui lui ont dit : « Mon ami, vous êtes très gentil, mais vous n’êtes pas Suisse. Voilà un café, la sentinelle allemande vient de passer, vous avez deux heures pour repartir ». Voilà. Donc, c’était pour vous donner un exemple de comment les choses concrètes, vécues, se retrouvent dans ces poèmes. Donc là, il est possible aussi que Char ne soit pas loin. Et
59 c’est un peu – je vous disais qu’il avait une grosse influence sur moi – donc c’est sans doute un peu ce ton de constatation d’un monde où il y a beaucoup de violence, beaucoup de torture, de choses insupportables. Et en même temps l’idée que la beauté est là, que la poésie a la charge de cette beauté, de la maintenir, de la sauvegarder. J. S. : Vous commencez Profondeur du Champ de vol en remettant en question l’écriture – ou, au moins, un certain type d’écriture. Vous écrivez : « Sur les parchemins, les vélins, sur les papyrus, les lattes de bambou, sur les rouleaux de soie, sur le papier qui sera froissé, déchiré, jeté, laissions-nous rien d’autre que signes asséchés, vocables dessouchés, brisures ? » (7). Alors, voilà un type premier d’écriture. Mais, plus loin, vous parlez d’un autre type d’écriture, dont vous semblez affirmer l’authenticité : il s’agit de la main qui écrit dans la boue, d’une écriture produite par le corps. Quelle est la fonction du contraste entre ces deux types d’écriture au début du texte ? Françoise Hàn : Je crois que l’idée était de dire que quand on écrit, on s’engage tout entier et pas simplement dans un travail intellectuel. J. S. : Dans Profondeur du champ de vol la poésie n’est pas présentée comme un monument éternel et solide, je crois. Sa force réside plutôt en un pouvoir paradoxal. Vous écrivez : « dans le poème, saisie de l’instant, éclosion dans le présent, faire tenir la ruine, la désintégration » (9). Tâche difficile ! Parce que la ruine, la désintégration, comment les « faire tenir » ? Mais le poète arrive à le faire. Françoise Hàn : Je pense que c’est la tâche de la poésie de rendre compte de ce qui est en perpétuel changement, disparition et renaissance. J. S. : J’aimerais retracer le mouvement de Profondeur du champ de vol avec vous, indiquer les grandes lignes thématiques par lesquelles le texte se développe. Il est divisé en cinq parties. Vous commencez avec l’idée de la perte, dans un sens très particulier : c’est que l’homme n’est plus l’animal heureux qu’il avait été, « [i]l s’élève » (13). Vous commencez à décrire l’homme et son évolution, toujours en soulignant des questions et des doutes, il me semble. À la fin de la première partie, on est frappé par l’image du vol, par laquelle vous faites référence au titre du texte : « Les plus orgueilleux livrent les corps aux grands rapaces qui, s’en nourrissant, au large des cimes fortifient leur vol » (18). Françoise Hàn : Là, il s’agit, bien sûr, d’une image de vol. Nous avons un peu de mal à nous imaginer maintenant – nous, qui prenons l’avion comme
60 autrefois on prenait la diligence – que pendant des siècles et des millénaires les gens n’ont pas vu la terre autrement que, au mieux, du haut d’un arbre ou du haut d’un clocher. Ils devaient en avoir une vision tout à fait différente de la nôtre. Et le vol est un des vieux rêves de l’humanité. Alors, la première de ces cinq parties parle de la condition humaine en général. J. S. : Puis, dans la deuxième partie, au début, c’est assez ironique. Presque dérisoire, je dirais. Au début de la deuxième partie, vous avez la métaphore de la scène de théâtre. L’homme se présente sur la scène de théâtre; il se déguise par l’artifice. C’est tout le côté artificiel que la vie humaine peut avoir. Le manque de profondeur. (Car, dans le titre, vous évoquez la profondeur). Il y a l’image de l’homme qui se regarde dans le miroir : « Il le voit : tout entier dans un miroir de poche, presque sans profondeur » (20). J’avais pensé là que le théâtre et la glace étaient des signes de vanité. Il y a aussi le sable, que vous mentionnez dans ce passage. Des images de la vanité de la vie humaine. Et le sablier – le temps qui passe. Ensuite, vous passez à une vision de la violence historique : « les armées en marche », « l’ère des équarrisseurs », « [l]es matins du monde se consument » (21). Et là, surgit un personnage qui n’a pas de nom. Vous l’évoquez ainsi : « L’autre se tient silencieuse à l’écart. Elle veille au fond de la barque, un paquet de chiffons vagissant » (21). Qui est ce personnage féminin ? Qu’est-ce qu’elle représente ? Françoise Hàn : Il s’agit de la nuit. Mais vous allez me demander : « Que représente la nuit dans cette affaire? » J. S. : Voilà. Françoise Hàn : Une espèce de présence de grande sœur. De présence qui veille autour des hommes. Je vois la nuit comme bienveillante. J. S. : Est-ce que ce serait la nuit de Rilke, à ce moment-là ? Cette nuit tendre évoquée par lui ? Françoise Hàn : Il pourrait y avoir ça, oui. J. S. : Puis, dans le passage suivant, vous parlez du champ, qui est le troisième élément donné dans le titre : profondeur, champ, vol. Vous parlez des dieux, en disant : « Savent-ils qu’ils labourent et pour quelle récolte ? » (23). Alors, le champ est bien là, mais il y a de l’ambivalence, n’est-ce pas ? Françoise Hàn : Il y a beaucoup de dérision – de dérision à l’égard de toutes
61 les religions. C’est évident. Cela apparaît de façon tout à fait claire. Très particulièrement quand, à la page suivante, « il n’y avait pas de jardin ». C’est la réfutation du paradis perdu, de ces histoires qui traînent toujours dans la poésie, où on vous raconte toujours que l’homme est malheureux parce qu’il a perdu un paradis. Mais il n’a rien perdu du tout, en fait. J. S. : Vous dites que l’homme est « un fragment affamé, cherchant la lumière » (24). Mais être un « fragment affamé », ce n’est pas nécessairement être malheureux, alors ? Ce n’est pas être déchu ? Françoise Hàn : Ah ! Ce n’est pas être déchu. Ce n’est pas, évidemment, une situation confortable, mais est-ce que l’homme est fait pour le confort ? Ce n’est pas certain du tout ! J. S. : Il y a très souvent un sentiment d’échec dans ce texte, mais je ne crois pas que vous affirmiez l’échec en fin de compte. Il s’agit plutôt d’un va-etvient. Par exemple, vous écrivez : « Les cimes de l’avenir ne sont plus que des pitons aimables sous la pluie […] ça n’en finit pas de pleuvoir des étoiles mortes » (25). Donc, sentiment d’échec provisoire. Mais ensuite, vous passez à la troisième partie, où vous introduisez cette image fascinante du dé. J’aimerais vous poser une question sur cette image, ou plutôt sur la suite d’images où elle figure. « Un dé roule devant eux » (29). S’agit-il d’une vision dérisoire du destin, ce dé qui roule ? Françoise Hàn : Alors, je crois qu’il ne s’agit pas exactement de la même chose dans « les cimes de l’avenir » et dans la partie III . Dans « les cimes de l’avenir » il s’agit d’une de ces catastrophes qui ont séparé le monde en deux, qui est tout simplement la fin de tous les grands rêves qu’une partie de l’humanité avait mis dans l’Union Soviétique, le pays du socialisme. Vous, vous êtes un peu jeune pour avoir vécu cela, mais les gens de ma génération ont vécu ce grand espoir d’une révolution et puis ils ont fini par apprendre que le pays dans lequel ils avaient mis leur espoir était aussi celui des camps et du crime, etc. C’est souvent ce qui revient aussi dans ces pages. Alors, le dé inaugure la section III, où c’est davantage de l’amour qu’il est question, de l’amour dans la vie de l’homme. Ce dé, c’est un peu l’énigme. L’amour est une énigme. Dans un sens, c’est probablement bien que ce soit une énigme, car quand l’énigme est révolue, il n’y a plus d’amour. Donc, il faut continuer à poursuivre ce dé. J. S. : Est-ce que c’est pour cela, justement, que vous mentionnez Orphée et Eurydice dans cette partie ?
62 Françoise Hàn : Oui. Le mythe d’Orphée-Eurydice fait partie, bien sûr, de cette vision. J. S. : Vous terminez cette partie du livre sur une page fascinante. Il y a « séparés non-séparés » écrit en haut de la page; le reste de la page est divisé entre le blanc et tout un grand espace noir dessiné. Françoise Hàn : Alors, je dois dire que j’ai bien écrit « séparés non-séparés » à la fin de ce chapitre mais que c’est à l’intuition de mon éditeur que je dois d’avoir ces mots posés en haut d’un graphisme qui n’avait pas été prévu par le peintre à cet endroit-là. J. S. : C’est très frappant ! Puis, dans la quatrième partie, vous présentez une remise en question du langage et de la poésie : « Il ne trouve pas sa langue » (35). L’homme et sa muse semblent être un couple divisé, séparés l’un de l’autre, qui communique mal. Vous écrivez : « La communication est coupée. Elle n’a jamais eu lieu » (38). Alors : « Le grand corps du poème, fait de tous les poèmes jamais écrits, jamais chantés s’efforce d’apparaître » (38). Cependant, autre mouvement : « Le monde n’est pas chantable, il y a trop de cadavres » (38). Donc, vous hésitez beaucoup dans cette partie, il me semble, entre deux visions différentes du langage, de la poésie et de l’histoire humaine. Françoise Hàn : Oui, alors, effectivement, comme vous l’avez vu, cette partie IV est consacrée à la poésie, avec un thème qui m’est cher, c’est que le corps du poème est fait de tous les poèmes jamais écrits dans toutes les langues depuis le début du monde. Puis, il y a ce problème de l’impuissance à écrire, à dire. Le fait qu’il y a eu tellement de violence, de massacre, que l’on se demande si on peut encore écrire. La fameuse phrase d’Adorno : « peut-on écrire de la poésie après Auschwitz ? ». Bon. Il faut savoir qu’il ne l’a pas dit exactement comme ça et qu’il est un peu revenu dessus après. Il avait voulu dire qu’on ne pouvait pas représenter Auschwitz dans la poésie. Je crois que Paul Celan a tenté de montrer qu’on pouvait le faire. Mais Paul Celan s’est suicidé. Donc il y a quand même toujours la question qui se pose. J. S. : Et la poésie de Nelly Sachs, alors ? Avec Celan, c’est le grand poète de l’Holocauste. Françoise Hàn : Oui, aussi. Mais Nelly Sachs a fini assez mal aussi. Dans les poètes plus jeunes, qui n’ont pas vécu ça eux-mêmes, il y en a un qui essaie constamment de dire Auschwitz et de le conjurer dans son langage. C’est Michaël Glück.
63 J. S. : Vous terminez la quatrième partie de Profondeur du champ de vol sur une série de très fortes affirmations de ce que l’homme peut encore faire, non seulement de valable, mais d’héroïque même. Françoise Hàn : Oui. Je tente de dire ce qui dans cette situation très sombre lui permet quand même de se raccrocher à des choses concrètes qui lui permettront d’avancer encore. Mais, en même temps, il y a un refus de toutes les choses trop douces, de ce que j’avais appelé dans un autre livre « Tomber dans l’angélique ». J. S. : Dans la cinquième partie, qui est toute courte, vous revenez à un sentiment d’échec. Vous dites : « Il est de tous les effondrements […] [d]ans la boue, sous les décombres, le poème râle » (41). Alors, j’ai l’impression que là, l’humanité fait marche arrière. La disparition et la mort surviennent. Toutefois, vous n’éliminez pas du tout la possibilité d’un recommencement parce que la dernière phrase du livre, c’est : « Mais il sait qu’à nouveau il va falloir ramasser du bois, apprendre à y mettre le feu » (43). Comme si l’homme était capable de recommencer son histoire à zéro. Françoise Hàn : C’est un peu ça. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, c’est un texte actuel, parce que publié en 1994. Il avait été écrit un petit peu avant, donc en plein dans le début des années 90, dans la grande secousse qui venait de remuer l’humanité. Donc, c’est un peu une conclusion qui dit : « Il faut tout reprendre, tout recommencer ». J. S. : Profondeur du champ de vol est très puissant, et par votre langage, et par les interventions graphiques de Rodolphe Perret. Il me semble que ses dessins complémentent le mouvement de votre poésie à merveille. Est-ce que c’est vous qui lui avez demandé de créer des images pour votre texte ? Ou est-ce que c’est lui qui a pris l’initiative ? Quel a été le processus de votre collaboration ? Françoise Hàn : Je connais Rodolphe Perret depuis longtemps. C’est un peintre qui, malheureusement, et pour des raisons purement matérielles, financières, a cessé de peindre depuis assez longtemps déjà, qui, à ma demande, a illustré (je n’aime pas beaucoup ce mot, mais enfin…), a créé des pages graphiques pour ce livre, après avoir pris connaissance du texte. Donc, c’est à ma demande. J. S. : Sur quoi est-ce que vous travaillez maintenant ? Quel sera votre prochain texte ?
64 Françoise Hàn : J’ai un prochain texte qui ne devrait pas trop tarder puisqu’il est entre les mains de l’éditeur, non pas celui de Profondeur du champ de vol mais Jacques Brémond, qui a publié d’autres livres de moi. C’est un texte en vers qui s’appellera – ça va vous plaire, le titre – ça s’appellera L’unité ou la déchirure. J. S. : Ah oui ! C’est très beau. Avec point d’interrogation ? Françoise Hàn : Le point d’interrogation n’est pas dans le titre mais enfin, oui, il est tout à fait sous-entendu. Puis, il y a un autre. Je vais en remettre le manuscrit à l’éditeur de Profondeur du champ de vol. Il est en prose, assez dans la lignée de Profondeur. J. S. : Vous m’avez également envoyé un tout petit texte qui est vraiment très beau. Françoise Hàn : Oui, qui venait un peu à la suite de Profondeur du champ de vol et qui est La lettre avec un fragment de bleu, où je reprends les mêmes thèmes, oui. J. S. : Alors, Madame Hàn, j’aimerais vous remercier de tout cœur d’avoir accepté d’être interviewée par moi. C’était très intéressant de parler avec vous. Françoise Hàn : Pour moi, c’était aussi vraiment intéressant de parler avec vous et d’avoir votre point de vue sur ce que j’ai écrit.
Bibliographie de Françoise Hàn Cité des hommes. Paris : Seghers, 1956. L’Espace ouvert. Paris : SGDP, 1970. Par toutes les bouches de l’éphémère. Paris : SGDP, 1976. Le Temps et la toile. Mortemart : Rougerie, 1977. Est-ce une prairie (cernée). Mortemart : Rougerie, 1979. Le Réel le plus proche. Mortemart : Rougerie, 1981. Le Désir, l’inachevé. Mortemart : Rougerie, 1982. Malgré l’échange impossible. Mortemart : Rougerie, 1983. Dépasser le solstice ? Paris : SGDP, 1984. Nous ne dormirons jamais au mitan du monde. Paris : SGDP, 1987. Hors saisons. Mortemart : Rougerie, 1988.
65 Où le trait s’est interrompu. Gigondas : Atelier des Grames, 1990. Même nos cicatrices. Mortemart : Rougerie, 1993. Profondeur du champ de vol. Saint-Siffret : Cadex, 1994. Lettre avec un fragment de bleu. Remoulins : Bremond, 1996. Cherchant à dire l’absence. Remoulins-sur-Gardon : Bremond, 1996. Une Fête même au creux du sombre. Mortemart : Rougerie, 1997. Mises à jour. Rimbach : Verlag im Wald, 1998. L’Unité ou la déchirure. Remoulins : Bremond, 1999. L’Évolution des paysages. Saint-Siffret : Cadex, 2000. Ne pensant à rien. Remoulins : Bremond, 2002. Une feuille rouge. Remoulins : Bremond, 2004.
Esther Tellermann Esther Tellermann est née à Paris en 1947. Elle a publié son premier livre, Première apparition avec épaisseur, en 1986. Depuis, elle a publié presque l’ensemble de son œuvre chez Flammarion. Chaque livre de poèmes de Tellermann constitue « un nouveau chapitre du récit énigmatique qu’elle transcrit depuis son premier livre » (quatrième de couverture de Guerre extrême, 1999). Dans les textes de Tellermann quelques paroles surgissent constamment contre le blanc de la page. Des liens possibles (à tracer) entre chaque vers et les vers qui le précèdent et qui le suivent sont suggérés mais jamais sûrs. L’écriture est hantée par le vide et par le silence. Il s’agit d’une poésie elliptique, présentant des fragments de réel, des lieux entrevus. C’est une écriture minimaliste, sans images. La figuration est exclue et un souci de littéralité domine. Comme le constate Jean-Marie Gleize, dans les livres de Tellermann « [l]’écrit se déploie […] en un récit démembré qui exploite une donnée (vécue, onirique, fantasmatique, mémorielle) irréductible au sens, l’énigme est maintenue comme telle, » de sorte que « [q]uelque chose a eu lieu qui est décidément inaccessible, mais qui fait appel » (J.-M.Gleize, « Tellermann, Esther » M. Jarrety, dir., Dictionnaire de poésie (2001) 816). Le passage à travers les fragments présentés sur la page correspond au franchissement des différentes étapes d’une quête – « quête indéfiniment reprise puisque sans terme, sans origine – vers une incertaine mais essentielle unité » (Yves di Manno, quatrième de couverture de Pangéia, 1996). Dans ses poèmes Tellermann poursuit, en même temps, un dialogue complexe avec l’œuvre de Paul Celan, autre poète de l’ineffable. Celan lui offre un modèle puissant, car il fait violence à la langue (allemande) afin d’exprimer un contenu impossible : la force des ravages qu’a connus l’Histoire européenne au cours du vingtième siècle. Tellermann suit ce modèle à distance (Distance de fuite); on pourrait dire que l’oeuvre de Celan constitue un arrière-plan à son écriture. En 2003, Esther Tellermann a publié chez Farrago Une Odeur humaine, un récit abstrait proche de ceux de Blanchot, Beckett ou Thomas Bernhard.
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Entretien avec Esther Tellermann Paris, le 26 juin 1998 John Stout : J’aimerais vous poser, d’abord, une question d’ordre général sur la situation actuelle de la poésie en France. Comment est-ce que vous percevez la situation de la poésie aujourd’hui ? Et comment est-ce que vous vous situez par rapport aux développements actuels ? Esther Tellermann : Écoutez, je ne souhaiterais pas être trop pessimiste, puisqu’il y a dans ce domaine des lieux d’édition divers et nombreux. Malgré les difficultés que d’aucuns peuvent avoir à publier leurs textes, il y a en France une large production poétique, donc des différences, des divergences, c’est certain. Mais je ne pense pas qu’on puisse parler de « groupes » actuellement. J’ai lu récemment – je ne citerai pas son nom – un article d’un jeune universitaire qui se plaignait qu’il n’y ait guère de poésie aujourd’hui en France et qu’il préférait lire Hugo, Aragon, et qu’Aragon était sans doute le dernier poète. Bon. … Il est vrai qu’il n’y a plus de grands mouvements poétiques en France comme le fut le surréalisme, mais n’étaient-ils pas liés à des mouvements historiques, des renouveaux et des espoirs idéologiques ? L’Histoire ne se donne actuellement que dans le fractionnement. Il est probable que la littérature elle-même soit dans ce fractionnement. C’est vrai que beaucoup regrettent une littérature par trop fragmentaire, parcellaire (où l’on mettrait sans doute volontiers la mienne…). Mais remarquez que les revues Po&sie de Michel Deguy et Action Poétique d’Henri Deluy fêtent actuellement leur cinquantième année de parution. Ce n’est pas si mal… J. S. : Il y a aussi la question du lectorat. On prétend souvent qu’il y a de moins en moins de gens qui lisent la poésie, même si de plus en plus de recueils sont publiés en France. Esther Tellermann : Voilà. Alors, évidemment, pour prendre un point de vue plus pessimiste, il est bien rare que la poésie soit connue en dehors de milieux restreints. Très régulièrement un article est publié dans Le Monde pour dire qu’il n’y a plus rien, qu’il n’y a plus de poésie en France. Et tout le monde de déplorer la coupure d’un large public et de la poésie. Mais, me semble-t-il, je n’ai jamais connu – moi, qui suis professeur de Lettres aussi – d’osmose entre le grand public et la littérature. Donc, est-ce que ce ne serait pas un mythe, enfin, de penser qu’il y a eu des textes qui ont largement passé la rampe d’un public « éclairé » ? Certainement, ce qu’on veut dire par là,
69 c’est que l’on déplore le fait qu’il n’y ait pas de grands mouvements littéraires. C’est peut-être vous, qui avez un regard extérieur, qui pourriez nous en parler. On déplore aussi toujours dans une époque qu’il n’y ait pas d’œuvres comme ça, à l’avancée, d’œuvres marquantes, d’œuvres qui, telle Les Illuminations de Rimbaud, marquent tout à coup un tournant, qui brutaliseraient en quelque sorte la langue et les espaces littéraires. Mais remarquez ce que les médias disent actuellement « littérature ». L’histoire tranchera. Enfin, il n’y a pas, me semble-t-il, de réelle communauté poétique. Il y a des diversités poétiques. Quant à dire que nous soyons connus en dehors de ces milieux, évidemment pas. Mais vous entendez bien que les valeurs qui sont à l’affiche ne sont pas les nôtres. J. S. : Malgré le sentiment d’isolement dont vous parlez, n’y a-t-il pas aussi des affinités et des contacts entre des poètes français contemporains et des poètes nord-américains ? Par exemple, j’ai vu que certains de vos poèmes ont été traduits et publiés dans la série « Écriture » chez Burning Deck aux EtatsUnis, dirigée par Keith Waldrop et Rosmarie Waldrop. Les poètes les plus intéressants aux Etats-Unis connaissent très bien l’œuvre d’Anne-Marie Albiach, celle de Claude Royet-Journoud, celle de Jean Daive et celles des autres poètes de l’avant-garde d’aujourd’hui (je ne sais pas si vous acceptez le terme « avant-garde » pour décrire cette littérature). Esther Tellermann : Écoutez, j’en suis ravie. Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journaud, Jean Daive sont mes aînés. Ils sont sans doute encore pour moi « avant-garde … ». Il y a d’autres textes aussi, de plus jeunes poètes qui émergent. J’ai eu le plaisir, effectivement, que Rosmarie Waldrop et Keith Waldrop publient mes textes et que ces textes soient dans Burning Deck. J’entretiens avec eux un échange amical. Voilà. Je ne saurais dire comment on peut me situer par rapport à un ensemble, voyez-vous, parce que ça, c’est très délicat. Je ne sais pas dans quelle lignée l’on me place. Mais je le suppose … J. S. : Quelles traditions littéraires vous ont influencée le plus ? Et pourquoi ? Esther Tellermann : Très certainement, la prose. Particulièrement la prose. J. S. : Plus que la poésie ? Esther Tellermann : Oui, je crois. Je crois, profondément. La poésie, évidemment, aussi. La littérature allemande, américaine m’intéressent, m’ont intéressée aussi bien sûr.
70 J. S. : Quelles sont les œuvres littéraires que vous lisiez dans votre jeunesse, avant de commencer à écrire ? Esther Tellermann : J’ai eu une formation tout à fait banale et classique. Je lisais Hugo, bien sûr Hugo ! Toujours Pascal et Baudelaire, Nerval, Verlaine, Apollinaire. Et comme ma jeunesse s’est poursuivie un peu j’ai découvert Reverdy. Reverdy, c’est vrai, plus que Max Jacob ou Queneau. Je pourrais citer Dostoïevsky, Joyce, Trakl et Beckett encore et encore. Mais l’inventaire serait un peu fastidieux. Et puis il y a mes aînés proches rencontrés plus récemment ! Paul Celan, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Edmond Jabès, Claude Royet-Journoud, Jean Daive… J. S. : Vous avez décrit votre œuvre poétique – au moins, les deux premiers recueils – comme une sorte de « journal poétique ». Pourquoi est-ce que vous caractérisez votre œuvre comme un « journal » ? En fait, il ne s’agit pas du tout d’une « autobiographie » au sens conventionnel du terme chez vous. Vous avez dit que « l’autobiographie est prise dans la distanciation » dans vos textes. Esther Tellermann : Effectivement, j’avais qualifié cela de « journal ». Alors, pourquoi « journal » ? Tout simplement parce que c’était écrit au jour le jour pendant un temps – une période longue et ramassée dans le temps. C’est-àdire ponctuelle. Ça peut être un mois ou ça peut être trois semaines. Et à ce moment-là, effectivement, l’écriture – le carnet – m’accompagne. C’est peutêtre pourquoi je disais « journal ». Il est bien évident que Première apparition avec épaisseur est plus … Bon. C’est un livre que j’ai plus de mal à relire… J. S. : Parce que c’était le premier ? Esther Tellermann : Voilà. C’est plus difficile pour moi. Mais très certainement celui-ci était plus proche d’une confidence, peut-être. Pour les autres, ce qui tiendrait du journal, c’est simplement le fait que c’était écrit au jour le jour, dans un temps assez court. Actuellement, je m’oriente vers des sections plus amples, c’est-à-dire par exemple des sections de soixante, soixante-dix poèmes écrits dans une suite. Des suites, je veux dire. Là où il y a journal, c’est que le vécu est essentiel (mais c’est plutôt un vécu contemplatif à ce moment-là). C’est-à-dire une mise en condition. Il y a une mise en condition qui est celle de l’écriture. Il ne s’agit pas d’un jour comme celui d’aujourd’hui, où j’ai vaqué à mes occupations. Il faut que ce soit un horstemps. Il vient une sorte de parenthèse dans le temps, mais où se concentrent les impressions accumulées d’une année. Les espaces entre les différents
71 moments de poésie sont peut-être tout à fait nécessaires à mon écriture. Je m’en plains beaucoup intérieurement, mais je pense que mon exigence va jusqu’à ce point où je sais qu’être privée d’écriture, c’est recharger une section de manière plus intense lorsqu’elle se donnera, même si je ne sais pas à l’avance ce qui se donnera. J. S. : Il y a un paradoxe particulier qui me fascine dans votre œuvre. C’est que cette œuvre semble très austère, très impersonnelle. On sent qu’il y a un travail de dépouillement derrière les paroles. En même temps, vous dites que vous vous acheminez vers « une subjectivité brûlante » par l’écriture. Alors, on voit un souci d’exprimer le subjectif, mais c’est à travers des textes qui semblent être austères, impersonnels. Il s’agit de cette « distanciation » que vous avez évoquée vous-même ? Esther Tellermann : Écoutez, je vous remercie beaucoup de cette remarque. Je pense que c’est effectivement la seule possibilité que j’ai pour écrire. Je n’ai pas trop le choix. Là, je vois que vous avez un titre qui est Distance de fuite. (Esther montre du doigt un exemplaire de Distance de fuite sur la table). Peut-être qu’écrire se place dans cette difficulté de l’intersubjectivité, si vous voulez. Je ne sais pas comment dire. Dire une subjectivité, c’est extrêmement ennuyeux. La poésie vient se mettre entre ce que je pourrais dire de ma subjectivité et moi-même. Dieu merci, elle fait écran à ce que je pourrais dire de moi-même. C’est-à-dire qu’elle est parfaitement autre. Donc j’y découvre, effectivement, une autre façon d’être. J. S. : J’ai l’impression que, pour vous, écrire de la poésie n’est pas une simple transcription de ce qui existe déjà. Vous parlez souvent de « voyages », d’une « recherche ». Alors, il ne s’agit pas d’une répétition de ce qui est déjà là. Est-ce que je vous lis bien ? Esther Tellermann : Mais oui, je vous en remercie aussi. Il y a, effectivement, dans ma recherche poétique, quelque chose qui est de l’ordre d’un plaisir, puisque – je ne dirais pas que ce soit une échappatoire, mais, en tout cas, c’est une autre création, un autre espacement, une autre lecture du réel. En fait, la lecture que j’appose dans ce temps et cet espace, qui, très généralement, est celui du voyage. Mais faudrait-il dire « du voyage » ? Ce serait plutôt un autre espace. Un autre espace que l’espace quotidien. D’où, d’ailleurs, une sorte de danger. Parce qu’il s’agit toujours un peu de paradis artificiels. Si vous êtes à la recherche de cet espace, évidemment, il est un espace impossible. C’est-à-dire qu’il se ferme et dès que l’écriture s’achève c’est un espace qui m’est dérobé. Mais dans le moment où j’ai accès à cet espace-là, une lecture du réel s’impose à moi de façon extrêmement aiguë et
72 me semble être la réalité. Ce qui m’atteint n’est pas du tout alors le rêve. Ce que je touche et ce que je lis est très proche, me semble-t-il, de ce que j’ai vécu à d’autres moments et d’une réalité quasiment « objective ». Mais enfin, c’est ma lecture. C’est une lecture que j’appose à une réalité. J. S. : Vous travaillez au carrefour du quotidien et de l’imperceptible. L’imperceptible, cela veut dire le tout-autre ? Un autre espace, comme vous avez dit ? En vous lisant, on est très conscient à la fois de l’importance du détail (car tout est très précis : des choses vues ou imaginées) et en même temps, du fait que ce qui prime, c’est surtout l’énigme, c’est l’ellipse, c’est le silence, ce sont les blancs textuels. Claude Esteban, par exemple, trouve que « [dès] l’origine il y a, chez Esther Tellermann, comme le constat d’une aporie ». Alors, qu’est-ce que c’est que cette aporie ? Pourquoi est-ce que vous écrivez, soit à partir de, soit contre l’ellipse, le silence, les blancs textuels ? Esther Tellermann : Là, vous touchez à une question très certainement personnelle. Lorsque j’écris, je ne sais pas ce qui va se donner. Par exemple, pour mon prochain livre, qui peut-être s’appellera Guerre extrême, je ne sais pas… J. S. : Quel titre ! Il faut le garder : ça fait réagir ! Esther Tellermann : Au début, ça devait être L’Autre terre mentale, mais c’était un peu trop bavard. Eh bien, j’ai pensé que ça allait être un texte, je ne dirais pas jubilatoire, mais presque. C’est-à-dire qui serait plus ancré… encore me semble-t-il que je sois toujours ancrée dans le sensible, puisque la précision naît de ma lecture, de la lecture et du mot qui surgit à la rencontre de l’instant que je vis et de ce que j’observe. Donc, il y a un rapport : le mot surgit et la formule surgit exactement à la jointure, au moment, où se réunissent ma propre subjectivité et la lecture que j’appose à une perception, à un réel. Avant d’écrire, je ne sais pas ce qui va se donner. Ce qui fait que je pensais pour mon dernier titre que ce serait assez jubilatoire, que ce serait plus sensuel, plus lyrique, plus étoffé même. Je ne souhaiterais pas me laisser enfermer dans l’aporie ou dans l’ellipse. Mais cependant, je dois constater que, quand bien même il y a des suites plus longues, je constate que ce que vous disiez est très juste. C’est-à-dire qu’il y a toujours l’ellipse, l’énigme et toujours l’aporie, et peut-être même aussi la négation. On me l’avait fait remarquer. Je crois que c’était Gilbert Lascaux qui avait lu Pangéia et qui remarquait qu’il y avait tout un travail autour de la négation. Ça, je ne l’ai pas travaillé volontairement. Je travaille – bon : j’appellerai cela de l’inspiration. Je ne peux pas nommer cela autrement. Je ne retouche quasiment jamais les textes écrits. Je supprime certains poèmes, mais je ne retouche quasiment rien.
73 Effectivement, après, lorsque je relis, je vois que je reste dans la négation, dans l’aporie, dans une réalité qui se donne par fragments et c’est alors que je découvre que c’est ainsi que se donne pour moi la réalité. J. S. : J’ai eu la chance de trouver un numéro de la revue de poésie Ralentir travaux en librairie. Vous y avez publié des textes. Aujourd’hui je relisais l’introduction de Bernard Desportes, qui commence le numéro que j’ai acheté. En lisant cette introduction, je pensais à vous. Bernard Desportes écrit ceci : L’inaccessibilité du monde par quelque bout qu’on le prenne est le fondement de la création poétique. Quelles que soient la profondeur ou la violence de ses lumières, le chaos de ses ombres, le souffle de ses vents, le monde nous demeure insaisissable – et nous restons pareillement inaccessibles à nous-mêmes, fragmentaires, parcellisés, dans la douleur infinie d’un éclatement toujours multiplié du sens. C’est notre incapacité à lier l’accord de l’éphémère et du temps, à résoudre l’équivalence de notre origine et de notre fin, à embrasser simultanément cette infinité de sens et de sensations qui nous traversent et nous révèlent à une unité toujours plus inaccessible qui, dans le même mouvement qu’elle est dévoilement de la mort et révélation de notre tragédie, est naissance de notre élan poétique […] Le poème naît d’un manque. Il naît de la conscience d’une inaptitude et de la perception lucide d’un échec. Nous voulons dire le monde pour combler une absence d’être et une absence du monde, pallier cette incapacité à saisir le réel et notre propre insuffisance de réalité par un parti pris d’être au monde qui, nous unissant à lui, rassemble notre être morcelé et inachevé dans l’errance et la solitude de son sursis. Cette accession parcellaire que nous avons de la réalité du monde aussi bien que de nous-mêmes nous est inacceptable qui nous réduit en fragments; elle fait ainsi du poème, d’abord, un acte de refus. (Ralentir travaux, Nos 6, automne 1996, 3-4)
En lisant ce passage, je me suis dit : « Mais, c’est Esther Tellermann, ça ! » Esther Tellermann : (rires) J. S. : Je veux dire, il n’y a pas que ça chez vous, mais il y a beaucoup de ça quand même. Esther Tellermann : Je vous remercie beaucoup de la lecture attentive que vous faites de mon travail. Il est bien évident que s’il n’y avait pas une énigme fondamentale, qui est celle de notre vie de notre mort, il n’y aurait pas d’écriture. Ça, on peut toujours le combler par du temps, du travail, des occupations. C’est sur cette vacance-là, sur ce défaut de sens-là, que quelque chose surgit. Peut-être, je ne dirais pas, pour le réparer, mais pour en faire autre chose. Ce qui fait surgir le poème c’est à la fois cette confrontation avec
74 notre destin imparfait et son acceptation. Parce que le mot peut tout à coup en surgir. Je suis en accord avec le texte de Bernard Desportes : il y a cette brisure fondamentale qui est la nôtre et nous permet d’écrire. Il y a au fondement du poème cette douleur d’être, cette douleur d’exister, que je regarde, que je cherche à mettre en mots. Que je regarde chez l’autre, en particulier. Quand je pense à Guerre extrême, pour le prochain recueil, c’est que ce titre évoque notre propre division, notre propre conflit, notre propre énigme. L’énigme que nous sommes à nous-mêmes. Peut-être évoqueronsnous une poésie métaphysique ? Moi, je ne serais pas contre. C’est vrai que pour moi il n’y a pas de poème s’il ne s’interroge sur cette énigme de nos vies et de nos morts. J. S. : Vous venez d’évoquer la douleur. Justement, il y a un vers dans Distance de fuite : « pour contourner la douleur » (Distance de fuite, 23). Et aussi : « Transformer la plainte en polyphonie » (Distance de fuite, 40). Estce que c’est cela qui justifie votre écriture, qui en est la raison d’être, en quelque sorte ? Esther Tellermann : Oui, certainement. C’est une question difficile. On l’a dit pour Pangéia, qu’il y avait là comme une sorte de prière et il est vrai que j’ai voulu… je ne dirais pas que ce serait de l’ordre du pardon d’écrire un poème. Je ne sais pas. Dans le fond, j’ai toujours eu beaucoup de mal à parler de moi. Effectivement, il me semble qu’on ne peut écrire qu’en contournant la douleur. Simplement pour vous donner une indication sur ma propre personne, il est vrai que de 1986, la première date de publication, à aujourd’hui, j’ai évolué dans ma propre relation au monde. Je cherche à ce que la parole puisse être aussi un lieu, un lieu où je puisse habiter, mais il est probable que, il y a quelques années, je ne pouvais pas vraiment habiter la parole. Il est probable que je pouvais plus aisément parler à un autre (je ne sais pas lequel, enfin), m’adresser à quelqu’un, m’adresser à l’autre par le poème plus facilement que par la parole qui, me semble-t-il, nous disperse totalement. Ce sont deux lieux parfaitement différents. Je me suis toujours interrogée sur l’exil, l’usure qui fait notre subjectivité parce que, de par mes origines, de par le fait que mes parents soient des juifs d’Europe centrale, cette question de l’exil est au centre de la poésie que j’admire, qu’elle soit celle de Rimbaud ou celle de Paul Celan. Mais cet exil est au cœur d’un défaut de parole qui, dans le fond, est le nôtre, puisque vous savez fort bien que nous ne pouvons pas nous parler ailleurs que dans la méprise. Peut-être que le poème vient là en quelque sorte pour sceller un défaut fondamental. J. S. : Puisque vous avez évoqué Paul Celan, j’ai remarqué en lisant Distance de fuite que vous y reprenez un vers du célèbre poème de Paul Celan,
75 « Todesfuge ». Vous écrivez : « La mort est un songe venu d’Allemagne » (Distance de fuite 72). Or, Celan avait écrit : « Der Tod ist ein Meister aus Deutschland » (« La mort est un maître venu d’Allemagne »). Vous avez changé son poème. Je me suis demandé quelle sorte de dialogue vous présentez avec le poème de Celan et avec l’Holocauste dans ce texte. Esther Tellermann : Je continue une sorte de dialogue intérieur. Dire « songe », ce serait en quelque sorte essayer de placer cet Holocauste dans un universel humain, de ne pas en faire seulement une condition juive. Faire de l’exil, faire de la violence et faire du drame qui a été celui-là, un drame de l’universel, un drame de l’homme. Essayer de faire ce déplacement dans son propre chemin. C’est vrai que, finalement, j’entretiens – et je continue dans Guerre extrême d’entretenir, curieusement – un dialogue avec Paul Celan. Je ne pensais pas que je le ferais et je continue à le faire. J’ai continué à écrire, j’ai écrit sur la guerre dans Guerre extrême. Ce déplacement, c’est effectivement ce « songe », ce fantasme fondamental des gens de cette génération qui est la nôtre et n’a pas vécu directement l’Holocauste. Mais cela nous a brutalisés intérieurement. Nous aurions tort d’en faire un culte. En tout cas, dire « songe », c’était peut-être éviter cela et dire que ce que nous entretenions ou dont nous voulions nous séparer, n’était pas, pour nous, réel. J. S. : En lisant Pangéia aussi, j’ai souvent pensé à l’Holocauste. Par exemple : « Vous avez traversé la nuit allemande/enfoncez-vous » (24); « Cendre et fumée » (67); « Je voulais / ‘stimmen’ / ‘augen’ » (100); « Nous avons écrit/ ‘peur’. / Nous avons écrit/ ‘tombe’ / . / Pleurs et instruments. / Sara entrerait là/avec le dernier grain de sable » (105); « Sachez : ma lumière est noire » (70). Alors, je trouvais que c’était un texte traversé par des références indirectes, mais très puissantes, à l’Holocauste. Esther Tellermann : Oui, dans « Train sans paysages », je le pense. Il y a dans tous les derniers textes très certainement une sorte de dialogue avec Paul Celan. Et déjà je me rappelle « la nuit allemande » dans Première apparition avec épaisseur. J. S. : Dans Première apparition avec épaisseur, il y a le Rhin à la fin du texte. Esther Tellermann : Il y a le Rhin. Il était pour moi important, comme pour toute cette génération, de repenser notre propre rapport à l’Holocauste. Ce qui me frappe beaucoup, c’est que les Allemands le pensent beaucoup, ce rapport-là, leur propre rapport à cette histoire et il est très étrange de penser que cette histoire commune nous rapproche … Elle est présente, elle a été
76 présente, non seulement pour les poètes mais, je crois, pour tous les intellectuels de cette génération. Pour nous, juifs émigrés d’Europe centrale, les parents juifs n’avaient à donner à leurs enfants que cette image-là comme origine, que ce lieu vide, qui était effectivement celui autour duquel Paul Celan tourne. C’est un lieu de non-origine. C’est le lieu de l’anonymat. Un lieu-trou. Le lieu où il n’y a plus de noms. Alors, est-ce que ce lieu est le même pour tout écrivain, pour tout poète ? Est-ce qu’il n’y aurait pas un lieu vide fondamental, celui d’une origine jamais désignée ? Vers lequel chaque poème tend ? Une origine innommée, innommable ? Dans le fond, tout texte poétique tend vers un sens oublié, vers un sens qu’il chercherait à faire ressurgir. Dans mes textes cela peut prendre un infléchissement plus fortement marqué par l’Holocauste. C’est peut-être une façon pour moi de rejoindre à la fois une culture qui est profondément française mais qui tout de même se situe dans un exil. Et dont une certaine littérature allemande parle. J. S. : Dans vos textes je trouve constamment des références aux photos et des contrastes fréquents entre le noir-et-blanc et les couleurs. Quelle est l’importance de ces éléments de votre écriture ? S’agit-il d’une remise en question de la représentation en général ? Esther Tellermann : Je n’aurais pas la prétention d’aller jusque-là : remise en question de la représentation ! Est-ce que le monde est coloré ? Je vous pose la question. J’aime beaucoup le cinéma noir-et-blanc. Et pourquoi est-ce qu’on aime le noir-et-blanc au cinéma ? … C’est vrai que la couleur arrive par instants, par flashs quand vous regardez le monde, mais c’est vrai aussi que la réalité, telle qu’on la voit, est absolument invisible. Il n’y a rien à voir, sauf ce qui est rendu par un artiste, qu’il soit peintre ou poète. Effectivement, le cinéaste qui fait du noir et blanc pourra être beaucoup plus lumineux que la couleur banale qui est celle que nous voyons par la fenêtre. C’est vrai que la poésie aussi peut être une façon de colorer… le monde tel que nous le voyons – je ne sais pas si vous le voyez – mais il est invisible. Il peut y avoir un esthétisme de la représentation. Il est vrai que j’aime beaucoup, lorsqu’on se promène, que tout à coup un paysage vous atteigne d’une façon absolument inouïe. À ce moment-là vous avez l’impression qu’il faut absolument le noter, le retranscrire. Parce que ce n’est pas réel : ce ne peut pas être réel. Ce n’est dû qu’au regard que nous posons et qui est chargé de lectures, chargé de cette réalité brute. De même qu’il y a une littérature qui approche cette « obscurité » du réel. Je pense aussi à l’art pop, il y a une obscurité dans la réalité. Je ne souhaite pas ajouter d’esthétisme par la poésie, mais je pense qu’en effet, c’est une façon de percevoir. L’art a une fonction de représentation d’un réel qui nous échappe forcément.
77 J. S. : J’aimerais aussi vous poser une question sur la fonction des nombres, des chiffres et des figures de géométrie dans vos textes : « Intensité 8 », « Trois plans inhumains », « Bloc 3 » : des références à des chiffres se retrouvent presque constamment dans tous vos textes. Je dois dire que, lorsque je lis votre poésie, cette présence presque constante des chiffres et des figures de géométrie bloque ma lecture en quelque sorte. J’ai beaucoup de mal à lire les passages à chiffres. Cela m’éloigne du texte : cela crée un obstacle à ma lecture. Cela crée un effet d’impersonnalité mais, en même temps, cela fascine parce que, bien sûr, il y a une mystique des nombres. Est-ce qu’on peut parler de cet aspect de votre œuvre ? Esther Tellermann : Les chiffres s’imposent, mais c’est peut-être – « premier jour », « deuxième jour » – les nombres qui nous comptent, qui font que nous sommes en nombre fini, qui fait que nous sommes deux ou nous sommes un ou nous sommes sept. Je ne sais pas. C’est pour moi aussi une énigme, cette façon dont les chiffres s’imposent. Peut-être une façon qu’un ailleurs aurait de nous nommer, de nous poser. C’est comme si nous étions vus et nommés, chiffrés et comptés, je ne peux pas dire par Dieu, parce que je ne crois pas en Dieu. C’est notre finitude, les chiffres. Si vous voulez, je trouve que c’est terrible, après la mort de quelqu’un de cher, le peu que cela est. Et en même temps, cela a compté, le peu d’une vie. Bien sûr, ici nous sommes des êtres sociaux avec des liens, des représentations, des imaginaires, des semblants. Ce qui nous fait exister, puisque sinon, nous serions morts. Dans la poésie – ce qui est sans doute une folie – j’ai comme ça le sentiment de pouvoir aller au-delà de ce semblant. Ce semblant qui est notre existence sociale tout bêtement. Et donc de toucher, à ce moment-là, à une sorte d’existence pure, où nous serions simplement comptés. J. S. : Et qui est de l’ordre des chiffres et de la géométrie, alors ? Ce monde plus pur de la géométrie, des courbes, des triangles, des pyramides, des figures que vous évoquez si souvent ? Le vertical, la verticalité, les monuments ? Esther Tellermann : Oui, parce que ce sont les restes. Les restes des hommes en quelque sorte. Ils se comptent et ils construisent. Il est évident que dans le rapport au passé, qu’est-ce qu’il reste, sinon ces formes ? Il reste des écrits, bien sûr, mais il reste aussi toutes ces formes qui sont dressées contre le dérisoire de nos vies qui disparaissent. Donc, il y a toujours ces monuments, ces formes – la pyramide serait un exemple, mais il y en a d’autres – qui sont dans une pérennité absolue, qui s’opposent d’une manière radicale à notre fragilité. C’est sans doute ce que vous ressentez et ce que j’exprime, cette opposition entre ce peu de notre existence…
78 J. S. : C’est-à-dire la cendre, la poussière, la lave que vous évoquez ? Esther Tellermann : Voilà. Et puis, ces restes construits. Je ne veux pas parler de Malraux quand même, mais enfin, pourquoi pas ? C’est vrai que dans Les voix du silence il a énoncé là-dessus de très belles choses. J. S. : Quelle est la fonction des guillemets, des mots et des phrases entre guillemets et des tirets dans votre poésie ? Vous semblez créer une sorte de dialogue entre des voix différentes à l’aide des guillemets et des tirets. Ce sont des citations ? Esther Tellermann : Il y a quelques citations, mais peu. Généralement, les guillemets indiquent plutôt une manière de dialogue intérieur. C’est une façon, si vous voulez, de s’opposer – je me rappelle, là – à une voix qui s’impose et aurait peut-être tendance à sombrer ou à aller vers le chiffre, l’appel vers une existence pure. Vous pouvez considérer cela comme assez fou. Peut-être le tiret vient-il tempérer cela. Vous pouvez imaginer que cette quête d’une existence pure, de ce chiffre qui pourrait désigner une origine, il faut la tempérer, l’apaiser par un dialogue. Il y a une sorte de réponse, dans les différentes voix. Par exemple, « Transformez la plainte/en polyphonie », c’est un peu une voix qui répondrait. Je ne dirais pas « la voix de la sagesse » mais pourquoi pas ? C’est-à-dire qui tempérerait cette recherche du chiffre ou du symbole ou de l’existence pure. J. S. : Il y a aussi le jeu des pronoms dans vos textes. Il est vrai que certains des textes disent « je » : ils sont écrits à la première personne. Mais le plus souvent, c’est plutôt un « il » ou un « elle », au singulier ou au pluriel, n’estce pas ? Esther Tellermann : Nous rejoignons peut-être là ce que vous disiez tout à l’heure : c’est-à-dire, la distance. Lorsque le poème se donne, c’est à la jonction d’une subjectivité et du réel. De ce qui pourrait s’appréhender comme pensée, mais qui pourrait être aussi de la sensation. La jonction, donc, d’une impression (c’est difficile de dire « impression »; c’est difficile de dire « pensée »)… C’est le moment où le mot surgit. Et où ce mot vient faire lien entre votre propre subjectivité du moment et le monde. Le monde étant le monde sensible et l’autre : l’autre pouvant être « vous », pouvant être « il », pouvant être « l’autre », qui rejoint peu ou prou le « je ». Ou le « je » rejoint le « il ». C’est-à-dire, que ce jeu de l’altérité est une recherche. C’est peutêtre effectivement, la recherche, réellement, d’un « tu ». D’un autre qui ne soit pas soi. C’est la question du « tu » en tant qu’adresse. Il faut trouver un autre radical qui peut nous séparer de la quête du nom du chiffre fondamental.
79 S’il y avait un chiffre fondamental, tout s’arrêterait. Il y a toujours ce jeu de balancier dans l’écriture. C’est-à-dire à la fois cette tension vers une origine que vous ne pouvez nommer, vers le nom juste qui tout à coup viendrait remplir le défaut qui est le nôtre. Et puis, ce jeu de la pluralité qui est apportée par l’autre. Et qui pourrait venir apaiser, tempérer une recherche par trop risquée. Donc, je crois que tous ces jeux de pronoms, c’est l’ancrage dans une humanité plurielle que le poème est également. Le poème, s’il s’origine d’un exil, d’un trou, d’une absence, il est aussi – enfin, je l’espère – tourné vers l’autre. J. S. : Vous faites partie de milieux psychanalytiques à Paris. Est-ce que vous voyez un rapport entre votre intérêt pour la psychanalyse et la pensée psychanalytique et votre travail de poète ? Esther Tellermann : En réalité, la poésie est quelque chose que j’aborde extrêmement rarement par la psychanalyse, mais j’écris sur les poètes que j’aime et je trouve chez Lacan des choses très fortes sur ses propres lectures littéraires. Ce qu’il nomme, par exemple, « le Réel », le Réel innommable. Il a été très sensible à Beckett, à Duras, à Guyotat. Je pense qu’il a très bien compris que le poème venait là au lieu de ce Réel, ce qu’il nomme « Le Réel », qui échappe, qui ne peut pas être nommé. Le poème vient là, dans cette défaillance du langage. Que tout à coup on a la chance de pouvoir croire un instant nommer. Là, on est quand même à une lisière un peu – je ne dirais pas de la folie – mais enfin, c’est un moment de vacillement. Il faut se mettre sur une position de fragilité dans ce moment où vous prenez votre crayon pour chercher l’harmonie, puisque nous sommes fondamentalement disharmoniques, forcément fractionnés dans l’exil qui n’est pas seulement celui de la judaïté mais qui est le nôtre en tant qu’hommes sur cette terre. Si à un moment donné vous pensez pouvoir dire dans une formule, dans un chiffre, non pas une « vérité » mais ce qui viendrait être harmonique, ça tient de quelque chose de fou. Donc d’une position de risque. Je ne parle pas seulement des écritures de ceux que j’aime et de ceux qui se sont risqués à l’écriture et qui le disent. Regardez, par exemple, Rimbaud : tout à coup, il s’arrête. Ce n’est plus possible. Il y a eu quelque chose qui a été trop impossible là, dans ce qu’il a touché. Il fallait arrêter. J. S. : Merci beaucoup, Mme Tellermann. C’était vraiment un grand plaisir pour moi de vous interviewer ! Esther Tellermann : C’est moi qui vous remercie.
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Bibliographie d’Esther Tellermann Première apparition avec épaisseur. Paris : Flammarion, 1986. Trois plans inhumains. Paris : Flammarion, 1989. Distance de fuite. Paris : Flammarion, 1993. Pangéia. Paris : Flammarion, 1996. Guerre extrême. Paris : Flammarion, 1999. Encre plus rouge. Paris : Flammarion, 2002. Une Odeur humaine. Tours : Farrago, 2003. Terre exacte. Paris : Flammarion, 2007.
Anne Teyssiéras Ayant publié son premier recueil de poèmes, Épervier ma solitude, en 1967, Anne Teyssiéras a écrit de nombreux livres de poésie. De recueil en recueil, Teyssiéras réécrit et modifie une mythologie personnelle organisée autour de la recherche de l’autre, de la quête d’une identité (provisoire). La perte de sa mère pendant son enfance reste un élément essentiel à partir duquel l’auteure écrit ses textes. Le besoin chez Teyssiéras de traverser une série d’expériences transformatrices surgies de l’imagination, vient en partie de ce vide originaire. Comme le remarque Glenn Fetzer, l’œuvre de Teyssiéras est orientée avant tout « vers l’interrogation métaphysique », car dans sa poésie « des références au monde naturel impliquent un vaste réseau qui s’oppose à chaque instant au moi conscient et qui suscite également une mise en marche ontologique » (G. Fetzer « Avènement de la parole : illusion et réalité chez Anne Teyssiéras et Céline Zins » in M. Bishop, dir. Thirty Voices in the Feminine (1996) 218). Dans Les Clavicules de Minho (1986) Anne Teyssiéras écrit son art poétique personnel, exprimé sur le mode du paradoxe et de la remise en question de certaines notions conventionnelles ou certains clichés concernant la poésie. « Le poème est la clé qui n’ouvre aucune porte, » écrit-elle (9). « L’œuvre est le non-lieu du poète en même temps que son séjour » (10). Ou encore «le poème est le foyer d’une illusion […] Le poète y entretient sa soif » (22). En fin de compte, constate-t-elle, « [le] poème est un déplacement non un aboutissement » (Les Clavicules de Minho, 55). Dans certains de ses livres Teyssiéras adopte un personnage mythique (par exemple, le golem dans Golem (2000)) ou un système de symboles traditionnel comme les tarots dans Le Chemin sous la mer (1992). Le golem devient pour le poète un double à travers lequel elle peut arriver à dire ce qu’elle n’aurait pas pu dire autrement. De façon semblable, les tarots lui permettent d’élargir la perspective lyrique de sa poésie, afin d’aller au-delà des limites d’une histoire personnelle. Elle atteint, ainsi, un niveau supérieur de connaissance. Bénédiction de Joseph et Défloration d’Anne sont ses ouvrages les plus récents et font partie d’un ensemble plus vaste intitulé Le dit de la Passion.
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Entretien avec Anne Teyssiéras Le 23 juin 2000 John Stout : Anne Teyssiéras, votre œuvre poétique me semble figurer parmi les plus belles, les plus riches et les plus cohérentes de notre époque. En 1967, vous avez commencé cette œuvre en publiant Épervier, ma solitude. Cette année, vous avez publié Golem, que l’on pourrait qualifier de l’aboutissement d’une longue recherche que la poésie a rendue possible. J’aimerais retracer avec vous les étapes de cette recherche. D’abord, une question d’ordre général : qu’est-ce qui vous a amenée à choisir la poésie, plutôt que la prose, pour poursuivre cette recherche à l’origine de votre œuvre ? Qu’est-ce que la poésie vous permet de faire que la prose n’aurait peut-être pas permis ? Anne Teyssiéras : Au départ, je ne savais pas que la poésie allait s’imposer comme elle s’est imposée à moi. J’avais l’intention d’écrire très jeune. Je pense, à huit ans déjà, j’avais cette idée dans la tête. Mais le mot « poésie » ne me venait pas à l’esprit. Je pensais écrire de la prose, de petits récits, peutêtre un roman. Mais je ne faisais rien. J’essayais quand même, parce que j’allais à l’école et on nous faisait faire des rédactions. J’avais envie de découvrir des choses à travers ces petits récits que sont les rédactions. Quand on est encore très petit, on peut avoir envie d’écrire. Je pensais donc que je continuerais. Cela me plaisait beaucoup. Mais la guerre est arrivée à ce moment-là. J’habitais Rouen au moment où la guerre s’est déclarée. Rouen est une ville qui a été très endommagée par les bombardements. Avec ma mère, nous avons dû quitter Rouen, mon frère et moi, pour aller à la campagne, dans le sud-ouest, où nous avions une petite maison. C’était en 1942. Là, ma mère est tombée malade. La maison n’avait absolument aucun confort. C’était difficile aussi de trouver de la nourriture ! En plus, cet hiver-là fut extrêmement rigoureux. Ma mère est donc tombée malade. Elle était assez fragile du point de vue pulmonaire. Nous sommes allés ensuite à Périgueux, où nous avions de la famille. Là, ma mère a commencé à se faire soigner, mais c’était trop tard. La tuberculose était une maladie grave à l’époque. Il n’y avait pas encore d’antibiotiques. J’ai donc perdu ma mère en 1945. J’avais dix ans. Cela a été un terrible choc. Ma mère me paraissait l’être le plus nécessaire au monde. Je me suis retrouvée orpheline, mais j’ai tenu bon, tout en étant malade aussi. J’ai dû passer un séjour assez long dans un sanatorium pour enfants. J’ai tenu le coup, mais j’étais dans un état d’hébétude, une sorte de stupeur qui m’aidait peut-être à vivre à l’époque parce que je ne voulais pas réfléchir à ce qui m’arrivait. Je vivais au jour le jour. Quand on
83 est enfant, cela est plus facile… Après ces problèmes, je suis retournée à Rouen, où mon père, lui, était resté. Mon frère était avec moi au sanatorium. Nous sommes retournés à Rouen tous les deux. Du temps a passé. À douze ans, je suis retombée malade… Je commençais à écrire un peu. Des poèmes. Cela me semblait le chemin le plus court pour atteindre quelque chose, une espèce de vérité qui ne m’apparaissait pas. Quelque chose s’imposait et j’éprouvais le besoin d’écrire. J’étais comme pressée par le temps. À l’école, cela ne se passait pas très bien parce que j’avais d’autres idées en tête. Je supportais très mal les formes d’autorité. J’étais très indépendante tout en étant relativement docile pour éviter les ennuis… Je m’en sortais tant bien que mal, avec un fond de détresse existentielle qui était continuelle, mais sans effets, si vous voulez – je veux dire, sans symptômes d’aucune sorte. Mon entourage ne se rendait absolument pas compte dans quel état de détresse j’étais. J. S. : Alors, c’était très intérieur ? Anne Teyssiéras : Très intérieur, oui… J’ai donc dû quitter Rouen. J’en étais là. Je suis retournée à Périgueux, chez ma tante, une sœur de mon père. Le climat était meilleur là-bas… Alors, ont commencé les années de lycée. Pas très bonnes. J’ai passé le brevet et ensuite, le baccalauréat de philosophie. Je travaillais toujours au dernier moment. En cours d’année, j’étais occupée à écrire des poèmes. J’ai vraiment écrit des poèmes à ce moment-là. J’avais laissé tomber l’idée d’écrire en prose. J. S. : À quel moment est-ce que vous avez commencé à penser à la possibilité de la publication de vos poèmes ? À faire publier vos poèmes en recueils ? Anne Teyssiéras : Cette idée m’est venue un jour. J’étais de nouveau à Rouen, en Faculté de lettres. J’écrivais pratiquement un poème tous les jours. Je ne faisais que ça. On peut dire que j’allais à la Faculté comme auditeur libre, pour suivre les cours qui m’intéressaient. C’est mon père, à qui je montrais ces poèmes quotidiens, qui m’a dit un jour : « Il faudrait peut-être chercher un éditeur pour les faire publier ». Ces poèmes lui plaisaient bien, mais je n’aime pas en parler… C’étaient des poèmes de forme classique. J. S. : À la Baudelaire, par exemple ? Anne Teyssiéras : Il y avait un peu de tout, de tout ce que j’assimilais en lisant les Romantiques, les Symbolistes, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, les classiques (Racine, Corneille) et bien sûr Victor Hugo… Cela me plaisait de lire les poètes, je m’en imprégnais. Ce que j’ai écrit jusqu’à ma vingtième
84 année est une poésie sur laquelle il vaut mieux ne pas revenir. C’est sans intérêt pour la suite, je veux dire. J’ai donc continué dans cette veine un certain temps. Puis, je n’ai plus voulu rester à Rouen avec mon père. Cela ne me convenait pas. J’ai pris ma décision et lui ai dit : « L’an prochain je vais à Paris ». Je voulais retrouver une amie, ici présente. [Mme Thérèse Marchal était dans la salle pendant l’entretien. – JS] Je savais que cette amie me faciliterait les choses pour continuer dans ma vocation. C’est à ce moment-là que les poèmes de forme classique dont je vous parlais ont été publiés chez un éditeur à compte d’auteur. À Paris, j’ai commencé à vouloir connaître des gens. J’ai frappé à diverses portes. Quelques-unes se sont entrebaillées… J’ai rencontré Pierre Javet, chez Julliard. J’avais envie d’écrire un roman tout en continuant la poésie. Il m’a encouragée. J’ai écrit ce roman. Il y avait des qualités, mais sûrement insuffisantes pour une publication. C’était surtout « poétique ». Pierre Javet m’a proposé alors de rencontrer son lecteur de poésie, Paul Chaulot. J. S. : C’est lui qui a écrit l’introduction à Épervier, ma solitude. Anne Teyssiéras : C’est lui. Il a été très accueillant. À son contact je me suis débarrassée des formes classiques. Il m’a dit : « Vous avez quelque chose à dire, donc il faut vous libérer complètement et le dire ». C’est ce que j’ai fait. Il m’a aidée, soutenue, pendant environ deux ans. J’allais le voir régulièrement avec, toujours, des poèmes nouveaux. Il les lisait. On en parlait. Je faisais des progrès rapides. Quand on a pu grouper un certain nombre de poèmes, il m’a dit : « Je vais écrire à l’éditeur Rougerie ». Et il a écrit, séance tenante, une lettre à Rougerie. Voilà comment a été publié Épervier, ma solitude, chez René Rougerie qui très vite est devenu un ami. En m’adressant à lui, Paul Chaulot m’a fait gagner un temps précieux, et trouver une famille. Je le lisais beaucoup pendant cette période. C’est un merveilleux poète. J. S. : J’aimerais retracer les étapes du développement thématique et formel de votre poésie. Parlons d’abord de vos recueils des années soixante et soixante-dix. Il me semble que ces recueils constituent les chapitres d’une mythologie personnelle en cours qui continue sans doute encore aujourd’hui. Dans tous ces recueils, l’événement capital qui détermine le développement thématique des poèmes, c’est la perte d’un être cher, d’une femme, d’une mère et le deuil qui s’ensuit. Anne Teyssiéras : Oui. J. S. : L’absente à laquelle songe le sujet poétique revient constamment dans tous ces premiers recueils, tout en restant presque inaccessible. C’est elle que
85 l’on cherche mais c’est elle qui reste loin. Le besoin d’établir un contact nouveau avec elle alimente la quête poétique, n’est-ce-pas ? Anne Teyssiéras : Oui, c’est exactement ce qui s’est passé. Il y a une quête, elle me laisse l’espoir d’aboutir à quelque chose de positif, qui serait la présence d’une absence. Mais je me suis rendu compte au fil des recueils que c’était parfaitement illusoire, cette démarche. C’était un besoin essentiel pour moi de poursuivre dans cette quête de la mère, de l’être cher. Mais au fur et à mesure que je progressais, je me rendais compte que c’était perdu d’avance, que je n’aboutirais à rien de miraculeux. En même temps, je savais que je continuerais, que j’allais continuer à vivre sur une illusion. C’est là que j’ai commencé à penser que l’illusion était une forme de réalité. Je m’en suis sortie de cette façon… Pour me changer les idées, je m’intéressais aussi à diverses disciplines scientifiques. La physique quantique, par exemple, m’intéresse beaucoup parce que je vois qu’on peut être dans des mondes parallèles. La physique quantique, c’est l’infiniment petit. Mais je me dis, pourquoi pas à tous les niveaux, du microcosme au macrocosme ? N’auraiton pas les mêmes possibilités, comme d’être partout en même temps et nulle part ? En fait, c’est la manière dont on les enseignait qui ne me plaisait pas… J. S. : Vous commencez Épervier, ma solitude avec un poème qui s’appelle « Liberté » et qui indique déjà un des buts de votre écriture. Puis, dans Golem, votre livre le plus récent, vous revenez à la même image avec laquelle vous aviez commencé : « J’ouvre la cage pour la liberté de l’oiseau » (35). Une sorte de boucle est bouclée, donc. Anne Teyssiéras : C’est curieux, en effet. Cela n’est pas volontaire. Dans Golem, « j’ouvre la cage pour la liberté de l’oiseau »… Cela déborde infiniment mes problèmes personnels. Je voudrais amener mon lecteur à une forme d’humanisme, au souci de l’autre qui nous fait prendre conscience de tout ce qui se passe dans le monde actuellement : ces guerres, ces emprisonnements, ces exécutions, ces massacres… La révolte de mon golem est de cet ordre-là. J’avais oublié que dans le premier poème d’Épervier, ma solitude il y avait aussi cet appel vers la liberté qui était peut-être plus individuel, plus subjectif. J. S. : Diriez-vous que votre poésie est d’ordre orphique ? Il y a chez vous cette perte de l’être cher que l’on essaie de retrouver et c’est cette perte qui alimente à la fois l’écriture de la poésie et les transformations qui ont lieu chez le sujet poétique. D’ailleurs, vous décrivez le sujet – le je qui parle – très souvent comme un voyageur ou un pèlerin. Cela me semble être une démarche foncièrement orphique.
86 Anne Teyssiéras : Je suis frappée par votre remarque parce qu’effectivement, sans m’être identifiée au personnage d’Orphée, j’en ai fait une sorte de compagnon. Pas de modèle. Il m’a occupé l’esprit. La légende d’Orphée m’a toujours retenue, avec Eurydice, ce terrible danger de se retourner sur celle qui va disparaître. C’est une façon d’enfreindre l’interdiction, mais Eurydice disparaît à tout jamais. C’est vrai, il y a quelque chose d’orphique dans mon parcours. J. S. : Est-ce qu’il s’agit d’un parcours spirituel, si le poète ou le sujet poétique est « pèlerin » ? Là, j’emploie le terme « spirituel » au sens le plus large. C’est-à-dire que ce serait la recherche d’une transcendance finale qui permette au poète de dépasser la perte, conçue en tant que pure négativité (absence, vide). À ce moment-là, la poésie serait le moyen d’aller au-delà du vide. Anne Teyssiéras : Au-delà, oui. Mais à cause de l’illusion dont je vous ai parlé, je sais que cette transcendance est impossible. Dans mon parcours, on ne peut pas dire qu’il y ait une recherche de Dieu, par exemple. Je peux avoir le souci d’atteindre par la réflexion une sorte d’apaisement, mais il ne tombe pas du ciel. Je n’y crois plus. Si je continuais à croire que je vais trouver la formule libératrice, ce serait absurde. Je continue à vivre sur mon illusion, après avoir fait de cette illusion une forme de réalité. Ce n’est pas une transcendance. C’est un élan. À partir du moment où la poésie est devenue nécessaire au départ, elle est devenue inévitable en cours de route. J’ai pu croire que j’allais m’arrêter d’écrire entre cinquante et soixante ans. (J’ai dépassé la soixantaine.) Mais j’ai compris que mon parcours s’inscrivait sur un cercle. Je vis à l’intérieur du cercle dont le centre est la poésie et la circonférence mes étapes. Le désir d’écrire des nouvelles c’est pour voir d’autres paysages sur le même circuit… Vous avez dit, la boucle est bouclée avec Golem, qui reprend des images telles que celles de la liberté et de l’oiseau. J’aurais dû m’arrêter là, en fait. Mais je sens bien que je ne peux pas m’arrêter. C’est vraiment, disons, constitutionnel. Quand je m’arrête d’écrire trop longtemps, quelque chose ne va pas. Il faut se remettre à écrire pour aller mieux. Il faut tout sauver, comme on dit « sauver les meubles ». Je ne sauve en fait que mes illusions pour continuer de vivre avec elles. J. S. : On a l’impression, en vous lisant, que vous écrivez à partir d’une absence d’identité. Par exemple, vous avez écrit : « Qu’étais-je sinon l’envers même du cri, un écho évidé, le geste qui n’aurait pas lieu ? » Ce sentiment de l’absence d’identité, est-ce que c’est cela une des choses qui vous poussent à écrire ? Anne Teyssiéras : Non. Cette absence d’identité est une recherche de non-
87 souffrance. Cela peut être un refuge. Il y a la recherche du neutre dans ma poésie aussi. La recherche du neutre était indispensable parce que j’avais à aborder des problèmes métaphysiques qui m’interdisaient d’être « une femme ». Un homme n’a pas ce problème, il peut être neutre et homme à la fois. Quand on est une femme, écrivain, poète, on peut être amenée à se réfugier dans le neutre si on veut faire passer des idées, des pensées, des choses philosophiques. J. S. : Sinon les critiques conservateurs vont dire que c’est « de la poésie féminine » ? Anne Teyssiéras : De toute façon, ils le disent ! On n’échappe pas à cela. Je ne suis pas féministe, mais je ne suis pas anti-féministe non plus. Je n’ai pas trouvé de solution… C’est quelque chose qui me préoccupe, bien sûr. Je suis même révoltée de voir que, dans les deux moitiés de l’humanité (masculineféminine), la moitié féminine est maintenue dans une relative servitude. C’est un accord tacite. Et cela dure depuis des siècles. On ne s’en rend plus compte, à la limite. J’essaie d’attirer l’attention là-dessus, depuis mon enfance… Aujourd’hui on parle de parité. Mais sur dix peintres, par exemple, il y aura une ou deux femmes reconnues, et on dira : « C’est assez pour l’égalité des sexes ! » Cela entretient le malentendu. En réalité, les femmes sont sousreprésentées. Si je raisonne ainsi, je peux sembler très féministe. Pourtant, quelques amies m’ont reproché d’avoir une attitude machiste parce que je ne tiens pas compte des problèmes féminins. C’est un peu vrai. Je les saisis globalement, de l’extérieur. J’ai des choses à dire qui ne sont pas de cet ordre-là. J. S. : Est-ce que c’est pour cette raison que le voyageur dans votre poésie est si souvent androgyne ? Je pense, par exemple, au Chemin sous la mer : « Celui-celle qui a gagné les hauteurs sous la mer ne peut pas voir ce qui se passe devant lui » (45). Anne Teyssiéras : Justement, il y a souvent « celui-celle » ou « il-elle ». Ils sont toujours là, tous les deux. Mais neutres. Aucune priorité, aucun privilège n’est accordé à l’un par rapport à l’autre. Dans ce livre-là, j’ai voulu attirer l’attention sur ce problème, sans trouver de solution pour autant. Les solutions, au niveau du féminisme, sont à venir. Tant que le langage (patriarcal) sera aussi déterminant… il faudra se contenter de dire d’une femme qu’elle est une « écrivaine », ou alors une « auteure ». Cela commence à se pratiquer en France, mais sans ouvrir la voie vers une vraie reconnaissance. Il aurait fallu se dégager des pensées d’Aristote à qui les femmes inspiraient de l’effroi – et du code Napoléon ! Non, je n’ai pas trouvé de solution. C’est
88 pourquoi je reste en retrait. Pour mes problèmes de parcours poétique, je n’ai pas trouvé grand’chose non plus. Sinon que l’illusion m’est une réalité : j’insiste là-dessus. J. S. : Il y a certains poètes avec lesquels vous semblez avoir des affinités particulières. On pourrait citer, par exemple, la phrase de Michaux que vous donnez en exergue au début du Pays d’où j’irai : « Dans un réseau de lignes fatales, s’enfonce l’imprudent qui prononça une parole irréfléchie ». Par ailleurs, vous commencez L’écaille entre les eaux en citant Antonin Artaud : « La lumière absolue va pourchasser la vie perdue dans les eaux et recouverte par les Eaux ». Quelles sortes d’affinités est-ce que vous ressentez avec la poésie de Michaux et avec celle d’Artaud ? Anne Teyssiéras : Quand j’ai découvert Michaux, Artaud – il y a aussi Blanchot, Bataille, Bernard Noël – ces écrivains m’ont plu énormément. Leur message passait, m’invitait à poursuivre. J. S. : Vous avez lu toutes leurs œuvres ? Anne Teyssiéras : À peu près, oui. Je sentais des affinités, mais on ne peut pas parler d’influence parce que j’avais déjà un parcours derrière moi. Je les ai lus et ce sont devenus des compagnons de route. J. S. : Pour quelles raisons, exactement ? Anne Teyssiéras : Je me suis sentie très proche d’eux. Avec Artaud, en particulier un ouvrage : L’ombilic des limbes. J’étais très sensible à cette souffrance, cette impuissance devant l’écrit. Ce sont des auteurs que j’ai longuement fréquentés, auxquels je reviens souvent. Cela se passait autour de quarante ans, par là, entre trente-cinq et quarante ans. Mais quels que soient les auteurs que j’ai aimés, rien ne m’a fait dévier de ce que je voulais faire. Ils m’ont soutenue, confortée. Ils me montraient ma route. Avec Bernard Noël, j’ai la chance d’un échange épistolaire. Quand je manque de courage, je lui écris… J. S. : Je voulais vous faire parler d’Emily Dickinson et d’Andrée Chedid, que vous citez également dans un de vos recueils. Ces deux poètes ont, toutes les deux, une vision très particulière de la mort… Anne Teyssiéras : Oui. J. S. : … et je me suis dit que c’est peut-être pour cette raison que vous les
89 citez ? Anne Teyssiéras : J’aime beaucoup la poésie d’Emily Dickinson. Je trouve que c’est une pensée très forte, très sensible et très philosophique en même temps. J. S. : La forme aussi est très originale chez elle. Anne Teyssiéras : Oui, j’aime beaucoup. J’ai la chance de connaître Claire Malroux. C’est un poète qui a fait un merveilleux travail de traduction sur Emily Dickinson. Remarquable! Andrée Chedid, je la connais personnellement aussi. Depuis des années, nous nous écrivons. Elle est partagée entre le roman et la poésie, mais elle aime privilégier la poésie par rapport au roman. Je crois que son public n’a pas de préférence. C’est une très bonne romancière, et un très bon poète. J’aime beaucoup son souci de la personne humaine. C’est le poète de la fraternité. Elle lutte contre toutes les formes d’oppression, guerres, violence, racisme. Si on suivait ce message tant de choses iraient mieux. J. S. : Il me semble que dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, il y a eu un changement marquant dans votre poésie. Dans vos recueils les plus récents – Poèmes en Kabbale (1984), Les clavicules de Minho (1986), Le Chemin sous la mer (1992) et Golem (2000) – vous faites appel à des systèmes ésotériques comme le Tarot ou la Kabbale, ce que vous ne faisiez pas avant. Qu’est-ce que ces systèmes ésotériques ont apporté à votre poésie ? Quels rapports est-ce que vous sentez entre ces systèmes-là et la poésie, telle que vous la pratiquez ? Anne Teyssiéras : C’est quelque chose de nouveau qui a surgi. Je suis d’origine juive portugaise. Les juifs marranes, comme on les appelle, sont très nombreux. Je fais partie de cette catégorie de population, qu’on appelle les Marranes… J. S. : …ou les Sépharades ? Anne Teyssiéras : Oui, mais les Marranes ont renié leurs origines pour se convertir à la religion de leur pays d’adoption… Je me suis sentie appelée par ces origines, sans avoir le souci de les retrouver, dans le détail. Je sais que mon nom, Teyssiéras, est d’origine juive et cela me suffit. Je me suis donc penchée sur le judaïsme. J’ai lu des livres, et bien évidemment, je suis allée vers la Kabbale. Quand on commence à s’intéresser au judaïsme, on va irrésistiblement vers la Kabbale. Certains ouvrages m’ont énormément inté-
90 ressée. J’ai beaucoup appris d’auteurs comme Gershom Scholem. Cette nouvelle « connaissance » est devenue comme une source récurrente. Golem est le jaillissement de cette source. Cela avait commencé avec Poèmes en Kabbale. Je voulais faire le point en m’amusant un peu. Là, il n’y a pas de recherche au niveau ésotérique. Poèmes en Kabbale agrémente mon parcours poétique, sans plus. Mais cela lui apporte aussi quelque chose d’autre. Il y a dans ma poésie un balancement entre ce que m’apporte la science et ce que m’apporte l’ésotérisme kabbalistique, dont on ne peut attendre que des rêves. Avec la science, c’est différent. Il y a des choses tellement réelles dans la science. C’est fascinant. Les deux connaissances, pour moi, se font contrepoids. Mon parcours est au milieu. J. S. : En vous lisant, je remarque qu’il y a toutes sortes de références à la nature aussi : à l’eau, à la fleur, à la pierre, aux oiseaux, aux insectes, au vent. Dans Le chemin sous la mer il y a même une liste d’éléments de la nature : « Terre, ciel, mer, fleuve, épine, épave, écorce, fleur, source, caillou » (63). Cela aussi fait contrepoids aux systèmes ésotériques, qui sont forcément très abstraits, énigmatiques. Anne Teyssiéras : Je veux rester concrète dans le souci d’une recherche un peu philosophique. Cela commence avec Les clavicules de Minho, continue avec Le chemin sous la mer… j’ai eu des problèmes avec mon éditeur à ce moment-là… J. S. : C’est votre art poétique, Les clavicules de Minho. Anne Teyssiéras : Oui, et c’est aussi un bilan. Après ce livre, des amis poètes m’ont tourné le dos. Il y a des choses « qu’il ne faut pas dire »… J. S. : Pourtant, dans ce livre tout est paradoxal. Rien n’est simple. Vous travaillez avec des paradoxes, des questions qui nous font poser toujours d’autres questions. Anne Teyssiéras : J’aime travailler sur les contradictions. Pas pour les résoudre, mais pour qu’elles se réalisent en tant que contradictions mêmes. Non pas pour retrouver une unité, qui serait peut-être appauvrissante. J. S. : D’accord. Anne Teyssiéras : Donc, après Les clavicules de Minho, j’ai écrit Le chemin sous la mer. L’éditeur Rougerie s’est montré réticent vis-à-vis de ce manuscrit « trop philosophique ».
91 J. S. : De tous vos recueils, c’est celui qui me fascine le plus. C’est le premier que j’aie lu et j’ai tout de suite eu envie de lire vos autres recueils. Très souvent, chez vous, il y a des cas de ce qu’on pourrait appeler l’autocitation. Vous citez des vers ou des phrases de vos ouvrages précédents ou à venir. Dans Golem, par exemple, vous écrivez : C’est en chantant sur la montagne que j’ai gagné Le chemin sous la mer Juste avant la nuit (16)
Puis, plus loin dans le même livre : Et quelqu’un dit encore : On ne met pas la Mère dans les bras de l’enfant On ne fragmente pas une captive Pour la rendre plus vraie ! (39)
D’où vient ce besoin de l’autocitation ? Anne Teyssiéras : Simplement, je prends appui sur une antériorité. Je me reconnais dans ce que j’ai déjà écrit et je persévère en me citant. J. S. : Dans Les clavicules de Minho vous parlez des liens entre poésie et féminité. Vous écrivez, par exemple : « Une nécessité de la poésie serait d’être ‘féminine’ » (69); vous parlez de la poésie « dite ‘féminine’ » (82) ; vous mentionnez l’idée reçue que la poésie « masculine » semble aller de soi, et ainsi de suite. Pourquoi ? Anne Teyssiéras : J’ai voulu attirer l’attention sur le fait que la poésie masculine n’est pas de « la poésie masculine », elle est « poésie » tout court. Tandis que, comme vous le disiez, la poésie écrite par une femme est « de la poésie féminine ». On en est là. On n’est pas vraiment sorti(e)s de ce piège. Alors, dans ce passage des Clavicules de Minho, c’était une forme d’humour, si vous voulez, pour dire, puisqu’il y a « la poésie féminine », parlons de « la poésie masculine » maintenant! C’est tout. [Rires]. Mais on peut dire aussi que la poésie est la part féminine de l’homme. Pourquoi pas ? J. S. : Est-ce que vous avez l’impression que cela va changer, étant donné que les poètes femmes françaises reçoivent de plus en plus de reconnaissance critique, en France et à l’étranger ? Anne Teyssiéras : En France, je n’ai pas l’impression que les choses vont changer dans l’immédiat. Des femmes écrivent, écrivaient, continueront
92 d’écrire. Mais dans les universités françaises, on n’enseigne pas vraiment la poésie contemporaine. On parlera d’Apollinaire, de René Char, d’André Frénaud… Mais on ne parlera pas d’Angèle Vannier, ou de Marianne Van Hirtum, ou de Marguerite Clerbout. La critique fait le tri, et les poètes n’intéressent guère les universités. Par contre, à l’étranger, chez vous, en Allemagne, il y a des chercheurs qui s’intéressent vraiment à la poésie française. Je connais Michael Bishop. Nous nous écrivons régulièrement. Il fait un travail remarquable sur la poésie féminine en France. Dans la première lettre qu’il m’a écrite, il me demandait des noms de poètes femmes, celles que je préférais. Je lui ai envoyé toute une liste! Les noms, les bibliographies… Je ne voulais pas m’arrêter à mes préférences. Oui, il y a des poètes femmes en France. Michael Bishop a publié plusieurs anthologies sur elles, des études critiques… En Allemagne Rüdiger Fischer fait un travail de recherche du même genre. Il y avait Gabriël Maes en Belgique… Heureusement que nous vous avons ! Ici, personne ne s’intéresse à nous de cette manière. J. S. : Pourrait-on parler un peu plus du Chemin sous la mer ? J’ai toujours été fasciné par le Tarot et à la fin du Chemin sous la mer vous présentez une liste : « Index de la symbolique des lettres, inspirée d’Osward Wirth et Fabre d’Olivet ». Dans cette liste il y a des lettres en hébreu qui correspondent à tel ou tel arcane du Tarot. Anne Teyssiéras : C’est ça. J. S. : J’aimerais qu’on en prenne trois : 1. Lamed (le pendu) Sort du poète, lié par la parole au monde qui le nie. 2. Ain (la foudre sur la tour) Sort du poème, tributaire des éléments et du verbe originel. 10. Shin (le fou). Ce que devient l’errance dans l’ordre matériel. Perte de l’identité où le verbe s’incarne. Le mot devient ce qu’il nomme. (77-79)
Qu’est-ce qui vous a poussée à travailler avec ce lien entre les lettres en hébreu et le Tarot? D’où est venu votre commentaire des arcanes ? Anne Teyssiéras : Le lien entre les arcanes et les lettres ne vient pas de moi. Ce lien existe de toute façon. Chaque arcane du Tarot est assorti d’une lettre hébraïque. Par exemple, l’arcane douze, c’est le pendu. La lettre Lamed signe cet arcane. Shin, c’est le fou. Et ainsi de suite…
93 J. S. : Pourquoi est-ce que le poète serait le pendu ? Et le poème, la foudre sur la tour ? Anne Teyssiéras : Le poète est le pendu parce qu’il n’est pas reconnu. Il n’a pas vraiment sa place dans la société. Cela rejoint ce que nous disions tout à l’heure. Le pendu est dans un monde délibérément hostile, il est pendu par un pied. Il est obligé de voir le monde à l’envers. J. S. : Justement, vous parlez souvent de « l’envers des choses » et de « l’autre côté ». Anne Teyssiéras : Il voit le monde à l’envers, comme le poète essaie de voir l’envers des choses pour se diriger dans sa propre vie et essayer de trouver un équilibre entre l’envers, l’endroit, le plus, le moins, le pire, le meilleur. C’est la dialectique de toute existence. J. S. : Si le poème est la foudre sur la tour, n’est-il pas lié à la destruction ? Cet arcane, la foudre sur la tour, représente une destruction totale, d’une façon générale. Toutefois, il est vrai que – surtout si l’arcane se présente à l’envers – cela peut signifier une destruction d’où vient le potentiel de quelque chose d’autre, de quelque chose de nouveau, qui pourrait surgir après la destruction. Anne Teyssiéras : Toujours dans l’arcane, quel qu’il soit, il y a le côté positif et le côté négatif. La foudre sur la tour, c’est l’arcane le plus terrible de tout le jeu du Tarot. Pire que le Diable! Il nous dit l’irréversible et la fatalité de certaines épreuves. Dans Golem, j’ai repris l’image de la tour foudroyée. Je l’ai reprise parce que c’est le sort du poème d’être jeté comme un éclair sur quelque chose de négatif qu’il devrait éclairer et, en même temps, détruire. Le golem, lui, est un peu comme un justicier. Et le poème est là pour agir sur le monde, pour essayer de le rendre meilleur en frappant de destruction ce qui mérite d’être anéanti et en éclairant ce qui doit être révélé. J. S. : Quelle est l’importance du personnage du fou du Tarot, pour vous ? Anne Teyssiéras : Le fou, c’est encore le poète. Le poète est forcément fou. Tous les fous ne sont peut-être pas des poètes (encore que…), mais le poète est toujours fou, ou le devient. [Rires] J. S. : Parlons encore du golem. Vous avez placé une note sur lui à la fin de votre livre le plus récent : GOLEM, créature de limon, en Hébreu : Sans-Forme. C’est, comme à
94 l’image d’Adam, le prototype humain auquel la vie est insufflée par la combinaison des lettres hébraïques. Le Golem est bon enfant mais peut avoir des accès de fureur. Un premier Golem fut des mains d’Abraham et de Sarah. Un second des mains de Rabbi Loew, à Prague… Un troisième a tenté d’apparaître dans ce livre. (59)
Le Golem a pour tâche de protéger le peuple juif du malheur, n’est-ce pas ? Anne Teyssiéras : Oui. J. S. : Il n’agit pas seul. Il faut lui donner des ordres. Anne Teyssiéras : C’est ça, toujours. En fait, le Golem appartient à la tradition hassidique de l’Europe centrale, de Prague. On ne trouve pas le Golem dans la tradition sépharade. C’est un personnage légendaire qui alimente une croyance. Il est à la fois extrêmement bénéfique et assez dangereux. En fait, il a été créé plusieurs fois. Le premier était des mains d’Abraham et de Sarah, comme je l’ai précisé. C’est dans la Genèse, mais suggéré, allusif. On le trouve aussi dans les Psaumes de David… C’est surtout à travers des ouvrages d’interprétation de la Bible qu’on comprend mieux ce qui se passe. Le premier golem a été créé par Abraham et Sarah, mais il y en a eu beaucoup d’autres ensuite. Ce sont souvent des rabbins qui créaient un golem pour servir aux tâches de la maison. Le domestique, en quelque sorte. Il n’était pas non plus doué de la parole. J. S. : Alors, ce n’était pas un être humain ? Anne Teyssiéras : Non, pas un être humain. Dans la tradition kabbalistique, la création du golem n’est pas vraiment de la magie, c’est une légende qui reprend les premiers moments de la création. Personne n’est vraiment dupe de l’existence possible de ce golem mais il est dans l’esprit des gens. Comme l’enfant qui joue avec son ours en peluche, en pouvant se convaincre qu’il existe, le Juif de Prague garde dans l’esprit l’existence de ce golem, pensant qu’il lui sera bénéfique, qu’il lui portera bonheur, qu’il le protégera. C’est une créature qui n’a pas d’existence propre. Elle est dans celui qui le pense. J. S. : Dans votre création du golem, s’agit-il d’une allégorie de la création poétique ? On crée le golem avec du limon, mais pour le faire exister, on est obligé de se servir du langage, des lettres. On écrit « EMETH » à son front pour le faire exister. Puis, pour le tuer, on n’a qu’à enlever la première de ces lettres, « E », ce qui donne « METH » (« mort »), je crois. Anne Teyssiéras : Oui. C’est l’allégorie qui lui donne la vie ou la mort.
95 « EMETH » est écrit au front du golem. Tant que ce mot, qui veut dire « vérité », qui veut dire « vie », est sur son front, il doit vivre. Si on reste dans la légende, si on veut se débarrasser de lui parce qu’il devient trop encombrant ou dangereux, on efface la lettre « E », qui représente aleph, première lettre de l’alphabet. Et il retourne à la poussière… Mais l’idée initiale d’où est sorti mon livre Golem, est que j’ai voulu créer un double opposé. Je me sentais concernée par ce personnage un peu fruste et très « élémentaire », extraverti. Je trouvais que c’était pour moi le personnage complémentaire tout indiqué. J. S. : Vous dites au début du livre : « Un golem a pris ma place », et vous répétez cela à la fin. Anne Teyssiéras : Oui, je voulais faire parler ce double parce que moi, le poète, je parle d’une autre façon, plus intériorisée. Je voulais atteindre une complétude sur deux versants opposés, pour faire passer une espèce de force qui n’est pas sensible autrement chez moi. Avec ce double tout semblait devenir possible, agir sur le monde, parler aux étoiles, se battre contre les orages… Je lui ai fait dire les choses que j’avais toujours eu envie de dire, retenues jusque-là sur mon autre versant, celui où les petites joies n’ont pas leur place. Mais c’est la même montagne, versant négatif, versant positif. Le Golem est un être naïf, enfantin – ce que moi, je ne peux pas être ! J’ai donné la parole à ce double et j’en ai profité ! En même temps c’est mon double à travers une tradition, mon double légendaire pris à la tradition kabbalistique qui me tient à cœur. Le livre se termine, presque, comme il commence. Pour moi, c’est important. J. S. : Pourquoi ? Anne Teyssiéras : Parce que je voulais montrer – encore ce côté négatif ! – que cela ne servait à rien d’écrire ce livre. En se terminant comme il commence, c’est comme s’il n’était pas encore écrit. On repart de zéro à l’avant-dernière page. Cela me montre en même temps que je ne peux pas m’arrêter là. Le livre a bien été écrit. Il me porte vers autre chose. Je laisse sa chance à cette « autre chose ». J. S. : Qu’est-ce que vous allez écrire maintenant ? Est-ce que vous ne le savez pas encore ? Anne Teyssiéras : Si. J’ai quelques textes en route déjà. J’ai un titre, mais qui ne me plaît pas beaucoup parce qu’il sanctionne trop ce qui a été fait – apparemment – en vain, dans le domaine de l’illusion, toujours. Le titre, c’est
96 Retour sur un monde disparu. Cela peut paraître poétique, mais je n’en suis pas très contente. Il faudrait aller de l’avant, pas toujours revenir en arrière, se retourner… On verra bien. J. S. : J’ai souvent remarqué en lisant votre poésie qu’il y a chez vous une conception très particulière du temps et de l’espace. Quelle est votre conception du temps et de l’espace ? Anne Teyssiéras : Là, il faudrait parler de relativité. Il faudrait parler d’Einstein. J’ai été très intéressée par la relativité, d’abord restreinte, puis générale. Il faudrait en ajouter une troisième : la relativité existentielle. Elle nous aiderait à comprendre le temps, et peut-être à le maîtriser. J. S. : Vous faites souvent coexister le passé et l’avenir. Anne Teyssiéras : Le temps existe à travers nous, bien sûr. C’est nous qui le faisons exister. Mais le passé et le futur peuvent s’interchanger. Ils sont interchangeables au niveau de l’instant. On dépasse l’instant, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Mais de ce fait – puisqu’on est en un point précis, toujours mobile – les deux « côtés » peuvent interférer l’un sur l’autre, le passé peut changer de place par rapport à l’avenir et vice versa. La relativité existentielle à laquelle je pense – c’est très ambitieux de ma part ! – c’est aussi le problème de l’être et du devenir. L’être est immuable, le devenir mouvant, et les deux vont ensemble. Il n’y a pas de priorité de l’Être sur le Devenir. Il y a l’Être dans le Devenir et le Devenir dans l’Être. Cela me paraît très encourageant de savoir qu’on peut devenir dans ce qu’on est. En devenant, on transforme ce qu’on est, complètement. Il y a là un espoir, malgré tout ce que je dis de désespérant quelquefois. Il y a un espoir. Il est situé dans l’existence. J. S. : Vous avez parlé de la négativité. Dans votre poésie on retrouve fréquemment des termes négatifs (« nul », « aucun », « rien », « jamais »…), suivis d’un « mais » qui ouvre le poème vers un espoir inattendu. Par exemple, vous écrivez à la fin de Cinq étapes pour une attente : « Mais la lumière disait vrai », après un passage plutôt négatif. Anne Teyssiéras : Oui, c’est vrai. Cette dialectique existe dans ma poésie. La contradiction va prendre appui sur ce qui l’a précédée, non pour le détruire mais pour lui donner son relief véritable. Le jour se lève, la nuit tombe. L’un existe pour l’autre, et tout est comme ça. J’ai été frappée par ces phénomènes quand j’ai commencé à regarder le monde. J’étais enfant à l’époque. J’essayais de comprendre pourquoi les choses étaient comme ça, dans une espèce de succession, tellement répétitive et contradictoire. C’est aussi ce qui
97 m’a donné l’envie d’écrire, probablement. J. S. : Je vous remercie énormément, Anne Teyssiéras, de m’avoir accordé cet entretien. J’apprécie vraiment l’occasion de pouvoir parler de votre œuvre avec vous. Anne Teyssiéras : C’est la première fois que j’accepte une interview. Je fuis ce genre de démarche parce que j’ai un souci de sincérité qui exige beaucoup de moi. Rien ne menace autant la sincérité que les mots. On veut argumenter sur ce qu’on a écrit et on dérive parfois complètement. Avec vous, cela ne s’est pas produit, mais il arrive qu’on explique tout autre chose que ce qui est. J’ai connu ça au début, quand je disais, par exemple, à des ami(e)s : « J’écris pour me réconcilier avec le monde ». Ce n’était pas vraiment ça. Je confondais le contentement qui nous vient de l’acte manifeste d’écrire et l’aboutissement de la chose écrite qui se perd comme une goutte d’eau dans l’océan… Depuis, je suis vigilante. J’essaie d’être lucide. Je veux rester dans la sincérité de ce que j’ai voulu faire.
Bibliographie d’Anne Teyssiéras Épervier ma solitude. Mortemart : Rougerie,1966 Fragments pour une captive. Mortemart : Rougerie,1969. Cinq étapes pour une attente. Mortemart : Rougerie,1971. Dernier État. Mortemart : Rougerie,1974. L’écaille des eaux. Mortemart : Rougerie,1974 Parallèles. Mortemart : Rougerie,1982. Le pays d’où j’irai. Mortemart : Rougerie,1977. Juste avant la nuit. Mortemart : Rougerie,1979. Boule de cristal. Mortemart : Rougerie, 1982. Les Clavicules de Minho. Mortemart : Rougerie,1986. Poèmes en Kabbale. Mortemart : Rougerie,1984. Le chemin sous la mer. Mortemart : Rougerie, 1992. Instants pour la seconde vie. Mortemart : Rougerie,1994. Le passage de l’arbre mort. Arras : Littéra, 1998. Golem. Mortemart : Rougerie, 2000. Le dit de la passion. Mayenne : Editions de Corlevour, 2006. D’ivoire et de corne. Mayenne : Editions de Corlevour, 2009.
Marie Étienne Dès son premier livre, La Longe (1979) s’annoncent les aspects clé de l’écriture de Marie Étienne : d’abord, le besoin de donner une voix à ceux/celles dont l’histoire personnelle a été supprimée ou abolie. Marie Étienne présente souvent la perspective d’individus ou de groupes marginalisés ou oubliés : une femme anonyme noyée dans Péage (1982) ou le sort des Indiens Aymaras dans Le Sang du guetteur (1985). Avec ce souci d’ordre éthique qui revient si souvent chez elle, Marie Étienne poursuit aussi de livre en livre une recherche d’ordre formel. Elle crée à chaque fois un nouveau type de textualité, mais qui n’est jamais gratuite. Une réflexion complexe guide toujours ses recherches au niveau de la forme et du langage. Par exemple, Anatolie (1997) est organisée selon une alternance de séquences en prose et de suites versifiées. Cette structure double nous rend témoins de deux manières foncièrement différentes de percevoir la réalité (ou le rêve, car maints passages d’Anatolie nous font assister à des épisodes proches du monde de la littérature fantastique). Marie Étienne est fascinée à la fois par l’histoire et par des mondes imaginaires. Elle peut donner libre cours à l’imagination mais, comme le constate Gérard Noiret, chez Étienne « [la] liberté des évolutions et des associations ne sert pas à multiplier les images gratuites. Elle est un moyen de faire surgir les profondeurs de l’être, l’être des profondeurs. Elle est une conquête sur des forces et des lois obscures qui sont celles de la mémoire, du plaisir, de la nuit constitutive de l’humain » (G. Noiret. « Etienne, Marie » M. Jarrety, dir. Dictionnaire de poésie française, Paris : PUF, 2001, 251). Pendant longtemps elle a été l’assistante d’Antoine Vitez. Il n’est point étonnant que le théâtre revienne comme modèle et influence dans plusieurs de ses textes – notamment dans La Face et le lointain (1985) ou dans Lettres d’Idumée (1981) où Etienne imagine les lettres que Bérénice aurait pu écrire à Titus après leur séparation à la fin de la pièce de Racine. La Bérénice d’Etienne pourrait représenter la situation du personnage féminin de la tragédie en général – c’est-à-dire, une femme trahie, abandonnée ou sacrifiée. Ayant vécu une bonne partie de sa vie à l’étranger (en Afrique, au Vietnam…) Marie Étienne est attirée par l’idée des lointains, comme le Japon, qu’elle évoque dans Katana (1993) ou cette Anatolie imaginaire. D’ailleurs, elle a préparé une anthologie personnelle de poèmes français du vingtième siècle qui mettent en scène l’exploration et la description de lieux lointains. En 2002, elle a publié Roi des cent cavaliers et, en 2006, Dormans (tous les deux parus aux éditions Flammarion). À noter qu’elle attache aussi
100 beaucoup d’importance à l’écriture de la prose, qui lui permet de s’exprimer autrement (sur le plan de la forme et du sujet).
101
Entretien avec Marie Etienne Le 30 juin 2000 John Stout : Marie Etienne, j’aimerais d’abord vous poser une question sur la réécriture de l’Histoire. Pour écrire Péage, par exemple – votre deuxième livre – vous avez fait des recherches dans les archives et vous avez remanié et transformé les données que vous y avez trouvées, n’est-ce pas ? Quelle importance cette réécriture de l’Histoire a-t-elle dans votre œuvre ? Marie Étienne : La poésie, pour moi, ne vise pas à la précision historique, mais à une évocation transformée, transmuée. En ce qui concerne Péage, vous avez raison, j’ai effectué des recherches précises, à partir d’un livre magnifique écrit par un commerçant du dix-huitième siècle, que j’ai trouvé à la Bibliothèque d’Orléans. Je m’en suis inspirée pour l’idée proprement dite du péage, sans chercher à être historiquement exacte. En revanche, je cherche à l’être lorsque j’écris en prose. J. S. : En fait, je n’ai pas cherché une reproduction exacte d’une période historique en lisant Péage. Ce qui m’intéresse, ce sont plutôt les méthodes que vous utilisez pour transformer telle ou telle donnée historique en images poétiques. Marie Étienne : Effectivement, dans le cas de Péage, j’ai été portée par le livre dont j’ai parlé. Également par les minutes du procès de Jeanne d’Arc. Mais comment vous expliquer ? Votre question touche un point important. Quand j’écris de la poésie, je suis portée par le désir d’exprimer de l’inexprimable, et pour y parvenir, j’utilise des textes dont l’univers correspond au mien, j’emprunte à quelqu’un d’autre des mots qui deviennent les miens. Pour mon livre récent par exemple, j’avais à mes côtés Plupart du temps, de Reverdy, et Le danseur de cour de Bhattacharya, un auteur bengali. Leurs voix accompagnaient la mienne, elles existaient en arrière-plan. J. S. : Parlons du théâtre maintenant. On peut dire que, dans votre œuvre, la référence au théâtre est presque constante. Vous avez été la collaboratrice d’Antoine Vitez pendant très longtemps au Théâtre National de Chaillot et, avant cela, à Ivry. Vous avez publié cette année un nouveau livre, Antoine Vitez : le roman du théâtre, où vous évoquez des souvenirs de son travail et des années où vous l’avez connu. D’ailleurs, vous venez d’organiser un colloque portant sur l’œuvre de Vitez. Pourquoi est-ce que vous éprouvez une
102 telle fascination envers le théâtre ? Qu’est-ce que votre travail au théâtre a apporté à votre poésie ? Marie Étienne : Je m’intéressais au théâtre avant de rencontrer Antoine Vitez. Je revenais d’Afrique, où j’avais manqué de tout : théâtre, cinéma, littérature… Les pays africains sont extraordinaires mais pour d’autres raisons que des raisons artistiques, celles du moins qui étaient les miennes. Alors, j’avais faim de théâtre à mon retour en France. Puis, j’ai commencé une thèse sur le théâtre et j’ai été amenée à suivre les cours d’Antoine Vitez au Conservatoire. Sa pensée était passionnante, et contrastait avec celle qui régnait en France après 68, qui faisait l’apologie de la création collective. On disait : tout le monde est artiste, le texte n’a plus d’importance, seuls comptent le corps et l’improvisation. Quand je suis arrivée au cours d’Antoine Vitez (j’y étais envoyée par le CNRS), j’y ai trouvé tout le contraire, l’inverse du laisser-aller, de l’inculture; le texte au lieu du refus du texte, le travail au lieu de l’improvisation. C’était formidable ! J. S. : Quels rapports y a-t-il entre théâtre et poésie dans votre œuvre, alors ? Marie Étienne : Le théâtre a nourri ma réflexion sur l’art. Travailler avec un artiste tel qu’Antoine Vitez a élargi mon univers. Curieusement, sa pratique du théâtre avait à voir avec l’écriture de la poésie car il était lui-même poète, très attiré par la littérature. Il m’avait d’ailleurs engagée parce que j’étais poète. Le premier texte que j’ai vraiment écrit en relation avec le théâtre est les Lettres d’Idumée. J’avais imaginé que Bérénice, de retour dans son pays, l’Idumée, écrivait à Titus. Sans le savoir, j’ai illustré un genre inventé par Ovide. J. S. : Dans la poésie française moderne, il y a une certaine tradition du poème-théâtre. On pourrait penser, par exemple, aux Illuminations de Rimbaud, où la référence au spectacle joue un rôle primordial. Mallarmé, lui aussi, s’intéressait au théâtre. Plus près de nous, on pourrait évoquer AnneMarie Albiach. Dans Mezza voce (1984), elle crée une sorte de théâtre de la page. Est-ce que vous avez l’impression de participer à cette tradition du poème-théâtre ? (Vous terminez Anatolie, votre recueil de poèmes le plus récent, par un passage qui s’appelle « Théâtre », justement). Marie Étienne : Vous savez, quand on écrit, on ne se situe pas forcément par rapport à ce qui existe autour de soi. Évidemment, Rimbaud, Mallarmé, c’est tellement grand qu’on n’ose y penser. Pour ce qui est d’Anne-Marie Albiach, quand j’ai commencé à publier, je la connaissais peu. En revanche, dans La Longe, qui est mon premier livre, j’avais le sentiment de placer les mots sur
103 la page comme on place des comédiens sur une scène, de faire parler des personnages depuis des endroits différents de la page comme s’il s’agissait d’un espace scénique. J. S. : Dans La Face et le lointain, vous évoquez plusieurs personnages féminins des grandes pièces de théâtre. D’ailleurs, vous avez parlé des Lettres d’Idumée, où vous donnez une sorte d’autre vie, d’autre existence – ou bien une autre lecture – au personnage de Bérénice de Racine. Est-ce que votre représentation de ces personnages féminins pourrait être comprise comme une contestation de la façon dont ces personnages avaient été représentés par les dramaturges masculins ? Dans le cas de Bérénice, présentez-vous une mise en question de la vision tragique en tant que telle ? Marie Étienne : Les personnages de La Face et le lointain, Lettres d’Idumée et Le Sang du guetteur (mais en moins visible) sont issus de mises en scène d’Antoine Vitez. De textes aussi, bien sûr – raciniens, shakespeariens, tchekhoviens : Bérénice, Titus, Gertrude, Hamlet, Ophélie, Nina, Treplev… Mais je n’ai pas tenté de restituer la vision que le metteur en scène avait des personnages. J’ai rêvé d’eux, je suis entrée en eux, ce qui n’est pas une façon de les contester mais une appropriation. J. S. : Vers quoi est-ce que cette appropriation va ? S’agit-il d’une appropriation féministe de ces personnages ? (Je ne veux pas dire que vous présentiez des revendications féministes, mais plutôt que vous présentez une relecture de ces personnages selon une perspective féminine qui avait été occultée ou limitée dans la pièce originale.) Marie Étienne : Je vois ce que vous voulez dire. Vous avez sûrement constaté qu’en France les femmes cherchent à être pleinement des femmes mais sans l’idéologie très apparente qui imprègne la littérature aux Etats-Unis ou au Canada. Je me sens par exemple plus proche d’un écrivain comme Virginia Woolf, très féministe à son époque, que de certaines de mes contemporaines. Dans ce qu’elle écrit, l’expression théorique du féminisme se déduit presque naturellement de l’authenticité de sa démarche. Je pense que c’est en essayant d’être le plus authentiquement moi-même que je sers le mieux la cause féministe. J. S. : Un des aspects de votre œuvre qui me frappe le plus, c’est l’image d’une femme sacrifiée, des images de la violence contre les femmes. Dès La Longe, votre premier recueil de poèmes, il y a des images de femmes victimes de violence. Dans Le Sang du guetteur et dans Éloge de la rupture également. Dans La Face et le lointain, vous écrivez : « Chaque soir le thé-
104 âtre paye le prix de Marguerite, qui n’est (faut-il le dire ?) que trop recommandable : religion, innocence, vertu, amour filial. Qu’elle devienne folle, comme Nadja ou Ophélie. Et meure. Pour que vive Faust » (La Face et le lointain, 116). Puis, au début de Péage : « On tue une femme ou elle se tue. On retrouve son corps dans le fleuve ». Pourquoi est-ce que vous revenez si souvent à de telles images dans vos textes ? Marie Étienne : Écoutez, je suis émue que vous me posiez cette question, elle signifie que vous m’avez lue attentivement, ce qui me fait très plaisir. C’est la vivacité des réactions féminines dans votre pays qui vous rend plus sensible à certains de mes thèmes, que personne ne relève en France. Parfois, je n’en ai presque pas conscience moi-même. C’est vous qui attirez mon attention sur cet aspect de mes écrits. Disons, pour vous répondre en allant vite, qu’il y a chez moi une compassion extrême pour le destin d’un certain type de femme. Une compassion – et non une assimilation, ce serait dangereux de trop s’identifier à des victimes – une solidarité, une compréhension profonde, une tendresse, une indulgence aussi. Vous avez cité Péage. À l’époque où j’écrivais ce livre, également à celle de La Longe, je lisais des récits de torture, qui avaient lieu en Argentine, et certains de mes textes sont inspirés par des articles que je lisais. Quand à l’événement qui est au centre de Péage, il a réellement eu lieu : une femme s’est noyée dans la Loire, c’était l’épouse d’un homme que je connaissais bien, mais d’elle, nul ne savait quoi que ce soit. Ce qui m’avait impressionnée, bouleversée. Elle était demeurée anonyme dans sa vie autant que dans sa mort. J. S. : Justement, vous choisissez en général de présenter des femmes restées anonymes, du point de vue de l’Histoire. Vous dites même de Bérénice qu’on ne connaît pas la couleur de ses cheveux, qu’on n’a jamais vu d’images d’elle. Marie Étienne : C’est un choix que je fais très instinctivement. J’ajouterais que ce qui doit aimanter ma recherche, ce sont les souvenirs de guerre. De guerre et de violence que je raconte en ce moment dans un récit en cours. J’ai vécu en Asie à une époque très troublée, pendant ma toute petite enfance, j’en ai été marquée. J’ai mis du temps avant de décider qu’il fallait en parler. J’ai commencé dans Katana (1993), qui signifie « le sabre », en japonais. Je vais d’ailleurs partir au Japon cet automne pour essayer de me remémorer un peu de ce passé, en tout cas côtoyer des gens semblables à ceux que j’ai connus, qui étaient très violents. J. S. : Est-ce que vous pensez continuer à vous intéresser à ces femmes anonymes, à vouloir les inclure dans votre œuvre ?
105 Marie Étienne : Certainement. J’évite, dans mon travail et dans ma vie, de dire que si telle chose est difficile à obtenir, c’est parce que je suis femme. Je trouve ce genre d’explications un peu commode. Néanmoins, il est possible que certains heurts ou certains freins viennent de là. J’ai écrit par ailleurs un récit – il s’agit de Clémence – sur les femmes de l’époque de ma mère, exceptionnelles et … anonymes. À cette époque, seuls les hommes « existaient ». J. S. : Un autre élément de votre œuvre qui semble fondamental, c’est l’idée des lointains. Il y a les lointains temporels et historiques, comme l’Idumée de Bérénice; et les lointains géographiques : d’autres pays, d’autres continents. Par ailleurs, vous avez préparé une très belle anthologie de poèmes destinés aux jeunes et publiée en 1995 : Poésie des lointains. Qu’est-ce que ce concept des « lointains » signifie pour vous ? Pourquoi est-ce que cela vous fascine ? Marie Étienne : J’ai longuement vécu à l’étranger. Au Vietnam, dans différents pays de l’Afrique noire – Sénégal, Cameroun, Côte d’Ivoire. Mon père était un militaire, nous le suivions. Ensuite, je suis restée au Sénégal car je m’y suis mariée, avec non pas un homme de ce pays, mais avec un Français qui s’y était fixé. La présence des lointains dans mes textes ne s’est manifestée que récemment, j’ai dû faire un effort. Comme la plupart des gens qui ont été expatriés, je souhaitais d’abord être acceptée dans mon pays, comme une Française à part entière, avant de revenir à cet ailleurs biographique. J. S. : Vous avez parlé des lointains réels. Ne sont-ils pas métaphoriques aussi ? Marie Étienne : Je ne crois pas. Ainsi, dans un manuscrit de poésie que je viens d’achever, j’ai donné la vision d’un désert. Je ne le connais pas vraiment. Je me suis bien rendue dans la Mauritanie, qui n’est pas un désert, qui ne l’est pas encore, là où j’ai voyagé. J’ai intégré dans mes poèmes des noms de lieux mauritaniens situés au début du désert, parce que cet ailleurs-là m’habite, il m’habite vraiment. Quand j’ai commencé à réfléchir à mon récit sur le Vietnam, c’était des mots qui me venaient, des noms de lieux superbes. Parfois je ne les connais pas du tout, mais ils portent un ailleurs familier. Quand j’écrivais Anatolie, j’ai inséré des noms de lieux qui commencent et se terminent par des « a ». Plus que des métaphores, c’est le mot même qui m’intéresse, c’est le langage. J. S. : En fait, le texte à propos duquel j’ai le plus de questions à vous poser, c’est Le Sang du guetteur, votre troisième livre. Un livre très riche, que
106 j’aime beaucoup. Cela commence par une image d’une vallée en Amérique du Sud, où habitent les Indiens Aymaras. Ensuite, les conquérants – les conquistadores espagnols – arrivent d’Europe et ils font construire un pont par les Indiens. Vous écrivez : « C’est grand pitié dit la chronique pour les Indiens qui en moururent » (Le Sang du guetteur, 11). Donc, on voit que la violence a lieu comme principe de base des rapports entre les êtres humains ici – entre conquérants et peuples conquis. Marie Étienne : J’ai ouvert Le Sang du guetteur par deux poèmes. L’un vient du Livre des morts des anciens Égyptiens, l’autre « Cal y canto » (« À chaud et à froid »), des conversations avec une anthropologue, qui travaillait sur les Indiens Aymaras et qui m’avait donné des textes à lire. Il est tout à fait vrai, ainsi que vous le dites, que je suis très choquée, au sens fort, par la violence que subissent certains peuples, et les femmes. J. S. : Justement, vous passez de l’évocation de la violence faite aux Indiens Aymaras à l’image d’une femme qui flotte sur l’eau (Le Sang du guetteur, 14) et au problème des rapports entre hommes et femmes. Vous écrivez : « l’union de l’homme et de la femme, une écriture où tout s’inscrit, langage à voir, cérémonie où ils ont faim » (Le Sang du guetteur, 16). L’homme seul exerce le pouvoir : « lui seul avait pouvoir soudain de l’arrêter, et la nommant, de faire en sorte qu’elle se dresse » (Le Sang du guetteur, 17). Ensuite, dans le deuxième chapitre du livre, un cow-boy arrive. Il séduit une jeune femme et l’enlève à sa mère, qui reste seule après. Marie Étienne : Le texte qui met en scène une espèce de cow-boy est inspiré d’un troubadour – j’en traduisais à cette époque. J’ai ajouté le mythe proprement féminin, du moins dans la culture occidentale, du prince charmant, et de l’amour-passion. C’est ainsi que les femmes de la génération de ma mère se situaient, elles n’avaient pas d’autre horizon que le mariage. C’est pourquoi elles rêvaient tellement de l’amour. J. S. : Dans le deuxième chapitre, il y a maints passages violents : « Elle est cette douleur et cette odeur de sang, pas plus coupable et plus coupable, ayant perdu/son origine et son histoire. Mais quelle histoire ? » (Le Sang du guetteur, 31). En même temps, vous reprenez des clichés du discours amoureux : « Je t’oublie ne m’oublie pas je t’oublie ne m’oublie pas. Dis cette phrase, toute l’horreur dans le poème, lu dans les chambres » (Le Sang du guetteur, 30). Puis, dans un autre passage, vous employez le verbe guetter : « tu guettes mon sommeil » (Le Sang du guetteur, 33). Cela fait écho au titre, évidemment. Pourquoi avez-vous choisi Le Sang du guetteur comme titre ?
107 Marie Étienne : « Guetteur », c’est un mot que j’ai pris dans l’Apocalypse. Le livre toutefois aurait dû s’appeler autrement. Son vrai titre est caché. Vous savez, les Indiens eux aussi possèdent un nom qu’ils donnent et un nom qu’ils dérobent. Alors, ce livre a un titre secret et un titre montré. Le titre montré, Le Sang du guetteur, je ne l’aime pas. J. S. : Qui est-ce qui l’a choisi ? Marie Étienne : C’est moi, mais je l’ai choisi à défaut du vrai. J. S. : Est-ce que je peux vous demander quel est le vrai titre ? Marie Étienne : Je vais vous le dire, ce livre aurait dû s’appeler L’Adoration perpétuelle, qui est une expression de la liturgie catholique. Mon éditeur trouvait qu’il n’allait pas, j’ai pensé que peut-être, en effet … Je l’ai donc enlevé. J. S. : Quel contraste entre les deux titres, n’est-ce pas ? Marie Étienne : Pourquoi ? J. S. : L’idée de l’adoration et celle du sacrifice et du sang, n’y a-t-il pas un contraste entre les deux ? Marie Étienne : Moi je ne vois pas d’antinomie. Au contraire, les deux idées vont bien ensemble. (Rires) J. S. : C’est une vision presque sauvage du désir que vous présentez, en effet: « car le désir à tout jamais cogne barbare et il ne faut pas croire que l’homme en bas ou bien la femme, est son objet et son remède, pas croire que le calme peut aussi cesser d’être violent » (Le Sang du guetteur, 40-41). Et, plus loin : « Demain sera, d’autres hommes entreront éludant et lucides, une autre femme guettera, pissant le sang qui sèchera, le sang patient des abattoirs » (Le Sang du guetteur, 42). Marie Étienne : Ce que j’écris est très violent. Et c’est à cause de cette violence-là que j’écris de manière presque blanche, apaisée, afin de compenser. Un jour, une réalisatrice de France Culture, qui avait mis en onde les Lettres d’Idumée a rajouté en fond sonore une musique grandiloquente, introduisant ce que justement moi j’avais voulu gommer.
108 J. S. : Quelle horreur ! Dans le troisième chapitre du Sang du guetteur, on a l’impression de se retrouver dans un cadre médiéval. Vous mettez en relief surtout les rapports entre le roi et la reine. On tue un homme – un soldat ennemi – devant le roi. Ensuite, le roi fait venir la reine, en lui disant : « Ma belle belle belle belle belle » (Le Sang du guetteur, 53). Le contraste entre le meurtre et la tendresse que le roi exprime envers la reine est bouleversant! Marie Étienne : Si je me sentais capable d’une pièce de théâtre, j’aurais probablement écrit un texte médiéval, où la violence politique aurait été énorme. Je me suis contentée d’une fable, en m’inspirant d’un livre de JeanBaptiste Tavernier, sur son voyage en Perse. J. S. : Vous écrivez, vers la fin du livre : « ainsi dans le théâtre on répète l’histoire » (Le Sang du guetteur, 60). Alors l’histoire – et l’Histoire – se répètent sans fin; c’est toujours la même histoire entre hommes et femmes – sauf qu’à la fin du livre, cela change : « On peut aussi prendre la fuite. / Car la question est de savoir s’il faut rester dedans […] Ou s’en aller (vivre est possible en tant de lieux) » (Le Sang du guetteur, 64¬65). Enfin, à la dernière page du livre, vous écrivez : « Maintenant commence le livre intitulé du dernier cercle » (Le Sang du guetteur, 66) mais cette dernière page est blanche. Il s’agit, donc, d’une histoire qui n’existe pas encore, qui doit être inventée et écrite. Marie Étienne : Oui, effectivement, on n’en finit pas de recommencer, on n’a pas plus tôt fini un livre qu’on le pense imparfait, et donc on recommence. Cette violence centrale, je me demande, vous écoutant me décrypter, si elle n’est pas présente en moi depuis toujours, car intégrée voici longtemps une fois pour toutes. Je suis très habitée par des images de guerres et pendant celles-ci, les femmes sont vulnérables encore plus que les hommes, sauf si elles-mêmes se transforment en guerrières. J’ai dû dans mon enfance côtoyer des histoires de tortures et de viols qu’à présent je transpose. Je suis sûre qu’on n’est pas habité que par sa propre histoire, on l’est aussi par celle des autres. Je suis capable d’être bouleversée par des destins datant de plusieurs siècles, ils deviennent les miens, et c’est moi qui les vis. Lorsqu’on raconte sa propre histoire, ce n’est pas son histoire qu’on raconte. J. S. : Marie Étienne, en 1997, vous avez publié Anatolie. C’est un livre fascinant, qui a gagné le Prix Mallarmé, d’ailleurs. Qu’est-ce qui vous a inspiré à écrire ce livre ? Marie Étienne : J’avais déjà prêts des poèmes en vers, d’autres en prose. Je pensais tout d’abord ne donner au directeur de collection, qui est aussi un
109 passionnant poète, Yves di Manno, que les dizains en décasyllabes, puis j’ai opté pour un mélange des deux séries, une alternance, plutôt, afin de présenter une diversité de formes et de thèmes. Je crois que mes publications n’ont pas encore assez montré cette diversité de mon travail. J. S. : Qu’est-ce que le personnage de Cook, qui paraît dans plusieurs passages du livre, représente, exactement ? S’agit-il d’une référence ironique au grand explorateur James Cook ? Marie Étienne : Ni ironie, ni référence. Les noms, lorsque j’écris, arrivent spontanément, je les accueille sans discussion. Cook est chez moi un personnage récurrent, qui peut prendre d’autres noms. C’est mon double troublé, entraperçu dans une eau agitée, le naïf ahuri que je suis, que nous sommes tous au fond de nous. J. S. : Dans Anatolie, vous faites alterner passages en prose et passages en vers. Pourquoi ? Marie Étienne : C’est que j’écris des deux manières, prose et vers, les deux sont importantes et me requièrent. J. S. : Dans certaines séquences du livre, vous reprenez le dernier vers d’un poème pour l’employer comme premier vers du poème de la page suivante. Pourquoi employez-vous cette technique de répétition ? Marie Étienne : C’est la technique du chant et du déchant, utilisé par les Bretons dans leurs chansons traditionnelles. Elle permet de garder la tension, de ne pas se laisser interrompre … C’est aussi le refrain, donc la répétition, chère à la poésie. J. S. : Vous évoquez le roi et la reine d’Anatolie, qui me font penser au roi et à la reine du troisième chapitre du Sang du guetteur. Y aurait-il un lien entre les deux royaumes ? Marie Étienne : Non, pas exactement. Le roi, la reine d’Anatolie, ça n’est pas si précis, plutôt un univers ancien, de conte, reste d’enfance. Mais vous avez raison, il est proche de celui du Sang du guetteur. J. S. : La narratrice du début d’Anatolie, « La Ville peinte », raconte une histoire qui ressemble à un récit de rêve. Pourquoi commencez-vous le livre en prenant son point de vue à elle ?
110 Marie Étienne : L’Histoire que je raconte dans « La Ville peinte » me semble emblématique de mon propre univers et de mon écriture : un voyage qui ressemble à un rêve, toujours recommencé, dans des lieux à la fois familiers et lointains, inconnus. Comme si chaque fois, je devais reconnaître des lieux où je n’étais jamais allée. J. S. : J’aimerais terminer l’entretien en vous posant une question sur « la nouvelle poésie » en France. Dans les années 80 et 90, vos poèmes ont paru dans quelques anthologies de « la nouvelle poésie ». Comment vous situezvous par rapport à ce phénomène littéraire ? Marie Étienne : Ce n’est pas par rapport à l’expression de « nouvelle poésie » que je puis me situer, elle correspond à une génération qui n’écrit pas forcément d’une manière nouvelle parce qu’elle est plus jeune et qu’elle arrive sur la scène littéraire. Je préfère réfléchir sur le terme de « modernité », qu’on utilise beaucoup en France. Ailleurs peut-être aussi ? Ce qui est important, très important, c’est d’écrire ce que soi seul on peut écrire. C’est de trouver ce que l’on a à exprimer de spécifique, de tout à fait particulier, d’unique, et ainsi de produire quelques livres dans lesquels on lira à la fois une époque et une personnalité qui la transmettra à sa façon à elle, qui tendra un miroir à ses contemporains où ils reconnaîtront quelque chose d’eux-mêmes qui les étonnera, et qui aura un ton nouveau. Pour ce qui me concerne, je recherche une forme qui tienne de la prose et de la poésie, qui allie à la fois la vigueur et l’allant de ce qu’on appelait l’inspiration et qui soit très construite. Je suis intéressée par le travail des Oulipiens, par tous ceux qui mettent en avant la construction formelle des textes, mais j’aimerais, personnellement, à l’intérieur de ces architectures, qui sont parfois des coques vides, loger un contenu qui parle aux autres, qui soit profond, et qui propose … disons rapidement, de quoi aider à vivre. C’est en tout cas ce que j’ai essayé de faire avec mon dernier livre de poésie, qui paraîtra à l’automne 2001. J. S. : Eh bien, Marie Étienne, je vous remercie beaucoup d’avoir accepté d’être interviewée. Merci.
Bibliographie de Marie Étienne Blanc clos, S.1.La Répétition, 1977. Le point d’aveuglement, Beauvoir-sur-Mer : s.e., 1978. La Longe. Paris : Temps actuel, 1981. Péage, Lettres d’Idumée. Paris : Seghers, 1982.
111 Le Sang du guetteur. Montpellier : Actes Sud, 1985. La face et le lointain. Moulins : Ipomée, 1986. Eloge de la rupture. Plombière-lès-Dijon : Ulysse fin de siècle, 1991. Katana. Paris : Scanéditions,1993. Anatolie. Paris : Flammarion, 1997. Roi des cent cavaliers. Paris : Flammarion, 2000. Les Passants intérieurs. Fontaine-lès-Dijon : Éditions Virgile, 2004. Dormans. Paris : Flammarion, 2006. L’Enfant et le soldat. Paris : La Table ronde, 2006. Les Soupirants. Fontaine-lès-Dijon : Virgile, 2006.
Jeanine Baude La publication d’Ouessanes en 1985 peut servir de vrai point de départ à l’œuvre poétique de Jeanine Baude. Originaire du Midi, Baude se tourne surtout vers la Bretagne comme source d’inspiration de sa poésie. Les paysages sauvages et primitifs de la Bretagne, dominés par la mer, le vent et les rochers, nourrissent l’imagination créatrice de l’auteure. En même temps que le paysage, le corps reste très présent comme centre dans la poésie de Baude. La mise en parole du vécu corporel – en particulier, de l’élan éprouvé grâce à l’amour physique – constitue un souci majeur chez elle. Le titre d’un de ses recueils récents, Île corps océan, reflète le choix d’éléments de base de cette œuvre poétique. Baude pratique un lyrisme à la fois émerveillé et sobre. L’envolée lyrique que ses poèmes expriment s’accompagne d’un certain ascétisme textuel, car elle place très peu de mots contre le blanc de la page. Ces quelques mots résonnent contre le silence. Le paysage se dresse devant nous, dessiné par quelques traits posés sur la page, lus et vus pendant une seconde avant d’être engloutis par le blanc qui les entoure. Il s’agit ici d’une poésie discrète mais forte, où le monde s’ouvre au regard par bribes. Jeanine Baude cherche des points de rencontre entre le monde du dehors et l’espace « intérieur » de la subjectivité. Sa poésie exprime avant tout l’extase du sujet poétique qui entre dans le texte comme on entre dans la mer en y plongeant, en s’immergeant dans cet élément familier mais étranger. Dans ses écrits récents, Jeanine Baude évoque deux villes célèbres : Venise et New York. A la fois notes de voyage, rêverie et roman historique elliptique, Venise Venezia Venessia (2001) nous montre, comme le titre l’indique, plusieurs « Venises ». Par ailleurs, dans Le Chant de Manhattan (2006) la ville est elle-même chant. Le poète suit et reproduit les rythmes durs, saccadés, rapides de New York. Puis dans New York is New York (2006) Baude poursuit en prose le parcours exploratoire qu’elle avait effectué en vers dans Le Chant de Manhattan. Elle nous offre un parcours géographique et historique de New York depuis les origines de la ville jusqu’à nos jours, en passant par tous les quartiers célèbres : Harlem, le Bronx, Central Park, Ellis Island… « New York est une ville exemplaire, » écrit-elle, « un non-lieu, une non-ville, notre absence, notre visage » (120). Chez Jeanine Baude, l’exploration et les descriptions d’un lieu constituent une métaphore de l’acte poétique. Une passion de la découverte oriente sa poésie, d’Ouessanes jusqu’au Chant de Manhattan.
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Entretien avec Jeanine Baude Le 24 juin 2002 J. S. : Jeanine Baude, commençons par la question la plus fondamentale. Jusqu’ici vous avez un seul livre en prose, à ma connaissance. C’est vraiment la poésie qui vous attire avant tout. D’où vient votre choix de la poésie comme moyen d’expression ? Qu’est-ce que la poésie peut nous apporter de particulier? Qu’est-ce qu’elle peut nous faire voir et savoir ? Jeanine Baude : La poésie, c’est la vie. Le tout, le besoin fort, immense qui ravage. La poésie, c’est la chair, l’intellect. J’avance avec. Je ne peux dissocier corps et esprit, monde et littérature. Je m’inscris dans. Je me façonne. Je suis avec, pour toujours. Est-ce qu’on fait le choix de la poésie ou est-ce que la poésie vous choisit ? Ce pourrait être la question ? Aussi éloigné soit-on de « l’inspiration lyrique », aussi proche que l’on soit d’une écriture de la forme, de l’exigence; à quoi ressemble ce travail obsessionnel du mot, de ses contours, de sa recherche, de sa trouvaille, de sa position là sur la page, juste là, exactement là, nul autre à la place, le seul, celui-là exactement ? Obsession, vie-mort, blanc-noir, espace vide. Le mot qui déroute à l’intérieur. La poésie c’est l’enfance aussi, déjà. L’écriture est parallèle à la lecture. Je suis passionnée de lecture, depuis l’enfance. Ma mère m’a raconté ceci : À l’âge de cinq ans, encore à la maternelle (dans une école privée, religieuse) j’ai obtenu un prix de poésie – cela me fait sourire – oui, à cinq ans. La preuve, une broche représentant sainte Bernadette et ses moutons. Ce fut ma récompense. Ma mère s’est aperçue, très tôt, que j’étais boulimique de lecture. Tout, ses hebdomadaires, des romans-photos même, les romans complets de Bonne Soirée. Ce qui me tombait sous la main. Elle m’a suivie. Elle est entrée dans le jeu. J’ai une bibliothèque d’enfance extraordinaire. Ma fille veut la garder pour ses enfants. Pourtant mes parents étaient de petits fonctionnaires. Il y avait très peu de livres à la maison, à cause du peu de moyens financiers. Un exemple : ma mère, qui n’est jamais allée à l’opéra, écoutait les retransmissions à la radio. J’ai le souvenir de Werther, ça gueulait dans le poste! J’étais fascinée. J. S. : Il y a une phrase de Pasolini que vous avez citée dans votre livre sur Venise : « Pour le reste, j’ai vécu au sein d’un poème lyrique, comme tout possédé ». Est-ce que cette citation correspond à votre vision de la poésie ?
115 Jeanine Baude : Je n’oserais le dire. C’est un effroi. La peur. Le silence. Le mot. Le lyrisme, je m’en méfie. La possession, au sens satanique du terme, cela me plaît. Pasolini, Pavese sont des poètes, des romanciers que je relis souvent. Les deux tomes du journal de Pavese ont longtemps servi de cale pour stabiliser ma machine à écrire. C’était bien. C’était aussi un support moral, en quelque sorte. Une aide efficace. J’ai toujours aimé les poètes maudits. Ce sont les premiers que j’ai aimés. De Villon à Neveu. Gérald Neveu était un poète marseillais qui s’est suicidé. Je ne sais pas si vous le connaissez. Mais, en ce qui me concerne, j’ai refusé autant que possible ce travers. Rien ne me rendait autant furieuse que d’entendre : tu écris parce que tu es trop sensible, parce tu vas mal. On écrit parce qu’on est malheureux, non ! C’est idiot. Il se passe tout autre chose, à mon avis, dans des expériences aussi excessives (sublimes) que celle d’Artaud ou de Neveu, précisément. « Un écrivain écrit n’importe où, n’importe comment, dans n’importe quelles conditions ». C’est à peu de choses près – je cite de mémoire – les propos de Marguerite Duras. Et, c’est vrai. Même entre une table et une armoire, comme le disait Ferrat et même si cela est difficile. C’est l’urgence, le besoin, la passion. J. S. : Pourquoi écrivez-vous de la poésie plutôt que de la prose ? Jeanine Baude : Parce que le besoin d’écriture s’est installé comme cela. Vous remarquez ? Je répète souvent le mot besoin. J’écris parce que j’en ai besoin. C’est la raison, la seule, de cette marge, de cette folie peut-être : écrire de la poésie tous les jours. Dans l’un de mes premiers recueils de poésie, je parle de sculpture de mots. Ce n’est pas innocent. Le poète est un artiste au sens où le peintre, le sculpteur sont des artistes. Il y a confrontation entre le mot et le blanc, l’espace de la page. Le signe se dessine. Le livre de poésie est un volume, architecturé. Pourquoi pas une sculpture, un habitat. Le poète fait œuvre d’art. Je parle des autres là. Aucune prétention dans ce propos. Mais j’aime la prose et les prosateurs. Je lis beaucoup de romans. J’entends, autour de moi, que certains poètes refusent de lire autre chose que de la poésie. C’est leur choix. Ce n’est pas le mien. Dans le livre sur Venise, j’ai croisé les deux exercices. J’en avais besoin (encore une fois). Lorsque l’éditeur m’a demandé le livre sur Venise, je suis allée à Venise, mais j’avais informé l’éditeur : « Je le ferai, si j’en trouve l’épaisseur ». Parce que j’avais Venise dans la tête, dans le corps, dans l’esprit. Pour autant je me disais : qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Il y a eu des milliers de livres sur Venise, il y en aura encore des milliers (et c’est tant mieux). Mon souci était de situer ce livre dans une exigence – proche de l’exigence poétique – j’ai dû tresser deux textes pour y arriver. Je dirais pour arriver à la jouissance du texte. Comme on peut le faire en poésie. J’aime beaucoup Cortázar, Perec.
116 L’écriture qui va jusqu’au bout de l’écriture, qui tresse la forme à satiété. Prose ou poésie dans ce cas, c’est égal. C’est la même recherche. Mallarmé écrivait : « on n’écrit pas avec des idées mais avec des mots ». C’est là que ça se passe. Je crois à l’inspiration mais pas de la façon dont y croient certains. Je crois à l’exercice. J. S. : En vous lisant, ce qui me frappe avant tout, c’est le paysage – le paysage vu et, après, le paysage écrit, transcrit, textuel. On dirait que vous cherchez à évoquer les éléments de base d’un paysage, un peu à la manière d’un peintre paysagiste. À cet égard, le titre de l’un de vos plus beaux recueils, C’était un paysage, me semble fort révélateur. Pourquoi soulignezvous cette importance primordiale du paysage dans votre poésie ? Jeanine Baude : C’est ma méditation à moi, mon regard. Comme une obsession. Une entité, j’ai presque envie de dire supérieure, un amour, une quête philosophique, quelque chose qui serait de l’ordre du sacré, autant abstrait que visuel. L’obsession du paysage. Aragon écrivait sur Elsa. J’écris sur le paysage. Le minéral, souvent. Ces rocs déchiquetés de la pointe Nord-Ouest de la Bretagne, de l’île d’Ouessant, les déserts d’Arizona. L’eau aussi, la mer, les canaux de Venise aiguisent ma perception. Façonnant mon esprit, véritablement. Leur silence me comble. La terre est une œuvre d’art. Il suffit de savoir regarder, de la préserver dans son état le plus noble. J’ai beaucoup appris des Indiens à cet égard : « Si tu fais du mal à un cactus, tu fais du mal à un Indien ». Plus les rochers sont déchiquetés, plus ils sont beaux. N’en serait-il pas de même pour nous ? Pourquoi avoir peur du vieillissement ? Cela ne serait-il pas d’un orgueil tout à fait déplacé ? Ma terre de naissance, la Provence m’investit de plus en plus avec le temps. Je suis née dans les Alpilles. Ce choc heureux s’est répercuté plus loin, plus tard. Mais à un certain moment de ma vie, j’ai eu besoin d’espaces lointains pour respirer. Prise dans l’étau d’une vie quotidienne, lourde de contraintes professionnelles et d’engagements. Aujourd’hui, je suis peut-être réellement nomade, pour le plaisir. L’espace textuel se fonde d’après ce silence, filtré par la musique du corps. L’esprit le reçoit avec bonheur. La main travaille et le cycle repart. La pensée jouit. Nulle description. J. S. : En lisant vos recueils de poésie, on est très conscient des grands espaces blancs qui entourent les mots. Vous présentez, en général, des groupements de très peu de mots, entourés d’espace blanc (l’espace de la page qui acquiert ainsi une valeur métaphorique, ontologique ?). Certains critiques seraient peut-être tentés d’appeler cette écriture « minimaliste ». D’où vient ce choix de votre part de mettre en relief l’espace blanc de la page ?
117 Jeanine Baude : C’est le lieu, le lieu retranscrit. Le mystère de ce qui ne se voit pas. De ce qui est à l’intérieur. Creuser le blanc. Le cueillir. Se laisser assaillir par lui. Devenir soi-même cet espace, ce paysage mental. Le parcourir en tous sens. Tout à l’heure j’ai parlé de « sculpture de mots », là, j’insisterai sur le creusement. Le geste du rabot. Il faut élaguer encore et toujours, ne laisser venir que ce qui ne peut pas ne pas être là. Enlever tout le reste. Le geste du peintre. Il y a révolte, affrontement aussi. J’y tiens. On écrit contre, en même temps qu’avec et dedans. Et puis, vous me parlez à nouveau de Venise, d’Ouessant. Les cent dix-neuf îlots de Venise. Un seul me suffit, à parcourir, à écrire pour toute la vie. Un seul galet, toute la révolte du monde, tout son pouvoir et sa détresse. J. S. : Justement vous écrivez au début du livre sur Venise : « L’île silencieuse / arche / vers le destin / que j’ai choisi. » (7) Vous avez écrit cela en vers. Plus loin vous écrivez, en prose, « Les îles vont et viennent dans l’immensité océane, molécules libres. » (8) Jeanine Baude : Les quatre vers que vous venez de citer appartiennent à Ouessanes, recueil publié dès 1989. Ils intègrent le Venise Venezia Venessia, publié fin 2001 aux Éditions du Laquet, parce qu’il s’agit de la même démarche de pensée, du même souffle. J’habite toujours le même lieu d’écriture. Quelle que soit la forme prise, prose ou poésie. Je vous le répète, je crois à l’obsession. Un auteur s’épuise et se régénère dans la quête du trait, du signe inconnu qu’il va transmettre. Il n’a de cesse de. Mais votre remarque est plus qu’intéressante. Elle me flatte. Si plus de dix ans plus tard, je reviens sur le métier avec la même exigence, c’est peut-être qu’il y a vraiment quelque chose là. Un suivi. J. S. : J’aimerais reprendre une autre remarque que vous avez faite dans le livre sur Venise. Vous avez écrit : « La magie, chacun la fait sienne. En ce qui me concerne elle réside en cette juste adéquation entre ascétisme et jouissance ». Je trouve que cette remarque évoque, en fait, très bien les deux pôles de votre écriture. D’une part, il y a l’extase ou la découverte joyeuse d’une sorte d’énergie primordiale cachée dans le paysage et, d’autre part, une certaine austérité formelle. On retrouve souvent la tension et la complémentarité entre ces deux pôles dans votre poésie. Jeanine Baude : J’écris sous tension, oui. Il faut du feu. L’écriture chauffée à blanc. Vous avez tout à fait raison. J’aime cette phrase du Venise qui a, d’ailleurs, été soulignée par la directrice de collection. Cette réflexion exprime un état. L’état où je suis, j’en suis vraiment là, entre ascétisme et jouissance. L’écrivain est un ascète du mot. Le mot l’englobe, le traverse. Il le
118 transmet par son énergie vitale, son intellect. J’aime la jouissance sous toutes ces formes et je crois en la rigueur absolue (si possible, nous ne sommes pas des héros, des supermen ni des superwomen) pourtant il faut essayer. C’est le but. Notre travail. Notre œuvre, ce n’est rien moins que cela, jusqu’à l’épuisement des forces. Il s’agit d’affrontement. Affronter la page blanche, le mur. Saisir le silence. On ne peut pas être véritablement ascète, si on n’a pas été jouisseur. C’est la boucle, le cercle, à l’infini. J’écris avec mon corps, je marche avec mon esprit. J. S. : Dans vos recueils de poésie, l’idée du voyage revient constamment. Vous écrivez vers la fin de C’était un paysage : « Je voyage à la verticale / dans une immensité / future ». (C’était un paysage, 87). Pourquoi attribuezvous tant d’importance au voyage ? Jeanine Baude : Je crois à l’obsession et au mouvement. L’île, c’est le mouvement. C’est la première ligne du Venise. Je fais bouger ce qui ne bouge pas : l’île, dans Ouessanes aussi (les quatre vers repris dans le Venise). L’île marche. Je marche. J’avance. Ensemble avec l’écriture, nous suivons le mouvement de la mer, de l’océan. Ce mouvement me poursuit, m’entraîne, nous entraîne. La naissance de l’écriture, c’est un signe étoilé, une convergence de plusieurs états, de plusieurs moments. C’est pluriel. Je suis plurielle. Le voyage s’inscrit dans ce devenir, ce faire. De l’origine à la perte. Le jour où nous naissons, nous approchons inexorablement de notre mort. Je ne développe pas ici une idée mortifère mais une urgence : bouger, vivre, exister. Le mouvement se fait malgré nous. Alors soyons ce mouvement. La naissance, c’est l’expulsion, c’est terrible. Une traversée comme celle-ci nous ne la referons jamais ou seulement le jour de notre mort. J’inscris mes voyages dans cette perte, dans cette durée. Lisez Julio Cortázar : Façons de perdre. La vie, c’est le mouvement. Je ne serai jamais statique, sinon verticale, plantée dans l’univers. Il reste encore à parcourir. J. S. : Vous croyez aussi au désir. C’est un terme qui revient souvent dans vos recueils, y compris – ou surtout, plutôt – dans Incarnat désir (1998), dans lequel figure une dédicace à Ève, à Lilith (entre autres). Il me semble que vous avez une relation particulière au désir et à ses rapports avec le langage. Jeanine Baude : Le désir c’est encore de l’ordre du mouvement, de la poussée. Le désir d’écriture existe aussi fort que le désir de la jouissance physique. Dans le désir, pour moi, il y a la notion de risque. Risquer le désir. Risquer le mot, l’écriture. Traverser. La traversée du champ, de la page blanche, du corps, affleurer, découvrir, toucher. Tous les sens à l’affût. C’est ainsi, le désir. C’est beau, le désir, c’est fort. Ne plus désirer, c’est mourir. Le poème
119 est irrigué par le désir, fertilisé. Je n’élude rien, je ne cache rien. Mon corps existe dans mon écriture autant que mon esprit. Nous sommes faits de chair. Il ne s’agit pas d’écrire le sexe mais la force acquise par la traversée du désir. Exploiter le champ. Se déverser dans. Le travail des mots rejoint l’extase. De méditation sacrée en écriture. C’est ici que cela se place. Notre exigence est structurée. Tous les chemins y conduisent. C’est là que l’ascétisme intervient, la rigueur. Rigueur de la forme, tresser le mot, le désir comme on tresse les jambes dans l’amour. J. S. : Deux des poètes qui semblent vous avoir influencée le plus, ce sont Guillevic et René Char. Vous avez récemment organisé un numéro de Sud portant sur la poésie de Guillevic. En 1993, vous avez publié la Correspondance de René Char et de Jean Ballard (1935-1970). Quelles affinités éprouvez-vous avec l’œuvre de ces deux poètes ? Y a-t-il d’autres poètes qui vous ont influencée ou avec lesquels vous ressentez des affinités particulières ? Jeanine Baude : Bien sûr. Je vous ai dit que j’étais une grande lectrice, que j’ai eu la passion de la lecture avant la passion de l’écriture (et pendant et après aussi). Je m’étais posé cette question, au demeurant bien absurde. Si tu devais partir, échouer sur une île déserte et que tu ne puisses pas conduire les deux activités à la fois. Que le choix soit absolu : lire ou écrire. Eh bien, je lirai. On peut toujours écrire dans sa tête. Mais il faut se nourrir, l’existence tient à cela, la nourriture. La lecture est ma nourriture principale. Sur l’île d’Ouessant, en général, les commerçants nous font crédit. En payant, à la fin du mois, je me suis aperçue que j’avais autant dépensé à la librairie qu’à l’épicerie, voyez c’est vital ! Guillevic et René Char sont importants pour moi, mais ce ne sont pas les seuls. Je ne crois être la fille « spirituelle » de Guillevic et de René Char. La première vraie critique que j’ai eue sur mon travail, à propos de l’un de mes tout premiers recueils, s’intitulait : Les enfants de Mallarmé. C’est vrai aussi. Je vous ai dit que j’avais lu tous les maudits de Villon à Neveu. Ils m’ont influencée aussi. Les Baroques, Jean de Sponde, Chassignet, Étienne Durand. Rappelez-vous le livre de Gisèle Mathieu-Castellani : L’éros baroque. Je me souviens aussi, dans la revue Le Pont de l’épée, dirigée à l’époque par Guy Chambelland. Il avait publié un ensemble de mes textes dans un numéro dont le fronton était : Les Érotiques du XVIIe siècle. Le compagnonnage en revue, c’est important. L’éthique d’une revue. Cela veut dire des choses. Il y a eu aussi mes refus. Je n’aimais pas Saint-John Perse. À seize ans, je ne comprenais pas que l’on puisse être à la fois diplomate et poète. Au festival d’Avignon, j’étais dans les résistants. Je ne sais plus si c’était à propos du Soulier de Satin ou de L’Annonce faite à Marie. C’est loin. Bien
120 sûr, j’ai revu ma position. J’ai lu Amers. De même pour Hugo, je l’ai longtemps détesté. Les poèmes qu’on nous apprend en classe ne sont pas toujours les meilleurs. J’ai attendu les études universitaires pour être convaincue de l’immense talent de Victor Hugo. J’aime Baudelaire, Rimbaud, pas Verlaine, ça viendra peut-être. J’adore Théophile de Viau. J’ai eu aussi beaucoup de passion à faire des adaptations. À travailler sur des langues étrangères : italien, slovaque. Cela nous apprend beaucoup sur notre propre langue. Suivez un travail comme celui d’Andrea Zanzotto, par exemple. J. S. : On remarque la présence d’un vocabulaire spirituel dans votre poésie : l’idée de la nature comme un texte sacré à lire, des références à la Bible et au Coran. Certains vers ont une portée spirituelle évidente. Par exemple : « Entrer dans la mer / comme on entre en religion / le corps lustré de sel : c’est seulement après / que la route commence » (C’était un paysage, 16) Est-ce que votre poésie aurait une forte dimension spirituelle, à votre avis ? Si oui, de quelle vision spirituelle s’agit-il ? Jeanine Baude : Ce que je vous ai dit à propos du voyage entre tout à fait dans ce propos. L’écriture est une quête. Une quête spirituelle, d’une certaine manière, c’est sûr. Quelle que soit l’approche que l’on ait du « Sacré ». Le champ est très vaste. Pour autant, je ne suis pas croyante. Je fais partie de ceux qui doutent, peut-être même plus. Pour moi, en l’état de ma recherche d’homme, de poète : Dieu n’existe pas. En sera-t-il ainsi toujours ? Au seuil? Je ne pourrais le dire. Ce serait bien prétentieux. Il n’y a que les idiots qui ne changent pas d’avis. Le mouvement, la quête, mon lieu d’écriture s’expriment, se définissent à partir d’un élan à parfaire. On va. Où va-t-on ? Même l’exigence ne nous préserve pas du doute. En toutes circonstances, je refuse de détenir la vérité. Le doute fait avancer, même s’il n’est pas sécurisant, stabilisateur. De ce fait, le sacré intervient dans mes textes, face à mon incroyance. C’est toujours le problème des vases communicants. C’est la vie. La méditation jusqu’à l’extase, disait Caillois. J’y crois. Dans tout cela il y a une faille, un chemin, oui, je l’accepte. Je l’endure : c’est vivre. Dans toute création, on va plus loin que soi. On laisse des traces, non des preuves, énonçait René Char. C’est cela. Comme le mouvement de l’herbe dans le vent tournant. Nous sommes un fétu. Le peu. Il faut savoir le peu, pour écrire, me semble-t-il. L’érosion est nécessaire, à l’univers, à notre tâche d’écrivain, dans le travail formel. D’où l’écriture minimale. C’est une question et une proposition que je vous fais. J. S. : Un autre élément clé de votre œuvre poétique, c’est la musique. On pourrait évoquer, par exemple, le recueil Concerto pour une roche (1995) ou le recueil Océan (1995), qui commence par une série de 33 poèmes regroupés
121 sous le titre « Jazz océan ». Vous présentez tout un jeu sur le jazz dans cette partie du recueil, qui est suivie d’un autre groupe de poèmes, que vous avez appelé « cantate ». Il faudrait mentionner aussi les poèmes de « Salon de musique » à la fin de C’était un paysage : « Cela ne s’explique pas ! Cette musique ! Elle écoute/ et le vent poursuit » (C’était un paysage, 84). Est-ce que la poésie est avant tout musique ou chant pour vous ? Quelles sortes de rapports voyez-vous entre la musique et la poésie ? Jeanine Baude : La musique est très importante pour moi (de plus en plus) et depuis longtemps. Autant la lecture, je la ramène à la petite enfance; autant la musique, je ne le peux pas. Mes parents possédaient seulement une radio. Ils m’ont offert mon premier tourne-disque, je crois bien, après la réussite à mon baccalauréat. Je vous l’ai dit, j’étais fascinée par les airs d’opéra que ma mère écoutait à la radio. L’éducation musicale, je l’ai reçue au lycée, en Avignon par Lucienne Antonini, organiste et le père Durant – un dominicain. J’aimais aussi la variété. C’était ma distraction, mon péché mignon, comme pour d’autres la B.D. Je n’ai jamais lu de B.D., ou bien par-dessus l’épaule de quelqu’un d’autre que cela passionnait. Mais, une fois reconnue, la musique ne m’a plus quittée et cela s’amplifie encore aujourd’hui. En écriture, la musique est entrée avec le « Salon de musique » effectivement. J’ai écrit « Jazz océan » en écoutant Benny Goodman à la clarinette, pendant des heures. Pour Incarnat désir ce fut Les Pléïades de Xenakis. C’est corporel aussi la musique. Cela prend tout le corps, tout l’espace, le lieu de création, lorsque j’écris. C’est un habitat. Comme René Char, je crois aux « Alliés substantiels », les musiciens, les peintres qui nous accompagnent. Dans le texte, la musique a un rôle structurel. Je n’en dirai pas plus. Il ne faut pas tout dire. J. S. : Un recueil qui semble être un texte à part dans votre œuvre poétique, c’est Parabole de l’éolienne (1990). Il s’agit d’un recueil divisé en 30 parties, c’est-à-dire en 30 courts poèmes. Il a été écrit à Santa Fe, où le cadre géographique – le désert – est tout le contraire de la mer, l’espace géographique habituel de votre poésie. Dans Parabole de l’éolienne, vous évoquez un mythe de création, que vous situez dans un lieu amérindien. Différents personnages amérindiens surgissent dans le texte, comme « l’hommemédecine » et « la femme aux cheveux bruns ». Vous abordez le rapport entre les deux sexes à travers ces personnages. Pourquoi avez-vous décidé de situer votre poème dans ce désert amérindien ? Pourquoi présentez-vous un tel mythe de création ? Et pourquoi appeler ce texte une parabole ? Jeanine Baude : Parabole de l’éolienne, le titre a son importance. Cela reflète la culture orale des indiens, la parabole du sage. Ce texte a une autre structure
122 formelle. Il ne s’est pas fabriqué de la même façon. Pour une fois, j’ai joué avec la prose poétique. On pourrait presque dire « le verset ». Une prière scandée par le tempo très particulier de la musique indienne. Je dois entièrement ce texte aux indiens que j’ai rencontrés. Il ne pouvait en être autrement. Il ne pouvait pas être écrit de la même manière que les autres. J’ai bu le paysage, j’ai écouté humblement les chants puis j’ai exercé mes talents, ma « cuisine d’écriture » en fonction de cela, de cet habitat, de ce que j’ai reçu. D’où le mythe qui traverse le poème. Les medicine men scandent la procession, la danse. J’ai assisté à un Na ih es (la danse du soleil) chez les Apaches. En quelque sorte, la cérémonie de la puberté. J’ai pensé à une Communion Solennelle, chez nous, en Provence, dans le mas. C’est très fervent. Les femmes sont belles lorsqu’elles dansent. On recouvre de pollen, la jeune fille pubère. Il y a la cérémonie du maïs. J’aime quand les femmes assises en rond devant le tipi pilent les grains de maïs. On revient différent. On écrit donc différemment. Je ne suis pas d’accord avec vous, avec votre lecture de l’espace. Les poètes ont de l’imagination. Le désert ou la mer, pour moi, c’est tout comme. L’horizontal, la vastitude, les vagues de dunes (Brel). Je me souviens d’avoir campé sur la falaise haute de Monument Valley, face à ces rochers prestigieux qu’une marque de cigarettes a fait siens … Je voyais la mer, ce que l’eau cache, les fonds marins. Monument Valley, une mer morte. L’aube déployait ses feux. La lumière plongeait, retenue dans une flaque d’eau au pied de la célébrissime roche. En tout cas, je ressens la même force, la même émotion à la vue de la mer ou du désert. Cela a traversé mon écriture. J’ai retrouvé les mots fétiches, ceux que je transporte d’un livre à l’autre. Le fil conducteur, la trame. J’en ai été heureuse. Toujours la même obsession. Une découverte aussi dans les déserts amérindiens, celle du temps. Habituellement, avec le paysage, on est confronté à l’espace. Là le temps surgit, à découvert, les millénaires (vision du Painted desert, sous l’orage qui se prépare). C’est impressionnant. Nous sommes si petits, si légers face à cet univers. Quelle leçon que ce silence nous donne. Tout est là. J. S. : Un autre texte – un texte court – de votre œuvre me semble être à part, c’est la fin d’Océan, « Dépossédée ». Si je ne me trompe, c’est le seul texte que vous ayez écrit qui est situé à Paris. D’où est venu ce texte, en fait ? Jeanine Baude : De loin. Ce n’est pas le Paris que j’habite aujourd’hui. Je venais de manière ponctuelle à la Sorbonne. J’ai écrit ce texte au « Dupont Latin ». Qui était devenu, entre temps, le « Select Dupont » si je ne me trompe. Maintenant il a totalement disparu. C’était à un moment difficile de ma vie. Ce texte figure l’épilogue du recueil. Il est « voyant ». Il parle d’un futur que je ne connaissais pas encore. Une femme s’en va. C’était avant la
123 mort de mes parents, ma séparation. Il écrit tout cela, quatre années avant que les événements ne se précipitent. C’est douloureux pour moi. La même chose m’était arrivée à l’occasion de l’écriture de mon premier recueil : Sur le chemin du doute. Saurons-nous jamais où nous conduit la poésie ? La magie de la grande métropole s’exerce pleinement. Aujourd’hui, je la savoure. J. S. : Je suis fasciné par la structure de votre livre sur Venise. Il y a une alternance dans le livre entre la description de votre visite à Venise et une autre histoire (sans doute imaginaire, peut-être pas), présentée en italique. C’est l’amour entre Enzo et Maria. Vous présentez cette alternance entre ces deux niveaux textuels. Puis, à la fin du livre, vous terminez sur le suicide de Jérôme, un jeune peintre amoureux d’Alfred de Musset : « Jérôme est mort usé d’amour. Venise, Venezia, Venessia, reviens encore… » Pourquoi avezvous structuré votre livre sur Venise de cette façon ? Jeanine Baude : Avec endurance, pour le plaisir textuel. Revoyez ce que j’ai dit sur Cortázar, sur Perec. J’ai eu besoin de tresser ce texte pour retrouver la jouissance du mot en poésie. Le poème est servi par une écriture tendue, serrée, explosive. La forme y est broyée. Je fouette les mots. En poésie on poursuit jusqu’à épuisement des forces. La prose, cela peut paraître banal. Pour lui donner toute sa vigueur, son énergie, j’avais besoin de ce décalage textuel, comme on dégrafe un corsage. La balade, le récit de voyage ne me suffisaient pas, aussi littéraires soient-ils. L’intensité se véhicule par l’affrontement. L’histoire amoureuse, je n’en dirai rien. Vraie ou fausse? En tout cas, c’est clair, je ne suis pas George Sand, encore moins Musset, ni peut-être Enzo, ni Maria, ni Marcilia… ? Qui sait ? Qui suis-je ? J. S. : Est-ce que le fait que cela se passe à Venise vous a plus ou moins obligée à terminer sur un suicide, sur un événement tragique ? Jeanine Baude : Ah non non non non ! Vraiment pas du tout. Je ne conçois pas cette vision nocturne, morbide de Venise. Point de romantisme décadent. J’ai le même amour pour Venise que pour la corrida. Aimez-vous la corrida ? Ce sont des moments (la corrida, la mise à mort), des lieux (Venise, l’arène jaune et rouge), où l’on ressent la vie et la mort avec acuité, différemment : le choc. L’eau des canaux qui dissout la pierre, l’homme qui risque sa vie, la danse du torero. Le toréador est une femme face au taureau qui porte la masculinité en sarrau. Le risque de la mort décuple la vie. Alors, suicidaire ? Non, certainement pas. Ce que j’ai su, à un moment donné, c’est que le texte finirait par ses mots : « Jérôme est mort, usé d’amour. » C’est ce que je voulais avec ma narration.
124 J. S. : Évidemment, je ne pourrais pas terminer l’entretien sans vous poser une question sur la « poésie féminine ». Est-ce que ce terme aurait une utilité éventuelle ? Qu’est-ce que vous pensez de ce terme ? Jeanine Baude : Qu’est-ce que c’est que cette horrible chose ? Répétez. Avec des guillemets, je vous prie ! Amusons-nous ou attristons-nous. Il y a l’écriture, un point c’est tout. Cela ressemble aux réflexions des badauds qui, en regardant une peinture abstraite, explosent dans un rire et lancent : « On dirait un dessin d’enfant. » Je n’aime pas les catégories, les chapelles, le sectarisme. J’aime la transgression. Toutefois, la route a été difficile. Par exemple, je prépare une anthologie sur la poésie féminine slovaque. J’ai fait des recherches. Pas une femme poète, avouée, reconnue avant la fin du XIXe siècle, sur les bords du Danube, à Bratislava. Cela est lourd de sens. Les poétes-ses, les écrivain(e)s du XXe siècle portent tout le poids sur leurs épaules. Il n’y a qu’elles pour définir la poésie féminine slovaque. Alors, si longtemps caché, le phénomène apparaît nouveau pour quelques-uns, quelques-unes brandissent des pancartes. J’ai de la sympathie pour elles, je les comprends. Élevons-nous au-dessus de ces travers. Écrivons. Ils verront bien. Reportez-vous à une lettre de Louise Labé, la belle cordière, je crois bien datée du 27 juillet 1557. Vous serez édifié. Elle évoque la concurrence entre hommes et femmes et même la solidarité féminine. Je suis certaine que, parmi les femmes contemporaines, il y en a qui n’oseraient pas tenir un tel discours. À Thessalonique, lors d’un congrès autour des « femmes créatrices des deux mers » – il s’agissait de la Mer noire et de la Méditerranée – je faisais une conférence sur la poésie de Marina Tsvetaeva et de Louise Labé. En étudiant les œuvres et les personnalités de chacune, j’ai découvert un étonnant point commun. À quatre siècles de distance, elles reprochaient, toutes les deux, à leurs mères, de ne leur avoir appris que la musique. Cela est significatif. A-t-on gagné, a-t-on perdu ? Mon avis n’est pas aussi tranché que celui de certaines de mes consoeurs. Qui a raison, je ne sais pas, j’estime la lutte. Elle est utile. La condition des femmes, un bien vaste sujet, où la poésie dite féminine n’occupe qu’une infime partie. J. S. : Ma dernière question, c’est simplement de vous demander à quels projets vous travaillez en ce moment et quels sont vos projets d’avenir ? Jeanine Baude : Oui, j’ai des projets. Un recueil en préparation chez Rougerie : L’adresse à la voix. Des recueils, des articles sur la table, puis des projets plus lointains. J’ai publié plusieurs livres en 2000-2001, des livres d’artistes, un récit, un recueil de plus de cent pages : Ile corps océan (L’arbre
125 à paroles, 2001). Je peux donc prendre le temps d’habiter l’écriture. De ne lâcher les textes que selon mon désir. J. S. : Je vous remercie, Jeanine Baude, d’avoir partagé vos idées avec moi !
Bibliographie de Jeanine Baude Sur le chemin du doute. Paris : Millas-Martin, 1972. Les Feux de l’été. Paris : La coïncidence/Chambelland, 1977. Éclats de sel. Paris : La coïncidence/Le Pont de l’Épée, 1980. Ouessanes. Marseille : Sud, 1989. Parabole de l’Eolienne. Mortemart : Rougerie, 1990. C’était un paysage. Mortemart : Rougerie, 1992. Concerto pour une roche. Mortemart : Rougerie, 1995. Océan. Mortemart : Rougerie, 1995. Incarnat Désir. Mortemart : Rougerie, 1998. Île, corps, océan. Amay : L’arbre à paroles, 2001. Venise Venessia Venezia. Martel : Éditions du Laquet, 2002. L’adresse à la voix. Mortemart : Rougerie, 2003. Le Chant de Manhattan. Paris : Seghers, 2006. New York is New York. Montauban : Editions Tertium, 2006. Le Goût de Buenos Aires. Paris : Mercure de France, 2009.
Jeanne Hyvrard Née à Paris en 1945, Jeanne Hyvrard a publié ses premiers livres dans les années 1970, aux Éditions de minuit. Il s’agit de romans expérimentaux qui présentent le point de vue d’une narratrice marginalisée et considérée comme folle par une société ultra rationaliste dans laquelle les femmes n’ont aucune place. Elle raconte ses efforts pour s’échapper d’une situation irrespirable, atroce. Enseignante et spécialiste d’économie politique, l’auteure exprime sa vision du monde contemporain sous forme de textes poétiques. Bien qu’elle ait écrit surtout des ouvrages en prose, Hyvrard a également publié des recueils de poèmes. Dans ses textes des voix de femmes anonymes donnent leur témoignage des conditions insupportables qui les entourent. Elles jouent le rôle de Cassandre moderne, nous prévenant de dangers présents et à venir. La poésie, source de métaphores et d’images puissantes, offre à Hyvrard le moyen de proposer un modèle autre que la raison occidentale traditionnelle pour comprendre les enjeux politiques à l’œuvre dans le monde. Dans un essai « A Bord des mythes dans le vaisseau de l’écriture, » Hyvrard explique par quelles voies elle est venue à l’écriture : « Comment de l’intérieur d’une culture, penser l’angle occulté sur lequel elle repose ? Ce challenge militaro-mystique est l’histoire de ma vie, sa poétique, son esthétique, son principe » (7). Elle a commencé à écrire son premier roman lors d’un séjour de deux ans à la Martinique au début des années 1970 : « La catalysation décisive eut lien à la Martinique […] je découvris, à l’intérieur de ma langue, un autre français tout aussi français, et qui sait, ô sacrilège, peut-être davantage » (9). Dans notre entretien, nous parlons surtout d’un livre en particulier, Ton Nom de végétal. Il s’agit d’un texte à proprement parler inclassable, radical. L’auteure y préconise une écriture fragmentaire, difficile. C’est un livre génial – épuisant mais essentiel à lire. Hyvrard précise que « la dernière partie de Ton Nom de végétal est une prophétie qui annonçait les semaines d’émeutes atroces qui ont ravagé la France ces derniers temps [pendant l’automne de 2005] ». Elle ajoute que la prévision économique présentée dans Ton Nom de végétal « a été rendue possible par la poésie qui prend en compte la deuxième moitié de la raison laissée de côté par la logique que je ne conteste pas mais qui n’est qu’une partie de la question » (J. Hyvrard. Mail à J. Stout, le 17 novembre, 2005).
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Entretien avec Jeanne Hyvrard Le 25 juin 2002 J. S. : Jeanne Hyvrard, commençons par la question la plus fondamentale : Pourquoi et pour qui écrivez-vous ? Vous avez une vision politique, et radicale, de l’écriture. Vous avez précisé que vous ne cherchiez pas à faire « de la littérature », mais que vous écriviez des analyses politico-économiques. (D’ailleurs, vous enseignez l’économie politique dans un lycée parisien). Quels sont les enjeux de l’écriture, telle que vous la pratiquez ? Jeanne Hyvrard : Alors, je réponds très simplement. Nous sommes le 25 juin, 2002, à Paris. J’ai commencé à écrire pour ne pas mourir, et cela reste vrai. C’est-à-dire qu’au départ, j’écrivais pour moi. Il se trouve que, comme vous me l’avez dit vous-même, cette œuvre a eu un certain écho, dont j’étais moimême la première étonnée. Je n’écrivais pas pour que cela ait cet écho. J’écrivais pour résister à la mort qu’on jetait sur moi dans la société où je suis. De fil en aiguille, j’ai été amenée à tout repenser. J. S. : La base de votre travail, c’est une critique du patriarcat, mais vous l’appelez le « logarcat », n’est-ce pas ? Jeanne Hyvrard : Ah non ! Ça, c’est un contre-sens ! Je suis très contente d’avoir l’occasion de m’en expliquer. D’autant plus que c’est un homme qui me pose la question! Je ne suis pas d’accord avec mes consoeurs féministes sur la notion de « patriarcat ». Je ne vois pas de patriarcat et cette notion n’apparaît nulle part dans mon œuvre. Je ne vois pas, du tout, les choses comme cela. J. S. : Vous n’utilisez pas le terme « patriarcat » dans vos écrits, mais est-ce que le « logarcat » n’est pas, à certains égards, une partie de ce que certaines féministes appellent « le patriarcat » ? Jeanne Hyvrard : Il faudrait leur demander à elles comment elles peuvent utiliser mes outils théoriques par rapport à ce qu’elles pensent, mais j’ai bien dit clairement à plusieurs endroits et écrit dans le dictionnaire philosophique La Pensée corps qu’il y a le logarque ou la logarque et qu’une femme peut parfaitement être dans un rapport logarchique avec un être-lieu. À ce moment-là, je ne vois pas bien comment cela pourrait se raccrocher au patriarcat. D’autre part, le patriarcat serait – si je comprends ce que mes
129 consoeurs veulent dire – un système social institué. Or, la logarchie est mouvante et, comme je le dis, on n’est pas logarque définitivement. On peut être logarque avec certains et dans un autre rapport avec un autre. Ce qui n’est donc pas quelque chose de constitué socialement. (On démarre brutalement, dans l’essentiel !) J. S. : Ce n’est pas le patriarcat que vous remettez en question. Alors, est-ce qu’on pourrait dire que c’est plutôt la domination ou la maîtrise exercées sur l’autre que vous dénoncez ? Jeanne Hyvrard : Je dirais que c’est encore pire que cela. Parce que la domination peut, dans certains cas, se comprendre. Exemple : une mère qui dirige son enfant petit le domine, et elle peut parfaitement satisfaire les besoins de son enfant et les siens. Si elle agit avec intelligence, cette domination peut être parfaitement agréable. Alors, moi, je dirais, plutôt que domination, je parlerais de dévoration ou de cannibalisme. C’est-à-dire que la logarchie est un moyen de dévorer, de cannibaliser, de prendre uniquement pour soi et sans retour, sans échange et sans utilité sociale, l’être de l’autre. Alors, c’est plus large que dominer. J. S. : Lorsque vous avez commencé à écrire, vous avez emprunté – ou approprié – le nom de « Jeanne Hyvrard », qui n’est pas votre nom original, en fait. Vous avez pris ce nom à votre grande-tante … Jeanne Hyvrard : La sœur de ma grand-mère maternelle. J. S. : À travers l’adoption de ce nom, vous exprimez votre refus du système logarcal et du type de langage ou de discours que ce système a créé. Jeanne Hyvrard : Absolument. Dans ma famille d’origine – même si maintenant c’est très loin et que les rapports avec mes parents aujourd’hui ont changé – lorsque j’étais enfant, adolescente, et quand j’ai commencé à écrire, le nom de Jeanne Hyvrard, de cette grande-tante… elle était en marge de la famille. Elle était exclue de la famille. Elle était considérée comme quelqu’un de marginal et d’infréquentable avec qui on ne devait pas avoir de liens, alors qu’en réalité, c’est elle qui m’a rendu la mémoire de toute la lignée de la précédence, y compris de la grand-mère de ma mère (donc, Hyvrard elle-même), et de tous ces liens, de toutes ces femmes savoyardes dont ma mère ellemême refusait de me parler. C’est elle qui m’a reconnectée à la précédence. Donc, non seulement c’est un nom adopté, mais c’est un nom politique. J. S. : Donc, ce lignage féminin est essentiel à l’écriture et à la survie ?
130 Jeanne Hyvrard : Absolument. Pourquoi ? Je n’ai jamais vraiment réfléchi à cela, mais je pense que quand on a lu mon œuvre, tout le monde est au courant maintenant du déni de filiation que ma mère a fait à mon égard. Bien que je sois sa fille légitime et biologique (il n’y a pas de problème de ce côtélà), elle a toujours refusé de me considérer comme la chair de sa chair et c’est déjà une tragédie. J’ai donc été obligée de me réafilier à l’étape au-dessus, si je peux dire. J. S. : Dans les ouvrages que vous avez publiés jusqu’ici (d’abord, chez Minuit; ensuite, au Seuil; et après, chez Des Femmes et chez d’autres éditeurs), vous présentez une analyse très originale de la crise à l’œuvre dans le monde contemporain. Pour articuler votre vision de cette crise, vous avez inventé toute une série de concepts (ou plutôt d’ « encepts ») nouveaux : « le fusionnel », « la biochaïe », « la chaorganisation », « la contrairation », et beaucoup d’autres termes que vous avez inventoriés et expliqués dans La Pensée corps. Par quels processus êtes-vous arrivée à créer ces nouveaux « encepts » et quelle a été l’évolution du fonctionnement de ces termes dans votre écriture ? Jeanne Hyvrard : Et bien, je n’ai pas eu le choix! Cela remonte à il y a très longtemps. J’ai vécu deux ans aux Antilles entre 1969 et 1971. À cette époque, j’enseignais déjà. Donc, j’ai enseigné aux enfants antillais. À cette époque, personne ne s’intéressait à ce type de société. Moi, j’ai été obligée d’enseigner un programme qui ne correspondait en rien à ce que vivaient les élèves. Donc, l’écart entre le discours que je devais tenir officiellement et la réalité charnelle et humaine des élèves que j’avais en face de moi était insoutenable. Il y avait déjà cela. J’ai donc entrepris de leur expliquer déjà qu’ils étaient noirs – ce qu’ils niaient, puisqu’ils se présentaient comme des blancs. Qu’ils étaient dans une île qui était au sein d’un archipel, ils l’ignoraient. Ils ne savaient pas que la Caraïbe était un archipel. Ils ignoraient qu’ils étaient au large de l’Amérique. Absolument ! Ils ne savaient pas que leurs ancêtres avaient été déportés après avoir été arrachés de l’Afrique. (Je vous parle d’une situation très ancienne; c’était en ‘69). Donc, je leur ai expliqué tout cela. C’est le premier élément qui a dû jouer. J’ai été obligée de prendre à bras le corps la situation de mes élèves antillais, comme aujourd’hui, je prends à bras le corps la situation de mes élèves là où j’enseigne, à la Gare du Nord, dont je parlerai ensuite. D’autre part, je pense que le premier néologisme qui a été inventé par Senghor, la Négritude, a dû, malgré moi, faire son chemin. Comme le français antillais avait des tas de mots qu’on ignorait dans le français hexagonal – tels que « la ravine », « la mangrove », « la saline » – peut-être que tout cela a travaillé ensemble et que le plus naturellement du monde, j’ai emboîté le pas avec la naïveté qui me
131 caractérise ! Avec cette espèce de simplicité de vécu, de vivre pleinement la situation présente, telle qu’elle se produit. Tout cela a dû travailler ensemble. J’ai commencé par les néologismes un peu au hasard. (Bien que, si on y réfléchit, ce n’est pas du tout un hasard, puisque les deux premiers sont « séquestrement » et « sous-développation ». Ils sont dans les premières pages des Prunes de Cythère.) Ce sont les deux premiers qui apparaissent par ordre chronologique. Je pense qu’aujourd’hui « séquestrement » et « sousdéveloppation » expriment ce qui se passe pour la globalisation et cette révolution cybernétique qui est à l’œuvre. Alors, vous avez dit que j’ai une analyse originale de la crise. Moi, je dirais que – Dieu merci ! – elle est de moins en moins originale. Quand j’ouvre les journaux et les magazines, je vois maintenant partout s’étaler des choses que j’ai décrites il y a vingt-cinq ans. Ce qui est pour moi très réjouissant, car cela prouve que, même sur le plan de l’économie politique, et non seulement sur le plan littéraire, j’ai constitué une espèce d’avant-garde. Maintenant, c’est visible pour tout le monde. Plus personne ne peut se cacher ce qui est à l’œuvre sur le plan économique et social. Mais ce qui reste encore pour moi d’avant-garde, et dont je n’ai pas encore trouvé vraiment d’échos de façon positive, c’est que les gens ne se rendent pas compte qu’une nouvelle représentation mentale du monde est en train de s’imposer et une nouvelle conception du sujet. Alors, là, je pense dans l’état actuel de la question, en effet, être la seule à avoir mis cela en ordre. Comment est-ce que je l’ai fait ? Eh bien, d’abord, d’un point de vue de femme, mon expérience vécue, d’une part. Deuxièmement, le sort particulier qui m’était fait dans ma famille d’origine dans laquelle je servais de bouc émissaire, de fusionnaire. Il a bien fallu que je pense ma situation. Et puis aussi, ce que je vis au quotidien dans mon travail. C’est-à-dire ce que les élèves me racontent est tellement décalé, tellement fou, tellement énorme – des erreurs tellement tragiques – que j’étais obligée de me dire : « Mais comment est-ce qu’ils s’imaginent le monde pour produire des erreurs pareilles ? » Donc, de fil en aiguille, j’ai été amenée à tout repenser. Voilà ! J. S. : Quand nous nous sommes vus l’autre jour, au Marché de la Poésie St. Sulpice, vous m’avez dit qu’en France, le féminisme n’existe pas. J’ai été profondément choqué d’entendre cela ! En Amérique du Nord, les mouvements féministes sont très forts. Jeanne Hyvrard : Je ne dis pas qu’il n’y ait pas des femmes, comme moi, qui, individuellement, mènent une lutte très difficile et au long cours. Si ! Chacune, de leur côté, dans leur travail, et dans leurs publications, peuvent être considérées comme des féministes et mènent cette lutte-là. Mais il n’y a pas de courant ou de mouvement organisé de façon suffisamment significative pour que cela soit visible dans le cadre culturel et médiatique. C’est
132 une des raisons pour lesquelles je pense que la France est un pays complètement arriéré au sens où ses hommes (que j’apprécie parfaitement par ailleurs puisque tout ce que j’en vis, et ce que j’exprime dans le « ParadisFiction » de Ton nom de végétal, on ne peut pas en dire plus comme le bien qu’on peut avoir de bon de l’autre sexe), mais dans la culture, c’est uniquement un discours masculin. C’est particulièrement dommageable en ce moment parce que, justement, alors que tout ce mouvement féminin depuis trente, quarante ans repense le monde – eh bien, les Français – les hommes français – ne veulent pas laisser cette parole se tenir publiquement, se privent ainsi de toute nouveauté. Cela, sur le plan culturel. Sur le plan politique et social, je préfère ne pas insister sur cet aspect pénible de notre existence. La France est un pays extrêmement arriéré où la femme n’est pas considérée comme un être humain. J. S. : Quelle est la place de la poésie dans votre œuvre ? En effet, certains de vos livres ont été écrits en vers : Les Doigts du figuier, La Baisure/Que se partagent encore les eaux, Le Silence et l’obscurité, et d’autres textes. Pourquoi avez-vous décidé de rédiger ces textes en vers ? Quelle importance accordez-vous à la poésie dans votre travail d’écrivaine-féministe ? Pour vous montrer ce que je veux dire, prenons un exemple précis, que je vais tirer de votre livre Ton Nom de végétal, un exemple où vous utilisez le terme « poésie » : « Je m’abandonne à toi la poésie, mère chaotique et rebelle, portant dans sa nacelle le souvenir des anges, leur image, leur simulacre, leur idole, leur idelonne. » (Ton Nom de végétal, 274). Jeanne Hyvrard : Sur le plan de la théorie littéraire, je ne peux pas répondre, puisque je n’ai pas de formation littéraire; je suis économiste et juriste. Je suis une sauvage de la littérature. Je ne connais absolument pas les outils théoriques littéraires. Mais je peux dire comment je vois les choses. Peut-être que dans La Formosité, mon avant-dernier livre, il y aurait des réponses dans ce sens. Peut-être que dans une première partie de mon œuvre, il s’est agi de contester le système, non pas patriarcal, mais logarchique – de dévoration de l’autre et d’anéantissement d’une partie de la matière vivante. Ensuite, dans une partie que je dirais plus positive – non que le reste soit négatif ! – mais (une fois repoussée cette mort), de dire quelle nouvelle logique, quelle nouvelle chaïque, quel nouvel ordonnancement pourrait-on mettre en place ? Et il m’est apparu qu’il y avait d’autres fonctionnements, totalement différents, qui, peut-être, en les creusant, en acceptant que la logique se pousse un peu pour que ce que j’appelle « l’autre moitié de la raison », pourraient surgir. On pourrait trouver à perfectionner ces outils-là pour les utiliser. Alors, probablement que c’est du côté de la poésie, à condition de la prendre comme on la prend en Amérique et non en France (où c’est plus restreint) mais
133 comme quelque chose qui reprendrait avec nous le troisième terme, qu’on retrouverait ce qui a été exclu. Qui prendrait dans son ensemble l’ensemble de la matière vivante ! Qui prendrait ensemble tous les niveaux de l’existence – le biologique, l’intellectuel, et le spirituel – et qui serait en quelque sorte un mode de pensée total dans lequel les prises de décisions, les réflexions, les actions seraient autrement que comme on les voit maintenant : destructrices, dans la logarchie. C’est peut-être quelque chose de cet ordre. Maintenant, savoir pourquoi dans certains cas j’écris en vers et dans d’autres cas, en prose poétique, je ne sais pas. Je n’ai aucune possibilité d’intervention sur ce que je fais; cela se fait tout seul. Je n’y peux rien. C’est comme ça – point barre ! (Rire) J. S. : La réception de votre œuvre en France a été difficile, je crois. Il y a eu différents malentendus à propos de ce que vous vouliez faire. La critique française (masculine, surtout) a eu de la difficulté à comprendre votre démarche. D’abord, on a pensé que l’auteure des Prunes de Cythère était une femme noire des Antilles. Plus récemment, on n’a pas très bien su comment vous lire, dans quelle catégorie vous placer, et ainsi de suite. En Amérique du Nord (et surtout, au Canada), par contre, vous avez un public beaucoup plus ouvert à ce que vous écrivez. D’où vient cet écart entre la réception de votre œuvre en France et à l’étranger ? Comment expliquez-vous cette différence de points de vue ? Jeanne Hyvrard : La question est terrible ! Vous voulez me fâcher avec mes concitoyens ! J. H., J. S. : (Rires) Jeanne Hyvrard : Écoutez, la France est un pays extrêmement fermé, autarcique. Il se trouve qu’en ce moment (je ne dis pas que cela soit général), mais en ce moment, le monde « culturel » est totalement accaparé par une petite nomenclature qui verrouille tout et qui s’oppose à tout ce qu’il y a de nouveau et qui risquerait, de près ou de loin, de les critiquer. Ce n’est pas compliqué. Disons que (puisque je suis économiste), en termes économiques, peut-être que ces gens craignent la concurrence et que s’ils se mettaient à vouloir écouter ce que disent les autres, ils courraient le risque de ne plus avoir tous les postes clé ! Puisque je suis économiste, je peux vous le dire, dans un système où la littérature n’est pas très rentable et fonctionne avec des subventions, ce sont les maîtres des subventions. Puisque vous me posez cette question cocasse…. J. H., J. S. : (Rires)
134 Jeanne Hyvrard : Je la reformulerai autrement, si vous me l’autorisez. J. S. : Bien sûr ! Jeanne Hyvrard : Je dirais que la différence entre le système de la France et le système de l’ancienne Union Soviétique aujourd’hui écroulée, eh bien, je dirais qu’en ce qui concerne le système de la littérature officielle, elle-même, dans l’ancienne Union Soviétique et dans la France d’aujourd’hui est qu’en U.R.S.S., personne ne prenait la littérature officielle pour la vraie littérature et que la véritable littérature circulait en samizdat, de façon clandestine, alors qu’en France, il n’y a pas de samizdat ! Voilà ce que je peux dire sur la situation dans mon pays. Maintenant, je pense que c’est tout à fait momentané, que c’est un état de crise aiguë. La France aujourd’hui n’arrive absolument pas à faire face aux problèmes qu’elle doit résoudre. Nous sommes dans une situation extrêmement grave, mais des événements vont se produire qui vont rouvrir un petit peu l’analyse autrement. Alors, par rapport à l’Amérique du Nord, écoutez, le niveau des universitaires nord-américains que j’ai eu l’occasion de rencontrer, comme dirait ma fille, « il n’y a pas photos ! » Le degré d’ouverture, d’intérêt, d’écoute de l’œuvre d’autrui, d’absence de préjugés du côté de l’Amérique du Nord est tel qu’on y rencontre d’authentiques amateurs de littérature, tout simplement. La France n’aime pas la littérature. C’est clair ! J. S. : On trouve très souvent dans vos livres une quête qui se poursuit. Au milieu de cette quête, vous introduisez certains systèmes de symboles ou certains jeux, en les intégrant à l’histoire d’une femme marginalisée, d’une héroïne « folle », comme celle de La Meurtritude, qui rencontre des personnages du jeu des tarots en s’enfuyant d’un asile d’aliénés. Il y a aussi l’exemple du Corps défunt de la comédie, où le noble jeu de l’oie est intégré au texte. Pourquoi faites-vous appel à ces systèmes de symboles et à ces jeux dans certains de vos livres ? Jeanne Hyvrard : Eh bien, parce que tous ces « jeux » (au sens large) sont une espèce de pot commun, de langage commun, de coutumes communes qui traduisent des situations fondamentales de la vie et qu’on se transmet de génération en génération. C’est-à-dire que quand on joue à ces jeux-là, on peut simplement jouer comme on joue à un jeu de société ou, au contraire, avoir conscience qu’on conserve quelque chose qui est le patrimoine métaphysique de ce groupe-là qui pratique ce jeu-là. J. S. : J’ai remarqué aussi que le jeu semble aider l’héroïne marginalisée à s’échapper de la situation d’enfermement ou de crise où elle se trouve.
135 Jeanne Hyvrard : Absolument. Quand je vous ai dit tout à l’heure que je pense que la crise dans laquelle se débat la France actuellement est tout à fait provisoire et que je ne suis pas du tout pessimiste sur le futur et que je crois qu’il va se produire des événements qui vont rouvrir la situation pour nous permettre de respirer un peu (parce qu’on a vécu dans notre histoire d’autres périodes terribles), je m’appuie sur les prédécesseurs. En quelque sorte, tous ceux qui m’ont précédée, qui ont inventé ces symboles, qui les ont fait fonctionner, qui ont utilisé ces jeux et, par exemple, on trouve le Jeu de l’oie tout au long de l’histoire sur des modèles différents – c’est un tout petit peu ce que je vous disais tout à l’heure par rapport au fait que j’ai dû me relier avec mes ascendantes maternelles par-dessus la tête de ma mère qui avait coupé le lien, moi, je dirais aujourd’hui que cette petite caste de logarques qui occupe Centre-Ville et fait régner une espèce de terreur en ce moment dans ce pays (je répète le mot « terreur » et, pour le cas où on voudrait que je le répète, je le répète tout de suite), je dis que ces gens-là font régner la terreur sur la société et que beaucoup de gens n’ont pas le courage ni les forces physiques pour résister à cet anéantissement psychique qu’ils sont en train de nous infliger. Donc je peux en quelque sorte me réaffilier à ce qu’il y avait avant. On a joué au Jeu de l’Oie au seizième siècle ou en 1914 ou en 1950 ou encore en 1960. Donc, c’est toujours là. Voilà. C’est se réaffilier sans cesse à ce que nous avons en commun comme culture humaine. Comme, en plus, beaucoup de ces jeux dépassent la société dans laquelle on est (ce n’est pas pour dire qu’ils sont universels, mais enfin, avec des variantes, on les retrouve un peu partout), c’est quand même ce que nos prédécesseurs ont réussi à mettre sur pied. Moi, je pense qu’on ne peut affronter le monde qui vient – c’est-à-dire, le thème du Canal de la Toussaint – qu’en s’appuyant sur ce que les prédécesseurs ont déjà trouvé. Même si cela ne nous permet pas de penser exactement ce qui se passe, cela nous soutient, quand même. J. S. : Est-ce que c’est pour cette même raison que vous avez parlé des femmes du passé dans La Baisure, par exemple – des femmes médiévales, surtout ? Jeanne Hyvrard : Absolument. Ce sont des métaphores des sociétés, des pays. Cela me fait plaisir que vous posiez cette question, car dans ce que j’écris encore en ce moment, pas plus tard qu’hier, dans ce que j’écris revenait une phrase, justement sur Aliénor d’Aquitaine (ou d’Angleterre), on peut dire qu’Aliénor est une métaphore du lien franco-anglais, puisqu’elle est à la fois l’une et l’autre, et que donc, c’est plus compliqué que cela. Elle représente la tentative d’apporter des idées nouvelles qui, dans un premier temps, posent problème et qui sont ensuite insérées.
136 J. S. : La présence ou la menace de la mort semble être un fil conducteur de votre œuvre – la présence de la maladie aussi, d’ailleurs. Dans les années 70, vous avez écrit Mère la mort et la Meurtritude. Dans les années 80, La jeune morte en robe de dentelle et Le Cercan. En 1997, vous avez publié Au présage de la mienne, journal intime dans lequel vous notez un seul événement par jour (il s’agit souvent d’un événement banal) en précisant que chaque événement noté égale « la mort » ou représente « la mort ». Par exemple : « Jeudi 21 juillet : La mort aujourd’hui, c’est la distance croissante entre ma vie et moi. Les ronces le disputent au désert. La chimie au nucléaire. Vendredi 22 juillet : La mort aujourd’hui, c’est ce pays qui ferme pour l’été et me laisse invalide, vide et isolée. Désolée. » D’où vient cette lourde et douloureuse présence ou menace de la mort et de la maladie au centre de votre œuvre ? (Je dois ajouter que cette présence de la mort est paradoxale en même temps, étant donné la vitalité extrême du langage dans votre œuvre, à côté de cette hantise de la mort.) Jeanne Hyvrard : Ce n’est pas compliqué. Toute mon enfance, j’ai eu le sentiment, à tort ou à raison, qu’on voulait ma peau, y compris dans ma famille. Ce sentiment ne s’est pas démenti dans la suite, où j’ai été obligée d’affronter des sentiments extrêmement hostiles. Non seulement de Maman mais de ma sœur et de mon frère. Je pourrais dire dans une anecdote d’aujourd’hui que cela explose aujourd’hui puisqu’encore aujourd’hui, ce sont des menaces terribles à mon encontre. Je mets de côté mon père, qui m’a toujours défendue. C’est pourquoi « patriarcat », dans mon cas – c’est l’inverse, absolument. Moi, j’ai un avis tout à fait positif du masculin. (Je ne dis pas cela parce que vous êtes un homme ! C’est la vérité). Je pense que c’est cela qui me différencie le plus de mes consoeurs féministes. C’est une des raisons du malentendu. Comme on n’a pas pu me mettre dans la case « lesbienne », « anti-type » et tout le bataclan qu’il y a ici contre les femmes, cela cause des problèmes. Donc, mon père m’a toujours défendue. J’ai d’excellents rapports avec lui. Mais le reste de ma famille d’origine a été, pour moi, meurtrière. J. S. : Est-ce que l’écriture continue à être une lutte contre la mort pour vous ? Jeanne Hyvrard : Oui. Par exemple, aujourd’hui, lorsque j’ai dit qu’il y a cette petite caste à Centre-Ville qui sème la terreur, moi, je dirais que beaucoup de mes amis sont morts, ce qui prouve que l’intelligentsia de ce pays est en proie à des difficultés plus graves qu’on s’imagine outre-Atlantique. Comme tout cela se passe avec des paillettes, la télévision, la liberté, l’hédonisme, tout le monde fait ce qu’il veut, tout cela a l’air assez amical et gentil. Mais ce n’est pas tout à fait ça. La réalité c’est que j’effectue un travail extrême-
137 ment pénible, dont je parle dans Au présage de la mienne. Je suis quand même dans une situation où ma vie est menacée. C’est une espèce de course de vitesse entre la mort, qui continue à me talonner, et ma résistance lumineuse, politique et littéraire, qui permet d’émerger de cette mort. Je dirais que peut-être, ces dernières années, l’étau se desserre un peu. La mort ne me menace plus aussi fort ces dernières années que toute ma vie. Mais je dirais en plus qu’avec l’enfance que j’ai eue, j’ai des maladies récurrentes. En réalité, j’ai toujours été malade. D’une certaine façon, c’était tantôt une maladie, tantôt une autre. Ces dernières années, je me porte mieux. Finalement, je ne me suis jamais mieux portée que maintenant. Enfin, maintenant, la mort et la maladie reculent. Je remercie l’Amérique, parce que je pense qu’elle n’est pas pour rien dans ce sauvetage. À Paris, mon œuvre les intéressait pour autant que j’étais folle, que j’allais mourir et que j’étais noire. Quand ils ont découvert que j’étais blanche et que je ne mourais pas, cela ne les intéressait plus. C’est ça qui s’est passé. Alors, moi, je dirais que l’Amérique m’a aimée telle que j’étais. C’est un écho total. Même au-delà de ce que je pensais avoir écrit et, oui, cet écho m’a sauvé la vie. Je répète que l’Amérique m’a sauvé la vie. J. S. : Vous employez souvent un langage biblique dans vos écrits : « Au commencement ma mère, et l’interdiction d’aimer cette forme… », « Au commencement la familiarité avec la nature enchantée » (« A bord des mythes », 7). D’ailleurs, la source d’inspiration des Doigts du figuier est un passage biblique. Vous dites avoir été influencée par la nouvelle traduction de la Bible d’André Chouraqui. Pourquoi ressentez-vous le besoin de reprendre et d’approprier ce langage biblique ? Jeanne Hyvrard : Mystère et boule de gomme ! (Vous connaissez l’expression « Mystère et boule de gomme » ?) J. S. : En fait, non, je ne connais pas cette expression. Jeanne Hyvrard : Elle est bizarre parce qu’elle a disparu de la langue. On ne l’emploie plus beaucoup, mais dans mon enfance et mon adolescence, quand on ne savait pas, on disait « Mystère et boule de gomme ! » Or, il se trouve que la boule de gomme, c’est aussi ce qui servait – la gomme, c’est une espèce de bitume ou d’asphalte qui peut servir pour étanchéifier les bateaux. Pour que le bateau devienne imperméable par rapport à l’eau. Peut-être, quand on emploie l’expression « Mystère et boule de gomme », il y aurait à chercher de ce côté. Alors, je dirais deux choses : premièrement, la Bible, c’est le texte le plus ancien de notre culture. Dans l’histoire du monde, il y a bien des textes plus anciens, mais qui renvoient à d’autres cultures qui ne
138 sont pas les miennes, dans lesquelles je ne vis pas. Tandis que pour nous, c’est ce qu’il y a de plus ancien, d’une part. Deuxièmement, il se trouve que les mythes bibliques, moi, je les ai pris sur le même plan que les autres légendes. J’ai eu une formation très laïque et pas du tout religieuse. Moi, j’ai pris les mythes bibliques comme j’ai pris les mythes grecs, comme j’ai pris les mythes romains. Dans un de mes derniers livres, je suis tombée – je ne dirais pas que ce soit par hasard, parce que, quand même, je le cherche un peu! – sur une Vénus ancienne étrusque, qui était une espèce de ménagère un peu popote, que je trouvais assez intéressante. Je n’ai pas d’exclusive. Chaque fois que je suis confrontée à quelque chose, je dirais, qui correspond à notre culture – je ne vais pas aller chercher quelque chose qui ne serait relié à rien – mais à partir du moment où on baigne dedans d’une façon ou d’une autre, alors, cela m’intéresse. J. S. : À la base de votre œuvre il y a la recherche de celle que vous appelez « la Grande-Toute », une déesse-mère des origines. Est-il possible de renouer nos liens cachés ou refoulés avec cette « Grande-Toute » ? Si oui, comment pourrait-on faire cela ? Jeanne Hyvrard : Comme on est en train de le faire là. Quand je vous ai dit que j’ai trouvé chez les Etrusques une Vénus inattendue, un peu popote, ménagère et pas du tout l’espèce de femme-marionnette qu’ils ont fait de nous, on est déjà en train d’y renouer. D’autre part, je pense que chacun d’entre nous – que ce soit les femmes dans leurs mœurs ou les hommes dans leurs malheurs – ont en eux ce questionnement-là qui est en train d’émerger avec la révolution cybernétique. Je pense que la nouvelle représentation du monde avec la révolution cybernétique, il y a au centre la grande machinerie – toutes les machines connectées : internet (mais pas seulement internet), la télévision (mais pas seulement la télévision), les portables (mais pas seulement les portables), les grandes oreilles, les grandes écoutes,et cetera – tout cela, j’appelle cela « la grande machinerie », maintenant au centre de ce monde globalisé. Et la matière vivante, la matière humaine, devient périphérique. Ça, je pense que c’est une révolution totale, aussi importante que celle de la Renaissance. Pendant la Renaissance, l’être humain est devenu central. Ce n’était plus Dieu qui était central; c’était l’être humain. Eh bien, là, on vit quelque chose du même ordre. L’être humain est décalé en matière périphérique et la grande machinerie est au centre. Je pense que maintenant, on est en train de commencer à projeter la mémoire de la Mère sur la grande machinerie et que cette remontée de l’interrogation sur la Mère correspond à cela, à cette globalisation cybernétique. Finalement, si moi, pour des raisons personnelles, biologiques, je recherchais à nouer des liens avec ma mère, cela a rencontré petit à petit, une préoccupation de l’époque : Qu’en est-il de la
139 Mère ? Comment va-t-elle s’organiser ? La Renaissance culturelle et philosophique qui vient mettra aux avant-postes et au centre une forme de divinité mère qui est à la fois le grand système cybernétique et, en même temps, la source de la matière vivante. J’en suis sûre. J. S. : Je crois que vous avez dit à Monique Saigal qu’à votre avis, la révolution cybernétique n’était pas quelque chose de complètement négatif, que ce n’était pas quelque chose que vous rejetiez mais qu’au contraire, vous y voyiez un aspect bénéfique. Jeanne Hyvrard : Mais oui ! Du bon et du mauvais, comme dans tout. Je suis économiste. La charrue, c’était du bon ou du mauvais ? L’automobile, c’était du bon ou du mauvais ? Je ne partage absolument pas le discours contre le progrès où il faudrait revenir à la bougie. Je ne suis pas non plus une fanatique à dire « Tout ce qui est moderne, c’est bien » ! L’histoire humaine, pour les économistes, c’est l’histoire du progrès technique. Bon. Ensuite, on voit ce qu’on en fait. Par exemple, moi, je trouve l’internet… Je ne sais pas si vous avez vu mon site ? J. S. : Oui, je l’ai consulté. C’est bien fait, très utile. Jeanne Hyvrard : Bien ! J. S. : Vous avez écrit : « Les mythes sont ce qui nous reste du polythéisme d’un monde enchanté dans lequel les idées n’étaient pas séparées de nous mais l’âme de nous, dans la circulation commune » (« A bord des mythes », 18). Quelle importance accordez-vous aux mythes ? Pourrait-on créer de nouveaux mythes qui puissent avoir une influence culturelle aujourd’hui ? Jeanne Hyvrard : Certainement. Je n’ai jamais réfléchi à la question dans ces termes-là, mais je suis sûre que oui. Ne serait-ce que, par exemple, quand je parle de la Vénus popote chez les Etrusques, et cetera, on peut la réintroduire. Il suffirait qu’il y ait un film qui s’empare de cette idée-là et qui entre en résonance avec l’époque pour que les gens se mettent à utiliser cela. Parce qu’on a souvent vu un mot, un film ou une œuvre avoir un impact important. J. S. : En 1998 vous avez publié au Québec un nouveau livre (que vous appelez un « essai-fiction ») remarquable qui s’appelle Ton Nom de végétal. J’aimerais vous poser plusieurs questions sur cet ouvrage. D’abord, pourquoi l’appelez-vous un « essai-fiction » ? Ensuite, qui est le « tu » auquel l’adjectif possessif « ton » (de « Ton nom ») fait référence ? Puis, pourquoi privilégiezvous le végétal dans ce livre ?
140 Jeanne Hyvrard : Écoutez, je vous remercie beaucoup de parler de ce livre, qui est certainement le plus tragique de tous mes livres. Pourquoi le titre Ton Nom de végétal ? Eh bien, ce n’est pas le premier titre que j’avais envisagé. Le titre original était Quartier de haute guérison. Je ne sais pas quel est le système pénitentiaire au Canada, mais ici, pour les prisonniers très dangereux, on les met à l’isolement et cela s’appelle « les quartiers de haute sécurité ». C’est vraiment des cellules meurtrières, l’isolement complet. C’est terrible. Il se trouve que j’ai eu le cancer et on m’a fait un traitement de radiothérapie, un traitement nucléaire, et surtout un traitement chimique dont je suis persuadée (même si je ne peux pas le prouver) qu’il s’agissait d’essais, d’expériences médicales. Comme je le dis en rigolant (car j’ai un peu le sens de l’humour !), je pense qu’on m’a fait tester les armes pour la Guerre d’Iraq! Je blague là, mais je pense que c’est sérieux. Je pense que j’ai été la victime d’une expérience médicale incontrôlée et qui a eu des effets absolument abominables et qui m’a laissé des séquelles dont je ne suis pas complètement sortie, même si je n’ai jamais eu de métastase. Ce cancer est complètement guéri. On peut dire que ce traitement a été « efficace » et radical. Cela m’a complètement guérie de mon cancer. C’est quand même le bon côté de la chose. Néanmoins, cela a été un traitement qui a été une véritable torture pendant des années. Cela m’a laissée dans un drôle d’état (de torture ?) mental dans lequel je n’avais plus aucun moyen de m’orienter ni de faire comprendre à qui que ce soit ce que je vivais ni de le comprendre moi-même. Donc, cela a été une épreuve non seulement physique mais psychologique et, en plus, spirituelle. C’est comme si je m’étais complètement perdue. Il a fallu que je me reconstruise totalement, à partir de rien. C’est comme si j’avais fait un voyage; c’est ce que traduit, je pense, ce livre – comme si j’avais dû faire un voyage dans le temps et que je revenais en arrière vers une époque – la nôtre – mais, pour moi, plus reculée. Comme si j’avais eu accès au futur de l’espèce humaine et qu’ensuite, en sortant de cela, je revenais. C’est ce qu’on voit dans les films de science fiction. Mais dans les films de science fiction, le spectateur n’est pas impliqué. Tandis que là, non seulement j’étais impliquée, mais je le vivais et je n’avais aucun code pour traduire cela et je n’ai pu communiquer cela à personne. Personne n’a compris – ni les médecins, qui ne voulaient rien savoir (peut-être de bonne foi mais peut-être aussi parce qu’ils ne maîtrisaient pas trop bien ce qu’ils avaient fait et qu’ils ne tenaient pas à y être confrontés), ni les gens de mon entourage. Donc, il a bien fallu que je fasse une œuvre avec cela. Je ne pouvais rester seule avec cette chose. Alors, pourquoi végétal ? Eh bien, vous savez que pour les gens qui sont dans le coma, il y a des gens qui critiquent en disant qu’il faut les débrancher, qui disent « C’est un légume ». C’est une expression en français …
141 J. S. : En anglais aussi. Jeanne Hyvrard : Alors, le légume, qu’est-ce que c’est ? C’est un végétal. Maman aussi me prenait pour un géranium sur sa fenêtre ! Le végétal, c’est une étape dans la destruction de la matière vivante. Quand on n’est plus un être humain, mais qu’on est encore vivant. J. S. : À la page 17 de Ton Nom de végétal vous écrivez : « Les gentianes. Les anémones. Les orchidées. Vous essayiez encore de m’expliquer la matière vivante. Voilà des siècles que je ne vous comprends pas. Je sais seulement les fleurs à la croissance infinie, ces bouquets d’êtres dont vous récusez la logique végétale. Vous m’enseignez l’individuation. Vous me décrivez cette monstruosité que vous prétendez la norme, la partie prise pour la totalité. » Là, j’ai vu le végétal comme quelque chose de pur, d’originel, tout ce qui est le contraire de cette « individuation » que vous critiquez. Jeanne Hyvrard : Oui, mais sans en dire ni du bien ni du mal. Simplement, comme un constat qu’il y a toute une partie de la matière vivante qui fonctionne autrement. Là aussi, il y a malentendu. Je ne critique pas du tout la logique en disant que ce n’est pas bien. Je dis : « La logique, d’accord. Mais à côté, il y a autre chose ». La logique n’est que la moitié de la question. Quand on regarde le reste de la matière vivante, et même nous, l’espèce humaine, toutes sortes de phénomènes, il y a une deuxième moitié de la raison. C’est cela que j’explore. Pas pour dire qu’elle est mieux. Pas pour dire qu’elle est moins bien. Simplement pour dire qu’elle existe. J. S. : Et l’emploi du « tu » / « ton » dans le titre ? Jeanne Hyvrard : Le « tu », c’est l’homme/le masculin avec qui – et c’est la métaphore centrale. (C’est pour vous dire à quel point je ne suis pas contre le patriarcat). La métaphore centrale de Ton Nom de végétal, c’est l’amour de cet homme et de cette femme. C’est un paradis; la partie centrale du livre s’appelle « Paradis-fiction ». Je suis tellement heureuse d’avoir inventé cette expression « Paradis-fiction » ! C’est par leur amour que l’héroïne de ce livre arrive à émerger de son état végétatif. C’est l’amour de l’homme qui lui reconstitue son humanité. C’est un amour aussi bien physique qu’intellectuel, puisque c’est accompagné d’une conversation où il s’agit, en fait, de réapprendre le monde, puisque le monde a été complètement détruit par cet empoisonnement physique.
142 J. S. : Le livre est divisé en cinq parties : « Génération », « Récit », « Paradisfiction », « Roman » et « Contemplation ». D’où vient cette division du texte en cinq parties, cette multiplication des genres au sein du même texte ? Jeanne Hyvrard : Mystère et boule de gomme ! J. H., J. S. : (Rires) Jeanne Hyvrard : Alors, écoutez, c’est quand même terrible, tout cela ! Ce livre, je suis très contente que vous m’en parliez. Vous êtes le premier à m’en parler. Vous savez, il n’est pas très facile d’avoir écrit ce livre. J. S. : Cela commence par un court passage de deux pages : « Génération ». J’aimerais que nous lisions le début du livre : « Il ne voulait pas l’installer [= l’homme] dans le royaume de l’oiseau, car l’homme ne voulait pas se souvenir d’être né d’Elle, la grande toute chaotique […] Il ne pouvait pas non plus l’établir dans le royaume du serpent car il ne cessait de lui disputer la maîtrise de tous les autres vivants. / Il décida qu’il le garderait avec lui dans le grand jardin blanc / Que le jour se lève et que le monde commence! » (Ton Nom de végétal, 10). Voilà, donc, le début de Ton Nom de végétal. Jeanne Hyvrard : Historiquement, ce n’est pas cela qui a été écrit d’abord. C’est un prologue, tout comme la dernière partie, « contemplation », est un épilogue. Historiquement, d’abord a été écrite la partie « Récit », qui s’appelait « Quartier de haute guérison ». Cela a été écrit tout de suite après le traitement, à partir de ’83. J. S. : La partie du livre qui s’appelle « Récit » est divisée en de multiples « jours » courts. La plupart de ces jours portent le nom d’un saint ou d’une sainte : Saint Basile, Sainte Geneviève, Saint Edouard, Saint Mélaine, Saint Raymond, Saint Lucien, Sainte Alix, Saint Guillaume, Saint Paulin, Sainte Tatiana, Sainte Yvette, Sainte Nina, Saint Rémi, Saint Marcel, Sainte Rosaline, et ainsi de suite. Pourquoi tous ces noms de saint(e)s, alors ? Parce qu’on recherche un miracle ? Jeanne Hyvrard : Non, je ne crois pas. Cela ne correspond pas à ma structure mentale, ni à mon éducation, ni à ma culture. Je crois plutôt que c’est l’idée du temps disparu. Il a réapparu dans les livres suivants, puisque dans Au présage de la mienne il y a vraiment la date et dans La Formosité aussi. Si vous avez regardé mon site web récemment, vous aurez remarqué cela. Eh bien, il y a un nouveau texte que j’ai publié on-line qui s’appelle L’effacement. Dans ce que j’écris maintenant, les dates sont presque toujours là. Le
143 temps a réapparu après, mais à l’époque où j’écrivais Ton Nom de végétal, le temps avait disparu. Pourquoi ? Parce que la problématique de la guérison du cancer, c’est qu’en fait, on ne sait pas quand on va guérir, puisqu’on ne guérit qu’à la longue, en constatant qu’on n’a pas de métastase. On ne sait pas combien de temps cela va prendre. Donc, c’est plutôt destiné à donner l’idée d’une espèce d’éternité répétitive. On ne sait pas quelle année on est. Le temps a disparu. J. S. : Étant donné qu’il y a tous ces noms de saints et de saintes dans ce long texte (« Récit » à lui seul fait cent pages, à peu près), est-ce que cela indique que l’héroïne de Ton Nom de végétal voudrait pouvoir établir un rapport à ces saints et à ces saintes ? Jeanne Hyvrard : De toute façon, j’ai une formule : le lecteur a toujours raison. Quand même, on est libres. Si l’auteur(e) est libre, le lecteur est libre. Chacun réinvente le livre à partir du texte. Par contre, il y a une idée supplémentaire que je voudrais ajouter. Je ne sais pas si vous êtes au courant du fait que l’Europe est engagée dans un mouvement de type réactionnaire depuis quelque temps ? J. S. : Oui. J’ai entendu des nouvelles de la montée de Jean-Marie Le Pen en France, et de Pim Fortuyn aux Pays Bas, entre autres. Jeanne Hyvrard : Je pense que, par rapport à tout cela, ces saints sont la prophétie d’une sorte de théocratie chrétienne qui pourrait s’imposer. J. S. : Justement, dans certains passages de « Récit » vous reprenez un discours religieux – chrétien – de façon ironique : Par exemple : « Nootropyl qui êtes aux cieux, donnez-nous aujourd’hui notre espoir quotidien » (Ton Nom de végétal, 48). Jeanne Hyvrard : Ce n’est pas uniquement ironique. C’est aussi la volonté de se raccrocher, de continuer. Peut-être, en effet, mon continent va prendre la forme d’une théocratie chrétienne. C’est quand même mon continent. C’est quand même notre histoire. Je peux ne pas être d’accord avec tout cela. C’est quand même ce qui nous arrive; c’est le bateau. Donc,une certaine façon d’emboîter le pas. J. S. : En même temps, dans Ton Nom de végétal vous remettez en question l’autorité et le prestige de la Science et de la Médecine : « Adorant votre caducée, je devais avec vous réciter le crédo : Je crois en la Science unique et toute-puissante, en la Technologie son alliée, en la Thérapeutique son
144 excroissance, en la Mutilation, sa panacée. Je crois en la Prothèse même du vivant, au Silicone comblant tous les vides » (Ton Nom de végétal, 43). Jeanne Hyvrard : Oui. J. S. : Qui est « Elise », en fait ? Vous parlez d’un personnage, d’une femme disparue, qui s’appelle « Elise » à plusieurs reprises. Jeanne Hyvrard : A vous de voir. Je ne sais pas. Je crois surtout que ce traitement a provoqué des mutations biologiques. Peut-être qu’Elise est la femme d’avant, que j’essaie de reconstruire. Alors qu’ils ont fait de moi une autre. Je ne sais pas exactement ce qu’ils ont fait comme traitement. Je n’en sais rien d’une part. Et deuxièmement, je pense que, comme tous les prisonniers qui ont vécu des expériences extrêmes d’enfermement et de torture, lorsqu’ils sortent de là, ils ne sont plus les mêmes. J. S. : Qu’en est-il de la division entre le « je » et le « jon » dans vos écrits ? (Il y a des exemples de cette division dans Ton Nom de végétal). Jeanne Hyvrard : Écoutez, puisque dans La Pensée corps, je mets en cause cette individuation qui n’est peut-être pas aussi structurée et exacte que nos petits camarades philosophes ont voulu nous le faire croire, ce n’est pas aussi simple. Vous vous rappelez peut-être que dans La Pensée corps, il y a cette phrase qui pastiche Descartes : « Ça pense, donc jon suis ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien, quand il dit « je pense », je n’y crois pas. On ne pense pas tout seul; ce n’est pas vrai ! On pense pour autant qu’on a des conversations entre les vivants, que pour autant qu’on a un langage qui est le signe existant de la société, que pour autant qu’on a des livres avec lesquels on a du contact, qu’on a été à l’école, qu’on a été instruit, qu’on arrive à penser. Alors, « je pense » me paraît excessif, mais « ça pense » – nous, tous ensemble, la matière humaine – je trouve que c’est plus juste. Ensuite, « jon », c’est la contraction entre « on » et « je ». Le problème, c’est qu’en américain, il n’y a pas de « on ». Le « on », qu’est-ce que c’est ? Dans mon enfance il était interdit d’employer le « on ». On le définissait ainsi : « On : pronom personnel indéfini qui qualifie d’imbécile celui qui l’emploie » ! C’était cela qu’on apprenait à l’école. C’était interdit ! Alors moi, j’ai fait du forcing politique pour rétablir le « on », qui est, finalement, nous. Mais « nous », si on ajoute nos prédécesseurs et si on ajoute nos descendants et ceux qui ne sont pas exactement nous mais qui sont de plus en plus proches, c’est « on ». Alors, le « on » est un être collectif, comme la mousse, les anémones, et cetera. Ensuite, il y a le « je » et il y a le « on ». Quand on arrive un petit peu à s’individuer, mais pas complètement, et qu’on est encore en partie dans la
145 fusion, on peut au mieux dire « jon ». C’est pas complètement « je » et on n’est plus le « on ». Donc, « ça pense, jon suis ». Ça pense et j’arrive petit à petit à former mon individualité. J. S. : Dans le passage de « Récit » à « Paradis-fiction » quels changements d’optique ont lieu, exactement ? Il s’agit de deux types de texte différents. Dans « Paradis-fiction », vous pensez à Dante, n’est-ce pas ? Vous aviez déjà fait référence à La Divine comédie de Dante dans votre livre Le Corps défunt de la comédie. Dans « Paradis-fiction » Dante est présent en tant que « personnage » par moments. Jeanne Hyvrard : Et comment! En ce qui concerne Dante, je vous ai dit que je n’ai jamais pu transmettre à qui que ce soit cette expérience. C’est pour cela que j’ai été obligée d’écrire ce livre. Mais en visitant un musée – je crois que c’est à Brou dans l’est de la France – je suis tombée par hasard dans une salle (j’étais avec mon mari) – et c’était un tableau de Gustave Doré où on voit Dante dans un costume rouge avec Virgile dans un costume bleu, et les damnés qui sont pris dans les glaces. Et je lui ai dit : « Ah ben, tiens ! La chimiothérapie, c’était cela ! » C’était la première et unique représentation de quelque chose qui me permettait de dire, « cela parle de ce que j’ai vécu. » Par ailleurs, le livre de Dante La Divine comédie raconte le voyage qu’il avait fait aux Enfers, un voyage mythique avec Virgile, alors même que lui-même voyait un nouveau monde survenir et Virgile, en quelque sorte, le guidait parce que Virgile l’avait déjà parcouru. Donc, là, moi, c’est Dante qui me guidait. Si vous voulez, c’est cette succession de prédécesseurs toujours. C’est vrai qu’on vit une époque étonnante où la représentation du monde est bouleversée, où on ne sait pas comment cela va se passer, où il y a cette espèce de terreur et en même temps d’espoir qu’on va survivre, et réussir à se restructurer autrement. S’appuyer sur la précédence, idée que, de génération en génération, d’époque en époque, de renaissance en renaissance culturelle, les phares intellectuels enseignent à leurs descendants et cela permet à leurs descendants de ne pas mourir. Comme mes maîtres me l’ont appris et comme je l’enseigne à mes élèves. Alors, ça, donc, c’est tout à fait explicite, la question de l’enfer. Maintenant, le paradis, est-ce que vous savez que « paradis » est un mot qui vient du persan ? J. S. : En fait, non. Jeanne Hyvrard : Alors, vous voyez, on s’instruit ici ! J. S. : Vous êtes bien enseignante !
146 J. S., J. H. : (Rires) Jeanne Hyvrard : Ce mot paradis veut dire « construction » et « jardin ». « La construction d’un jardin clos ». Cela veut dire une forme parfaite, que quelque chose a été établi qui est cohérent et bien fait. J. S. : Et le végétal y est. Jeanne Hyvrard : Évidemment. Et en même temps, la construction, puisque ce n’est pas le végétal brut de la jungle. C’est le végétal tel que l’être humain a réussi à lui donner une forme. Alors, pour ce qui est de « Paradis-fiction », vous êtes au courant du genre de la « théorie-fiction » ? J. S. : Oui. Telle qu’elle se pratique chez Nicole Brossard et d’autres auteures québécoises. Jeanne Hyvrard : Je ne savais pas que le mot existait. Ce sont les Américaines et les Canadiennes qui m’en ont parlé. En France, ils ne savent même pas que le mot existe. J’ai élargi cette notion, comme je le fais toujours. Quand quelque chose fonctionne, je l’élargis à tout le reste. Donc, « Paradis-fiction », cela veut dire une « construction parfaite » mais qui, en même temps, n’existe pas. Là, c’est la construction parfaite de l’amour hétérosexuel, pour autant qu’on peut imaginer qu’il fonctionnerait parfaitement. Et dans ce texte, il est parfait. Puisqu’ils s’aiment dans leur différence et dans leur complémentarité et que non seulement ils s’aiment mais qu’il la ramène à la vie. J. S. : La partie suivante de Ton Nom de végétal, c’est « Roman ». En fait, c’est la partie que j’ai trouvée la plus sombre, la plus dure, la plus difficile à lire. Toute cette partie se passe dans un lieu glaciaire, un lieu vide où il n’y a rien. C’est la neige, le froid total. Il n’y a que des personnages négatifs, comme l’Explorateur et le Colonnant, qui jouent un rôle destructeur. Le végétal est mentionné dans certains passages, mais il s’agit avant tout d’un lieu composé de glace et de neige. Vous présentez trois séries de chiffres dans « Roman ». Tout est découpé en fragments numérotés selon ces trois séries de chiffres. D’abord les chiffres 1 à 51; ensuite, des chiffres qui introduisent des définitions scientifiques, comme dans ces exemples : « 0701 – L’acier » (262); « 0802 – Arnica » (265); « 0803 – L’ancolie » (266); et ainsi de suite; puis, il y a des numéros ISBN. Pourquoi avez-vous décidé de diviser cette partie du livre en fragments numérotés selon ces trois séries de chiffres ?
147 Jeanne Hyvrard : Alors, comme vous êtes le premier à me poser cette question, je vais vous montrer quelque chose ! (JH place un tableau sur la table). J. S. : Le tableau que vous me montrez est divisé en cases. Dans chaque case, vous avez écrit un chiffre qui correspond à telle ou telle page du manuscrit. On lit, par exemple, « 0703 – p. 247 », « 0308 – p. 250 », « 0309 – p. 231 », et ainsi de suite. C’est un tableau extrêmement complexe. Jeanne Hyvrard : Ce tableau a servi à la construction de cette numérotation, qui paraît complètement folle et absurde, mais qui ne l’est pas du tout. C’est une nouvelle classification décimale qui comprend « 02 – les Explorateurs », « 03 – les Forts », « 04 – les Glaciers », « 05 – le Chenal », « 06 – les Volcans », « 07 – les Métaux », « 08 – les Poissons », « 09 – la Chimie », « 010 – les Serpents », « 011 – les Animaux marins », « 012 » – c’est effacé. Je ne vois plus ce que c’est. C’est « les Engrais », je crois. J. S. : Ce tableau est extraordinaire ! Jeanne Hyvrard : Ce tableau a été affiché dans le couloir de mon appartement et seulement ma famille – mon mari et ma fille – ont vu ce tableau. Je le montre pour la première fois et je n’ai pas forcément l’intention de le montrer une deuxième. Je le montre une fois en tout et pour tout. C’est une construction extrêmement sophistiquée. Ce n’est pas du tout arbitraire. Il y a des colonnes verticales de douze cases et des colonnes horizontales de douze cases. Chaque case correspond à un passage précis du manuscrit et à un phénomène précis : par exemple, 10, ce sont les serpents : « 1001 – caméléon » « 1002 – lézard vert » « 1003 – iguane », « 1004 – basilic », « 1005 – dragon », « 1006 – salamandre », « 1008 – tortue » « 1009 – crocodile », « 1010 – couleuvre », « 1011 – gecko ». C’est comme cela aussi pour les animaux marins : « 1106 – oursin », « 1107 – étoile de mer », « 1108 – … » Alors, à quoi est-ce que cela sert, tout cela ? J. S. : Est-ce que c’est un peu comme le mythe d’Adam, qui donne des noms aux bêtes et aux plantes ? Jeanne Hyvrard : Oui, c’est exactement ça. Voilà. C’est une nouvelle numérotation qui invente l’être post-humain qui, en même temps, fait n’importe quoi, parce qu’il met sur le même plan des choses qui ne devraient pas être sur le même plan. Par exemple, mettre sur le même plan les forts militaires, les glaciers, les poisons, les métaux et l’engrais, c’est absurde. Cela exprime cet aplatissement général où tout est sur le même plan, où on ne distingue plus ce que sont les animaux, ce que sont les végétaux, ce que sont les
148 humains, ce qu’est la vie, ce qu’est la mort. C’est une espèce de nouvelle création où, en fait, tout est aplati. J. S. : Reprenons le développement des différentes parties de Ton Nom de végétal. Dans « Récit », il s’agit de la maladie… Jeanne Hyvrard : Oui, du point de vue de la biomasse qui est, je dirais, prolétarisée sur le plan physiologique. Ce n’est plus vraiment un être humain; c’est une chose qui essaie de survivre et qui est réduit à une espèce d’état infrahumain. J. S. : Et dans « Paradis-fiction » il s’agit de la survie à travers un nouvel amour utopique, hétérosexuel. Jeanne Hyvrard : Utopique, mais réel en même temps. Plus qu’utopique, je dirais « parfait ». J. S. : Puis, dans « Roman », le but est de reprendre la Création. Jeanne Hyvrard : Et cela se replatit. J. S. : Oui. Jeanne Hyvrard : C’est comme cette révolution cybernétique actuelle. Il est vrai que je n’en dis pas que du mal; mais je n’en dis pas non plus que du bien. Là, cette troisième partie, qui est un véritable cauchemar, exprime la matière vivante qui essaie de – c’est un peu comme l’image du sablier, vous savez. Il y a le sable en haut, le goulet étroit, et puis, ensuite, en bas. Eh bien, en ce moment, dans cette globalisation, ce que j’enseigne à mes élèves, c’est que cette révolution cybernétique globalisante n’est pas seulement la révolution cybernétique et la globalisation, mais aussi une révolution politique. Je n’ai vu les gens écrire cela nulle part. (Peut-être qu’en Amérique cela est écrit déjà). Mais c’est une révolution politique. Il y a eu la Révolution américaine, la Révolution bolchevique de 1917, la Révolution française, la Révolution islamique et on est maintenant projetés dans cette nouvelle révolution dont on ne sait pas très bien ce qui va en sortir et la matière vivante est terrorisée. Elle est en quelque sorte aiguillée dans des endroits extrêmement divers. Alors, par exemple, « les volcans – 06 », c’est par là; « les métaux – 07 », c’est par là; « les poisons – 08 », c’est par là; « la chimie – 09 », c’est par là. Avec des chemins qui s’entrecroisent comme des voies de chemin de fer. Ces chemins, tous ces numéros, tout cela est illisible. Ce n’est pas fait pour être lu. On peut
149 être tranquille; ce n’est pas la peine de le lire! Vous allez me dire, cela gâche du papier ! J. H., J. S. : (Rires) Jeanne Hyvrard : Ça ne fait rien ! C’est pas fait pour être lu ! C’est fait pour être là et pour montrer qu’il se passe une espèce de maëlstrom, de chaos, dans lequel tout ce qui vit ou ce qui ne vit pas (les métaux ne vivent pas; la chimie ne vit pas, en tant que telle) sont projetés et entrelacés. J. S. : Ce que j’avais senti et vu avant tout en lisant cette partie de Ton Nom de végétal, c’est l’empoisonnement du monde. Jeanne Hyvrard : C’est le cas. J. S. : C’est un livre à portée écologique qui dénonce ce qui se passe dans le monde. Jeanne Hyvrard : Absolument. J. S. : Tout le monde fait l’autruche. On fait semblant de ne pas remarquer que notre monde est de plus en plus empoisonné, pollué. Alors, vous êtes comme une sorte de Cassandre contemporaine qui dit la vérité, alors que les gens font l’autruche. Ils n’écoutent pas. Jeanne Hyvrard : Alors, la douzième colonne, qui est la plus terrible, ce sont les engrais. Alors, les engrais, le guano (qui est la fiente des oiseaux de mer), et ainsi de suite. Le « 12 », ce sont les os. Est-ce que vous savez que sur les champs de bataille de Napoléon Bonaparte, on a retiré des os des morts des batailles napoléoniennes et on les a broyés pour en faire de la matière première qu’on a utilisée comme engrais ? Évidemment, on peut penser ensuite à la Shoah, où on a utilisé les cendres des crématoires comme engrais. Ce que toute cette troisième partie exprime, c’est qu’après tous ces chemins qui s’entrelacent, c’est la matière vivante et le monde tout entier – pas seulement la matière vivante mais aussi bien les métaux, la chimie, et cetera qui se mêlent dans un inextricable chaos de destruction et de démantèlement. Je dis à mes élèves en classe : « Vous dites ‘pollution’ mais ce n’est pas le mot ‘pollution’ qu’il faut employer; c’est ‘empoisonnement’ ». Ce n’est pas une question de qualité de vie, de bicyclettes ou d’éoliennes. Ce n’est pas ça. C’est une question de santé publique, où on est en train d’être empoisonnés, purement et simplement! Donc, au bout de toutes ces voies qui s’entrelacent comme des voies de chemin de fer, qui se recroisent, suivent chacune leur
150 chemin, puis reviennent au même endroit, c’est la Création tout entière qui sert d’engrais. Voilà. Le texte est illisible. C’est volontaire. Il y a même des endroits où je l’ai rendu illisible en faisant sauter des morceaux entiers. Parce qu’on assiste en ce moment à n’importe quoi. C’est n’importe quoi qui se passe. La vie devient invivable. Puisque la vie est invivable, le texte doit être illisible. Il faut qu’il y ait adéquation entre ce qu’est le monde, ce qu’est notre vie et ce qu’est le texte pour que le monde reprenne sa forme. Donc, tout cela, c’est volontaire. C’est une espèce d’anti-Création d’un monde qui est complètement arasé. Dans un sens, le cadre – ce que cette grille représente, ce tableau – c’est l’écran de télévision. Ce monde incompréhensible que je présente, c’est celui de l’écran de télévision aussi. C’est parce qu’on zappe. Vous êtes partie dans une histoire loufoque, composée de petits bouts de rien. Vous êtes dans une histoire de salamandres; donc, vous regardez un documentaire sur la cinq. C’est l’idée. Et puis, paf ! Vous tournez la page et vous tombez sur un reportage sur n’importe quoi. Ce que les gens font quand ils regardent la télévision, c’est cela ! J. S. : Et la troisième série de chiffres, celle des numéros ISBN ? Jeanne Hyvrard : Les numéros ISBN, ce sont les numéros d’édition de l’éditeur TROIS. Si le livre était sorti aux éditions Des Femmes, ç’aurait été le numéro d’édition des éditions Des Femmes. Si le livre avait été publié chez Minuit, ç’aurait été le numéro de Minuit. Donc, ce numéro-là n’a été mis qu’au moment de l’impression. Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien, d’accord, c’est le chaos, c’est l’anéantissement, c’est le tapage littéraire. C’est le bazar. Comme vous dites exactement, 90% de nos contemporains baignent là-dedans, et ils ne s’en rendent même pas compte. Là-dedans, moi, l’auteure, et elle ou lui, l’éditeur(e), on a décidé qu’on mettrait de l’ordre et tac !! Tac ! Tac ! Et de temps à autre, réapparaît un petit bout de quelque chose et il essaie de faire son chemin à travers tout cela. Pourquoi ? Parce que dans cette espèce de zapage et d’anti-création, d’anti-matière, où tout est au même plan, lui et moi (ou elle et moi) l’auteure et l’éditeur(e) continuent à fabriquer du livre. Autrement dit, c’est imposer à l’intérieur de ce chaos quelque chose qui ait du sens. J. S. : À la fin de Ton Nom de végétal, on sort de ce « roman » cauchemardesque. Dans la dernière partie, « Contemplation », qui sert d’épilogue, vous écrivez à la page 367 : « En la matrice je geste » et puis, presqu’à la fin (371) : « Ainsi la prolifération, la production, la propagation, l’infini bouturage des plantes, greffons greffés et regreffés, graines plantées et fruits à profusion. L’ordre végétal s’étendant dans le grand corail de chairs fragmentées, recomposées ». Et, à la fin (373) : « Fabuleux théâtre de la
151 réalité déréalisée. O la matrice cybernétique, dans le lieu de la vision, la Grande Prostituée, le corps commun de la publicité. Babylone, Babylone, de toi je me souviens. » Qu’est-ce que cet épilogue nous apporte, après la vision cauchemardesque de « Roman » ? Jeanne Hyvrard : Une prophétie de l’incendie qu’est en train de vivre l’Europe. En France, en ce moment il y a une vague d’incendies de synagogues. C’est énorme. Deux « incidents » répertoriés où un dépôt de plainte par jour ont été enregistrés. Et on ne compte pas les injures ! Après l’« incident » et les incendies, une personne a été tabassée et depuis 18 mois, 2 ans, il y a un déferlement d’anti-sémitisme. Les synagogues brûlent. À l’époque où j’ai écrit Ton Nom de végétal, je ne pensais pas à cela, mais je crois que c’est une prophétie de quelque chose de terrible qui s’abat sur la société et qui était déjà à l’œuvre dans ce tapage, dans cette confusion que je décris dans « Roman ». C’est une prophétie de la destruction de l’Europe. J. S. : Qu’est-ce qui vient après Ton Nom de végétal ? Jeanne Hyvrard : Eh bien, après, ce sont d’autres livres. Ton Nom de végétal a été long à sortir. Il a été terminé en 1991. Je l’ai écrit entre ’83 et ’91. Il devait paraître aux éditions des femmes, mais elles n’ont presque plus d’activité. Elles n’éditent plus rien, ou si elles éditent des livres, cela doit être extrêmement peu. Ensuite, c’est Anne-Marie Alonzo au Canada qui a accepté mon livre. Entre-temps, j’ai écrit d’autres choses. J. S. : Y a-t-il une suite à Ton Nom de végétal ? Jeanne Hyvrard : Bien sûr. Ensuite, l’Histoire continue : l’Histoire de mon continent, l’Histoire de la littérature, mon histoire personnelle. Est-ce qu’il y a des livres en cours ? Évidemment. J. S. : Quels sont vos projets d’avenir en littérature ? Jeanne Hyvrard : Je voudrais déjà venir à bout de ce que j’ai écrit. Or, la situation sociale, politique et (anti)humaine dans laquelle nous sommes est difficile à vivre et requiert beaucoup d’énergie. Vous savez que je suis professeur. Donc, je gagne ma vie – c’est pas seulement gagner ma vie; c’est un métier que j’aime et dans lequel je suis complètement engagée – dans un lycée technique Gare du Nord où j’enseigne l’économie et le droit. Le lycée est dans une situation absolument terrible. Actuellement, c’est devenu un bagne. C’est devenu un bagne pour les adolescents et pour les professeurs. On est complètement abandonné(e)s du gouvernement et de l’administration, aussi
152 bien les élèves que les professeurs. Quant à mes activités littéraires, j’ai actuellement 500 pages de notes théoriques/philosophiques sur cette nouvelle représentation du monde. Alors, il faudrait quand même avoir la possibilité de m’installer tranquillement et de dire : « Bon. Maintenant, ces 500 pages de notes, je vais les articuler, les mettre en forme et les publier. » J’ai des projets comme ça. J. S. : Eh bien, je vous remercie beaucoup, Mme Hyvrard. Vous avez été très généreuse avec votre temps et avec vos idées, que vous avez partagés avec moi. Jeanne Hyvrard : C’est normal. J. S. : C’était un grand plaisir et un honneur de pouvoir parler avec vous. Jeanne Hyvrard : Les questions que vous avez posées montrent que vous m’avez vraiment lue. Cela fait plaisir.
Bibliographie de Jeanne Hyvrard Les prunes de Cythère. Paris : Minuit, l975. Mère la mort. Paris : Minuit, l976. La Meurtritude. Paris : Minuit, l977. Les doigts du figuier. Paris : Minuit, l977. Le corps défunt de la comédie. Paris : Seuil, l982. Le silence et l’obscurité. Paris : Editions Montalba Arthaud Flammarion, 1982. Auditions musicales certains soirs d’été. Paris : Des Femmes, l984. La baisure /Que se partagent encore les eaux. Paris : Des Femmes, 1985. Canal de la Toussaint. Paris : Des Femmes, 1986. Le Cercan. Paris : Des Femmes, 1987. La Pensée corps. Paris : Des Femmes, 1989. La Jeune Morte en robe de dentelle. Paris : Des Femmes, 1990. Au présage de la mienne. Québec : Loup de Gouttière, 1997. Resserres à louer. Brest : An Amzer, 1997. Poèmes de la petite France. Noueux Les Mines : Ecbolade, 1997. A bord des mythes dans le vaisseau de l’écriture. Dans Réécriture des mythes : L’utopie au féminin. Amsterdam/Atlanta, GA : Rodopi, 1997. Grand choix de couteaux à l’interieur. Hull (Québec) : Vent d’Ouest, 1998.
153 Minotaure en habit d’Harlequin : le marchoir. Paris : L’Harmattan, 1998. Ton Nom de végétal. Laval : Trois, 1998. La formosité. Liège : Atelier de l’Agneau, 2000. Ranger le monde. Elne : Editions Voix, 2001. Ordre relativement chronologique, suivi de La Grande Fermaille. Paris : Editions l’Harmattan, 2003. Le fichu écarlate. Paris : Editions des femmes, 2004. Carafe d’eau à volonté. Bordeaux : Opales/Pleine Page, 2006.
Claire Malroux Née en 1935, Claire Malroux a publié ses premiers recueils de poésie chez Rougerie, sous le nom de « Claire Sara Roux ». Depuis quelques années, elle publie tous ses livres sous son nom, Claire Malroux. Traductrice très douée et respectée, elle a traduit plusieurs poètes célèbres de langue anglaise (notamment Emily Dickinson et Derek Walcott). Claire Malroux est extrêmement sensible à ce que le langage révèle, et à ce qu’il peut cacher. Pour elle, le sens reste à moitié voilé dans un poème; tout ne peut pas être dit. La nature et l’espace, mais aussi le temps, habitent la poésie de Malroux. Certains titres de ses recueils (Entre nous et la lumière, Ni si lointain) reflètent le souci de nous faire sentir et comprendre les liens que la vue et les mots peuvent exprimer entre nous-mêmes et le réel qui nous entoure. « Il importe donc de remettre sans cesse les choses vues et vécues en perspective pour tracer son chemin (et celui de la poésie) entre des apparences brouillées, » écrit-elle, « L’espoir est que ces présences solidaires de notre destin nous aideront à découvrir la vision juste » (Ni si lointain, quatrième de couverture). On aurait tort, toutefois, de penser que l’abstraction domine dans cette poésie dont John Ashbery a écrit que « les cataclysmes personnels et universels – un maëlstrom d’amour, de tourment et de douceur – y sont vus comme à travers le tranquille objectif d’un rêve. » Claire Malroux affirme que « pour moi la poésie est essentiellement une tentative pour capter l’invisible […] la poésie est une lutte pour arracher quelque chose au silence, et je ne suis pas sûre que ce ne soit pas le silence qui soit primordial et nécessaire […] En somme, la poésie est faite aussi d’un constat d’échec, d’impossibilité. Cette impossibilité, néanmoins, vous relance chaque fois » (Claire Malroux citée dans Gabrielle Ricciardi, « Entretien avec Claire Malroux », in Women in French Studies, Vol. 7 (1999) : 166). Elle ajoute que « la poésie est pour moi une espèce de fil qui surgit et puis disparaît, un peu comme une rivière qui s’enfonce sous terre pour resurgir longtemps après. C’est toujours à la faveur de circonstances émotives profondes que la poésie surgit. […] La poésie, c’est vraiment un ébranlement, un renouvellement de l’être » (ibid., 167-168).
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Entretien avec Claire Malroux Le 28 juin 2002 John Stout : Claire Malroux, vous avez affirmé que pour vous, « la poésie est une lutte pour arracher quelque chose au silence »; vous avez ajouté que « le silence est une sorte de plénitude », que « le silence est peut-être la perfection de l’écriture » (Gabrielle Ricciardi. « Entretien avec Claire Malroux ». Women in French Studies, Vol. 7 (1999), 166). C’est une définition paradoxale de l’écriture poétique ! Pourquoi accordez-vous une telle importance au silence par rapport à l’écriture ? Claire Malroux : Évidemment, si je pouvais vous répondre, je n’écrirais pas ! La réponse est à chercher dans l’écriture elle-même, qui est déjà autre chose que la parole, peut-être un silence de la parole. Je pense que chaque poète écrit en fonction de sa nature, de son tempérament, et il se trouve que le silence m’est à la fois imposé et nécessaire. De même que le blanc résume toutes les couleurs, le silence, pour moi, résume tous les bruits et toutes les paroles. Je me suis aperçue d’ailleurs que c’était un peu la position d’Emily Dickinson, que je fréquente beaucoup en la traduisant. Je ne dis pas qu’elle m’ait influencée, simplement nous nous sommes rejointes aussi dans cette façon de voir les choses. D’une façon plus générale, il existe chez moi une sorte de lutte entre tous les éléments qui se reflète dans le titre d’un récent recueil, Suspens. J. S. : Justement, il me semble que le terme « suspens » définit des aspects clé de votre poésie. Vous avez dit que vous voyiez la vie « comme un élément en suspens » (G. Ricciardi, « Entretien avec Claire Malroux », 167). D’ailleurs, vous avez également décrit le poème comme « un ébranlement, un renouvellement de l’être ». Comment se produisent cet ébranlement et ce renouvellement de l’être à travers l’écriture et la lecture du poème ? Claire Malroux : Sous le vocable d’ « ébranlement », il entre beaucoup de choses. La première qui vient à l’esprit, c’est l’émotion. Il est évident que nous sommes soumis sans cesse à des émotions et que chez un être qui a des inclinations vers l’écriture, l’émotion est aussitôt enregistrée comme par un sismographe et va donner lieu à un texte, un poème. Mais il y d’autres ébranlements. Ce peut être la rencontre d’un poète – pas en chair et en os, mais à travers la lecture – qui tout à coup remet en question votre façon d’appréhender la vie et donc l’écriture, puisque les deux sont parallèles.
157 Certains poètes très conceptuels n’ont peut-être pas besoin de ce moteur. Pour moi, c’en est un : c’est l’étincelle qui fait jaillir l’écriture. Dans un sens, je serais incapable d’écrire quelque chose à tête reposée ou plutôt à cœur reposé. J. S. : Le premier de vos recueils que j’ai lu, Entre nous et la lumière, me semble exceptionnel. On y voit votre souci de transcrire les éléments du réel quotidien – du monde autour de nous – tout en soulignant nos rapports avec ces éléments, dont l’essentiel nous échappe peut-être. Le titre Entre nous et la lumière me semble très significatif, c’est comme si vous vouliez suggérer que tout ce que le poète peut saisir, c’est ce qui est entre nous et l’objet de notre regard ou de notre désir. Bien des vers du recueil reprennent cette préposition « entre » : « Quelle neige brille / Entre les mots » (Entre nous et la lumière, 11); « Je cherche le lieu l’espace / Entre les semences lactées / Où la parole peut se délivrer / Dans sa nudité » (Entre nous et la lumière, 14); ou encore « Lettres de nuit renvoyées à la Nuit / écriture / entre / les signes / afin qu’entre les hommes circule / le lait / épars dans l’espace » (Entre nous et la lumière, 37). Cet espace, cet « entre » que vous mettez en relief est foncièrement ambivalent, n’est-ce pas ? C’est à la fois une intimité et une distance. Claire Malroux : Oui. On y retrouve la problématique du suspens. Le poète, comme le monde d’ailleurs, se trouve ballotté entre deux pôles. Je pense que c’est la situation même de la poésie aujourd’hui. Jean-Michel Maulpoix, dans son récent essai, « Le poète perplexe », esquisse le portrait du poète en « danseur de corde », en « araignée », en boxeur renvoyé dans les cordes du ring, etc. Il n’est plus question de prétendre atteindre une réalité invisible, par exemple, ou un Dieu absent, ou même cet « ordre » cher à Wallace Stevens. Nous sommes condamnés, par conséquent, à un mouvement d’aller-retour entre (encore !) des réalités, mais qui ne nous dépassent plus. Au fond, je serais même tentée maintenant de remplacer « entre » par « dedans », car on ne peut pas aller au-delà de soi-même… J. S. : On pourrait dire que vos poèmes représentent différentes étapes d’une quête ontologique, d’une quête de l’être jamais achevée. Entre nous et la lumière se divise, par exemple, en trois parties : « Corps obscurs », « Les mots pénètrent » et « Patience de la lumière ». Lorsqu’on arrive à la fin du recueil, on se demande s’il est possible d’atteindre la « lumière » : l’absolu, la vérité. La réponse que vous proposez à cette question implicite se trouve dans le dernier poème du recueil. C’est une réponse plutôt ambiguë : Là où les terres cessent Bat l’aile blanche
158 Du phare De la boue et de la brume Émerge un ange Incertain visage (Entre nous et la lumière, 91)
Claire Malroux : Eh oui, précisément, vous voyez que l’ange n’est plus céleste. Il participe de notre condition; il est fait comme nous de boue et de brume. Mais, comme je ne peux pas tout à fait renoncer à l’espoir, à l’invisible, c’est tout de même un ange. Il a ce visage qui ne peut être défini; on ne peut pas le représenter, ni même se le représenter. Mais peut-être qu’il est quand même là. Le réel que l’on définit n’est qu’une partie de la réalité, peut-être pas la plus réelle. J. S. : Deux séries d’images ou de thèmes reviennent presque constamment dans Entre nous et la lumière. D’une part, il y a certains éléments privilégiés de la nature (les étoiles, les fleurs, les racines, la neige); et d’autre part, des personnages de la mythologie se présentent (Icare, le Minotaure, Ève et Adam). Ces personnages mythologiques surgissent souvent, d’ailleurs, en rapport avec le sacrifice et le sang : Iphigénie, les vierges sacrifiées. Quelle importance accordez-vous à ces éléments du recueil ? Quels liens pourrait-il y avoir entre eux ? Claire Malroux : Les personnages mythologiques viennent de la plus lointaine mémoire. Dans mon enfance et ma jeunesse, j’ai été imprégnée par les mythes (un de mes premiers livres de prix a été l’Odyssée) et maintenant, après de longues années, leurs héros reviennent me hanter. Ils ont une existence intemporelle. Ils sont là. Les personnages sacrificiels dont vous avez parlé sont des fleurs. La nature me semble en effet un monde enchaîné, prisonnier de l’humanité qui peut la mutiler à merci. Je vois notre planète comme un lumpenprolétariat. De même que les mythes cherchaient à éclairer le monde, le végétal m’aide à comprendre notre propre évolution, à supposer que nous appartenions à une espèce supérieure, ce que je ne crois pas véritablement. J. S. : Le temps vous fascine aussi. Vous avez écrit, par exemple : Le temps a des portes des fenêtres Ce n’est pas ce couloir de l’angoisse Dont on mesure à bout de souffle La longue brièveté (Entre nous et la lumière, 49)
Dans Aires, vous l’appelez « Le temps magicien » et « Temps caméléon » (Aires, 53). Quelle vision du temps s’exprime dans vos poèmes, alors ? Claire Malroux : Eh bien, comme vous le constatez, elle varie beaucoup,
159 parce que si j’attribue au temps la capacité d’échapper parfois à la nature, de se transcender, en le traitant de « magicien », à la faveur de quelques instants d’épiphanie, d’un autre côté je sens de plus en plus cruellement ses limites. La perception du temps varie en fonction de l’âge. Dans la jeunesse, on peut jouer avec lui, le dilater jusqu’à l’intemporel. À mesure qu’on avance en âge, en revanche, le futur ouvert est remplacé par un passé clos. Le temps est donc un « caméléon ». Je le vois comme un perpétuel battement du cœur, une diastole suivie d’une systole. Les forces s’annulent, la vie continue, entre espoir et résignation. J. S. : De quel côté serait la poésie, à ce moment-là ? Du côté joyeux du temps ? Ou plutôt du côté plus sombre et négatif ? Claire Malroux : Je crois que malheureusement elle se situe du côté plus sombre. Pour moi, la poésie est faite de moments. Elle ne se déroule pas selon une ligne continue, mais au contraire brisée. Il s’agit donc d’atteindre, à certains moments privilégiés, par-delà l’émotion ou l’ébranlement qui les a fait naître, une sorte de vérité qui n’est valable que pour l’instant du poème. En même temps, la poésie s’efforce de relier ces moments, elle est à la recherche d’un fil qui puisse rétablir une continuité, une cohérence. J. S. : Dans Aires, vous donnez la définition suivante de la poésie : « [Le poème] exalte / Le noir cheminement du temps / Le noir du sang / Jusqu’à la bouche d’or // Il absorbe les ciels soyeux / Houleux / Les rêveries du vent // Poème épi / Parole inassouvie » (Aires, 65). Plus loin, dans ce même recueil, vous dites que le poète est « l’arbre/ Aux épines intérieures / Enfant/ Perpétuellement à naître […] Chacun de tes poèmes/ Déchire le placenta de l’histoire » (Aires, 73). Quels rôles la poésie et le poète jouent-ils dans la culture contemporaine ? Claire Malroux : C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je pense qu’il faut être très humble… À notre époque, les poètes se multiplient, il y a donc une infinité de voix, et parmi elles peu de voies directrices. Chaque poète apporte sa petite note … Elle est valable dans la mesure où il parle de façon authentique, sans se livrer à l’emphase et à la rhétorique, et où il essaie de transmettre à son prochain l’expérience vécue, avec ses hauts et ses bas. Philippe Jaccottet, je pense, a donné le ton à cet égard, en tout cas pour les poètes de ma génération. Je m’estime heureuse si le poème trouve un écho et rencontre chez le lecteur une expérience similaire. La poésie, contemporaine ou non, met en relation les êtres à travers l’espace et le temps. J. S. : Vous êtes aussi une traductrice extrêmement douée. Vos traductions de
160 la poésie d’Emily Dickinson sont tout à fait remarquables ! Est-ce que la traduction de la poésie a changé votre perception du langage ? Si oui, de quelles façons ? Claire Malroux : J’ai traversé plusieurs phases dans ma production poétique. Un renouveau a été provoqué chez moi par la rencontre de la poésie américaine grâce à la traduction, cette lecture irremplaçable, notamment la traduction des poèmes d’Emily Dickinson, laquelle est à mettre tout à fait à part dans la poésie de son pays. Emily Dickinson m’a ouvert les yeux sur l’écriture elle-même, en ce sens qu’en traduisant sa poésie elliptique et extrêmement travaillée, il m’a fallu peser chaque mot. Je suis devenue de ce fait beaucoup plus rigoureuse quant au choix de mon propre vocabulaire. Elle a attiré aussi mon attention sur l’articulation (ou l’effet produit par la nonarticulation) syntaxique. Dans mes débuts, les choses me venaient plus spontanément. À présent, je travaille un peu mes poèmes à la manière dont je travaille la traduction. C’est-à-dire qu’il peut y avoir des trouvailles tout à coup, mais qui s’accompagnent d’un énorme travail de pensée, d’ajustement, de sertissage. Je n’établis pas de frontières entre mon travail de traductrice et mon travail de poète. J. S. : Vous avez dit que vous éprouviez une affinité toute particulière avec certains poètes anglo-saxons : Emily Dickinson et Elisabeth Bishop. D’où vient cette affinité ? Comment ces deux poètes – et d’autres poètes de langue anglaise – vous ont-ils influencée ? Claire Malroux : Je ne sais pas si on peut parler véritablement d’« influence », parce qu’il existe tout de même un abîme assez grand entre la poésie américaine et la poésie française. Ce sont deux traditions extrêmement différentes. Mais, comme je vous le disais, Emily Dickinson rompt avec la tradition de son pays au point que, tout américaine qu’elle soit, la Française que je suis peut l’adopter comme sa compatriote et sa contemporaine. Je l’ai trouvée très proche de la poésie française telle qu’elle nous a été léguée par Mallarmé, Rimbaud, etc. (Il en est de même des Japonais, d’ailleurs, qui, amateurs de haïkus, se reconnaissent dans sa poésie elliptique). Il faut parler plutôt dans son cas de rencontre. Paradoxalement, donc, ce n’est pas de ces deux poètes anglo-saxons que vous avez nommés – Dickinson, Bishop – que serait venue une influence, mais d’autres poètes contemporains manifestant un souci plus évident de la vie quotidienne. Je me suis rendu compte que la poésie française que je pratiquais devenait trop abstraite et qu’il était nécessaire d’y réincorporer le réel. Et même pas sous forme de métaphore, mais en tant que tel. À condition de ne pas en rester là, et de le raccrocher à une préoccupation plus vaste ou plus haute. En ce moment, la question du
161 rapport entre réel et imaginaire est grandement stimulée chez moi par la traduction de Wallace Stevens, qui laissera sa marque … J. S. : Après Aires et Entre nous et la lumière, vous avez publié Soleil de jadis. Très différent ! Il s’agit d’un long poème narratif dans lequel vous prenez une perspective autobiographique, alors que dans vos recueils précédents, vous aviez présenté des poèmes courts, d’une ou deux pages. Pourquoi avez-vous décidé de changer de forme et de mode poétiques dans ce livre ? Claire Malroux : Ce livre a été inspiré là aussi par un ébranlement, quoique d’un autre ordre. Il s’agit en l’occurrence de la mort de ma mère. J’ai éprouvé le besoin de relater notre histoire commune, familiale, car ce deuil, à des années de distance, en a fait resurgir un autre, celui de mon père, député puis résistant pendant la Seconde guerre mondiale, arrêté, déporté et mort en camp de concentration à Bergen-Belsen en 1945. C’était pour moi un devoir de mémoire, si vous voulez. D’ailleurs, dans un premier temps, je pensais écrire un récit en prose. Je n’ai pas réussi, j’ai senti au bout de quelque temps que le récit ne fonctionnait pas, et j’ai décidé de le transposer en poésie. Je viens de traduire Another Life (Une autre vie) de Derek Walcott, un livre que luimême avait envisagé au départ sous forme de prose et qu’il a repris en poésie, parce qu’il touchait à des racines très profondes, l’enfance, le premier amour, etc. J’ai fait, à une bien plus petite échelle, la même expérience que lui. J. S. : Soleil de jadis est un poème de la Seconde guerre mondiale et de la vie en France à cette époque-là. À votre avis, qu’est-ce qui distingue votre poème des autres témoignages et films et textes littéraires d’aujourd’hui qui présentent les événements de la Seconde guerre mondiale et des réflexions sur ces événements ? Claire Malroux : Eh bien, je n’ai pas du tout voulu faire œuvre d’historienne. Dans ce petit espace, cela aurait été impossible. D’ailleurs, tous les événements sont perçus par un enfant. Ceux que je relate, même l’arrestation de mon père, si douloureusement présente dans ma mémoire, restent généraux : on a vu au cinéma, ou lu des récits de milliers d’arrestations semblables. J’ai plutôt cherché, à travers la personne de mon père, à évoquer une figure à la fois singulière et universelle et un monde disparu – celui de la ruralité, de la province d’avant-guerre. Ce livre, en même temps, est une tentative plus ou moins consciente pour rechercher les sources de ma vocation et de ma formation de poète, encore à peine décelables. Enfin, j’ai voulu montrer que l’histoire forme un bloc dont on ne peut pas isoler les éléments. L’enfant que j’étais avec son univers enfantin était prise dans le
162 même monde que celui de la politique représentée par mon père. La grande et la petite histoire ne sont pas dissociables. J. S. : Au début de Soleil de jadis, vous présentez en exergue un extrait d’un poème de Jean Follain : « Des paysages reçoivent un soleil de jadis / le passé pourtant ne reviendra jamais au même ». À bien des égards, votre poème me rappelle ceux de Follain, qui sont souvent situés dans un passé lointain – celui de l’enfance – et où les objets de la vie quotidienne sont souvent au premier plan – les objets de jadis. Qu’est-ce qui vous a amenée à mettre en relief cet intertexte avec les poèmes de Follain ? Claire Malroux : Je dois dire que je cherchais un titre. Pourquoi me suis-je tournée vers Follain ? Bonne question. C’est un poète que j’admire beaucoup et dont je me sens proche. Comme il s’agissait d’un travail de mémoire, j’ai aussitôt pensé à lui et j’ai été très heureuse de retrouver ces vers qui correspondaient tout à fait à ma démarche. Si on parle d’influences françaises, Follain est un poète que je garde précieusement en moi. J. S. : L’image centrale de Soleil de jadis vient de Follain, mais vous évoquez ce soleil aussi dans un passage descriptif vers le début de votre poème, en disant que la mère avait des coussins en satin jaune d’œuf, « image du soleil/ dont ma mère chercha toute sa vie/ à réunir les éclats fugitifs (Soleil de jadis, 8). Pourquoi avez vous placé cet écho du titre de votre livre à ce moment précis du poème ? Claire Malroux : Comme vous le savez, le livre débute par des sortes de coups de projecteur sur la maison / école. N’oubliez pas que tout ceci se passe dans le Midi, où la lumière et le soleil jouent un rôle extrêmement important. De plus, le jaune est pour l’enfant une couleur joyeuse, qui frappe l’œil. D’entrée de jeu, en remontant à la plus lointaine enfance, le soleil est apparu tout naturellement. J. S. : Vous terminez ce long poème en parlant du monument à la mémoire de votre père qu’on a élevé dans la ville de votre enfance. Soleil de jadis serait-il un autre type de monument à sa mémoire ? Claire Malroux : Oui, bien sûr. À propos du monument réel, l’important est qu’il se trouve presque en face d’un autre et que les yeux des personnages représentés, La Pérouse d’une part, et mon père, de l’autre, se croisent en un point invisible. Entre le navigateur qui a échoué parce qu’il a fait naufrage et a été assassiné par des indigènes et le politicien tué à Bergen-Belsen [réponse interrompue par la sonnerie du téléphone] …
163 J. S. : Pendant longtemps, vous avez employé le nom de « Claire Sara Roux » pour signer vos recueils de poèmes. Pourtant, dans vos recueils les plus récents, vous prenez le nom de « Claire Malroux ». D’où vous est venu le besoin d’employer deux noms différents ? Pourquoi avez-vous décidé d’abandonner celui de « Claire Sara Roux » ? L’avez-vous abandonné de façon définitive ? Claire Malroux : La réponse est très simple. Lorsque j’écrivais de la poésie et exerçais en même temps le métier de traductrice professionnelle (car j’ai traduit au début beaucoup d’ouvrages de fiction), j’éprouvais le besoin de séparer ces deux activités. Il me semblait que le poète devait vivre à part. À partir du moment où je n’ai traduit que de la poésie, j’ai jugé qu’un pseudonyme, forgé du reste à partir de mon nom réel, n’avait plus de raison d’être. Ma schizophrénie s’est trouvée guérie ! J. S. : Que pensez-vous de l’idée de la « poésie féminine » ? Cette catégorie aurait-elle une utilité possible ? Ou s’agit-il d’une simple marginalisation des poètes femmes ? Je signale que dans un autre entretien vous avez dit ceci : « J’essaie de ne pas analyser ce que je fais, mais s’il y a chez moi une tension politique, ce serait plutôt, je crois, dans une espèce de revendication du statut féminin [ … ] Il y a même une revendication d’une certaine primauté que la femme aurait précisément jusque dans la poésie » (169). Claire Malroux : « La primauté » -- là je vais peut-être un peu loin! Mais je constate qu’en France – je ne sais pas ce qu’il en est au Canada ou aux EtatsUnis – si on accepte tout à fait la poésie écrite par des femmes, on ne la met quand même pas exactement sur le même plan que celle des hommes. Elle est assez minoritaire, d’ailleurs. Même s’il y a de plus en plus de femmes qui se font connaître, elles n’atteignent pas tout à fait, à quelques rares exceptions près, la réputation des poètes masculins. Je me souviens que lorsqu’on m’avait sollicitée pour participer à une anthologie, on m’avait dit, d’une façon assez brutale : « Ah, on a tellement de mal à trouver des femmes poètes ! » Je parle d’il y a vingt ans. Les choses se sont malgré tout beaucoup arrangées depuis. Dans les relations personnelles avec les poètes masculins, on ne sent pas de mépris ni de condescendance, ce serait plutôt dans certains milieux de l’édition. J. S. : Mais qu’en est-il de cette « revendication du statut féminin » et de cette « primauté que la femme aurait jusque dans la poésie » dont vous avez parlé ? Claire Malroux : Je pense que la poésie féminine porte en elle des ferments originaux mais qu’elle n’est pas encore tout à fait mûre. Elle est en recherche.
164 Elle a de la difficulté à se dégager du moule masculin. Au fond, on n’a pas fait en France la révolution qu’a opérée, par exemple, Emily Dickinson il y a un siècle et demi aux Etats-Unis. Emily Dickinson écrit en marge de tout, elle proclame une superbe indépendance et singularité féminine. Aujourd’hui, le danger en France serait de se laisser embrigader dans un mouvement collectif. Il incombe à chaque femme poète de prendre ses propres distances et de voir ce qu’elle peut apporter de particulier par rapport à la poésie masculine. Le grand poète féminin est encore à venir, disons. J. S. : Vous avez parlé aussi d’un rapport particulier de la femme à l’organique. Claire Malroux : Oui, cela me paraît évident. À un moment donné, on a beaucoup parlé du corps. Bernard Noël, par exemple, a élaboré une poétique du corps. L’écriture féminine – je pense à des romancières comme Chantal Chawaf – a revendiqué le passage par le corps, les sensations, etc. Pour moi, l’organique a un sens plus vaste, il représente tout ce qui nous lie à la vie naturelle. L’homme est capable de faire de grands discours lyriques dans lesquels il embrasse la nature. La femme entre davantage en osmose avec les éléments, elle a avec la nature une relation plus sourde, plus tacite. J. S. : J’aimerais regarder avec vous le premier poème de Suspens, votre nouveau recueil dont on a parlé tout à l’heure. Ce poème m’a vraiment frappé : Le corps est immobile, oublié Sur le siège en faux cuir couleur corail Les pensées tournent avec les roues mais Sans avancer non plus, contre un présent butoir Un avenir que dérobe la machine emballée. Il faudrait s’arracher au ballast du temps Changer l’aiguillage. Les immeubles dressent Une haie de laideur. Puis les pierres s’effacent Devant les jardins amoureux, aujourd’hui ravagés. J’abandonne les acacias, les lilas, les feuillages Vulnérables. Les iris des remblais, l’herbe vague Des contes de fée. Un pacte me lie Encore aux troncs, au diamant des branches Brut sur le ciel gris. Je voudrais que ces lignes Tiennent droit mon squelette incendié. (Suspens, 9)
Dans ce poème, on retrouve beaucoup des éléments qu’on avait vus dans les recueils précédents, comme par exemple, l’importance du corps. Vous commencez avec le corps. On est très conscient de la nature aussi, et de l’opposition entre ce qui est naturel (ou authentique) et ce qui est faux, comme « le
165 siège en faux cuir couleur corail ». Ensuite, il y a une image que j’ai souvent repérée dans votre poésie : la machine. On retrouve chez vous une préoccupation à l’égard de ce qui est mécanique, comme le « mécano des étoiles » dans un poème d’Entre nous et la lumière. D’une façon générale, les machines sont dévalorisées chez vous. Ainsi dans ce poème de Suspens : « Les pensées tournent avec les roues mais / Sans avancer non plus […] Un avenir que dérobe la machine emballée ». Claire Malroux : Je pense que vous avec bien fait de choisir ce poème, parce que c’est effectivement un des premiers, sinon le premier, qui marque une évolution dans ma démarche. Ces nouveaux poèmes se distinguent, dans la petite anthologie traduite par Marilyn Hacker et publiée aux Etats-Unis sous le titre Edge, des poèmes provenant d’Entre nous et la lumière. Ce changement a eu lieu aussitôt après la rencontre de la poésie américaine. Cela a été ma façon de répondre. Dans ce poème, pour en revenir à lui, j’ajouterai à tous ces éléments que vous avez parfaitement identifiés le dédoublement : une espèce de distance vis-à-vis de tout, y compris de soi-même. Le personnage se regarde se regardant. Vous allez me demander peut-être vers quoi s’orientent mes derniers poèmes ou mon dernier recueil. Pour ce qui est de celui-ci, je vous dirai que j’ai eu plus de difficultés à trouver un titre que pour Suspens. Ce sera : Ni si proche ni si lointain. J. S. : Je pensais que votre recueil devait s’appeler Mauvaise graine ? Claire Malroux : Non, Mauvaise graine, c’est une aventure à part, qui a tourné court. Elle consistait en de tout petits poèmes, des quatrains, que je voulais très légers. Ni si proche ni si lointain se caractérise toujours par un mouvement d’oscillation, mais il est différent de celui de Suspens. Au départ, je voulais poursuivre le mouvement vertical de ce recueil et puis je me suis aperçue que j’entamais une exploration plus horizontale du monde environnant, marquant un retour encore plus fort au réel, sans pour autant perdre de vue le but invisible. Toutefois, la distinction que j’établis est peut-être arbitraire car dans le poème de Suspens que avez lu, le personnage est pris dans la marche des choses, une marche horizontale … J. S. : L’image qui m’a frappé le plus dans ce poème, dans un sens, c’est celle des immeubles qui « dressent / Une haie de laideur ». Ce genre d’image me semble inhabituelle dans votre poésie, alors que l’idée du temps, les fleurs et le jardin sont plutôt typiques de votre poésie. Claire Malroux : Tout de même, je me souviens d’avoir parlé des immeubles ailleurs, par exemple dans un poème beaucoup plus joyeux qui commence
166 par « La vie s’allume dans les murs ». Il y a dans ma poésie une présence de la ville, quoique non rachetée par le végétal. D’ailleurs, par parenthèse, on a complètement détruit le jardin que vous voyez en face de ma fenêtre. Cela m’a amenée à écrire une Élégie sur un jeune jardin, tout comme je l’aurais fait à propos d’un être humain. Il y a également, dans la séquence de Suspens d’où vous avez extrait le poème, l’image d’une tour, la tour Montparnasse (si on veut avoir des détails concrets et précis). J. S. : Dans ce poème au début de Suspens, vous évoquez le monde des contes de fée, mais c’est pour écarter ce monde-là ? À la place, vous constatez qu’ « un pacte me lie / Encore aux troncs, au diamant des branches / Brut sur le ciel gris ». Donc, vous affirmez la primauté de la réalité brute comme base de la poésie, je crois. Claire Malroux : Non, en fait le mot « brut » désigne plutôt l’essence, l’essentiel. Je reste attachée à la primauté sur le réel de – je ne sais comment le nommer … J. S. : Justement, il y a en même temps ce « diamant des branches », qui est un « diamant » métaphorique. Je vois. Claire Malroux : Il est difficile d’expliciter un poème qui est venu comme ça. Parfois on ne sait plus ce qui a déclenché les images et comment elles se sont enchaînées. J’ai écrit ce poème à une époque faste où les choses me venaient facilement. Ce n’est pas toujours le cas. J. S. : Je pense qu’on peut sentir cela à la lecture du recueil, il est vraiment très cohérent. On ressent cette cohérence à travers tout le livre. Le dernier vers du premier poème est frappant aussi : « Je voudrais que ces lignes / Tiennent droit mon squelette incendié ». C’est comme si la personne qui parle parlait, déjà, d’au-delà de la mort. Le poème, dans sa verticalité, tient lieu du corps, alors. Claire Malroux : Oui, tout à fait. Peut-être y a-t-il là un rappel lointain d’Emily Dickinson qui s’appréhendait elle-même souvent par-delà la mort. Mais c’est seulement maintenant que j’établis ce rapport. L’image m’est venue spontanément : l’arbre, l’arbre en feu, l’incendie, la disparition. Elle m’a sans doute été inspirée par la vision d’un cercueil qui part en flammes, vision qui s’est imprimée en moi à l’occasion d’incinérations. J. S. : Regardons le dernier poème de Suspens, « Vœu pieux ». C’est une belle allégorie de l’apport du poète et du langage poétique dans le monde.
167 Claire Malroux : Oui, mais peut-être le poème le dit-il mieux que je ne pourrais le faire en le développant. J. S. : Suspens est divisé en six parties. D’abord, « OCTAVE AVANT L’HIVER ». (Je sais que, chez vous, l’hiver est la saison sombre, dysphorique). Ensuite, « GRAVITÉS », « LECTURE DE BRANCHES », « BISONS ET OISEAUX », « HORS LES MURS » et « UNE LUMIÈRE PLUS NEUVE ». C’est comme un cycle. Claire Malroux : Oui. « OCTAVE AVANT L’HIVER » a été conçu d’un seul élan et je l’ai publié dans la revue PO&SIE, que dirige Michel Deguy. Ensuite, j’ai assemblé dans « GRAVITÉS » tous les poèmes qui traitent de la mort. Elle est omniprésente, sous-jacente, dans toute ma poésie. « LECTURE DE BRANCHES » se veut une exploration. Quant à « BISONS ET OISEAUX » … J. S. : Pourquoi ces deux créatures, bisons et oiseaux ? Claire Malroux : À cause de l’allitération et surtout du contraste entre les deux … J. S. : C’est la lourdeur contre la légèreté ? Claire Malroux : La force, aussi. Chez le bison, la force et la résistance, alors que l’oiseau représente la légèreté, la fuite, le fugace. Le sens de « HORS LES MURS » est évident. Enfin, « UNE LUMIÈRE PLUS NEUVE » indique, malgré tout, la présence de l’espoir. Il y a là-dedans, par exemple, un poème que j’aime beaucoup : « Il y eut un hiver jaune, sans même le néon de la neige ». Il résume l’état d’esprit dans lequel je me trouvais au moment où j’ai écrit le recueil. (Quand je parle de « moment », cela s’étale sur quelques mois ou années). J. S. : Un autre aspect de Suspens qui m’intéresse, ce sont les poèmes dédiés à d’autres poètes : Charles Simic, Derek Walcott, Marilyn Hacker et, bien sûr, Emily Dickinson. Cela crée l’impression d’un dialogue entre votre œuvre et l’œuvre d’autres poètes. Claire Malroux : Je compte beaucoup sur cet aspect-là, parce qu’il faut développer les liens entre les poètes de divers pays. Pour moi, cela constitue un grand enrichissement. J. S. : Par ailleurs, dans Suspens, vous évoquez Byron et Hölderlin, mais dans
168 ces deux cas, il semble que vous présentiez une critique implicite d’un certain romantisme pour le mettre à distance. Claire Malroux : Dans « Byronesque », il y a certainement de l’ironie. Aujourd’hui, nous nous sentons loin du romantisme, ou plutôt nous en sommes toujours proches et devons lutter contre lui, contre l’idéalisation. C’est la position de Wallace Stevens, que pourtant je n’avais pas encore traduit. Vis-à-vis d’Hölderlin, il n’y a pas d’ironie. Je me suis trouvée le lire à ce moment-là. Dans les deux cas, il s’agit d’une rencontre de l’écriture avec la lecture, non l’inverse. J. S. : On remarque, par ailleurs, un recul devant l’image et une critique de l’image dans certains poèmes de Suspens. Vous écrivez à la page 56 : « Quand la sagesse serait de bannir toute image / De s’enraciner pour la vie dans l’unique page / Comme l’arbre n’attend sa feuillaison que de son sang ». Là, en lisant ces vers, j’ai pensé à Philippe Jaccottet, chez qui il y a constamment une remise en question du statut de l’image dans la poésie. Claire Malroux : J’ai des affinités, certainement, avec Philippe Jaccottet, dont j’ai dit qu’il avait donné le ton à une grande partie de la poésie française contemporaine, mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une influence directe. Il faut revenir, je crois, à la notion de silence dont nous avons parlé au début. J’ai le sentiment que l’image est devenue superflue, qu’il faudrait trouver une façon de véhiculer ce que l’on a à dire sans passer par l’image, ni d’ailleurs peut-être la musique non plus, découvrir un langage nu. Je me rends compte que cette aspiration rejoint les préoccupations d’autres poètes. Derek Walcott, par exemple, grand créateur de métaphores devant l’Éternel, souhaiterait maintenant écrire une poésie un peu grise, comme l’eau. La poésie, pour moi, est une espèce de murmure… Mais Jaccottet parle aussi de murmure. J. S. : Si je ne me trompe, le mot même de « suspens » ou « suspendu » paraît une seule fois dans le recueil (à part sa présence dans le titre). C’est dans le poème où vous évoquez le titre d’un célèbre film de Fellini, E la nave va : « Malgré les rafales, la pluie et le bruit de flux / La masse immobile fend les flots, la nave va / Chaque hublot suspendu dans l’espace / Contient sa mer sereine ». Claire Malroux : Ce qui vous étonne, c’est que le titre Suspens n’ait pas davantage d’échos ? J. S. : En fait, ce n’est pas tellement cela, mais c’est à la fois la reprise du titre et la présence des mots italiens. Vous êtes traductrice et très sensible à tous
169 les aspects des langues. Claire Malroux : Ce n’est pas à partir de ce poème que j’ai trouvé le titre Suspens, mais je suis contente que l’idée soit également formulée là. J. S. : Dans le poème que vous avez dédié à Charles Simic, vous parlez des mots encore une fois : « Les mots vont et viennent, traversent les mers / Ils volent vers la lampe blanche des corps […] mais / Ils s’épuisent se dispersent… » (55). Là, j’ai reconnu une thématique qui revient dans votre poésie lorsque vous abordez la question de ce que les mots peuvent et ne peuvent pas exprimer. Claire Malroux : En effet. L’impuissance du langage est chez moi un leitmotiv. Mais avec l’image « traverser les mers », on revient dans le domaine de la traduction, où les mots sont destinés à aller très loin de l’endroit où ils ont été émis, et le langage revêt alors un aspect plus positif. C’est cela le privilège de la traduction : rendre les mots accessibles dans toutes les parties du monde. J. S. : Vous vous retrouvez souvent grâce à la traduction, par les mots des autres ? Claire Malroux : « Me retrouver » ? Je partage, plutôt. Il ne s’agit pas de reflet. Le poète traducteur a nécessairement quelque chose en commun avec le poète qu’il traduit. Mais il pousse ce partage jusqu’au bout, puisqu’il doit restituer une écriture et donc aller jusqu’au bout d’une lecture. J. S. : Eh bien, Claire Malroux, je vous remercie d’avoir accepté d’être interviewée aujourd’hui. Vous avez vraiment une belle œuvre, à la fois de poète et de traductrice. Claire Malroux : Je vous remercie également de m’avoir lue très attentivement et avec beaucoup de sensibilité.
Bibliographie Claire Malroux (aussi Claire Sara Roux) A l’arbre blanc. Mortemart : Rougerie,1968. Les Orpailleurs. Mortemart : Rougerie,1978. Au bord. Mortemart : Rougerie,1981. Aires. Mortemart : Rougerie,1985.
170 Entre nous et la lumière. Mortemart : Rougerie,1992. Soleil de jadis. Bègles : Castor Astral, 1998. Reverdir. Mortemart : Rougerie, 2000. Suspens. Bègles : Castor Astral, 2001. Ni si lontain. Bègles : Castor Astral, 2004. Chambre avec vue sur l’éternité. Paris : Gallimard, 2005. La Femme sans paroles. Bègles : Castor Astral, 2006. Intervallaire. Chambéry : Comp’act, 2006.
Gabrielle Althen Née en 1939, Gabrielle Althen a publié plus d’une douzaine de recueils de poèmes. Universitaire, elle a pris sa retraite en 2002 afin de se consacrer dorénavant à l’écriture. Dans ses recueils des années 1980, Althen choisit le poème en prose comme mode d’expression privilégié. Dans Noria (1983), Présomption de l’éclat (1981) et Hiérarchies (1988) elle présente de brefs tableaux où elle évoque un monde vu à l’imparfait. La rêverie vers l’enfance et vers des lieux idéalisés s’y accompagne de soucis plus sombres. Ensuite, Gabrielle Althen a écrit des recueils de poèmes en vers : Le Nu vigile (1995), Le Pèlerin sentinelle (1994) et Sans preuves (2000), où vers et prose se côtoient. Proche du Rimbaud des « Illuminations » et de Char, Althen cherche à saisir des moments d’intensité susceptibles de livrer au lecteur un sentiment de « surcroît » – qui correspond, selon elle, au propre de la poésie et de la vision poétique. Comme l’affirme René Char (qu’Althen cite, Sans preuves, 16) : « Du vide inguérissable surgit l’événement et son buvard magique. » Michèle Finck affirme que, déjà dans le premier recueil d’Althen, Le Cœur solaire (1976) « [l]a langue […] ‘éclair’ et ‘éclat’, ‘flèche’, trouve la tonalité juste à partir de laquelle l’œuvre va s’édifier : tendance aphoristique (héritée de Char), sans cesse nuancée par un jeu de contrepoint entre l’ ‘austérité’ (densité elliptique) et la ‘munificence’ verbales (prodigalité altière des images) » (M. Finck, « ALTHEN, Gabrielle », in M. Jarrety, dir., Dictionnaire de poésie (2001) 10). Elle ajoute que l’un des objectifs de la poésie d’Althen est « la réinvention d’un ‘espoir’, dans une langue qui affirme sa propension native à la narration, à l’alternance entre poèmes en prose (dominant) et en vers » (ibid.). Par ailleurs, Finck perçoit dans le recueil Le Pèlerin sentinelle (1994) une « équivalence entre la question du lyrisme et celle de l’amour » qui sera caractéristique de l’œuvre d’Althen dans son ensemble. Deux figures clé de cette poésie sont, en effet, le pèlerin et la sentinelle. Le pèlerin, en marche vers une illumination spirituelle à venir, et la sentinelle, qui veille et qui guette, nous font comprendre les tâches les plus essentielles de la poésie telle que Gabrielle Althen l’envisage.
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Entretien avec Gabrielle Althen Le 3 juillet 2002 John Stout : Gabrielle Althen, j’aimerais commencer l’entretien en vous posant des questions d’ordre très général : pourquoi écrivez-vous de la poésie ? Quelles sont les traditions littéraires qui vous ont influencée le plus ? Gabrielle Althen : Pourquoi j’écris de la poésie ? Parce que je ne sais pas vivre autrement. Quelles que soient mes raisons de bonheur ou de malheur intimes, je ne peux vivre sans écrire. Donc je n’en ai pas le choix. Quant au choix du genre, la poésie plutôt que, par exemple, le roman, il n’est pas absolu puisque je viens de publier un roman Hôtel du vide, éditions Aden, 2002 et qu’auparavant, j’avais publié des nouvelles ou des contes, proses de poète en tout cas, Le Solo et La Cacophonie, contes de métaphysique domestique, Voix d’encre, 2000. Peut-être est-ce cependant la poésie qui me fournit le moyen d’aller le plus loin. J. S. : C’est-à-dire, quelle serait votre définition personnelle de la poésie ? Gabrielle Althen : C’est un effort de s’aventurer à la limite extrême du langage pour rejoindre le monde et pour le dire. C’est donc une recherche vitale, ce qui revient au motif de votre première question. La poésie correspond au moyen de langage de plus affûté qui permette de rejoindre un point d’intensité. J’ajoute que le bénéfice d’intensité produit par la poésie revient en retour à l’intensité du vivre. Saint-John Perse disait pour mieux vivre. Je le dirais aussi en ajoutant ce critère d’intensité. Il s’agit toujours de mieux sentir passer la vie en tant que telle, en tout cas. J. S. : Je connais surtout vos recueils de poésie des années 80 : Présomption de l’éclat (1981), Noria (1983), Hiérarchies (1988). Dans ces recueils vous vous situez surtout, me semble-t-il, au sein de la tradition du poème en prose français. Est-ce que vous vous sentez proche de cette tradition du poème en prose ? Gabrielle Althen : Pour ces recueils, c’est clair. Pour celui que vous avez sous les yeux, Sans preuves, édition Dune, 2000, aussi. En revanche le prochain, qui a été composé à peu près à la même période, sera en vers. D’autre part, il faut peut-être définir le poème en prose. Or c’est un poème et non de la prose. À la limite, malgré l’héritage de Baudelaire, l’expression
173 pourrait me déranger, parce qu’elle prête à confusion et que le mot prose m’y dérange. Un poème est un poème, quel que soit le moyen de langage qu’il emploie. Il se trouve du reste que, dans le poème dit en prose, il faut mener la parole, comme dans le poème en vers, à son point de tension maximum, où elle puisse être chauffée à blanc, comme du métal. C’est alors qu’on en fait ce que l’on veut. Mais alors aussi, dans le poème en prose, comme dans le poème en vers, que son incandescence la rend ductile. Cela dit, la rythmique n’y est pas la même, non plus que le jeu avec la syntaxe, ni avec l’apparat logique, car un poème en prose joue parfois d’un apparat, apparat logique et narratif et non apparence, qu’il peut dénoncer, du reste, en même temps qu’il l’élabore. Le poème en vers, quant à lui, peut utiliser chaque vers comme une unité propre. Je crois qu’en ce qui me concerne, j’ai tendance à laisser circuler du blanc entre les vers, comme autant de silences, où c’est parfois l’essentiel qui se joue. Mais je ne parle ici que pour moi et l’examen de ce que des poètes tels que Baudelaire ou René Char confient respectivement à une apparence de prose ou au vers confirme que le choix de l’un ou de l’autre entraîne à des pratiques très différentes. Passionnantes chaque fois, mais très différentes. J. S. : On a l’impression que c’est l’aphorisme qui prime dans vos recueils de poèmes – ceux des années 80, en tout cas. Dans ces recueils, il arrive souvent que vous placiez un seul vers ou une seule phrase aphoristique au centre de la page. Ce vers (ou cette phrase) est entouré(e) d’un espace totalement blanc. Dans Hiérarchies, on trouve les exemples suivants de cette poétique (entre autres) : « Et le soleil parfait a dissipé l’émoi » (32) ou « Et un chiffon de ciel essuyait nos visages… » (69). D’où vient ce goût pour l’aphorisme ? Gabrielle Althen : Il y en a peut-être une tradition en France et l’héritage de René Char a sûrement compté pour moi. Ce goût pour l’aphorisme provient précisément – pour reprendre ce que je disais tout à l’heure – d’un point d’intensité qui semble se suffire à lui-même. Inutile donc, sinon gênant de l’entourer par des considérations qui l’atténueraient. Il se trouve, en tout cas, que j’ai essayé d’élargir la vision des deux aphorismes que vous venez de citer, du reste moins d’en élargir la vision, ce qui est toujours faste, mais de l’étaler. Cela n’était pas bon. Je ne faisais qu’en diluer la pointe. Il a donc fallu, mais peut-être que je me trompe, les accepter comme tels. D’autres textes se sont, ailleurs, immédiatement proposés de manière extrêmement brève, sans que je tente de les prolonger, en particulier dans un recueil qui s’appelle Le Nu Vigile (La Barbacane, 1995). Il a été composé à un moment de grand dénuement physique, après une intervention grave, et s’est proposé comme une série d’illuminations fugitives, à propos desquelles il me semblait que le toucher juste suffisait. Vous savez : je crois que la qualité d’un poème
174 ne se mesure pas à sa longueur. Et comme nous avons rompu par fait de culture avec la narration en poésie (alors que c’est loin d’être toujours le cas en Italie où un poète comme Bertolucci a pu écrire la Chambre qui est un poème véritablement narratif), je crois que le poème bref, quand il est pensé en tant que tel, peut se suffire à lui-même. J. S. : Dans beaucoup de vos poèmes des années 80, il s’agit, à un premier niveau, au moins, de l’évocation à l’imparfait d’un amour du passé. Prenons, par exemple, un des poèmes placés vers le début de Présomption de l’éclat : C’était déjà le temps où tu étais blessé à l’être. Nos chairs nous aimaient, je me souviens. Nous menions chaque jour nos exercices de joie plus haut que la dureté des pierres, et en guise d’hallali sur ton flanc paissait la rose mûre à naître, le fruit agenouillé du jour. Nous entendions croître les hallebardes du soleil, la moisson des roseaux advenue sur la mer, et celleci chaque fois se soulevait dans l’or en flammes parallèles. Pour étendard encore, nous étendrons nos mains sur Cet amour (Présomption de l’éclat, 10)
L’imparfait dans ces poèmes, traduit-il une vision nostalgique (ou utopique) du passé ? Gabrielle Althen : C’est une magnifique question, mais je ne suis pas sûre de savoir y répondre ! Vous devinez, en effet, que je n’ai pas forcément choisi cet imparfait. Je l’ai plutôt utilisé à l’instinct et je me suis souvent demandé moi-même pourquoi. Il se trouve que le poème que vous avez choisi de citer était contemporain d’un bonheur réel. Pourquoi donc cette antériorité désignée par l’imparfait ? Je me suis demandé (mais je ne suis pas sûre que mon interprétation soit la bonne) si ce n’était pas pour rattacher ce que dit le poème à quelque chose d’immémorial qui trouverait de ce fait son expression dans l’usage du passé. Cet imparfait aurait donc, ou voudrait avoir, pour effet d’ôter la vision à l’émotivité présente, pour l’accrocher non pas tant à un âge d’or (notion qui ne m’a jamais beaucoup retenue), qu’à un immémorial intemporel, l’intemporel m’intéressant au reste plus que l’immémorial. Quant à votre mot d’utopique, ou de vision utopique, à laquelle je n’ai jamais pensé, elle me paraît à retenir et à creuser. Voilà en tout cas ce que je peux risquer de proposer comme le plus proche de la démarche qui a été la mienne. J. S. : Beaucoup de ces poèmes sont situés dans l’enfance. La rêverie vers l’enfance semble être au centre de ces recueils. Peut-être que je me trompe,
175 mais l’enfance semble jouer le rôle d’un(e) muse dans ces recueils. Gabrielle Althen : Je ne sais pas. C’est ainsi que vous les lisez. Je ne suis pas sûre que cela corresponde à ma propre impression. En revanche, j’ai des enfants qui passent quelquefois dans mes poèmes, au nom d’une sorte d’émerveillement. Mais cela n’implique pas que ma propre enfance y intervienne souvent. Je vais toutefois vous donner une clef de lecture : quand l’évocation de l’enfance est faste, il s’agit de mes enfants. Quand elle l’est moins, il peut s’agir de moi, encore qu’il soit assez rare, d’une façon générale, que je parle directement de moi dans mes poèmes. Du moins en tant que personne privée. J. S. : Donc, ce ne sont pas des poèmes nostalgiques, en fait ? Gabrielle Althen : Je ne crois pas. Ce que j’essaie plutôt de trouver, c’est une sorte de révélation dans le hic et nunc. C’est le présent, ou mieux c’est l’instant qui m’intéresse – ce qui paraît contradictoire avec votre question sur l’imparfait, sauf si l’on y ajoute le caractère utopique que vous y rattachiez. Mettons que même à travers cet imparfait, je veuille mettre au jour une rencontre décisive avec cet hic et nunc, peut-être toutefois trop décisive pour n’être pas rejetée dans l’ailleurs temporel signifié par cet imparfait. Rappelezvous comment, chez Baudelaire, l’harmonie heureuse se situe volontiers dans quelque vie antérieure spécifiquement dans le poème qui porte ce titre. J. S. : Pourrait-on dire que ces poèmes sont situés dans un espace entre un paysage idéalisé ou imaginaire et un paysage réel ? Je sais que vous passez beaucoup de temps dans le Midi et que le Midi de René Char vous fascine. En même temps, il y a des éléments qui reviennent dans vos poèmes qui font peut-être partie d’une sorte d’architecture, comme vous avez dit, immémoriale ou imaginaire. Certains substantifs – comme les villages, les châteaux, le ciel, le temps, la saison, la rose, nos mains, la clarté – reviennent de façon régulière. Il y a la répétition ou la récurrence d’un certain nombre d’éléments, assez limités en quantité. Gabrielle Althen : Ce que vous dites est tout à fait vrai. Qu’il y ait une présence du paysage dans ces textes, cela est certain. D’abord parce que j’y suis sensible. Et puis, si je livre mes secrets de fabrication intime, parce que je trouve souvent le silence dont j’ai besoin en partant toute seule dans la campagne et que ce paysage que vous évoquez y sert de vecteur à une introduction dans le silence. À Paris, il me faut regarder les arbres moutonner devant ma fenêtre, (puisque cette pièce, où nous sommes, est aussi le lieu où je travaille).
176 Vous avez d’autre part remarqué que ce ou ces paysages pouvaient être de façon privilégiée ceux du Midi de la France ou ceux de Grèce. Ce sont en effet ceux que je hante et qui me donnent le vocabulaire que vous énumérez. Il peut se faire aussi que j’écrive ailleurs et autrement. La raison en est que puisque je n’écris pas beaucoup de ma vie propre, il me faut une accroche, une amorce qui me vienne d’ailleurs, un événement peut-être apparemment minime, ce peut être un nuage, comme il le dit aussi. Or ce sont des événements de cette nature, parfois des événements de lumière qui ouvrent pour moi à des événements de parole à travers lesquels je tente de toucher une vérité. D’où mon recours fréquent au paysage, comme vous l’avez noté. Ce que je peux ajouter d’autre part, c’est que ce dernier ne représente pas la pointe ultime de poèmes qui ne cherchent pas à être descriptifs. Le poème commence son être de poème à partir de la thématique qui lui est fournie. C’est-à-dire que si je dis la mer ou la montagne, je ne veux pas seulement les représenter ou les rendre vivantes comme telles, pour le lecteur. Tout aussi bien ce serait inutile puisqu’elles sont déjà là. En revanche, le poème peut commencer à partir d’elles. Ce qui est vrai du paysage l’est, évidemment, de n’importe quelle autre thématique et en particulier de la sensibilité ordinaire. J. S. : Dans un entretien avec Nicolas Mouton, vous avez fait la remarque suivante : « En ce qui me concerne, il est vrai que j’ai souvent besoin de dissonances et de ruptures, peut-être parce que j’ai, de nature […] une perception tragique du monde. Mais j’ai tout autant besoin d’un chant qui hiérarchise et qui englobe ces mêmes ruptures ». (293). On a souvent dit qu’une sorte de rupture ou d’ébranlement est essentiel à la création de la poésie mais aussi à sa compréhension. Pourquoi la rupture jouerait-elle ce rôle capital par rapport à la poésie ? Puis, ensuite, pourriez-vous parler de la fonction de la hiérarchisation en plus de détail ? (Justement, le titre d’un de vos recueils de poèmes est Hiérarchies). Gabrielle Althen : Vous savez, la cohésion avec le monde, même dans un poème, n’est jamais béate. Il s’y ajoute donc un exercice de la rupture, qui est un exercice difficile. Dans l’entretien dont vous parlez, je disais que mes poèmes avaient à faire avec une sorte de tragique. Je le crois en effet. Mais cette part de tragique n’est peut-être que très banale. Vous le savez, les poètes ne disent jamais que des choses très banales. J. S., G. A. : (rires) Gabrielle Althen : Quant à la hiérarchisation, ou à ces hiérarchies qui me donnent un titre – au pluriel – ce qui m’importe parce que cela ôte le mot à
177 son risque d’étroitesse ou de fermeture, elles sont indispensables, car il s’agit toujours de courir au plus important, même s’il demeure toujours aussi à définir. Mais je cherche aussi la beauté. Et la beauté peut être tout à fait tragique et elle accepte les ruptures. Quand dissonances il y a, il me faut donc les englober dans un champ plus large où il y ait à la fois plaisir et chant. Peut-être, du reste, l’un et l’autre vont-ils de pair. Sur le fond, je me demande si je n’ai pas une vision du monde qui pourrait bien être catastrophique, mais j’en ai aussi une autre qui est harmonieuse. J’en ai même une où le jeu peut entrer. Or tout ceci peut entrer en cohésion par la grâce du poème. Pour l’anecdote, il se trouve qu’un jour un critique français, qui connaissait fort bien ce que j’avais écrit, mais me voyait pour la première fois m’a dit ceci : « Ah, je ne croyais pas trouver une femme souriante ! » J. S. : (rire) Gabrielle Althen : Je ne sais pas ce qu’avait donné à entendre mes poèmes, où se trouvent probablement des moments de déflagration difficiles. Mais le monde est multiple et tout est monde. Ce qui signifie qu’on peut tout en dire, ce qui n’empêche pas qu’il faille chanter. En tout cas pour moi. Le poème est un objet qui doit aussi proclamer sa spécificité d’objet « parfait » ou presque parfait, et j’en reviens par là à ce que je disais de la beauté. J. S. : Le critique Marc-Ange Graff a parlé d’un « surcroît » au centre de votre vocabulaire poétique et de votre pratique de la poésie. (M-A Graff, « Surcroît de Gabrielle Althen ». Littérature, No 110 (juin 1998) 96-100). Vous avez dit vous-même, en affirmant que la poésie n’est pas un produit de consommation : « non seulement […] il n’y a pas de marchandise, mais […] il y a délivrance d’un surcroît et […] c’est ce surcroît, donc cet excédent, qui est difficile, voire peu amène ou peu confortable ». (N. Mouton, « Entretien avec Gabrielle Althen ». Europe no 851 (mars 2000) 288-294). Qu’est-ce que vous entendez par cela ? Gabrielle Althen : C’est une question difficile. Je ne me souviens pas exactement du contexte dans lequel j’ai répondu à Nicolas Mouton, mais cela rejoint ce que nous avons déjà dit. Lorsque je dis que le poème commence au-delà de son vocabulaire, c’est-à-dire au-delà de ce qu’il décrit et de ce qu’il dit, que la thématique en soit amoureuse, géographique, climatique, ou tout ce qu’on voudra, ce que je veux indiquer, c’est qu’il dépasse l’émotion ordinaire ou l’émotion brute qu’il procure. Nous sommes tous, quand on est un peu, normalement sensible, émus par toutes sortes d’affects, l’amour, la mort, la force ou la faiblesse, un paysage, et cetera… Mais le poème, à partir
178 de cela même, délivre autre chose, autre chose de beaucoup plus abstrait, qui correspond à une élaboration, l’élaboration poétique précisément, à partir du vécu et de l’émotion personnelle ou privée. Or c’est cette élaboration même qui constitue une sorte de surcroît. L’art, en somme, délivre une émotion spécifique qui n’appartient qu’à lui. Il utilise toutes les potentialités émotionnelles humaines de contentement, de mécontentement et de tout ce qu’on voudra, qui cependant ne constitue pas sa finalité propre. Et le public ne peut reconnaître cette dernière que s’il accepte de dépasser son désir de trouver un écho à sa sensibilité privée, d’où quelques malentendus parfois. Pour préciser d’autre part ce que peut être cette finalité singulière, où je vois en effet une sorte de surcroît ou de dépassement de ce qui est proposé, je la verrai volontiers, dans une sorte d’intégration à ce qui pourrait être le langage et la beauté. À une tentation de la beauté. Marc-Ange Graff a rappelé le mot de surcroît dans le titre de son article et il a dû le trouver dans l’un ou l’autre de mes poèmes. Mais la vérité tient peut-être à ce que je désire toujours plus, qu’il me faut toujours davantage, ce qui n’est peut-être pas si bien que cela ! (rire) J. S. : C’est essentiel à la littérature. Gabrielle Althen : C’est essentiel à l’art. Je ne voudrais pas tenter ici de faire de la psychologie de l’art, mais pour en rester à ce qui est banal, il me semble que l’art, comme le jeu, se nourrit d’une énergie que la nécessité n’a pas suffi à épuiser. Au-dessus des bonheurs et des malheurs vitaux, au-dessus des contraintes vitales, l’art noue sa tresse dont toutes ces choses participent, pour y adjoindre un surcroît de plaisir, qui est aussi un surcroît d’intensité. Quelle que soit la chose dite, bonne ou mauvaise, la perception et le sentiment de vivre s’en avivent. C’est, je pense, cette intensité qui est recherchée. J. S. : Un autre aspect de votre œuvre dont l’importance a été soulignée par les critiques, c’est la spiritualité. Marc-Ange Graff affirme que vous êtes, en tant que poète, « veuve ou orpheline de cette mort de Dieu, dont on croyait pourtant le travail du deuil achevé » (« Surcroît de GA », 99). D’ailleurs, en lisant Sans preuves, j’ai remarqué de multiples références à Dieu, à la Bible, à la spiritualité. Êtes-vous d’accord avec la perspective de M-A Graff ? Qu’en est-il de Dieu et de la spiritualité dans vos poèmes ? Gabrielle Althen : La question est extrêmement difficile. Je suis probablement une nature religieuse. Cependant, la transcendance est, pour moi, ce qui ôte ce qui est de l’ordre de Dieu à l’ordre du poème. Le poème, en tout cas le mien, étant, comme je vous l’ai dit, de l’ordre de la vie et donc de celui de la Terre, il a à charge de dire, ou de calquer une pulsation existentielle. Pour le
179 dire de façon plus virulente, il reproduit le travail ou la bagarre du vivre, dont Dieu est absent, à moins qu’il n’y soit présent de façon invisible. C’est le premier pont. Le deuxième tient certainement à une forme de pudeur. Je n’ai pas les moyens de faire ce que fait Claudel qui est doté de la possibilité d’intégrer à l’ordre du poème cela même qui y contrevient radicalement. Je ne peux que le regretter, mais c’est ainsi. Mes moyens étant plus modestes, je suis obligée de l’être aussi, ce qui est, je le précise, ici, une attitude esthétique et non morale. Autre chose enfin, de beaucoup plus général : le poème ne peut pas, ne sait pas, dire l’unité, ni la plénitude. Cela ramène du reste à la question de la discordance que vous avez soulevée. Pourquoi ? Il me semble que c’est parce que le poème, et avec lui la littérature en son entier, calque ce que j’ai appelé tout à l’heure la pulsation existentielle et reproduit la bagarre ou le travail de vivre. Or si harmonieux que puisse être ce travail, il implique toujours des trajets, une palpitation, un mouvement, peut-être un mouvement de diastole et de systole, peut-être celui de la respiration, et finalement un effort. En revanche, l’unité, l’union, l’arrivée au port impliquerait la cessation de cette tension. Un sur place que le poème ne peut pas porter, parce qu’il dit ce que nous sommes, comme nous sommes, et non ce que nous voudrions être. De ce fait même, il ne saurait parler directement de Dieu, mais je signale que la Bible même recourt à des médiations. Je vais prendre un exemple de ce que je tente d’exprimer. T.S. Eliot, dans Ce qu’a dit le Tonnerre utilise à dessein une forme qui veut faire penser à celle des litanies. Il s’agit de Lady of silences / Calm and distressed / Torn and most whole / Rose of memory …. Mais il ne s’agit là que d’une apparence, au reste toute formelle. La raison en est la suivante: le grand poète qu’il est réintroduit dans un genre a priori monocorde, ce qui appartient à la tourmente vitale et donc ce qui nous ressemble. Il fait semblant d’utiliser un genre religieux, il utilise même le mot de Lady qui y désigne la Vierge, mieux encore il y désigne son propre sentiment religieux et ce à quoi il adhère, mais il écrit un poème et je serai presque tentée de dire qu’il n’y réussit qu’en pervertissant le genre des litanies. Celles-ci, en effet, ont pour objet de poser, de vers en vers, des métaphores qui sont souvent poétiquement intéressantes. Mais leur répétition dont la finalité est de relancer de vers en vers la contemplation les met en marge du cheminement humain. Elles sont monocordes à force de se vouloir contemplatives, jusque dans ce que leur donne leur pouvoir métaphorique. En préférant la contradiction (Calm and distressed / Torn and most Whole), T.S. Eliot rompt avec son modèle, non sur le plan rythmique, non même sur celui de la pensée, mais sur celui de la vision. Et pour en revenir avec ce que je fais, je ne peux être que dans ces allées et venues … Vous avez d’autre part noté qu’il y avait une certaine évolution dans ce que j’écrivais. Sans doute, mais je ne me vois pas, en l’état actuel de qui je
180 suis, pouvoir dire plus que ce que je dis. En revanche, je ne me reconnais pas dans l’expression de Marc-Ange Graff qui m’a présentée comme « orpheline de la mort de Dieu ». Je me désignerai plus volontiers comme orpheline de la présence de Dieu ! Peut-être mon poème pourrait-il poser quelque chose de cet ordre ou en évoquer l’exigence. Il y a dans Le Nu Vigile (La Barbacane, 1995) cet aphorisme : « Où le ressac fleurit, tu t’ornes d’un gréement de lassitude et Dieu commence au prochain pas et tous les pas se touchent ». Mettons que ce soit les pas antécédents qui m’intéressent. J. S. : Un de vos recueils s’appelle Le Pèlerin sentinelle. Est-ce que le poète est pèlerin, à votre avis ? Gabrielle Althen : Oui. Le poète voulant plus, est en route. Quant à la sentinelle, elle veille sur ce qu’elle a déjà, donc elle est statique. Mais tous les deux se ressemblent. L’argument du recueil conjugue l’effort du pèlerin qui s’en va vers le meilleur et celui de la sentinelle qui veille sur lui et assimile leur même souci à la caresse qui décrit un corps en le circonscrivant, et en le célébrant. J’ajoute qu’il est aussi difficile de garder intacte la qualité, même quand on croit l’avoir effleurée, que de courir après elle. Je peux confier de plus que ce titre me vient d’un vers de Rimbaud : âme sentinelle. Son sens aurait pu m’aller, encore que … je n’en sois pas si sûre, car je l’entends aujourd’hui comme restrictif, à force d’être précis. Mais de toute façon âme sentinelle ne fait pas titre, pour des raisons rythmiques. C’est une proposition en déséquilibre, qui vous met sur un seul pied, comme une cigogne ! J’ai donc désiré l’article et un mot à trois syllabes … et je suis tombée sur pèlerin à cause de l’oxymore qui l’opposait à sentinelle. J’ajoute que le vers de Rimbaud est présent dans le recueil en italiques et qu’il y constitue une sorte de fil rouge de ce que je viens de vous confier. J. S. : Justement, le titre présente une image inattendue qui fait réfléchir. Y at-il aussi peut-être une idée de suivre un chemin à travers le recueil, comme si le lecteur était lui aussi pèlerin ? On pourrait dire, je crois, que chacun de vos poèmes semble détenir un secret, qu’il ne révèle qu’à moitié. Est-ce que cet art de l’énigme dans votre poésie est relié au manque métaphysique – à la disparition d’une présence divine que vous avez évoquée tout à l’heure ? Gabrielle Althen : Vous avez sûrement raison. Une expérience de lecture a de toute façon toujours raison. Ce que je crois avoir voulu capter correspond à quelque chose d’à la fois très ténu et très puissant, situé entre extase, révélation, joie et tragique, ainsi probablement qu’à une volte entre leurs ordres. Il m’est difficile cependant de vous parler de moi, hors de ce travail, parce que je ne sais pas très bien ce que j’aurais à dire. Mettons que je me
181 considère un peu comme un outil, comme l’outil de ce que j’ai à écrire, sans savoir, évidemment, si cet outil est le bon. Il se trouve donc que ces poèmes rendent probablement compte d’une conscience très marquée de tout ce qui va mal autour de nous et de la douleur, mais aussi peut-être de la jouissance, et, en même temps d’un très grand sens de l’espérance. Ces deux voies se cognent l’une à l’autre. Pratiquement dans chaque poème. J’y accède à la fois à la déchirure du monde, de même qu’il m’est donné de pressentir la fatigue ou le tragique sur les visages qui m’entourent, alors que je veux parier pour autre chose. Il se pourrait bien, du reste, que ce pari soit un pari un peu forcé. Il en résulte une sorte d’instabilité dans mes poèmes et c’est peut-être là que se situe le secret que vous y avez perçu. À moins que ce secret ne soit aussi lié à ce que j’évoquais comme une quête de l’intensité, parce que plus on cherche l’intensité, ou ce que nous appelions tout à l’heure, après Marc-Ange Graff, « le surcroît », et plus on constate qu’on ne l’atteint pas. Le poème oblige aussi à une expérience où l’on n’atteint jamais rien et du même coup à une expérience de la perte. En terme de personnalité, je ne sais pas très bien ce que cela veut dire … (rire) J. S. : Vous venez de parler de l’importance de l’espoir dans votre poésie. Justement, je voulais vous poser une question sur les citations d’Héraclite et de Mario Luzi que vous avez placées en exergue dans deux de vos recueils de poèmes. Héraclite a dit ceci : « Énigme de l’oracle : ‘si tu n’espères pas, tu ne rencontreras pas l’inespéré : en terre inexplorée, nulle voie vers lui ne s’ouvre’ ». Mario Luzi : « Perchè la speranza è irreversibile ». Pourquoi avez-vous choisi ces deux citations pour les placer en exergue ? Quelle importance leur accordez-vous ? Gabrielle Althen : Elles expriment exactement ce que disent les différents recueils, sauf que dans ce cas précis, il ne s’agit pas d’espoir, mais d’espérance. Ce qui est radicalement différent. L’espérance se définit par le souci de tenir bon dans son adhésion à une qualité, du monde, de l’homme, de l’expérience vitale, de Dieu, de la poésie etc. quelles que soient les circonstances, et au-delà de la présence du tragique. Car l’espérance ne contredit pas le tragique, ni le mal. Mais elle préfère se maintenir telle malgré tout. Je reprendrai l’exemple de René Char, puisque vous l’avez évoqué tout à l’heure. René Char emploie ce mot de façon profane. L’espérance constitue, pour lui, à témoigner d’une éventuelle qualité humaine et d’y contribuer, en dépit de la multiplicité des exemples contraires, voire de la gabegie politique ou de l’horreur nazie, qu’il lui arrive de nommer jusque dans ses poèmes. C’est dire que sa poésie et sa condition de résistant pendant la seconde guerre mondiale procèdent du même mouvement. C’est dire aussi que l’espérance tient au fait de garder son cap, même lorsque le pire arrive. Elle peut donc
182 s’allier à une lucidité terrifiante, puisque la lucidité est souvent terrifiante, vous le savez ! J. S. : Dans Noria vous avez écrit (17) : « Nous chercherions la règle d’or imprononçable qui nous ferait appartenir à la lumière ». Est-ce que la raison d’être de votre poésie pourrait être cette recherche-là ? Gabrielle Althen : Oui. Je ressemble à un tournesol ! (rires) C’est vrai : j’aime la lumière. J’ai besoin de la lumière. Mes différents bureaux, dans toutes les maisons où j’ai habité, ont toujours été tournés vers la fenêtre, alors que certaines personnes les mettent contre des murs. Cela dit j’ai une ascendance bretonne et j’ai passé toute une partie de mes vacances, et de mon enfance en Bretagne. Ce tropisme en direction de la lumière m’a entraînée vers la Méditerranée. Quant à dire ce que la lumière représente pour moi, c’est assez difficile. En tout cas, elle correspond à un éblouissement où tout se donne, le meilleur et le pire, et donc aussi la violence, car la lumière exclut les demi-teintes. Je pense que la violence de mes textes provient en droite ligne de cet éclat. En tout cas la lumière n’offre pas de facilité. Elle propose une clef, une clef à la fois bénéfique et maléfique, dans la mesure où elle est révélatrice et donc, selon l’étymologie, lucide. Pourtant elle comble, parce qu’il y a une jubilation qui lui est propre. Mes textes tirent du côté de la lumière, ce qui ne les empêche pas de charrier leur part d’ombre. C’est leur façon de calquer le vivant, même s’il y en a mille autres, puisque ce calque se fait pour chacun selon sa sensibilité. La mienne va de ce côté-là. Sauf qu’au bout de l’éblouissement, on s’aveugle ! Autre difficulté ou autre danger, mais enfin, comme vous savez, il y a toujours du danger partout ! Et de toute façon la lumière suppose l’ombre. J. S. : En lisant vos poèmes, je me suis souvent demandé quelle est la place du « je » dans ces textes. (Là, évidemment, je ne parle pas de vous mais d’un « je » qui surgit du texte, ou que le texte construit). Justement, il y a une phrase dans Noria (32) qui m’avait vraiment frappé : « JE SUIS AU CENTRE. Mais qui est je ? » Alors, quelle vision de la subjectivité s’exprime dans ce poème ? Gabrielle Althen : Je crois d’abord que, comme vous le dites, cette subjectivité est plus apparente que réelle et que ce « je » ne me représente pas. Il correspond bien davantage à un effort pour accéder à soi, un soi plus général ou plus commun, comme élément premier de vie ou élément premier du monde. Je disais outil à mon propos précédemment. Quand un « je » survient dans ces textes, c’est toujours pour marquer une tentative de cohésion avec la force intime qui pourrait en chacun dire « je ». D’où ce JE
183 SUIS AU CENTRE, fondateur et qui n’a rien de narcissique. Les majuscules le rendent tonitruant, mais il n’est tonitruant que parce que ce n’est pas si bien assuré qu’il y paraît. Comment voulez-vous être en cohésion avec un « je » assumé ? Vous voyez bien qu’on est dans l’indéfini et que le doute n’est jamais très loin. Autre chose : le « je » de mes poèmes est devenu avec le temps de plus en plus instable. Certains de ces « je » se transforment en « tu », ce « tu » avec lequel on se parle à soi-même, lorsque l’on pense, par exemple, tu vas faire ceci ou cela, mais ils donnent aussi sur des « vous » ou sur des « nous », ce qui prouve bien que ce « je » déborde la personne, ma personne. C’est la figure humaine, comme telle, qui peut être vue du dehors ou du dedans, mais qui est toujours la figure humaine. S’il en fallait un exemple pour de bon parlant, j’évoquerais les forêts de petites têtes, plus ou moins petites cependant, sculptés par Giacometti. J. S. : J’aimerais regarder avec vous la description de votre dernier recueil Sans preuves – description qui est donnée à la couverture du livre : « Gabrielle Althen pratique, dans le trajet de son poème, la fulgurance par méthode. De fable en fable, entre terreur, passion, confiance, éblouissement, l’éclair chemine, puis l’émotion, inexplicablement ». Évidemment, cette description reprend certains éléments dont on a déjà parlé, comme le secret, l’émotion, la passion. Mais quelque chose qui m’avait frappé aussi dans cette description, c’est l’emploi du terme « fables ». On pourrait penser aux fables de de La Fontaine ou d’Esope, mais cela n’a rien à voir. Il y a aussi « fable » au sens du « fabula » (histoire). Cependant, vos poèmes ne sont pas des « histoires », des nouvelles. (En tout cas, je vois très peu de narratif dans vos poèmes.) Pourquoi avec-vous choisi d’appeler les poèmes des « fables » ? Gabrielle Althen : Je crois que c’est en amont qu’il faut rechercher la réponse. Vous savez, à l’Université, parce que je ne voulais pas, au moins pendant un certain temps m’exprimer sur la poésie, j’ai beaucoup parlé de mythes. Je m’étais en quelque sorte spécialisée dans l’examen des mythes et j’y ai travaillé assez pour que ma propre pensée en soit touchée. C’est aussi que le récit mythique est fascinant. Il me semble que dans Sans preuves – c’est plus vrai de ce recueil que des autres, encore qu’il doive y en avoir également la trace dans mon prochain livre – il y a quelque chose qui est de l’ordre du mythe, et donc, de la narration. La différence de ces poèmes avec la fable en bonne et due forme tient à ce que la narration n’y va pas d’un point « a » vers un point « b ». Mais il s’y trouve des personnages, des éléments, des puissances imagées comme dans le mythe. C’est ce qui m’a peut-être menée à ce mot de fable que j’ai peut-être soufflé, je ne m’en souviens plus, à la personne qui a écrit ces lignes. Je vais en donner un exemple. Dans l’un de ces poèmes, un « je »
184 rencontre la vie, qui se présente à lui comme une cavalière. C’est une image qui pourrait faire l’objet d’un clip cinématographique : regarder la vie passer, telle une cavalière sur son cheval… Ce sont en effet les poèmes de ce type qui ont amené l’idée de la fable, ou de quelque chose qui lui ressemble un peu, car ces poèmes, comme vous le dites, ne sont tout de même ni des mythes ni des fables. Mais ils en possèdent certains nœuds, des mythèmes, si vous voulez, ou en tout cas des points de narration nettement perceptibles, alors qu’une certaine poésie semble les évincer, singulièrement, comme je l’ai dit, en France, en ce moment. Mais là encore tout se complique, car si beaucoup de poèmes se présentent apparemment comme non narratifs, je ne suis pas sûre qu’ils n’aient pas toujours pour noyau, fût-ce à leur corps défendant, un embryon de narration, dût celui-ci être peu visible. Avec plus de temps, je le démontrerai, car je croirais volontiers, mais ce serait à développer, et je l’ai fait ailleurs, qu’il n’existe pas de littérature qui ne soit narrative en son fond. Pourtant, pour mes poèmes, il s’agit souvent d’un peu plus que d’un embryon de narration. Certaines pratiques du récit y sont parfois nettement présentes, personnages, événements et cetera. Ce type de narration, plutôt que de se rapprocher de celui de la nouvelle ou du roman tirerait peut-être davantage du côté des images mythiques. Du moins est-ce ainsi que je l’ai senti. J. S. : S’il y a, effectivement, du narratif dans vos poèmes, s’agit-il à chaque fois d’une « fable » différente ou plutôt de la reprise de la même histoire ou du même type d’histoire ? S’agit-il de la reprise d’une même expérience ou y a-t-il une multiplicité d’événements ou de mythes différents ? Gabrielle Althen : Il m’est un peu difficile de vous répondre. Je crois qu’il y a une multiplicité des émotions comme des effets strictement poétiques. Pour parler simplement, il se trouve que j’ai comme tout le monde une vie affective. Mais ce n’est pas elle que je cherche à mettre en place dans mon poème. Il m’arrive en revanche de l’utiliser pour tenter de produire à partir d’elle une émotion qui soit strictement poétique et c’est peut-être à ce niveau qu’interviennent quelquefois de ces images qui ressemblent à celles du mythe. Elles viennent servir de tremplin à l’émotion esthétique. Cela dit, cela dépend des livres et des poèmes. Il me semble que c’est particulièrement sensible dans Sans preuves, qui est bâti autour de cette pratique, et qui est de ce fait un livre et non pas un recueil. Je crois, en particulier, que dans ses poèmes en prose, ou en apparence de prose, comme nous l’avons dit, se trouve une grande diversité de foyers de motifs narratifs. Ceux-ci sont donc très variables d’un poème à l’autre. Cependant, j’ai écrit à la même époque un autre livre, qui n’est pas encore publié, et qui me paraît être d’une tonalité et d’une facture tout à fait différente, quand ce ne serait parce qu’il est
185 essentiellement écrit en vers. De tous les poèmes qui en sont déjà parus en revue, et ils le sont presque tous, je peux dire qu’ils se présentent de façon plus directement lyrique et donc moins mythologique. J. S. : J’aimerais parler de Sans preuves en plus de détail. D’où vient la division du recueil en quatre parties ? Puis, pourquoi présentez-vous une citation de Braque en exergue au début du livre ? (Je sais que vous vous intéressez à l’art, que vous avez écrit des articles sur l’art.) Gabrielle Althen : Ah ! La citation de Braque ? D’abord, j’ai beaucoup d’affection pour Braque et cela me faisait plaisir de le citer. Mais j’avais aussi une intention… pédagogique ! Sans preuves est un titre difficile, perçu comme non lyrique et c’est de plus une formulation négative. Il me fallait donc l’expliciter. Disant Sans preuves, je posais dans l’ombre un autre pôle qui était la vérité. Mais la vérité n’est pas un mot auquel on ait droit à l’époque actuelle, ce qui en soi ne me dérange guère, mais le rend difficile à manier. Sans preuves est un titre qui me permettait de le signifier sans l’écrire, de le poser sans le dire. Le jeu du titre et de l’épigraphe faisait entrer en résonance l’absence de preuves et donc de certitudes et la vérité. Cela dit – qui donc possède la vérité ? – ce recueil évoque donc un trajet vers ce que la vérité aurait de « désirable », non le fait de la posséder. D’où les quatre parties de ce recueil, qui sont les quatre repères de ce trajet. La première s’intitule « la Contre-terreur », selon le titre d’un poème de Fureur et Mystère, dans lequel René Char consigne probablement un souvenir de guerre. Dans ce poème, Char énumère de petits actes de la vie familière et les obligations du corps, accomplies tout de même dans un vallon, pour signifier la liberté de vivre malgré tout, et malgré la terreur environnante dans le maquis, à ce moment de l’histoire. La seconde partie de Sans preuves : Sed Libera nos a malo donne un écho de la passion. Peut-être aussi indique-t-elle que la passion, si elle n’est pas une image du mal, n’est pas exactement ce que je cherche, ni l’essentiel, ni le tout. Mais alors où est le tout, cherchons donc un tout ailleurs. La partie suivante reprend le titre du recueil : Sans preuves et elle permet de se rapprocher du centre de ce livre, qui se construit à partir d’une série de cercles concentriques autour de lui, ou, selon une autre image, d’approches successives de son point de fuite. Enfin la dernière partie du recueil a pour titre : Le corps indélébile. Elle est très centrée sur l’art et se donne de ce fait comme le prolongement de l’indice posé dans la première partie où Braque était déjà convoqué (Ateliers de Braque). Ce titre correspond, comme il va de soi, à une déclaration impossible, ou, si l’on veut, une déclaration « folle ». S’il s’agit de nous, je n’ai rien à en dire. Mais même s’il s’agit d’art, il est bien clair que rien n’est indélébile dans ce monde, même si certaines œuvres durent un plus longtemps que ceux qui les ont
186 produites. Pourtant, en même temps, on peut imaginer que tout ce qui est vivant et donc tout ce qui a vécu contribue à une sorte de survivance de l’aventure de vivre. Dans un poème beaucoup plus récent et qui n’est pas encore publié, je propose les deux vers suivants : Car la beauté dure même morte / même morte la beauté dure. Et pour en revenir à cette dernière partie du recueil, elle se termine par un poème sur Mozart qui s’intitule précisément Art poétique et où la mort et le vivant ont part, en tout cas, à propos de Mozart. J. S. : En commençant à lire les poèmes de la première partie, « La Contreterreur », surtout au début de cette partie, j’ai pensé au Rimbaud des Illuminations – à « Aube » et « Enfance » en particulier. Toutefois, vous avez également écrit dans cette première partie : « Il n’y a pas d’enfance. Je n’eus pas cru à une telle brèche de cœur ». Je me demandais s’il n’y avait pas une réponse à Rimbaud – au moins, à certains poèmes des Illuminations – au début de « La Contre-terreur ». Gabrielle Althen : Une réponse, non. Mais Rimbaud m’habite, que je le veuille ou non. Que je lui aie emprunté une rythmique est tout à fait possible. Ce qui est sûr d’autre part, c’est que, dans les textes auxquels vous songez, il y a désastre. Le Il n’y a pas eu d’enfance en témoigne. Mais rappelez-vous ce que je disais de l’espérance… Je ne suis du reste même pas sûre d’autre part que la fin de ce poème soit amère, car elle dépasse l’amertume précisément par l’espérance. Il me semble qu’il y a dans cette section une sorte de traversée violente des choses, des images et des sentiments, une percée hors de l’apparence qui permettrait de passer à autre chose, et en tout cas, à la suite de ce recueil. J. S. : Plus loin dans le recueil, à la page 22, dans la deuxième partie, vous citez le psaume 129 : « tant ils m’ont traqué dès ma jeunesse, ils n’ont pas eu le dessus ». Gabrielle Althen : (Rire) Vous êtes un fin lecteur ! G. A., J. S. : (Rires) Gabrielle Althen : Bon. Mais la mention de ce psaume implique précisément l’idée de cette traversée et de la difficulté qui l’accompagne. Ces deux vers disent la même bagarre entre douleur et espérance et cette même idée qui, je crois, m’habite, que la vie vainc tout. Le psaume dit l’essentiel, tandis que le poème qui se déroule à ses pieds et qui prononce les mots de la difficulté (dont fut mordue l’enfance), se termine pourtant par un cadeau : ce mot
187 opera : opera offert par ce qui est présent, cadeau du paysage, cadeau de brume, et cadeau de vie vivante. C’est peut-être là aussi un poème de la présence du meilleur. J. S. : Vous avez dit tout à l’heure que la beauté joue un rôle capital dans ce recueil, surtout vers la fin. J’ai remarqué que vous avez écrit à la page 37 de Sans preuves : « La beauté antique prit le néant, le monta sur un chaton de bague, puis le hissa sur le fronton d’un temple et fit de nous ses orphelins ». Ce que vous dites là est très fort ! Quel est le rôle de la beauté dans le recueil, alors ? Gabrielle Althen : La beauté est un absolu, à la fois contentement et douleur. Je ne suis pas sûre qu’il soit si facile de supporter la beauté et c’est exactement non ce que dit, mais ce que montre, ce poème où la beauté est avidement recherchée, même si elle fait de nous des orphelins. Car la beauté avive le manque. Peut-être en ce qu’elle ne se laisse pas étreindre et c’est par là qu’elle est blessure. Et si parfois, il arrive qu’on y atteigne fugitivement, elle se propose à la fois comme une grâce et comme la révélation de tout ce qui manque et du fait qu’on ne la possède pas. (Je suis double. Ce n’est pas de ma faute !) (Rires) Il se trouve que ce texte a été écrit dans le Midi, en hiver. Noël, dans ce pays, peut y être une belle saison. Celle-là était claire et magnifique. J’avais l’impression d’habiter un vitrail. Je veux dire par là que ce que je voyais par les fenêtres semblait ne plus être vivant à force de beauté. C’est donc une émotion réelle qui est au principe de ce poème (à dire le vrai, comme toujours !). La maison qui était laide, avait trois ou quatre fenêtres si belles qu’elles excluaient presque la vie ordinaire et qu’elles en devenaient difficiles à vivre. La grande pièce, qui était une pièce sans autres particularités, me semblait donc ornée de vitraux ou de miniatures médiévales (de l’une d’elles, on voyait un beffroi, sur un rocher, entouré de cyprès), d’où, de ma part, une sorte de célébration connotée cependant par le passé, médiéval ou antique. Ce fut le début de toute une série de poèmes, qui ont été beaucoup retravaillés par la suite. J. S. : Mme Althen, vous avez écrit une dizaine de recueils de poésie jusqu’ici. C’est une œuvre très riche, composée de poèmes denses qu’on a envie de lire et relire, de creuser. Vous êtes universitaire et vous m’avez dit que vous alliez arrêter votre carrière universitaire à la fin de l’année prochaine pour vous consacrer à l’écriture (et à d’autres choses aussi, évidemment). Vous avez sans doute des projets en cours et des projets futurs auxquels vous pensez ? Gabrielle Althen : Je vous remercie de m’avoir lue avec beaucoup d’attention.
188 Croyez que j’y suis profondément sensible. Oui, je viens d’abandonner un métier que j’aimais et des étudiants qui me donnaient beaucoup et dont j’avais plaisir à être entourée, parce que je ne supportais plus le surmenage de ma double vie, le fait de garder sur mon bureau des textes non terminés, d’avoir des dossiers non clos. Et puis, penser prend du temps. Le temps passant, je suis de moins en moins intéressée par l’apparence des choses, ou plutôt j’ai fini par prendre conscience que, mise à part ma vie propre, tout ce qui ne concernait pas le fait d’écrire me devenait fardeau. J’ai donc décidé d’aller, si je le pouvais, droit au but. Pour ce qui est de l’autre partie de votre question, bien sûr que j’ai des projets. Cependant il ne s’agit pas pour moi d’écrire davantage, car je crois qu’il faut mériter les textes par du silence et par de l’attention. Mais je voudrais rester toujours au plus près serrée du vivre. Il y a du reste là un paradoxe, car un poème s’écrit vite, pour l’essentiel et indépendamment de l’élaboration secondaire qui permet de le rendre ensuite communicable. En revanche, il faut beaucoup de temps pour en mériter l’image-mère. Il y faut, pour moi, de la méditation, de l’émerveillement, de la disponibilité du cœur et de l’esprit. Je vais tenter de m’y consacrer, car il me semble qu’il y a un moment où il faut savoir se destiner et se choisir. Nous parlions tout à l’heure d’identité et de celle du « je » du poème. Mais il y a un autre « je » à obtenir et à créer : c’est celui du poète qui ne recouvre pas exactement celui de la personne singulière que nous sommes chacun. Et le trajet qui mène à l’invention de ce « je » implique toute une réflexion, une éthique, peut-être une force et sans doute quelques renoncements. J. S. : Je vous remercie énormément d’avoir accepté d’être interviewée. Cela a été un vrai plaisir de parler avec vous ! Gabrielle Althen : C’est moi qui vous remercie. Je suis très heureuse de vous avoir rencontré. J. S. : Merci bien!
Bibliographie de Gabrielle Althen Le Cœur solaire. Mortemart : Rougerie, 1976. Midi tolère l’ovale de la sève. Mortemart : Rougerie, 1978. Présomption de l’éclat. Mortemart : Rougerie, 1981. Noria. Mortemart : Rougerie, 1983. La Raison aimante. Marseille : Sud, 1985.
189 Hiérarchies. Mortemart : Rougerie, 1988. Le Pèlerin sentinelle. Paris : Le Cherche Midi, 1994. Le Nu Vigile. Funnel : La Barbacane, 1995. Sans preuves. Saint-Maur : Dune, 2000. Coeur fondateur, poèmes. Montélimar : Voix d’encre, 2006. Dostoïevski, le meurtre et l’espérance, essai. Paris : le Cerf, 2006. L’arbre à terre, poèmes. Nice : Editions Nu(e), 2007. La Belle mendiante, suivi de René Char, Lettres à Gabrielle Althen. Paris : L’Oreille du loup, 2009.
Anne Portugal Née en 1949, Anne Portugal a commencé à publier ses textes dans les années 1980. Elle a d’abord été influencée par le surréalisme. L’influence surréaliste lui est venue de par ses études. Toutefois, son premier livre, De quoi faire un mur, se présente plutôt comme un exemple de la poésie blanche, abstraite et impersonnelle des années 1970. C’est avec la publication du Plus simple appareil (1992) qu’elle produit la textualité particulière qui sera caractéristique de son œuvre. Dans Le Plus simple appareil Portugal pose une image au centre de son texte : celle de Suzanne au bain, épiée par les vieillards. Cependant, l’histoire de Suzanne n’est qu’un prétexte pour parler du langage et pour représenter la situation culturelle de la poésie. (L’auteure souhaiterait « laisser la poésie travailler tranquille. ») Un autre texte de Portugal, définitif bob de 1999, forme une sorte de « diptyque » avec Le Plus simple appareil. « bob » n’est pas vraiment un « personnage », pas plus que Suzanne. Bob, c’est la bobine – le mécanisme textuel grâce auquel la machine lyrique de Portugal arrive à fonctionner. Travaillant souvent à partir de clichés ou d’expressions banales et quotidiennes, Anne Portugal lance ses phrases sur la page et elle les déroule et leur permet de se transformer selon la logique de ce qu’elle a appelé, suivant l’usage de P. Alféri et d’O. Cadiot, « la mécanique lyrique » ou « la fantaxe ». Le but de Portugal n’est point de détruire le lyrisme mais de le renouveler, de le relancer sous une forme déroutante. Etienne Rabaté remarque que « [l]a poésie d’Anne Portugal est souvent déconcertante, car elle ne vise pas fondamentalement à la représentation, mais chacun de ses textes possède une saveur et une légèreté propres, cultive un équilibre délicat entre le contrôle formel et la liberté des images, entre la recherche de l’émotion et sa mise à distance » (E. Rabaté, « PORTUGAL, Anne », in M. Jarrety, dir., Dictionnaire de poésie (2001) 631).
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Entretien avec Anne Portugal Le 24 juin 2003 John Stout : Anne Portugal, vous êtes l’auteure d’une oeuvre riche, singulière, qui se distingue de ce que font les autres, et qui continue à se développer. Faut-il parler de « poésie » pour définir votre œuvre ? N’est-ce pas plutôt une extension de la prose que vous pratiquez ? Sans refuser le lyrisme traditionnel en vers, vous placez ce lyrisme ailleurs, dans un autre type de textualité. Cela semblerait être le propre des poètes publiés chez P.O.L., justement: le besoin de contester et d’élargir les limites de « la poésie », telle qu’elle se (dé) fait de nos jours. Qu’est-ce que vous en pensez ? Comment définissez-vous votre démarche de poète ? Anne Portugal : Alors, s’il faut revenir sur le mot « poésie », j’y tiens absolument. Je tiens absolument au mot « poésie » dans la mesure, premièrement, où je ne sais pas du tout écrire de la prose. Je serais incapable de faire une narration. Ce qui m’intéresse, moi, c’est la coupe. C’est la coupe du vers et tout ce qui se passe, justement, à l’endroit de la coupe – en particulier, tout ce qui est le travail de l’enjambement, tout ce qui est le fait qu’une même phrase puisse se dérouler, se dérouler, se dérouler comme ça avec le système de la coupe. En revanche, il est vrai que je fais tout pour qu’il y ait dans chaque livre un dispositif. (Je vais l’appeler « dispositif ». Je ne sais pas comment l’appeler autrement). Pour qu’on ne pense pas nécessairement à de la poésie. Par exemple, dans Le plus simple appareil c’est une sorte d’exposition à partir de Suzanne et les vieillards et dans Définitif bob il y a comme un récit, mais ce « comme un récit » est fait justement pour que la poésie soit tranquille et puisse travailler là où on ne l’attend pas. En fait, c’est un peu ça la définition de chaque projet. C’est comment faire pour ne pas revenir à une poésie bêlante, une poésie... Je ne suis pas contre le lyrisme, mais un lyrisme appris et répété. Comment faire pour, dans chaque recueil, établir un dispositif particulier qui fait qu’on va être interrogé par le dispositif et que, d’une certaine façon, on va oublier le poème. Un petit peu comme dans Hitchcock lorsqu’il parle du « McGuffin » où on fait courir un espion, ne sachant absolument pas de quoi il s’agit. Mais c’est justement à partir de ce moment-là qu’on peut travailler tranquillement. On court, au fond, deux lièvres différents à la fois: celui qui fait courir le lecteur et, derrière, on peut lui proposer de la poésie mais celle à laquelle il ne s’attend pas. J. S. : Quelle sorte de rapport au langage est présent dans vos textes ? Vous
193 regroupez souvent des bribes de phrases, des clichés, des fragments afin de les ranger en vers et de les recycler. Quels sont les buts de ce type d’écriture ? Quel est le rapport au langage que vous mettez en scène ? Anne Portugal : Alors, pour le rapport au langage, je reprendrais volontiers la définition de Christian Prigent, qui dit, « Nous ne venons pas au monde avant le langage; nous ne venons pas au monde par le langage; mais nous apprenons par le langage que nous sommes séparés du monde. » Voilà. Je ne peux pas le dire mieux que lui. C’est exactement ça. Alors, à partir de ce moment-là, ce qui m’intéresse, c’est en travaillant le langage, de poser cette problématique, au fond, du néant, et de poser la question du sens, mais pas du tout la question du réel. C’est-à-dire que jamais le langage n’est là pour expliquer quelque chose, pour faire lien au réel, mais le langage, mis en fonctionnement automatique (si je puis dire) va questionner la grande affaire du sens, ou du non-sens. Plutôt du non-sens. Finalement, par le langage, ce qui m’intéresse, c’est d’annuler le sens. J. S. : Ce que vous dites là me rappelle une remarque que vous avez faite dans le texte que vous avez donné à Serge Gavronsky, et qu’il a traduit en anglais et reproduit dans son anthologie Six Contemporary French Women Poets (1997). Dans ce texte, vous déclarez qu’on doit rester attentifs aux dangers que la poésie, en tant que genre, risque d’entraîner. En particulier, vous dénoncez « ce [...] consensus [...] qui voudrait que la poésie revienne, sous prétexte que les choses suivantes puissent être récupérées: le sens, la lisibilité, les aspirations religieuses » (40). Alors, à ce moment-là, est-ce que la poésie doit se définir comme le travail du négatif ? Comme une résistance au sens et à la transcendance ? Et comment le poète arrive-t-il à atteindre ce but ? Anne Portugal : La question est très compliquée et importante. Moi, je dis souvent que la poésie, si elle avait un rôle, ce serait en savoir plus sur rien. Ce qui n’exclut pas du tout la question de la transcendance. La différence, c’est que d’une certaine façon, la transcendance réintègre la page. C’est-àdire qu’elle n’est pas annulée mais elle est en circulation dans le travail de la langue. Mais il n’y a pas un « ailleurs » – il n’y a pas un divin, par exemple – auquel la poésie va faire signe ou duquel la poésie va se réclamer. Finalement, la transcendance, c’est de travailler la question du sens, de l’apparition du sens, dans le langage. J. S. : Vous avez identifié deux bases contraires de votre écriture. D’une part, vous avez été formée jusqu’à un certain point, par une poésie théorique, abstraite, blanche, « glaciale » – celle des années 70. En même temps, vous
194 trouvez que vous avez un tempérament « baroque, presque kitsch ». Avezvous pu réconcilier ces deux tendances avec le temps ? Anne Portugal : Oui. D’une certaine façon, oui. Historiquement, si on veut faire un tout petit parcours, si je puis me permettre, j’ai été formée, nécessairement, par le surréalisme. C’est-à-dire que j’ai baigné – soit par les études, soit par les lectures de jeunesse – dans le surréalisme. À partir de ce moment-là, je commence à écrire. Donc, je suis obsédée par les images, par la facilité à produire des images et cela suit une veine assez facile chez moi. À ce moment-là apparaissent les fameux théoriciens des années 70, aussi bien à l’université que chez les poètes. Donc, cela me resserre. Cela me sidère ! Et cela m’intéresse. Je me rends compte que ce sont eux qui travaillent dans les directions qui m’intéressent, bien que ce ne soit pas mon tempérament. Donc, il y a deux choses: l’intelligence de leurs questions me fascine; l’intelligence de leurs productions me fascine. En plus, à ce moment-là, tous les écrits surréalisants se défont. C’est vraiment une fin. Donc, c’est comme un immense enseignement. C’est vrai que j’ai travaillé contre des tendances trop faciles chez moi. C’est grâce à eux que j’ai eu le sentiment d’apprendre la vigilance. Donc, ils m’ont posé les bonnes questions. Maintenant, est-ce que moi, j’ai su trouver mes propres réponses ? Je ne sais pas, mais c’est vrai que je me sens désengagée, tout au moins, de la facilité, par exemple. Ça, c’est une des choses les pires. C’est-à-dire que je suis fascinée par les poètes de la rigueur absolue. Je pense, par exemple, à des gens comme Emmanuel Hocquard ou Pierre Alféri. Eh bien, il s’est passé un nouvel événement, si je puis dire, c’est qu’au moment où j’ai été quasi terrorisée, interrogée par cette poésie très rigoureuse, est arrivée une nouvelle génération de gens, qui ont maintenant quarante ans, et qui sont toute une génération de jeunes qui a, tout d’un coup, avec la rigueur de leurs aînés, dénoué quelque chose dans le champ de la poésie. Et, tout à coup, c’est devenu joyeux. Alors, cela m’a permis de faire le lien entre mon tempérament et l’extraordinaire rigueur qui a été déployée pendant trente ans. C’est vrai que, maintenant, je ne me sens plus du tout tiraillée entre deux tendances. J’ai l’impression qu’il s’est passé des choses, de très belles choses, dans la poésie, qui font que maintenant, on peut travailler un baroque tendu. J. S. : En vous écoutant, je pensais à la différence marquante qu’il y a entre De quoi faire un mur, texte difficile et opaque, où l’on trouve même des pages entièrement blanches, et un texte récent comme Définitif bob, qui est absolument joyeux, espiègle, ludique au maximum. Anne Portugal : Voilà. Vous donnez exactement les deux bons exemples. De quoi faire un mur est totalement saisi dans le glacis de l’époque. Non pas que
195 je le mets au rebut, mais c’est vrai que je n’y suis pas encore, d’une certaine façon. Je n’y suis pas trop présente. Alors que, maintenant, je suis fascinée par ce que Pierre Alféri appelle « la fantaxe », c’est-à-dire à la fois la fantaisie et à la fois l’obsession de la syntaxe. C’est quelque chose sur lequel on pourra revenir, sur l’histoire de la syntaxe. Aujourd’hui, il y a une nouvelle tendance – qui vient, d’ailleurs, de l’exemple américain, qui vient des poètes L=A=N=G=U=A=G=E, qui vient du fait qu’on a traduit énormément de poètes américains, des traductions auxquelles j’ai participé. Cela peut avoir été mal compris. Donc, en France, on voit une tendance à simplifier la phrase à l’extrême, à faire une sorte de compte rendu du monde, du type « Le camion bleu passe. La lampe est rouge. Trois garçons jouent au ballon. » Et ça, c’est totalement contraire à ce que je veux. Non que je nie que cela puisse être intéressant mais ce n’est pas du tout ma veine de travail. Moi, ce que j’aime, c’est la syntaxe. C’est-à-dire le dérouler d’une phrase sur la longueur et comment on peut l’alléger, et comment elle peut être à la fois fantaisie et comment, en même temps, elle se pose sans cesse des questions sur son système de production. J. S. : Est-ce que vous avez été influencée par les poètes L=A=N=G=U=A=G=E des Etats-Unis ? Est-ce que vous connaissez bien leurs textes ? Anne Portugal : Je ne les connais pas tous bien, mais influencée, certainement. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de ce qui s’est passé à Royaumont. À Royaumont, près de Paris, s’est créé un centre de traduction poétique collective. Donc, ont été traduits, à ce moment-là, soit des poètes plus anciens mais pas les L=A=N=G=U=A=G=E eux-mêmes, pour des raisons d’époque, mais leurs suiveurs, au bon sens du terme. Moi, je ne suis pas tant L=A=N=G=U=A=G=E que William Carlos Williams, par exemple. Je trouve que c’est exactement cela qui m’intéresse, Paterson, par exemple. Donc, il y a, à la fois une immense rigueur, une pensée sur ce que doit être un recueil de poésie mais, en même temps, il y a une immense liberté et aussi, une immense fantaisie, quelquefois. Donc, c’est vrai, la poésie américaine m’a totalement ouvert les yeux et, en particulier, m’a détournée de la poésie française, que nous n’aimions plus. J. S. : Vers quelle époque est-ce que cette découverte a eu lieu ? Anne Portugal : Cela date des années 80. On peut dire, sur vingt ans, de 1980 à 2000. Il y a eu, d’ailleurs, des parutions de ces traductions collectives et qui sont encore très peu connues en France.
196 J. S. : Le quotidien, et les discours de la quotidienneté, sont souvent le point de départ de vos poèmes. Mais, en fait, on pourrait dire que cela n’est qu’un point de départ, non pas un but à atteindre. Beaucoup des poèmes que vous avez écrits débutent par une phrase banale et ordinaire, puis se lancent dans une direction complètement différente, inattendue, et qui remet en question l’illusion référentielle suggérée par le début du poème. Je pense, par exemple, aux poèmes parus dans le texte que vous avez publié en collaboration avec Suzanne Doppelt, Dans la reproduction en 2 parties égales des plantes et des animaux (1999). La plupart des poèmes de ce recueil commencent par une phrase d’apparence banale, genre « à l’entrée d’un pont / il y a une pancarte » ou « un client entre chez / un marchand de tableau ». Cependant, à chaque fois vous introduisez une sorte de déviation textuelle – c’est-à-dire des vers qui partent dans un tout autre sens. Grace à l’introduction de ces groupes de mots « déroutants », vous réussissez à remettre en question le fonctionnement « réaliste » du langage, sa référentialité. Est-ce que je vous lis bien ? Anne Portugal : C’est plus que bien ! Je me sens vraiment lue, oui. Parce que c’est exactement cela. Phrase de départ, toujours. Phrase de départ, pour être sûre que je ne pars pas du réel. C’est-à-dire que l’important, c’est de partir de la langue. D’où ces phrases de départ. Qu’elles soient d’apparence banale, c’est pour une raison assez simple. C’est pour cela que je tiens à la syntaxe. C’est encore plus vrai dans Les Commodités d’une banquette. J’avais remarqué que si vous dites à quelqu’un « INTERDIT DE FUMER », c’est bloqué. La phrase ne bouge plus. Mais, aux années 80, au lieu de dire « INTERDIT DE FUMER », vous aviez, par exemple, dans les taxis, « NOUS VOUS SERIONS TRÈS RECONNAISSANTS SI, PAR HASARD, VOUS VOUS ABSTENIEZ DE FUMER ». Alors, à ce moment-là, je me suis rendu compte que, plus on gonfle la syntaxe, plus l’interdit disparaît, s’évapore. Et tout à coup, cela fait un creux dans la langue et cela fait comme une sorte de spirale où on s’engouffre. Ou alors, il y avait un autre exemple qui me fascinait. C’était dans le métro. Il y avait toujours sur une porte : « ISSUE INTERDITE SAUF SI VOUS Y ÊTES INVITÉ PAR LES AGENTS DE LA RATP ». Évidemment, tout le monde attend à être invité par les agents de la RATP ! Donc, c’est pour cela que, dans Les Commodités d’une banquette, j’avais repris toutes ces formules qui, loin d’être stables, font creux de la langue. À partir de ce moment-là, c’est ce creusement de la langue qui m’intéresse. Dans La Reproduction en 2 parties égales, c’est un peu la même chose. Tout cela a été pris dans des petits bonbons pour enfants. Je ne sais pas si vous connaissez. C’est la carambale. Donc, on déroule ça et il y a toujours cette phrase. Je trouve que c’est le même principe, parce qu’il y a une syntaxe : « un client entre / chez un marchand de tableaux ». Il y a une sorte de... On est avalé, non pas par la question du réel, mais on est avalé
197 par la question du langage. Alors, à ce moment-là, effectivement, j’installe des procédés de détermination qui sont un peu en quitte, ce que vous appelez des « segments ». Il y a plusieurs types de propositions. Donc, au fond, la page les dispose un peu en quitte, un peu à la disposition du lecteur, qui peut faire fonctionner la machine, la mécanique. Et à la fin, il est très important que cette mécanique s’auto-explose. C’est un peu comme dans le feuilleton qui commence par le message et après, « ce message s’auto-détruira ». Donc, pour moi, il est fondamental qu’un poème installe une mécanique de lecture et, une fois qu’il est installé, il faut qu’il comporte aussi son système de disparition. C’est ce que vous appelez, effectivement, très justement, une « déviation textuelle ». C’est les deux en même temps. Il y a tout pour composer et pour produire l’apparition (ou la négation) du sens et, en même temps, tout pour détruire ce système qui vient d’être mis en place. J. S. : Une intervention féministe puissante – mais, peut-être, ambiguë ? – se voit (et se cache) dans certains de vos livres – en particulier, dans Le plus simple appareil et Fichier. Dans Le plus simple appareil, vous reprenez l’image de Suzanne surprise épiée par les vieillards et vous recontextualisez cette image traditionnelle. Évidemment, un tel travail implique une contestation (ou, tout au moins, une relecture) de la Bible et de l’histoire de la peinture. (Justement, vous ouvrez ce texte en écrivant : « Vous connaissez bien la peinture, vous », Le plus simple appareil, 9). Ensuite, vous représentez la scène du bain: « ma Suzanne/ est violette je pense / et grasse / [...] j’ai posé à Bayeux une femme grasse / sous l’arbre de la liberté / l’espace bleu entre les branches / a dessiné la tête des deux vieux » (Le plus simple appareil, 14); « elle qui prendrait un bain/ en tournant le dos à la scène / ne sentant pas dans quoi / elle s’engage » (Le plus simple appareil, 15). Qu’estce qui vous a poussée à réinventer l’image de Suzanne de cette façon ? La signification de votre texte est-elle avant tout d’ordre féministe ? Anne Portugal : Alors, là, c’est compliqué. Il y a une chose qui n’est pas dite dans le texte. En fait, c’est finalement la phrase en amont (puisqu’on dit toujours que je travaille à partir d’une phrase). Une chose qui n’est pas dite dans le texte, c’est que ma mère s’appelle Suzanne. Donc, il y a toujours eu, à la maison, une plaisanterie sur « Au bain, Suzanne; Suzanne au bain », et cetera. C’est une première réponse mais qui ne vaut rien. Bon. Deuxième type de réponse : C’est certainement (mais je ne l’ai pas travaillée comme ça), mais d’année en année certainement, c’est un autoportrait, mais que je prenais pour le portrait, au contraire, une sorte d’hommage – à ma mère. Troisièmement, il y a eu un passage dans l’écriture – qui, maintenant, est dépassé – qui est la question de l’exposition de soi dans tout livre. Je ne suis pas du tout d’oeuvre autobiographique. Cela ne m’intéresse pas. Mais c’est
198 vrai qu’à chaque parution de livre, j’éprouve une sorte de honte épouvantable. Tout d’un coup, il me semble qu’il y a une sorte de mise à nue. Cette question était tellement forte depuis un moment que je me suis dit : Autant mettre cette question elle-même en jeu dans un livre. D’où l’image de Suzanne, qui est finalement, donc, cette présentation nue, alors qu’elle est regardée par les vieillards. Très vite s’est substitué à l’image de Suzanne l’exercice même de la poésie. Là, on reprend toute l’histoire de la Bible – enfin, de ce passage de la Bible. Suzanne prend son bain, tranquille. C’est ce que j’estime que fait la poésie. En poésie, on travaille tranquillement. Mais il y a toujours des gens qui interviennent et qui vous disent toujours que la poésie que vous faites n’est pas de la poésie. Donc, il y a toujours un jugement négatif et ce jugement négatif vient du fait qu’on vous regarde, justement. On est toujours en train de juger votre oeuvre. Alors, cette figure de Suzanne épiée par les vieillards, ce n’est pas rien ! C’est que, justement, on est toujours jugé par un jugement daté. On vous dit toujours que votre poésie n’est pas de la poésie parce qu’on la lit avec des yeux de vieillard. En plus, dans l’histoire de la Bible, Suzanne, qui ne veut pas pactiser avec les vieillards, est jugée. On dit que c’est elle qui a fauté. Et heureusement, il y a le juge Daniel, qui confond les vieillards en leur posant des questions. Il leur pose des questions de langage. Par exemple, il leur dit: « Mais sous quel arbre avez-vous rencontré Suzanne ? » Il y en a un qui dit : « Sous un if ». Et un autre : « Sous un tilleul ». (Enfin, je ne sais plus les arbres...). C’est donc, au fond, par la superposition du langage que les vieillards sont confondus. Si vous voulez, l’histoire elle-même, la combinaison de tout cela, me paraissait absolument déterminante pour parler de poésie. Après, en plus, c’est un thème qui est traité x, x, x fois par les peintres et qui est un thème très baroque. Il est toujours traité de façon absolument démentielle, « kitschy kitschy », pour le coup ! J. S. : (Rire) Anne Portugal : Donc, ça combinait tout. Cela me permettait, en plus, de traiter la question de l’image, non plus de façon surréaliste, non pas de façon descriptive, mais de s’installer à l’intérieur de l’image. Puisque, finalement, à chaque fois, tout est vu par Suzanne. En particulier, dans les lettres de Suzanne, c’est elle qui répond aux visiteurs. Il y a, donc, tout le travail de « Qu’est-ce que l’image ? » Et à l’intérieur, et pas de façon aléatoire, comme le font les surréalistes. Pour la question du féminisme, je l’évacue totalement. Je ne sais pas quoi en faire. J. S. : Est-ce que les critiques prétendent que vous êtes un poète féministe ?
199 Anne Portugal : Non. D’abord, parce que moi, je ne le dis pas du tout. Je ne défends pas du tout une poésie féministe. Je suis absolument contre ce principe. C’est-à-dire que moi, je n’ai admiré que des écritures – souvent masculines, quelquefois féminines. Mais la question de l’identité – je ne sais pas pourquoi – ne m’intéresse pas. Je me cale contre cela parce que cela impliquerait qu’il y ait un langage féminin, un principe féminin de l’écriture et un principe masculin. Cela, je ne le crois absolument pas. Sinon que des hommes peuvent avoir des principes féminins et des femmes, des principes masculins. Cela se distribue de façon totalement intéressante, peut-être, mais, moi, cela ne m’intéresse pas. Alors, quant au thème féminin, d’une certaine façon, Suzanne, cela m’embête. Cela peut paraître le thème féminin par excellence! Pourtant, je n’ai jamais eu le sentiment de le prendre comme cela. C’est la question de la mise à nue. C’est la question de l’exposition. Maintenant, alors, après reste l’inconscient. Ceci dit, j’ai écrit définitif bob pour faire une sorte de diptyque avec Suzanne. Le plus simple appareil, c’est le livre à la mère et définitif bob, c’est le livre au père. C’est une sorte de diptyque, mais je ne sais où passe le féminisme là-dedans. Je refuse, en général, de participer à des lectures féministes. Tout ce qui est féministe en littérature, je ne sais pas quoi en faire. Cela me paraît tout à fait à côté de mes préoccupations. J. S. : J’avais pensé que l’image des deux vieillards représentait les institutions littéraires patriarcales auxquelles Suzanne risquerait d’être soumise. Anne Portugal : D’une certaine façon, oui. J. S. : Et, à ce moment-là, votre but me semblait être celui de vous moquer de l’autorité de ces patriarches, de défendre Suzanne (c’est-à-dire, le féminin et la poésie) contre l’autorité réactionnaire de ces vieillards. Anne Portugal : Je ne l’avais jamais formulé de la sorte. Institutions, oui. Patriarcales ? Je ne les avais pas plus marquées parce que je trouve qu’à ce moment-là, il y a des articles critiques de femmes qui sont tout aussi insupportables que des critiques masculines. La question de l’autorité ? Oui, c’est vrai, elle est présente dans les vieillards. Mais cette autorité est partout. Elle n’est pas tant dans les institutions que dans les poètes eux-mêmes. Il n’y a rien de plus dangereux que les poètes en général. Les poètes me font toujours très, très, très, très peur. J. S. : Pourquoi ? Anne Portugal : Parce qu’ils ont l’art de ramener tous les clichés de la poésie
200 et la faire ronronnner de façon éternelle. On a toujours l’impression qu’on pousse des portes, comme dans Bob, où on pousse beaucoup de portes. (Au tout début du texte, Bob pousse une porte.) On apprend tous à enfoncer des portes. On retrouve toujours... C’est comme une sorte de tapis roulant. Il n’y a rien à faire; on retrouve toujours la même poésie qui se réinstalle. Par exemple, c’est ce qui se passe en ce moment. Il y a à la fois une poésie très vivace dans les nouvelles générations mais, en même temps, il y a une couche de poésie qui se réinstalle et qui reprend et qui ronronne, qui se prend au sérieux et qui ne réfléchit pas, qui ramène l’ordre. C’est cela, les vieillards. C’est le ridicule de tout cela. D’ailleurs, les poètes femmes sont particulièrement dangereux. J. S. : Pourquoi ? Anne Portugal : C’est-à-dire qu’il y a femmes poètes et femmes poètes. Il y a quand même toujours – cela ne disparaît pas – une très grande prégnance de discours féminins sur la poésie, comme quoi la poésie serait « féminine », comme quoi la sensibilité serait du côté de la femme, comme quoi c’est elle qui a cette espèce de prescience des choses. Qui est un blabla dont on n’arrive pas à sortir ! À côté de cela, il y a de très grands poètes féminins. Je pense à Michelle Grangaud, à Pascale Monnier, à Liliane Giraudon. Là, on est sûr d’être protégé des discours lénifiants mais qui, encore une fois, se reconstituent avec une douceur extrême et avec une facilité extrême. J. S. : Si on peut continuer un tout petit peu sur le féminisme (je ne tiens pas à trop en parler, mais enfin...), j’aimerais vous poser des questions à propos de Fichier (1992). Dans Fichier, vous présentez une série de cinquante-deux épisodes – cinquante-deux semaines et cinquante-deux femmes séduites – décrites dans l’ordre par le don Juan qui les a séduites. Prenons deux exemples de ce texte : « à la première je desserre l’élastique / de son maillot de bain/ cela joint/ d’une respiration hâtive / je lui remets entre les mains / la suite des opérations/ et son fichier client / étroitesse du bassin/ jambe de bois » et « à la cinquante-deuxième avantageuse / vendeuse de pommes (ça n’existe pas) / tout seul je bande avec un boeuf/ et cet acharnement grotesque/ compose le mausolée d’Elsa ». Le ton des poèmes de ce recueil reste ironique et détaché. Toutefois, vous abordez dans Fichier la question du sexisme, de la femme comme objet de consommation sexuelle, et aussi la question de la violence culturelle dirigée contre les femmes. (Là, je ne parle pas uniquement de la violence physique). D’où est venue l’idée d’écrire ce « fichier » ? Quelles sortes de réactions ce texte a-t-il suscitées chez vos lecteurs et lectrices ?
201 Anne Portugal : Là, vous m’étonnez complètement ! Parce que (rire) c’est un texte qui déchire à belles dents cinquante-deux fois. Donc, effectivement, les femmes y subissent des tortures épouvantables. Elles sont attachées au radiateur, etcetera. Mais je n’avais jamais imaginé que cela pouvait être considéré contre les hommes. Au contraire. Alors, là, pour le coup, c’est une façon d’en finir avec toutes les femmes que ces poètes ont adorées, adorées et readorées. C’est pour cela qu’il y a le mausolée d’Elsa à la fin. C’est Elsa Triolet. D’une certaine façon, Fichier est un anti-livre contre l’idée de la muse. Ce n’est pas du tout pour défendre les femmes. J. S. : Ah bon ! Mais vous avez mentionné « Sylvia » vers la fin du livre. J’avais tout de suite pense à Sylvia Plath et à l’idée de la femme (poète) victime du système patriarcal. Anne Portugal : Oui, c’est vrai que cette référence est là. Mais jamais je n’ai pensé à la victimisation des femmes. Au contraire. J’y ai pris un très grand plaisir à leur arracher les yeux, tout simplement pour aller contre cette idée de la poésie qui adore la femme, qui en fait la muse éternelle. Comme cela continue, et comme je connais beaucoup de poètes qui ont besoin, toujours, d’une muse, il m’avait semblé amusant, à moi, de les déchirer à belles dents. Alors, là, pour le coup, ce n’est pas un livre féministe. Pas du tout. A. P., J. S. : (Rires) Anne Portugal : Dans la mesure où ce que je présente est vraiment très poussé, et comme cela tombe toujours comme un oeuf sur le plat, il y a toujours une chute qui doit quand même faire penser que c’est peut-être pas très à prendre au sérieux. Par exemple, j’écrase des assistantes sociales, et cetera. Alors, pas féministe pour un sou ! Non. A. P., J. S. : (Rires) Anne Portugal : Mais rassurez-vous, cela n’a suscité aucun écho. Disons-le clairement. Il n’y a pas eu le moindre article. Il n’y a rien eu là-dessus. Par contre, ce qui m’intéresse encore plus, c’est que, d’abord, les femmes ne l’ont pas vu passer, sans doute. Cela a été une publication assez confidentielle. Par contre, l’équipe de la mécanique lyrique (c’est-à-dire, Alferi et Cadiot, qui ont fait deux numéros de revue chez P.O.L.) ont repris ce texte-là. Ils ne l’ont pas repris du point de vue féministe, mais pour le côté mécanique de la chose. Il y a aussi le fait qu’à chaque fois, on utilise des objets. C’est une sorte de bric-à-brac. On prend toujours le même thème et on le traite d’une façon... C’est ce qu’ils appellent, eux, « la mécanique lyrique ».
202 J. S. : L’humour est un des aspects les plus évidents de votre poésie. La vision particulière de l’humour qui caractérise votre écriture se voit le plus nettement dans un livre récent, publié en 2002 – et qu’on évoquait tout à l’heure – définitif bob. C’est un texte délicieux ! Vous le décrivez de la façon suivante: « La poésie a besoin de tester ses barres de résistance: bob, en joker minuscule, est envoyé sur le terrain [...] Dopé d’énergie pure, il s’agite à tout instant, fait feu à volonté sur du décor répétitif, débrouille son monde. » Comment avez-vous pu inventer ce petit bonhomme, ce joker, « bob » (au nom américain) ? En quoi les aventures de bob nous aident-elles à mieux comprendre le travail du poète et les enjeux de la poésie ? Et pourquoi aborder ces questions par le biais de l’humour ? Anne Portugal : Est-ce que je peux commencer par la fin ? J. S. : Bien sûr. Anne Portugal : Je vais remonter sur les trois questions. Quand je dis que les poètes sont dangereux, c’est qu’une des choses les pires, c’est le sérieux. Non pas que je n’aime pas les très grands poètes sérieux. Évidemment, Mallarmé, c’est mon rêve, et Baudelaire. Mais quand les poètes sont mauvais, ils sont particulièrement sérieux. Souvent ! Cela ne veut pas dire que les poètes nonsérieux soient bons, mais enfin... Mais c’est vrai que moi, j’étouffais dans le milieu de la poésie. Je trouvais ce milieu assez insupportable, parce que beaucoup trop sérieux. Du coup, ce trop sérieux a des incidences sur l’écriture. Du moment où on se prend trop au sérieux, la langue ne va pas pouvoir bouger. Alors, comment faire bouger la langue ? Un des moyens, c’est de la chahuter syntaxiquement. Mais c’est aussi un moyen de dire: « Attendez, attendez ! Ce n’est pas parce qu’on fait de la poésie qu’on est obligé de pleurer, de se prendre pour… » Il faut dire, en plus, qu’on sortait de la poésie engagée type René Char, par exemple. Pour nous, cela n’était plus possible. C’est vrai que j’ai commencé à respirer, comme je vous disais au début, quand des jeunes sont arrivés. Ils empruntaient, au fond, leur terrain d’investigation au cinéma, à la télévision et bon, concrètement – pour répondre à votre deuxième question – bob vient des jeux vidéo. Là, l’équation est très simple. Pendant un moment, j’ai beaucoup vu, de par mon fils, beaucoup de jeux vidéo, et ces couloirs. L’idée qu’il y a un personnage qui part, qui va avoir un trajet à faire, et que dans ce trajet, il va avoir des épreuves, et qu’au bout d’un moment, son trajet va s’achever. Tout d’un coup, il m’a paru évident que c’était cela, la syntaxe. C’est-à-dire, qu’est-ce que c’est qu’une phrase ? Qu’est-ce que c’est qu’un poème ? On part sur une longueur de temps. Dans cette longueur de temps, par un système de coupes, il va y avoir des questions ennemies qu’il va falloir déjouer. C’est cela le
203 plaisir. À un moment donné, l’énergie mise en jeu par ce travail de l’écriture va tomber de lui-même. Donc, le fonctionnement de bob (pour répondre à la première question), cela m’a paru, donc, l’idée de lancer, comme ça, un opérateur d’énergie. Bob n’est pas un « personnage ». C’est de l’énergie. C’est un tout petit peu, vous savez, comme la publicité pour les petits lapins, avec les piles électriques, on les remonte... J. S. : Vous parlez du Duracell ? Anne Portugal : C’est ça. Moi, je remonte mon vers à fond, serre, serre, serre, au début et, en général, c’est très lourd. Après, je laisse l’énergie de l’écriture se dérouler. Ce qui n’empêche pas, évidemment, de prendre là-dedans un certain nombre de questions, aussi bien des questions du sens et aussi bien, des questions posées à la poésie elle-même. Donc, par exemple, « bob, il peut comme ça... », c’est une série de questions qui sont posées à la poésie. Par exemple, « bob, il peut comme ça defendre mieux des objets dans le paysage. » Qu’est-ce que la question du paysage en poésie ? Qu’est-ce que c’est que la question de l’objet ? « Bob, il peut comme ça essayer la frénésie. » Qu’est-ce que la frénésie ? Tout ce qu’il fait, toutes, ce sont des questions poétiques. « Bob, il peut comme ça essayer les couleurs franches. » C’est la question de la couleur en poésie. Voilà. Donc, à chaque fois, ce sont des questions que je me pose. Je me suis dit, puisque je me les pose, posons-les. J. S. : Prenons un autre exemple : « mais bob il peut comme ça gazelle accélérer dans les derniers tournants » (Définitif bob, 119). Anne Portugal : Ça, c’est une question poétique. Comment est-ce qu’on fait, à la fin d’un poème, dans les derniers tournants ? « Bob, il peut comme ça résister aux pressions dans les courbes », c’est vraiment la question de l’enjambement. Que fait le texte quand il tourne ? Comment est-ce qu’il va travailler ? Chaque texte pose la question, essaie de la résoudre, en général ne la résout pas et, par le fait de ne pas la résoudre, renvoie la balle et recommence. Donc, c’est la bobine. Voilà. Bob, c’est la bobine ! Alors, le côté américain, c’est une sorte de remerciement au dû que la poésie americaine m’a apporté. Puis, bon, c’est vrai que bob, ça faisait à la fois un personnage et un mécanisme. J’aurais pu trouver un mot français qui faisait cela, mais je ne l’ai pas cherché parce que j’avais envie d’un personnage étranger. C’était aussi le fameux petit espion à la Hitchcock. J. S. : Vous avez dit que les peintres vous ont toujours servi de modèles. Vous avez mentionné Mondrian, par exemple (Gavronsky, 41). De quelle manière ce lien à la peinture s’exprime-t-il dans vos textes ?
204 Anne Portugal : D’abord, j’aime les peintres – cela va paraître très paradoxal – parce qu’ils ne parlent pas. Donc, s’impose la question de l’évidence. Quand on voit, par exemple, un Mondrian, on voit les questions qu’il s’est posées. On voit d’où il est parti et où il en est arrivé et comment cette chose est toujours remise en jeu. Mondrian, par exemple, c’était la question de la verticalité qui m’intéressait, par rapport au poème. Le poème, c’est une double question. C’est du vers horizontal, mais il faut que cela tienne vertical. À ce moment-là, dans De quoi faire un mur, c’est cela, « de quoi faire un mur »; c’est le travail de construire un texte à l’horizontal et au vertical. Voilà pourquoi Mondrian m’intéressait. Après, dans Suzanne, c’était la question du motif. C’était l’idée que les peintres reprennent des motifs très, très, très, très connus tout le temps, et que c’est une affaire collective merveilleuse. Comme lorsqu’on voit le Déjeuner sur l’herbe qui se balade de peintre en peintre, quand on voit le motif de Suzanne. C’est quelque chose qui me passionne, la question collective. On n’est pas tout seul. On pousse tous quelque chose. Maintenant, l’image m’intéresse mais c’est plus l’image du cinéma, finalement. Une image qui bouge. Ce qui m’intéresse le plus, c’est non plus l’image elle-même, à l’arrivée, mais c’est les conditions de production de l’image. C’est pour cela que dans bob, par exemple, il y a beaucoup de références à comment est-ce que de l’image arrive à se produire, et c’est la même chose en poésie. Moi, ce que j’aime bien dans un texte, c’est quand il y a tout en même temps. C’est-à-dire quand il y a en même temps ce qu’il faut faire, comment il faut le faire, la chose réalisée et la chose annulée. C’est-à-dire, tout le processus. C’est pourquoi le terme de « mécanique lyrique » me plaît beaucoup. J’aimerais bien me ranger sous cette bannière parce que cela contient tout ça. J. S. : Quand est-ce que ces numéros spéciaux de revue portant sur la mécanique lyrique ont été publiés, en fait ? Anne Portugal : Cela fait une dizaine d’années à peine. Cadiot et Alféri ont vraiment traité ce terme de façon théorique. Cela m’a paru évident a posteriori que ce que j’avais envie de faire, que ce que peut-être, j’espère, je faisais, pouvait se ranger sous ce nom-là. Je trouve que le terme est magnifique dans sa double postulation: le fait de ne pas refuser le lyrisme, parce que c’est trop facile. On croit que, sous prétexte qu’on parle de télévision, ou sous prétexte qu’on fait référence à des paroles du quotidien, on a dit : « Ça y est ! Ils détestent le lyrisme. » Oui, on déteste le lyrisme quand il est transcendental, quand il est renvoyé, quand il n’est pas pensé. Mais, au contraire, le fait de le rejouer, de le remettre en jeu différemment, alors là, c’est formidable !
205 J. S. : Vous trouvez que « les poètes femmes ont toujours été des dynamiteuses » (Gavronsky, 42). Et vous donnez en exemples Marina Tsvetaeva et Gertrude Stein. Faites-vous ce travail de « dynamiteuse » en poésie ? Pourquoi attribuez-vous ce rôle aux poètes femmes ? Anne Portugal : C’est vrai qu’elles sont particulièrement dynamiteuses. Peutêtre – là, je vais tenir un discours plutôt féministe – ce n’est pas si facile que cela d’être femme dans les milieux de la poésie. Pas de l’écriture en général, parce que je le sais moins pour le roman. Justement, le danger, c’est d’être rangée comme écrivain-femme. Toujours du côté de la sensibilité, et cetera. Alors, j’ai l’impression qu’il faut en faire deux fois plus. S’il faut en faire deux fois plus, il faut avoir deux bombes, pour faire péter la chose, quoi. C’est vrai que c’est amusant. C’est l’idée des pétroleuses, l’idée de... Comment s’appelle ce film américain avec deux jeunes femmes qui partent... J. S.: Thelma and Louise ? Anne Portugal : Voilà. C’est le côté Thelma et Louise de la poésie. Par exemple, quelqu’un comme Liliane Giraudon, je trouve que c’est tout à fait une Thelma et Louise à elle toute seule ! C’est vrai que moi, ce qui m’intéresse, c’est de dynamiter. D’ou ça vient ? C’est difficile à analyser. C’est peut-être la peur, justement, d’être reprise par des vieux démons. Donc, la seule façon de s’y tenir est de poser le terrain et de le dynamiter immédiatement pour être sûre, sûre, sûre de ne pas être attrapée par l’image féminine de la poésie. Enfin, c’est un propos féministe, pour le coup ! J. S. : Je savais que cela allait venir ! A. P., J. S. : (Rires) J. S. : La collaboration avec d’autres poètes et artistes fait partie de votre créativité. Le livre que vous avez publié avec des photos de Suzanne Doppelt en est un bon exemple. Un autre type de collaboration, très différent – et je ne sais pas s’il faut appeler cela une « collaboration » – c’est un texte de Liliane Giraudon, Anne n’est pas Suzanne. Elle commence ce livre en reprenant un poème d’Emily Dickinson (« Ceci est ma lettre adressée au monde »). Elle évoque ensuite Djuna Barnes et Mina Loy. Elle écrit aussi : « Anne Portugal reçoit un fax. » Donc, il y a Emily Dickinson qui écrit une lettre et Anne Portugal qui reçoit un fax et les deux servent de sources d’inspiration et d’intertextes au livre de Giraudon. Quelle importance ces collaborations ontelles pour vous et pour votre créativité ?
206 Anne Portugal : C’est très simple. Je travaille contre beaucoup, beaucoup, beaucoup d’écritures mais j’ai absolument besoin – enfin, ce n’est pas une collaboration qui est toujours visible, c’est ce que j’appelais l’idée du collectif. C’est-à-dire qu’il n’y a pas beaucoup de gens, mais il y a des poètes qui, pour moi, comptent plus que ce que je fais, parce que je sais qu’on mène le même combat. (Je dis le mot « combat ». Tant pis !) Donc, s’ils n’étaient pas là – et si elles n’étaient pas là – je crois que je ne pourrais pas travailler. Mais cela se compte sur les doigts de deux mains, peut-être. Cette idée merveilleuse qu’on cherche la même chose, qu’on fait une sorte d’état des lieux. On se dit : « Voilà où on en est.Voilà maintenant ce qu’il faudrait faire. » Alors, on est tous comme sur une sorte de starting block, de ligne, et quelqu’un sort un livre et on se dit : « C’est merveilleux ! C’est cela qu’il fallait faire. » Cela m’est une sorte d’émulation délicieuse. J’ai besoin de cela. Le travail des autres me comble et me ravit. C’est cela qui me fait travailler. Après, collaboration ou pas ? C’est presque du détail. Si j’ai travaillé avec Suzanne Doppelt, c’est justement parce qu’on était, à un moment donné, dans les mêmes questions, mais je ne pourrais pas faire ce travail de collaboration avec beaucoup de gens. J. S. : Pourriez-vous me parler de vos projets en cours ? Y aura-t-il une suite aux aventures de bob, par exemple ? Anne Portugal : En fait, c’est pas prévu dans la mesure où définitif bob constitue une sorte de réponse à Suzanne, au Plus simple appareil. C’était l’idée d’un diptyque. Alors, les projets en cours, c’est très difficile parce que bob m’a énormément hantée. À la limite, j’ai l’impression d’y être encore et la facilité, ce serait de continuer ce texte. Ce serait délicieux pour moi ! Mais je me dis : « Non, non, non, non ! » Donc, je suis sur de nouvelles pistes, mais elles sont tellement en chantier que je ne peux pas vous en parler plus que ça. J. S. : Eh bien, Anne Portugal, merci d’avoir accepté d’être interviewée. C’était vraiment fascinant de parler avec vous ! Anne Portugal : Merci beaucoup à vous !
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Bibliographie d’Anne Portugal Les Commodités d’une banquette. Paris : P.O.L., 1985. De quoi faire un mur. Paris : P.O.L., 1987. Le plus simple appareil. Paris : P.O.L., 1992. Fichier. Paris : Editions Chandeigne, 1992. Dans la reproduction en 2 parties egales des plantes et des animaux. Avec la collaboration de Suzanne Doppelt. Paris : P.O.L., 1999. Définitif bob. Paris : P.O.L., 2000. Voyer en l’air. Bordeaux : Editions de l’Attente, 2001. Et les gens contents de se baigner. Paris : Rup & rud, 2001. Marquise vos beaux yeux. Bordeaux : Le bleu du ciel, 2005.
Vénus Khoury-Ghata Vénus Khoury-Ghata est née au Liban en 1937 et vit en France. Elle a traduit plusieurs poètes arabes. Son œuvre a été couronné par de nombreux prix, dont le prix Apollinaire. La poésie de Vénus Khoury-Ghata est nourrie de deux langues et de deux traditions fort différentes : le français et l’arabe. Combinant l’ampleur et le souffle de l’arabe avec le côté mesuré et sobre du français, sa poésie se situe au carrefour de deux visions du monde. KhouryGhata a écrit de nombreux romans, en dehors de son œuvre poétique et on peut constater que ses poèmes présentent un aspect narratif. Jean-Max Tixier note que « [l]e goût de la fable, le plaisir de conter, les méandres de la parole, le sens de l’évocation lestée de sagesse, de la parabole, de l’image féconde, caractérisent […] sa poésie. La tendresse, la compassion, y préparent le surgissement de la violence et de la cruauté » (J.-M. Tixier, « Vénus au-delà de l’obscur », in Autre Sud 19 (décembre 2002) 7). La hantise de la mort et de la violence est un élément fondamental de cette œuvre. « L’ombre et la mort […] sont récurrentes, » remarque Tixier, mais il ajoute qu’ « [i]l ne s’agit pourtant ni de complaisance ni de morbidité, seulement de la conscience tragique de l’existence, d’un vécu tourmenté, et de la conviction que la création peut puiser sa raison à cette source obscure » (Tixier, 7-8). En effet, une prise de conscience de la mort a souvent poussé Vénus KhouryGhata à écrire, que ce soit la mort au sens collectif que l’on a vue pendant la guerre civile au Liban ou la mort individuelle – celle, en particulier, de son mari, évoquée dans Monologue du mort (1986).
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Entretien avec Vénus Khoury-Ghata Le 30 juin 2003 John Stout : Vénus Khoury-Ghata, votre poésie se place au carrefour de deux langues différentes : le français et l’arabe. À travers ces deux langues vous êtes liée à deux traditions littéraires, à deux cultures. Une hybridité littéraire et linguistique définit votre démarche d’écrivain. Quelles ont été les conséquences de ce mélange particulier de langues ? Vénus Khoury-Ghata : Mon écriture a trouvé son bonheur dans la complémentarité : j’ai marié la langue arabe à la langue française. La première apporte son souffle, ses odeurs, sa saveur, sa forme et sa générosité, la deuxième apporte sa sagesse. La langue française me sert de garde-fou contre les excès et les dérapages. Pourtant, cette langue française me semblait trop rigide à mes débuts, comparée à la langue arabe pleine de métaphores, d’adjectifs, de couleurs et d’effets esthétiques appelés joliesses par les Français. Je devais amputer ma phrase de beaucoup d’adjectifs et de métaphores pour la faire pénétrer dans le monde stricte et austère de la langue française. Les années venues j’ai conclu un armistice avec la langue française et décidé de la réunir dans un même moule avec mon arabe maternel. Ainsi, devenues une langue unique, le français et l’arabe sont sous-jacents l’un à l’autre comme dans les strates des carrières de pierre. J. S. : Vous êtes d’origine libanaise et le Liban reste un puissant territoire imaginaire et réel, une source d’inspiration évidente chez vous. Par exemple, des références à la guerre au Liban reviennent souvent dans vos textes. Quelle importance le Liban a-t-il dans votre œuvre ? Vénus Khoury-Ghata : Le fait de vivre en France loin d’un Liban en guerre, un Liban meurtri a fait que je ne pouvais plus aborder d’autres sujets. Tous mes romans de l’époque, tous mes recueils le racontent. C’était ma manière à moi de lui redonner vie, de le ressusciter. Les 200,000 morts, en devenant personnages d’un roman, reprenaient vie. Mes relations avec le Liban restent très étroites, avec l’Orient aussi. C’est là que je puise les sujets de mes romans. Le Moine, l’ottoman et la femme du grand argentier, mon dernier roman, va de la France qu’il traverse rapidement au Maghreb, puis en Turquie. Lauréat d’un grand prix littéraire, ce livre a été vendu à beaucoup d’éditeurs étrangers à la foire de Francfort. On a parlé d’un livre frère à celui de Paulo Coelho que je n’ai jamais lu. 50,000 exemplaires vendus en six
211 mois. D’ailleurs je suis plus séduite par la littérature venue des pays arabes que celle venue d’Europe, et surtout française. J’ai souvent traduit pour la revue Europe des poètes arabes. Si je connaissais mieux l’anglais, je pourrais traduire les poètes américains ou anglo-saxons. J. S. : Avez-vous été très influencée par des poètes de langue arabe ? Vous sentez-vous proche d’Adonis ou de Mahmoud Darwich, par exemple ? Vénus Khoury-Ghata : Oui, Adonis et Mahmoud Darwich, il y en a bien d’autres. Le dernier recueil d’Adonis, Toucher la lumière, est le summum de la poésie. Des poèmes soufis, mystiques, philosophiques côtoient d’autres légers, ludiques. Adonis qui s’est frotté à l’Occident a su prendre ce qu’il fallait sans perdre son identité littéraire arabe. J. S. : La conscience de la mort joue un rôle clé dans votre œuvre : la mort sur le plan collectif dans le cas de la guerre au Liban et une mort individuelle, celle de votre mari ici en France. Vous ouvrez votre Anthologie personnelle en posant les questions suivantes : « Pourquoi ce besoin incessant de parler de la mort ? Le mot ‘mort’ constitue la pierre d’angle des titres de mes livres ? » (Anthologie personnelle, 7). La mort serait liée au besoin d’écrire pour vous, alors ? Vénus Khoury-Ghata : Certainement. J’étais très dépressive après la mort de mon mari. Je n’avais qu’une envie, le suivre. Mais je n’avais pas le droit. Ma fille âgée de six ans avait besoin de moi. Le fait d’écrire Mortemaison publié par Flammarion m’a aidée à survivre. J’y ai fait ma thérapie. J’ai raconté son agonie, sa mort, son enterrement, puis la maison qui se suicidait après son maître. C’était un hiver très froid. Les canalisations gelées explosaient. Les volets étaient arrachés par le vent. Aux 200,000 morts libanais s’ajoutait un MORT, le plus important à mes yeux. Plus tard j’ai écrit et publié chez Actes sud Anthologie personnelle avec « Monologue du mort » qui occupe une grande partie du recueil. Un recueil noir et pourtant porteur d’espoir. Les morts vivent sur notre vacarme, boivent les vapeurs de nos sources, se nourrissent de l’odeur de notre pain. Ils vivent tant que nous sommes en vie. Il y a un espace de vie dans la mort. La mort, après cette descente en enfer, ne m’effrayait plus. Nous sommes un brin d’herbe, un arbre, une plante. Nous renaissons sans cesse. J’aimerais revenir sur terre sous forme d’arbre. Les arbres sont des êtres humains, comme vous et moi, mais qui passent leur vie à regarder dans la même direction (bien que dans mes poèmes, il y a beaucoup d’arbres qui marchent). J. S. : Est-ce que votre sens de la mort a changé avec le temps ? De quelle
212 façon s’est-il développé ? Vénus Khoury-Ghata : La mort, comme je vous l’ai dit, est un lieu de vie, un repos. Je ne disparaîtrai pas, étant donné que je laisserai quatre enfants et autant de petits enfants ainsi que 32 livres répartis entre poésie et romans. Mes livres continueront après moi. Traduits en sept langues, certains comme La Maestra paru chez Actes sud auront une longue vie. Il fait l’objet d’un film actuellement. J. S. : Vous vous exprimez tantôt à travers la poésie, tantôt à travers la prose. D’où vient votre besoin d’écrire des romans ? Vénus Khoury-Ghata : J’ai senti le besoin d’écrire en prose pour pouvoir tout dire. LA POÉSIE me semblait restrictive. Il fallait raconter l’horreur, les 600 morts par jour, les gens découpés en morceaux, ceux fusillés contre les murs. Trois livres se sont succédés : Vacarme pour une lune morte, Les Morts n’ont pas d’ombre, parus chez Flammarion. Puis, La Maîtresse du notable, éditions Laffont/Seghers. Il a fallu que je mette deux mers entre le Liban et moi pour sortir de toutes ces morts. Je suis partie au Mexique. J’y ai écrit Fables pour un peuple d’argile, puis La Maestra, traduit en tant de langues, sauf en anglais. Le sujet de La Maestra m’est venu après un séjour chez un Mexicain veuf d’une Canadienne morte trois ans auparavant. Elle était très malade. Elle savait qu’elle allait mourir et passait ses journées sur la terrasse de sa maison face au soleil. J’ai imaginé un cheval fou cassant le portail de la maison du riche mari. Je l’ai vue se lever, quitter la maison par le portail ouvert et marcher. Le hasard, lui seul, l’emmène vers le centre ville face à la cathédrale où des indiens huastèques font une manifestation. Ils réclament une route asphaltée, de l’eau courante, un curé et une institutrice pour leurs enfants. La manifestation terminée, ils prennent l’autobus. La Canadienne malade les suit sans réfléchir. Elle fuit la mort en fuyant Mexico. Personne ne lui pose des questions. Pour eux, elle est l’institutrice envoyée par le gouvernement. Arrivés au Pueblo, ils lui donnent un bâtiment en dur et se retirent dans leurs huttes. Le matin, sa porte ouverte, elle voit vingt enfants accroupis dans l’herbe. Ils souhaitent la bienvenue à la maîtresse d’école, à la Maestra. Elle leur explique qu’elle n’est pas maîtresse d’école mais une femme malade, qui va bientôt mourir. Mais ils la détrompent. « La mort, » lui disent-ils, « est trop vieille pour pouvoir grimper jusqu’au pueblo, elle ne sait pas nager pour pouvoir traverser la rivière ». Elle se croit guérie, devient leur porte-parole auprès des autorités. Ils lui dictent des lettres au Président de la République, sensé être son ami et elle écrit. Ils lui donnent même un enfant, sa mère est morte en couches, et Emma, la Canadienne, devient mère d’un bébé indien. La Maestra est une histoire d’amour entre une Canadienne sur le point de
213 mourir et des indiens de la Sierra Madre. J. S. : Comment vous situez-vous par rapport aux développements de la poésie contemporaine en France ? Vénus Khoury-Ghata : Je viens du monde arabe où la poésie doit être lyrique. Je rejette toute poésie de laboratoire. Je ne suis pas la seule à le penser. Mes camarades des jurys Max Jacob, Mallarmé, Yvan Goll et d’autres prix sont d’accord avec moi. Les vrais poètes disent que la poésie de laboratoire tue la poésie. J. S. : Dans son introduction à sa traduction d’Elle dit, Marilyn Hacker parle d’un côté fantastique qu’elle trouve dans vos textes. Quel serait le rôle du fantastique chez vous ? Vénus Khoury-Ghata : Je suis d’accord avec Marilyn Hacker quand elle parle de fantastique dans mon œuvre poétique. Je suis née dans un village du Liban nord où tout passe par le filtre du féerique. Le quotidien magnifié ou enrobé de cauchemar. C’est le village de Khalil Gibran, l’auteur du Prophète. Situé à 2,500 mètres d’altitude, avec ses cent cascades, centaine de curés et d’ermites vivant dans des grottes surplombant une vallée profonde de plus de 500 mètres de profondeur. Tout invite au fantastique, à l’exaltation, même à la folie. Je suis un poète qui raconte des histoires. Lors de mes tournées en pays africains, on me qualifie de griotte ou conteuse. Mon dernier roman Le Moine, l’ottoman et la femme du grand argentier, paru chez Actes Sud et qui a eu le prix Nice-Baie des Anges, raconte un fait historique enrobé d’histoires inventées. J. S. : Un des aspects de votre poésie qui me frappe, c’est l’emploi des pronoms. Il y a des « ils » qui surgissent dans un recueil de poèmes et « elle » d’Elle dit. Quelle est la fonction de ces pronoms que vous placez au premier plan dans certains de vos livres ? Vénus Khoury-Ghata : « Ils, » c’est les autres, les morts, les Palestiniens. Ils m’inspirent la peur et la pitié en même temps. Les deux n’ont plus de pays. « Il » est l’homme aimé, le mort parti trop tôt, aussi important que les 200,000 morts de la guerre libanaise, à mes yeux. « ILS » continuent leur vie sous terre alors que « ELLE » dans Mortemaison publié par Flammarion est moi, la veuve qui raconte sa maison après la mort de son mari. Une maison qui se suicide après la disparition de son maître. Les volets s’arrachent aux fenêtres, les canalisations gelées explosent et déversent leur eau. C’était un hiver terrible comme jamais la France n’en avait connu. Deuil et froid m’ont
214 inspiré ce livre déchirant. J. S. : J’aimerais que l’on continue à parler de cette « ELLE ». Vénus Khoury-Ghata : Elle, c’est moi, c’est ma mère, c’est ma grand-mère et toutes les femmes de mon village. Village coupé du monde pendant des mois de l’année. Elles se retrouvaient isolées, parlaient avec un arbre, gesticulaient face à la montagne, arrachant à la terre quelques légumes. « ELLES » sont des personnages humbles, très terre-à-terre, alors que « ILS » inspirent compassion et peur. « ILS » a fait l’objet d’un livre d’art publié par le musée d’art moderne de Paris, illustré par le peintre Matta. 110 exemplaires sur papier Japon. J’aime travailler avec les peintres. Alphabet de sable illustré par Matta aussi a été publié par Maeght. Version des oiseaux illustré par le peintre Valikovic et bientôt La Femme et miroir illustré par le peintre roumain Muehellec Wanda. J. S. : Ce que vous dites à propos d’Alphabet de sable me rappelle votre dernier recueil, Compassion des pierres. Vénus Khoury-Ghata : Les pierres avaient pitié du peuple libanais. Le peuple créateur de l’alphabet est devenu un peuple de tueurs. Ils ont tué parce qu’on les tuait. Les pierres devenues des morts parlent du début de la parole quand le monde était muet. J. S. : En fin de compte, quelle différence existe entre poésie et roman, à votre avis ? Vénus Khoury-Ghata : L’écriture du roman est pareille à l’escalade d’une montagne. On met un pas après l’autre pour atteindre le sommet où on plante le mot FIN comme celui parti à la conquête de l’Himalaya. C’est un travail conscient. Alors que l’écriture du poème ressemble à la descente de cette même montagne. On court, emporté par son poids, sans réfléchir. La réflexion vient après, quand il faut retravailler le poème. Mes poèmes ressemblent à des serpentins de papier. Une phrase déroulée qui va du début à la fin. J. S. : Est-ce que vous écrivez dans une sorte de transe ? Vénus Khoury-Ghata : La poésie, qui est un langage dans le langage, audessus du langage, exige une sorte de lévitation. J. S. : Pourrions-nous parler de Fables pour un peuple d’argile ? C’est un de
215 vos recueils les plus forts, à mon avis. Vénus Khoury-Ghata : J’ai accompagné dans ses fouilles une archéologue et me suis inspirée de ses recherches et trouvailles. Les objets minuscules qu’elle sortait de terre avec son équipe m’étaient racontés en termes techniques que je transformais en contes, en poésie. J. S. : Pourriez-vous me parler de vos projets en cours ? Vénus Khoury-Ghata : Je publie bientôt un recueil de poèmes au Mercure de France, Orties, référence à la maison de mon enfance entourée d’orties. Ma mère n’a jamais eu le temps de les arracher. Morte, il y a trois ans. J’ai raconté une morte qui retourne dans la maison qu’elle habitait de son vivant pour arracher les mauvaises herbes qui défiguraient son seuil. J. S. : Merci, Vénus Khoury-Ghata ! Cela m’a fait plaisir de parler avec vous aujourd’hui.
Bibliographie de Vénus Khoury-Ghata Terre stagnantes. Paris : Seghers, 1969. Au Sud du silence. Paris : SGDP, 1975. Les Ombres et leurs cris. Paris : Belfond, 1979. Qui parle au nom du jasmin. Paris : Belfond, 1980. Un Faux Pas du soleil. Paris : Belfond, 1982. Monologue du Mort. Paris : Belfond, 1986. Leçon d’arithmétique au grillon. Toulouse : Milan, 1987. Fables pour un peuple d’argile. Paris : Belfond, 1992. Mon Anthologie. Beyrouth : Dar An-Nahar, 1993. Elle dit. Paris : Balland, 1999. Compassion des pierres. Paris : La Différence, 2001. Les Obscurcis. Paris : Mercure de France, 2008. Œuvre romanesque : Les Inadaptés. Le Rocher, 1971. Dialogue à propos d’un Christ ou d’un acrobate. E.F.R.,1973. Le Fils empaillé. Paris : Belfond, 1980. Alma, cousue main. Paris : Régine Deforges, 1981. Vacarme pour une lune morte. Paris : Flammarion, 1983. Les Mots n’ont pas d’ombre. Paris : Flammarion, 1984.
216 Mortemaison. Paris : Flammarion, 1986. Bayarmine. Paris : Flammarion, 1987. La maîtresse du notable. Paris : Seghers-Laffont, 1991. Les Fugues d’Olympia. Paris : Ramsay, 1992. Les Fiancés du Cap-Ténès. Paris : Lattès, 1994. La Maestra. Marseilles : Actes Sud, 1996. Une Maison au bord des larmes. Paris : Balland, 1998. Privilège des morts. Paris : Balland, 2001. Le Moine, l’ottoman et la femme du grand argentier. Marseilles : Actes Sud, 2002.
Michelle Grangaud Née en 1940, Michelle Grangaud a passé son enfance et son adolescence en Algérie. Son œuvre poétique commence en 1987, avec la publication de Memento-fragments, suivi de Stations (1990) et de Renaîtres (1990). Il s’agit de trois recueils de poèmes écrits sous forme d’anagrammes. Grangaud pratique également la poétique de l’inventaire et de la liste. Dans Geste : narrations (1991), État civil (1998) et d’autres livres plus récents, elle accumule de longues séries de faits, de banalités quotidiennes juxtaposées sans commentaire. À travers un art particulier de l’accumulation et de la juxtaposition elle crée un effet d’étrangeté troublant dans ces textes. Une autre préoccupation de Grangaud, c’est le dialogue entre la littérature du passé et celle d’aujourd’hui. Dans Poèmes fondus (1997), par exemple, elle « fabrique » de nouveaux poèmes à partir de fragments des sonnets de Mallarmé, d’Hérédia et d’autres poètes français classiques. Elle emploie la versification traditionnelle du haïku (cinq syllabes, suivis de sept syllabes, suivis de cinq syllabes) pour créer ses « poèmes fondus ». Membre de l’Oulipo depuis 1995, Michelle Grangaud accepte volontiers de faire partie de ce groupe de littéraires et de mathématiciens fascinés par l’emploi de la contrainte en tant que base et stimulus de la création littéraire. Comme le constate Christian Prigent, les écarts de Michelle Grangaud « relèvent d’un formalisme délibéré. Leur objectif avoué est de refuser toute confidence lyrique comme toute expansion expressionniste. Il s’agit de produire des textes à partir de contraintes formelles drastiques » (C. Prigent, « GRANGAUD, Michelle », in M. Jarrety, dir., Dictionnaire de poésie : 316). Prigent trouve que le lecteur des textes de Grangaud assiste au « jeu productif de la langue jouant elle-même ses propres aventures » (316). Michelle Grangaud travaille actuellement à un projet d’envergure; elle écrit une histoire de l’amour en sept volumes.
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Entretien avec Michelle Grangaud Le 1 juillet 2003 John Stout : Michelle Grangaud, vous êtes connue avant tout comme poète, mais la plupart de vos écrits n’ont qu’un lien distant avec « la poésie » au sens traditionnel – le lyrisme en vers. Quel est le rapport entre vos textes et la poésie en tant que genre ? Faut-il continuer à parler de « la poésie » pour designer l’écriture expérimentale contemporaine ? Michelle Grangaud : Votre question est très pertinente parce qu’effectivement, j’ai commencé par des poèmes anagrammatiques, des recueils de poèmes anagrammatiques. Pendant tout un temps j’ai été fascinée par le processus de l’anagramme parce que cela me faisait venir des idées qui ne me seraient jamais venues spontanément. La contrainte de l’anagramme me faisait venir des alliances de mots qui, spontanément, je n’aurais pas trouvées. Puis, il y a eu un moment où – je ne sais pas très bien pourquoi – j’ai éprouvé le besoin de passer à autre chose, de sortir de l’anagramme. Pendant quelques années cela a été une obsession pour moi. J. S. : Pendant combien de temps, à peu près ? Michelle Grangaud : Cela a duré trois ans, je crois. Je passais mon temps à faire des poèmes anagrammatiques. Je ne faisais que cela, presque, de mes journées, à la limite. Puis, c’était l’été et j’ai eu envie, tout d’un coup, de pouvoir écrire des choses simples, comme « L’été, on peut traverser la rue, même au feu vert, » sans avoir besoin de compter mes lettres ! Avec l’anagramme, il faut surveiller son texte pour que le nombre de lettres soit exactement pareil dans chaque vers. Sans en ajouter, ni en oublier. J’ai eu envie de passer à la prose, tout d’un coup, mais, étant passée par l’anagramme, je n’arrivais plus à écrire en prose, alors qu’avant, j’écrivais en prose assez facilement. Après ces années passées à faire des poèmes anagrammatiques – donc, en m’appuyant sur le matériel linguistique déjà là – je ne savais plus. J’avais l’impression que la prose était quelque chose d’immense, d’immense, d’immense. La prose, et même le langage en lui-même. J’avais l’impression d’être au milieu d’un océan et de me dire : « Il faut que je revienne à terre, mais où est la terre ? Dans quelle direction ? » Je me suis aperçue qu’en fait, je ne pouvais pas écrire sans contraintes. Alors, j’ai eu une idée, une première idée, qui a donné, après, Jours le jour. C’était d’écrire un texte sur chaque jour d’une année imaginaire. J’avais beaucoup de peine à
219 écrire en prose et à un moment m’est venue l’idée de me donner un exercice pour écrire. Je me suis dit: « Je vais décrire ce que je vois, tout ce que je verrai en marchant dans la rue, ou autour de moi, des idées qui me viennent par la tête, mais en une phrase. » Alors, j’en ai écrit. C’étaient des phrases de longueur variable. Je n’avais pas de contraintes. Juste une contrainte de thème, en quelque sorte. Il s’agissait de dire en une phrase, très vite, quelque chose qui me frappait. Puis, j’en ai aligné, comme ça, plus de 2000. Quand j’en ai eu plus de 2000, je me suis dit : « Je vais peut-être pouvoir en faire quelque chose, en faire un livre. » J’ai essayé de les monter les unes sur les autres. A l’époque, il faut dire, je n’avais pas d’ordinateur, mais même en employant un ordinateur, je crois que je n’y serais pas arrivée. J’ai essayé vraiment de les arranger dans tous les sens et je n’y arrivais pas, je n’y arrivais pas. Il y a eu un soir où je me suis couchée, je me suis mise au lit très triste en me disant : « Tant pis. C’était un bon exercice, mais je ne pourrai rien en faire. Voilà. » Je me suis allongée. J’ai éteint ma lampe et, à ce moment-là, il y a une phrase qui m’est venue, qui avait un rythme très plaisant. Je me suis dit : « Elle est bonne, celle-là ! » Alors, j’ai rallumé ma lampe et je l’ai écrite. Puis, j’ai rééteint ma lampe, je me suis allongée et il y en a une autre qui m’est venue et c’était le même rythme. Donc, j’ai compté à ce moment-là et cela faisait cinq syllabes, cinq syllabes, onze syllabes. Il m’en est venu plusieurs, en fait, ce soir-là. C’était tantôt des phrases qui me venaient spontanément, tantôt c’était une phrase que j’avais déjà écrite, sans rythme spécial, et que je retraduisais. J’ai réécrit mes phrases, donc. Ce qui est étonnant, c’est qu’après cela, une fois que je les ai réécrites (dans n’importe quel ordre), mais une fois que j’ai eu fait ce travail, je n’ai eu pratiquement pas de peine à les monter les unes sur les autres et j’ai vu, à ce moment-là, comment il fallait les monter les unes sur les autres. Je me suis donné comme règle de faire un masculin, un féminin, un masculin, un féminin – ou de temps en temps, je mettais le neutre. C’était à la fois masculin et féminin, ou bien il n’y avait que des objets. Puis, je repartais. Cela a donné Geste, ensuite. J. S. : Pendant tout ce temps, vous dites que vous aviez de la difficulté avec la prose. Est-ce que vous disiez, alors, en parlant de votre écriture, que vous écriviez de la poésie ? Michelle Grangaud : Non, jamais. J’ai du mal avec le mot « poésie ». D’abord, je trouve que ce n’est pas un très beau mot (bien que j’aime beaucoup l’étymologie de ce mot, qui veut dire « faire », « fabriquer »). Mais en français, je trouve que ce n’est pas un très beau mot. Et « poète » est encore pire !
220 J. S. : Et pourtant, on vous classe le plus souvent comme poète. Michelle Grangaud : Oui, tout à fait. Mais, pour revenir à votre question du début, je dirais que, sans le vouloir, je me suis trouvée dans un courant où il y a beaucoup d’autres écrivains et poètes qui sont comme moi en ce moment. Ils écrivent de la prose mais c’est une prose complètement formatée par la poésie, au départ. En fait, quand j’écris de la prose, de toute façon, c’est aussi travaillé qu’un poème et même peut-être plus qu’un poème en vers libre. En tout cas, c’est très travaillé. C’est compté. J. S. : Vous avez évoqué tout à l’heure vos premiers textes, Mémentofragments (1987) et Stations (1990), qui sont des textes anagrammatiques. Vous avez choisi l’écriture anagrammatique comme une sorte de non-lyrisme, voire d’anti-lyrisme, n’est-ce pas ? Y a-t-il d’autres facteurs qui vous ont poussée à élire l’anagramme comme moyen d’expression ? Michelle Grangaud : Au départ, c’était pour moi une découverte. Je connaissais le principe de l’anagramme, mais je n’avais jamais pensé à faire la répétition qui provoque un poème, en me servant d’une série d’anagrammes. J’ai vu des poèmes anagrammatiques pour la première fois dans une exposition sur Unica Zürn, qui a été, en fait, la première personne au monde et de toutes les civilisations, partout, à composer suffisamment de poèmes anagrammatiques pour que cela fasse un recueil. J. S. : Son premier recueil de poèmes anagrammatiques était Hexentexte, je crois, publié en 1954. Michelle Grangaud : C’est ça. C’était une exposition sur Unica Zürn, qui faisait des dessins aussi. J’ai vu cela en 1983. J’ai trouvé cela formidable ! Je n’avais jamais pensé à faire cela. J’étais avec un ami, qui m’a dit : « Tu devrais essayer. » Je me suis dit : « Je ne sais pas si j’arriverais. » Quand même, j’ai essayé et j’ai vu que je le pouvais. Ce qui me fascinait vraiment, c’était ce pouvoir d’engendrement du langage par lui-même et le maniement du langage par les lettres, alors que les lettres n’ont aucun sens. En se mettant ensemble, ces lettres font sens. Pour moi, cela a été une jubilation ! C’est ainsi que je me suis mise à écrire des poèmes anagrammatiques d’une façon très forte. Ce n’était pas du tout avec l’idée de m’exprimer personnellement ou pas. C’était vraiment le processus linguistique qui me fascinait. (D’ailleurs, dans mes poèmes anagrammatiques, cela m’est arrivé d’écrire des choses très personnelles, finalement, mais cela n’est pas repérable. Dans un poème anagrammatique, il n’est pas possible que le lecteur repère d’éventuels éléments personnels).
221 J. S. : Dans un poème anagrammatique, tout est extrêmement codé et indirect. Michelle Grangaud : Oui. Voilà. J. S. : Le lien entre vos propres textes et ceux d’Unica Zürn m’intéresse beaucoup, mais ce lien pourrait surprendre certains lecteurs, car les anagrammes d’Unica Zürn relèvent de traditions littéraires très différentes de celles auxquelles vous êtes le plus souvent associée. Chez Zürn, on peut parler d’écriture des limites – ou de « la folie » – ou d’écriture surréaliste, alors que vous-même, vous faites partie de l’Oulipo. Justement, l’esthétique de l’Oulipo est souvent définie comme une sorte d’antisurréalisme. Michelle Grangaud : C’est vrai. De toute façon, je n’ai jamais pensé à écrire comme Unica Zürn. Je trouve que c’est simplement à travers elle que j’ai découvert le poème anagrammatique. C’est ce qui fait le lien. En même temps, c’est vrai que j’aime beaucoup ce qu’elle a écrit, Sombre printemps et ses œuvres en prose. C’est très, très beau. Quant au lien entre le poème anagrammatique et le surréalisme, je le vois assez bien de mon point de vue à moi, du point de vue de mon travail. C’est-à-dire que j’ai un inconscient qui fonctionne très fortement. Quelquefois, c’est catastrophique pour moi ! (Rire) Dans la vie quotidienne. J. S. : Mais dans la littérature...? Michelle Grangaud : Dans quelque chose d’aussi contrôlé que l’anagramme, que le poème anagrammatique, au contraire, c’est un avantage d’être informé par son inconscient. Pour créer mes poèmes anagrammatiques, je prenais une première ligne qui m’inspirait, puis je prenais tout ce qui venait, sans aucune censure. Je prenais tout ce qui venait comme cela venait, jusqu’au moment où je trouvais une anagramme qui me semblait particulièrement bien parce qu’elle répondait à la ligne de départ. A ce moment-là, je reprenais tout ce que j’avais fait et je construisais le poème à partir de là. Au besoin, en rajoutant d’autres anagrammes, que je cherchais. Dans cette perspective-là, l’inconscient, au départ, est un gros apport, une force. Après, avec le travail correctif que je faisais, le travail suivant, qui consistait à mettre en forme tout ce que j’avais trouvé, là, ce n’était plus l’inconscient. C’était tout à fait conscient et organisé. J. S. : Depuis quelques années, vous êtes bien connue en tant que membre de l’Oulipo. De quelle manière êtes-vous devenue Oulipienne ? A quel moment de votre vie et à quelle étape de votre créativité littéraire est-ce que vous êtes
222 devenue membre de ce groupe ? Qu’est-ce que ce lien avec l’Oulipo vous a apporté ? Est-ce que vous y tenez beaucoup ? Michelle Grangaud : Une très grande importance ! Il est extraordinairement stimulant d’être dans un groupe et de s’échanger des contraintes, etcetera. Je considère cela comme un très grand honneur de faire partie de l’Oulipo. J. S. : Est-ce que c’est Jacques Roubaud qui vous a invitée à devenir membre ? Michelle Grangaud : En principe, lorsqu’on est élu à l’Oulipo, le conseil ne va pas vous dire qui a proposé votre nom. Je pense que Roubaud a dû me repérer en tant que candidat possible. J’avais eu l’occasion de le croiser un petit peu au Marché de la Poésie. Mais par contre, j’étais en relation avec Jacques Jouet, qui est un des Oulipiens, lui aussi. Il s’est passé quelque chose d’un peu drôle. J’étais « invitée d’honneur » à un dîner de l’Oulipo. C’était fin ‘94. A ce moment-là, j’étais arrivée à Paris depuis un certain temps, déjà. Je connaissais Perec d’avance, mais le groupe Oulipo, je n’en avais qu’une notion confuse. J’avais eu l’occasion de lire (c’était Queneau qui le disait) que, quand ils avaient l’intention d’élire quelqu’un, ils l’invitaient à dîner comme « invité d’honneur ». Quand j’ai vu qu’on m’invitait, je me suis dit: « Tiens ! Est-ce qu’ils auraient l’idée, peut-être, de m’élire ? » Mais cela me paraissait tellement vertigineux ! (Rire) Les Oulipiens, pour moi, à ce moment-là, c’étaient des livres. C’était la littérature de l’avenir, l’immortalité ! Donc, j’étais prise d’un trac. Je connaissais très peu d’écrivains encore parce que j’avais une vie très recluse à ce moment-là. Alors, j’avais un trac épouvantable, et qui n’a pas diminué quand je les ai rencontrés. Ils sont très, très impressionnants. Du coup, j’ai été absolument silencieuse. J’étais littéralement paralysée par le trac et je n’arrivais pas à desserrer les dents pour dire quoi que ce soit ! (Rire) Quand je suis sortie, je me suis dit : « Ils ont peut-être eu l’intention de m’élire, mais là, je suis tranquille ! » (Rire) Puis, en fait, cinq ou six mois après, j’ai eu un coup de téléphone de Jacques Jouet, qui m’a dit: « Michelle, tu es élue à l’Oulipo – élue à l’unanimité, c’est la règle – mais si tu veux, tu peux refuser. » Alors que je n’y pensais pas depuis que j’étais sortie. C’était quelque chose qui m’était sorti de la tête. J’ai senti qu’il n’était pas question que je refuse. Bien sûr que non ! Donc, j’y suis allée. J’ai fait ce que j’ai pu avec mon trac et finalement, j’ai réussi à le surmonter quand même. J. S. : Est-ce que vous vous réunissez souvent en groupe à l’Oulipo ? Combien de fois par an vous réunissez-vous ?
223 Michelle Grangaud : Une fois par mois. Tous les mois. C’est une règle que je n’ai jamais vu transgresser. J. S. : Jusqu’ici peu de femmes ont appartenu à l’Oulipo: vous-même, Michèle Métail, peut-être une ou deux autres. Est-ce que cela va changer, à votre avis ? Et est-ce que la présence des femmes a influencé (ou va influencer) l’évolution de l’Oulipo ? Michelle Grangaud : Il y en a deux autres, à part Michèle Métail et moi. Il y a maintenant Anne Garréta et Valérie Beaudoin. Valérie Beaudoin n’a rien publié encore, à ma connaissance, mais elle est très brillante dans une direction qui est aussi celle de l’Oulipo : l’érudition. C’est dans l’érudition qu’on retrouve la majorité des idées nouvelles de contraintes, éventuellement, et des idées de contenu. Par exemple, j’écris à partir de ce que j’ai lu. Je crois que pour tous mes camarades, c’est pareil. Est-ce que la présence des femmes a créé un changement de direction à l’Oulipo ? C’est peut-être encore trop tôt pour le dire. A priori, je ne suis pas certaine. En tout cas, la présence des femmes ne mènera à aucun changement fondamental, parce que ce qui est fondamental, c’est l’écriture de contraintes et cela est complètement en dehors de toute notion de sexe ou de genre. Cela n’a aucun rapport. J. S. : Après avoir publié vos recueils d’anagrammes, vous avez écrit d’autres types de textes. Vous avez déjà évoqué Geste: narrations (1991) et Jours le jour (1994). Il y a aussi Etat civil (1998). Dans ces trois livres, il s’agit de ce qu’on pourrait appeler « l’écriture impersonnelle » ou « l’écriture du neutre ». Par ailleurs, vous avez affirmé que vous auriez aimé vous servir de deux chiffres au lieu d’un nom d’auteur : « 0-4 me paraîtrait un nom convenable », avez-vous déclaré. D’où vient ce goût de l’écriture impersonnelle ? Quelle serait la fonction culturelle de ce type d’écriture ? Michelle Grangaud : Cet acte d’écrire de façon impersonnelle, ce n’est pas quelque chose que je fais délibérément. Ce qui me conduit à une écriture dite impersonnelle – qui apparaît comme impersonnelle, alors qu’en fait, il y a beaucoup de moi, y compris dans les poèmes anagrammatiques – c’est que la personne personnelle est quelque chose de tellement limité. C’est horriblement étroit et cela conduit à une forme d’écriture... En plus, cela m’est arrivé d’essayer, ne serait-ce que pour moi, personnellement, d’écrire quelque chose que je ressentais très fort, ou un événement que j’avais besoin de noter. Mais du fait que c’est écrit directement à la première personne, tout à fait personnelle, que c’est moi qui m’exprime, en fait, moi, Michelle Grangaud, la petite personne, et pas la lectrice de tous les grands écrivains et les moins grands écrivains que j’ai pu lire, de ce fait, cela me paraît toujours prendre un
224 caractère petit, étriqué, inintéressant. Même d’un style que je trouve plat. En plus, mon ambition, c’est d’englober le monde entier, si je pouvais. J’étais professeur de lettres classiques, à mes débuts, mais j’aurais aimé être professeur d’Histoire, parce que j’ai toujours été fascinée par l’Histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à maintenant et l’Histoire du monde, si c’était possible. J. S. : Cela, je l’ai bien senti dans votre dernier livre, votre livre le plus récent, Calendrier des fêtes nationales (2003). Michelle Grangaud : Oui. Dans Calendrier des fêtes nationales, c’est l’Histoire qui ressort mais c’est aussi géographique pour moi. Le projet d’Etat civil était celui d’englober le monde entier. Finalement, je me rends compte, à l’arrivée, que je n’ai pas inclus le monde entier. Cela n’est pas possible. Mais c’est ce que j’aimerais. J. S. : Dans Geste : narrations quelque chose qui m’a frappé, c’est que c’est à la fois un texte ludique et un texte qui a beaucoup de violence. Ecoutons une série des mini-récits tirés de Geste : Jeune femme cherche : Enfant à garder, Très propre, expérience et qualification. A l’école, après Les divisions simples, On apprend à les faire avec la virgule. Sous le parapluie, Au bord du trottoir, Il tend le cou pour lui embrasser la joue. Elle considère Le building en flammes En train de s’écrouler sur écran géant (Geste, 111)
Alors, il y a des moments de violence qui surgissent d’une écriture apparemment impersonnelle dans Geste. Ce mouvement vers la violence, l’avez-vous effectué de façon consciente ou s’est-il imposé en quelque sorte de lui-même ? Michelle Grangaud : Cela ressort complètement de l’écriture. Dans ma formation, il y a quelque chose dont je n’ai pas encore parlé, mais qui a été, pourtant, très important – et justement pour l’écriture de Geste. En ’89, il y a eu à Royaumont un colloque où était invité le dernier des poètes objectivistes. C’était Carl Rakosi. Les objectivistes étaient quatre, à ma connaissance. J. S. : Je sais que Louis Zukofsky était le plus célèbre parmi eux.
225 Michelle Grangaud : Oui, Zukofsky est un peu considéré comme le chef de file, mais ce n’est pas celui qui m’a le plus marquée. C’est Charles Reznikoff. Je n’ai lu de lui encore très peu que quelque chose qui a été traduit en français sous le titre de Holocauste. C’est un texte – un poème, en fait – qui reprend le procès-verbal du procès de Nuremberg. Il reprend tous ces faits, qui sont d’une extrême violence, dans la perspective objectiviste, qui est celle de décrire un fait, un événement, en s’efforçant de ne rien y mettre de soi, strictement. Rien. De viser l’objectivité maximale. Et le résultat, en ce qui concerne Reznikoff, c’est un texte... Je crois que je suis arrivée à la page 30, et j’ai dû m’arrêter. C’était insoutenable. Je n’ai jamais pu dépasser la page 30. J’ai prêté ce livre à une amie, qui m’a dit qu’elle l’avait lu jusqu’au bout mais qu’après, elle a été malade pendant une semaine. C’est le texte le plus fort que j’ai jamais lu. Je pourrais dire que c’est le texte le plus fort du monde ! Donc, on a eu cette leçon apportée par Carl Rakosi et je suis sortie, après en me disant : « C’est exactement ça que je veux faire ! » Je ne pensais pas du tout à m’effacer, à me dissimuler. Mais ça m’était apparu comme le meilleur moyen de rendre le plus fort possible ce que, moi, je ressentais. A travers l’impersonnalité maximale (apparemment). J. S. : Un autre type de texte que vous avez publié, c’est la poétique de l’inventaire. Là, je pense, en particulier, à Etat civil (1998), que vous décrivez de la façon suivante : « Les registres de l’Etat civil sont de trois types. Le premier type est intitulé N, pour Naissances, le second M, pour Mariages et le troisième D, pour Décès. Ne sont inscrits dans ces registres que les événements généraux et particuliers. Sont exclus les événements qui sont uniquement particuliers, ainsi que les événements qui ne sont ni généraux ni particuliers. » Pourquoi privilégiez-vous l’inventaire en tant que mode d’écriture dans Etat civil ? Michelle Grangaud : Question difficile ! Peut-être que cela tient simplement... j’ai peur que cela tienne, uniquement, à mon incapacité à écrire du roman. J’ai, en tout cas, une très grande difficulté à faire cela. Je voudrais y arriver. J’ai un immense projet auquel je travaille en ce moment, sur sept livres, qui devrait faire un ensemble. Peut-être qu’à la fin j’arriverai à faire quelque chose de complètement unifié. Je travaille actuellement sur le premier de ces sept livres et je me retrouve avec une multiplicité de petites histoires, de petites anecdotes et je n’arrive pas à faire du roman. Pour faire du roman, il faut avoir un « héros » et un principe unificateur. Proust l’a déjà fait, évidemment ! Mais je ne suis pas sûre que j’arriverai à organiser tous les mots, tout ce qu’il y a dans le monde à partir de ma petite personne personnelle. Cela tient à ma façon de percevoir le monde et moi-même. Je vois, avant tout, des multiplicités. Et des multiplicités discontinues. C’est cela le problème.
226 J. S. : Pourriez-vous me parler de l’écriture d’Etat civil ? Michelle Grangaud : Etat civil a été fait en plusieurs étapes. Le projet, au départ, était de dire tout ce que moi, en tant qu’individu quelconque, je pouvais avoir en commun avec n’importe quel autre moi, le plus différent possible de moi. C’était de définir ce que chacun peut avoir en commun avec tous quand on est un être humain. Donc, j’ai commencé par toute une série de phrases qui avaient un rapport à ce thème-là. Tantôt elles m’en venaient spontanément, tantôt si je n’avais pas de source d’inspiration sur le sujet, je me mettais la radio dans l’oreille, à côté, et cela me faisait venir des phrases, des phrases sur ce thème-là, précisément. Quand j’en ai eu suffisamment, quand je commençais à sentir que j’avais fait un bilan suffisant, je me suis dit : « Je vais pouvoir essayer de monter cela, de voir ce que cela donne. » Et ce que cela donnait, c’était que cela faisait quelque chose de très sec, de très professoral. Cela faisait un peu cours magistral sur l’être humain en général ! M. G., J. S. : (Rires) Michelle Grangaud : Alors, je me suis dit : « Il faut mettre de la chair dans tout cela. » Alors, je suis allée à la Bibliothèque de Beaubourg, qui est un endroit très précieux pour un écrivain parce qu’on a tous les livres à portée de la main. On n’a pas besoin de les demander. On peut parcourir les rayons et chercher. Je savais, en plus, il y a des rayons photos. Alors, je suis allée consulter le rayon photos, en prenant des photos, pas du tout pour des raisons esthétiques. Je voulais complètement éliminer la photo en tant qu’œuvre d’art. Par contre, la photo documentaire, c’était cela qui m’intéressait. Donc, je feuilletais ces photos documentaires et, chaque fois que je voyais une photo qui m’inspirait quelque chose par rapport à Etat civil, je devais le décrire en une phrase. Dire en une phrase ce que je voyais. J’ai fini par constituer toute une série de phrases qui sont, en fait, des descriptions de photos, comme je n’ai aucune inspiration spontanée. En plus, tout ce qui me serait venu spontanément aurait été très étroit, toujours dans les mêmes registres. Donc, la photo était un très bon point d’appui. J’avais le monde entier à ma disposition avec cela. Du coup, par le biais des photos, je suis passée aussi aux animaux. Je suis allée consulter le rayon des photos d’animaux et j’en ai tiré des phrases aussi. Cela était pertinent, surtout pour M, pour la partie « Mariages » d’Etat civil. Puis, il y a eu, entre temps, des textes qui me sont venus par ailleurs : « Portrait de mon père », « Portrait de ma mère », les portraits que je fais dans Etat civil. Dans l’idée de l’état civil, il y a un rapport très fort à la filiation, à la dépendance vis-à-vis des parents. C’est quelque chose d’universel, je pense. Le père et la mère, c’est tellement important, de toute façon, que cela m’est venu de faire des portraits. Il y a aussi les rêves.
227 J’ai intégré de faux rêves à mon texte. Je les ai laissé venir parce qu’il y a eu un moment où je me suis rendu compte que ce qu’on vit à l’état de rêve, cela fait aussi partie de ce que tout le monde peut avoir en commun. Après, je me suis retrouvée avec toute une série de phrases – ou quelquefois de paragraphes entiers – que j’ai ensuite intercalées les unes dans les autres. J’ai fait tout un montage de textes pour que cela fasse quelque chose qui n’ait pas un air didactique, qui soit vivant. J. S. : Un autre texte qui m’a absolument fasciné, c’est les Poèmes fondus, dans lequel le rapport à la tradition poétique française joue un rôle considérable. Vous décrivez Poèmes fondus de la façon suivante : « Les poèmes fondus qui composent ce recueil présentent une forme fixe: 5, 7, 5 syllabes, qui est la forme du haïku. Ils proviennent tous d’une autre forme fixe, le sonnet. Ont été ainsi traduits les sonnets des Regrets de Du Bellay, des Trophées de Heredia, des Fleurs du mal de Baudelaire, des Chimères de Nerval, et quelques-uns seulement des sonnets de Mallarmé » (Poèmes fondus, 8). Les Poèmes fondus, constituent-ils un effort de subvertir la tradition poétique française? De créer un dialogue avec cette tradition? Ou de vous y tailler une place ? Michelle Grangaud : Certainement pas de rompre avec la tradition. Au contraire. C’était beaucoup plus créer un dialogue avec la tradition. En fait, les Poèmes fondus, cela m’est venu à mon entrée à l’Oulipo. J’étais quand même très angoissée. Même si mon trac était en partie surmonté, je me suis dit : « Il faut absolument que je fasse quelque chose, que ce soit quelque chose de vraiment bien. » Le poème fondu, c’était relativement facile. Ce qui est peut-être le moins évident, est de faire un texte vraiment différent par rapport à l’original. Dans l’idéal, j’aurais voulu qu’on ne puisse pas reconnaître les sonnets d’origine. En fait, il y en a où on les reconnaît quand même, du moins quand on les connaît. J’ai trouvé cela spontanément. J’ai commencé avec Du Bellay, qui est un auteur que j’ai toujours aimé et que j’ai découvert quand j’avais quatorze ans. C’était au lycée, en seconde. Quand j’avais quatorze ans, ce que j’aimais, c’était un certain caractère romantique qu’on trouve dans les Regrets et maintenant c’est pour la beauté de sa langue. Je trouve qu’il a une langue très, très belle, et qui a très peu vieilli, relativement. Lui et Baudelaire, ce sont deux poètes que j’ai découverts quand j’avais quatorze ans et que j’aime toujours maintenant. L’idée d’écrire les Poèmes fondus m’est venue parce que je voulais absolument faire quelque chose pour mes camarades de l’Oulipo. Quand j’ai vu que je pouvais faire des poèmes de cette façon, j’ai décidé de traduire les 191 poèmes des Regrets. Puis, quand j’ai eu fait cela, j’ai aussi eu envie de traduire les sonnets de Baudelaire. Après, je pensais qu’il était trop facile de faire de la poésie avec
228 des poètes que j’aimais. Alors, j’ai pris celui que, vraiment, je déteste : Heredia. Je n’aime pas du tout son état d’esprit, le sublime, le pompeux, avec l’archaïque – mais le plus archaïque possible – pour montrer qu’il est cultivé. En même temps, en faisant des poèmes fondus à partir de ces sonnets, j’ai trouvé quelque chose de beau dans ses sonnets : la construction. Ils sont d’une très belle construction. Par contre, pour le vocabulaire, j’ai eu plus de mal à en tirer des poèmes fondus que de Du Bellay, à cause des mots que je ne voulais absolument pas employer chez Heredia. D’ailleurs, c’est grâce à lui que j’ai eu l’idée de faire des poèmes où je subvertis complètement la syntaxe. Je démolis. Je fais des haïkus avec les articles, les pronoms, et cetera. J. S. : Je me souviens de certains poèmes des Poèmes fondus où vous avez écrit, effectivement, des vers comme « je tu je ne je », par exemple. Michelle Grangaud : Oui, je me suis régalée à démolir le sens ! Après, j’ai vu qu’il y avait de quoi faire un livre. J’ai rajouté Nerval et Mallarmé, car ce sont aussi deux grands poètes que j’aime beaucoup. Enfin, je ne crois pas avoir oublié beaucoup de grands poètes ayant écrit des sonnets, en français. Donc, j’ai fait le tour. J. S. : Parlons maintenant de vos textes les plus récents. D’abord, Souvenirs de ma vie collective, dans lequel vous décrivez des tableaux qui n’existent pas. Ensuite, plus récemment, vous avez terminé un projet qui a été publié en deux parties : Calendrier des poètes, Année folle I (2001) et Calendrier des fêtes nationales, Année folle II (2003). D’où est venue l’idée d’écrire ces livres ? Michelle Grangaud : Alors, le Calendrier, c’est une des plus anciennes. C’était même avant que je vienne à Paris, bien avant que je me mette à écrire beaucoup. J’avais remarqué dans mes lectures que quand je rencontrais dans un roman (mais pas seulement dans un roman), quand je rencontrais un événement daté au jour près, avec le jour, le mois, et l’année, cela prenait tout de suite un relief très plaisant. Cela tient à mon rapport au temps. J’ai un rapport au temps très fort, avec en même temps le besoin de subvertir en quelque sorte parce que, finalement, la perspective des Calendriers est celle de subvertir complètement, de mélanger des époques, de mélanger des différents temps. Alors, j’avais pris un carnet où, chaque fois que je rencontrais une date, quelle qu’elle soit, un événement daté au jour près, je le notais. C’était un agenda et je le relevais en ne tenant pas compte de l’année. Je relevais, comme si tout s’était passé la même année. C’était très hétéroclite. Donc, tout ne pouvait pas rentrer, d’où l’idée d’en faire plusieurs. Là, il va y en avoir un troisième, mais qui est à peine avancé. Il s’appelle Calendrier
229 d’état des choses. Je n’ai pas d’idées très affermies là-dessus. L’idée générale, c’est de relever tout ce qui est fugitif. C’est principalement la météo et les sentiments ordinaires qu’on peut éprouver. J’en suis au début de la récolte. Le Calendrier d’état des choses viendra après. Pour Souvenirs de ma vie collective, c’est un texte que j’avais fait pour mes camarades de l’Oulipo, une fois, où j’avais l’idée de faire un texte plus ou moins d’érudition. Je travaille phrase par phrase. C’est ma façon de travailler, en fait. J’ai décidé de faire une série de phrases sur des événements typiquement culturels, des choses qui soient du domaine public. J’en avais fait une série pour mes camarades de l’Oulipo et ils m’ont dit, grosso modo poliment, gentiment, mais assez fermement : « Cela ne vaut rien du tout, parce que c’est complètement informe. » M. G., J. S. : (Rires) Michelle Grangaud : Pourtant, cela était parti d’une phrase de Perec. Ce n’était pas une phrase particulière. J’avais repéré que, chez Perec, il fait des titres de chapitres, dans certains de ses livres, qui sont très narratifs, à la façon de Jules Verne. C’est comme une phrase : « Où l’on arrive au pays de **** », et ainsi de suite. Mon idée, au départ, était de plagier ce système, de faire une phrase qui pourrait, éventuellement, être un titre de chapitre, mais sous forme de phrase. Mes camarades m’ayant dit que cela pourrait passer, à la rigueur, mais qu’il fallait que cela soit amélioré, j’ai réfléchi là-dessus. J’avais envie de continuer parce qu’il y avait beaucoup d’idées qui me venaient. J’ai eu l’idée de faire le système du marabout de ficelle. La dernière syllabe d’une phrase est reprise et employée comme la première syllabe de la phrase suivante. J. S. : Justement, Souvenirs de ma vie collective est très proche de la poésie, avec la rime, la répétition, l’homophonie. Michelle Grangaud : Oui. Je pense que tous mes textes sont très proches de la poésie. C’est toujours très calculé. Le rythme est compté. Je fais très attention qu’il n’y ait pas de heurts de voyelles désagréables. Je fais très attention à la sonorité aussi, au rythme des phrases. Je les entends. Je les dis, mes phrases, à mesure que je les écris. C’est complètement formaté par la poésie. Prose et poésie, pour moi, ne sont pas séparables, de toute façon. Bien sûr, il y a des livres où cela ressort, où cela se voit, et il y en a d’autres où la poésie est gommée le plus possible, et qui vont vers la narration. (Mais je n’arrive jamais à une narration longue, développée. Peut-être que j’y arriverai un jour, quand même.)
230 J. S. : Vous avez évoqué Perec tout à l’heure et justement, il me semble qu’un texte de Perec, en particulier, est très proche de certains de vos textes. C’est Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Dans ce texte de 600 pages, Perec observe un lieu à Paris, la Place St. Sulpice. Il essaie de parfaire une description exhaustive de ce lieu. Lorsque vous écrivez vos inventaires, il me semble que vous allez, en fait, plus loin que lui. Vous allez aussi loin que possible dans vos inventaires. Michelle Grangaud : Ça, je crois que c’est une rencontre par hasard. Perec et moi, on a en commun d’être les deux seuls Oulipiens à avoir pratiqué l’anagramme. Il me semble que cela suppose des façons de fonctionner – peut-être même vis-à-vis de la narration, justement – qui sont assez analogues, qui donnent une forme d’impersonnalité mais d’impersonnalité qui n’est pas voulue, qui est simplement le résultat d’une certaine façon de fonctionner et d’appréhender la réalité. Quand j’ai fait mes textes pour Geste, je ne pensais pas du tout à Perec, tout de même. Ce que j’avais en tête – et ce que j’ai toujours en tête – est que je vois quelque chose et je dois le donner à voir le plus précisément possible, en une phrase. J. S. : Il y a deux autres textes de vous dont nous n’avons pas encore parlé : On verra bien (1996) et Le Bébégaiement du beau Beaubourg (2001). Pourriez-vous me parler de ces deux textes récents ? Quelle sorte d’écriture est-ce que vous y proposez ? Quel rapport ont-ils à votre travail d’Oulipienne ? Michelle Grangaud : Le premier, On verra bien, je ne sais pas d’où il sort. C’était ... qui est-ce qui m’avait demandé ? C’était quelqu’un de ma connaissance qui m’avait demandé de faire un texte d’environ 7000 caractères, maximum. Je n’avais pas trop d’idées là-dessus. Ce qui m’est apparu, tout d’un coup, c’était de faire le texte de la pensée d’un être humain qui serait limité uniquement à l’ouïe. On ne sait pas si c’est un homme ou une femme. (C’est, d’ailleurs, une contrainte qu’a employée Anne Garréta, mais de façon beaucoup plus développée. A l’époque je ne le savais pas, mais dans son roman Sphinx, Anne Garréta, qui est une des Oulipiennes, a créé un texte où il y a quatre personnages et, pour les quatre, on ne sait jamais si ce sont des hommes ou des femmes. Bien qu’ils soient tout à fait différents, il n’y a rien qui puisse laisser déceler leur sexe. Cela suppose, donc, pas d’adjectifs. Cela suppose une contrainte énorme à chaque fois.) J. S. : Il faut éviter l’accord, ce qui est très difficile en français. Michelle Grangaud : Oui ! C’est considérable. C’est une très grande performance. Pour moi, c’était beaucoup plus facile. D’abord, c’est un petit texte
231 sur une seule personne. C’était quelqu’un qui était dans un monde complètement irréel, mais qui n’avait rien de fantastique. C’était quelqu’un qui ne parlait de rien. J. S. : Et Le Bébégaiement du beau Beaubourg ? Michelle Grangaud : Je m’étais aperçue qu’il y a beaucoup de mots à l’intérieur des mots. Surtout en français, où il y a beaucoup d’homophonie. Alors, je me suis amusée à écrire un texte où je jouais constamment sur l’homophonie. Cela commence : « Quand on / Canton... ». Alors, « Canton entre dans la Bible / Dans la bibliothèque... » La pratique, c’est celle de tirer les mots les uns des autres. Quand on entend une phrase, quelquefois – enfin, cela m’a toujours frappée – quand j’écoute quelqu’un parler, je saisis un mot; puis, après, je me rends compte que ce n’était pas ce mot-là. Donc, c’est un principe qu’on peut appliquer pour n’importe quel texte. J’ai appelé cela « le bébégaiement ». M. G., J. S. : (Rires) Michelle Grangaud : C’est une autre façon de cultiver le non-sens. C’est une tradition tout à fait oulipienne. Il y a différentes façons de cultiver le non-sens, un non-sens relativement modéré, mais enfin, réjouissant, en général. A l’Oulipo, le bébégaiement, c’en est une, entre autres. Un autre procédé d’écriture typiquement oulipienne, c’est le « S + 7 », dont on peut tirer des choses très réjouissantes. D’ailleurs, dans Etat civil, je l’ai utilisé. J’en ai utilisé une variante. Il y a une série de phrases dans Etat civil qui se terminent toutes par un substantif et qui donnent des définitions d’un mot. Mais ces phrases sont éparpillées dans le texte. Elles ne viennent pas à la suite les unes des autres. Donc, on ne les repère pas forcément. L’autre procédé dont je vous parle est dérivé du « S + 7 ». Je prenais une phrase qui commençait par un substantif et qui devait se terminer par un substantif. Il y a une des phrases qui dit « L’herbe donne du lait à des poils ». En réalité, cela décrit un herbivore. Donc, c’est cela le principe. Dans la phrase, je suis censée décrire un mot et enfin, je décris, pas forcément le septième substantif que j’ai trouvé dans le dictionnaire, mais, en général, c’est le deuxième ou le troisième. J’ai choisi les substantifs dans un délai de sept substantifs. Je n’irai pas plus loin que le septième, mais ce sera la définition d’un des substantifs que je vais trouver, entre le premier et le septième. Je prendrai la définition d’un autre substantif que celui qui apparaît. J. S. : Vous avez parlé des poètes américains comme source d’inspiration et comme influence possible. Surtout, les objectivistes américains. J’ai noté, à
232 ma dernière visite à Paris, que vous aviez organisé un numéro spécial d’Action poétique portant sur les jeunes poètes autrichiens. Je ne connaissais pas ces poètes, mais après avoir acheté le numéro d’Action poétique en question, j’ai adoré ce qu’ils avaient écrit, les textes que vous aviez présentés. Pourquoi avez-vous formulé ce projet de publier ce numéro sur la poésie autrichienne ? Qu’est-ce qui vous a attirée vers ces jeunes poètes, en particulier ? (En fait, ils écrivent tous de la poésie expérimentale, ou « nouvelle poésie »). Ressentez vous des liens avec eux ? Michelle Grangaud : A priori, oui. Tout m’intéresse. Les poètes autrichiens, cela a été un peu un hasard, en fait. C’est-à-dire qu’il y a une jeune universitaire à Graz qui s’est intéressée à ce que j’écris, qui a pris contact avec moi. Elle s’intéresse à l’Oulipo. Elle avait rencontré Jacques Roubaud et Marcel Benabou à Salzburg. Donc, elle s’intéresse, par ailleurs, à la poésie française, mais surtout aux femmes. Donc, j’avais rencontré Astrid Bernhard. Cela m’est venu au moment où la France avait rompu avec éclat avec l’Autriche. Il y a eu presque un boycott de l’Autriche au moment où... J. S. : ... Jörg Haider est venu au pouvoir. Michelle Grangaud : Oui, exactement. A ce moment-là, Astrid Bernhard m’a envoyé des mails en me disant qu’elle en était très malheureuse, comme beaucoup d’intellectuels autrichiens, d’ailleurs. C’est là que j’ai eu l’idée de lui proposer (comme je suis aussi membre du comité de rédaction d’Action poétique) qu’on fasse une traduction des poètes autrichiens, au moment où, justement, l’Autriche était quasiment boycottée en France. Elle a été d’accord et de mon côté, j’ai eu l’accord d’Henri Deluy, qui est le directeur d’Action poétique. Donc, cela a marché. Donc, on a fait cela. Je dois dire que j’ignorais totalement les poètes autrichiens. C’est elle qui les a choisis. Par contre, on s’est mis d’accord sur les textes. Elle m’a montré ce qu’elle envisageait de traduire et je l’ai incitée à aller dans un certain sens qui me paraissait être le plus intéressant. Mais c’est elle, complètement, qui a choisi les poètes. J. S. : Je trouvais que c’était un choix extrêmement intéressant quand j’ai lu ce numéro. Est-ce qu’il serait trop tôt pour vous poser des questions à propos de votre nouveau projet, celui que vous commencez maintenant ? Michelle Grangaud : Je peux vous en parler. J’ai déjà beaucoup réfléchi. Cela fait longtemps que je pense à ce projet. Il commence maintenant seulement à se monter. Cela s’appelle, globalement... je ne sais pas si je vais garder ce titre, définitivement, parce qu’a priori, cela paraît un peu ringard : c’est
233 L’Histoire de l’amour. C’est sur sept livres et mon projet, c’est de traiter tous les aspects de l’amour. Alors, je travaille sur le premier maintenant. En fait, en ce qui concerne le thème, a priori, je ne savais pas très bien ce que je pouvais faire comme thème. Mais l’an dernier, tout à coup, dans la Bibliothèque de Beaubourg, tout d’un coup m’est venue l’idée que, parmi les poètes et écrivains que je connaissais, il y en avait beaucoup, il me semblait, qui étaient orphelins. Je me suis dit: « Il faudrait que je vérifie combien il y en a. » A la Bibliothèque de Beaubourg, j’ai fait tous les rayons en littérature, alors, les uns après les autres et, effectivement, j’ai fait l’équivalent d’une statistique. Après, le résultat était que, dans mon fichier « Ecrivains », j’en ai, sur 460, il y a presque les trois cinquièmes. J. S. : Ah bon ! C’est extraordinaire. Michelle Grangaud : Oui, c’est plus que la moitié, mais en comptant tout. Je compte comme « orphelins » ceux qui sont orphelins au sens de l’état civil mais aussi tous ceux qui ont une perturbation dans leur filiation : les enfants naturels, tous ceux qui n’ont pas de père, qui sont orphelins de naissance. Je compte même – mais là, c’est peut-être un peu abusif de les appeler « orphelins », mais enfin c’est une rupture dans l’ordre de la filiation, quand même – tous ceux qui ont été abandonnés pour un certain nombre d’années. Je pense, par exemple, au poète Chénier, André Chénier. Il est né à Constantinople. C’était une famille nombreuse. Quand il avait trois ans, toute sa famille, ils allaient sur Paris et ils ont fait un petit crochet par Carcassonne, où M. Chénier avait une sœur, chez qui ils ont déposé l’aîné, le fils aîné et André, qui avait trois ans à l’époque et ils les ont laissés là. André est revenu à Paris quand il avait dix-onze ans. Entre temps, il n’avait pas vu sa famille. J’imagine qu’il ne se souvenait absolument pas d’eux. C’est un peu hallucinant ! Mais il y en a eu d’autres de ce type. J. S. : Et qu’est-ce que vous allez faire de ces histoires d’écrivains orphelins ? Michelle Grangaud : Justement, j’ai un problème. Moi, qui rêve d’écrire une histoire complète, là, je me retrouve avec 460 récits d’enfance d’écrivains. Puis, après, je voulais faire une comparaison avec les peintres et avec les musiciens. Les musiciens, j’ai décidé de ne pas les inclure, finalement. J’ai décidé de me borner aux écrivains et aux peintres. C’est déjà énorme ! Ce que j’ai vu chez les peintres – et c’est très intéressant, par rapport aux écrivains – c’est que chez les peintres, il y a seulement un tiers qui sont ce que j’ai appelé « orphelins », qui sont dans la même situation que les écrivains. Donc, c’est beaucoup moins ! C’est d’autant moins que dans ce tiers, ce qui augmente la proportion, c’est que parmi les peintres, on a de très grands peintres qui sont
234 connus, bien avant les écrivains. Il y en a du quinzième siècle : Michel-Ange et d’autres, même avant lui. C’est avant la Pléiade en France, là où je fais démarrer les écrivains. C’était, donc, une époque où, évidemment, il y avait beaucoup plus d’enfants orphelins ou abandonnés. La mortalité était beaucoup plus forte. Donc, forcément. Cela veut dire qu’il y a une différence. A la lumière de ce que j’ai vu chez les non-orphelins, je pense que ces statistiques montrent que le désir d’écrire, la volonté d’écrire – d’écrire, précisément, à la différence du désir de peindre – ce qui fait la différence entre les deux (bien qu’ils cherchent, tous les deux, la beauté esthétique) c’est que le désir d’écrire survient d’une conscience précoce de la mort. De la mort, du devoir mourir. De s’être retrouvé en danger de mort. Je repère cela beaucoup chez les très grands écrivains non-orphelins aussi. Par exemple, Proust, qui fait sa première crise d’asthme. (Plus tard, il est mort à 51 ans de l’asthme). Il a eu sa première crise d’asthme à neuf ans et l’asthme, c’est typiquement la maladie où on se sent étouffé, on se sent mourir. J. S. : Est-ce qu’à ce moment-là, le besoin d’écrire vient de la nécessité de remplir un vide (réel ou psychologique), ou bien pour viser l’immortalité à travers l’écriture ? Michelle Grangaud : Immortalité, je n’en suis pas sûre. Cela n’est pas évident. Je crois qu’on ne peut pas le dire, pour personne. Par contre, je pense qu’il y a une volonté de conserver quelque chose qui a rapport au temps, qui a intensément rapport au temps, aussi bien le temps passé que le temps... J’ai une autre différence entre l’écrivain et le peintre. C’est qu’un tableau, ce n’est pas dans le temps. C’est un instant, peut-être, avec un certain état de la lumière, mais, à la limite, cela pourrait être n’importe quand. Il n’y a pas le rapport au temps de l’avant et de l’après comme il y a dans l’écriture. Dans l’écriture, il y a un équilibre curieux. De toute façon, on a un rapport au temps, si ce n’est que le temps d’écrire, d’aller jusqu’au bout, de la première phrase à la dernière. Cela se déroule dans le temps. C’est intrinsèquement lié à l’écriture. Je crois que c’est là que se fait le rapport avec l’idée de la mort. En plus, lié à cela aussi, ou peut-être comme une adjonction, il y a le temps historique. On écrit à partir de ce qu’on a lu ; je suis intensément persuadée de cela. Cela veut dire qu’on est intensément nourri, on est fabriqué avec ce que nous ont donné d’autres écrivains pendant des siècles et des siècles. Le premier livre qui m’a marquée énormément, c’était l’Odyssée. Je l’ai lu quand j’avais dix ans dans une version adaptée par Leconte de Lisle, adaptée pour enfants. Ce livre m’a absolument fascinée ! Mais, du coup, je recevais avec cela toute l’Histoire, tout le temps, l’idée d’une civilisation où il y a des dieux, non pas un Dieu, comme on me l’avait enseigné dans mon enfance. Je suis d’éducation protestante. Alors, j’ai connu la Bible tôt aussi. Cela m’a
235 donné aussi cette conscience d’un temps historique. Ce n’est pas du tout quelque chose qui soit propre à moi. Tous les écrivains connaissent cela. En même temps, cela suppose un temps où, moi, je n’existais pas. Je me rappelle aussi que, dans mon enfance, en particulier, j’étais très troublée quand mes parents – c’était généralement mon père – racontaient des histoires de (comment il avait rencontré maman, par exemple) d’avant ma naissance. Je me disais : « Mais où est-ce que j’étais, moi ? » « Comment cela se fait que je n’étais pas là ? » M. G., J. S. : (Rires) Michelle Grangaud : Et « Comment cela se fait que je sois née ? » C’est ça. Cela impliquait, en somme – mon sentiment était qu’avant ma naissance, j’étais morte. J’étais dans la mort. C’est quelque chose que j’ai ressenti parce qu’il se trouve que ma grand-mère paternelle était une institutrice d’école maternelle mais, en même temps, une dame assez sévère. Elle avait des raisons d’être sévère parce qu’elle avait vécu la Guerre de ‘14. Son mari, mon grandpère, a fait tous les quatre ans de la Guerre de ‘14. Elle m’en parlait beaucoup. Je me rappelle – c’est entre sept et dix ans – qu’elle m’a dit quelque chose qui m’a prise à la gorge, qui m’a très effrayée. Elle m’a dit : « Tout le monde doit mourir. » Je ne sais plus dans quels termes elle m’a dit cela, exactement. Mais il me semblait que je voyais le soleil s’éteindre. Cela m’a fait comme un voile noir et j’ai eu beaucoup de mal à accepter cela. Puis, c’était quelque chose auquel je n’avais pas pensé. Tout d’un coup, j’ai réalisé que cela me concernait. Donc, j’ai dû faire avec. Au bout d’un moment, cela s’est tassé. Mais cela a été ravivé très fort parce que j’ai passé toute mon enfance, et même jusqu’à vingt ans, à Alger et il y a eu ce qu’on appelait « les événements », qui était la Guerre d’Algérie. Il y a eu, en particulier, un moment (j’avais quatorze ans) où il y avait eu des bombes dans les autobus. La Guerre d’Algérie a été un temps de psychose collective terrible. Quand je suis rentrée en France, j’avais vingt ans. Quand j’ai senti ce que c’était que de vivre dans un pays en paix, tout d’un coup, je me suis dit: « Mais on était fous ! On était tous fous ! » La guerre, c’était quelque chose de terrible qui plonge des populations entières en état de psychose. Même si on arrive à fonctionner apparemment normalement, on est tous fous, littéralement. Pour ce qui est des événements en question et ce que cela a pu me faire, j’avais à prendre le trolleybus quatre fois par jour, cinq jours par semaine. Le samedi, quand même deux fois, parce qu’on avait cours le samedi matin. Je devais prendre le trolleybus très régulièrement et je l’ai pris, en particulier, à un moment où il pouvait tout à coup y avoir une bombe. Il y a eu, effectivement, une bombe sur la ligne (pas dans le trolleybus où j’étais, évidemment) mais sur la ligne que j’empruntais régulièrement. Il s’est trouvé qu’elle avait explosé précisément à
236 l’arrêt où je descendais pour aller à mon lycée. Donc, cela voulait dire que pendant des mois et des mois, comme en Algérie il pleut assez rarement, pendant au moins trois mois j’ai vu du sang sur le trottoir. Puis, de toute façon on en parlait tout le temps. Tous les jours, on parlait d’horreurs qui se produisaient et, à propos de ces bombes qui explosaient, en particulier, je savais que tout le monde ne mourait pas, parmi les gens qui étaient atteints, mais il se passait quelque chose qui était, à mon sens, pire : c’est qu’il y avait des bras et des jambes arrachés, amputés. Mon frère, qui commençait des études de médecine, m’avait dit une fois qu’il avait vu un enfant de huit ans qui avait eu les deux jambes coupées et qui lui avait dit : « Ma vie est finie. » On savait – c’était dit – que les bombes étaient transportées dans des sacs de plage, qui étaient très repérables parce que c’étaient des sacs de couleur vive. Quand je voyais dans un trolleybus quelqu’un qui portait un sac de plage, j’allais me mettre tout à côté en me disant : « S’il y a une bombe là-dedans, je préfère sauter complètement que de me retrouver les jambes arrachées. » Je ne peux pas dire que cela m’ait traumatisée. Après, j’ai revu la Guerre d’Algérie d’un point de vue beaucoup moins personnel et après, j’ai réfléchi là-dessus. J’ai bien vu l’Histoire de l’Algérie; j’espère que je l’ai bien fait sentir dans Calendrier des fêtes nationales, que les horreurs de la Guerre d’Algérie ont été produites directement par le colonialisme. C’était de la responsabilité du colonialisme en général. Sur le moment, ce que j’en ai ressenti, c’était que je préférais mourir plutôt que de me retrouver diminuée, amputée. D’une certaine façon, cela a adouci pour moi l’idée de la mort, paradoxalement. Cela m’a fait moins regretter d’avoir à mourir, d’autant plus que j’ai une tendance à la syncope (pas très prononcée mais cela m’est arrivé). En fait, une syncope n’est pas quelque chose de très désagréable. En particulier, quand on reprend conscience, il y a un moment qui, au contraire, est très agréable, euphorique. Montaigne et Rousseau le décrivent, tous les deux, chacun de leur côté. Ils le décrivent comme quelque chose qu’ils ont vécu. Quand je suis tombée sur leurs descriptions de la syncope, j’ai reconnu ce que moi, j’avais éprouvé en sortant d’une syncope. Alors, ce que je voudrais faire, à partir de toutes ces histoires d’enfance, c’est justement raconter tout ce que j’en ai tiré, tout ce que j’y vois de rapport avec l’écriture. En somme, c’est la naissance de l’écriture. J. S. : Quels rapports y a-t-il entre ces histoires d’enfance et votre projet de L’Histoire de l’amour ? Michelle Grangaud : C’est le projet du premier livre. J. S. : Est-ce que vous avez déjà organisé le développement des sept livres ?
237 Michelle Grangaud : Oui. C’est nécessaire parce qu’il faut que cela fasse un ensemble. En fait, les six premiers livres, ils vont être censément écrits par six écrivains différents qui ne seront pas des écrivains ayant réellement existé. Je prends des personnages de fiction. Je crois que cela m’est venu à cause de la difficulté que j’éprouve à écrire à la première personne en étant consciente que c’est vraiment moi. Je peux beaucoup plus facilement écrire à la première personne en adoptant un personnage de fiction. Par exemple, le premier livre va être censément le journal de quelqu’un qui s’appelle Frédéric Moreau. J. .S., M. G. : (Rires) Michelle Grangaud: Ce narrateur est né à Nozant et a fait ses études à Sens, comme le héros de Flaubert mais il vit actuellement à Paris. Tous les narrateurs des livres de ce cycle vont être des personnages de fiction que je fais vivre. Il y aura trois hommes et trois femmes. Le deuxième livre, qui s’appelle pour l’instant Pomelos grenades, c’est sur la guerre. C’est quelque chose que je sens intuitivement que je n’ai pas vraiment tiré au clair. (Il faut que je le tire au clair avant de me mettre à le rédiger.) D’une certaine façon, la guerre est liée à l’amour. La guerre est quelque chose qui découle même de l’amour, il me semble. Il y a, déjà, le mythe de l’enlèvement des Sabines. J. S. : Et celui de la Guerre de Troie. Michelle Grangaud : Exactement, oui. Puis, le fait qu’on se marie avec l’étranger (donc, potentiellement, l’ennemi). En fait, mon histoire de l’amour doit tout englober. Donc, il faut bien que j’inclue la guerre aussi. Je ne pense pas parler directement de la Guerre d’Algérie, mais, par contre, je sais que je vais y incorporer largement ce que j’ai ressenti de la Guerre d’Algérie. La guerre est présente dans mon histoire personnelle; donc, j’ai besoin de l’inclure, de toute façon. J. S. : Et le second tome de votre Histoire de l’amour ? Quel sera le contenu du second tome ? Michelle Grangaud : Le suivant, c’est l’histoire du christianisme, parce que le christianisme est la religion de l’amour, qui a produit, par contre, des meurtres innombrables. Tant que l’Eglise catholique a eu le pouvoir, cela a fait beaucoup, beaucoup, beaucoup de meurtres. Maintenant, ils sont très pacifistes, dans la mesure où ils ont beaucoup perdu de leur pouvoir. J. S. : C’est l’Eglise catholique qui a inventé l’Inquisition.
238 Michelle Grangaud: Oui. L’Inquisition, les Guerres de religion. Ce qui est peu connu – et que j’ai découvert en bibliothèque – c’est les premiers temps du christianisme. Les premiers temps du christianisme ont été une horreur absolue. En fait, le christianisme s’est établi, non pas du tout au premier siècle. Il est possible que cela ait démarré à ce moment-là, mais c’est très peu attesté. En fait, on a des attestations fiables indiquant que seulement à partir du milieu du deuxième siècle. On en a des essais à partir de l’Empereur Constantin, qui a pris le pouvoir au début du quatrième siècle et qui a imposé le christianisme. Il a remplacé la religion maintenant dite « païenne » par le christianisme. C’était une religion polythéiste; cette religion a été remplacée par le monothéisme chrétien. Alors, à partir de là, l’Eglise a été un fléau terrible. D’ailleurs, les premiers chrétiens dont on a trace sont des hérétiques ! J. S. : Vous parlez des gnostiques ? Michelle Grangaud : Oui, enfin, il y a toute une série de sectes. Ce sont les seuls premiers chrétiens qu’on connaît, dont on ait une trace exacte ! On est sûr de leur existence, alors qu’on n’est pas sûr du tout que les Evangiles ont été effectivement écrits à la date où ils sont censés avoir été écrits. C’est même, d’après ce que j’ai lu, assez improbable. Puis, après Constantin, il y a eu des horreurs absolues. Au cinquième, sixième siècle, en Asie mineure, ils ont fait des génocides ! Il y a eu des régions entières où ils ont crucifié les gens. Cela paraît dément, une religion de l’amour, où Jésus Christ est mort sur la croix, et les gens qui se disent les disciples du Christ vont aller en crucifier d’autres. C’est tout à fait hallucinant ! D’un point de vue littéraire, pour en faire un objet littéraire, je pensais faire un dictionnaire collectif (largement inspiré de l’Oulipo) où des personnages fictifs prennent la parole. Par exemple, il y aura Monsieur Teste, le personnage de Valéry. Il y aura Julien Sorel aussi. J. S., M. G. : (Rires) Michelle Grangaud : Et ensemble, ils vont faire ce dictionnaire sur l’histoire du christianisme. J. S. : C’est une idée géniale ! Michelle Grangaud : Alors, les trois premiers tomes de ce projet présentent l’amour dans la vie publique, en somme. Les écrivains, cela débouche sur une publication; la guerre, c’est collectif; et le christianisme aussi. Après, j’ai trois livres sur l’amour à l’état individuel, au sens où on l’entend plus couramment. Le premier de cette deuxième série sera « family life », l’amour
239 dans la famille. Là, j’ai une matière abondante aussi – et des choses assez dures ! (Rire) C’est pas tout tendre, les relations familiales ! Il y en a qui vont bien, mais pas toujours. J. S. : Après cela, vous aurez très certainement un livre sur le couple, n’est-ce pas ? Michelle Grangaud : A la fin, oui. C’est le dernier. Après, j’en ai un, intermédiaire, sur les relations sociales. Là, je triche un peu par rapport au sens du mot « amour », mais il m’a semblé qu’on pouvait l’étendre jusque-là en prenant une idée de l’amour très édulcorée. J. S. : Je vois. En Amérique, par exemple, on appelle Philadelphie la ville « of brotherly love », de l’amour fraternel au sens d’amour pour son prochain. Michelle Grangaud : C’est ça. Voilà. C’est la fraternité. Il me faut six livres, absolument. Je vais respecter la parité. Il y aura trois hommes et trois femmes. J. S. : Et trois volumes sur l’amour collectif; puis, trois volumes sur l’amour individuel. D’accord. Michelle Grangaud : Donc, le dernier, c’est les relations amoureuses. Comme écrivain, j’ai un personnage formidable, un personnage de roman. C’est Camille Maupin. Elle apparaît pour la première fois comme personnage dans un roman du dix-septième siècle, qui est, d’ailleurs, très intéressant. Son personnage est tout à fait intéressant. En plus, au départ, c’est une femme, mais il y a une ambigüité. Alors, homme ou femme ? On ne sait pas très bien. Donc, pour mon roman, il est important que j’intègre aussi l’homosexualité pour parler de l’amour. Cela existe et mon propos est de décrire tous les aspects de l’amour. Et l’homosexualité donne, nécessairement, des relations différentes. Ça, je l’ai vu très tôt avec Proust. J’ai adoré Proust, mais on ne peut pas être plus différents, comme personnalité, que lui et moi ! J. S., M. G. : (Rires) Michelle Grangaud : J’ai commencé à lire Proust à l’âge de quinze ans et j’ai été complètement inspirée. Il est fabuleusement intelligent. J. S. : Et son écriture est extraordinaire, à nulle autre pareille. Michelle Grangaud : Oui, mais à quinze ans, dans un premier temps, cela m’a barrée, l’écriture. J’ai eu énormément de mal. Il s’est passé quelque
240 chose de très curieux de ce point de vue-là. J’ai commencé à le lire, en fait, parce que je n’avais rien d’autre à lire. Cela a été une époque de ma vie où je ne pouvais pas me passer de lectures. Un jour sans rien lire, c’était pour moi quelque chose de mortel ! Donc, j’ai lu cela. Dans un premier temps, je l’ai lu la rage au cœur parce que je n’y comprenais rien ! D’ailleurs, j’avais commencé, non pas par le début, mais par Le Côté de Guermantes. J’avais celuilà sous la main. J’ai persisté parce que je n’avais rien d’autre à lire et, tout d’un coup, un jour, je suis arrivée à une très longue phrase, très ample, et tout d’un coup j’ai entendu la musique de la phrase, ou l’architecture. J’ai senti la forme, la forme magnifique ! A ce moment-là, c’est quelque chose que je ne m’explique toujours pas, mais je l’ai senti – tout à coup j’ai compris. J’ai compris ce qu’il disait en même temps que je sentais la forme de la phrase. A partir de ce moment-là, je suis rentrée dedans. Je comprenais sans difficulté tout ce qu’il disait. Là, j’ai été complètement happée alors qu’il décrivait le salon des Guermantes et moi, je vivais à Alger ! Mes parents étaient des intellectuels. Mon père était professeur d’université, chercheur en chimie biologique, et ma mère était professeur de mathématiques. La maison était pleine de livres. C’était une villa très grande. Dans toutes les chambres, il y avait des livres. Partout. Des livres intéressants. Avec cela, ce n’était pas du tout le monde des Guermantes ! Mes parents étaient des protestants charitables. Ils étaient très hospitaliers. J. S. : Quelle va être la dernière partie du livre ? Michelle Grangaud : Alors, la dernière partie, il faut que je les fasse se retrouver tous ensemble. Cela ne me plaisait pas d’avoir seulement six livres. Je n’aime pas les chiffres pairs. J’avais besoin de chiffres pairs pour avoir trois hommes, trois femmes, pour que ce soit égal. Dans le septième livre, je vais les faire tous se retrouver, avec d’autres écrivains pour un grand colloque à Royaumont sur le thème... Enfin, je n’ai pas décidé encore, mais c’est facile à Royaumont. On peut faire ce qu’on veut, un colloque sur poésie et prose, par exemple. J. S. : Votre projet pour le septième livre me rappelle Le Temps retrouvé, où tous les personnages se retrouvent à la fin du roman. Michelle Grangaud : C’est vrai. J’ai pensé, d’abord, faire sept livres. Puis, après, je me suis dit : « Mais dans A la recherche du temps perdu, il y en a sept aussi. » Je ne l’ai pas fait exprès au départ. Maintenant, il ne me reste plus qu’à écrire les sept livres. C’est pas rien ! J. S., M. G. : (Rires)
241 Michelle Grangaud: De tous les écrivains que j’ai lus, c’est Proust qui m’a le plus marquée. Il m’a formée intellectuellement de façon formidable. Il m’a formée dans ma façon de voir, d’appréhender, de comprendre le monde et la société. J. S. : Eh bien, Michelle Grangaud, je vous souhaite beaucoup de chance avec ce projet, qui a l’air passionnant ! J’ai hâte de le lire. Michelle Grangaud : Je vous remercie de votre grande attention. Vous avez une façon de parler qui facilite beaucoup l’expression. J. S. : Merci bien !
Bibliographie de Michelle Grangaud Mémento-fragments. Paris : P.O.L, 1987. Stations. Paris : P.O.L, 1990. Renaîtres. Noueux les Mines : Ecbolade, 1990. Geste, narrations. Paris : P.O.L, 1991. Jours le jour : chronique. Paris : P.O.L, 1994. Poèmes fondus. Paris : P.O.L, 1997. État civil : inventaire. Paris : P.O.L, 1998. Souvenirs de ma vie collective : sujets de tableaux sans tableaux. Paris : P.O.L, 2000. Le Bébégaiement du beau Beaubourg. Paris : L’Attente, 2001. Calendrier des poètes : Année folle I. Paris : P.O.L., 2001. Calendrier des fêtes nationales. Année folle II. Paris : P.O.L., 2003. Marquise vos beaux yeux. Bordeaux : Le bleu du ciel, 2005.
Janine Mitaud Née en 1922, Janine Mitaud a publié son premier recueil de poèmes, Hâte de vivre, en 1949. Depuis ce début, Mitaud a écrit de nombreux autres livres de poésie, dont la plupart ont paru chez Rougerie. Comme certains de ses titres l’indiquent – comme Danger (1974) ou Poèmes cruels (1988) – Janine Mitaud n’a pas peur d’aborder le côté sombre et violent de l’existence humaine. « La vie est un long meurtre, » écrit-elle dans Poème cruels, mais elle ajoute, ailleurs dans le même livre, « L’impitoyable choix étincelle toujours. » Dans ses poèmes elle juxtapose souvent des images présentant des contrastes (telles que « l’offensive feutrée des semences » et « les cendres liturgiques ») pour souligner la tension ontologique que ces images traduisent. Mitaud pratique l’écriture des poèmes en tant qu’exorcisme, rêve et prophétie. « Le langage est à la fois une merveille et une épreuve, » m’a-telle dit. A la fin de Poèmes cruels la poète nous offre un aperçu de l’art poétique qu’elle a construit dès son premier recueil de poèmes et jusqu’à ses livres récents comme Privilèges : Je ne m’adonne à la folie et la révolte Qu’à l’égard du poème Pour mieux assimiler La démence des mots Puis les faire graviter En soleil absolu Sans tache et sans mensonge
Mitaud est fascinée par le mystère de l’existence. D’une part, elle fait appel à la nature dans ses poèmes; le monde y est très présent. De l’autre, elle emploie aussi un vocabulaire spirituel et des métaphores abstraites. Les images de sa poésie surprennent le lecteur et le conduisent vers une nouvelle connaissance du réel. Bien que Mitaud joue avec les mots dans certains poèmes (« Les mots rusent pour nous ravir, » Poèmes cruels), le fond de chaque poème reste très sérieux. En danger sur la page nous ne connaissons pas le luxe des communions […] Pourtant le livre peut s’écrire au-delà du désespoir porteur muet des généalogies de la beauté (« Témoin », Danger (1974) 19).
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Entretien avec Janine Mitaud Le 3 juillet 2003 John Stout : Janine Mitaud, vous avez publié votre premier recueil de poésie, Hâte de vivre, en 1949. Vous venez de publier Privilèges chez Rougerie en 2001. Dès le début, vous avez choisi la poésie, plutôt que la prose, comme mode d’expression et comme mode de vie, si je peux dire. Pourquoi ? Qu’estce que la poésie, seule, vous permet de dire et d’atteindre ? Janine Mitaud : J’ai choisi la poésie. C’était plutôt instinctif parce que la prose, j’aimais bien l’écrire mais je me rendais compte que ce n’était pas bon. Je ne le trouvais pas bon. La poésie m’était venue un peu par chance. C’est un de nos professeurs – j’avais dix-sept ou dix-huit ans – qui nous a dit : « Voilà. Voilà un sujet de dissertation, mais celles qui voudront faire des poèmes au lieu de traiter le sujet, vous êtes libres. » Je me suis aperçue que je choisissais la poésie. Pour moi, c’était une surprise et une chance. Depuis, je ne me suis plus arrêtée. Je sens bien qu’avec la prose, je suis moins à l’aise et que ce n’est pas valable. J’ai toujours aimé écrire, quand on est élève, étudiant, mais faire une dissertation ou écrire un roman, ce n’est pas la même chose. Je me rendais bien compte, si je faisais la prose – j’ai fait environ trente tentatives – je me disais : « Je n’arrive pas à m’arracher à moi-même. C’est toujours la même chose que je raconte. Même si ce n’est pas la même chose, objectivement, c’est toujours la même chose. Donc, ce n’est pas ça. » Ce que j’ai écrit simplement en prose – parce que j’en ai beaucoup, comme tout le monde – ce sont des rêves parce que cela, c’était déjà (ou presque) un poème. Mais autrement, je n’écris pas en prose pour faire oeuvre littéraire. D’ailleurs, on n’écrit pas non plus de la poésie pour faire une oeuvre littéraire. On est très content si c’est publié, si c’est lu. Mais avant tout, c’est un bonheur. C’est une liberté à laquelle on ne pensait pas. Puis, on se rend compte que puisqu’on a choisi cela, il faut aussi qu’on trouve son langage. Et ça, ce n’est jamais fini. Mais on a des influences, bien sûr. On ne s’en rend pas compte tout de suite. J. S. : Dans un de vos premiers recueils, Départs (1952), vous avez publié le texte suivant, qui exprime une vision très puissante de la poésie : LE POÈME Détruire les mots Presser le silence Au carrefour chaque visage et chaque phare
245 Menaceront la ville Mais tu progresses Invincible présence du poème La nuit dans ma pensée tu entraînes la mer L’ombre roule en labours paisibles Se déploient les prairies les eaux Que le ciel se descelle La langue se délie Le poème bat comme un coeur et je resPire dans son souffle Sur les chutes de neige ou de fruits riches Sur les buissons de bourgeons et d’oiseaux Qu’il étende l’éclair d’une cinquième saison.
Est-ce que ces vers expriment une vision de la poésie à laquelle vous croyez toujours ? Janine Mitaud : Oui, j’avoue que j’avais oublié le poème, mais il correspond bien à ce qu’est la poésie pour moi. C’est à la fois, comme je disais, un bonheur mais c’est aussi une lutte. On ne peut pas employer n’importe quel mot. Même si on le préfère, ce n’est pas forcément celui-là. Je crois que ce que j’ai peut-être voulu dire, c’est qu’en poésie, on ne peut pas tricher. Je triche peut-être, sans le savoir, d’ailleurs. (Rire) Quand on a envie d’écrire un poème, il y a quelque chose de très profond qu’on a envie d’exprimer pour se réjouir ou pour se libérer ou pour se distancier de quelque chose. C’est une recherche et c’est un remerciement pour ce qui vous arrive quelquefois. On se rend compte que même une douleur, une souffrance se transforment. Au début, on est abattu, mais écrire de la poésie, cela donne une force. On se dit : « Je suis seule, mais j’ai cette force. Je dois l’employer ». Cela devient un devoir parce qu’on ne peut pas l’écrire n’importe comment. Quand le poème est là, il peut être très long à écrire. C’est vrai que je les travaille beaucoup. Il est en soi, même quand on se balade, qu’on travaille, il ne vous lâche pas. J. S. : Un des aspects de votre poésie qui m’a tout de suite frappé, c’est la présence de la violence – en particulier, la violence venant de la guerre. Vous commencez Hâte de vivre avec le poème « Pour une prière », écrit en 1942, pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Dans un recueil plus récent, vous avez dédicacé un poème à Tim O’Brien, romancier américain de la Guerre au Vietnam. Par ailleurs, vous écrivez dans Poèmes cruels (1988) : « La vie est un long meurtre [...] Massacre des couleurs/ Odeur des enfants morts des chevaux abattus / des bêtes dépecées / des arbres équarris / L’amour piétine et rêve dans les boues rougeâtres / Se blesse espérance dernière / Aux larmes
246 des cristaux / Dont la vendange n’a que faire // La vie est un long meurtre. » Puis, voici une autre image tirée du même recueil : « De cruelles pâques flamboient / Ravages des récoltes corps et cœurs. » Alors, pourquoi la violence a-t-elle cette présence si fondamentale dans votre poésie ? Pourquoi l’idée de la guerre revient-elle si souvent dans vos poèmes ? Janine Mitaud : Parce qu’au fond, à mon âge, j’en ai vu passer une. Enfin, je l’ai vue de très loin. Je n’étais ni combattant ni résistant mais, autour de moi, il y en avait toujours. Puis, j’ai été frappée par l’existence (déjà, presque nulle) de notre empire colonial, dont beaucoup de Français étaient des héritiers. Il y a des choses que j’avais apprises en Histoire, à l’école. Un beau jour, je me suis rendu compte qu’à l’école, on n’apprend pas tout. Nulle part, on n’apprend tout. J’ai vu que l’Histoire de la France était tout à fait autre chose que ce que j’avais en tête. Je trouvais normal, peut-être, que l’Algérie ait été trois départements français. A douze ans, quinze ans, je ne me posais pas ces problèmes. Cela me semblait presque naturel. Puis, au fur et à mesure des livres, des émissions, des films, pour la Guerre du Vietnam surtout, il y a eu des films presque tout de suite aux États-Unis tandis que, pour la Guerre d’Algérie en France, cela a été beaucoup plus long à admettre que c’était une guerre. On ne disait jamais que c’était une guerre. Non, c’était une « opération de police. » Il n’y a qu’il y a quelques années qu’on l’a reconnu. Pour quelqu’un qui habite le pays, comme moi, cela était, évidemment, frappant. Alors, je me disais : « Je suis là, bien tranquille, aussi heureuse qu’on peut l’être, mais autour, il y a tellement de massacres organisés, ou pas organisés, qu’on ne peut pas l’oublier. » On ne peut pas se mettre à part et dire : « Je suis dans ma Tour d’Ivoire. » Vieille image, mais c’est vrai. Puis, ce qui m’a toujours frappée aussi, c’est que depuis des millénaires, il y a des gens intelligents qui inventent des armes de plus en plus magnifiques, mais il y a beaucoup de gens intelligents qui cherchent à empêcher la guerre et puis, on en est toujours au même point. Il faut continuer à espérer mais, quand même, c’est pas désespérant, mais c’est assez frappant, cette espèce de balance. Les uns font tout pour que ce soit rapide et efficace. Puis, on arrive. On apporte la vérité. C’était cela, notre empire colonial : on apportait « la vérité ». On y croyait, finalement. Les gamines, les gamins, ils y croient, enfin. Mais ce n’est pas vrai. C’est une histoire de pouvoir. On ne peut pas s’en défaire. Même si on trouve que le monde est très souvent très beau, c’est quand même une éternelle lutte, à mon avis. J. S. : En vous écoutant parler de la lutte qui est menée dans le monde (et à laquelle la poésie doit réagir), cela m’a fait penser à la préface que Pierre Seghers a écrite pour votre recueil de poèmes Danger (1974). Je cite Pierre Seghers : « Fille de la guérilla, je veux dire, de son époque, elle se déchire, se
247 désentrave, crie et se reconstitue, chaque fois plus écorchée, plus vivante. Indomptable avant tout, combat permanent, elle est rigueur et froment, lait de la vie. En elle, les pierres, celles du Larzac intérieur, des hauts châteaux décapités, l’infini des ciels, et le mot juste. Touffe de genêts, aussi, rocher que le soleil calcine, miroir solaire où le feu prend, elle attire la lumière noire et la projette, une flamme à dessouder tous les chineurs de bric à brac » (Danger, 7). Lorsque Pierre Seghers écrit « elle » dans ce passage, je me demande s’il parle de la poésie, de vous-même, ou des deux en même temps. Janine Mitaud : C’est les deux en même temps. Oui, je le connaissais très bien, il me connaissait très bien aussi. Je trouve même que sa préface est plus belle que mes poèmes! Je me souviens qu’à ce moment-là, je me trouvais en Roumanie. Il se trouve que j’étais seule et je lui avais demandé s’il pouvait me faire une préface et il me l’a envoyée là-bas. J’ai gardé le manuscrit de cette préface et j’étais ahurie même parce que je la trouvais presque trop belle pour moi... Il employait le mot « Larzac », mais moi, personnellement, je n’étais pas une combattante du Larzac. C’est une image. Je n’y étais pas. Mais enfin, cela est devenu symbolique en France, un peu. J. S. : Tout à l’heure, nous avons parlé de Poèmes cruels. Le titre de ce recueil est intéressant, peut-être même choquant. Je me demande pourquoi vous avez choisi ce titre. S’agit-il d’une cruauté littérale et historique ? Ou bien, pourrait-on dire que « la cruauté », dans les poèmes de ce recueil, devient quelque chose de plus abstrait, comme elle l’est dans le projet d’Antonin Artaud, par exemple, du « Théâtre de la Cruauté » ? Janine Mitaud : Oui, pour moi, la cruauté, c’est la cruauté ambiante ou potentielle, qui n’éclate pas toujours, mais on peut dire, sans vouloir faire des effets, qu’elle est en chacun de nous. Et dans certaines conditions, qu’aurions-nous fait ? C’est peut-être une vue pessimiste. Moi, je ne crois pas parce que si on en a conscience, on peut la maîtriser ou se dire, « je prends la mauvaise voie. » Alors, ce n’est pas le poème qui est cruel. C’est la vie et l’être humain. Nous l’avons en nous. Trop de gens pensent qu’ils n’auraient jamais commis tel acte, n’auraient jamais permis telle violence. Je ne pense pas que cela soit vrai. Beaucoup de gens ont été dans de telles conditions que, malgré eux, ils ont été cruels. Je ne sais pas si je peux citer un détail qui n’a rien à voir avec mes poèmes, mais j’ai entendu dans une émission un homme d’âge assez avancé maintenant, et qui était un ancien des camps de la mort. C’est un juif et quand il est arrivé là-bas, il était un enfant. Donc, on mettait les gens dans la salle de douches (on sait ce que cela veut dire), mais lui, on ne l’y mettait pas. Cet enfant devait mettre le verrou. C’est horrible ! Il n’était pas cruel, plus que nous, mais il savait déjà, dans cette ambiance, que s’il ne
248 le faisait pas, quelqu’un d’autre le ferait et que lui disparaîtrait et serait abattu tout de suite. Alors, ce témoin-là disparaissait. Je pense que, toute sa vie, il a porté en lui ce geste de cruauté qu’il ne voulait pas commettre. La vie, elle est bourrée de choses de ce genre. C’est peut-être une vision pessimiste, mais enfin... J. S. : Cependant, en lisant votre poésie, on voit qu’il y a une conscience très aiguë de la violence, de la guerre et de la cruauté, mais qu’en même temps, il y a tout un autre aspect, une sorte de sérénité cosmique, pourrait-on dire, à laquelle vous attirez l’attention du lecteur. Justement, à cet égard, vous employez souvent un vocabulaire d’ordre spirituel dans vos poèmes. Les titres de certains poèmes, comme « Frappée de résurrection » (Suite baroque, 50-51) ou « Miracles du corps » (Suite baroque, 52), suggèrent que ces poèmes doivent être interprétés dans un cadre spirituel, chrétien ou autre. Quelle est la place de la spiritualité dans votre oeuvre, alors ? Janine Mitaud : Dans ce choix de termes, il y a peut-être l’influence de mon enfance. J’ai été élevée dans le catholicisme. Mon père, lui, était laïque, pacifiste, mais ma mère étant morte, ma grand-mère maternelle nous a élevés vraiment. Je crois ne jamais avoir raté une messe jusqu’à l’âge de douze ans! Mon père laissait faire. Je crois qu’il s’était dit, « Plus tard, elle choisira. C’est la meilleure solution. » Puis, je me suis rendu compte que je n’étais pas faite pour être une croyante religieuse dans une religion particulière, mais que, malgré tout, dans chaque religion (enfin, j’espère) il y a une aspiration spirituelle. La seule chose que l’on puisse dire à ce propos est la suivante : « La seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien. » Mais, en réalité, je ne peux pas dire que je crois au néant. Je ne crois pas au néant. J’admire beaucoup les astronomes, qui, toujours, disent – dans un travail extrêmement délicat, d’ailleurs, et important – « Nous sommes au bord de l’infini, mais jamais un infini n’en révèle un autre, à moins qu’une autre espèce humaine soit plus douée que nous et comprenne. » Mais rien que dans la religion catholique (et orthodoxe aussi, je crois) Dieu est incréé. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est un beau terme, magnifique, mais nous ne savons pas ce que c’est. Je crois que nous resterons toujours dans cette recherche, qui est merveilleuse. Ce monde, lui-même, il est infini, en lumière, en bagarres, en trouvailles, en beauté. Il y a de quoi vivre heureux, malgré les malheurs, je crois. J. S. : À côté des images de violence et de guerre – ou plutôt, en opposition à ces images-là – il y a toute une autre série d’images qui reviennent dans votre poésie. Ce sont les images de la nature : de la vendange, des fruits, des fleurs, des arbres. Il est rare de trouver un de vos poèmes qui n’inclut pas ce type
249 d’image. (D’ailleurs, tout récemment, vous avez publié une plaquette portant sur l’image du jardin.) Pourquoi faites-vous appel à la nature de cette manière presque continuelle ? Janine Mitaud : La raison profonde est peut-être que je suis de la campagne et que tout cela m’entourait. J’avais une admiration peut-être un peu naïve mais, par exemple, les noyers, les noix qui tombent. C’était qu’au fond, quand je me promenais, gamine, c’est là que j’avais le plus de liberté. Quant au jardin, c’était un thème que l’éditeur avait établi et, en même temps, il m’a demandé d’y participer. Cela correspondait, à la fois, à mes souvenirs d’enfance et c’était quelques mois ou semaines après le décès de mon époux, qui était lui-même poète. Alors, je n’avais pas envie de refuser. Je me suis dit : « Il est mort. C’est affreux. Mais, pour lui, pour toi, tu dois continuer. » D’ailleurs, je ne pouvais pas m’en empêcher. Ce qui fait que les deux thèmes se sont joints et que les paroles que j’ai mises, ce sont des paroles qu’il a prononcées avant. Quand il dit, par exemple, « Je ne sais pas si je dors ou si je meurs, et on ne sait pas où l’on va », j’ai décidé de le mettre dans le poème parce que c’était tellement simple, tellement véridique et tellement douloureux. En même temps, c’était beau. Alors, toutes ces raisons-là font que la nature ne me sera jamais étrangère. Puis, ma fille ayant épousé un Californien, j’y suis allée une quinzaine de fois. J’ai été émerveillée, en Californie du nord, de voir dans la même petite ville – une petite ville de 7000 habitants – toutes les espèces que j’aimais: les érables, les orangers, les tilleuls. Il y a tout. C’est magnifique ! D’ailleurs, la ville est entourée de collines où il y a des espèces que je ne connais même pas, tellement c’est magnifique. Donc, je le dois à tout cela. J. S. : Dans votre poésie, est-ce que les images de la nature sont là surtout pour nous réconforter, nous rassurer ? Ou pour faire entrer le monde dans le poème ? Pour créer un lien concret et sensuel entre le poème et le monde ? Janine Mitaud : Je dirais que, certainement, quand on écrit un poème, c’est, d’abord, pour son plaisir à soi, mais c’est en même temps pour les autres, même s’il n’est jamais lu. J’ai une amie à qui j’avais écrit une fois : « Peu importe. Un poème existe en soi, après tout. » Elle m’a un peu trouvée bizarre ! Mais je crois qu’il y a cela et cela me fait toujours penser à une phrase de Valéry (je ne la sais pas par coeur) où il disait : « Le poète est l’homme le plus utilitaire du monde parce que tout, chez lui, devient poème. » Il n’y aura pas une occasion. On ne cherche pas l’occasion, mais on est frappé. On pense qu’on n’a pas le droit de laisser échapper tant de beauté, ou tant de joie, tant de larmes, etcetera. C’est banal, mais c’est comme ça.
250 J. S. : Il y a une image particulière de la nature, qui revient comme un leitmotif dans vos poèmes : c’est la neige. Dans Poèmes cruels vous écrivez : « Quels langages pour la neige? // Tous usés : // Registre vierge / Page pure / Velours paillettes palpitantes // Peut-être : / hébergement des songes / S’ils rejoignent les sourdes semences. » Par ailleurs, dans un poème de Danger, vous écrivez : « Frugalité accusatrice du froid / La neige interrompt le langage / passe sur nos tragédies sa plume / rèche / qui nivelle leurs prairies profanées / établit un vide monastique » (Danger, 12). Comment doit-on interpréter ces images de la neige ? Janine Mitaud : Sans doute, parce que la neige évoque à la fois un mystère – elle est éphémère. Sauf dans les montagnes, elle est éphémère. Elle recouvre tout d’une beauté pour laquelle nous n’avons pas de mots. Elle symbolise la pureté et parfois, il y a des phénomènes étranges. Par exemple, sur mon balcon, il y a un petit jardin. Il y avait une couche de neige et au fur et à mesure que cette neige fondait doucement, elle devenait une sorte de corps. Elle avait la forme d’un corps magique et c’est extraordinaire. Je n’y étais pour rien; elle non plus. C’est ainsi. C’est comme un signe. J. S. : C’est René Char qui a écrit la préface à L’Échange des colères (1965). Est-ce que l’exemple de Char vous a influencée ? Y a-t-il d’autres poètes, de France ou de l’étranger, qui vous ont influencée ? Janine Mitaud : J’ai découvert René Char très tard dans son oeuvre. J’ai été frappée par la contraction des images et qui, en même temps, menaient à des perspectives, pour moi, extraordinaires. J’aime beaucoup de poètes français, que ce soit Baudelaire, que ce soit Racine. Parmi les poètes étrangers, que ce soit Blake, Keats, Whitman. Beaucoup, enfin. J. S. : Vous venez d’évoquer Blake et, tout à l’heure, en regardant un de vos livres, Soleil en surcroît, nous avons parlé d’un dessin qui ressemblait à un dessin de Blake. D’ailleurs, en lisant certains de vos poèmes, j’ai souvent l’impression qu’il s’agit d’une poésie visionnaire. Je trouve qu’il y a un côté vraiment visionnaire dans votre poésie qui la rapproche éventuellement de celle de Blake. Janine Mitaud : Il y a chez Blake, c’est vrai, un aspect visionnaire que l’on cherche à saisir, à pénétrer. A Londres j’ai été voir ses oeuvres picturales qui vont très bien avec ce que j’ai lu de lui. Même ses poèmes les plus brefs. Dans ses poèmes les plus brefs il y a tout un monde, un peu magique, impénétrable. « Visionnaire » est le mot, vraiment.
251 J. S. : Dans votre recueil Suite baroque (1983), vous faites appel à la poésie baroque. Pourquoi ressentez-vous des affinités particulières avec la tradition baroque ? Janine Mitaud : Cela a été intuitif. J’ai cherché, bien sûr, la signification originale de « baroque ». J’ai écouté beaucoup de musique baroque et je me suis probablement bâti un art baroque particulier. Comme ce que j’écrivais parfois, en le relisant, me semblait peut-être un peu étanche, pour d’autres, alors j’ai aimé ce titre. J. S. : Dans certains de vos poèmes, vous jouez avec les mots d’une façon à la fois eccentrique et fascinante. Vous juxtaposez très souvent deux mots qui se ressemblent par les sons et l’orthographe mais pas au niveau du sens. Voici un exemple de ce type de poème : « MESSAGE MENSONGE inquiètent de voisiner / PERIR PIERRE percutent l’esprit l’espoir / MURIR MOURIR subtilement attirent en leurs / sources sans / fond semblables à s’y méprendre / FUIR FRUIT se réfèrent à des pôles adverses / l’un annule / l’autre accomplit / Or chaque langage change les données du jeu/ en exige la refonte / Il s’élargit aux paroles non sues des plantes / et planètes » (« JEU » A Claude et Kevin, Poèmes cruels). On pourrait citer plusieurs autres poèmes de ce genre que vous avez écrits, par exemple, « Polémiques I » (Suite baroque, 8-9). D’où vient ce besoin de jouer sur les rapprochements possibles entre un mot et un autre ? Il ne s’agit pas d’un « jeu » frivole ou léger, il me semble. Janine Mitaud : C’est parce que, souvent, précisément, des mots – on peut appeler cela une allitération – révèlent ce qu’on n’avait pas, jusque-là, soupçonné. C’est que même eux, ils existent avec autre chose qu’un premier sens. Il y a, je pense, un deuxième degré qui fait que, non, il ne faut pas le faire par jeu, mais quelquefois, ils se proposent d’eux-mêmes. Cela m’a toujours frappée mais je ne l’ai pas toujours utilisé. « Message » et « mensonge », par exemple : l’un peut contenir l’autre. C’est tellement fréquent qu’on peut jouer là-dessus tout en essayant de creuser plus profondément. J. S. : En jouant avec les mots de cette façon, vous aidez le lecteur à mieux voir comment les choses fonctionnent, comment le réel se construit. Janine Mitaud : Oui. Le langage est à la fois une merveille et une épreuve. Il m’est arrivé d’avoir en tête, sur un sujet donné, un vers ou un vers libre (comme vous voudrez) que je trouvais. Non, il ne fallait pas que je le laisse échapper. Eh bien, si je mettais un poème en train (cela m’est arrivé plusieurs fois) précisément, ce premier vers, il fallait que je l’annule. Il n’était plus
252 dans son milieu. C’est curieux, mais cela est arrivé. Je pense que cela arrive à d’autres aussi. J. S. : Au début de l’entretien, vous avez parlé des rêves. En vous écoutant, je pensais à un texte que vous présentez à la fin de Privilèges (2000). Vous y affirmez que « [t]ous les poèmes ne ‘prennent’ pas dans le même terreau. Certains naissent d’un rêve et de l’urgence de le revivre et de le transcrire; ils semblent alors se refuser : la page ou bien l’espace lavé de l’esprit au réveil n’en seront-ils pas l’instrument et la mémoire ? / Nous voici aux prises avec le langage, avec les belles surfaces disponibles; le rêve-poème devient. Des courants que l’on ne soupçonnait pas le traversent, nous bouleversent et il révèle inexorablement un réel issu de la nuit et de plus en plus exigeant. L’enchantement originel se mue en lutte, la feuille se fait fenêtre éclatée. Irons-nous au-delà jusqu’à la vérité brûlante ? / L’essentiel nous presse et l’on ne peut avec la poésie jamais tricher. » Pourquoi le rêve aurait-il ce statut privilégié par rapport au poème ? Est-il, en fait, possible de transcrire tout ce qu’un rêve peut avoir de puissant, de mystérieux, d’étrange et de révélateur ? Janine Mitaud : Je pense qu’on ne le transcrit jamais absolument dans sa vérité. Déjà, entre le moment où on se réveille, on lui a donné forme, mais la forme n’est pas tout dans le poème. Donc, il n’est plus, déjà, le rêve de l’inconscient, du subconscient. Mais quelquefois il est la transcription du passé; quelquefois il avance. (Il n’est pas prémonitoire; enfin, je ne crois pas beaucoup à cela.) Mais il annonce ce que nous n’avons pas encore tiré de nousmêmes. Il m’est arrivé (cela n’a rien à voir, peut-être, avec la poésie), pas souvent, d’avoir un rêve recurrent. Je pourrais en citer un : c’est le rêve de la maison. Je faisais tel trajet, toujours le même. Je partais de chez grand-père, je montais un sentier. J’avais traversé une ferme; j’avais la permission. Puis, j’arrivais au bord de la rivière où il y avait la maison. Après, je me disais : « Si j’essayais de le décorcher ? » J’ai réussi trois ou quatre fois. C’était toutes les fois différent. Le trajet était le même, mais la maison et la rivière étaient différentes. C’est tout ce que je peux dire sur la puissance des rêves. J. S. : On pourrait dire que le rêve et la poésie donnent, tous les deux, accès à un ailleurs. Ailleurs dont on a besoin et qui est à la fois proche et distant. Janine Mitaud : C’est vrai. Je pense que beaucoup de gens – beaucoup plus qu’on ne le pense – sont poètes, sans le savoir, ou bien ils n’ont pas le temps. Il faut du temps. Ou bien, ils ont une espèce de méfiance vis-à-vis du poème. Quelquefois, je cherche à me l’expliquer. L’on dit (et cela doit être vrai) qu’il y a plus de poètes que de lecteurs de poésie ! Mais je me dis aussi, c’est vrai que le langage du poète... Ce n’est pas le poète qui a tort, mais les gens sont
253 peut-être (surtout quand ils n’ont pas le temps ou quand ils ne veulent pas s’efforcer) pour eux, c’est aussi étrange que pour moi de lire une page d’un notaire ou une page de droit. Je ne comprends pas. Pour eux, ils disent : « Mais enfin, pourquoi ne pas parler comme tout le monde ? » Je pense que c’est peut-être une des raisons pour lesquelles des millions, des milliards de gens se tournent vers la chanson, les variétés. Je ne suis pas contre. Il y en a d’excellents, d’émouvants. Il y en a qui présentent toute la culture d’un peuple. Mais il y en a d’autres, vraiment... je ne sais pas. Je ne sais pas si le chanteur a volontairement laissé de côté la poésie, ou bien s’il s’est laissé aller parce que cela n’a pas marché … (Rire) Mais beaucoup de gens ne le sont pas et je crois qu’il y a beaucoup plus de poètes qui n’auront jamais écrit qu’on ne le pense. J. S. : Un de vos plus beaux recueils de poèmes, à mon avis, est Pages (1991). Dans ce recueil, vous présentez des poèmes très courts, de quelques vers seulement, qui expriment tout un état ou toute une étape de la conscience en peu de mots. Du point de vue de la forme, ce recueil est assez différent de vos autres livres. Écoutons quelques poèmes tirés de Pages : NOYADE Souvent ressuscitée La « petite espérance » est morte Algue flottant dans l’eau aveugle (Pages, 12) .......... DURETÉ La vie Terre fendue S’identifie à ses brisures Des écluses d’enfance Ont beau l’irriguer Leurs bulles lustrent Ce mal sauvage et net -Le pardon n’est pas de ce monde (Pages, 13) .......... PATIENCE Malgré les faux-semblants À travers nuits d’épines et de houx Dans la surdité d’un monde évasif
254 Je dirige jusqu’au sang Une poésie de fureur (Pages, 13)
Qu’est-ce qui vous a inspirée à écrire ce recueil ? Janine Mitaud : Je pense que, tout simplement, cela devrait correspondre à un état de ma sensibilité, une succession d’émotions qui ont dû se bousculer. Donc, j’écrivais de même. Je ne sais pas si je vous ai donné le petit livre De la rose à l’éros ? J. S. : Je n’ai pas pu le commander jusqu’ici, en fait. Janine Mitaud : Il est très court et il est aussi écrit avec des textes très courts. Je crois que cela correspond peut-être à un état de la sensibilité qui a été trop écorché. Mais, quand même, on ne veut pas lâcher le morceau. Ce serait peutêtre mieux de le faire toujours court, mais cela, on ne peut pas se commander. J. S. : Pourriez-vous me parler un peu plus du recueil De la rose à l’éros ? Janine Mitaud : Oui, je l’ai publié chez Chambelland, qui, malheureusement, a disparu. Il m’avait demandé de faire les calculs. J’avais fait les calculs. Il était tout à fait d’accord. Puis, ensuite, il a eu un mouvement d’humeur: « Je ne vous en vendrai plus jamais un seul ! » Puis, il a dû se séparer de son affaire, plus ou moins. Donc, j’ai dû lui acheter tout le stock qui restait, mais pour une somme très modeste. J. S. : Recueil lent est un de vos livres les plus récents, publié en 1996 chez Rougerie. Ce recueil est divisé en quatre parties : I. Grappes; II. Yermos de la Pena, où les titres sont donnés en espagnol: « Muerte », « Tierra » et « Luz » ; III. Incursions; IV. Arbre profond. Quelle sorte de développement thématique présentez-vous dans ce recueil ? D’où vient le titre, Recueil lent ? Janine Mitaud : J’ai écrit Recueil lent à un moment où je lisais des poèmes espagnols en édition bilingue. Cela m’a sans doute influencée. La quatrième partie du recueil s’appelle « ARBRE PROFOND » parce que, comme me l’a dit une amie poète, c’est vrai que je suis un peu obnubilée d’énorme et j’adore les arbres. (Mais, enfin, beaucoup de gens sont comme moi !) Et Recueil lent ? Sans doute parce que cela coulait plus lentement du fait même peut-être parce que j’avais dû établir des moments. J. S. : Privilèges est votre recueil le plus récent. Je pense qu’il serait intéressant de parcourir les titres individuels des poèmes de ce recueil : « Californie », « Retour de l’école », « Campagne d’ailleurs », « Rencontre au jardin
255 des Plantes », « La Guerre » (encore !), « À la recherche », « Phases », « Rêverie sur les mots », « Poème mystérieux », « Passage de l’hiver au printemps », « Vietnam et toutes guerres (au romancier Tim O’Brien) », « La Beauté, le mensonge et la mort », « Séjours », « Pause », « Lieu », « Promenade », « Le Ramier », « Voisinage », « Le Gisant », « Le Sort », « Largo », « Vivre », « ’A Dream Inside the Dream’ », « Étapes », « Après Guerres », « L’Agave », « La Vague », « Le Prunus du jardin », « Énigme », « Magie », « Jeux de masques », « Les Règnes ». A écouter tous ces titres individuels, on a l’impression que cela présente une sorte de survol des préoccupations de toute votre oeuvre. Des thèmes dont nous avons parlé aujourd’hui y reviennent. Janine Mitaud : Je pourrais peut-être rappeler deux choses liées à cette liste de titres. D’abord, le poème « Dream Inside the dream », je le dois à mon petit-fils, qui avait alors six ans. Il rêvait et il racontait ses rêves à sa mère. C’était très curieux. Elle lui a dit : « Oui, mais Dylan, tu ne m’as pas tout dit. Raconte. » Et il a répondu: « Je ne peux pas, parce que dans le rêve, il y a un rêve et je ne peux pas y arriver. » Je trouve cela merveilleux ! Puis, la deuxième chose, je voulais parler de mon admiration pour les romans d’O’Brien. Dans un de ces romans, j’avais lu l’anecdote suivante: Quatre ou cinq soldats américains qui ne sont pas en ce moment en train de se battre, sont debout sur la plage. Ils bavardent; il n’y a personne autour d’eux. Tout d’un coup, d’un lieu mystérieux, quelqu’un tire une balle dans la tête de l’un. Ils sont tous ahuris. Ils disent : « Il n’y a pas quatre secondes, il était vivant et là, il n’est plus. » Cela a été raconté avec beaucoup de simplicité et cela m’avait marquée. J. S. : À travers l’écriture de la poésie, le poète arrive à transformer le réel, je crois. Est-ce que ce serait cela, finalement, le but de la poésie : de rassembler les mêmes éléments d’un poème à l’autre, de les mettre en relation les uns avec les autres afin de créer quelque chose de nouveau ? Pour donner au lecteur un moment de transformation du réel comme une sorte de don au lecteur ? Janine Mitaud : Oui, je pense, en effet, qu’on voudrait, non pas recréer le monde entier, mais mûrir, faire apparaître, de façon à ce qu’on n’oublie rien de cette vie. C’est une énorme ambition! Sans doute, très peu ont pu la satisfaire. Mais enfin, si on la porte en soi, c’est quand même une force. J. S. : Une question qui est presque obligatoire, puisque vous êtes poète et femme, est la suivante: Que pensez-vous de l’idée de « la poésie féminine » ? Est-ce que vous vous identifiez à ce terme ? Est-ce que vous rejetez ce terme ? Et pourquoi ?
256 Janine Mitaud : Je le rejette, plutôt ! (Rire) Si je peux me permettre de rappeler un souvenir, mon mari-poète – et moi-même, nous étions allés à une soirée, une conférence, organisée par Régine Deforges, qui a écrit toutes sortes de choses, d’ailleurs – des romans, des livres de cuisine. Elle avait fait une anthologie de poésie et (je ne le savais pas), elle m’avait mise dedans. J’étais très contente. Alors, elle l’avait défendue en disant : « C’est quand même extraordinaire qu’on ignore comme cela la poésie féminine ! En France, nous nous permettons deux exceptions : Louise Labé et DesbordesValmore, le bouquet de roses. » Elle avait dit, « c’est tout à fait autre chose ! » À l’époque, elle était encore beaucoup plus jeune, avec sa chevelure rousse. Elle était très convaincante ! Parce que, de la part des hommes, il y a aussi des poèmes fades et il y en a d’excellents, et chez les femmes aussi, c’est pareil. J. S. : À quel moment Régine Deforges a-t-elle prononcé ce discours ? Janine Mitaud : Ça doit bien remonter à une dizaine d’années, à peu près. J. S. : C’est intéressant parce que c’est, finalement, depuis dix ans à peu près qu’on commence à parler beaucoup plus de l’oeuvre des poètes femmes qu’avant. Il y a beaucoup de nouvelles anthologies, à la fois en France et à l’étranger, comme l’anthologie que Michael Bishop a publiée aux États-Unis, chez Wake Forest University Press. Mais en France aussi, il y a des anthologies de poésie écrite par des femmes. Janine Mitaud : L’un des premiers éditeurs, à ma connaissance, qui ait fait une anthologie où hommes et femmes se côtoient, c’est Pierre Seghers. Puis, ensuite, c’est devenu plus courant. J’en ai une autre aussi de Pierre. Une amie m’a dit : « Ah ! Mais vous êtes dedans ! » Mais je crois que, maintenant, c’est devenu banal, enfin. Peut-être moins, quand même, que pour les hommes. J. S. : Au Marché de la Poésie aussi, on voit beaucoup de femmes présentes, et des textes de poètes femmes étalés sur les tables. Janine Mitaud : Oui. Je pense que vous les connaissez aussi bien que moi. Je pense, par exemple, à Anne Teyssiéras, Françoise Hàn. J’en connais plusieurs. C’est bien. Une petite conquête ! Autrefois, on accueillait un poète femme qui arrivait avec son papier avec une certaine méfiance. (Rire) Mais maintenant, non. Seulement, le gros problème, il y a infiniment (en France et partout ailleurs, j’imagine) d’éditeurs de poésie qui gagnent juste leur vie. Par
257 exemple, Alain Benoit, qui m’a édité Jardin, c’est une passion chez lui, enfin. Il me l’a demandé. Il n’a pas demandé un centime. Seulement, je lui ai demandé s’il accepterait de publier aussi la traduction que m’en a faite ma fille en anglais. Alors, il en a discuté avec son imprimeur. C’était vraiment un prix raisonnable et il l’a fait faire. J. S. : Pourriez-vous me parler de vos projets en cours, des livres que vous êtes en train d’écrire ou que vous aimeriez écrire ? Janine Mitaud : Je suis en train d’écrire des textes parce que René Rougerie, qui m’a publiée si souvent et si généreusement, souhaiterait me faire un livre de soixante pages. Je lui ai dit : « Je n’ai pas la matière, mais je travaille à cela. » On ne peut pas se commander un poème. Peut-être certains; moi, non. Il faut que j’attende. Cela me tourmente un peu. Alors, je commence par quelques lignes; puis, je laisse dormir et dans ma tête, bon, cela vient. J. S. : J’aimerais terminer l’entretien en citant un de vos poèmes de Suite baroque : Buisson biblique le soleil griffe ma conscience Chaque aube c’est la guerre Où je cherche à respirer comme un oiseau à dominer par le désir du chant la genèse des mots agressifs Langage illuminant qui me tente Je cours vers l’anarchie de tes fleurs acérées de ton feu Je ne sais si de moi restera cendre Mais J’aurai connu l’embrasement Vécu (Suite baroque ,60)
Janine Mitaud : Je vous remercie pour votre confiance et votre intérêt parce que c’est vraiment, pour moi, une très grande joie. J. S. : C’est moi qui vous remercie.
Bibliographie de Janine Mitaud
258 Hâte de vivre. Paris : Seghers, 1949. Bras étendus. Paris : Seghers, 1951. Silence fabuleux. St. Jouin de Marne : Signe du Temps, 1951. Départs. Paris : Seghers, 1952. L’Échange des colères. Mortemart : Rougerie, 1965. La Porte de la terre. Mortemart : Rougerie, 1969. La Parole naturelle. Paris : Métamorphosis, 1971. Danger. Mortemart : Rougerie, 1974. Le Soleil sursoit. Périgueux : Fanlac, 1974. Livre-poème. Périgueux : Fanlac, 1974. De la rose à l’éros. Paris : Chambelland, 1982. Suite baroque. Périgueux : Fanlac, 1983. Poèmes cruels. Mortemart : Rougerie, 1988. Pages. Mortemart : Rougerie, 1991. Recueil lent. Mortemart : Rougerie, 1998. Privilèges. Mortemart : Rougerie, 2000. Forêt. Mortemart : Rougerie, 2005. De quel amour blessés… Rochefort du Gard : Éditions AB, 2008.
Jacqueline Risset Née en 1936 Jacqueline Risset a publié ses premiers textes poétiques dans les années 1970, alors qu’elle faisait partie du comité de rédaction de la revue Tel Quel. Dans Jeu (1971) et La Traduction commence (1978) c’est le langage en tant que système impersonnel qui est « en jeu ». Risset s’efforce de faire percevoir l’étrangeté du langage, et de le mettre à distance sur la page. Il s’agit d’une écriture qui remet en question les limites de la poésie en tant que genre. À partir des années 1980 Risset adopte un autre type de lyrisme, où la subjectivité – et sa subjectivité à elle – est soulignée davantage. Sa poésie des années 1980 se rapproche des traditions lyriques occidentales du passé, celle des troubadours, par exemple, dans L’Amour de loin (1988). Tout en reprenant des éléments de base de ces traditions, elle ne cesse pas, néanmoins, de chercher l’innovation poétique (Petits éléments de physique amoureuse (1990), Les Instants (2000)). Dans ses livres récents, Risset établit une équivalence entre amour et lyrisme, entre écriture et expérience : On dit qu’écrire sert à mettre à distance; à regarder de plus loin d’émotion. Certainement. Mais c’est aussi le contraire : écrire sert à vivre plus, à sentir de plus près ce qu’on vit – surtout quand l’émotion coïncide pour un temps, plus ou moins long, avec la vie même. Les poètes troubadours disent qu’ « aimer » et « chanter » sont des verbes synonymes. Ils ont raison. L’un et l’autre se lèvent, à distance très rapprochée, comme un double vent, qui aère les choses, change le paysage. La vie, surtout quand elle est éclairée par une lumière nouvelle, dans le cœur, fuit très vite. On se jette sur son crayon : « Reste, soleil, reste un instant de plus » – prière faite au papier; l’astre, déjà, suit son cours. C’est une affaire d’instants. (Petits éléments de physique amoureuse, quatrième de couverture)
Jacqueline Risset poursuit aussi un travail important de chercheuse et de traductrice. Professeur de lettres françaises à l’Université de Rome III, elle est la traductrice de La Divina Commedia de Dante et l’auteur d’études critiques portant sur lui, dont Dante écrivain (1982) et Dante une vie (1995), ainsi que sur d’autres auteurs (Scève, Mallarmé, Valéry, Rimbaud, Pleynet, etc…) et artistes (Botticelli, Pomodoro, Fellini).
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Entretien avec Jacqueline Risset Rome, le 21 juin 2004 John Stout : Jacqueline Risset, vous avez affirmé que la poésie se lie pour vous « à une sorte d’expérience mystique – au sens de rupture radicale – dans son sens étymologique : silence. Le paradoxe, et le défi, étant celui d’écrire ce qui ne peut être écrit […] Et, de la même façon, que ce type d’expérience interrompt le flux normal du temps, il brise aussi l’identité du sujet qui la vit » (M. Sorrell, ed. Elles (1995) 174). D’où est venue cette vision particulière de la poésie ? Dans quelle(s) tradition(s) poétique(s) vous situez-vous ? Jacqueline Risset : Je crois que je ne me situe pas, dans un premier temps, par rapport à une tradition poétique ou mystique particulière, dans la mesure où cette expérience est une expérience vécue, disons. Une expérience qui remonte vraiment à l’enfance, cette expérience des moments arrachés à la trame. Des moments dans lesquels quelque chose s’interrompt de ce qui est le flux normal de la durée et se trouve substitué par une sorte de vide, mais de vide fascinant. En fait, c’est une expérience que j’ai vécue depuis ma petite enfance, depuis l’âge de quatre ou cinq ans, avec une sorte d’enthousiasme et de surprise renouvelée; et en même temps l’idée qu’il y avait quelque chose à capturer. Et dès que j’ai commencé à avoir l’idée d’écrire, ces points ont demandé à être écrits. C’est par la suite que j’ai reconnu chez un certain nombre de poètes – chez beaucoup de poètes, en définitive – ce même type d’expérience, type d’écriture paradoxale du silence, justement, parce que c’est ce qui est en dehors de la parole, de l’événement, du flux, de la durée, qui demande véritablement à être saisi, à être décrit, à être écrit. C’est cela que j’ai retrouvé évidemment, chez les mystiques. Ce sont eux qui ont, de façon programmée, consciente, cette idée du silence, du « muet ». On trouve la même chose chez les poètes – et même chez les poètes qui sont aussi loin que possible de l’idée du mystique. Lorsqu’ Yves Bonnefoy, par exemple, parle de « présence », parle de « déconceptualisation » de la pensée habituelle, il est, lui aussi, très proche de cela. Évidence d’un hors-lieu qui est un horstemps et qui est, en même temps, ou devient, petit à petit, on le comprend, une raison de vivre. C’est parce qu’existe ce type d’expérience que la vie est toujours sauvée d’elle-même. Il y a une sorte de pesanteur de l’existence qui est en quelque sorte régénérée par cette expérience d’une liberté paradoxale, qui est en même temps un fondement. Les termes mêmes qui la désignent sont paradoxaux, parce qu’on ne peut pas à proprement parler nommer « fondement » ce qui est le contraire de la construction, le contraire de « la
261 maison ». Ce qui m’a frappée dans les écrits de Bataille – dans L’Expérience intérieure, par exemple-est la critique qu’il fait à la poésie et aux poètes, lorsqu’il écrit « Les poètes sont dans la maison ». Les poètes font semblant d’affronter le dehors, mais ils restent, en réalité, bien à l’abri dans la maison – dans le langage, dans l’institution qu’ils croient transgresser. Donc, il y a ce danger dans la poésie : le danger de se refermer et de représenter exactement le contraire du risque, d’être « un pot de confiture ». Quelque chose qui est bien rangé sur une table et où ces événements innommables, ces points par lesquels on touche le zéro, l’absence, le vide, peuvent, par l’écriture poétique qui les exalte, qui en définit et en frôle sans cesse l’aspect esthétique, être refermés, en quelque sorte rendus à la banalité. Alors que ce qui les caractérise, c’est qu’ils en sortent. Donc, il y a ce danger, qui fait que l’écriture poétique est toujours sur le bord d’un échec. Pour moi, la recherche n’est jamais achevée, d’une écriture poétique qui maintienne ce caractère imprenable de l’expérience elle-même. J. S. : Vous avez identifié les écrits posthumes de Mallarmé, la poésie de Hölderlin et l’œuvre de Proust comme des sources d’inspiration, ou des catalyseurs, essentiels à votre propre venue à l’écriture. Alors, à ce momentlà, est-ce que c’est surtout le modernisme qui vous a formée, autant que cette expérience particulière du vide dont vous avez parlé ? Jacqueline Risset : Je dirais que je n’ai pas pensé du tout au modernisme ni à un aspect avant-gardiste, ni nouveau; ces textes que vous nommez m’ont immédiatement frappée, très fortement, très violemment. Aussi bien les textes de Mallarmé – le Tombeau d’Anatole, les textes sur la Notion, sur le Livre – qui sont arrachés au vide, et situés sur un point très fragile et très rapide. Leur écriture m’a touchée très violemment, et j’ai senti la même émotion, en effet, devant les derniers poèmes de Hölderlin. Même pas les tout à fait derniers. Ces derniers sont presque des chansons, ils sont merveilleux, ils atteignent une sorte de chant et de simplicité inouïe. Mais les poèmes qui m’ont frappée sont ceux qui contiennent de grands blancs dans leurs pages. Ces blancs ne sont pas du tout ceux des autres poètes. Ils ne sont pas ceux du Coup de dés, qui sont extrêmement pensés. Ni les blancs de l’écriture des Calligrammes d’Apollinaire, qui sont tournés vers une vision esthétique de l’objet à décrire. Chez Hölderlin, il y a des blancs qui sont vraiment des vides entre deux mots, des chutes dans une absence de possibilité de langage, et qui sont, en même temps, des sources très fortes, des sources neigeuses, pourrait-on dire, d’inspiration. De la même façon, les textes de préparation, les « carnets » de Proust. Ces carnets qui sont écrits de façon télégraphique, mais qui sont des notes essentielles. Des notes – très curieusement, par rapport à ce qu’on appelle l’écriture poétique habituelle –
262 qui sont tournées vers le futur, puisqu’elles sont tournées vers une écriture future. Mais, en même temps, elles recueillent une énergie formidable – justement, parce qu’elles transcrivent des moments d’illumination. J’arrive à celui qui est sans aucun doute, pour moi, le premier poète qui m’ait vraiment bouleversée – et que je considère encore comme le premier poète : c’est Rimbaud. En particulier Les Illuminations de Rimbaud. Je pense que personne n’est allé plus loin encore dans la capacité d’employer une langue, c’est-à-dire de capter ce point de révélation qui échappe à tout le reste, en fait. Chez Proust, il y a ces carnets – surtout celui de 1909 qui comporte des morceaux de vision dans une sorte de langage pratiquement sans verbes (et les phrases nominales appartiennent au langage poétique par essence) mais avec quelque chose de plus. Ce sont des fragments, des éclats extraordinairement frappants. Par exemple, le passage où il évoque le « Lac de Genève, la nuit ». Ce Lac de Genève, cette ressource gigantesque d’eau dormante dans le noir, c’est aussi la pensée en train de naître de l’œuvre future. C’est en même temps ce moment par rapport auquel l’écriture – l’écriture développée, réalisée – sera toujours en deçà : elle sera le développement un peu moins fort et moins riche d’une énergie communicative contagieuse, comme le sont ces morceaux. Il y a encore, chez Proust, dans Jean Santeuil, des morceaux qui n’apparaîtront pas, en général, dans la Recherche, et qui sont surprenants. D’une part, ce sont des descriptions de mini-événements. Par exemple, la découverte, dans une vallée écartée de la digitale, de cette fleur qui lui donne une sorte de vertige, vertige à la fois de la solitude absolue, et de la ressemblance à travers l’espace. Cette fleur, qui est absolument isolée est, en même temps, liée au monde entier par la parenté végétale qui s’étend partout. Dans d’autres passages, encore beaucoup plus étonnants, Proust décrit la contamination à distance qui a lieu à l’intérieur de la pensée et à travers laquelle il se passe, se créent des objets impossibles. Au fond, c’est une des possibilités de la poésie que celle de créer des objets impossibles. C’est peut-être ce que Breton appelait la rencontre du parapluie et de la machine à coudre mais, justement, là (chez Proust), il n’y a pas d’éléments de surprise volontaire, celle d’épater le bourgeois en allant le plus loin possible, pas du tout. Au contraire, il y a quelque chose qui possède une sorte de sens qui échappe toujours, un effet de rencontre mystérieuse, qui est vraiment ce que la poésie est capable d’inventer – ce qui nous fait un peu échapper à nos frontières, à nos limites habituelles. J. S. : Au moment de publier votre premier livre, Jeu (1971), vous faisiez partie de l’équipe éditoriale de la revue Tel Quel (1960-1982). Dans quelle mesure vos textes des années 1970 correspondent-ils au projet collectif de ce groupe d’écrivains et d’intellectuels ? Quels aspects du travail collectif de ce groupe vous ont influencée le plus ?
263 Jacqueline Risset : La rencontre avec Tel Quel, pour moi, a été importante. C’était une rencontre de type fraternel : je reconnaissais les écrivains qui formaient ce groupe des choses qui m’étaient extrêmement proches. Je les ai tous rencontrés à travers Francis Ponge, que j’avais connu à Rome. C’était, là aussi, une sorte de parenté commune, parce que la lecture de Ponge avait été pour moi fondamentale, pas uniquement Le Parti pris des choses mais, par exemple, des textes comme Proêmes où je retrouvais la descendance de Mallarmé, et aussi des réflexions très fortes sur l’acte d’écrire. Le « proême » et « l’objeu » de Ponge étaient des choses qui me parlaient. La rencontre avec Tel Quel en 1965 a été pour moi déterminante. Cette année-là deux livres – un livre de Philippe Sollers, Drame, et un livre de Marcelin Pleynet, Comme – et puis encore Miss Elanize de Denis Roche – venaient de sortir. Cette rencontre était liée à une même façon, je crois, de considérer l’écriture comme une activité qui se pense elle-même. C’est-à-dire à ne pas considérer que les écrivains écrivent et que les critiques pensent – pensent sur ce qu’ont fait les écrivains. S’il n’y a pas de pensée critique dans l’écriture elle-même, ce n’est pas très intéressant. On ne fait pas, je crois, de la critique après avoir fait de l’écriture. Peut-être avant, comme a fait Proust. Proust a fait naître la Recherche du Contre Sainte-Beuve. Mais en réaction et pour dire : « Mais non ! Cette critique-là, cette écriture-là, ce n’est pas ce que je veux. Ce que je veux est autre chose, et je vais le faire ». En tout cas, pour moi, il s’agit de gestes concomitants, nécessaires l’un à l’autre. Sans critique, il n’y a pas vraiment de chant et sans chant, la critique n’est que critique. Une sorte de transfiguration réciproque a lieu, me semble-t-il. J. S. : Justement, pour définir la poésie de Marcelin Pleynet, vous avez écrit dans votre étude critique sur sa poésie que ce qui est au centre de la poésie de Pleynet, c’est cette fusion de la critique et du chant. Jacqueline Risset : Ah oui, c’est une chose qui m’avait beaucoup frappée dans son écriture, qui est extrêmement forte, depuis le début. Je crois que c’est là, en particulier, que joue la parenté – dans l’importance de Hölderlin, également. Je ne suis pas germaniste; je parle très mal l’allemand. Je le lis un peu. Mais je me souviens que le premier choc de Hölderlin m’est arrivé en traduction, par la traduction de Pierre Jean Jouve et Klossowski, qui a marqué beaucoup de poètes français, j’ai pu l’observer ensuite. Quelquefois, quand une traduction est réussie, elle enrichit la langue. Elle ouvre des possibilités supplémentaires à une langue, et c’était le cas de cette traduction, qui introduisait certaines possibilités de la langue allemande étrangères au français, par exemple, le neutre. J. S. : Vous voulez dire le « das » en allemand ?
264 Jacqueline Risset : Oui, c’est ça. La grande beauté de la traduction de Jouve et de Klossowski était justement de faire entrer un air inconnu dans la langue poétique française. Cela a été, pour moi, une découverte, en même temps que la lecture de Maurice Blanchot. D’ailleurs Maurice Blanchot est, on pourrait dire, le grand introducteur et représentant de ce neutre dans l’écriture. Non loin de ce qu’on appelle « le blanc », mais qui est quelque chose de plus central et de plus actif lorsqu’on le voit à partir de Hölderlin et non – ce qu’il est chez certains poètes – comme une sorte de ressource simple. J. S. : Ce que vous venez de dire me semble très bien correspondre à votre écriture des années 1970. Dans Jeu et dans La Traduction commence (1978), l’écriture et la réflexion philosophique sur l’écriture vont de pair. Vous y créez une textualité où l’abstraction, l’interruption, la discontinuité, les blancs, les fragments et la mise à distance se trouvent de façon continuelle à l’avantplan. Jacqueline Risset : Vous avez raison, oui. C’était une chose qui, pour moi, était absolument nécessaire. Passer à travers cette expérience me faisait approcher de ce que je cherchais, en somme. Tous les textes que j’ai nommés tout à l’heure jouaient comme des incitateurs. Donc, il y avait cette volonté d’aller plus loin de ce côté-là, dans une poésie presque aphasique – c’est-àdire dans l’idée de l’aphasie, l’idée de la langue coupée, si vous voulez. C’était presque une sorte de tremblement au bord de la parole. Ce que j’aurais voulu faire, c’était en quelque sorte le tremblement juste avant de parler. Qu’il y ait même rien. Une note de Mallarmé, lorsqu’il disait, en parlant de la musique et des lettres, que ce qu’il aimerait faire, c’était éliminer tout, sauf la ponctuation. Eliminer la ponctuation est une façon extraordinaire de faire jouer la contamination entre tous les mots; il n’y a plus de barrière, chaque mot réagit sur les autres; c’est là une des fonctions de la poésie. Dans la phrase bien construite de la prose, tout s’arrête avec le pointvirgule. Mais, avant même qu’Apollinaire opère d’un seul coup, en 1911, avec Alcools, une suppression de la ponctuation, Mallarmé écrit que ce qu’il imagine, ce serait un poème dans lequel il n’y aurait que des signes de ponctuation. Pour moi, c’était un peu ce que je cherchais. Quand Racine dit dans ses préfaces qu’il voudrait faire un livre sur rien, lorsqu’il dit qu’il voudrait qu’il ne se passe rien dans une tragédie, eh bien, j’avais un peu cette idée qu’il faudrait faire une poésie dans laquelle il n’y ait même pas les mots, si vous voulez. Qu’il y ait simplement cette trace imperceptible du rythme. D’un rythme qui se dessine. L’idée de Mallarmé est tout à fait cela. À cet égard, certaines peintures m’ont beaucoup saisie : Paul Klee, d’une part; Cy Twombly, d’autre part. Cette sorte de trace d’écriture, plus exactement une écriture en train de naître, qui va peut-être naître ou qui va peut-être
265 disparaître. C’était pour moi, à ce moment-là, ce que je désirais le plus, et que je trouvais aussi chez Mallarmé, dans ses notes, dans ses projets de poèmes, fascinants parce qu’ils sont toujours à peine dessinés. Faire de la poésie un dessin, si vous voulez. Aussi léger qu’un dessin sur du papier. C’était vraiment ce qu’il me semblait devoir atteindre. Puis, il y a quelque chose qui a changé dans ma vie, qui a changé cette perspective. C’est Dante, la rencontre de Dante. J. S. : En effet, vous êtes bien connue en tant que traductrice de Dante. Vous avez traduit La Divina Commedia en français. A quel moment la rencontre de Dante a-t-elle eu lieu pour vous ? Jacqueline Risset : C’était en 1978. J. S. : C’est l’année où vous avez publié votre texte poétique La Traduction commence. Jacqueline Risset : Oui, mais cela n’avait rien à voir, parce qu’à l’époque, je ne pensais pas du tout à traduire. Dans La Traduction commence, il s’agit d’une traduction intérieure. Il n’y avait aucun rapport avec une traduction que j’aurais « commencée » à ce moment-là. Il s’agissait simplement de cette sorte de devoir : s’appliquer à quelque chose qui doit naître. C’était cela pour moi « la traduction ». D’ailleurs, en 1978, je commençais le projet que j’ai réalisé ensuite dans la collection de Denis Roche, d’écrire un Dante écrivain. J’avais lu Dante, étant en Italie, et j’avais été saisie surtout par une nouvelle édition qui avait paru à ce moment-là, qui était de Giorgio Petrocchi, qui était mon collègue à l’université, et un grand dantologue. Il avait rétabli le texte à partir des manuscrits les plus anciens – ce texte de Dante qui avait été à travers les siècles, modifié, édulcoré, dans les mots eux-mêmes – allongés, simplifiés, et cetera. Donc, ce critique, ce philologue avait restitué le vrai langage, plus âpre, plus heurté, de Dante. J’ai eu le choc de cette grande modernité, de cette beauté de la langue poétique, qui est toujours étonnante, dans le rythme lui-même. Cela est très frappant dans tout ce qu’il dit, dans tout ce qui se passe dans ce texte. Je me suis dit alors qu’il fallait que mes contemporains et mes compatriotes ne soient plus privés de cette expérience de lecture. À ce moment-là, je ne pensais pas du tout à faire une traduction. Je voulais écrire quelque chose que j’ai appelé justement, non pas Dante poète mais Dante écrivain, pour faire comprendre la conscience de soi qu’avait Dante, la conscience de soi en tant que poète, la conscience de l’écriture. Il me semblait que cette dimension échappait complètement aux images traditionnelles que l’on avait de Dante en France. On vivait en effet sur des images très approximatives. En Amérique, Dante faisait partie de la
266 culture, alors qu’en France, pas du tout. En France, Dante a été tout à fait absent, sauf au dix-neuvième siècle. Mais au dix-neuvième siècle, il s’agissait du Dante infernal, le Dante du roman noir, si l’on veut. Il me semblait au contraire que le vingtième siècle, qui avait le désir d’expériences-limite, était, lui, proche de Dante, et proche du Dante du Paradis, c’est-à-dire, du lieu où Dante dit qu’il affronte ce qui n’est pas dicible, « où la mémoire ne peut aller ». Il me semblait que c’était justement là que Dante était moderne. J’ai écrit ce livre, Dante écrivain, mais à ce moment-là, je me suis rendu compte qu’il fallait que je donne des traductions et j’ai découvert du même coup que ces traductions n’étaient pas vraiment utilisables, parce qu’elles recréaient le lieu commun de Dante. Elles le solennisaient; elles le banalisaient; elles l’archaïsaient. Alors que ce qui me frappait dans l’écriture de Dante était au contraire la pulsion du futur. Dante n’est pas du tout tourné vers le passé de la langue, vers l’archaïsme. Au contraire, il est tourné vers l’invention de la langue, il invente une langue d’une modernité absolue. J. S. : Vous avez dit que dans La Traduction commence il s’agit, en fait, d’une « traduction » métaphorique. Quelle vision du langage, et quelle poétique de la traduction surgit de la lecture et de l’écriture de ce texte, alors ? Cela m’a frappé qu’à la fin, vous ayez juxtaposé des bribes de phrases tirés de l’œuvre de Pétrarque, de Lucrèce, de Leopardi et de Joyce, données, d’abord, en langue originale et, ensuite, en traduction française. Jacqueline Risset : Oui, c’était une expérience, celle-là aussi, qui m’était en quelque sorte dictée. Il me semblait que ces fragments apparaissaient d’une façon différente les uns par rapport aux autres, dans les différentes langues. Il y avait une sorte de jeu d’entre les langues. Si vous voulez, c’est une expérience dont parle Beckett lorsqu’il disait que ce qu’il voulait, ce n’était pas une langue ou une autre, mais « l’espace d’entre les langues ». À ce moment-là, il me semblait qu’en effet, ces écrivains (Pétrarque, Lucrèce, Leopardi, Joyce) qui ont tous touché des points essentiels dans l’expérience poétique et dans leur propre langue, pouvaient se rencontrer dans ces bribes de langage dans la mesure où tous captaient une sorte d’énergie, de force magnétique, qui pouvait se communiquer d’une autre façon. En les faisant circuler d’une langue à l’autre, j’avais l’impression que cette énergie se redistribuait, se remodelait de façon différente, et que c’était une autre possibilité de faire jouer ces fragments les uns par rapport aux autres. Ce texte, je l’avais appelé « O miei dolci animali ». « O miei dolci animali » est une sorte de citation qui m’était venue en rêve. Ce n’est pas une vraie citation. Enfin, c’en est peut-être une mais je ne l’ai jamais retrouvée. Cela me rappelle surtout Pétrarque, mais en fait, c’est une sorte de concrétion, c’est le rêve qui condense ce qu’il sait faire « O miei dolci animali » ce sont ces
267 poètes, d’une certaine façon, qui arrivent à l’appel et qui jouent sur une sorte de prairie imaginaire. Ils jouent librement, sous un regard attentif, mais distant. J. S. : À ce moment-là, l’idée de la traduction dans ce texte, ce serait surtout une appropriation de la tradition littéraire et une recontextualisation des traditions poétiques qui vous avaient influencée ? Jacqueline Risset : Pour moi, la traduction était quelque chose qui m’a surprise moi-même, parce que je n’avais pas du tout l’intention de faire des traductions mais, quand j’ai écrit ce livre sur Dante, il était nécessaire de donner des exemples afin de montrer que Dante était cette chose moderne, intéressante. Je ne pouvais pas insérer là des traductions qui donnaient l’idée du contraire ! Donc, j’ai essayé de traduire et ce qui m’a surprise, alors, c’était qu’il y avait une sorte de passage « naturel ». Si on était vraiment imprégné de Dante, comme je commençais à l’être, il y avait un passage dans la langue qui pouvait se faire par le rythme. Chez Dante, et c’est ce qui m’était paru essentiel dans la traduction, ce qui importe est vraiment le rythme. Il y a cet élément qui est fondamental; le reste vient après. Mais le reste vient avec aussi, parce que c’est le rythme qui transporte. C’est le rythme qui est vraiment le porteur, et si l’on n’a pas cet accès au rythme de l’écrivain, eh bien, ce n’est pas la peine de faire des efforts, on ne fera rien du tout. Je me souviens de ce que Proust (qui est un des plus grands lecteurs qui aient jamais existé) disait : « Je connais l’air de la chanson ». Il disait cela à propos d’un écrivain, par exemple, lorsqu’il faisait aussi des pastiches. Il y a l’air de la chanson qu’il faut sentir, qu’il faut revivre en soi-même. Quant à moi, je ne considère pas la traduction comme une activité pleinement consciente; c’est une activité un peu « en transe ». Justement, parce qu’il faut suivre ce rythme, écouter ce que vous souffle ce rythme. C’est là que la chose se passe, ou ne se passe pas. Sans cela, à mon avis, on ne peut absolument rien faire en traduction. J. S. : J’ai l’impression qu’après que vous avez écrit vos textes des années 1970, dont on vient de parler, vous êtes passée dans les années 1980 à une autre étape de votre écriture. Vous avez publié, par exemple, Sept passages de la vie d’une femme en 1985. C’est un texte apparemment moins radical du point de vue formel que ceux que vous avez publiés dans les années 1970. Est-ce qu’il y a eu, effectivement, une rupture entre votre poétique des années 1970 et celle des années 1980 et après ? Jacqueline Risset : Il y a, exactement, l’arrivée de Dante. L’arrivée de Dante, la présence de Dante m’a donné le sentiment qu’il y avait, dans mon écriture
268 précédente, quelque chose de l’ordre d’une esquive – une esquive de l’autobiographique, disons. Comme si j’avais un peu fui tout ce qui était rapport aux éléments d’une vie. Donc, il me semblait nécessaire d’opérer un retournement – mais encore cela, je le conceptualise aujourd’hui, au moment où je vous parle – mais c’était une chose qui s’est faite presque d’elle-même. Il était nécessaire de reprendre de plus près un certain nombre d’éléments vécus qui réapparaissaient et se reliaient entre eux. Je sentais cet aspect en rapport avec l’idée de Dante que la poésie lie le langage – c’était ce qu’il appelle « le lait des muses ». Il y a une sorte de continuité qui se produit et il m’a semblé que cette continuité, je pouvais la retrouver, sans qu’il s’agisse pour autant d’un reniement. Mais cela constitue une restitution de toute une série d’éléments qui avaient disparu, ou qui n’étaient pas là, ou qui étaient trop loin. J. S. : Pendant les années 1980, vous avez publié un très beau recueil qui s’appelle L’Amour de loin (1988), qui reprend, et qui transforme, le monde poétique des troubadours du douzième siècle. Quelle sorte de dialogue avec l’œuvre et l’exemple des troubadours établissez-vous dans ce recueil et pourquoi ? Jacqueline Risset : Les troubadours ont établi une synonymie totale entre ce qu’ils appellent l’amour et le chant. C’est cette synonymie fascinante qui agit dans ce qu’ils appellent « le grand chant courtois ». Ce rapport immédiat me semblait quelque chose de très fort, qu’il fallait reprendre. Comme s’il y avait là une source d’énergie et de chant qui était absolument nécessaire. Paradoxalement, cette poésie d’amour des troubadours était en même temps une poésie du rien. On peut penser, par exemple, à cette poésie de Guillaume d’Aquitaine que j’ai mis en exergue : « Je veux faire une poésie ‘de dreit niente’ » c’est-à-dire « de vrai rien », en marchant à cheval. Alors, rien – paradoxal, parce que l’amour est le plein, le tout, le sentiment de la plénitude même – il m’a semblé que c’était ce que les troubadours avaient vécu, senti, écrit. On le trouve aussi dans le dolce stil nuovo de Dante, évidemment. Il s’agit d’une réanimation constante, d’une sorte de variation infinie. Le sentiment d’amour est l’expérience de cette sorte de circularité et de variantes continues. C’est cela qui m’a intéressée et aussi, du même coup, la division en saisons. J. S. : Justement, cela m’a fasciné que vous ayez divisé L’Amour de loin en cinq parties, selon les saisons : le printemps, qui correspond au début de l’amour, l’été, métaphore de la passion « brûlante »; l’automne, métaphore de l’affaiblissement de l’amour; et l’hiver, métaphore de la mort – suivies d’une cinquième saison, d’un recommencement. D’où est venue cette idée d’une
269 cinquième saison ? Jacqueline Risset : Je crois que dans l’énergie même de l’amour, il y a l’idée du recommencement, qui peut avoir deux sens : ou le recommencement d’un autre amour (ce que dit Proust, par exemple, que nous vivons des quantités de vies). Chaque amour ressemble à l’autre, mais chaque être qui a vécu un amour meurt avec cet amour-là, et bientôt un autre renaît. Ou encore – deuxième sens – les possibilités, toujours proustiennes, des intermittences du cœur. Ce qui fait qu’il y a des sortes de reprises, comme des reprises musicales. C’est pour moi une analogie très forte entre, non pas l’amour et le chant comme expression, mais entre l’amour et la musique comme monde du son, monde de la fascination. Ce qui m’a amusée c’est que ces jours-ci un film est sorti qui s’appelle à peu près Quatre saisons plus un printemps. J. S. : Ah oui ! Jacqueline Risset : Vous l’avez vu ? J. S. : Oui, il est extraordinaire. C’est un film coréen. Jacqueline Risset : Cela m’a frappée qu’il y ait cette même construction, quatre saisons avec un printemps supplémentaire. Justement, le printemps insiste, par exemple, chez Pétrarque, et non seulement chez Pétrarque mais encore chez Rimbaud. Cela m’a frappée de voir le premier mot de l’œuvre de Rimbaud, dans la composition latine qu’il a faite à l’âge de douze ans, commence par « ver erat », « c’était le printemps ». Pour Rimbaud, le printemps est une saison toujours suscitante de vie – mais aussi de poésie. Quand il écrit, dans Les Illuminations, « Départ dans l’affection et le bruit neuf », c’est la même notion. C’est la notion de printemps. Cela m’intéressait de voir le printemps à la fois comme troubadour et comme Rimbaud. J. S. : Y a-t-il une ironisation du monde des troubadours dans L’Amour de loin ? En fait, il y a beaucoup d’éléments modernes dans ce recueil, comme une visite à New York, des éléments de la vie quotidienne à New York, au milieu de poèmes inspirés de l’œuvre des troubadours. On y trouve, par exemple, que « le Paradis » devient le nom d’un cocktail ! Jacqueline Risset : Oui, c’est une ironie mais c’est en même temps, si vous voulez, une façon liée à l’expérience même de l’amour, qui est l’expérience de la transfiguration. C’est-à-dire que tous les éléments peuvent appartenir à cette expérience transfigurante. Il n’y a pas d’éléments bas. Il me semblait que les troubadours n’auraient pas renié le téléphone, ni les cocktails, s’ils les
270 avaient eus dans leur environnement. En tout cas, pour nous, c’est une nécessité. On n’a plus du tout l’idée de la poésie comme élévation. En effet, par exemple, lorsque Bataille parle du bas, de la gnose, et il parle du « bas matérialisme », je crois que c’est quelque chose que nous avons assimilé… Nous sommes à l’opposé (et cela peut même devenir caricatural) de la poétique des précieux, pour lesquels les pieds, par exemple, étaient exclus. On ne pouvait pas parler des pieds; on ne pouvait parler que des mains ! Nous vivons aujourd’hui une extension énorme de la perception, et cette extension est liée aussi au cinéma. Pour moi, le cinéma a une grande importance. Le cinéma nous a familiarisés avec une vision totale, qui inclut par exemple la vision qui est celle du rêve. Mais il y a toujours une sorte de doute et, comme vous le dites, il y a aussi une ironisation, mais qui est en même temps une grande adoration. L’adoration perpétuelle de Proust, encore. Elle n’est pas diminuée par cette ironie. J. S. : Pour définir le rapport qui existe pour vous entre l’écriture et le féminin, vous avez écrit qu’ « [ê]tre femme se présente, dès lors, comme une sorte de ‘terme supplémentaire’ donné à l’identité – jeu en plus qui défait et qui empêche la croyance » (Gavronsky, 103). Vous ajoutez que vous considérez le féminin comme « une forme de discontinuité radicale, de nouvelle naissance, d’absence de propriété » (Gavronsky, 103). Qu’est-ce qui vous a poussée à définir le féminin de cette manière ? Jacqueline Risset : Je crois qu’il y a du psychotique lié au féminin. Je ne sais pas d’où vient la présence du psychotique, mais pour moi c’est une dimension essentielle. Hegel disait que la femme est l’ironie de la communauté. C’est-à-dire qu’il y a vraiment dans le féminin quelque chose qui n’est pas réabsorbable dans la pensée du pouvoir, dans la pensée de la construction sociale. Dans la répartition des travaux de l’humanité, la femme a toujours été ce qui lie, ce qui coud, ce qui établit la continuité; mais il me semble qu’en dessous de cette tâche élémentaire, qui a été attribuée aux femmes très tôt, il y a aussi une sorte d’absence radicale qui m’intéresse. Par ailleurs, il me semble que chez les écrivains hommes, il y a aussi cette forme d’absence. Je crois que, comme le disait Mallarmé même, il y a dans tout créateur, dans tout poète, du féminin. Je n’aime pas parler de « l’écriture féminine », en tant que définition. J. S. : Cette expression est devenue un cliché, en effet. Jacqueline Risset : Oui, ou alors, toute écriture est « féminine ». Cela n’est pas le tout non plus de la définition de l’identité. Il ne me semble pas qu’on puisse se définir vingt-quatre heures sur vingt-quatre comme « masculin » ou
271 « féminin ». Il y a aussi un passage, des passages, des traversées incessantes. Il y a des moments où on peut être une pierre ! L’identité est plus complexe qu’on ne le dit. On ne peut pas réduire les êtres humains à être « hommes » ou « femmes ». Ce sont aussi tous, comme disait Nietzsche, des chameaux et des enfants qui portent leur fardeau ! Il y a quelque chose dans cette sexualisation de l’identité qui est contraire à la liberté même dont l’écriture témoigne, il me semble. L’écriture opère, je crois, une revendication de nonidentité. « L’identité » est en fait un mot que je déteste. C’est pour cela que je n’aime pas du tout le politically correct. Il faut laisser aux êtres la possibilité d’être autre chose que ce qu’ils sont. Si on enferme quelqu’un dans une identité – femme, noir, blanc, rouge, vert … J’ai le droit d’aller voir ce qui se passe chez les mimosas ! Pour moi, l’expérience de la disparition de soimême est fondamentale. On empêche les gens de disparaître par rapport à eux-mêmes. Au contraire – il s’agit du contraire – d’une expérience qui me paraît très importante est celle de l’identification. Chez les grands poètes – chez Dante, par exemple – l’identification joue un rôle fondamental, mais il n’y a plus d’identification si l’identité est trop forte. Chacun reste chez soi et il ne se passe rien. Mais je pense que dans le sentiment d’amour, dans le sentiment de joie, dans les sentiments, par exemple, que décrit Bataille (le rire, les larmes, la communication érotique) il se passe que personne n’est plus personne, d’une certaine façon. Ce sont les moments dans lesquels tout se recrée. J. S. : Est-ce que c’est pour cette raison aussi que vous êtes fascinée par le sommeil ? Vous avez publié Puissances du sommeil il y a quelques années, en 1999. Dans ce livre vous présentez une réflexion très développée sur la place du sommeil dans l’existence humaine. Le sommeil serait, alors, comme un autre plan nécessaire et énigmatique de notre vie. Qu’est-ce qui vous a inspirée à écrire ce livre ? Jacqueline Risset : Le sommeil, c’est simplement l’expérience de la mort, renouvelée chaque jour : celle de la disparition dans le sommeil. Se livrer au sommeil, c’est quelque chose de très dangereux, en fait. On est un peu inconscient lorsqu’on s’endort, de façon tranquille, tous les soirs. Il y a des gens qui en ont très peur. Paul Valéry n’aime pas du tout le sommeil : il le sent comme une expérience dangereuse. Et c’est vrai. C’est, en tout cas, une énigme. Je me souviens que, lorsque j’étais enfant, j’essayais toujours de surprendre le moment exact où l’on s’endort. On n’y arrive jamais. On devrait être content, d’ailleurs, de disposer de cette dimension mystérieuse si proche de nous. Dans la vie la plus normale, la plus banale qui soit, il y a cette énorme énigme qui se présente tous les jours et c’est quelque chose d’intéressant.
272 J. S. : J’aimerais vous poser une question très générale sur l’avenir de la poésie, pour conclure. Vous avez écrit ceci en 1997 : « Je crois qu’au fur et à mesure qu’on s’approche de la fin du vingtième siècle, la poésie a une tâche immense à accomplir. Elle doit reconquérir et réaffirmer ses pouvoirs critiques et prophétiques. Elle peut le faire ». Comment la poésie pourrait-elle accomplir cette tâche capitale ? Jacqueline Risset : Je pense qu’en réalité, il y a un besoin de poésie, un besoin très profond. Je me souviens qu’au moment de 1968, quand il était question de tout remettre en question, lorsqu’on pensait qu’il fallait supprimer tout ce qui était supposé appartenir à la société bourgeoise – donc, à la limite, l’art lui-même – je pensais qu’on arrivait à une absurdité très profonde et qu’en réalité, l’art – et, en particulier la poésie – est absolument nécessaire à l’existence. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les dictatures les plus horribles, les plus inhumaines, commencent par empêcher l’art, la poésie, la musique. C’est ce qui s’est passé avec le régime des Talibans qui avait interdit la musique de telle sorte que les enfants afghans ont entendu la musique pour la première fois à l’âge de sept ans. C’est une chose d’une gravité terrible que d’avoir privé ces enfants pendant sept ans du pouvoir de la musique. Je trouve que la poésie a, à la fois, le pouvoir prophétique et le pouvoir critique dans ses mains. C’est quelque chose d’extraordinairement précieux, dans le moment où nous sommes qui est un moment de barbarie. On le voit de tous les côtés. Je pense à l’islamisme épouvantable qui est en train de priver l’humanité de ses ressources fondamentales. Les tortures en Iraq ont donné, par ailleurs, l’idée de la perversité qui se produit dans les sociétés dites « évoluées ». En même temps, on voit en ce moment dans tous les pays – je pense, par exemple, à ceux d’Afrique – le développement énorme des poètes et le besoin de poésie. Il me semble que c’est cela qu’il faut retrouver, et recommuniquer. Ce qui inquiète en ce moment, c’est aussi de voir qu’à l’université, on est en train petit à petit de supprimer la littérature. J. S. : Et surtout la poésie. Jacqueline Risset : Surtout la poésie, bien sûr. Donc, on ne parle même plus de littérature, on parle de « culture », ou de communication, ce qui n’est pas la même chose. Pour moi, la littérature est une école de pensée, une école de liberté irremplaçable. J’ai été frappée par ce livre que j’ai lu récemment, écrit par une Iranienne, Lire Lolita à Téhéran. C’est un très beau livre parce que c’est un hymne au pouvoir libérateur de la littérature, de toute la littérature, des romans. Je pense que la poésie a quelque chose d’encore plus nécessaire, d’encore plus profond. D’ailleurs, il est frappant de constater que les surréalistes qui ont pendant un certain temps parlé contre la poésie avec
273 dérision (ils l’appelaient « la pohésie ») à la fin de leur vie – Breton, Bataille, Leiris – ont dit que la poésie avait été le cœur de leur existence. Je pense à un éloge de la poésie écrit récemment par Yves Bonnefoy (et que j’ai traduit en italien) dans Les Planches courbes. C’est un texte né du temps où nous sommes, de ce temps d’abandon, de barbarie. Il est écrit dans un style un peu désuet, un peu comme s’il était écrit chez les Grecs, mais il dit : « Dans un monde mort, le premier feu qui va renaître sur la plage, ce sera la poésie ». C’est une chose que je sens beaucoup, moi aussi. J. S. : Pour finir, pourriez-vous me parler de vos projets en cours ? Jacqueline Risset : Je travaille en ce moment à un texte qui s’appelle Coups de foudre, qui est une espèce de suite à la fois au livre de poèmes Les Instants et à Puissances du sommeil. Il s’agit beaucoup des instants et des rêves, de l’instant rénovateur, de l’instant qui change l’existence. Seulement, il y a assez longtemps que j’ai commencé à écrire ce texte et je suis en ce moment dans une sorte de creux, ce qui fait que je ne sais pas si je vais le continuer ou le laisser dormir dans le sommeil et prendre autre chose. Par exemple, il y a deux choses que j’écris en ce moment : d’une part, un livre sur l’Italie, sur mon rapport à l’Italie. Je ne sais pas encore quelle forme il aura. Je prends des notes. L’autre projet, c’est un livre sur Frederico Fellini. Puis, enfin, j’ai un recueil de textes, de poésie. Celui-là, je crois que je l’aurai bientôt fini. J’attends de voir ce qui va se passer. Quelquefois, il y a des moments dans l’existence où on attend pour voir comment les choses sont en train de tourner. Ce qui m’a frappée dans les derniers temps, c’est que je me suis de nouveau rapprochée de Pétrarque et de Leopardi qui sont deux poètes que j’adore. Cette rerencontre a été fondamentale pour moi. Donc, je pense que des choses vont aussi naître de cette rerencontre. C’est ce que j’attends, disons. J. S. : Vous avez une façon merveilleuse d’unir tradition et avant-garde contemporaine. Très peu de poètes sont capables de faire cela, je trouve. Jacqueline Risset : Je ne sais pas si j’en suis capable, mais pour moi, cela va de soi. Je ne me pose pas de questions. Les poètes que j’aime dans le passé ou dans le présent, ce sont des êtres fraternels dont je ne perçois pas la distance. Il me semble qu’il y a des poètes dans le passé qui ont une capacité de sauter ici, juste ici, juste à côté – qui est une chose surprenante, une chose qui donne envie de vivre. C’est un peu cela, la poésie. On peut être arraché à la mélancolie, et même au désespoir, par la force d’allégresse de la beauté poétique. La beauté poétique n’est pas une beauté qui répond au canon de la beauté, mais c’est une surprise. Je crois que là, Baudelaire l’avait très bien
274 définie. Il y a un élément de surprise qui est ce qui vous rénove, au fond. C’est ce qui vous remobilise au moment où vous croyez ne plus l’être. La poésie, c’est cela, pour moi. J. S. : Eh bien, Jacqueline Risset, je vous remercie énormément d’avoir accepté d’être interviewée. C’était pour moi un grand plaisir de faire votre connaissance et de parler avec vous !
Bibliographie de Jacqueline Risset Jeu. Paris : Seuil, 1971. Mors. Paris : Ed. Orange Export, 1976. L’Anagramme du désir. Rome : Bulzoni, 1976. La Traduction commence. Paris : Bourgois, 1978. En voyage. Avec une peinture de Jean Louis Vila, Céret : Imprimerie Sébastian, 1980. Dans la barque/dorata. Rome : Muro Torto, 1980. Sept passages de la vie d’une femme. Paris : Flammarion, 1985. L’Amour de loin. Paris : Flammarion, 1989. Petits éléments de physique amoureuse. Paris : Gallimard, 1991. Puissances du sommeil. Paris : Seuil, 1997. Instants. Tours : Farrago, 2000.
Liliane Giraudon Née en 1946, Liliane Giraudon vit et travaille à Marseille. Dès la fin des années 1970 elle a participé au comité de rédaction de plusieurs revues importantes de l’avant-garde poétique contemporain : Action poétique, Banana Split, If. Pratiquant souvent le mélange des genres, Giraudon vise une écriture qui ne respecte pas les définitions traditionnelles de la poésie. Elle démantèle, déconstruit ou déforme la poésie pour la radicaliser, la refaire. Giraudon appelle l’écriture hybride (entre poésie et prose) qu’elle préconise et qu’elle produit dans plusieurs de ses textes des « mélanges adultères de tout. » Jean-Marie Gleize trouve que Giraudon « défend donc la poésie contre la poésie, contre ses dérives mystifiantes et sacralisantes, et la conduit vers la prose, entendue à la fois comme un mode d’écriture […] et comme le mode du ‘prosaïque’, celui qui convient au traitement de ce réel à quoi la poésie ne permet pas d’échapper » (J.-M. Gleize, « GIRAUDON, Liliane », in M. Jarrety, dir., Dictionnaire de poésie (2001) 300). Sker : Homobiographie (2002) de Giraudon offre un exemple de ce type d’écriture : Documentaire ou mosaïque, ce journal sans bord est démonté comme une arme et tenu par quelqu’un qui, d’une ville à l’autre […] poursuit un exercice d’ « auto-décollation » (Sker, quatrième de couverture)
L’art de la juxtaposition, du cut-and-paste, caractérise cette écriture, « Stratégie fractionelle, fragmentaire […] La haine du goût (Le Bon). Actualité intégrale. Incessant pique-nique » (Sker, 23). Liliane Giraudon est reconnue comme une grande spécialiste de la nouvelle contemporaine, ayant publié plusieurs recueils de nouvelles chez P.O.L. En même temps, elle continue à exercer une forte influence sur le développement de la poésie en France. Avec Henri Deluy, elle a publié en 1994 une anthologie de la poésie des femmes qui regroupe des textes de 29 femmes. Tout en publiant ses textes littéraires, Liliane Giraudon continue à pratiquer la lecture, le théâtre et le dessin.
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Entretien avec Liliane Giraudon Marseille, le 26 juin 2004 John Stout : Liliane Giraudon, vous avez énormément contribué au développement de la poésie contemporaine en France, tout d’abord de par votre participation aux différentes activités de plusieurs revues influentes : Action poétique à la fin des années 1970; ensuite, Banana Split, que vous avez co-créé avec Jean-Jacques Viton; et enfin, If. De quelles façons ces revues ont-elles modifié notre vision de ce que la poésie est, et de ce qu’elle pourrait être ? Liliane Giraudon : Pour moi, écrire, c’est lire. C’est lire à la fois ses contemporains. C’est un travail politique au sens d’être dans le monde d’aujourd’hui, d’être avec ses contemporains, de vivre avec eux dans une langue, qui est une langue accidentelle. C’est-à-dire qu’on est nés par accident, je pense. Dans un corps, un corps sexué. C’est aussi une façon d’être non seulement avec des écrivains mais d’être avec ceux qui, justement, ne peuvent pas lire. C’est un détail qui, pour moi, est très important. Il se trouve qu’un jour, j’avais décidé d’écrire et je me suis donc occupée de lignes, de vers, et par rapport à ce que je faisais moi-même, et à ce que je lisais, ce que j’entendais, ce que je traversais, cela me semblait un travail qui allait de soi. C’était une façon d’être dans la langue, essentiellement. J. S. : Est-ce que les textes publiés dans Banana Split et If ne représentent pas un contre-courant, un refus d’autres types de littératures contemporaines (littératures conservatrices, en un mot) ? Liliane Giraudon : Je crois que c’est avec le temps que les choses se mesurent. Moi, j’essaie de vivre dans le présent et j’ai toujours essayé de penser ma relation au monde et aux choses par rapport à des marges. Il existe en France un relatif centralisme très ancien qu’on ne trouve pas, par exemple, dans un pays comme l’Italie, qui est très proche. Le fait de vivre dans une ville comme Marseille, dans le Sud, c’est déjà une inscription géographique et politique. Je crois aussi que le fait que je suis une femme qui est née en 1946 inscrit aussi autre chose : c’est-à-dire, une génération où il y avait, effectivement, une très forte misogynie. Je crois que nous sommes une des littératures les plus misogynes au monde, si on voit par rapport aux AngloSaxons, aux Russes, aux Italiens. J’ai fait une anthologie de la poésie des femmes, avec laquelle j’ai eu énormément de problèmes. J. S. : Il s’agit de l’anthologie Poésies en France depuis 1960 : 29 femmes,
277 publiée en 1994 ? Liliane Giraudon : Oui. On a fait subir des pressions à certaines femmes qui devaient être dans cette anthologie pour qu’elles n’y participent pas parce que « la langue n’est pas sexuée, » « si vous participez à ce mouvement féministe, vous serez cataloguée, vous serez foutue en tant qu’écrivain ! » C’étaient des interventions d’une violence extrême. J. S. : Anne Portugal m’a dit dans un entretien qu’elle trouvait que vous étiez « une sorte de Thelma et Louise de la poésie française contemporaine, à [vous] toute seule ! » C’est-à-dire que vous êtes prête à vous battre, à prendre les devants avec, ou contre, ce que vous avez appelé la « Fratérie » (Gavronsky, 82) de la poésie française, largement dominée par les hommes. Liliane Giraudon : On peut dire aussi que c’est une endogamie ! Mais, bon, je n’ai pas de procès à faire aux hommes. Je pense qu’on est dans un système tellement compliqué que peut-être qu’il faudrait revoir ce que des gens comme Guattari et Deleuze ont dit par rapport aux minorités et à l’intérieur même de ce problème, le repenser, si c’était possible, et essayer de trouver des outils de vie et de participation à une littérature vivante. Il y a maintenant d’autres problèmes. Aujourd’hui, c’est le problème des institutions. Vous disiez tout à l’heure « par rapport à une littérature… » Je crois qu’aujourd’hui, il y a aussi d’autres enjeux, d’autres difficultés : c’est comment arriver à travailler d’un point de vue éditorial, d’un point de vue même privé, par rapport à des forces institutionnelles qui ont un pouvoir souvent excessif et où, effectivement, les écrivains ne sont souvent que des espèces d’objets qui doivent retrouver leur place et qui doivent arriver à composer. Composer avec des pouvoirs, c’est toujours un art difficile. On en a eu beaucoup d’exemples. Je pense, en particulier, à l’exemple de la Révolution Russe, parce qu’il est tragiquement exemplaire. On se trouve dans un cauchemar assez climatisé aujourd’hui, avec les rapports à l’économie et avec ce qu’on appelle « le pouvoir symbolique, » avec le rôle des médias, qui est absolument dans une pratique carrément de censure, soit par l’absence totale de réelle critique, soit par des attaques d’un niveau qui était inimaginable il y a simplement vingt ans. Là, je pense à un livre de Bouvresse sur le sujet de la presse, qui m’a aidée à penser ce problème-là. Tout cela n’est pas très optimiste, mais je pense aussi que la littérature avance. J’étais à la campagne la semaine dernière. Je relisais et Beckett et Dante et je me disais : « Mais c’est étrange, cette permanence de la difficulté de l’écrivain dans un corps social à avancer et à tenter d’inscrire des choses. » Mais si on se considère comme quelqu’un, peut-être, qui occupe une place relativement mineure, c’est une posture qui m’intéresse beaucoup parce que cette idée du
278 « mineur » rejoint l’histoire de Deleuze, dont on parlait tout à l’heure, des minorités. Mettre un écrivain mineur dans un présent et faire ce travail-là de la façon la plus impeccable et peut-être la plus radicale demande quelque chose dont Wittgenstein parlait : c’était le courage et il me semble que ce mot, le courage, en philosophie, en poésie, dans simplement ce qu’on écrit, c’est quelque chose auquel il faut travailler. J. S. : Les premiers livres que vous avez publiés sont des textes hybrides, volontairement « impropres » dans la mesure où ils mélangent vers et prose, fragments de lettres et journaux intimes, citations littéraires et philosophiques. Dans Je marche ou je m’endors (P.O.L., 1982), La Réserve (P.O.L., 1984) et Divagation des chiens (P.O.L., 1988), une prise de position politique sur l’écriture et un refus d’écrire de la littérature au sens traditionnel sont évidents. Quelle a été la réception critique de ces textes ? Liliane Giraudon : Je crois que la réaction critique a été quasiment nulle ! (Rire) Cela continue. J’ai l’impression d’avancer dans un désert. En gros, je crois que j’ai encore eu, par rapport à une adaptation de La Fiancée de Makhnô (mon dernier livre) un mot clair et net : c’est « texte impénétrable. » Ce sont des attaques parfois en-dessous de la ceinture. Avec le temps, j’ai appris à continuer à travailler dans un silence total. Il faut dire que j’ai une chance extraordinaire : j’ai un grand éditeur, Paul Otachevsky Laurens, qui continue à me publier, avec lequel j’ai vraiment des rapports d’écrivain à éditeur, qui est devenu un ami et je crois que c’est déjà une chose formidable ! J. S. : Jean-Marie Gleize affirme que « tout se passe comme si Liliane Giraudon cherchait à compromettre la vertueuse poésie (qui, même en prose, tend à protéger sa pureté) par la contamination des plus ‘sales histoires’ dénaturées comme on dit des alcools » (Jarrety, 300). Êtes-vous d’accord avec cette idée de Jean-Marie Gleize ? Liliane Giraudon : Gleize est un excellent lecteur de la modernité. Je crois que c’est un des rares qui voit clair dans tout ce problème-là, qui n’hésite pas à l’aborder dans son travail personnel aussi. Je crois que c’est le seul qui a compris quelque chose de mon travail dès l’origine. Il se trouve que je le connaissais à Aix et qu’on l’a publié dans les premiers numéros de Banana Split. Là, il a vu quelque chose, sauf que le problème ne serait peut-être pas la poésie. Le problème serait simplement écrire et cela serait le problème du genre. Cela relèverait peut-être d’autre chose; cela relèverait aussi du genre au sens de sexe, au sens de « comment traverse-t-on une écriture, une langue par rapport à des catégories ? » C’est aussi un livre : faire un livre, chercher une phrase (comme disait Alféri, après d’autres) mais aussi chercher son livre,
279 comme habiter dans un corps, dans un espace défini qui serait, pour aller vite, de ce que Beckett appelle « la spermathèque » jusqu’au cercueil. Comment on essaie de traverser ce corps dans son existence, comment on essaie de fabriquer ses livres, l’un après l’autre. Pour moi, cela n’a jamais été des problèmes ni de savoir faire ni de beauté ni d’idées de la modernité. C’est vraiment trouver une forme, un corps. J. S. : Après Divagation des chiens, vous êtes surtout passée à la nouvelle comme forme d’expression principale, avec des recueils de nouvelles comme Pallaksch, Pallaksch (1991), Fur (1992) et Les Animaux font toujours l’amour de la même façon (1995). Pourquoi la nouvelle vous attire-t-elle plus que d’autres genres ? Liliane Giraudon : La nouvelle m’attire parce que c’est une forme brève. Par rapport à la vie que je menais, et que je continue à mener, j’écris essentiellement dans des trous. Alors, il faut que je trouve une énergie et une concentration, une méditation. La nouvelle me semble proche de quelque chose qui serait le poème mais avec d’autres moyens, d’autres outils. C’est aussi quelque chose qui, en France, n’est pas du tout reconnu, qui est considéré comme marginal, qui n’a pas de lecteurs. Donc, je me suis trouvée là dans cette minorité-là, de manière presqu’instinctive. J’y suis allée sans doute parce que c’est un lieu assez escarpé, qui n’est pas considéré. On commence par les nouvelles; puis, on va au roman. Les nouvelles ne se vendent pas, et pourtant, la nouvelle concerne autre chose que la poésie, touche à autre chose que la poésie. C’est quand même le domaine de la prose; on n’est pas dans le vers. Avec cette idée de prose et de vers, on rentre dans le débat de la contemporanéité, avec ce que Gleize en dit, par exemple – que je ne suis pas parce que je pense à quelqu’un comme Jude Stéfan, qui, pour moi, est un des excellents poètes de sa génération et qui a, effectivement, travaillé le vers d’une façon très traditionnelle. Pourtant, il y a dans cette espèce de baroque savant une trace de quelque chose qu’on appelle le grincement, le raclement, qui m’intéresse. J. S. : Dans vos nouvelles, vous travaillez avant tout dans la tradition de la littérature transgressive. Vos nouvelles sont souvent proches des textes de Sade, de Bataille et d’autres auteurs transgressifs, sauf que, me semble-t-il, vous réécrivez et réévaluez cette tradition au féminin. La perversité ou la sexualité « extrême » seraient à lire d’une autre façon chez vous. Prenons un exemple précis, la fin de la nouvelle « Le Gant jaune » : « Tant d’années de tension et de rêveries pour atteindre à l’émotion de cette unique seconde : la voir dévorer la chair de ce crabe, à laquelle il avait, quelques secondes avant qu’elle pénètre dans la pièce, mêlé son foutre » (Fur, 73-74).
280 Liliane Giraudon : Maintenant, je n’écrirais plus cela de cette manière-là, dans une chute en fin de nouvelle, mais c’est vrai que l’image du crabe, peutêtre étrangement… j’ai pensé tout récemment au crabe parce que là, je sors d’un cancer du sein ces derniers mois et j’ai écrit, effectivement, un texte qui s’appelle « Conversation avec mon crabe » (qui est un texte, pour le moment, privé) et j’ai repensé bizarrement à cette nouvelle, d’ailleurs, par rapport à la sexualité, puisque le cancer au sein est réservé aux femmes et j’essaie de me penser, comme un écrivain, par rapport au crabe. Le crabe est quand même un animal et beaucoup de lecteurs me font remarquer la présence, systématiquement, des animaux dans mes nouvelles. Là, je crois que, de plus en plus, je radicalise le corps animal et la présence des animaux avec nous, en nous, parce qu’aujourd’hui, dans la modernité, c’est quelque chose qui, pratiquement, disparaît, je pense. Si on regarde, par exemple, dans la poésie contemporaine, la présence animale est pratiquement évacuée, ce qui n’était pas le cas au dix-neuvième siècle, ni au début du vingtième. Il faudrait faire un travail là-dessus, ou alors, elle est travaillée de toute autre manière. J’essaie de ne pas y réfléchir trop de manière critique. Justement, j’essaie de travailler dans une auto-critique d’écriture sans outil critique. C’est comme si on écrivait, la main coupée, avec d’autres moyens, comme si on écrivait, les yeux fermés et, c’est là qu’intervient le problème de ce que j’appelle les odeurs ou le corps animal. J. S. : Dans vos nouvelles, vous faites preuve d’une fascination envers les interdits du corps et envers la dé-sublimation. Liliane Giraudon : Et aussi envers un archaïsme. La modernité ne m’intéresse que si elle rejoint ou retrouve quelque chose de ce que j’appelle un archaïsme. L’important, c’est comment avec l’alphabet, avec des sons, et aussi visuellement avec des paragraphes, avec une ponctuation, et peut-être pas beaucoup de moyens – de moins en moins de moyens – avancer dans la langue avec ce que j’appelle le corps animal pour rejoindre quelque chose d’un archaïque et de très connecté à l’extrême modernité. Par exemple, je vis dans une ville comme Marseille, ce qui est un vrai choix. Marseille est comme une forêt et souvent, je marche dans la rue, parce que j’y vis, malgré les nombreux voyages que je fais depuis quelques années et je me rends compte que ceux qui l’habitent (et c’est une population assez pauvre, avec des rapports compliqués, assez violents; il y a un vrai mélange de cultures) je me perçois que ceux qui, par exemple, survivent dans la ville, qui n’ont pas de toit, ils survivent comme dans une forêt et on retrouve dans leurs voix, dans leurs gestes… : c’est cela que je traque quand je fais de la photo pour moi ou quand je dessine. J’essaie de retrouver quelque chose de ces plis, de ces gestes, de ces odeurs pour travailler là-dedans. Effectivement, ce sont des
281 préoccupations que je ne vois pas beaucoup parmi mes contemporains, mais c’est ce qui m’occupe. J. S. : Dans beaucoup de vos nouvelles, vous menez vos personnages vers une découverte qui pourrait avoir lieu – ou qui a lieu, en effet – à la fin. Toutefois, même après cette découverte finale, il reste une part d’énigme et d’inconnu très troublant. Pourquoi est-ce que vous êtes attirée vers ce type de narration ? Liliane Giraudon : Parce que c’est le problème du récit et du schéma narratif. En fait, je rêverais d’une nouvelle qui ne dise rien, qui ne raconte rien au niveau de l’événement mais, comme j’ai besoin d’un relief, je travaille ce relief de manière violente, comme un problème de rapport à du dessin ou à de la couleur. Je mets du dessin, je mets de la couleur par rapport à un fond, mais il faut qu’au bout du compte, seule une odeur ou une brume persiste. C’est cela que je cherche : c’est un corps mystérieux, flottant que je cherche à faire se lever sur une page et c’est au lecteur d’arriver après moi à revisiter ce corps selon son propre corps de lecteur. Je suis tout à fait une ancienne lectrice de Barthes dans ce domaine. Au bout du compte, c’est le lecteur qui écrit ce qui est écrit par la lecture. J. S. : Les titres de vos recueils de nouvelles sont particulièrement fascinants. Fur est un bon exemple de cela. C’est un de vos recueils les mieux connus et le titre présente un signifiant qui joue à plusieurs niveaux : FUR. De au fur et à mesure. Ni furieux ni voleur, le mot tourne à vide. Invisible furet, il est amateur de chairs. Chacun se le passe, de bouche en bouche, de main en main.
On pourrait également évoquer le mot « für » en allemand (« pour ») et le substantif « fur » en anglais, qui peut être un mot à connotations sexuelles, comme dans le cas du Venus in Furs de Sacher-Masoch. Votre titre Pallaksch Pallaksch présente un exemple semblable, car avec ce titre vous jouez sur un signifiant à la fois vide et polysémique. En quoi la poétique de ces titres représente-t-elle une tendance clé de votre écriture ? Liliane Giraudon : En fait, c’est tellement une tendance clé que je travaille depuis des années à ce que j’appelle ma « banque des titres. » J’en ai fait une espèce de lecture-performance deux ou trois fois. Je vais publier prochainement un petit livre chez un petit éditeur avec une centaine de titres que j’ai sélectionnés. Souvent, lorsque je n’écris pas – par exemple, en marchant ou même la nuit, dans le sommeil – je cherche des titres. Je trouve des titres. Je
282 vois le titre sur la couverture. Pour moi, le titre, la quatrième de couverture, je rêverais maintenant de ne faire que cela. Ce sont des boîtes, pour moi, une boîte fermée. Une boîte fermée très différente de la lecture du texte qui se trouve à l’intérieur. À la limite, j’aimerais être presqu’un écrivain de titres. Je crois que ce serait un travail magnifique, comme une broderie, et qui permettrait une rêverie, et qui donnerait au lecteur un autre travail, celui d’écrire. Là, on retourne peut-être aussi à une obsession chez moi – et Benjamin en parle d’une manière magnifique – tous ceux contre lesquels les choses s’écrivent, tous ceux qui n’ont pas accès à la littérature, à l’art, c’està-dire une majorité de nos populations. Cette fabrique de boîtes est aussi très symbolique. Elle ne fait pas l’économie d’une charge de rêveries, de désir et de méditation au sens peut-être de l’expérience de Reverdy à Solesmes. Il participe de la méditation, après la littérature et peut-être (j’oserai maintenant le mot, à bientôt soixante ans !) il rejoint un travail métaphysique, autrement. J. S. : Dans plusieurs de vos textes, un jeu sur la typographie, sur les lettres et sur la matérialité de l’écrit est au premier plan. Votre livre Homobiographie, publié en 2000 chez Farrago, est un bon exemple de ce type d’écriture expérimentale. Cette même fascination envers la matérialité du texte écrit se voit dans votre travail avec les revues Banana Split et If. Liliane Giraudon : Oui, bien sûr. J’ai eu la possibilité de rencontrer des poètes sonores et visuels qui ont fait un travail extraordinaire dans ce domaine, mais je dois dire que ce n’est pas dans cette famille-là que je me situe. Je me situerais plutôt dans une sorte de pauvreté de quelqu’un qui a commencé presqu’encore enfant à écrire dans des cahiers où je coloriais, dessinais des choses, collais, recopiais des choses aussi, mettais aussi des traces. C’est ce que je continue à faire dans des cahiers, d’ailleurs, et puisque maintenant aussi je travaille plus précisément sur des dessins, quand je ne peux pas écrire. Donc, cela serait plutôt de ce côté-là, c’est-à-dire lorsque la fabrique de vraiment écrire me prend, je suis prise dans une sorte de tripotage. Peut-être que si je n’avais pas écrit, je broderais. Je ferais ce qu’on appelle des « travaux de dame » ou je serais une prostituée errante ou une nonne qui faisait des travaux, parce que j’ai vu des travaux de nonnes dans des couvents par rapport à la broderie qui ressemblent pratiquement à de vraies peintures. Par ailleurs, voici : je vous donne cet exemple-là que j’ai trouvé dans un jardin. [LG tend un objet à JS] Liliane Giraudon : C’est un bout de canne avec un ruban enroulé et on peut travailler pendant des heures avec cela. On peut aussi faire une sorte de
283 travail de méditation et de pensée qui serait lié peut-être à une forme de prière sans objet. Il s’agit d’un objet d’art infiniment déroulé, infiniment dans une apparition- disparition avec des formes. On retrouve le problème de « Qu’est-ce qu’être un corps qui fabrique une forme ? À qui s’adresse cette forme ? Quel est le statut de cette forme ? » J’ai été très fascinée par le travail de Dubuffet, ce que l’on a appelé d’une manière un peu rapide « l’art brut. » Il y a une marge de ces productions-là qui m’intéresse beaucoup comme, par exemple, les « microgrammes » de Walser, un immense écrivain pour moi qui a été enfermé dans un hôpital psychiatrique pendant près de vingt-cinq ans, et qui écrivait avec un minuscule crayon des espaces vraiment infimes, des textes qui se trouvent être des récits, mais dont la matérialité elle-même était déjà quelque chose de formidable. J. S. : Vous venez d’animer ici à Marseille un atelier de « lecture-écriture » qui a l’air fascinant, d’après la description que vous m’avez envoyée par mail : « Face à la découverte de l’usage banalisé du ‘droit de péremption’ et à sa violence, Liliane Giraudon propose un atelier à partir de ces lignes de John Cage : ‘Notre poésie aujourd’hui c’est de réaliser qu’on ne possède rien. Toute chose est donc une joie puisqu’on ne la possède pas et donc on n’a pas à craindre de la perdre.’ Chaque intervenant apporte un document (texte, image, musique, geste) et le présente. Une mise en commun de ces matériaux devient le cœur de l’atelier. » D’où est venue l’idée de créer ce type d’atelier ? Est-ce que vous allez continuer à participer à la création de ce type d’activité interdisciplinaire ? Quelle est l’importance de ce type d’activité pour vous ? Liliane Giraudon : Ces ateliers sont ouverts à n’importe qui. Cela se passe dans le cadre d’un théâtre, Montévidéo, qui est un lieu de rencontres expérimentales à Marseille que je trouve très intéressant. C’est un lieu multimédia où des écrivains, des comédiens, des metteurs en scène, des musiciens, des danseurs, des photographes peuvent travailler ensemble. Il y a un brassage qui m’intéresse là. J’ai beaucoup de mal à évoluer dans des structures closes avec des poussoirs précis. Je cherche plutôt des lieux de circulation. Donc, cet atelier est pour moi une façon de voir comment des corps bougent, comment un objet apparaît. Ce ne sont pas des ateliers professionnels et les participants sont des gens qui cherchent à passer le temps et à endurer leur existence… Il y a pas mal de femmes, bizarrement. Il se trouve que j’ai fait des ateliers d’écriture et des ateliers de lecture. Maintenant, j’essaie de faire tout à fait autre chose : mettre en commun des objets, des choses, des moments et voir comment chacun apporte cela et comment, par rapport à une idée qui se fait de l’art dans une société, dans une ville, comment cela marche. La citation de Cage me semble extraordinaire et s’il fallait que je recopie ou que je brode quelque chose, c’est cela que je
284 broderais et que j’offrirais à mes amis. J. S. : Pourriez-vous me parler de vos textes les plus récents ? En 2002, par exemple, vous avez publié Sker : homobiographie. Dans un sens Sker continue le type d’écriture de vos premiers textes publiés chez P.O.L., c’està-dire des textes composés de morceaux, de fragments de lettres et de journaux intimes. Liliane Giraudon : Je crois que Sker les radicalise. Là, par exemple, j’ai une commande de ce qu’on appelle un petit éditeur et dès que je l’ai entendu parler, j’ai compris que c’est un grand éditeur. Ce sont les éditions « INVENTAIRE/INVENTION ». Là, je pars un mois en Afghanistan et je vais faire un carnet, au format, où j’ai carte blanche, avec dessins, photos, textes. Je sais que je vais écrire tous les jours, comme j’ai écrit Carnet de nuit à Rekjavik l’été dernier en Islande, avec une contrainte que je vais me trouver et m’imposer. J’ai lu récemment un texte d’une femme russe sur les horreurs de la guerre en Afghanistan, côté ex-Union Soviétique. Donc, je vais là-bas avec quelque chose sur ce qui s’appelle la guerre, la violence et les femmes et du corps des femmes par rapport à ce qui s’est joué sur ces terres-là. C’est sur ce corps-là que je voudrais travailler, avec des dessins, des paragraphes. Ce sera de la prose, avec peut-être des décrochages de quelques vers. Un objet un peu inclassable, quoi. J. S. : Pourquoi avez-vous décidé de partir en Afghanistan ? Liliane Giraudon : Généralement, quand je voyage, je voyage avec Henri Deluy, qui va chercher des poètes. Il travaille pour une Biennale Internationale. Donc, chaque fois, je travaille avec lui par rapport à des ateliers de traduction. J’y rencontre des poètes mais, là aussi, j’occupe une marge. C’està-dire, j’y fais autre chose à côté. Cette chose, c’est, d’abord, écrire dans des cahiers, dessiner, regarder ou peut-être même ne rien faire, mais le problème du déplacement et, par exemple le problème du déplacement dans des langues qu’on ne connaît pas, avec des corps et des lumières nouvelles, m’intéresse beaucoup. Cela dit, je pense qu’il n’y a pas une grande différence entre la méditation et l’immobilité et une forme de déplacement systématique et de zigzag en voyage. J. S. : Il y a quelques années, vous avez publié un très beau texte qui s’appelle Anne n’est pas Suzanne. Vous y évoquez les noms de plusieurs écrivains femmes de la modernité qui ont changé la littérature de façon agressive et radicale, y compris Emily Dickinson, Djuna Barnes, Mina Loy et une femme poète contemporaine, Anne Portugal. Il s’agit d’une sorte de Lettre à un
285 jeune poète de Rilke, mais au féminin. Est-ce qu’on pourrait lire ce texte comme une sorte de manifeste féministe ? Liliane Giraudon : Je suis plutôt pour les non-manifestes, comme pour les non-conférences ou les non-romans ou les non-nouvelles, mais oui, peut-être. Il s’agit d’un manifeste dans un sens, mais peut-être qu’on pourrait ajouter à ces femmes Reverdy et quelques autres parce que je pense que là, il faudrait aussi arrêter d’insister trop sur des catégories simplificatoires. Il y a des sonnets que j’ai écrits que j’appelle des « Queer sonnets », publiés dans Homobiographie. Ce que je cherche, c’est une littérature queer dans la forme et dans une traversée des genres. Je cherche aussi une grande gravité qui rejoindrait un certain jeu lorsque les enfants jouent dangereusement avec les choses essentielles qui touchent quand même à ce qui s’appelle la pulsion de vie, la pulsion de mort. J. S. : Cette année, vous avez publié un nouveau roman, La Fiancée de Makhnô. Qu’est-ce qui vous a amenée à écrire ce roman ? Liliane Giraudon : Ce roman est un travail sur cinq ans, dans les trous. C’est une dette réglée à Makhnô, qui était un cosaque libertaire du début du vingtième siècle. C’était un cosaque zaporogue qui est arrivé à fabriquer dans une région d’Ukraine une communauté anarchiste reposant sur le partage des terres en reprenant la vieille tradition des cosaques zaporogues, qui étaient à la fois des guerriers, des paysans. Makhnô s’est battu à la fois contre l’armée rouge et l’armée blanche. Il est mort à Paris au moment où il devait partir pour la Guerre d’Espagne. J’ai énormément rêvé sur ce personnage. J’ai lu ses textes quand j’avais seize, dix-sept ans grâce à de vieux ouvriers qui étaient dans la campagne de Carpentras. C’étaient des Espagnols qui étaient d’anciens brigadistes. Je peux dire que ma conscience politique est née avec ces anarchistes. Ce livre est donc une dette mais c’est quelque chose qui a essayé de travailler aussi sur ce qu’on appelle la science fiction, puisque le livre se passe à la fois dans un monde ancien, qui serait le début du vingtième siècle, et dans un monde futur qui serait la fin ou la deuxième partie du vingtet-unième siècle. On y rencontre le Marquis de Sade. On y rencontre Kafka, Makhnô et des personnages clônés. Cela commence dans un centre avec des gens sur lesquels on a fait des trafics génétiques et qui sont des « ratés ». Il y a un personnage féminin qui s’appelle Laïka. Laïka est le nom d’une chienne qui a été dans le petit sputnik quand j’étais petite fille. Je me rappelle, je rêvais beaucoup, en regardant les étoiles, à cette petite chienne qui était dans l’espace car j’y retrouvais à la fois cette idée du corps animal, du corps féminin confronté à l’idée du progrès, au trafic des corps, des populations, des déplacements et aussi de ce qui est virus au niveau de la pensée. C’est
286 une méditation multiple. J. S. : Je vous remercie, Liliane Giraudon, d’avoir accepté d’être interviewée aujourd’hui. Merci bien !
Bibliographie de Liliane Giraudon Je marche ou je m’endors. Paris : P.O.L., 1982. La réserve. Paris : P.O.L., 1984. « La nuit ». Paris : P.O.L., 1985. Divagation des chiens. Paris : P.O.L., 1988. Pallaksch, Pallaksch. Paris : P.O.L., 1990. Fur. Paris : P.O.L., 1992. Marina Tsvetaïeva, avec Henri Deluy. La Souterraine : Éditions La Main Courante, 1992. Poésie en France, 29 femmes, 1960-1994, avec Henri Deluy. Paris : Stock, 1994. Anne n’est pas Suzanne. La Souterraine : Éditions La Main Courante, 1998. Les Animaux font toujours l’amour de la même manière. Paris : P.O.L., 1995. Homobiographie. Tours : Farrago, 2000. Sker : Homobiographie. Paris : P.O.L., 2002. Carnet de nuit à Rekjavik. Fidel Anthelm X, 2004. La Fiancée de Makhnô. Paris : P.O.L., 2004. Marquise vos beaux yeux. Bordeaux : Le bleu du ciel, 2005. Les Talibans n’aiment pas la fiction. Malesherbes : Inventaire/Invention, 2005.
Florence Pazzottu Née en 1962, Florence Pazzottu a publié deux recueils de poèmes chez Flammarion : en 2005, L’Inadéquat et en 2002, Vers ce qui manque (recueil inclus dans le volume collectif Venant d’où ?). Dans Vers ce qui manque une recherche d’identité s’accompagne d’une remise en question de la notion même d’ « identité ». Tour à tour, un masque après l’autre est adopté et enlevé, rejeté car « qui veut masquer son vide S’y abîme » (Venant d’où ?, 107). La « voix » du texte cherche à s’exprimer à travers l’autre, auquel elle rend hommage. Chez Pazzottu un jeu intense sur la langue et la forme a lieu, non sans humour et avec le sens d’un risque à prendre. Ses poèmes constituent donc un : Hommage au rien (ce risque) Qui me hissa Ou résista ce qui fit que Je trouée vibrante (air de l’appel) filles – flèches d’encre Ouvrant naître – un chemin (Venant d’où ?, 151)
L’Inadéquat (le lancer crée le dé) se compose de cinq sections – de cinq suites de poèmes – qui présentent des variations impressionnantes de formes poétiques et d’approches à l’écriture : L’Inadéquat repose la question d’un sens qui ne serait pas inné, antérieur à l’écriture, mais que le poème mettrait au jour, dans l’élan obstiné de sa composition. A cette fin, le langage se voit ici soumis à un questionnement serré, à plusieurs interrogatoires susceptibles d’en faire jaillir la vérité cachée : attendus distordant la syntaxe et agrégeant les sons; « incon-férences » en prose; épopées étranglées; lancers de strophes syncopées, visuelles, éparpillées… Mais derrière cette rhétorique détournée – et son labyrinthe entêté – le poème dit aussi la chair des mots à vif, qui en est le seul prix : comme de la « vraie », de L’Autre vie. Pour plus de lumière dès ici. (L’Inadéquat, quatrième de couverture)
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Entretien avec Florence Pazzottu Marseille, le 30 juin 2004 John Stout : Florence Pazzottu, j’aimerais d’abord vous poser une question très générale : Quelle est votre définition ou votre vision de la poésie ? Pourquoi avez-vous choisi la poésie comme moyen d’expression et de création ? Florence Pazzottu : Oh… Je ne saurais pas vous donner de définition de la poésie parce que pour moi la poésie a tellement à voir avec l’indéfini, justement. Je crois que la poésie est le champ de la plus radicale liberté. C’est une traversée, l’expérience la plus extrême que puisse vivre un sujet dans la langue… Et quand je dis « sujet », aussitôt s’agitent, à la fois protestent et lèvent en moi de nombreuses questions que je ne pourrais sans doute pas aborder ici, parce que je ne peux m’y risquer, en tenter l’approche, qu’en poèmes… J. S. : Vous êtes depuis quelques années la co-rédactrice d’une revue de poésie qui s’appelle Petite. J’ai lu un numéro double de cette revue et je la trouve excellente. Vous y accueillez à la fois des poètes connus et des poètes inconnus. Il me semble que ce type d’engagement est très précieux, car c’est un travail qui exige beaucoup de temps et d’efforts, évidemment ! Pourriezvous me dire de quelle façon cette revue est née, quel a été son cheminement, et quel rôle vous voudriez qu’elle continue à jouer ? Florence Pazzottu : Petite est le fruit de mon amitié avec Christiane Veschambre, qui est elle-même écrivain et qui avait déjà animé une revue, Land, avec une autre femme écrivain, Catherine Weinzaepflen. Christiane m’a donc proposé cette aventure, qui était très riche et complexe, car c’était en même temps une aventure de lecture – nous avions décidé dès le début que nous lirions tout ce qui nous parviendrait par la poste, et c’est ainsi que chaque numéro de Petite comprend des textes de personnes qui n’ont jamais publié, ou très peu –, et une façon d’appréhender différemment pour nous l’objet-livre : nous avons choisi ensemble le format, le papier, l’imprimeur – monsieur Huin, un des rares artisans-typographes à continuer à travailler en France – la couleur de la couverture, différente à chaque numéro… C’est une partie du travail que j’aime beaucoup, mais dont je m’occupe moins depuis que je suis revenue vivre à Marseille, car l’imprimeur est en région parisienne, où nous avions fondé Petite… Si j’ai poursuivi l’aventure jusque-là, en dépit
289 des difficultés ou de l’épreuve surtout que fut pour moi la mort de mon ami Thierry Trani qui nous avait rejointes, Christiane et moi, et qui a animé la revue avec moi pendant des années, c’est pour ce pont vers l’inconnu que Petite est encore, pour ces surprises qui arrivent par la poste… et pour les rencontres que parfois elles suscitent… Aujourd’hui, et depuis la mort de Thierry, j’anime la revue avec Isabelle Garron. Nous tenons beaucoup à ce voisinage, dans le contexte d’édition difficile qui est le nôtre en France, donner des places, même petites à des textes qui sinon ne les trouveraient pas. Bien sûr, solliciter des textes d’auteurs qu’on aime, c’est aussi une part agréable du travail, mais je crois que la chose la plus importante c’est de lire et d’accueillir ce qui n’a pas encore de place… Il n’est pas rare d’ailleurs que des auteurs qui n’avaient jamais publié, publient ensuite dans d’autres revues, et même fassent paraître des livres… Cela a toujours été le rôle des revues, n’est-ce pas, ce travail de déchiffrement et de défrichement, d’ouverture… ? J. S. : Comment avez-vous trouvé le titre, Petite ? Florence Pazzottu : Je travaillais à l’époque, en 1995, sur de courtes proses sur l’enfance que j’avais l’habitude d’évoquer, lors de mes promenades avec Christiane, en parlant de mes « petites », car chacun de ces textes commencent par ce mot « petite ». Or, dès que nous avions commencé à penser à la revue, nous avions immédiatement évoqué son format. Il y avait à l’époque beaucoup de grandes revues, parfois même au format magazine; nous, nous voulions une revue qui puisse se glisser dans une poche, se lire en chemin, en métro, dans l’autobus… Quant à son contenu, nous étions également d’accord pour prêter l’oreille à des textes non tonitruants, des textes de l’entredeux ou de l’en-deça… Donc, après avoir creusé l’idée de l’objet et de ce qu’il allait accueillir, l’idée du titre s’est imposée à Christiane et elle m’a demandé si cela ne me dérangeait pas de « prêter mon titre à notre revue » … Cela m’a semblé d’une telle évidence… D’ailleurs mon livre n’a paru qu’en 2001, chez l’Amourier, et sur proposition de l’éditeur j’ai conservé le titre auquel je songeais à l’époque. J’ai seulement tenu à y ajouter une virgule… Ainsi, comme pour la revue, ce titre dit quelque chose à la fois de la forme et du contenu du recueil… J. S. : Parlons maintenant de Vers ce qui manque, qui est votre premier livre de poésie même s’il n’a pas paru seul mais accompagné de trois autres livres, dans un ouvrage intitulé Venant d’où ? (4 poètes). Ce livre a donc été publié dans la collection « poésie / Flammarion », dirigée par Yves di Manno, où paraît également votre prochain ouvrage. C’est une collection très prestigieuse, celle qui me semble la plus « impressionnante » dans la poésie française actuelle. Quelles affinités ressentez-vous avec les pratiques et la vision de la
290 poésie que cette collection propose et valorise, de façon implicite ou explicite ? Florence Pazzottu : J’aime beaucoup en effet le travail d’Yves di Manno. Au moment où je lui ai adressé Vers ce qui manque, je ne l’avais jamais rencontré, mais je connaissais un peu sa collection et surtout je connaissais son travail de poète. C’est ce travail-là, la lecture de ses livres et de ses textes de réflexion sur la poésie, comme le beau livre « endquote », qui m’avait donné envie de lui envoyer mes poèmes. Sa « vision de la poésie » comme vous dites, sa pensée de la forme, sa réflexion sur les liens entre poésie et réel (« en vue de leur mutuelle transformation » écrit-il) m’intéressaient, me touchaient, même s’il me semblait évident que mon écriture était assez éloignée de celles d’Ezra Pound et des objectivistes américains qui ont passionné Yves di Manno par exemple et qu’il a traduits, ou de son propre travail – un travail de mémoire de formes (ce qui n’empêche pas, bien sûr, au contraire je dirais, une écriture très contemporaine), et un travail de fouilles presque archéologiques, touchant à des strates très archaïques de l’humanité. Mais en même temps, et c’est ce qui me semble assez extraordinaire, cette collection accueille des œuvres très différentes. On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’une famille. Entre les livres d’Isabelle Garron, de Paul Louis Rossi, d’Hervé Piekarski, de Marie Etienne, de Pascal Boulanger, de Fabienne Courtade, d’Hélène Sanguinetti, ou encore d’Ariane Dreyfus, d’Eric Sautou, de Christophe Lamiot, de Mathieu Bénézet, d’Esther Tellerman, de Philippe Beck, d’Henri Deluy ou de Sandra Moussempès, on ne peut pas noter des convergences de nature à fonder une école ou un mouvement. On a affaire à des univers et à des écritures très différents. Pas de manifeste, ici. En revanche, ce qui est perceptible je crois, c’est qu’Yves di Manno est un vrai lecteur. Et si ces auteurs ont quelque chose en commun, c’est peut-être d’être attentifs à la question et au travail de la forme, sans être à proprement parler des formalistes. J. S. : Pourrait-on dire que, dans cette collection, l’innovation formelle et linguistique est liée à une quête de l’être au centre du poème ? Qu’il s’agisse pour parler vite, d’une poésie « métaphysique » en quelque sorte ? Florence Pazzottu : Je n’irai pas jusque-là... Je ne sais pas du tout ce qu’en pensent les autres auteurs de cette collection... Personnellement, je ne renie pas l’héritage de la « question métaphysique », ou plutôt de l’ontologie, ce qui est autre chose, mais si je reconnais cet héritage, son histoire, il me semble que c’est pour aussitôt m’en démarquer radicalement. .. Le chemin, l’invention du chemin, m’intéresse plus que la quête de l’origine... et pour moi la poésie n’est pas la « Maison de l’Être » mais un lieu qui est en même
291 temps un hors-lieu, un dehors au dedans, l’apparition, peut-être, la traversée d’un « je-suis », insituable et résistant à toute saisie... Il y a dans le terme « métaphysique » l’idée d’un « au-delà du sensible » qui me semble tout à fait contraire au mouvement de l’écriture poétique, qui serait plutôt un creusement à la fois du sens et des sens... Tout poème est toujours un « ici, maintenant »... Chez plusieurs des auteurs de la collection, la dimension physique est très présente. Mais chacune des expressions que vous avez employées, n’est-ce pas, « quête de l’être », « centre du poème », « poésie métaphysique », suscite, appelle de longues interrogations. Sans le questionnement âpre et méticuleux de chacun de ces mots, je crains que la réflexion ne soit faussée, manquée ou saturée. C’est justement ce dégripagedépoussiérage que permet « le vent de la pensée » quand il souffle dans le poème; et c’est grâce au travail d’invention du sujet dans la langue, grâce à cette traversée qu’est le poème, qu’il arrive parfois qu’un peu de cette très ancienne mais toujours nouvelle question (être ou ne pas être) nous soit restitué. Un peu de la question, pas de l’être... Quant au mot « quête », non, je n’y reconnais pas ce qui m’anime réellement. Je crois le centre du sujet, comme celui du poème, introuvable – selon l’expression d’Yves di Manno justement, qui écrit cela dans Endquote : « le centre introuvable du poème »... J’ai failli dire « vide », mais, ici, ce serait trop vite dit, on irait croire qu’il est possible de le remplir ! J. S. : Vers ce qui manque a été publié dans un livre qui réunissait, je l’ai dit, votre texte et ceux de trois autres jeunes poètes, très différents de vous et chacun très différent des deux autres. Pourquoi ce titre – Venant d’où ? – et par quelles étapes ce livre collectif est-il passé pour voir le jour ? Florence Pazzottu : Il faudrait poser la question du titre à Yves di Manno; c’est lui, bien sûr, qui l’a choisi. Cet ouvrage est né je crois du regret qu’il avait de ne pouvoir, pour des raisons évidentes d’économie, de difficultés éditoriales, accueillir « de nouveaux auteurs » au sein de la collection… J. S. : Il ne peut accepter, je crois, que cinq à sept titres par an… Florence Pazzottu : Voilà. Donc ce volume, Venant d’où ?, c’était une façon originale d’ouvrir la collection à d’autres poètes. Yves di Manno a toujours dit que pour lui il ne s’agissait pas d’un ouvrage collectif, mais de quatre livres qu’il aurait publiés séparément s’il l’avait pu et qui se sont retrouvés, par le hasard des rencontres de lecture qu’il a faites à ce moment-là, et grâce à cette idée originale qu’il a eue, réunis en un seul volume. J. S. : Votre titre, Vers ce qui manque, et la métaphore qu’il évoque (et qui est,
292 effectivement, au centre du texte), me rappellent une définition que Pierre Reverdy a donné de la poésie : « La poésie : bouche-abîme du réel désiré qui manque ». Il me semble que votre texte se place dans la lignée de la poésie et de la pensée de Reverdy, tout en s’en distinguant de par le jeu formel qui caractérise Vers ce qui manque. Florence Pazzottu : Je vous remercie de cette citation de Reverdy que je ne connaissais pas. Je la trouve magnifique. D’une certaine façon, et même quand je ne publiais que de « la prose », j’ai toujours eu la certitude d’écrire en poète. C’est-à-dire que l’écriture a été pour moi la voie d’accès au réel. Je sais bien qu’il y a du réel avant l’écriture, je pense avoir laissé loin derrière moi la tentation de la folie (rire); je sais bien qu’il y a du réel, d’une certaine façon, du réel impossible, comme disent les Lacaniens, en même temps je crois que l’écriture du poème m’ouvre en quelque sorte, sinon un chemin, une coupe, une fente, vers ce possible impossible, le réel. Ou bien c’est mon expérience « du réel » qui ne se « touche vraie qu’écrite », comme le dit un de mes poèmes. Et dans cette éclaircie du mouvement d’écrire, se produit comme une réfraction. C’est comme si cette intensité, cette intensification de pensée qu’est le poème, venait à son tour éclairer et intensifier le réel… Je n’ai pas répondu à votre question… (Rire) J. S. : Vers ce qui manque se divise en quatre ou cinq parties. Il y a une recherche qui commence et qui s’arrête; qui recommence d’une autre manière et qui s’arrête; puis qui recommence une troisième fois et qui s’arrête encore ; et ainsi de suite. C’est un mouvement fascinant. La première partie porte en sous-titre : « 9 cercles ». D’où est venue l’idée de prendre La Divina commedia comme intertexte ou comme modèle ? C’est un vaste poème allégorique et, à première vue, La Divina commedia ferait partie d’une tout autre tradition que celle au sein de laquelle vous vous situez. Florence Pazzottu : D’abord, je ne saurais dire précisément dans quelle tradition je me situe. Ensuite, la Divine comédie a toujours été présente dans ma vie, d’une certaine façon, avant même que je ne la rencontre. Je suis petite-fille d’Italiens qui ont trouvé à Marseille leur terre d’accueil, et c’est d’ailleurs en hommage à la ville de Florence que je porte ce prénom. Petite, on m’appelait fréquemment Firenze, du nom de la ville, et non Fiorenza, qui est, je crois, la version italienne du prénom français. J’ai écrit à treize ans, dans un champ de blé en Angleterre, je me souviens très nettement encore de cet instant, un poème que j’avais intitulé « L’enfer » et où je parlais « des damnés » – je n’avais bien sûr jamais lu une ligne de Dante; et mon premier long texte en prose, Sator…., qui a été diffusé par France-Culture mais n’a pas été publié, était une descente aux enfers. J’avais vingt-trois ans, je venais
293 de découvrir l’année précédente la Vita nuova, que je rêvais d’adapter pour le théâtre, puis la Divine comédie, avec je crois des illustrations de Gustave Doré, et je me suis mise moi-même à accompagner mon écriture de dessins à l’encre de Chine, comme je le fais encore parfois, et la première chose que j’ai dessinée, ce sont les 9 cercles de l’enfer…. J. S. : Il est logique alors que vous ayez placé cette référence à Dante dans la première partie de votre texte, si votre lien à la Divine comédie remonte si loin dans votre vie… Florence Pazzottu : Oui, mais peut-être la chose est-elle un peu difficile à percevoir, parce que j’ai commencé à publier assez tard. À l’exception de cette diffusion à la radio de Sator … dont je viens de vous parler, et d’un livre, Les Heures blanches, publié en 1992 et qui est aujourd’hui introuvable, une grande part de ce que j’ai écrit n’est pas visible. Or Les Heures blanches signaient justement la fin de l’enfer pour moi. J’ai d’ailleurs dédié le livre à un certain Virgile… Dans Vers ce qui manque, j’ai réuni des poèmes anciens avec d’autres qui étaient très récents, quinze années parfois séparaient l’écriture des uns et des autres, et j’ai pu donner à lire quelques-uns de mes poèmes d’enfer ou de purgatoire… (Rires…) J. S. : Dans la deuxième partie de Vers ce qui manque, vous présentez un jeu complexe sur l’identité féminine. Le titre de cette partie est « Qui ». Vous vous y présentez en empruntant une multiplicité de « masques » – des femmes célèbres issues de la mythologie, avant tout, ou bien des personnages de la littérature ou du cinéma. Il y a ainsi un « poème de moi-Antigone », un « poème de moi-Ismène », un « poème de moi-Lolà-Montès », ou encore un « poème de moi-Sphinx ». Pourquoi tenez-vous à multiplier l’identité d’une façon si vertigineuse ? Florence Pazzottu : C’est assez difficile à dire. Je crois qu’emprunter ces « masques » comme vous dites, c’était pour moi la seule chance d’un « apparaître » … Mais je ne sais pas si ce sont des masques. Le masque recouvre le visage. Là, il s’agissait ni de dissimuler un visage ni d’exécuter un auto-portrait protéiforme. Il s’agissait non qu’une forme se fige mais qu’elle émerge et que, mouvante toujours, inachevée, elle permette le passage… Les titres des poèmes – ils ne sont venus d’ailleurs que longtemps après l’écriture du poème – ils ouvrent un espace de résonance… Ce qui m’intéresse, profondément me regarde, c’est l’apparition. Le surgissement, le commencement… Je le dis aussi, je crois, dans les autres parties du livre, mais autrement, comme vous l’avez noté très justement au début de cet entretien. Je crois que j’écris toujours comme cela. Je refais toujours ce
294 mouvement de lancer. Je ne fais sans doute que relancer la question. Ailleurs, autrement. Elle peut ensuite, cette question, se cristalliser, se figurer différemment, au sens propre : prendre figure, trouver, rencontrer un nouveau visage; et il me semble que si quelque chose se touche un peu, si la question peut s’approcher, s’effleure, c’est grâce à cette forme qu’elle s’invente lors de chaque nouveau lancer. Là, cette question de l’apparition prenait appui sur la question de l’identité, ou plutôt du « qui », comme j’ai préféré écrire. J’aime beaucoup le « qui », comme l’utilise Cummings par exemple dans ses poèmes, ou encore celui que pense Hannah Arendt. Ce sont des façons étonnamment libres de poser la question du sujet… Pourquoi une telle multiplicité de figures ? Par jeu, sans doute. Par désir de compagnie… Peutêtre que traverser plusieurs figures m’a aussi semblé la meilleure façon de n’être piégée dans aucune. Dès qu’on fige une identité, on rate la question, on manque la question du sujet. On la manque parce que justement, on ne touche pas son manque. On croit que quelque chose est trouvé… J. S. : Justement, dans certains poèmes de cette deuxième partie intitulée « qui », au lieu d’adopter un masque, vous mettez en relief un manque d’identité. Par exemple dans « poème de non-moi » (107), vous écrivez : « qui veut masquer son vide / s’y abîme » … Il y a donc un va-et-vient entre ces poèmes de non-identité et ces poèmes masqués ? Florence Pazzottu : Oui. Je crois même que ce va-et-vient est intime à chacun de ces poèmes, lui est presque constitutif. Le prochain livre, qui paraît en janvier dans la même collection, s’intitule l’Inadéquat (le lancer crée le dé). J’y écris notamment mon expérience – qui ne devient réellement expérience, expérience réelle, que dans le mouvement d’écrire – qu’il n’y a justement de sujet qu’en tant qu’il se traverse lui-même, qu’il n’est pas adéquat à lui-même. Alors, on peut creuser la question du vide, du manque, mais on peut également soulever le voile de ces incarnations successives et dire : « ce n’est pas moi ». Ce serait peut-être ce qui, dans ces poèmes – pour autant que je puisse en parler « du dehors » – se produit : dans un mouvement d’affirmation, consentir à l’incarnation et à l’intensité d’être, et risquer aussitôt un pas de côté – « pas-moi ». La plus juste expérience de langage ou d’être, la plus juste ou la seule possible peut-être pour moi, serait dans cet écart. Car cet écart seul préserve, réserve l’inattendu, l’inatteignable, l’insaisissable; ou le « centre introuvable » que j’évoquais tout à l’heure; et l’on entend bien, je crois, ici aussi, comment dans l’insistance de ce préfixe « in » s’inscrivent, résonnent la chance et la nécessité de cet écart. J. S. : « Qui » est fascinant à lire parce que, d’une part, il y a un côté angoissé (il n’y a pas d’identité !), et que, d’autre part, c’est très espiègle. Vous
295 produisez toute une gamme de styles et de voix différents. Quelle idée de la femme se cache ou se présente derrière ce tour de force stylistique ? Florence Pazzottu : Vous avez touché quelque chose de très juste. Oui, c’est comme cela, me semble-t-il, que cela m’arrive. Que cela arrive à d’autres aussi, n’est-ce pas ? L’angoisse a accompagné mon existence depuis mes plus jeunes années et je l’ai très vite ressentie comme un appel de la vie même et comme la plus grande possibilité de connaissance que nous ayons; en même temps le rire a toujours été très présent en moi, et j’ai vécu quelques éclats de rire profondément fondateurs, qui m’ont réellement transformée, qui m’ont initiée, m’ont ouvert le monde. L’un et l’autre, l’angoisse et le rire, sont, je crois, très actifs dans mes poèmes. Jamais confondus, mais liés parfois. J’y vois alors un jeu très sérieux. Ou une gravité rieuse. Mais je ne crois pas que le manque d’identité soit pour moi source d’angoisse. C’est plutôt source de rire. Ça rend au fond la chose très légère, parce que ça n’induit pas qu’il n’y ait pas de rencontre – ni de singularité. Ça fait seulement que ça ne colle pas, et c’est bien parce que ça ne colle pas qu’il y a du possible, de la rencontre. De la joie, du désir, de la jouissance. Cela m’a toujours amusée d’être une femme; cela laisse une grande liberté. À condition de sentir que c’est une question toujours ouverte. Comme la question de l’homme. Je n’entends cette question que comme cela, ouverte. Si je revendique la liberté de ne pas savoir ce qu’est une femme, comme je l’ai fait dans mon récit L’Accouchée, que vous avez lu, c’est pour affirmer aussitôt, dans le même mouvement, la joie de ne pas savoir ce qu’est un homme. Être une femme – c’est, pour moi, revendiquer l’inconnu du mot femme; et aussitôt, dans le même mouvement, du mot homme, qui est le mot ultime de ce récit. Là, c’est par ma tentative de penser un accouchement, le mien, que cela s’exprime; et bien sûr dans Vers ce qui manque cela se présente autrement… C’était aussi une façon de dire que toute expérience physique et psychique, même extrême, comme un accouchement, peut être expérience de pensée et de langage – est une expérience de pensée et de langage – et que, parallèlement, une expérience de langage comme le poème implique tout le corps et l’esprit… J. S. : Dans la troisième partie de Vers ce qui manque, il y a deux volants : premièrement, la « Mort d’un nihiliste », et deuxièmement une courte série d’ « hommages » (à Marie-Madeleine, à Malte Laurids-Brigge, à van Gogh et à Caroline von Gunderröde). Cette fois encore, vous présentez une juxtaposition du vide (« nihi ») et une série de voix masquées. Pour quelles raisons cette juxtaposition ? Florence Pazzottu : Cette question du vide, du rien et du néant se creuse encore dans l’Inadéquat. Elle m’a toujours intéressée. C’est une question très
296 ancienne et que la poésie et la physique contemporaines retrouvent. J’ai écrit un poème récemment après avoir entendu une émission sur France-Culture. Je vous en donne une version approximative : « les particules qui nous composent sont des / excitations sur le vide et s’il y a / dans mes poèmes comme dans des pensées anciennes / cette intuition d’un rien fécond, d’un rien-pas-rien / qui n’est pas le trou noir qui broie (anti-matière) / un physicien le dit hier à la radio / là où est moindre l’énergie (le moins / du moins) là est le vide – n’est pas néant » … Cette pensée – Cette « intuition », comme je la nomme dans le poème – d’un rien fertile, d’un rien qui n’est pas rien, qui n’est pas le néant qui broie mais au contraire un vide ouvert d’où jaillit le possible, a toujours été très présente en moi. Dans Vers ce qui manque, j’ai compris qu’il était devenu essentiel de démarquer cette pensée du vide d’une pensée du néant, d’un certain nihilisme ou néantisme, tel qu’il accompagne et menace encore l’histoire de l’homme. Je l’ai compris lorsque, au moment de la « composition » du livre – une fois rassemblées les parties dont certaines, je vous l’ai dit, étaient liées à une période éloignée de ma vie – j’ai écrit ces courts poèmes sur le manque et sur le rien, celui, surtout, qui ouvre la partie dont vous parlez, et les trois du début et de la fin. Il y avait là un saut affirmatif, radical, que j’étais enfin prête à assumer. Mais peut-être que, déjà, cette théâtralisation de la mort d’un nihiliste, écrite en 1990, c’était une façon de traquer en moi cette pensée du néant et de m’en démarquer… Quant à ces voix, ces ombres auxquelles je rends hommage… disons que je me suis penchée vers elle dans un mouvement de reconnaissance. Si la poésie est pour moi un surgissement, je n’oublie pas qu’elle prend sa source dans un monde qui me préexiste, et me coexiste, et que chaque commencement s’appuie à cette source. On hérite d’un monde en naissant. On en hérite à chaque instant. Ce n’est d’ailleurs pas toujours chose facile… Je l’éprouve et l’ai toujours éprouvé… Les milliers de générations dont les gestes et les cauchemars peut-être nous hantent mais aussi qui ont rendu possible l’éclosion d’une singularité – ici et maintenant… Certaines actions, j’ai la forte impression de ne pouvoir les faire qu’accompagnée. Non pas que ces ombres, ces frères et sœurs, contemporains ou non, me prennent la main pour écrire, mais je vis, j’écris parfois en leur compagnie. Alors, ces poèmes dédiés, c’était une manière de relier aussi le présent au passé. De dire merci au passé – de n’être pas néant… Ces quatre figures-là sont celles qui sont venues. Disons qu’elles sont comptées pour moi; mais en même temps elles sont plus vastes qu’elles-mêmes… J. S. : Le titre de la quatrième partie de Vers ce qui manque est « Vers », à la fois nom et préposition. Au début de cette section, vous citez Valère Novarina : « Je traverse le moi. Le Je est captif du moi. Je suis; du verbe suivre, séquence du verbe être ». Est-ce que vous offrez cette citation à titre
297 de vérité dont votre texte sera l’illustration ou est-ce qu’il s’agit d’une remise en question de l’idée de Novarina donnée par cette citation ? Florence Pazzottu : Ni l’un ni l’autre. (Rires de JS et FP) J’aime beaucoup cette citation; mais mon texte ne peut avoir été l’illustration d’une vérité qu’elle contient, car, de même que tous les titres de mes poèmes, elle n’est venue qu’après. Je me sens très proche des incandescences de pensée de Novarina, mais ce n’était pas du tout mon intention d’illustrer sa pensée, qui n’a d’ailleurs nul besoin de ce renfort. C’était encore une façon d’entrer en résonance. Et aussi d’éclairer cette question du sujet, de la montrer hors de l’impasse dans laquelle, me semble-t-il, on tend parfois aujourd’hui à la confiner – comme si la question du sujet était soit complètement dépassée, finie, soit désormais le domaine réservé de la psychanalyse ou de l’histoire de la philosophie. On n’en a pas fini avec la question du sujet. La question du sujet est infinie. Depuis longtemps je m’intéresse à Novarina, mais aussi à des poètes comme Roger Giroux, Danielle Collobert, Antonin Artaud, Agnès Rouzier… Aucune de ces œuvres n’est « l’expression d’un moi », n’est-ce pas ? … « Je traverse le moi ». Oui, j’aime ces mots de Novarina. J’ai presque envie de dire que Je est cette obscure, énigmatique traversée… J. S. : Dans un sens, la poésie est toujours un « vers quelque chose ». Est-ce une arrivée, en fin de compte aussi ? Florence Pazzottu : Un double mouvement. Un aller vers l’inconnu mais peut-être parfois aussi une remontée vers la source, l’origine. D’où l’apparition de ces figures du passé dont nous parlions tout à l’heure… Mais la poésie résiste à l’analyse n’est-ce pas ? Elle est aussi opacité. Une arrivée ? Quelque chose arrive – mais, par chance, l’on ne saurait dire quoi. J. S. : La deuxième partie de la quatrième section est composée de trois poèmes : « poème de moi-poète-empêché », « poème de moi-inconnu » et « poème d’émoi ». Vous employez le terme « triptyque » pour désigner cette partie. Pourquoi ? Florence Pazzottu : Un clin d’œil à la peinture, tout simplement… Ce sont parmi les poèmes les plus récents du livre. Quelque chose de plus « immédiat » m’était accessible. Le « sensible » enfin – ce que, dans un de mes poèmes à paraître, j’ai nommé « la pensée-peau ». D’où ce petit signe amical adressé à la peinture, qui, quels que soient la complexité et le mystère de ses compositions, touche les sens directement. J’ai longtemps eu la conviction d’être obligée de tracer des chemins très étranges, d’être obligée de partir de choses très lointaines et parfois très sourdes et profondes et qui étaient mon
298 lieu depuis l’enfance, pour enfin accéder à la surface du monde. On me le disait d’ailleurs souvent. « Mais que vas-tu chercher si loin ! » Mais c’était ainsi : le chemin du plus proche passait pour moi par le lointain… « Tant d’années pour enfin – une peau ! »… J. S. : La toute dernière partie du texte s’intitule « Vers ce (rien) qui manque ». Là, vous reprenez le poème liminaire du recueil, en changeant l’ordre des phrases et des éléments donnés. Où se trouve-t-on donc, à la fin du texte ? Quelle sorte de transformation a eu lieu ? Florence Pazzottu : C’est la grande question ! Elle me bouleverse à chaque fois. C’est Jankélévitch, je crois, qui parle du « presque ». J’ai toujours été très touchée par ce « presque ». Dans l’art comme dans la rencontre amoureuse, ce qui arrive, c’est « presque rien »; et ce « presque rien » change tout… Caroline Sagot-Duvauroux – je ne sais pas si vous la connaissez, elle est peintre et poète et nous publions quelques pages d’elle dans le No 17 de Petite – a fait sienne une pensée de Bataille qu’elle a formulée ainsi : « Que reste-t-il du surgissement dans le surgi ? » Une pensée extraordinaire. D’une part il y a ce réel surgissement – ce surgissement du réel ? – cette révolution immense opérée par le « presque rien », d’autre part s’insinue ce doute, terrifiant parfois : Que reste-t-il ? Et cela peut-il se partager ? … Mais vous avez raison, je crois, ces derniers petits poèmes autour du manque, du rien, disent une transformation. Un déplacement. Un presque rien. Pourrais-je le dire mieux aujourd’hui que ne le dit le poème ? Je ne crois pas… J. S. : Comme il est question de l’identité féminine dans Vers ce qui manque, j’aimerais vous demander quels rapports vous voyez entre féminité et écriture. Les poètes femmes auraient-elles un rôle spécial à jouer aujourd’hui ? Florence Pazzottu : Je me méfie, je vous l’ai dit, de la question de l’identité féminine, parce que c’est une question piégée, et qui piège, comme celle de l’écriture féminine. Mais si je me démarque de cette question, ce n’est pas pour revendiquer l’indifférencié, le neutre, pas plus au fond l’androgynie que l’anonymat. Non, il s’agit d’autre chose. Nous l’avons déjà en partie évoqué tout à l’heure, lorsque je faisais référence à ce récit l’Accouchée et sa dernière phrase : « … on restait insoumise; on demeurait un homme », où le mot homme est mis en italiques. Pendant plus de deux mille ans d’Histoire, on a travesti ce texte fondateur qu’est la Genèse. Marie Balmary fait à ce sujet une enquête passionnante et d’une importance vitale. Une enquête très sérieuse, rigoureuse et que chacun de nous peut refaire au moins en partie, où elle découvre que la première phrase par laquelle ce texte parle du mythe de la Création de l’homme, « l’humain », n’est respectée par aucune des traduc-
299 tions successives, qui ne font qu’entériner la plupart du temps, et cela se reproduit dans de nombreux autres passages, les erreurs des premières traductions. La Genèse dit : « Dieu créa l’humain, ish-isha (c’est-à-dire mâle et femelle) ». « Homme et femme, il les créa » ! Les deux sexes ! L’histoire d’Adam, et d’Eve issue de la côte d’Adam, ou du côté d’Adam selon une traduction plus récente mais contestée, ne vient qu’après, quand il est dit qu’il n’est pas bon pour Adam d’être seul. Or cette phrase est partout occultée ! En français, nous n’avons qu’un mot pour dire l’humain : l’homme. Personne ne dit « les humains », pour dire l’ensemble, pour dire les hommes et les femmes ensemble. On dit les hommes, et c’est ainsi qu’adolescente je lisais les écrivains et les philosophes du siècle précédent, convaincue que leurs livres s’adressaient à moi, intimement même parfois, pour tout à coup sursauter face à une ligne où l’auteur révélait que les hommes (les humains) dont il parlait couchaient forcément avec des femmes ! Moi, je ne « couchais »alors avec personne, mais je sentais bien qu’il y avait cette exclusion, évidente pour l’auteur au jour où il avait exposé sa pensée, d’une partie des « hommes ». Ou bien c’était tout à coup, comme chez Schopenhauer, lu plus tard, une phrase sur « les femmes », et il apparaissait nettement que les femmes ne pouvaient faire partie de l’ensemble des hommes auxquels le philosophe pensait s’adresser. Même non stigmatisée, même regardée et identifiée avec bienveillance, toute communauté ainsi « localisée », « désignée », me semble un piège, un lieu d’enfermement. Il y a de la différence – ish / isha; les hommes et les femmes ne sont pas confondues, mais les femmes ne forment pas un « genre » à part, sauf en grammaire, et l’on voit bien comment certains poètes « femmes » ont joué avec ça, avec la grammaire, l’accord au féminin, le « il » et le « elle », comme Danielle Collobert justement, et c’est beaucoup plus intéressant que lorsque des femmes se sont mises à écrire en clamant : « et maintenant, vous allez voir ce que c’est qu’une femme qui écrit » ! Même si, sociologiquement, historiquement, je ne peux que me réjouir qu’enfin des femmes écrivent, moi, je ne sais pas ce que c’est qu’une femme qui écrit, je suis une femme qui écrit, c’est chaque fois différent une femme qui écrit, et cette différence justement, toute différence – comme la non-confusion, la coupure entre un homme et une femme – est inappropriable. Personne ne peut en faire son fonds de commerce ! En tout cas, ce sera sans moi ! Si je vise à la plus grande singularité – car la neutralité forcée, l’anonymat me semble un autre piège qu’ont illustré de manière épouvantable tous les régimes totalitaires du siècle dernier et ce n’est pas fini – c’est parce que toute vraie singularité est énigmatique, inassignable, insituable, et non close sur elle-même, ouverte – elle tend à l’universel. Je crois que c’est Cézanne qui disait : on atteint le grand par le petit – et il recréait sans cesse, à sa manière inimitable, la Sainte-Victoire… J. S. : Votre prochain livre, l’Inadéquat, paraît en janvier 2005 chez
300 Flammarion, dans la même collection. Pourriez-vous m’en parler, ainsi que de vos projets en cours ? Florence Pazzottu : L’Inadéquat est composé de cinq parties. Essentiellement des poèmes, à l’exception de douze textes en prose que j’ai appelés des « inconférences », en hommage à Cummings. Ensuite, j’écris un récit, mais dans une forme un peu étrange, qui s’est imposée à moi. C’est un récit qui n’est ni en prose ni en vers mais en « segments froids ». Enfin, c’est ainsi que je dis pour moi-même. Je dis que ce ne sont pas des vers, parce que dans le vers – je crois que c’est Claudel qui dit ça – il y a un nombre qui empêche de compter. Les segments froids de ce récit sont froidement comptés. Non pas que je sois devenue un poète oulipien, mais parce que le récit n’a pu se poursuivre que de cette façon – c’est d’ailleurs dit dans le récit. C’est très différent de l’Accouchée, même s’il s’agit ici aussi sans doute d’une certaine articulation entre poésie et pensée, disons, d’une certaine expérience de pensée que je dirais poétique, où le corps est également très impliqué. Cette fois, même si la question de l’engendrement et de la filiation est toujours présente, c’est la question du mal qui m’a véritablement taraudée. De l’ombre. Je vous ai parlé tout à l’heure de ce poème de mes treize ans, « l’enfer », peuplé des ombres des damnés. Cette pensée du « mal » m’inquiétait, m’obsédait depuis longtemps déjà, depuis mes plus jeunes années… C’était devenu une question vitale… qui menaçait ma joie, ses excès, dans son fondement même… Si je parviens à l’achever, ce récit s’appellera la Tête de l’homme. J. S. : Merci beaucoup, Florence Pazzottu !
Bibliographie de Florence Pazzottu Les heures blanches. Paris : Manya, 1992. Petite. Coaraze : L’Amourier, 2001. L’Accouchée. Chambéry : Comp’Act, 2002. Vers ce qui manque, in Yves di Manno, dir. Venant d’où ? Quatre poètes. Paris : Flammarion, 2002. L’Inadéquat (le lancer crée le dé). Paris : Flammarion, 2005. La place du sujet (avec des photographies de Giney Ayme). Coaraze : Editions de l’Amourier, 2007. Sator... Grands Laviers : Editions Cadastre 8 zéro, 2007. La Tête de l’homme. Paris : Seuil, 2008. S’il tranche. Paris : Inventaire/Invention, 2008.
Sandra Moussempès Née en 1965, Sandra Moussempès débute par le recueil Exercices d’incendie (1994), où on reconnaît déjà une voix poétique nouvelle. Son deuxième livre, Vestiges de fillette (1997) a été jugé choquant par certains lecteurs. Ce livre est une mise en scène – et une remise en question – des images de la fillette présentées dans la culture contemporaine. La fillette est un « personnage » troublant chez Moussempès. Innocente, exploitée, érotisée ou victime, elle est l’objet de fantasmes masculins qui la déforment. Cependant, Moussempès donne à la fillette un parler et une subjectivité autres que ceux qu’on lui attribue d’habitude. Évoquée sous forme de fragments ou de « vestiges », l’histoire de la fillette dépasse les clichés culturels qui ont pu lui être associés. « J’aimerais visiter le musée de Childhood », dit la narratrice (Vestiges de fillette, 16) – mais ce musée se visite à distance, à travers un je(u) ironique. Comme le quatrième de couverture de Vestiges de fillette l’indique, « l’univers de Sandra Moussempès s’avère d’une inquiétante étrangeté : l’innocence y côtoie la perversité, l’imagination vient constamment y perturber une réalité atone, indécise – à l’ombre d’une enfance ici mise en pièces, exténuée pourrait-on dire avec une rage sourde, une tendresse déconcertée. » Dans son commentaire critique de la poésie de Moussempès, Anne Malaprade remarque que « Vestiges de fillette explore avec audace l’espace de la page, qui a, cette fois, perdu toute virginité. » Malaprade souligne l’importance, dans ce texte, des « reflets, photographies, films, miroirs, [qui] doublent les corps d’une ombre dont l’omniprésence soutient un questionnement sur l’identité et l’apparence » (Anne Malaprade, « Cria Cuervos : A propos de Sandra Moussempès », in Lionel Destremau et Emmanuel Laugier, dir., Quatorze poètes : anthologie critique et poétique, Paris : Prétexte, 2004 : 113-115). Dans son livre le plus récent, Captures (2004), Moussempès poursuit sa remise en question des formes de représentation écrites ou médiatiques à travers lesquelles se dessine notre image du réel.
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Entretien avec Sandra Moussempès Marseille, le 8 juillet 2004 John Stout : Sandra Moussempès, j’aimerais, d’abord, vous poser une question très générale : Quelle est votre vision de la poésie ? Pourquoi avezvous choisi la poésie comme mode d’expression et de création ? Sandra Moussempès : La poésie est venue à moi pourrait-on dire d’une façon assez inattendue. Je faisais à l’époque de la sculpture, du chant, du théâtre. À l’âge de 25 ans, j’ai écrit de courts textes (que je n’appelais pas des poèmes), je les ai ensuite envoyés à Henri Deluy qui les a publiés dans sa revue « Action Poétique ». Assez rapidement, il m’a proposé de faire paraître mon premier recueil Exercices d’incendie dans la collection de la Biennale chez Fourbis. À partir de là, j’ai pu commencer à percevoir l’écriture comme une activité à part entière. Ma conception de la poésie ? La définition d’André Du Bouchet me convient tout à fait : « Que cela soit indémontrable et jamais gratuit ». Le réel n’étant pas toujours, disons, passionnant, la création me permet d’invoquer l’imaginaire. Il s’agit aussi d’une nécessité. Pas question de publier pour publier. Chaque recueil est une nouvelle expérience de transformation; c’est un processus assez lent qui parfois peut aussi s’accélérer mais qui ne devrait jamais se retrouver englué dans un système confortable de répétition confortable. Une œuvre se bâtit autour de ces nécessités quasi organiques, il me semble, plus que dans l’habileté à produire ou à « impressionner ». J. S. : Vos deux principaux recueils de poèmes sont Vestiges de fillette (1997) et Captures (2004), qui vient de paraître. Dans Vestiges de fillette, vous abordez la question de la représentation de l’enfance au féminin à travers onze séries de poèmes qui sont composés surtout de fragments, ou de « vestiges », comme vous l’indiquez. Pour quelles raisons avez-vous décidé de donner une importance primordiale aux fragments, aux blancs et à la discontinuité dans ce texte ? Sandra Moussempès : Lors de la parution de Vestiges de fillette, certaines personnes, des femmes curieusement, ont vu un aspect purement autobiographique dans ce livre alors qu’en fait il s’agit avant tout d’une métaphore. Le monde de l’enfance est cruel, il suffit d’aller dans une cour de récréation pour le constater. J’ai pour ma part eu une jolie enfance hors du commun. J’ai utilisé cette part d’enfance pour évoquer des moments
303 douloureux vécus à l’adolescence et j’ai aussi à la manière des plasticiens voulu créer un décalage entre le sens commun et les clichés dédiés à l’enfance, à ses objets de cultes … Étrangement ce livre a servi de révélateur à beaucoup d’hommes, leur offrant une autre partie de l’iceberg des « révélations » sur ce que les femmes désiraient cacher. En ce qui concerne la partie « Corsetées » qui fait référence à la comtesse de Ségur, j’ai voulu enchevêtrer un côté ludique avec ma façon de ressentir le poème, la mise en page en est l’expression visuelle. J. S. : Qu’en est-il de l’emploi des fragments pour représenter l’enfance, à ce moment-là ? Sandra Moussempès : J’ai toujours du mal à « raconter » une histoire avec un début, un milieu, une fin, la linéarité m’ennuie de plus en plus. C’est pourquoi je lis de moins en moins de romans. Et en même temps cette question de la prose reste présente dans mon travail, le fragment se situe entre les deux, il me permet la liberté de construire un mini récit ou d’expérimenter la forme de façon plus abstraite. Il me semble que le propre de la vie est aussi cette fragmentation. Le roman est plus artificiel puisqu’il part du postulat de l’intrigue. Cette linéarité devient une distraction avec un « suspens » comme un téléfilm à la télé. L’art pour moi n’est pas un produit de consommation comme les autres … Lorsqu’un artiste a réussi à m’inquiéter, m’envoûter, je ressens une grande stimulation. J’essaye de faire de même lorsque j’écris, en produisant ce que j’aimerais lire… À la base, Vestiges de fillette était un récit en prose (très peu orthodoxe), mais j’avais vraiment du mal avec les codes du roman, j’ai finalement tout « désossé » épuré, beaucoup jeté et les poèmes sont restés… C’est aussi peut-être pour cela que certaines parties du recueil ressemblent à des fragments narratifs. La distinction prose/poésie n’est donc pas pour une véritable issue. C’est un faux débat. J. S. : Vous avez évoqué la poupée tout à l’heure. Pour représenter la fillette, justement, vous vous servez souvent de la poupée, qui devient, par conséquent, une métaphore ou sosie de la fillette. La poupée ressemble à une fillette, sauf qu’elle est inanimée. On peut jouer avec une poupée, mais dans votre texte le jeu devient par moments dangereux : « une poupée / lacérée / abandonnée / au fond d’un puits // les restes de tissus précieux, une poupée de cheveux humains / les membres souillés le corset arraché elle/ repose dans l’eau boueuse » (123). D’où vient la présence inquiétante de la poupée dans ce recueil ? Sandra Moussempès : C’est difficile de vous répondre clairement car je n’ai pas la maîtrise de mon inconscient. Mais il est vrai que les petites filles ont
304 un comportement très ambivalent avec leur poupée qui devient tour à tour objet d’amour ou de répulsion. Cette cruauté est parfois enracinée par des lectures enfantines. En même temps j’ai voulu évoquer les clichés de la féminité de façon différente de ce que j’avais vu jusque là, de mon point de vue. J’avais envie de détruire ces visions d’un érotisme mièvre (ou ce qui correspond à la même chose purement pornographique), qui est la référence habituelle. Lorsque j’étais enfant, on m’arrêtait très souvent dans la rue pour dire : « Elle ressemble à une poupée de porcelaine ». On me l’a dit un nombre incalculable de fois. Moi, je voulais ressembler à une poupée Barbie, blonde, lisse et d’une typologie reconnue chez les enfants… Pour l’enfant que j’étais la poupée de porcelaine était un peu troublante, elle faisait partie du monde des adultes… On en a même offert une… Annie Besnard le premier amour d’Antonin Artaud, qui était une grande amie de mon père, lui a offert une poupée de porcelaine qui, soi-disant, me ressemblait énormément. J’ai d’ailleurs perdu cette poupée après la sortie de Vestiges de fillette lorsque je vivais à Londres, c’est bizarre non ? J. S. : Les images que vous présentez dans Vestiges de fillette sont souvent violentes, en effet. Par exemple, vous ouvrez le livre avec l’image d’une petite fille qui « trempe une araignée dans l’eau bouillante ». D’ailleurs, il y a aussi une sorte d’érotisation troublante de la fillette. S’agit-il, donc, de l’enfance vue par Freud ? Quels seraient les enjeux politiques à l’œuvre derrière ces images violentes? Sandra Moussempès : L’érotisme est souvent déchiffré du côté de l’angle masculin et ce qui est plus étonnant, validé par certaines femmes elles-mêmes. Mon père était un être d’une grande liberté qui m’a confortée dans l’importance d’avoir un univers propre, loin de toute mièvrerie soi-disant enfantine, il était plutôt excentrique. Lorsqu’on fait lire la Comtesse de Ségur à une petite fille on doit quand même savoir qu’on lui présente un texte profondément sadien. Les contes de fées agissent souvent sur le mental avec une perversité qui peut devenir angoissant pour un enfant… Je me souviens (il y a un poème lié à cela dans Vestiges de fillette) d’un livre qu’on m’avait offert, j’avais demandé à mes parents d’arracher les images, les illustrations parce que j’avais peur la nuit qu’elles sortent du livre… D’un point de vue politique, si on associe, en effet le statut des femmes à ces contes où les princesses attendent leur prince et vivent avec le roi, leur père, dans cette attente, on peut en tirer des conclusions oedipiennes évidentes, sachant que la fin de l’histoire se termine par le réveil de la princesse. Je donne ma scénographie personnelle, une perception de ce qui m’a construite, de ce qui m’entourait, enfant.
305 J. S. : Dans deux des sections de Vestiges de fillette vous jouez sur des intertextes littéraires et artistiques : « Emily Brontë (autour de ‘Wuthering Heights’) » et « ESPOIRS ‘SANS TAIN’ : Au-delà de 9 photos de C. Sherman ». Or, on sait qu’Emily Brontë est morte à l’âge de trente ans après avoir vécu presque toute sa vie à travers l’imagination, grâce à un pays imaginaire, Gondal, qu’elle avait inventé, enfant, avec son frère et ses sœurs. Cindy Sherman, elle, a créé des photos où elle fait semblant d’incarner un personnage féminin d’un film d’Hollywood des années 1950. En regardant ces photos, on a presque l’impression de se retrouver dans un de ces films-là mais, en même temps, on sent – on sait – que l’image que Sherman nous offre est fausse et parodique. Elle reprend les images stéréotypées des personnages féminins du cinéma afin de les recontextualiser. Alors, pourquoi avec-vous choisi ces deux précurseurs féminins, en particulier, prenant leurs œuvres comme exemple ou intertexte ? De quelles façons est-ce que vous avez changé ces exemples ? Sandra Moussempès : Ces deux artistes ont en commun une compréhension de l’essence du féminin. Elles ont comme seul référent leur propre corps, leur propre imaginaire, elles « politisent » le féminin sans pour autant se poser en féministes. Elles évoquent, l’une avec tourments, l’autre dans la dérision, la force de l’imaginaire, comme une alchimie du féminin, reprenant les thèmes de la passion amoureuse, de la séduction, avec toujours une érotisation inquiétante. J’avais lu et relu Wuthering Heights. Dans un processus d’identification. Le roman d’Emily Brontë est d’une force érotique puissante. Le couple formé par Cathy et Heathcliff est impossible à réglementer. La relation amoureuse reste encore peut-être le dernier bastion de « créativité » où le sujet a le droit de « perdre » la raison. Pour ce qui est de Cindy Sherman, j’ai adoré ses photos. À l’époque (parce que cela fait longtemps; le recueil a été publié en 1997 et écrit plus tôt encore), tout de suite, ses photos m’ont parlé. En effet, j’avais des petites mythologies dans ma tête, que ce soit le monde de la lande d’Emily Brontë, des poétesses anglaises. Puis, de l’autre côté, une Cindy Sherman, qui justement érotise parfois et rend monstrueux aussi certains schémas féminins. J. S. : Elle travaille avec les contes de fées, elle aussi, dans certaines de ses photos. Sandra Moussempès : Oui, c’est vrai. J’utilise la typographie de façon intuitive comme un second souffle dans la page, dans le vers. J’ai ajouté dans Captures de petites photos, des schémas également. J’essaye de ne pas me répéter, et d’expérimenter de nouvelles paginations, suivant le contexte, d’aller au plus près du formel sans pour autant perdre de vue la notion de
306 densité, d’intensité. J. S. : Dans votre poésie, à travers la métaphore du miroir (Vestiges de fillette, 32 et 101, par exemple) comme à travers l’emploi de la photo, vous placez l’image à distance. On voit que l’image prend une importance capitale dans vos textes et pourtant, vous la placez à distance. Pourquoi ? Sandra Moussempès : Je pense à Alice au pays des merveilles, son parcours initiatique. C’est un livre que je n’ai même jamais vraiment lu jusqu’au bout, mais qui est inscrit dans mon histoire. Cette cosmétologie du miroir m’est très personnelle. Liée à des éléments féminins qui génèrent le reflet, le trouble, les prises de conscience. Ce miroir est aussi symbole de transmutation car de l’autre côté du miroir on devient l’autre qui est soi. J. S. : La présence des mots anglais est frappante dans Vestiges de fillette : « beauty killer », « naked », « Ice », « House », « Boy », et ainsi de suite. S’agit-il d’un autre procédé de mise à distance – cette fois, à travers la langue ? Sandra Moussempès : Je parle anglais et italien; on m’a souvent dit que j’étais différente lorsque je m’exprimais dans ces langues, je me mets davantage à distance de mes propres émotions. On voit les choses sous un aspect plus « diurétique » que dans la langue française, beaucoup plus empirique qui « repose » parfois du côté cérébral de la syntaxe française toujours liée en amont à une intellectualisation des événements. Il y a certains mots anglais qui n’ont pas de traduction équivalente en français qu’il m’arrive d’utiliser. J’ai vécu plusieurs années à Londres et la série Fixations enclenchées retrace une partie de cette période, il était logique d’utiliser parfois. Cette ville possède un univers bien à part avec ses étrangetés qu’on ne trouve qu’en Angleterre !! S. M., J. S. : (Rires) Sandra Moussempès : Entrent en compte aussi mes lectures passées, d’Emily Brontë aux Confessions d’un mangeur d’opium, en passant par Peter Ibetson, Lesbia Brandon, de Swinburne, les frères Powys, et bien d’autres textes encore. Avec en commun une stimulation de l’imaginaire extrêmement développée, un goût pour l’étrange et une syntaxe admirable qui conserve ses lettres de noblesse même traduite. J. S. : Il y a un passage vers la fin de Vestiges de fillette qui me semble capital :
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Il n’est plus d’image invisible dans l’esprit bafoué, il reste lucidité de l’âme Encre démoniaque, il s’invoque lui-même, ému de son silence Au loin sonnaient des cloches d’une église invisible, les coups résonnaient à travers les champs, le rassem blement semblait imminent Sur le livre, une phrase simple gravée dans ses entrailles – Ne plus séquestrer – ce qui fut – n’est plus l’objet de tes pensées – Il faut parfois écouter le venin (158)
Quel rôle est-ce que « les cloches d’une église invisible » et « l’encre démoniaque » jouent dans ce passage ? Sandra Moussempès : Difficile pour moi d’expliquer la signification de mes poèmes dans le sens où ils sont déjà une réponse. Mais c’est vrai qu’à cette période (95-96) je trouvais intéressant d’utiliser en les décalant les symboles religieux. Comme certaines installations, en art contemporain, où l’on retrouve ces signes recontextualisés, politiquement ou sexuellement. Pour « encres démoniaques » j’ai voulu réinvestir différemment le langage religieux en l’appliquant à certaines pratiques. Je crois qu’il y a un côté vaudou chez certaines jeunes femmes, un côté petites poupées dans lesquelles elles enfonceraient des épingles soit pour conjurer le sort, soit au contraire pour se venger ou récupérer un amoureux. Ces choses existent et font partie du monde depuis toujours. Dans Captures aussi il y a ces éléments d’« ésotérisme » qui me fascinent, toutefois ils ne sont pas indissociables pour moi d’une forme d’humour décalé et d’esthétisme. J. S. : Il y aurait, donc, un côté exorcisme dans votre poésie ? Sandra Moussempès : Oui, je le pense, même si je ne crois pas que l’art puisse guérir de quoi que ce soit, il y a cependant une dimension rituelle qui permet aux choses qui n’existent pas d’exister par l’écriture… parfois à leurs corps défendant, au moment propice. Dans ce sens la création est une respiration de l’âme. J. S. : Vous terminez Vestiges de fillette par le passage suivant : « Penny a l’air heureuse […] Elle continue de remuer les lèvres : / VIENS ! TRAVERSE LE MIROIR ET VIENS ME REJOINDRE ! […] Je crie de
308 toutes mes forces : / « ICI LE MONDE EST ENVOUTÉ ! » / Le feu dans la cheminée s’éteint, je franchis la frontière ». (170) Comment faudrait-il interpréter ce passage final ? Sandra Moussempès : La littérature pour enfants – anglo-saxonne surtout – m’a influencée dans ce poème de fin. Alice au pays des merveilles, Tom Sawyer, Dickens … Je voulais choisir un prénom de petite fille « Penny » et en même temps, il s’agit d’une femme qui au travers du miroir tente de s’emparer de son identité. Je trouve intéressante cette idée de voir dans la rue quelqu’un qui est habillé comme vous, avec vos vêtements, qui veut prendre votre place, votre vie, ces choses-là peuvent arriver dans certaines amitiés qui se terminent mal. C’est un jeu dangereux à la limite de la schizophrénie, curieusement occulté par la société, aux conséquences dévastatrices… Une forme de plagiat de l’individu. On peut aussi considérer le dernier poème de mon livre comme ce qui ouvre sur autre « soi ». J. S. : J’ai très envie de vous poser une question sur la musique. Quand j’ai appris que vous avez été chanteuse dans un groupe de musique rock « transe », cela m’a fasciné. Quel a été l’apport de cette expérience dans le milieu de la musique rock pour votre poésie ? On remarque, par exemple, que l’une des sections de Vestiges de fillette s’appelle « TRANSES-MUTATIONS ». Sandra Moussempès : J’ai toujours chanté qu’il s’agisse de chant contemporain, ethnique, grégorien, techno. À Londres j’ai participé à divers albums et productions de musique électronique. L’appellation « transe » définissait à cette époque une forme hypnotisante de musique techno. La musique me permet de revenir à l’écriture de façon plus sereine après les moments de pause. Le chant, les performances musicales me permettent d’aborder cette respiration-là et de prolonger ma « voix » non plus par le textuel (je chante généralement des onomatopées) mais par le mouvement, le rythme et la singularité de mon timbre. Le fait de travailler avec des musiciens apporte cet échange qui peut parfois manquer dans le travail solitaire d’écriture. J. S. : Tout récemment, en mars 2004, vous avez publié un nouveau livre de poésie, Captures, que vous avez mentionné tout à l’heure. D’où est venue la métaphore des poèmes individuels de ce recueil en tant que « captures » ? Sandra Moussempès : C’était le titre de la dernière section du livre. Je cherchais depuis longtemps un titre et rien ne venait de satisfaisant. Captures m’a été suggéré par Yves di Manno, mon éditeur et m’a semblé très neutre tout en exprimant bien cette idée de fragmentation. J’aime bien aussi la
309 consonance anglo-saxonne, cela pourrait être un titre en anglais. Des captures d’images, de son, de moments et sans doute aussi la représentation même du poème… d’autres y ont vu la notion de « captivité ». J. S. : Vous ouvrez Captures en citant, en exergue, le poète anglais/américain Mina Loy, femme remarquable que l’on reconnaît maintenant comme l’un des poètes clé du modernisme littéraire. Plus loin dans le recueil, il y a une citation d’Emily Dickinson et une référence à Sylvia Plath. Pourquoi faitesvous appel à ces ancêtres poétiques ? Votre livre se place-t-il dans une lignée de poètes femmes de la modernité ? Sandra Moussempès : J’ai découvert ces trois poétesses assez tardivement, bien après mes deux premiers livres. Mon père était très ami avec la sœur de Ted Hughes, lui-même mari de Sylvia Plath. Petite fille, j’allais très souvent à Londres chez elle; on est aussi allés dans la maison de Ted Hughes dans le Devon. J’ai entendu très souvent le nom de Sylvia Plath. Olwyn, la sœur de Ted, avait été son agent et son éditeur. Il y avait beaucoup de livres de Sylvia dans le grenier. À l’époque cela ne m’intéressait pas du tout et je n’avais même pas eu la curiosité de lire. Ce n’est qu’à l’âge de 32 ans que j’ai eu le déclic, j’ai tout lu et j’ai eu un choc, comme une connivence, une affinité d’écriture. Cette femme explorait sa biographie d’une manière qui me passionnait. Elle décrivait les pulsions, les contradictions qui faisaient partie d’elle. Sa vision de la sexualité est aussi très novatrice. En France ce sont souvent les hommes qui ont ce « droit » avec le thème de la muse et du Pygmalion qui m’agace un peu car dans le sens inverse on ne peut pas dire qu’il y ait beaucoup d’exemples. Cela ne choque personne que certains messieurs d’un certain âge racontent leurs émois libidineux vis-à-vis de très jeunes filles, on pardonne beaucoup moins aux femmes d’évoquer leur propre sexualité avec sincérité sans que celle-ci ne soit soumise à l’appréciation tacite masculine. Dans ce sens-là, je me sens beaucoup plus proche de certaines poétesses anglo-saxonnes, ou d’écrivains femmes japonaises qui ont le sens de l’étrangeté, d’un rapport au corps sans mièvrerie ni érotisme convenu. Mais je pense que les choses changent un peu en France. Il faut espérer qu’il y ait un jour une continuité d’une pensée axée sur les femmes sans pour autant politiser le débat en terme de féminisme mais plus « décoincer » la pensée française sur le sujet, qui demeure, je trouve encore basé sur la même dualité mère/putain … et malheureusement cela arrange grand nombre de femmes pour des raisons qui m’échappent … il reste pourtant comme d’autres « mythes », la sorcière, l’amazone, la fée, la princesse. Je préfère ces référents qui sont des « sujets » actifs et non de simples réceptacles. Et je les retrouve plus dans la littérature anglo-saxonne.
310 J. S. : Captures est divisé en dix sections, ce qui me rappelle, déjà, la structure de Vestiges de fillette, divisé en onze sections. Au début, vous présentez neuf poèmes au sujet de « Son père en songe réel assis dans un café ». En lisant cette section, je me suis dit : « La poésie, ne serait-elle pas, d’une façon générale, une sorte de songe réel ? » En même temps, je me suis demandé pourquoi vous aviez décidé d’ouvrir le recueil en parlant du père ? Sandra Moussempès : Sans doute que le songe réel s’alimente d’un rapport poétique au monde. Mon père est décédé lorsque j’étais adolescente. Cette blessure en moi est toujours très présente. J’avais vraiment besoin de le faire exister parce qu’en plus d’une très belle relation père-fille, il m’a transmis la passion des livres et de l’écriture, entre autre. Il écrivait lui aussi et un livre posthume vient de sortir qu’il avait écrit il y a 25 ans. Je voulais par contre mettre à distance mes émotions, en établissant un concept. J’avais cette idée de gens qui ont disparu (soit réellement, soit simplement de votre vie) et que l’on croit (voudrait) voir dans la rue, puis en s’approchant, on s’aperçoit que ce n’est pas eux. Il se trouve que durant deux soirées d’affilée, j’ai eu, dans deux endroits différents, cette impression. C’était tellement troublant que j’ai écrit la série de poèmes en quelques heures. J. S. : Dans maints passages de Captures, vous pratiquez le mélange des genres ou « l’entre-genre ». Par exemple, pour décrire le poème « Les Envoûtés », vous l’appelez un « Photogramme : décoction / invitation / puzzle / cœur esprit ». Par ailleurs, dans d’autres poèmes, vous présentez en même temps, une photo et un poème ou un dessin et un poème (37, 43). Comment faudrait-il interpréter ces pages où vous mélangez deux genres différents ? Sandra Moussempès : On peut voir cela comme un labyrinthe parce que ces photogrammes sont extraits de vidéos que je réalise en amont. Je suis retournée sur les lieux de mon enfance. J’ai pris des photos dans le noir. Mon père avait acheté pour rien un château dans les années 70; il y avait toujours du monde : des paysans du village, des profs de fac hippies, des autostoppeurs, des curés, des amis, je me rappelle aussi d’un membre de la bande à Bader … J’ai gardé une nostalgie de cette époque qui s’est arrêtée dans les années 80. Le mélange des genres se fait de plus en plus rare, à chacun sa petite caste, ses repères. J’aime les connexions improbables entre les gens. Sans doute que pour vivre ce genre d’utopie il fallait être un peu fou. Ce château qui a été vendu dans des conditions très tristes appartient maintenant à un ambassadeur. J. S. : Dans beaucoup de passages de Captures, on trouve une réflexion
311 métapoétique sur votre propre pratique de la poésie. Par exemple, vous écrivez, à la page 23, en parlant des « personnages » de vos poèmes : « je leur donne à manger des identités récentes // l’entité se vide tandis que l’identité, réelle ou usurpée / se trouve toujours remplie de saillies diverses ». Quel jeu entre « l’entité » et « l’identité » a lieu, alors ? Sandra Moussempès : C’est comparable aux plantes carnivores, un système d’orifices, un peu comme dans un film de Cronenberg. Comment se métamorphoser en un autre soi-même. C’est toujours cette face cachée du décor qui me fascine et me pousse à entrouvrir des portes. La poésie permet d’altérer la mesure de la découverte, de s’en emparer comme matériau de base. J’avais lu très peu de poésie contemporaine avant d’écrire mon premier recueil, voire pas du tout, c’est peut-être pour cela que j’ai pu écrire sans les référents habituels du monde « poétique » qui m’ennuient profondément qui font du mot « poésie » une source de malentendus, surtout en France, je dois dire. La poésie américaine est bien plus décomplexée face aux expressions qui figent. Ici on doit toujours se justifier d’écrire de la poésie, ou encore, refuser d’être associée aux différents clichés encombrants qui la stigmatisent. Il faut dire que le mot poésie est tellement connoté ici. J. S. : Enfin, Sandra Moussempès, pourriez-vous me parler de vos projets en cours ? Est ce que vous travaillez toujours avec un groupe de rock en Angleterre, par exemple ? Sandra Moussempès : En fait ces collaborations sont assez anciennes. Il s’agissait de groupes anglais lorsque je vivais à Londres. Je travaille maintenant avec ma voix chantée et parlée pour créer des pièces sonores, faire des improvisations lors de performances musicales, tenter d’associer mon écriture et le chant que je pratique depuis très longtemps. En ce moment, je travaille avec un plasticien également musicien, Joffrey Ferry, sur des compositions de musique électronique. J’aime bien l’idée de créer des « Décoctions sonores ». J. S. : Est-ce que vous écrivez un recueil de poèmes en ce moment ? Sandra Moussempès : Oui, je viens d’en terminer un qui s’intitule Le Seul jardin japonais à portée de vue. Je l’ai écrit assez rapidement (contrairement à Captures qui a pris sept années) juste après la publication de Captures, dont c’est un peu la prolongation de la dernière partie. C’est un recueil sur la relation à l’autre, la relation amoureuse … vaste domaine et délicat s’il en est. Il faut éviter tous les pièges trop significatifs et la complaisance. Mettre la juste distance. Il y est aussi question de plantes, de bonzaïs.
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Bibliographie de Sandra Moussempès Exercices d’incendie. Paris : Éditions Fourbis, 1994. Vestiges de fillette. Paris : Flammarion, 1997. Captures. Paris : Flammarion, 2004. Lettres de commande à un architecte. Jacques Moussempès (La Bibliothèque du Lion, 2002). Le seul jardin japonais a portée de vue. Bordeaux : Editions de l’Attente, 2005. Biographie des idylles. Bordeaux : L’Attente, 2008.
Hélène Sanguinetti Née à Marseille en 1951, Hélène Sanguinetti vit et travaille à Arles. Elle a publié ses deux premiers livres de poèmes chez Flammarion : De la main gauche, exploratrice (1999) et D’ici, de ce berceau (2003), le troisième, aux Editions Comp’Act (aujourd’hui L’Act Mem) : Alparegho, Pareil-à-rien (2005) : Voici un Être. Obsédé par la vie et donc par la mort. Hétéroclite, rafistolé, face au destin de tous, suspendu ! Aussi un pauvre avec la rage. Il croit, ne croit pas au retour du printemps, il ne croit pas, il croit que quelque part, un jour – il est l’Aventure du Visage à son début. Comment dire ? Côté poème, un des premiers Sans-Nom; côté espoir des hommes, la venue dans le lointain d’un vivant nouveau. (Alparegho, Pareil-à-rien, quatrième de couverture)
Sanguinetti est fascinée par l’exploration textuelle des lointains historiques, géographiques et imaginaires. Un souffle épique caractérise De la main gauche, exploratrice mais, en même temps, le poète reconnaît le risque de danger et de nullité qui suit la recherche de l’Aventure : « Que de voyageurs ont emprunté alors le chemin des grands / mythes, plutôt labyrinthe et cécité. (79)… l’air n’aura jamais cessé / d’être / ce vide, ce blanc » (81). D’ici, de ce berceau, « sorte de fiction, de récit, où l’on entrevoit les profondeurs de quelque roman familial à travers l’opacité d’un mythe » (Claude Adelen, L’Émotion concrète, Comp’Act 2004), fait alterner des voix qui s’appellent et se répondent, parcourant le temps sans limite de l’histoire du monde, où vibre, au présent, un passé qui est aussi demain. Une grande importance est accordée à la typographie avec autant de voix posées sur la page dans une « variation de caractères qui rend perceptible le jeu des registres chantés ou chantonnés, ou parlés, ou murmurés, ou, comme funéraires, gravés sur la stèle ou la tombe… » (Cl. Adelen, ibid.). En 2007, D’ici, de ce berceau, traduit par Ann Cefola paraît à Los Angelès (Otis Books/Seismicity Editions). Dernièrement, Sanguinetti a publié Gora soli, avec des peintures d’Anna Baranek (l’attentive, 2008) et Le Héros (Flammarion, 2008).
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Entretien avec Hélène Sanguinetti Arles, le 10 juillet 2004 J. S. : Hélène Sanguinetti, j’aimerais, d’abord, vous demander par quelles voies vous êtes venue à la poésie (ou par quelles voies la poésie est venue à vous) ? Comment est-ce que vous avez découvert la poésie ? Hélène Sanguinetti : D’une façon très naturelle, au sens premier du terme. On n’était pas riche à la maison mais on avait la poésie, une réalité pleine de force qui imprégnait les murs de la chambre carrée où mes frères se disaient leurs poèmes et où je les écoutais. De la beauté. Qui « montait » de partout : des toiles-sculptures de mon frère aîné, du lustre en fil de fer barbelé et en boîtes de conserves qu’il avait bricolé, et qui éclairait en laissant de grandes ombres légères sur les murs, des livres sur les étagères, des chansons qui passaient et repassaient sur le pick-up ! de la fumée des pipes, des copains bavards aux silences énigmatiques, des affiches, de la succession des toits… quelle vibration, ces toits ! Cela m’a sans doute été donné avant que je n’en sois consciente. Mon frère aîné fut un grand éclaireur, d’abord un grand e faiseur, c’est d’ailleurs lui qui a illustré la 1 de couverture de mon recueil, D’ici, de ce berceau…il n’est plus là aujourd’hui, mais il veille encore. Oui, ce sont mes frères qui m’ont ouvert la voie. Qu’est-ce qui est acquis ? Qu’estce qui appartient à l’inné ? Que dire ? Cet acte d’écrire le poème est venu d’une respiration profonde et lente dans l’air de cette enfance-là. Je me suis baignée au quotidien dans le poème familial, voilà… « Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème/de la Mer, infusé d’astres, et lactescent, » vous connaissez ces vers de Rimbaud au début du « Bateau ivre » : ils expriment absolument le phénomène d’immersion qui s’est produit alors, je crois. Le moment de l’écriture de mon premier poème est d’ailleurs resté nettement inscrit en moi. Je me souviens très bien que c’était au 47, avenue de la Libération, qui s’appelait avant 1944, boulevard de La Madeleine (Antonin Artaud avait habité les premières années de sa vie, un peu plus haut, sur le même trottoir, au nº135, inutile de vous dire combien cela me faisait plaisir, mon enfance trouvait des signes !), très proche de la Canebière et de l’église des e Réformés, puisque vous connaissez un peu Marseille…Nous habitions au 4 étage un appartement très chaud en été et très bruyant du côté de la rue, les fenêtres ouvertes. Les platanes, énormes et gigantesques vraiment, affleuraient le balcon, en me mettant sur la pointe des pieds, là-bas au bout, j’apercevais le port, son tremblement dans la lumière…Mais c’était en novembre 1963, j’avais douze ans. J’étais dans le séjour. J’ai ouvert mon
315 petit secrétaire, il y avait un désordre invraisemblable, comme aujourd’hui ! des crayons, des gommes, etc., et un livre que j’aimais beaucoup, c’étaient Les Aventures de Tintin, c’était L’île noire. Avec, notamment, le personnage haut en couleurs de la cantatrice, Bianca Castafiore. Et, j’ai commencé à écrire, d’un coup, sur une feuille de classeur à gros carreaux, verte… j’écrivais, je nommais le réel posé devant moi, je laissais des blancs à la place de la ponctuation, on n’en était plus à ponctuer! et quand je me suis arrêtée, j’ai vu : j’avais dessiné quelque chose dans l’espace (c’est toujours aussi essentiel maintenant) qui ressemblait à ce qu’écrivaient mes frères. Je vous lis ce que j’avais écrit ? BIANCA lampes bureaux glaces avaient joué frondaisons bambis droites segments cahiers livres textes spirales français rideaux tanne bijoux gomme vert pélican et l’héroïne c’est bianca fraîcheur jardin leçons allez fuyez je n’en veux plus jeux amours sangs feuilles flétries herbes à l’automne soleil blafard c’était bianca
J. S. : Tiens ! C’est déjà un très beau texte, je trouve. Hélène Sanguinetti : C’était émouvant de le revoir avec les vieux registres dans un coffre de la remise, au fond du jardin. Je l’ai relu il n’y a pas longtemps. Voilà donc peut-être d’où je viens et où j’habite depuis. J. S. : Quelle serait votre définition de la poésie ? Hélène Sanguinetti : Je sais trop peu pour répondre à une telle question. Que dire ? une force et un nœud…D’abord, une façon d’être au monde, de se tenir, un état d’accueil, donc d’être extrêmement poreux; une opération de contamination, et d’éclaircissement qui ne perd jamais sa part d’ombre…une existence, de l’Être, un Visage. Mais le beau vocable « Poésie » fait partie des mots fragiles, et usés, qu’il faudrait racler pour voir s’il reste quelque chose, ou quelqu’un…En ce sens, « je suis poète » me gêne aussi comme une
316 vanité, un vide. « Poétique » se dit de tout et n’importe quoi : tous les mots sont à racler, cette langue est à jeter ! …Poésie : une étendue surtout peut-être et un temps nouveaux à (re)trouver, un Pays. C’est tellement minuscule et tellement immense. D’un tel mystère, cet oxygène…et cet espace soudain ouvert…et puis toute l’histoire de la forme…une mise en ordre, aussi précaire qu’absolument nécessaire…la Dompteuse en Tablier, qui vient se mesurer au temps ! Oh là là ! Mais d’autres jours, brutalement je pense: rien et rien. Du vent. Comme nous. J. S. : Vos premiers deux livres de poésie ont été publiés dans la collection « Poésie/Flammarion » que dirige Yves di Manno. C’est une collection très prestigieuse, où plusieurs des meilleurs poètes français contemporains ont été publiés. Est-ce que vous ressentez des affinités avec l’œuvre d’autres poètes qui ont été publiés dans cette collection ? Hélène Sanguinetti : Yves Di Manno décrit bien notre coexistence dans son introduction à 49 Poètes. C’est lui, l’auteur de cette mosaïque, de ce « poème anonyme », pour reprendre ses termes, qui pourrait répondre. Cela participerait d’ailleurs d’une belle définition possible, parmi tant d’autres, de cette poésie sur laquelle vous m’interrogiez à l’instant. Quelles affinités ? D’être tous à la recherche d’un « ouvert », d’un respirer, d’un Pays sans nom ? Cela me paraît primordial. Oui, certains de leurs textes m’émeuvent. Je veux dire qu’ils me mettent en mouvement. Car ils portent cette poussée mystérieuse, hors de portée, et là. Ils charrient un noyau dur et clair, irréductible. De l’être, notre mystère commun. Mais, d’autres poètes, en dehors de la Collection, poètes contemporains ou non m’importent, leur qualité de résonance m’importe. Écrire de la poésie, c’est si peu et tellement…quoi qu’il en soit cela doit nous dépasser, il me semble. Ou il faut arrêter. Nous dépasser en énergie, et en résistance. Je n’écrirai peut-être pas toujours… Mais je pense que j’ai beaucoup plus d’affinités avec le peintre et le sculpteur, le danseur aussi, qu’avec « le poète ». Je pense en tout premier lieu à Bacon, à Degas, à Marino Marini l’admirable, à des chorégraphies de Nadj, au Prejlocaj de « à nos héros », au « Saint-Georges » de Chopinot…Je leur envie leurs capacités physiques, matérielles, violentes et douces à la fois, silencieuses, j’aimerais que mes muscles et mes nerfs s’emploient, mais c’est dans le poème que je voudrais l’athlète. Comme beaucoup d’entre nous, sans doute, et chacun à sa manière. Ce désir-là chez nous est pathétique. Je le ressens souvent ainsi. Je cherche un poème rugbyman. Le moment de la course collective à l’essai, l’envol derrière la ligne. Mieux : rugbymanamoureux. Comment faire traverser le poème par cela ? Par le torse bombé et le saut du danseur ? Peut-être aussi la danse, le corps du danseur, me poursuit-il autant pour son anonymat, je veux dire pour l’éphémère auquel
317 son apparition en mouvement oblige. Son « je » m’apparaît beaucoup plus comme un lieu de passages et de rythmes que comme le socle d’une identité. J. S. : Dans votre poésie, vous êtes fascinée par l’idée des lieux – les lieux qu’on peut imaginer et ceux qu’on peut créer à travers l’écriture. Vous ouvrez De la main gauche, exploratrice par un exergue où vous faites appel à l’idée du désert. Dans D’ici, de ce berceau vous situez l’action dans un pays qui n’existe pas. D’où vient l’importance primordiale des lieux dans vos textes poétiques ? Hélène Sanguinetti : On me l’a déjà dit. On a parlé des lieux; on a parlé de sites aussi, un peu à la manière de Heidegger ? Bon. Toutes les lectures sont évidemment admises et « mon » poème est le vôtre maintenant. Je pourrais dire que le poème que j’essaie d’écrire me semble prendre la forme d’un triangle : il y a un qui ? qui renvoie à un où ? et à un quand ? Donc un qui suis-je ? ou un pourquoi suis-je là ?, un d’où je viens ? » et un qu’est-ce que je vais devenir ?, tous ces côtés n’appartenant qu’à une seule figure,- que je voudrais voir devenir un visage-une seule question, qui me hante en ce moment, et où le « je » a disparu : que reste-t-il ? Mais c’est vrai que cela part d’un lieu. Un lieu qui nous appelle, un lieu qui nous chasse, « primordial » dans tous les sens du terme donc : c’est le début de La main gauche, exploratrice. C’est cet état ambigu et fécond qui possède ceux-là que nous sommes, écrivant cette chose que nous écrivons : je cherche toujours, parfois avec grande rage, un pays-devant. Et c’est un espace, une étendue, immense. Et puis, cela part d’un lieu parce que c’est à chaque fois une naissance. Ou une renaissance. Dans Fille de Jeanne-Félicie qui est une espèce de déclaration d’identité, tout commence par « Fille de Jeanne-Félicie,/ Fille de Louis-Joseph/ Fille de France/ Dans un berceau, » et cela revient dans D’Ici, de ce berceau, un leitmotiv posé dès le titre, une image obsédante (enfin, ce n’est pas une image), que cette réalité du berceau, donc de l’origine. Tout texte est une Aventure, qui recommence sa course depuis l’origine. Mais je voudrais ajouter que lieux et pays existent, concrètement ils existent. Car je suis vivante, donc inscrite dans un espace et dans un temps réels. Qui m’importent humainement, spirituellement, puis ontologiquement, en quelque sorte, et sont d’abord géographiquement repérables. Au centre de ces lieux, devant Marseille, il y a Maïre, une île minuscule qui annonce le massif de Marseilleveyre, vous connaissez un peu l’histoire de ce mot, « Maïre » ? J. S. : Non, je ne la connais pas. Hélène Sanguinetti : Ce nom de « Maïre » serait un reste, une déformation de l’« Immadras positio », d’après l’historien Bouyala d’Arnaud, servant de
318 point de repère aux navires romains qui suivaient « l’itinéraire d’Antonin » et arrivaient en vue du Lacydon, c’est-à-dire du port de Marseille. Devenue en provençal « Maïre », elle signifie « mère », « source » et « pièce maîtresse du gouvernail de la barque », et ce qui est très frappant quand on aperçoit d’avion cette île si blanche sur la mer, si nue, dans ce même calcaire blanc que les Alpilles ou la Sainte-Victoire, et que tout le massif de Marseilleveyre dont elle fait partie, c’est bien sa forme de gouvernail. Elle le reste réellement, spirituellement aussi pour moi : gouvernail, et ancre. Mère et mer. Encre, pourrais-je dire encore, tant j’ai besoin d’elle dans l’écriture, et besoin de prononcer son nom. Géographiquement, je suis de la mer, des cailloux. Je suis de ce calcaire blanc. Je suis de cette lumière. Et du noir du cyprès. Mais après, tout cela va être pulvérisé parce que partie de cette très petite région, très particulière j’arrive à … l’univers ! tellement il y a, comme je l’ai dit, état d’accueil, porosité. Je pense souvent à la vie de l’éponge, nous sommes des éponges. La réalité que la petite fille d’hier nommait, posée devant elle, traverse tout l’être aujourd’hui. Toutes les réalités d’un monde présent et passé et toutes les voix de ce monde traversent tout l’être. Je suis obsédée par la vie. Tout est être et tout doit être là concrètement en même temps, ressemblé (c’est pour cela que je dis de D’ici, de ce berceau que c’est un peuple qui bouge avec ses voix, une parole qui doit laisser passer ses voix). Aussi ne puis-je pas écrire des poèmes mais un poème, une longue respiration à plusieurs voix qui doivent s’accorder malgré leur discordancedissemblance naturelle. C’est cela qui demande un souffle athlétique. C’est cela qui est épuisant et c’est pour cela qu’en ce moment par exemple, j’ai envie de tout envoyer… J. S. : J’espère que vous ne ferez pas cela ! H. S., J. S. : (rires) Hélène Sanguinetti : Vous savez, pour en revenir aux lieux, j’ai très souvent cette impression de nous voir marcher sur la Terre, sur la planète, de nous voir gravir, comme quand vous regardez la lune dans le ciel nocturne et vous êtes sur la Terre et vous êtes une si minuscule chose…Plus je m’éloigne, et plus je m’éloigne du « je », plus c’est grand et vaste, en fait c’est l’intérieur qui s’élargit extrêmement, comme si je portais et emportais tout. C’est une des raisons pour lesquelles les escargots me fascinent parce que l’escargot, avec sa manière de se déplacer, avec sa coquille, ces spirales, tout ce qu’il a l’air de transporter et de cacher en même temps, de retenir enroulé, charrie un monde, c’est un Être, c’est magnifique. On est ancré dans un lieu très étroit, très particulier, individuel mais on est tout de suite face à un à-pic. On est tout de suite face à un espace immense, mais c’est aussi un temps, immense.
319 C’est de cela dont il est question dans D’Ici, de ce berceau. Si vous voulez, on pourrait dire, en schématisant beaucoup, que De la main gauche, exploratrice, appartiendrait à la matière de l’espace et que D’Ici, de ce berceau serait un rayonnement d’espaces ouvrant sur un temps immense, des éclats d’immense espace qui nous emmènent dans un temps immense : en fait, espace et temps sont exactement équivalents. Le format carré du livre en est la représentation matérielle. J. S. : En ouvrant De la main gauche, exploratrice, on se demande tout de suite quel va être le rôle de la main dans ce texte et, d’ailleurs, pourquoi vous privilégiez la main gauche, en particulier ? Hélène Sanguinetti : C’est le sens du passage donné au début de la deuxième partie du livre, entre parenthèses : (De la main gauche, exploratrice). L’instrument permet l’enfantement de l’œuvre et lui donne son titre. Ce n’est que justice finalement… Cette main-là n’a pas souvent le beau rôle, elle est malhabile; elle ne sait pas écrire. C’est la main qui est toujours placée au second rang, la main déclassée, obscure, inconnue, sauvage, la main qui n’a pas été éduquée. Cela me rappelle soudain l’expérience de Bras cassé, un beau récit de Michaux où le narrateur privé par accident de son bras droit découvre son mystérieux bras gauche, son envers. La main gauche, c’est celle de l’Aventure : exploratrice, aventureuse, écrivante. Aussi ce texte peut-il sans doute être lu à trois niveaux différents : comme une sortie de récit, avec un début et une fin. Comme une métaphore de l’écriture. Et cette métaphore recouvre le livre et son entier puisque je l’ai choisie comme titre d’ensemble. Mais c’est vous finalement qui me faites raisonner sur des « gestes » aussi spontanés qu’assurés en écrivant. J. S. : Le texte est divisé en deux parties, comme un diptyque. Les deux parties sont très différentes. Au début, vous offrez une autre partie, en exergue. J’ai lu ce début, cet avant-texte, comme une sorte d’art poétique, présenté de façon indirecte : « Ne dis pas authentique, c’est un mot de rapine, comme son contraire qui a aussi peu de sens que lui » (9); « Devenez la lumière que je demeure obscurité. / Plus je découvre, mieux je cache. » (12). Il y aurait, donc, une énigme au centre de l’existence et au centre de l’écriture, que l’écriture cherche à éclairer ? Hélène Sanguinetti : Oui, je crois que j’écris pour cela, finalement. Votre question est belle, et elle est en plus très importante. Parce que je crois que lorsque je vous dis que je suis obsédée par la vie, je vous dis bien sûr et en même temps que je suis obsédée par la mort. Je vous parlais du triangle tout à l’heure et de la somme de ses côtés. J’aurais pu le formuler autrement en
320 vous racontant deux choses exemplaires auxquelles je pense souvent. La première est un conte, le début d’un conte merveilleux. Un vieux paysan trouve sur un porche d’église un nourrisson en pleurs. Cet homme, ce paysan, est pauvre, il le prend dans ses bras, il s’émeut, et le recueille; arrivé chez lui, il est soudain très intrigué par les langes très fins qui entourent le corps de l’enfant. Un peu plus tard, sa femme, découvre autour de son cou une très pure chaîne en or avec une médaille. Qui est cet enfant ? L’enfant porte un secret. C’est cela que je cherche à écrire, ou plutôt qui cherche à s’écrire. Les voix qui nous habitent en sont une des expressions. Quand je soulève une pierre dans la campagne, dessous, il y a une vie incroyable que j’ai presque honte et peur d’avoir dérangée. Une autre vie que la mienne et la même. Cela grouille de partout. Il y a toujours quelque chose qui bat quelque part, par exemple, pendant que je vous parle, il y a des milliards de présences qui battent, qui battent de manière magnifique et de manière catastrophique. Cela peut être tout à fait catastrophique. Mou, lent, rapide, nul, etc. De toutes façons, la seule vérité qui importe, la seule certitude, c’est « Je suis né(e); je vais mourir » Là intervient le « Que reste-t-il ? » Et je pense alors à cette anecdote qui est l’histoire d’une promenade, l’année dernière sur la plage et la rencontre avec un flamant mort là, sur le sable, il venait de mourir et c’était absolument plus qu’étonnant. C’était tellement important de sentir ce qui montait de là, c’est-à-dire cet entre-deux qui montait de là. C’était bien cette présence, ou cette absence – ou cette absence, ou cette présence – qui est, d’après moi, ce qui reste. Cela a beaucoup d’incidences. Notamment d’être au présent, du passé et du futur. C’est bouleversant : tout communique, tout est collé, fendu. Me voici en extrême réduction, et plutôt même en disparition, car en fantastique expansion. C’est la fonction des apostrophes dans D’ici, de ce berceau, c’est la fonction de rappel des lettres, je pourrais presque dire leur fonction de résurrection. Oui, cela a beaucoup d’incidences, sur la façon de tailler dans la page, de choisir les caractères, de secouer la phrase, de faire « se manger » les mots, et cetera. Mon entreprise du sans-nom commence là. Mais je me sens très obscure, le poème est plus clair. J. S. : La première partie de De la main gauche, exploratrice, « Fille de Jeanne-Félicie, » se compose de cinquante-huit courts poèmes. Dans cette première partie, vous présentez à chaque page quelques vers – souvent très peu de vers – posés contre le blanc de la page. Alors, on a l’impression tout d’abord d’un souci de discrétion, ou bien d’une prise de conscience que le langage est fragile ou menacé, ou bien que le langage a du mal à « traduire » le réel qui l’inspire. Qu’est-ce qui vous a fait choisir ce type de textualité, que certains qualifieraient de « minimaliste » ? C’est une textualité où le silence domine.
321 Hélène Sanguinetti : Tout ce que vous dites là m’intéresse beaucoup. Fille de Jeanne-Félicie est un texte « ancien » puisqu’il date de 1986. Cela a son importance : comment dire…je « plantais » là l’emplacement de mon feu, j’écrivais « Poésie : royauté du vide, minerai du silence » parce que j’en étais là. J’étais fascinée par le pouvoir de silence de la poésie. Beaucoup disaient : la parole poétique interrompt le silence. Je pensais plutôt qu’elle le fabriquait en le faisant parler. Comme si nous passions d’un silence de rien au silence du vide. Le rien est vide, le vide est plein. C’est une préoccupation qui ne m’est plus prioritaire aujourd’hui. Du moins, a-t-elle pris une autre forme ? Mais j’aime beaucoup que vous établissiez tout de suite la relation entre ce qu’est le poème et sa présence physique sur la page. J. S. : Dans Fille de Jeanne-Félicie on a très souvent l’impression de se retrouver dans un cadre médiéval. Par exemple, vous écrivez « Le page, à son trouble, reconnaît la blancheur de l’armure de celui dont il portera le glaive » (20). Pourquoi choisir un cadre historique si distant ? Quelle image de l’Histoire cherchez-vous à créer, en fait ? Hélène Sanguinetti : Quand j’essayais, il y a un instant de vous énoncer le centre de ma recherche actuelle, j’essayais justement de vous dire que le poème permet et pour ma part exige l’illimité, dans l’espace et dans le temps et, par voie de conséquence, une sorte de « désujétisation », si je peux le dire ainsi. De fait, il n’y a plus de distance. Qui suis-je, quand mon sang, ma peau, mes doigts, sont faits de ceux qui furent et sont donc déjà ceux qui seront ? Qu’est-ce qu’aujourd’hui, qui porte hier et donc demain ? Et puis j’adore les histoires qui appartiennent au cycle courtois. J’ai été et je reste une fervente lectrice de l’œuvre de Chrétien de Troyes. Toute l’œuvre. Et particulièrement le Chevalier à la charrette. Quelle langue! encore plus magnifique en ancien français. Quel poème vraiment ! J’aime beaucoup le personnage de Lancelot, ses combats contre Méléagant, j’aime beaucoup Guenièvre. Ce sont des images qui me poursuivent : le passage du Pont de l’épée, le royaume de Gorre…les barreaux de la fenêtre de la chambre de la reine que la force du désir va parvenir à faire céder, le sang de Lancelot sur les draps, et l’éblouissement de l’amour avec elle, cette nuit-là. L’atmosphère est fascinante, liée aux idées du combat chevaleresque, la prouesse. Il y a la musique aussi, non seulement celle du vers, mais encore la musique médiévale qui contribue à la magie et à la vigueur de cet univers. Il y a plus significatif encore : l’aventure chevaleresque est fascinante dans sa dimension éthique et spirituelle. Pureté et justice et amour recherchés sur cette terre; et, enfin et toujours la quête d’identité : Lancelot perd son nom, Yvain perd son nom, ce sont des frères d’Ulysse… car vous me parlez d’un univers médiéval mais il y a l’univers antique, le monde d’Ulysse justement et des dieux grecs sans lesquels je ne
322 pourrais pas me sentir vivante. Voilà donc une de mes obsessions qui va être incorporée au magma dont je suis faite et participer à ma mythologie personnelle, ce mélange de passions et d’images très différentes qui nous fondent, je crois. Et cela va revenir dans mon écriture dans une voix plus ou moins marquée suivant les livres; elle est présente et de façon volontairement ambiguë, dans Le Héros, mon dernier texte, mais aussi dans D’ici de ce berceau ou davantage dans Alparegho, Pareil-à-rien . Très présente dans De la main gauche, exploratrice, elle est « inaugurale » dans Fille de JeanneFélicie, d’une sorte de dévouement à l’écriture, d’un engagement. Quelque chose de radical, comme la vie. Les deux mots que je préfère sont « tout » et « rien ». Car quelque chose va totalement vers la panique et, plus que le doute, c’est le toc qui fait peur. Pourtant dans ce premier poème publié, ce qui domine, c’est cette confiance, au sens étymologique du terme, qui sera d’ailleurs mise à rude épreuve dans les textes ultérieurs, c’est cet engagement. Et il rejoint bien peut-être celui de Lancelot vis-à-vis de Guenièvre dans l’étrange épisode de la charrette et de la rencontre du nain qui va donner une autre identité au chevalier, et son titre au roman. J. S. : Dans « Fille de Jeanne-Félicie » c’est souvent le destin de la femme qui est à l’avant-plan. S’agit-il d’une œuvre à portée féministe, alors? Il est vrai que vous faites l’éloge du guerrier dans plusieurs passages du texte, mais dans certains passages de la deuxième moitié du livre, qui s’appelle « De la main gauche, exploratrice », il me semble que vous remettez en question le mythe du guerrier et l’idée de la « gloire » du guerrier. Hélène Sanguinetti : Je ne sais pas dans quelle mesure c’est moi qui possède toute la vérité sur le texte… Tout d’abord, dit-on d’un homme qu’il fait œuvre machiste, je dis machiste à défaut d’autres mots (puisque l’homme n’a jamais eu à défendre ses droits qui lui ont toujours été acquis…) parce qu’il s’interroge et qu’il parcourt son destin d’homme ? Je suis – de toute évidence – une femme, qui écrit. Je voudrais cependant que l’écriture dépasse infiniment cela. Encore une fois, quand je dis « tout communique, tout devient être, voix… », je suis loin de l’appartenance à un sexe et aux préoccupations par ailleurs justes et significatives qu’elle génère. Ce que je cherche, c’est la vie, son battement, sa vibration, son ardeur. Et Vivre, faire partie du réel le plus honnêtement possible, c’est faire la place à ces Êtres qui me traversent, faire entendre cette parole faite de tout et tous, tout ce qui dans l’univers appelle et répond. Mais le texte peut dire beaucoup de choses que moi, je ne sais pas. Certainement. Il faudrait vraiment prendre des passages précis. J. S. : Oui, c’est vrai.
323 Hélène Sanguinetti : En ce qui concerne les guerriers, j’entends à peu près ce que vous dites, mais celui qui parle des guerriers n’est pas moi. C’est le « personnage » d’Emilio, qui aime Bessie et que Bessie a quitté, sans doute. Il y a une amorce de récit, d’histoire dont ils sont la base. Et une atmosphère qui se dégage selon ce que vit ce peuple qui se déplace, ses voix, le lieu dans lequel il passe. Il y a donc des guerriers. Elle est belle, l’image du guerrier. (Je n’ai pas dit celle du soldat !) Elle m’est nécessaire parce qu’elle a de la force. Je veux dire, c’est la force aussi et d’abord que je cherche. Voilà, j’ai trouvé le passage où vous avez pensé lire la critique de l’image du guerrier : « Étape III …Remue-ménage des guerriers s’entraînant au poing, prière des faucons. » J. S. : Oui, voilà. Comment faudrait-il interpréter ce passage ? Hélène Sanguinetti : Je n’en sais rien. Comme vous voulez… Mais c’est un des moments du texte où le « je » d’Emilio se confond avec le « je » de l’écrivante et même le « je » de l’écrivante devient premier. Emilio parvient ainsi étrangement à une notation qui appartient en propre à la voix de l’écrivante : « Les femmes existent seules, loin des lavoirs ! Écrivent et peignent au fond de leurs lits ce qui sera divulgué beaucoup beaucoup plus tard… » A cet endroit précis, il est vrai que la femme que je suis revendique une place de créatrice que certains hommes nous refusent d’occuper ou pire, feignent de nous accorder. Alors peut-être le guerrier devient-il un beau figurant et ces femmes-là deviennent ce qu’elles sont depuis toujours : des grandes, des vraies. J. S. : En même temps, dans « Fille de Jeanne-Félicie », on peut dire que nous sommes très proches du chant. En effet, il y a deux refrains qui reviennent souvent dans le texte : « Fille de Jeanne-Félicie / Fille de Louis-Joseph / Fille de France… » et « Car l’Aventure commence là où… » Est-ce que vous pensiez à la musique en composant ce poème ? Hélène Sanguinetti : Je pensais en musique. J’écris souvent en musique. Des musiques très différentes, de style et d’époque, c’est très hétéroclite toujours. Je vis dans ce mélange-là et j’y tiens beaucoup. Le même mélange se retrouve dans mes lectures, dans mes amis…Cependant chaque texte va « élire » son accompagnement majeur. Je pense à Alparegho « trempé » dans le jazz et le blues, D’ici, de ce berceau dans Keith Jarrett et les chants polyphoniques corses des Muvrini et de Poletti, les préludes et fugues 1 à 8 de Bach interprétés par Glenn Gould…Quand j’ai écrit Fille de Jeanne-Félicie, j’écoutais beaucoup Monteverdi que j’aime toujours autant, notamment si je m’en souviens bien, Vespro della beata Vergine et L’Incoronazione di
324 Poppea; mais surtout le Stabat Mater de Vivaldi, et celui de Pergolese qui est bouleversant. Il y a peut-être quelque chose de ces rythmes-là dans ce texte, mêlé à la musique de la Bible que j’ai vraiment découverte à cette époque. Ceci dit, le refrain est un retour, une reprise, toujours très importante dans le poème. Et nécessaire. J’entends par reprise un retour avec variation. Ni même, ni autre. Sans lui, point de vie, point de mort. Il fait peut-être aussi partie des contraintes dont le texte a besoin. Ce n’est pas dire qu’il ait besoin de prisons, mais presque ! (Rire) Mais, pour avoir cette qualité d’explosion… Nous aussi, nous sommes emprisonnés dans notre vie, nous aussi, nous sommes contraints. Il faut que le texte obéisse aussi à des domptages – qui ne seront pas permanents bien sûr. Il va déborder, il faut qu’il déborde. C’est parce que, quelque part, il est tenu. C’est une de mes exigences. J. S. : Les images finales de « Fille de Jeanne-Félicie » sont extrêmement violentes : « Coupons des jambes, tranchons des têtes […] qu’il ne reste rien »; « Et l’air n’aura jamais cessé / d’être/ ce vide, ce blanc » (80-81). Comment faudrait-il interpréter cette fin de la première partie ? Hélène Sanguinetti : Comment construire sans détruire ? Il faut purger le monde, de temps en temps pour mieux y respirer. Et puis il s’agit d’une humeur propre sans doute à ma personnalité, à ma nature méditerranéenne, qui est d’être très optimiste dans mon corps, si je peux dire, et très désespérée dans le cœur. Je dis « méditerranéenne » et je vois aussitôt le ciel, avec ce bleu que j’aime chez nous : si bleu qu’il y a du noir au fond. Si lumineux, qu’il entame les yeux comme une lame. Ce sont souvent des ciels de mistral, des ciels d’un vent qui nettoie. Hervé Piékarski, dans une analyse qui m’a paru très juste, parlait justement d’un tel ciel à propos de mon poème, le rapprochant du ciel qu’évoque Ponge dans « La Mounine », un texte qui a toujours compté pour moi car il décrit une expérience et un lieu que je connais très bien – La Mounine – sur la nationale qui mène de Marseille à Aix-en-Provence, que j’ai prise tant de fois pour me rendre à l’université quand j’étais étudiante. Quand vous êtes arrivé ici, tout à l’heure, il y avait ce ciel, qui peut paraître très sombre. « Ce jour vaut nuit », « tragique permanence, / tragique encrage de la situation » dit Ponge. Je pense à nouveau à l’Île Maïre, à sa lumière. La mer aussi, à cet endroit, est noire à force d’être bleue. Le caillou blanc est noir, d’être aussi tranchant. J’ai besoin de violence. J’en ai besoin et, d’ailleurs, je crois qu’elle est partout. Je crois qu’elle est la vie aussi, qu’elle est la vigueur de la vie. Elle existe et le poème doit s’en charger, il ne faut pas qu’on s’endorme, jamais. Mais je reviens au désespoir : la razzia dont il est question dans la fin que vous citez est une forme de désespoir liée à l’idée de ce toc que j’évoquais auparavant. C’est-à-dire ces questions qui me sont quotidiennes : qu’est-ce que j’écris là ? ça sert à quoi ?
325 on est qui ? on fait quoi ? Ils peuvent quoi, les mots des poèmes, rien! Oui, l’art n’est qu’artifice, quoi d’autre ? Voilà l’obsession, alors j’ai une grande envie de tout casser et que tout mon bavardage, inutile comme l’est par définition tout bavardage, soit totalement rasé. Ils me sont proches tous ceux qui un jour brûlent ce qu’ils ont aimé. Rendent tout. Disparaissent. Dans les textes ultérieurs, et déjà dans De la main gauche, exploratrice, le second texte de ce premier livre, le doute va intégrer la matière même de l’écriture. C’est qu’il s’est « élargi », s’est lié à une certitude quasiment ontologique, celle de notre condition de vivant, de passant. Et cela vient de très loin. Quelle autre certitude que celle-là ? Il y a dissonance, fêlure, fissure, notre souffle luttant, notre être transpercé. Il y aurait beaucoup d’exemples des manifestations d’un tel doute dans la parole et la construction même du poème dans son ensemble : depuis l’utilisation de la ponctuation et des coupes, du bouleversement de la syntaxe de la phrase, jusqu’à la multiplication des « genres » qui peut pour une part j’entends, en être la trace. Ainsi la parole va-t-elle naturellement se fendre ou s’interrompre, boiter, racler, se suspendre, rebondir, se retrouver devant l’à-pic souvent figuré par une virgule finale, une entaille dans le vide, le blanc. Ce sera vide et blanc à la fin ? Comme dans Fille de Jeanne-Félicie ? peut-être pas blanc, peut-être rouge, mais… (Rire) J. S. : La deuxième moitié du diptyque que vous présentez dans De la main gauche, exploratrice est très différente de la première moitié. Cette deuxième moitié, qui s’intitule « De la main gauche, exploratrice », commence de la façon suivante : « Très loin, loin, loin de nos terres, quoi, qui nous réclamait si fort, où d’ici chez nous inébranlablement nous chassait ? // (Cris des singes bouleversant les palmes, / tout au long du fleuve / cris de singes, cris des singes, tout au long du fleuve! Naissance d’Emilio.) // (de la main gauche/ exploratrice). » puis : « Car ils partaient à des milliards de leurs terres, projetant marche pure dans l’œil calme des mules, passe le pont […] Nous t’appellerons Chango, éclaireur, Fils d’Antonio-José le capitaine, Frère d’Emilio peut-être » (85-86). En lisant ce long poème, je pensais souvent à l’Anabase de Saint-John Perse, que j’entendais ou sentais comme un lointain écho de votre poème. Le ton épique, l’idée de l’exploration, le départ et la traversée de terres inconnues, la thématisation des rôles de l’homme et de la femme – enfin, je sentais bien des affinités entre votre poème et celui de Perse. Est-ce que l’exemple de Perse vous avait influencée ? Hélène Sanguinetti : Saint-John Perse faisait partie des voix familières qui circulaient dans la maison de mon enfance dont je vous ai parlé au début de notre conversation. Avec celles de Bonnefoy, Ponge, Louise Labé, des gens très différents voyez, avec Supervielle aussi et sa menaçante douceur que je
326 chéris particulièrement, avec Char, Artaud. Donc, Perse peut être là et je revendique toutes les influences qui sont notre tissu commun. Nous travaillons seuls, nous devons avoir notre chemin, mais que de voix nous accompagnent ! D’autant que Perse est un poète de l’espace maritime, de la haute mer et du voyage. J’ai beaucoup aimé cela chez Saint-John Perse. J’ai beaucoup aimé cette vastitude qu’il y a chez Perse et cette voix qu’elle lui a taillée pour la parcourir. J’ai besoin de cette vastitude. Je trouve qu’on manque d’air. Mais j’ai aussi besoin d’humour et de dérision. De dissonance. De grimaces et de dissonances, et de mots grossiers. J. S. : On pourrait dire que « De la main gauche, exploratrice » est beaucoup plus proche de la prose et du récit que « Fille de Jeanne-Félicie ». Il s’agirait presque de deux genres différents dans le même texte, en fait. En effet, vous faites alterner des blocs très denses de prose et des blancs dans cette deuxième partie. Pourquoi avez-vous décidé d’employer cet autre type de textualité dans la deuxième partie du diptyque ? Hélène Sanguinetti : Il n’y a pas de choix de composition à cette occasion de ma part. Il faut savoir que huit années séparent l’écriture de Fille de JeanneFélicie, qui date de 1986, de celle de De la main gauche, exploratrice. Et que j’ai envoyé ces textes par voie postale à Yves di Manno, avec d’autres d’ailleurs, qu’il les a aimés et a décidé de publier ces deux-là et que nous avons trouvé qu’ils pouvaient bien vivre ensemble, représentant deux moments où je cherche à exprimer ce qui me traverse et me fonde, cette vie partout, je la laisse passer dans la voix, et la forme, où elle me parvient le mieux, et pour parler un peu brutalement, avec la tête qu’elle a. Après intervient évidemment le travail. Cependant et toujours le poème s’installe avec son corps et la respiration, le rythme de son corps, et alors, je sais rien encore de lui. Je me souviens d’avoir entendu dans De la main gauche, exploratrice l’imparfait, la musique de l’imparfait, un temps que vraiment j’adore. J. S. : C’est le temps du récit par excellence. Hélène Sanguinetti : C’est le temps du récit, le seuil du conte, un autre monde, pensez au magique « Il était une fois », c’est le temps du déroulement, un inachevé, un non-accompli dans le passé et c’est magnifique. J’aime beaucoup aussi son époux, le passé simple. Leur pouvoir est infini. Pascal Quignard dit des choses passionnantes à leur sujet. Il doit exister, pensais-je à ce moment-là, une sorte de récit qu’on pourrait encore appeler poème, quelque chose qui tiendrait de l’épopée, mise à distance, bousculée, une épopée qui aurait perdu ses grandes ailes! c’est ce que j’ai tenté alors dans ce
327 poème. Je lisais beaucoup de romans policiers à cette époque-là, et je me suis demandé aussi si le poème était capable d’avoir quelque chose d’une intrigue policière, et j’ai essayé cela dans la présence même de Nigra, dans la mort inexpliquée d’un Grand Plumé. Pourquoi pas ? Pour la vérité. Ceci dit et finalement, c’est « l’histoire » d’un voyage. C’est une aventure. Au sens chevaleresque du terme, au sens physique, athlétique du terme aussi. Et c’est une écriture en marche. Et la marche en avant de l’écriture. C’est pour cela que je ne peux pas écrire des poèmes mais un poème qui est à chaque fois un nouvel élan, un nouveau départ pour une autre aventure : selon la formule consacrée, « Notre héros est reparti pour une nouvelle aventure » (Rire). La même, en somme. C’est une piste droite et c’est une boucle, la volute, la spirale éternellement inscrite sur la coquille de l’escargot. Et c’est un souffle qu’il faut garder, le plus dur étant de savoir quand cela va, et doit exactement s’arrêter. En tout cas, c’est bien dans ce poème-là que s’est affirmée ma recherche qui est de faire cohabiter des voix éparses et insistantes, de trouver une parole composite et unifiée à la fois que la force du poème va être en mesure de soulever. Cela ressemblerait à un beau visage énigmatique, formé de tant d’éléments mais assez ferme et assez plein pour pouvoir tenir. Je songe à une sculpture magnifique de Germaine Richier, très proche de ce que je vois : Buste nº12, en bronze. Et cela paraît pourtant mouvant, lourd et fluide. J. S. : Il y a des personnages – ou comme des personnages – qui reviennent dans « De la main gauche, exploratrice ». Je pense, en particulier, à Emilio (le prince/guerrier), à Chango, à Bessie, à Nigra. Quelles sont les fonctions de ces « personnages » ? Vous m’avez montré tout à l’heure de très belles têtes sculptées que vous avez ici, dans votre bureau. Ces têtes, m’avez-vous expliqué, représentent différents « personnages » de vos textes et vous servent de modèles ou même de muses. Hélène Sanguinetti : Oui, comme des personnages. Ces têtes, ces bustes, ou pierres gravées, précèdent l’expression verbale. Et ce sont des visages, car tout a lieu là. L’expression plastique, plus concrète, pour le dire vite, m’est souvent nécessaire. Devant vous, planté, il y a Alparegho, il est né ainsi avant de devenir Alparegho, Pareil-à-rien, un poème. Il m’arrive en effet de fabriquer ces objets qui préfigurent des héros d’une pseudo-histoire. Des Êtres. Quelle histoire ici ? On pourrait la lire de la façon suivante : il y a un homme qui s’appelle Emilio qui part un jour de France. Cela fait peut-être très longtemps qu’il est parti. Il part certainement après un violent chagrin d’amour. Certainement sa Bessie l’a-t-elle quitté. Il s’engage sur une route avec d’autres, qui partent aussi et qui s’en vont très loin. Sur « la piste », il rencontre d’autres gens. Aussi des êtres très très étranges qui le suivent, les
328 suivent, s’ajoutent. Et la caravane, déjà longue, va grossir. Il va y avoir des bêtes, des choses. Ils iront toujours vers, je ne sais pas où, de l’autre côté, là où la main gauche les pousse, vers l’envers ? C’est donc le « récit » de ce voyage comme je le disais tout à l’heure et c’est aussi la piste sur laquelle nous sommes tous engagés, face à l’à-pic et dans une tension vers un ailleurs qui nous appelle ou nous attend tout en restant tout à fait improbable. L’aventure, métaphore de la destinée humaine, a partie liée au mythe, au récit fondateur. Mais encore une fois, avec toute la naïveté et l’ironie nécessaires. Le côté athlétique n’est jamais que l’expression du « combat », comme nous le dit l’étymologie grecque du mot, de la lutte à la vie à la mort qui a lieu là, sur la piste. Et, à un autre niveau, de la lutte pour mener le long souffle à plusieurs voix du poème. Pour que toutes les voix et tous ces Êtres existent en même temps. Il faut donc un poème qui ait une grande résistance, un corps d’athlète, pour ordonner ce bouillonnement et ce vacarme. Son inscription dans la page, elle aussi, doit être solide. J. S. : Au fur et à mesure que cette caravane imaginaire s’avance à travers le désert, vous découpez l’action ou « l’histoire » en cinq étapes : « Étape 1, Bessie – Toilette de Nigra – Rendue – Grosse », « Étape II, Nuit avant la Montagne – Bessie pour toujours », « Étape III, Cinq heures de l’après-midi avant la Montagne – Enfantine mémoire », « Étape IV, Dernière nuit sur la Montagne – Bessie, je te donne la caverne », « Étape V, Nuit glacée sur le Sable – Bessie, la Plus Aimée ». D’où est venue cette structuration par étapes ? Et pourriez-vous commenter la fin du texte ? Hélène Sanguinetti : Pourquoi des étapes ? Parce qu’elles sont nécessaires, à toute grande randonnée. C’est le moment du bivouac, du feu, de la veillée avec des contes, les contes, des sortes de contes interviennent trois fois dans le poème, ils participent d’un rituel. Les étapes constituent une pause, une reprise de souffle,-elles rythment évidemment le poème qui en a besoin et, vécues par Emilio, elles sont l’occasion d’un retrait, d’un retour sur soi. Car à chaque bivouac, Emilio « parle » à celle qu’il a perdue, à Bessie : sorte de lettre et/ou de journal de voyage, notes sur le vif – comme Theodore Monod le faisait sur son petit carnet – et presque « testamentaires ». Il le lui dit : « pages arrachées, pages jetées… je te laisse ma vie sous cette forme, que tu la trouves ou pas » Il y a quelque chose de laissé là, sur le chemin. C’est ce qu’il fait, il les laisse tomber sur la route, il les donne à la route, à l’air. La mise en page de ces cinq Étapes, colonne étroite de texte repoussé en bord de page, figure cette espèce d’espace très étroit, précaire, où Emilio écrit, où il a peu de place pour écrire – il est, en outre, toujours au bord de…, comme nous, sans doute – par exemple, sous la tente, en bordure du chemin, mal installé de toutes façons, mal éclairé, peu de temps, une écriture de l’urgence. Cette
329 colonne de texte correspond encore sur la page à la trace de la route, de la piste que la caravane parcourt sur la terre, et hors d’elle ? On retrouve dans les strophes un « écho » de la « colonne » verticale des Étapes sous la forme du filet typographique : mince trait horizontal, il marque l’action, la direction, l’avancée des voyageurs, et de l’écriture, vers ? Espace vertical et espace horizontal se conjuguent en s’opposant comme deux points de vue différents, l’un fait d’une plongée, l’autre, selon une sorte de travelling, de « balayage » jusqu’au lointain. J’ai repris ce filet dans les poèmes suivants, il m’aide par instants à continuer, à tenir la ligne. A reconnaître aussi parfois qu’il n’y a plus à dire, ou qu’on n’arrive pas à dire. J. S. : Et la fin du texte, la dernière phrase ? Hélène Sanguinetti : « Là habite depuis une poussière, un éclat de rien aux allures de barque ? » C’est déjà alors, peut-être, une sorte de réponse à la question du « que reste-t-il ? » dont nous parlions auparavant. C’est du moins un écho à ce qu’écrit Emilio dans la dernière Étape : « Rien ne restera, sauf dessous, il faut chercher. Dessous j’ai creusé pour toi, pour d’autres qui ont envie de vivre. » C’est une réponse extrêmement fragile, et sans cesse remise en question dans les textes ultérieurs. Un moment d’optimisme et de certitude. Une définition aussi de la poésie, quand j’y crois… Mais la strophe à laquelle appartient cette ultime phrase voulait retrouver la maison d’Emilio, en France, sa maison sans lui, ce qui est resté sur sa porte, et elle représente aussi un retour à une réalité brute, quotidienne, la nôtre en somme. J. S. : Au milieu de La main gauche, exploratrice (95-100), vous présentez une autre histoire contenue dans l’histoire du voyage d’exploration; il s’agit d’un conte de fées où paraissent un berceau et des méchantes fées. Effectivement, ce passage préfigure tout à fait votre deuxième livre, D’Ici, de ce berceau, publié chez Flammarion en 2003. Ce livre est décrit de la façon suivante à la troisième de couverture : « Une naissance peut-être aurait eu lieu, dans un pays sans nom : sur ce berceau des fées se seraient élevées, vagabondes magiciennes, archaïques, intemporelles – voix de sœurs, de passantes, de marmots, d’amants, d’ancêtres … Tour à tour aérienne et scandée, chuchotante ou criée – à l’image de ses strophes qui s’élancent et se ruent à l’assaut de la page – la partition d’Hélène Sanguinetti fait alterner une série d’adresses dont la parole monte on ne sait d’où, apostrophent des êtres lumineux et sombres, les yeux tournés sur une mer ou vers un ciel seuls susceptibles de les absoudre, à défaut de les sauver. » Qu’est-ce qui vous a fait revenir à – ou sur – le genre des contes de fées afin de le transformer de cette manière dans D’Ici, de ce berceau ? Hélène Sanguinetti : Les contes merveilleux et leurs incroyables personnages
330 protéiformes de fées, nains, génies, magiciens ou diables et autres font partie de la mythologie personnelle dont je vous parlais tout à l’heure. Ces sont des personnages très ambigus, qui peuvent tour à tour et sans crier gare et pour notre plus grand plaisir de lecteurs, être extrêmement positifs ou totalement négatifs. Cette ambiguïté, cette capacité de renversements saisissants m’intéressent particulièrement qui sont le propre de toute notre vie, de ses rencontres, ses émois, ses emportements et catastrophes. Mais vous notez dans D’ici, de ce berceau une transformation du genre, avec quelque raison. Car ce recueil, en effet, ne contient qu’un résidu du conte dans la présence récurrente des fées. Restent les fées. Avatars des Parques, ces drôles de fileuses, au nombre de trois, qui travailleraient continûment à notre destin. C’est la fée comme Fatum, c’est l’image de ces Femmes au-dessus de nos vies et en décident qui continue de me fasciner et à qui j’ai donné « la voix de tête » du poème, en quelque sorte. J. S. : Pourquoi est-ce que vous revenez à l’image du berceau dans votre deuxième livre ? Hélène Sanguinetti : Le berceau représente le commencement, le lieu d’une naissance ordinaire et anecdotique qui peut être alors la mienne, vite dépassée par tout ce qui va traverser cette naissance, tous les mondes, les trajets, les existences possibles. Vite transformée donc en quelque chose de très multiple et feuilleté, pas impersonnel mais indéterminé et anonyme. Et le berceau, j’allais l’ajouter il y a un instant, est lié aux fées. S’il revient, c’est que cette question de l’origine m’obsède, je l’ai déjà dit, et qu’elle se traduit par cette réalité-là, qui est aussi celle de l’intimité d’une coquille, d’une coque. Et d’un destin. Fées et berceau appartiennent dans ce livre à ce que j’appelle « la voix de la destinée », celle qui va du naître au mourir. Car le berceau est commencement et fin. Rien, en effet, ne ressemble davantage à un berceau qu’un tombeau. Rien ne me trouble plus, dans un cimetière, soudain au détour d’une allée, de trouver la minuscule maison, le lit minuscule d’un enfant mort. Mais homme adulte et vieillard sont l’enfant aussi, les deux extrémités se touchent au point de n’en faire qu’une : celui qui meurt et bien celui qui naquit. J. S. : Et d’où est venue cette idée de poser les voix contre le blanc de la page ? Hélène Sanguinetti : Quand vous dites « poser des voix », ce serait, par exemple, dans la façon des appels ? J. S. : Oui. Hélène Sanguinetti : Je dirais alors plutôt pour cette autre voix du poème qui
331 est celle des « adresses », je dirais non pas « poser » mais accrocher au blanc de la page, comme on peut envoyer une flèche, ou un lasso, ou planter un piton dans la paroi… D’ici, de ce berceau, de fait, est constitué de quatre voix différentes qui alternent, se succédant et faisant retour à la manière des mouvements d’une partition. Et chaque voix s’inscrit dans une forme et une typographie qui lui sont propres. Et qui correspondent à la façon dont ces voix, ces êtres, m’appellent. Il y a ainsi d’abord la voix de l’écrivante, détachée, qui commente, parfois raconte, sert toujours de relais, puis la voix que nous avons déjà évoquée, « la voix de fond » qui est la voix du berceau, celle de la destinée. Il y a la voix des lettres. Enfin celle des appels, mieux, des « apostrophes ». La voix du commentaire, je la sens comme une flèche de direction, un socle, celle qui dit Il y a un sol, et on y marche, mais cela ne durera pas toujours… Je pourrais en fait donner aux autres voix la valeur d’un signe de ponctuation : ainsi, la voix du berceau, de la destinée, c’est l’interrogation, le point d’interrogation : qui suis-je ? Où vais-je.; la voix des appels, des apostrophes, c’est le point d’exclamation, c’est l’exclamation, c’est le cri, l’appel, qui est à la fois question : il y a quelqu’un !? Un cri, aussi bien, un chant. Le troisième signe, pour la voix des lettres, ce sont les points de suspension. La lettre m’apparaît depuis très longtemps comme la substance même de la réalité poétique, elle a d’ailleurs une place dans tous mes textes : c’est un suspens et c’est un seuil, un dehors et un dedans, une apostrophe en retrait, en sourdine. Quelqu’un qui est un moi-qui, moi ? – s’adresse directement à quelqu’un d’autre, qui ? – nécessairement absent, et la force d’appel va précipiter sa présence, exactement au sens chimique du terme quand on le dit d’un corps en solution dans un liquide : un précipité de présence… Ce moment intense d’appel à la présence, ce surgissement d’une présence dans l’absence aussitôt dissoute en elle, c’est le poème, son advenue. Un éclair d’existence. « L’éclair de l’être », si je pense au si beau titre d’ouvrage et si décisive réflexion de Maldiney à propos de l’art. C’est un véritable malheur dans un livre que de tourner les pages! d’avoir, comme ici, une succession d’appels, quand il faudrait que tout ça parle ensemble! et c’est une des raisons pour lesquelles j’aime tant la peinture avec son mystère qui nous « regarde », d’un bloc. Dans cet entre-deux, entre présence et absence, il y a le poème. Il y a la parole du poème, si on y arrive. On y arrive, un peu; quelquefois, on entrevoit le contour d’un visage. Un profil et une face. J. S. : Dans la description du texte présentée à la quatrième de couverture, que j’ai lue il y a quelques minutes, on précise que le but de l’écriture du texte est celui d’arriver à une sorte d’ « absolution » ou de « salut » possible ou improbable. De quel type de salut ou d’absolution s’agit-il, en fait ? Hélène Sanguinetti : La phrase est belle, mais, à ma connaissance, il n’y a
332 aucune idée de salut dans ce que j’écris. Aucune idée d’absolution. Je ne sors pas de cette vérité : on naît, on meurt, on va, on est en vie, on est extrêmement vivant. Voilà. Il y a une volonté d’exister. Par moments, cela peut être catastrophique; à d’autres moments, c’est un peu mieux ! (Rire) Je songe à nouveau à la pierre, au dessous de la pierre. Tout est ÊTRE. Quelque chose bat partout, nulle part, ici, là-bas, aujourd’hui, hier, plus tard, etc., et moi ce que je voudrais arriver à écrire, c’est ce battement, et c’est le battement de la vie avec la mort. J’ai une image, très concrète, car toute l’Aventure du poème est toujours liée au plus concrètement vivant, l’image d’un sac suspendu à notre cou. En dépassant des présences absolument hétéroclites, remuantes, gigotant même dans tous les sens, un vrai bric-à-brac et un grand remue-ménage; je retrouve la présence majeure de l’escargot, les tonnes qu’il peut traîner, le poème doit porter cette cacophonie, soulever cette masse, et lui laisser ses façons d’exister qui sont aussi ses façons de rire, de pleurer, de courir, d’aimer, de crier, de crever. Non, pas de salut, mais cette vibration, cette ardeur, tous ces trajets, ces passages… Qu’est-ce qui reste ? Je crois qu’il reste le trouble que j’ai signalé dans cette rencontre du flamant, ou chez ce nourrisson abandonné, ou sous cette pierre qu’on soulève. Il y a ce battement de la vie qui est extrêmement mystérieux, qui est un secret; un secret qu’on se passe. Il me semble que ce qui reste doit être quelque chose de ce genre, et je n’ai rien trouvé d’autre que le poème ou la manière dont je vois que le poème pourrait être, pour arriver à dire cela. A dire cette pauvreté, cette sorte de geste extrêmement pauvre et, en même temps, extrêmement fin, si doux et violent à la fois. J’ai un infini respect pour ce mystère, et une totale fascination. Ce qu’il y a de fabuleux, c’est que tout est en vie mais, vous voyez, c’est pour cela que le poème est difficile; c’est que tout est en vie, du plus petit au plus grand, de la fourmi au ciel, du minuscule à l’énorme. Et c’est la distance entre l’un et l’autre qu’il va falloir aussi parcourir. J. S. : L’année dernière, vous avez publié un très joli petit texte de quatorze pages qui s’appelle (Une Pie). Le choix de l’oiseau est intéressant, car la pie n’a pas, en poésie, le même prestige que la colombe, par exemple, ou le rouge-gorge : oiseaux que les poètes ont souvent choisis comme images ou métaphores. (Une Pie) est un poème espiègle et joyeux qui nous rapproche du monde de l’enfance. J’aimerais terminer notre entretien en citant le paragraphe que vous avez placé au début de ce poème, d’(Une Pie). Dans ce court paragraphe, vous présentez votre propre art poétique : « Laisser parler – capter ces voix qui montent de partout – donner une forme (et une forme qui résiste) au magma, au bric-à-brac – univers dont est fait l’être que nous sommes un moment sur la terre. Revient pour moi toujours l’inépuisable question du qui suis-je, par là, de l’origine et du devenir, beaucoup de passé nous parcourt encore, beaucoup de futur nous parcourt déjà. C’est
333 l’expérience du ‘métis’ qui m’habite. Voilà la réalité qu’il faut parvenir à soulever, morcelée et unifiée, immense et minuscule. C’est ce visage fait de tout que j’appelle un sans-nom, d’autres l’appellent peut-être poème. » Hélène Sanguinetti : Oui, dans le cadre des Rencontres poétiques de Montpellier, et pour cette 41e Rencontre, il m’avait été demandé en ouverture de l’inédit écrit à l’occasion de cette 41e rencontre, un petit texte de présentation de mon travail. Il n’est peut-être pas anodin que la pie soit là, elle est d’une certaine façon exemplaire de l’univers que nous contenons, un réel composite et disparate qui porte dans l’harmonie même qu’il contient, du cassé, du fendu, et cetera, mais l’harmonie aussi… La pie m’intéresse d’ailleurs pour l’unanimité dans le désaccord qu’elle génère : beaucoup s’indignent de la laideur de la criailleuse et « charognarde » quand beaucoup admirent sa beauté, l’élégance un peu lourde et sautillante de la dame blanche et noire. Mais pour en revenir à ce que vous appelez « art poétique » avec raison, je crois, je dirais qu’aujourd’hui, j’en suis là : à rassembler une immensité (tout ce qui vit, a vécu, vivra dans l’univers), à dresser son visage, à reformer le visage humain qui en est son réceptacle, sa râpe ou son violon ! Saurai-je jamais si j’y parviens ? Il y a quelque chose, ce n’est même pas quelque chose, même pas quelqu’un, mais les deux à la fois, qui montent de cette « absence » dont j’ai déjà parlé, comme une parole qui se mettrait à parler, comment dire que c’est encore un sujet ? Je l’appelle un sans-nom. Et c’est un visage, pas une figure, un visage. Pour moi, le poème est un visage. Le visage est un sans-nom. L’obstination d’une présence. Comment appeler ce qui n’a pas de nom, qui est insaisissable ? L’expérience du « métis » est un moyen, et d’abord un état, l’état d’accueil dont je parlais, « métis » d’ailleurs est ce que j’ai pu dire faute de mieux, car il faut prendre garde, ce n’est pas l’expérience d’un mélange, mais d’une coexistence, et dans l’écriture, coexistence de formes, le poème, menant, lui, la charrette.. C’est aussi alors un pari, et un défi que je lui lance : peux-tu, poème, porter l’univers, dans toutes et chacune de ses réalités, tous ses règnes, peux-tu me débarrasser, donc me remplir ? Non, il ne peut plus y avoir de sujet, mais la personne, avec le petit sujet mis dans un coin, à sa place. C’est cela qui reste, une empreinte chaude. Une ombre, une plume ! Vous vous souvenez sûrement du très beau passage, extrêmement célèbre d’ailleurs, dans le chant IX de l’Odyssée, où Polyphème, le Cyclope, fils de Poséidon, dit à Ulysse, en train de le saouler pour mener à bien sa vengeance et échapper à la mort : « Alors, Étranger, dis-moi ton nom ! » et le rusé lui répond : « Personne, voilà mon nom. » Voilà le nom de l’Ulysse-création, de l’Ulysse-poème. Il est personne. Personne que contient Ulysse car il ne disparaît évidemment pas le sujet, mais se multipliant, il s’éclaircit. Personne donc : tous les autres, tout autre et lui. Mais, ayant pu enfin quitter l’antre du Cyclope avec les compagnons qui
334 lui restent, debout sur le pont de son navire, presque sauvé, il lui crie de loin : « Cyclope, si on te demande le nom que je porte, tu diras que c’est Ulysse, fils de Laërte, qui a sa demeure en Ithaque ! » et on connaît la suite, le châtiment divin, l’errance pendant dix ans sur les mers. Normal finalement que dès qu’il ait voulu s’approprier le fait, retrouver le sujet unique et étroit, par grande vanité, Ulysse se soit réduit et perdu. Car il demande une reconnaissance quand connaissance suffit : une parole commence où elle m’échappe, j’y perds mon nom, inscrit en elle. J’essaie donc d’écrire ce poème, je travaille à un visage, lieu d’accueil de tous les êtres. Il m’apprend parfois. Parfois avec lui, j’espère. Et c’est comme si quelque chose, quelqu’un apparaissait dans le lointain. Oui, nous avons besoin d’un vivant nouveau. Ou bien, oui, nous avons besoin d’une façon nouvelle d’être vivant. Oui, et que peut notre poème ? Mais voyez, nous revoici au début… Bon. Aujourd’hui, j’en suis là. J. S. : Merci beaucoup, Hélène Sanguinetti !
Bibliographie d’Hélène Sanguinetti De la main gauche, exploratrice. Paris : Flammarion, 1999. D’ici, de ce berceau. Paris : Flammarion, 2003. Alparegho, Pareil-à-rien. Chambéry : L’Act Mem (Fonds Comp’Act), 2005. Hence this cradle, trans. Ann Cefola. Los Angeles : Otis Books / Seismicity Editions, 2007. Le Héros. Paris : Flammarion, 2008.
Fabienne Courtade Née en 1958, Fabienne Courtade a écrit jusqu’ici neuf livres de poésie. Son premier texte, Nous infiniment risqués, a été publié en 1989. Son livre le plus récent a été publié chez Flammarion en 2008. L’écriture et la lecture de la poésie pour Courtade ressemble à une lente avancée, à tâtons, dans l’obscurité. La parole est fragile, menacée par le silence, l’oubli et le vide. Comme elle l’affirme pendant notre entretien, l’écriture est pour elle « une tentative »; elle voudrait « [p]ar les mots, tenter de donner forme à ce qui échappe ». Courtade définit la poésie avant tout comme « [s]uspension, rupture, déchirure … on écrit bien sûr avec des mots du quotidien mais ils sont bousculés, comme la syntaxe qui est déplacée, déchirée. » La subjectivité est constamment en jeu pendant l’écriture, dit Courtade. Celui ou celle qui écrit court le risque de disparaître, de s’effacer complètement. Elle trouve qu’en écrivant, « on se dépossède un peu de soi ». Elle ajoute qu’il y a « une grande violence, pour moi, dans l’écriture. C’est un mouvement d’arrachement. » D’ailleurs, « c’est tout aussi bien une expérience intérieure que physique. » Dans les textes de Courtade la page devient une sorte de théâtre mental – une scène où le poète peut faire entrer des personnages anonymes : des « ils », des « elles », des « nous ».
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Entretien avec Fabienne Courtade Le 23 juin 2006 John Stout : Fabienne Courtade, vous avez écrit qu’au départ c’est la prose qui vous a influencée et fascinée. Pourtant vous avez choisi la poésie comme moyen d’expression. D’où vient ce choix ? Fabienne Courtade : Ce n’est pas tout à fait un choix. II est toujours un peu compliqué d’avoir accès à la poésie. J’ai donc d’abord lu des romans, des fictions, des essais, de la philosophie. On découvre ensuite la poésie par des chemins détournés. En lisant des auteurs qui vous renvoient à elle. Je me souviens de mes premières lectures, et je crois que c’est Dostoïevski qui m’a surtout influencée, portée, soutenue. Certains philosophes m’ont également permis d’accéder à la forme poétique. C’est par ces voies-là – par Héraclite, Nietzsche, et d’autres – que j’en suis arrivée à découvrir-rencontrer la poésie (d’abord Hölderlin, Trakl, et Rilke). A l’adolescence – au moment où j’ai commencé à écrire – je n’avais donc aucune idée de ce que pouvait être la poésie. Et je me le demande toujours un peu ! Je ne fais toujours pas de stricte délimitation entre poésie et prose. Ce qui est en jeu, à mon sens, c’est la littérature au sens large, la langue. Pour revenir à votre question, au « départ » la forme poétique n’existait pas pour moi, et mon écriture fut alors une tentative de dire, et de mettre en forme ce que je voulais dire. Et que je ne trouvais pas ailleurs. Écrire sous une autre forme, dans une autre langue. C’était aussi écrire là où on a été brûlé. Rien de tout cela n’est donc un choix, mais plutôt un mouvement, une recherche... La recherche d’une langue qui serait au plus proche d’une expérience, d’une expérimentation, et d’une découverte (de la vie et des mots). J’ai essayé de trouver une coïncidence entre ce que je pensais, ce que je ressentais, et ce que je voulais écrire. La forme poétique s’est imposée à moi ainsi, à travers cette quête. L’écriture est pour moi une tentative. Celle de trouver les mots, et de leur donner enfin corps, d’en finir avec cette « noncoïncidence ». Par les mots, tenter de donner forme à ce qui échappe. Je voulais ajouter que très souvent la page et les mots sont une matière pour moi, un peu comme les peintres doivent le ressentir avec le papier et la peinture. La page est aussi un espace à travailler, à dessiner, à creuser. Cependant, je veux le répéter, à travers l’écriture, c’est avant tout l’expérience de la langue qui est en jeu, et elle n’est jamais achevée. C’est pourquoi je peux l’avoir trouvée dans des livres d’écrivains très divers (non classés dans la catégorie « poésie » !). Ainsi le récit d’un auteur comme Louis
337 Wolfson, Le livre de l’étudiant en langues, comme il se nomme lui-même, m’a peut-être beaucoup plus appris que nombre de lectures dites « poétiques ». Son écriture, sa parole sont une quête de tout instant. Un travail sur la langue et dans la langue, à l’intérieur, et vers la langue. Avec ce travail on approche du monde, et de la réalité du monde, on approche aussi de son propre corps. C’est un acte qui implique la totalité de 1’auteur. Lorsque je cite L. Wolfson, c’est essentiellement parce que sa vie entière, physique, psychique, intellectuelle, affective repose sur les mots, se construit et se défait avec eux. C’est une recherche perpétuelle : il s’agit de construire sans cesse une langue pour que le corps ne s’effondre pas. Avec L. Wolfson, c’est une question de survie et de sauvegarde ! Construire sans fin, rejoindre cette « coïncidence » dont je parlais au début de l’entretien — le paradis perdu reste perdu ! C’est une avancée vers la langue, puisque les mots ne sont jamais tout à fait là. A mon sens, il n’y a donc pas de théorie à appliquer, ni de leçon à donner: on n’écrit pas avec un mode d’emploi, on cherche en soi. C’est une épreuve, on marche en tremblant, et dans le noir. J. S. : Quelle serait votre définition de la poésie ? Fabienne Courtade : Je n’ai pas de définition de la poésie. Aujourd’hui, les formes empruntées par la poésie sont très diverses. On ne peut plus délimiter un « objet poésie » comme on pouvait le faire peut-être au dix-neuvième siècle. Mais je ne pourrais pas non plus affirmer, comme certains le font, que la poésie est partout, dans une jolie chanson, un paysage agréable, ou une jolie phrase bien construite, ou bien rythmée, ou encore une publicité. Je peux simplement dire que la poésie échappe généralement à une compréhension immédiate, elle n’appartient ni au monde de la « communication », ni à celui de la politique ou des médias... On peut penser qu’il y a poèmes lorsqu’il y a « suspension du discours habituel » et utilitaire. Suspension, rupture, déchirure... on écrit bien sûr avec des mots du quotidien mais ils sont bousculés, comme la syntaxe qui est déplacée, déchirée. Ce qui distingue certainement la poésie de la parole utilitaire, c’est qu’elle nous « secoue en plein milieu d’un mot, elle nous réveille », écrit Mandelstam, « et nous nous souvenons soudain que parler veut dire se trouver en chemin ». C’est une des plus belles « définitions » de la poésie... Elle laisse ouvert tous les possibles. Nous sommes en chemin. La poésie est, me semble-t-il, « tout autant dans ce mouvement, cette manière d’aller vers le texte, que dans le texte lui-même ». C’est pourquoi je peux être beaucoup plus sensible à des textes maladroits et inachevés qu’à des textes devenus des « objets parfaits ». Dans cette perfection, il n’y a plus de place pour le mouvement. Aller vers est essentiel pour moi. L’horizon
338 des mots et de la page ne doit pas être immobilisé. L’écriture est, à mon sens, entièrement vouée à ce travail. II s’agit d’un double mouvement d’écart et de proximité, tout à la fois approche et tentative de créer une distance, puisque l’écart « brise la douleur », et « empêche de mettre ses pas dans ses pas », comme l’écrit Roger Laporte. J. S. : Vous avez parlé d’une absence qui serait, pour vous, à la base de l’écriture. En effet, vous écrivez au début de Lenteur d’horizon (1999) « tremblement / perte d’infinie » (7) et, au début de Ciel inversé I « perte absolue de la parole / mais tenue à elle » (7). Est-ce que le rôle de la poésie est d’exprimer ce vide ou cette absence ou ce silence (Cf. Quel est ce silence (1993)) ou de proposer autre chose à la place de l’absence ? Fabienne Courtade : Pardon de vous contredire mais je doute que la poésie ait un rôle ou une fonction utilitaire. Elle n’est pas là « pour » (faire passer un message, exprimer ou combler un vide, et cetera). Ainsi, chacun (chaque apprenti écrivain) se débrouille comme il peut, avec sa singularité et avec sa propre langue. A la fin de Ciel inversé I, j’évoque La Métamorphose de Kafka. Ce n’est pas un hasard, il me semble que ce livre – l’histoire de Gregor – est une illustration de ce « tourment de la littérature qui a le manque pour objet ». En vous disant ceci, je peux m’appuyer (mais c’est après-coup que je le fais dans l’après écrire) sur des auteurs comme G. Bataille, ou M. Blanchot. G. Bataille a parlé du « principe d’insuffisance de l’être humain ». M. Blanchot a repris cette idée en écrivant sur le principe d’incomplétude : « A la base de tout être il existe une incomplétude (une insuffisance), seul l’être humain se referme, s’endort, se tranquillise ». Dans l’absence, l’autre apparaît comme fondement de l’existence. Il est bien possible que mon écriture se soit construite, au départ, sur une absence, ou un sentiment de manque – même si je ne pense pas exprimer que de l’absence, mais aussi beaucoup de présence (celle des autres, par exemple). Par l’écriture, ce sont des voix autres qui prennent ma place. Écrire, c’est aussi briser ce lien qui « unit la parole à moi-même ». Je me cite : « Tout est plus réel que moi ! » J. S. : Là, en vous écoutant, je pense aux premiers vers de Nuit comme jours « Je vais / et il me semble que quelqu’un marche près de moi / ombre qui sourirait bien que silencieuse ». Ce « quelqu’un » ou cet autre qui est évoqué dans ces vers serait à la fois une présence et une absence, une « ombre » … Fabienne Courtade : En effet. Présence/absence. Quelqu’un marche près de moi. Je dois peut-être préciser que Nuit comme jours est en fait complètement lié à un autre livre : Lenteur d’horizon. Ces deux textes ont été écrits
339 « ensemble », ils forment un tout et le fil qui les relie, qui se poursuit et chemine à l’intérieur est la présence/absence d’un ami décédé en 1997. Ce sont des livres de deuil et d’absence, et, paradoxalement, de présence. En fait, je reviens toujours à votre question sur l’absence ! C’est toujours en excès. C’est toujours du « trop » dont il s’agit. Et de présence. Présence silencieuse m’accompagne. Dans tous mes livres, depuis le premier, cette présence est là. Malgré les disparitions, avec et en dépit de l’impression d’absence. Le « je » s’efface dans l’écriture (dans mon écriture) pour laisser la place à l’autre. Nous sommes aussi faits de tout ce qui passe, nous sommes faits de la mémoire et de la voix des autres. Tout cela est souvent très souterrain, se fait également dans la psyché. C’est aussi l’interrogation des mystiques sur l’absence, le désert – qui est toujours relié à l’Autre, à un autre… La lecture de Jean de la Croix – La Nuit obscure – m’a passionnée. J’ai été aussi influencée par les écrits de Maître Eckhart (« Ce point est la montagne...te conduit-elle à l’admirable Désert / qui se déploie sans limite / au large comme au loin ») ou encore Angèle de Foligno... C’est dans l’absence, le manque, que se révèlent les passions ! C’est peut-être aussi pourquoi il y a eu sur mon chemin (mais bien des années après) Georges Bataille. C’est la présence presque souterraine du sacré, de l’expérience intérieure, celle du vide, du désœuvrement, de la privation. Je tenais à ajouter que le premier poète vivant que j’ai lu est M. Bénézet. J’ai acheté un de ses livres dans une petite librairie à Paris, à la fin des années 80, à cause du titre (La Fin de l’homme) et parce que j’ai compris que l’auteur était vivant. C’est le premier poète contemporain que j’ai lu ! La poésie échappait enfin au monde des morts et du passé ! J. S. : En lisant votre poésie on est très conscient à la fois d’une impersonnalité qui semble foncière – là, je pense, par exemple, à l’emploi de termes indéfinis comme « quelqu’un » ou « quelque chose » – et, en même temps, d’une subjectivité qui cherche à s’exprimer, une subjectivité possible. Qu’en est-il du rôle de la subjectivité dans votre poésie ? Fabienne Courtade : Cette question rejoint ce que nous avons évoqué précédemment : questionnement sur l’absence, sur la présence silencieuse … j’écris à partir de cette impression d’incomplétude dont je parlais tout à l’heure. Mais je n’écris pas à partir de l’absence d’une personne en particulier. Ainsi, bien au contraire, j’ai toujours l’impression d’écrire à quelqu’un – quelqu’un qui n’existe pas encore ! De manière plus concrète, je dirai que lorsque l’on écrit de la poésie, on n’a pas de lecteur. Rien n’est moins sûr que de trouver un lecteur qui va lire ce que je suis en train d’écrire, je ne sais pas... Si nous jetons un regard sur le monde qui nous entoure (je ne parle que de la France – est-ce différent chez vous ?), au quotidien, dans la rue, dans les
340 cafés, dans le métro, dans les librairies... on ne croise quasiment personne lisant de la poésie. Par tous ces aspects, on peut dire que nous écrivons tous à partir d’une absence. II y a autre chose pourtant, quelqu’un ou quelque chose ... A l’époque où je me suis plongée dans 1’œuvre de M. Blanchot, je lisais aussi E. Lévinas. II y a un « autre » à qui je m’adresse. C’est le fil qui me relie à la réalité, au monde. A la présence et à l’altérité. J’écris avec mon expérience (de l’absence, du doute, dans la vie de tous les jours) mais mon expérience, c’est aussi l’écriture, ce que j’essaie d’approcher, et de construire, même si c’est très fragile ! Cependant lorsque j’écris, je ne me pose pas de questions sur l’écriture : j’écris, voilà tout ! Je m’éloigne des livres, références, théories, etc. L’écriture est ce qui reste pour moi et le « je » peut bien disparaître ! J. S. : Justement dans Il reste vous écrivez « tout est plus réel que moi ». Fabienne Courtade : C’est précisément ce que je voulais dire juste avant, dans ma réponse précédente. II y a – me semble-t-il – un risque dans l’expérience de la langue et de l’écriture. Le risque de disparaître, de s’effacer totalement. Chacun de nous expérimente chaque jour la langue, et ses difficultés, ses écueils, ses périls. Le titre de mon premier ouvrage – Nous infiniment risqués – vient d’un vers de Rainer Maria Rilke. Rilke m’a accompagnée, beaucoup appris. C’est ce qui reste, là aussi, c’est ce que l’autre m’a donné. Double mouvement d’altérité et de dépossession (absence de soi, présence de l’autre). Dans cette expérience du langage, il y a des retournements étranges – quelque chose nous échappe toujours quelque chose s’inverse – s’altère. II y a ce mouvement très violent dans l’écriture. Je ne peux pas me passer d’elle – je crois la maîtriser – mais c’est illusoire : on ne possède jamais tout à fait sa propre langue ni son propre moi. Je change de « sujet » ! Le « il » se substitue au « je »... Les passages du « je » au « il », au « elle », au « nous », dans mon écriture sont des variations d’un « je » qui s’efface ou se transforme. J. S. : Vos poèmes suivent une tradition lyrique bien établie dans le sens que vous y privilégiez les éléments de la nature, comme les fleurs, la neige, les pierres... Vous donnez une importance considérable au paysage. A un premier niveau, Ciel inversé I et II reflètent un motif traditionnel de la peinture: peindre le ciel, le représenter et le transformer. Est-ce que le besoin de retravailler le paysage en tant que motif de la poésie est, en quelque sorte, à l’origine de votre créativité ? Fabienne Courtade : Difficile de dire avec précision quelles sont les origines de la « créativité ». Difficile également de commenter son propre travail.
341 Parler de ce qu’on a écrit me paraît toujours un peu illusoire, un peu comme si on reconstruisait autre chose, un autre texte... En ce qui concerne le paysage, il s’agit d’une sorte de paysage intérieur, je ne sais pas s’il existe réellement. Vous savez, je suis vraiment de la ville, je vis dans la ville depuis l’enfance. Je pense que tous les éléments de la nature dont vous parlez ont plutôt une valeur symbolique... Lorsque j’évoque la neige, le sang, par exemple, je fais très souvent référence à Perceval, à Chrétien de Troyes. Les fleurs (très présentes dans mon livre Il reste) ne sont pas là pour des raisons esthétiques – elles sont liées au désir et à la mort. Je crois me souvenir que pour Rilke la rose est le symbole de l’action poétique et celui de la mort. Les fleurs blanches – dans La Gradiva de Jensen – les asphodèles, sont les « fleurs du rêve », elles poussent sur le bord des eaux du Léthé, et Hypnos est étendu au milieu d’elles... J’aurais beaucoup d’autres exemples à vous citer (celui des kamikazes, au Japon, qui partaient vers la mort avec une fleur blanche)... si nous avions le temps ! Ainsi, mon écriture se déplace dans une sorte de typographie mentale et parfois onirique, mais elle se construit aussi dans un espace extrêmement concret : celui de la page. Comme je le disais un peu avant, je ne suis pas très éloignée de la peinture, la vue. Le regard, la matière sont très importants pour moi. Je dirais assez volontiers qu’il s’agit plus d’une géographie que d’un paysage – la page devient un lieu pour moi, s’y déploient des formes, des reliefs, des obstacles, des variations de toutes sortes. Les mots possèdent eux aussi des étendues insoupçonnées – et divers niveaux de sens. Pour revenir à votre question sur le ciel et les éléments de la nature, dans Ciel inversé, on trouve des paysages, mais ils sont dévastés. Désastrés. Le ciel est inversé. Je m’en réfère plusieurs fois (même si c’est peu perceptible) au Bleu du ciel de G. Bataille, les étoiles sont sur la terre, ce sont les petites bougies posées sur les tombes, les petites flammes vacillantes des bougies. « Tradition lyrique », dites-vous à mon propos, je crois que seul le lecteur peut me placer dans telle ou telle catégorie ou tradition. Je ne me situe nulle part; de plus je reste toujours insatisfaite, mon cheminement n’est pas terminé. Mais il est vrai que je reconnais dans mon travail des « accents » lyriques, et que ma lecture de R.M. Rilke, et les proximités que j’ai trouvées dans son œuvre ont certainement influencé mon écriture... Mais ce n’est pas calculé ! J. S. : Je pense souvent à André du Bouchet en lisant vos poèmes. Fabienne Courtade : II y a, en effet, une pensée de la marche chez André du Bouchet, du cheminement sur la page. Je peux me sentir proche de lui par nombre de ces aspects : la typographie, les espaces, la forme des poèmes, son regard sur le monde fait de brèves entrevisions.
342 On retrouve chez du Bouchet les éléments de la nature, et une aridité implacable, dont il a tenté de traduire et de dire « la langue muette ». Cependant A. du Bouchet, lui, marchait fréquemment dans la nature. Moi, je marche dans la ville, dans le métro, dans les rues ! Ce que j’écris est une « invention », une création de vie, ou une fiction. Mais l’idée d’une « langue muette » déchirée par des fulgurances de parole m’est très proche. L’alliance, la rencontre avec la peinture également. J. S. : En vous lisant, le lecteur se trouve devant une textualité très moderne. L’emploi des blancs, de l’italique, des parenthèses, des ellipses est constant. On a souvent identifié Un Coup de dés de Mallarmé comme une base de cette tradition, que plusieurs poètes français contemporains – Anne-Marie Albiach, notamment – continuent. Comment vous situez-vous par rapport à cette tradition mallarméenne ? Fabienne Courtade : Ces auteurs n’ont pas eu beaucoup d’influence sur moi, en tout cas pas de manière directe. Je ne les ai lus que bien après avoir commencé à écrire (voir mes réponses précédentes !). Au début, lorsque j’étais très jeune, je vous l’ai déjà dit (pardon de me répéter), je lisais surtout de la prose. Je n’ai abordé la poésie, à strictement parler, que des années après. Je me suis construite ainsi, hors modèle poétique. Je cherchais simplement les mots, ma « propre » langue. Forme et fond ensemble, je continue aujourd’hui à avancer dans ce même mouvement, qui est celui d’une création personnelle, enfin je l’espère. En ce qui concerne la textualité, je crois en avoir déjà parlé, puis-je redire qu’il y a dans mon écriture une composition visuelle – typographique – et sonore, je tente de mettre en forme un mouvement, une parole qui se transforme, sur la page. Cela s’écrit et se visualise en un même temps. Blancs, ruptures, décrochages, changements de corps, emploi de l’italique sont les reliefs de mes textes. Un livre s’écrit, pour moi : se dessine, chemin faisant, avec des détours, des accélérations, des ruptures et des reprises. Je travaille sur des strates. Et, lorsque j’écris, je suis seule, sans références, j’avance à tâtons. J’ai découvert Anne-Marie Albiach il y a une dizaine d’années, et je reconnais l’ampleur et la beauté de son travail, ainsi que certaines proximités, bien sûr. Plus proches de moi : Danielle Collobert, Agnès Rouzier dont on parle trop peu (cet auteur a été une vraie rencontre pour moi)... J. S. : Quand vous dites « à tâtons », cela me fait penser à un adjectif, un terme qui revient souvent dans votre poésie, c’est le mot « aveugle ». A cet égard vous avez évoqué l’idée d’une « zone noire ». Pourquoi donnez-vous tant d’importance à cette métaphore ?
343 Fabienne Courtade : Ce n’est pas une métaphore. C’est vraiment une zone noire !M. Duras a dit (dans La vie matérielle) : « L’écrit est déjà dans la nuit... il s’agit du déchiffrement de ce qui est déjà là et qui déjà a été fait dans le sommeil de notre vie », (écrire) « serait lire sa propre écriture, déchiffrer ce premier état de votre écrit encore enfoui dans la nuit ». Nous sommes dans la nuit. Il me semble que l’écriture se fait toujours dans la nuit, à partir de sa propre nuit. Il n’y a rien d’autre. Il n’y a, pour moi, aucune certitude, pas même celle de finir un texte. On cherche les mots, on écrit ainsi, dans cette nuit, on avance en aveugle. Au début il y a des mots, les nôtres, ceux des autres, alors j’emprunte ceux-ci. « J’écris par accident. J’écris sans voir, non pas les yeux fermés, mais sans voir. » C’est une phrase de J. Derrida, qui dit fort bien cette avancée dans le noir, cette « zone noire ». (Cette phrase est extraite du catalogue d’une exposition qu’il organisa au Louvre, dans les années 90 : Mémoires d’aveugles, autoportrait et autres ruines). Je garde toujours en mémoire une gravure d’Antoine Coypel, L’erreur : un homme avance les yeux bandés, les mains en avant, cherchant son chemin... C’est très proche de mon travail d’écriture. Tenter de trouver les mots, c’est aussi tenter cette sortie hors de l’obscur et de l’informe, c’est de toute façon le travail d’écriture (poétique ou pas). J. S. : Vous êtes très influencée par le théâtre et le cinéma. Quelle influence ces deux arts ont-ils eue sur votre poésie ? Comment cette influence s’exprime-t-elle ? Fabienne Courtade : Oui, je pense que le cinéma a eu une influence sur mon travail. Je continue à aimer, non pas seulement les images, mais plutôt le mouvement – encore une fois ! – la mise en scène, ou la mise en forme. Au début, j’ai été très marquée par un film de Murnau Le dernier des hommes (1924). C’est, bien sûr, un film muet, et là aussi le personnage avance dans son destin (tragique) un peu en aveugle. La caméra de Murnau suit chacun des gestes de l’acteur, jusqu’au vertige, tous les gestes s’inscrivent sur la pellicule, on perçoit aussi le mouvement de la caméra. Les films de I. Bergman, ceux de D. Lynch, d’A. Ferrara, de P. P. Pasolini, et tant d’autres m’ont également fortement impressionnée... Dans tous ces films je trouve une grande attention aux gestes, aux corps, et aussi à la langue, avec une « coïncidence » entre tous ces éléments. Une réelle justesse. Dans la vie au quotidien, je suis très attentive aux attitudes, aux postures, à la manière dont les gens bougent... Dans le métro, dans la rue, un peu partout. Et évidemment an cinéma ! C’est le mouvement, toujours, qui m’intéresse, à partir d’une scène vide, d’un écran vide, d’une page, ce qui va
344 apparaître. Et disparaître. Les « entrevisions » et les fulgurances. La scène est peuplée d’acteurs, de gestes, de corps. Alors peut-être me faut-il traduire/écrire cette scène muette ? C’est, en tout cas, un peu ce que j’essaie de faire... J. S. : Dans Il reste (2003) votre textualité a changé, me semble-t-il. Vous cherchez davantage à « remplir » la page de mots, de signes. En même temps, l’axe narratif du poème (axe qui était présent mais très discret avant) prend plus d’ampleur. D’où est venu ce changement d’orientation ? Fabienne Courtade : Je reprends vos mots. Je ne cherche pas à remplir la page, il n’y a pas de décision de cet ordre – je vais vers le texte – dans la page, avec mes mots, et mon désir. Mon désir s’est déplacé depuis mon premier livre, le fil reste cependant assez identique, même si la forme a changé. J’écris toujours en proie à mon histoire, à celle de l’autre, il y a donc nécessairement des variantes, des changements. On peut dire, de manière rapide, que ma vie a bougé. C’est peut-être très banal de le dire mais ma vie et mon écriture sont évidemment très liées. J’ai également le souci de ne pas marcher sur mes propres traces, il faut donc essayer de ne pas écrire toujours le même livre ! Être étonné par soi-même, surpris par ce que l’on a écrit. A l’instant, je pense au peintre Jean Dubuffet qui a dit qu’un artiste n’est « satisfait de son ouvrage que pour autant que celui-ci l’étonne... que, regardant son œuvre terminée, il a le sentiment qu’elle n’est pas faite par lui. » J. S. : Cela m’a intéressé d’apprendre que vous aviez animé des ateliers d’écriture et groupes de parole en milieu psychiatrique. Quels liens possibles voyez-vous entre l’inconscient et l’écriture, entre le travail des analystes et celui des écrivains ? Fabienne Courtade : C’est une question très complexe, très vaste. Il nous faudrait des heures de discussion !... Je vois cependant tous les liens – entre inconscient et écriture, entre inconscient et création. Un réseau très serré. Je n’écris évidemment pas de manière automatique, entièrement guidée par l’inconscient et les pulsions, bien au contraire ! Je tente de m’approprier, ou, du moins, de m’approcher de ce qui m’échappe. J’essaie de tirer ce que je peux des rêveries, des angoisses, des fantaisies (au sens freudien), et de les transformer, et d’en saisir les grandes forces. L’inconscient comme un langage, mais qu’il faut toujours retranscrire, j’essaie donc d’en extraire des mots, et des pages, quelques images plus nettes que celles du rêve ou du fantasme... Finalement, c’est ce que tout le monde essaie de faire. Notre lien à nous tous, dans la société humaine, ce sont les mots !
345 Bien sûr, les ateliers d’écriture ne sont pas non plus en accès direct avec l’inconscient, même si l’écriture suscite bien des interrogations et des troubles ! II y a des détours, des opacités, des moments de silence... La parole se fait parfois absente. Pourtant le lien, le fil, qui conduit les ateliers, reste là aussi la langue, et les mots. Jusque dans ses soubresauts et ses errances. Vous savez, le milieu psychiatrique est un monde très lourd, très douloureux, et très carcéral. Les mots ont alors, dans ces lieux clos, une importance vitale. Les mots sont une reconquête de soi, et du monde – permanente. Les ateliers auxquels j’ai participé se faisaient sur le fil du rasoir. Avec des adultes gravement malades, enfermés depuis des années, et, lorsque les mots venaient, c’était une magnifique victoire sur le chaos et les limbes – une véritable avancée vers le monde. Nous avons, au cours de ces ateliers, construit quelque chose ensemble, des phrases et des pages, comme des artisans, avec minutie, avec lenteur. Les ateliers en milieu psychiatrique apprennent et enseignent beaucoup plus que toute théorie. On sait que pour être à peu près debout, il faut trouver, retrouver les mots. Les mots, il n’y a que ça, disait Samuel Beckett ! J. S. : Pendant très longtemps, les anthologies et histoires de la poésie d’avant-garde en France ont plus ou moins exclu les poètes femmes. L’avantgarde, disait-on, était un espace au masculin. Maintenant, au contraire, les femmes sont très présentes dans les anthologies de poésie innovatrice, et dans les principales collections de nouvelle poésie chez Flammarion, chez P.O.L. et ailleurs. Pourrait-on dire qu’aujourd’hui il existe un avant-garde poétique, au féminin et que les femmes se trouvent de plus en plus au centre de l’avantgarde ? Fabienne Courtade : Je ne sais pas du tout, je peux simplement comme vous en faire le constat. Est-ce lié à la politique actuelle ? A une obligation de « parité » même en poésie ? A l’évolution de la société ? Il est sûr que l’on peut compter plus de femmes dans la poésie qu’auparavant. Mais justement on peut encore les compter ! En effet, la collection de poésie Flammarion est très ouverte aux femmes auteurs, et j’ai la chance de m’y trouver. Socialement, les choses ont dû un peu bouger. Cependant il est toujours difficile de créer, d’écrire, quand on est une femme. Les choses au quotidien sont moins simples. Par ailleurs, il me semble que pour écrire, il faut accepter de perdre. Pardon de me répéter, en écrivant, on se dépossède un peu de soi. Ce qui n’est pas facile ! Dans une certaine mesure, pour continuer à écrire, on perd aussi du féminin. Il faut tenir debout, c’est toujours un monde d’hommes, on
346 s’affronte à des valeurs d’hommes. Pour écrire, puis pour être publiée, une femme doit être dix fois plus « performante » qu’un homme ! J. S. : Tout n’est pas réglé alors en ce qui concerne l’intégration des femmes ? Fabienne Courtade : Non, non ! Puisque vous parliez « d’intégration » ! Nous en sommes encore là. II faudrait maintenant nous intégrer ! On nous soupçonne toujours d’être moins bonnes. Toujours d’être moins ou trop. J. S. : Là, je pense à un article de Marie Etienne portant sur les poètes femmes. Le titre de son article est : « Sommes-nous moins bonnes ? » Fabienne Courtade : Je n’ai pas lu cet article, mais Marie Etienne m’en a parlé... Je pense simplement que nous ne sommes ni moins bonnes, ni meilleures, en général. Mais différentes. Tout ça semble banal, mais il faut sans cesse le répéter. J. S. : J’aimerais reprendre deux passages de votre poésie. D’abord dans Quel est ce silence vous avez cité Christa Wolf : « Qui retrouvera la langue et quand / Quelqu’un dont le crâne sera coupé / En deux par une douleur ». C’est très fort ! J’ai été aussi frappé par la fin de Nuit comme jours, qui se termine par les vers suivants « aurores / toutes les traversées »... Cela suggère qu’un but a été atteint, qu’on est sorti de la nuit, d’une certaine manière. Je ressens très souvent une tension dans votre poésie entre, si je peux dire, ces deux extrêmes. Fabienne Courtade : Oui, la tension. Pour écrire, il y a, à mon sens, la nécessité de cette tension extrême, quasiment physique. L’image d’un crâne fendu en deux par la douleur, c’est bien sûr beaucoup plus qu’une douleur physique. C’est aussi – encore une fois se séparer de soi, de ce qui nous unit à nous-mêmes, par une parole juste, et incisive. On passe d’une parole à une autre. En coupant, en tranchant en soi. Il y a une grande violence, pour moi, dans l’écriture. C’est un mouvement d’arrachement. II ne faut avoir aucune complaisance avec ses propres mots. Y revenir sans cesse, découper, enlever, se séparer. On découpe la langue, la page et les mots avec un stylo, le mot stylo/stylet me fait toujours penser à un scalpel. Il y a également une obstination dans l’écriture qui est très cruelle. Le corps lui aussi subit ses coupures, comme le texte, dans le même temps. Écrire qu’il faut couper en deux son cerveau, c’est peut-être la tentative de trancher dans le vif d’être, comme je le disais au début, enfin le plus proche (possible) de quelque chose qui se dérobe...
347 Pour revenir à votre question : eh bien, non, je ne pense pas avoir atteint un but. « Le fil te portera mieux qu’une route » et « je traverse un fleuve couvert de dentelles, mon frère je ne t’entends toujours pas ». Ces deux phrases de Jean Genet m’ont accompagnée, depuis mon premier texte... La traversée n’est jamais achevée, et les mots sont toujours difficiles à dire, à écrire, et à entendre... C’est un peu l’histoire de la parole humaine et de cette, non pas absence, mais difficulté à trouver les mots les plus justes. C’est aussi une chance, tout reste inachevé, entre les deux extrêmes. Il faut toujours continuer, dans le silence on ne sait pas (dit S. Beckett), les mots m’ont porté jusqu’au seuil de mon histoire... Pascal Quignard disait, il y a quelques années – si ma mémoire est bonne (j’espère ne pas le trahir !) – qu’il n’apprendrait jamais une autre langue que la sienne, sa propre langue étant encore un territoire inconnu, si complexe, si vaste, une sorte de continent à découvrir. Une recherche de tous les jours. Alors il lui semblait difficile, voire impossible, de pouvoir apprendre une autre langue. On devrait consacrer tout son temps de vie à cet apprentissage. J. S. : Qu’en est-il de ce « fil » dont vous parlez ? Fabienne Courtade : Ce fil commence avec mon premier livre Nous infiniment risqués, et se poursuit de livre en livre. Je n’ai pas beaucoup de certitudes sur l’écriture (sur la mienne en particulier) mais je suis sûre qu’un livre ne peut pas réellement se terminer. On continue dans un autre livre ce qui n’a pas été achevé dans le précédent. Le « rouleau », ou le fil, se déroule peu à peu. M. Blanchot en a fort bien parlé. Il y a un dénouement de contrainte, nous arrêtons un livre parce que nous sommes contraints de le faire. Par exemple, le texte est publié, le livre va paraître... alors on lâche ce livre-là, et on continue ailleurs, dans un autre livre. Il faut continuer à suivre ce fil, l’idée de l’inachevable donne le désir de continuer, d’écrire... Il s’agit de désir, jamais assouvi. J. S. : Vous êtes fascinée par le texte, la page en tant que lieu. Vous citez Philippe Lacoue-Labarthe, qui a fait la remarque suivante pour décrire le rapport qui existe entre la poésie et le lieu : « Ce lieu où la poésie a lieu, chaque fois, est le lieu sans lieu de l’intime béance. » Comment cette idée de P.L.L. a-t-elle influencé votre poétique ? Fabienne Courtade : Pardon de vous contredire encore une fois : cette phrase n’a pas influencé ma poétique. D’abord parce que je ne pense pas que l’on puisse écrire en appliquant des théories. Je l’ai déjà dit : il n’y a pas de recette ! C’est un travail d’ignorance, écrit Claude Royet-Journoud. Je suis absolument d’accord avec cette phrase. La théorie n’a aucun droit sur moi. Je
348 la tiens à distance, et je reste dans un questionnement, dans l’intranquillité. D’autre part, il faut que je vous le dise, j’ai lu le très beau livre de P. LacoueLabarthe (La poésie comme expérience) il y a seulement cinq ou six ans. Si j’ose dire, il est tombé pile, et entre-deux (livres, écritures). Je me suis sentie dans une proximité, mais, là aussi, ce n’est qu’après l’écriture que j’ai pu dire ça…J’ai retrouvé les questions qui me hantaient; celles que nous venons d’évoquer ensemble : les questions de l’altérité, de la différence, celles du passage à l’autre, de la béance. Je reviens au titre de P. Lacoue-Labarthe La poésie comme expérience, qui correspond à l’idée que je me fais de la poésie, à sa « pratique ». II y a également dans son livre une évocation magnifique de l’œuvre de Paul Celan. C’est un auteur qui me touche beaucoup, pas nécessairement dans la forme que prend son écriture, mais dans la tension (on revient à votre question sur cette douleur qui coupe le cerveau en deux) et la rupture. Et ce, même si ses poèmes sont extrêmement condensés, serrés. Malgré tout, il y a la béance, quelque chose d’ouvert, qui laisse passer l’autre, la parole de l’autre. La poésie n’est pas possible, elle est inadmissible. La lecture de G. Bataille m’a beaucoup plus influencée que toute forme de théorie, je tiens à le répéter, Le bleu du ciel dit cela aussi : ce « lieu sans lieu de l’intime béance ». G. Bataille parle d’interstice.. J. S. : Quelle est la place du corps dans votre écriture ? Dans les entretiens vous parlez souvent du « corps ». Il me semble que c’est un terme qui a plusieurs sens pour vous. Fabienne Courtade : Oui. C’est une place de toute importance – dans Les nouvelles lettres portugaises : « il n’y a que le corps. Le corps seul nous mène jusqu’aux autres, et les mots ». Au départ, il est question de la langue, du corps de la langue, ces mots que j’essaie d’atteindre... Trouver un mot, et qu’il soit juste, quelle conquête ! II y a donc déjà une avancée et une implication quasi physique dans l’écriture, nerfs et muscles tendus vers les mots... Il y a aussi ce risque dont j’ai déjà parlé (celui de se perdre). II y a plusieurs sens bien sûr, plusieurs niveaux. Image du corps, corps d’écriture, corps de la langue... Corps de celui/celle qui écrit, corps de celui/celle qui lit, et qui accueille le livre... Ce n’est pas une métaphore. Le corps est dans l’écriture, sur la page, avec ses tensions et ses « fusions », ces déchirementsruptures extrêmes. C’est toujours cette tentative dont je parlais précédemment : celle d’aller vers une « coïncidence ». Ca ne se fait pas sans mal. II s’agit aussi d’être debout ! Il faudrait créer sans répit, le monde sans mot est un monde qui s’éloigne de l’humain, l’écriture est pour moi une tentative de création du corps, du corps de la langue.
349 J. S. : C’est-à-dire : Il faut aller aussi loin que possible dans la direction où le texte doit aller. Si on ne va pas aussi loin que possible, on finit par se censurer ? Fabienne Courtade : Pour décrire, nous sommes contraints de nous censurer, de maîtriser la langue, et aussi les pulsions. Sinon, c’est le chaos ! Nous revenons là à votre question sur l’inconscient ! (Et aussi à cette tentative, on ne possède jamais tout à fait sa propre langue, on essaie par exercice permanent.) Bien sûr, on doit essayer d’aller aussi loin que possible dans ce travail. On n’en finit jamais. Mais il faut surtout prendre soin, à mon avis, de ne pas se « recopier » soi-même, de ne pas écrire toujours le même texte ! Peut-être vaut-il mieux alors rester insatisfait(e) ? Rester vigilant(e). C’est un exercice (de chaque instant). J. S. : Au sens d’exercice spirituel ? Fabienne Courtade : Oui. Spirituel mais aussi physique. Vous voyez, j’y reviens sans cesse ! L’écriture engage tout. Paul Louis Rossi me parlait des danseurs qui s’exercent tous les jours. C’est tout à fait ça. On s’exerce dans la langue, et avec elle. Pour arriver parfois à simplement modifier la place d’un point, d’une virgule... et se dire le lendemain, à la relecture « Mais ça ne va pas du tout ! Je peux tout jeter et recommencer ! » On est vraiment seul avec les mots, c’est également un exercice d’ascétisme, de privation (privation du monde extérieur, et de soi-même). C’est tout aussi bien une expérience intérieure que physique. J. S. : Pourriez-vous me parler de vos projets d’avenir ? Je sais que vous êtes en train de terminer un manuscrit et vous avez sans doute d’autres livres en tête qui vont venir ? Fabienne Courtade : Dans mon nouveau texte, il s’agit de tout ce dont nous venons de parler. Dans ce livre, Table des bouchers, j’ai installé une scène de théâtre, une scène vide sur laquelle je fais entrer des personnages. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est l’idée d’un théâtre (mental) d’apparitions et de disparitions. Le je apparaît, puis il laisse la place au il, et cetera. Ce manuscrit est presque terminé (mais, comme je le disais, on n’en finit jamais : de reprendre, de retoucher, d’avoir des repentirs...). Il me hante, et je hante mon écriture. C’est aussi, pour moi, une des douleurs (et une des joies) de l’écriture. Rien n’est achevé véritablement. Il faut poursuivre... Je continue l’exercice d’écriture – mais tant que le texte n’est pas publié, tant que je n’ai pas passé le relais au lecteur, j’ai des difficultés à
350 aborder autre chose, et à aller au-delà. Heureusement, mon texte a été accepté par Flammarion, il sera bientôt publié et je pourrai m’en séparer ! Ce livre n’a pour l’instant qu’un titre provisoire (Table des bouchers) influencé par un poème de L.-F. Delisse, extrait de Aile, elle, un livre sublime, comme il y en a peu… Par ailleurs le fil conducteur de ce texte est cette phrase de J. Genet. « Mon frère, je ne t’entends toujours pas ». En ce qui concerne mon écriture, je peux espérer qu’il existe une avancée (mais seul le lecteur peut le dire). L’écriture se déplace, c’est le mouvement nécessaire de la vie. Ce fil dont parle Jean Genet – à qui je dois beaucoup – « Le fil te portera mieux qu’une route ». Je continue à suivre le fil. Et j’espère que d’autres livres viendront ! J. S. : Eh bien, Fabienne Courtade, je vous remercie beaucoup. Ça m’a fait plaisir de vous connaître et de parler avec vous. Fabienne Courtade : Moi aussi.
Bibliographie de Fabienne Courtade Nous, infiniment risqués. Paris : Verdier, 1987. Quel est ce silence. Draguignan : Unes, 1993. Entre ciel. Draguignan : Unes, 1998. Nuit comme jours. Draguignan : Unes, 1999. Lenteur d’horizon. Draguignan : Unes, 1999. Ciel inversé I. Saussines : Cadex, 1998. Ciel inversé II. Saussines : Cadex, 2002. Il reste. Paris : Flammarion, 2003. Table des bouchers. Paris : Flammarion, 2008.
Bibliographie générale 1. ANTHOLOGIES Bishop, Michael, dir. Women’s Poetry in France, 1965-1995 : A Bilingual Anthology. Winston-Salem : Wake Forest University Press, 1997. Deforges, Régine, dir. Poèmes de femmes. Paris : Le Cherche Midi, 1993. Gavronsky, Serge, dir. Six Contemporary French Women Poets : Theory, Practice and Pleasures. Carbondale : Southern Illinois University Press, 1997. Giraudon, Liliane and Henri Deluy, dir. Poésies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie. Paris : Stock, 1994. Moulin, Jeannine, dir. Huit siècles de poésie féminine. Paris : Seghers, 1968. Sorrell, Martin, dir. Elles. Exeter: Exeter University Press, 1995. 2. ENCYCLOPEDIE Jarrety, Michel, dir. Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours. Paris : PUF, 2001. 3. ETUDES CRITIQUES Bishop, Michael. Contemporary French Women Poets, 2 vols. Amsterdam : Rodopi, 1995. th –––– « Contemporary Women Poets. » Dans Studies in 20 Century Literature. (Winter 1989) : 129-50. –––– « Risset, Le Dantec, Tellermann : Figuring the Real, Differently. » Dans Thirty Voices in the Feminine. Atlanta/Amsterdam : Rodopi, 1996 : 128-39. –––– « Marie-Claire Bancquart : énigme et clarté. » Dans Dalhousie French Studies (Spring 1997) : 135-41. Bouwer, Karen. « Sans lieu sinon l’attente de Marie-Claire Bancquart : une poésie digestive. » Dans M.Bishop et C.Elson, dir. Contemporary French Poetics. Amsterdam : Rodopi, 2002 : 179-86. Broome, Peter. In the Flesh of the Text: The Poetry of Marie-Claire Bancquart. Amsterdam : Rodopi, 2008.
352 Cardonne-Arlyck, Elisabeth. « Women Poets : The Speaking E. » Dans R.King et B. McGuirk, dir. Reconceptions : Reading Modern French Poetry. University of Nottingham Monographs in the Humanities, 1996 : 167-82. Cauville, Joelle. Mythographie hyvrardienne. Québec : Presses universitaires de Laval, 1996. Disson, Agnès. « L’Altérité au féminin : Anne Portugal, Pascale Monnier, Nathalie Quintane. » Dans Anne Struve-Debeaux, dir. Écritures contemporaines 4 : l’un et l’autre: figures du poème. Paris : Lettres modernes minard, 2001 : 207-20. Fetzer, Glenn. « Avènement de la parole : illusion et réalité chez Anne Teyssiéras et Céline Zins. » Dans M. Bishop, dir. Thirty Voices in the Feminine. Amsterdam : Rodopi, 1996 : 218-25. Graff, Marc-Ange. « Surcroit de Gabrielle Althen. » Dans Littérature No. 110 (juin 1998) : 96-100. Malaprade, Anne. « Cria cuervos : À propos de Sandra Moussempès. » Dans Lionel Destremau et Emmanuel Laugier, dir, Quatorze poètes : Anthologie critique et poétique. Paris : Prétexte, 2004 : 109-117. Michel, Jacqueline. Andrée Chedid et son œuvre : une « quête de l’humanité ». Paris : Pubisud, 2003. Prêta-de-Beaufort, A. et P.Brunel, dir. A la voix de Marie-Claire Bancquart. Paris : Le Cherche midi, 1996. Stamelman, Richard. « ‘Le Visage triomphant’ : The Poetry of Andrée Chédid. » Dans L’Esprit créateur Vol. XXXII No. 2 (Summer 1992) : 31-42. Stephens, Sonya, dir. A History of Women’s Writing in France. Cambridge : Cambridge University Press, 2000. Stout, John. « Michelle Grangaud’s Oulipian Aesthetics : Anagrams, Inventories and Poèmes Fondus. » Dans M. Bishop et C. Elson, dir. Contemporary French Poetics. Amsterdam : Rodopi, 2002 : 71-82. Villani, Sergio, dir. Andrée Chedid : chantiers de l’écrit. Woodbridge : Albion Press, 1996. Waelti-Walters, Jennifer. Jeanne Hyvrard : Theorist of the Modern World. Edinburgh : Edinburgh University Press, 1996. Zupanþiþ, Metka et J. Cauville, dir. Réécriture des mythes : l’Utopie au féminin. Amsterdam : Rodopi, 1997. 4. ENTRETIENS Mouton, Nicolas. « Entretien avec Gabrielle Althen. » Dans Europe No. 851 (mars 2000) : 288-294.
353 Ricciardi, Gabrielle. « Interview de Claire Malroux. » Women in French Studies Vol. 7 (1999) : 166-73. 5. NUMEROS SPECIAUX DE REVUES Autre Sud 9 (juin 2000) : Numéro spécial portant sur la poésie de MarieClaire Bancquart. Autre Sud 19 (décembre 2002) : 83-96 : 5-44 : Numéro spécial portant sur l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata. th th Saleh, Nadia, dir. French Women’s Poetry of the 19 and 20 Centuries : Plural Perspectives Numéro spécial de Symposium (Winter 2000) La Nouvelle Poésie féminine. No spécial de Poésie 1 (jan.-avr. 1975). Nu(e) 39 (2008) : Numéro spécial portant sur la poésie d’Esther Tellermann. Poésie 1 (mars 2000) : 83-96 : « Voix majeures de ce temps : Andrée Chedid ».
Table Introduction
7
Marie-Claire Bancquart
9
Andrée Chedid
23
Annie Salager
33
Françoise Hàn
49
Esther Tellermann
67
Anne Teyssiéras
81
Marie Étienne
99
Jeanine Baude
113
Jeanne Hyvrard
127
Claire Malroux
155
Gabrielle Althen
171
Anne Portugal
191
Vénus Khoury-Ghata
209
Michelle Grangaud
217
Janine Mitaud
243
Jacqueline Risset
259
Liliane Giraudon
275
Florence Pazzottu
287
Sandra Moussempès
301
Hélène Sanguinetti
313
Fabienne Courtade
335