La France aveuglée par le socialisme
Du MÊME AUTEUR:
Job et l'excès du mal, Grasset, 1978. Nouvelle édition, avec un...
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La France aveuglée par le socialisme
Du MÊME AUTEUR:
Job et l'excès du mal, Grasset, 1978. Nouvelle édition, avec une postface d'Emmanuel Levinas, Albin Michel, 2001. La Société de droit selon F. A. Hayek, PUF, 1988. Traduction et introduction de La Logique de la liberté de Michael Polanyi, 'PUF, 1989.
Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Grasset, 1991. Le Chaos pédagogique, Albin Michel, 1993. Histoire des idées politiques dans l'Antiquité et au Moyen Âge, PUF, 1998, et coll. «Quadrige Manuels», 2007. Prix Koenigswarter de l'Académie des sciences morales et politiques. Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, PUF, coll. «Quadrige Manuels », 2002. Qu'est-ce que l'Occident?, PUF, 2004. Histoire du libéralisme en Europe (dir., avec Jean Petitot), PUF, coll. «Quadrige », 2006. Nouvelle édition et introduction de Droit, législation et liberté de Friedrich August Hayek, PUF, coll. «Quadrige », 2007.
Les Deux RéputJliques françaises, PUF, 2008, et coll. «Quadrige», 2010. Le Chemin de musique, PUF, 2010. La Régression intellectuelle de la France, Bruxelles, Texquis, 2011.
François Bourin Éditeur, 2011 • www.bourin-editeur.fr Philippe Nemo pour le chapitre «La régression intellectuelle de la France»
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Philippe Nemo
La France aveuglée par le socialisme
EB
Françqis B ourm Editeur
10, rue d'Uzès 75002 Paris
Avant-propos La France de 2011 souffre d'un nombre attristant de lancinants problèmes: chômage, désindustrialisation, stagnation économique, augmentation de la pauvreté, dette, fiscalité s'alourdissant d'année en année, fuite des cerveaux et de la jeunesse entreprenante, immigration incontrôlée, banlieues anarchiques, insécurité, effondrement du système scolaire et universitaire, paralysie et partialité de la justice, perte d'influence internationale, mécontentement de toutes les catégories sociales, perte de confiance des citoyens les uns à l'égard des autres et de tous à l'égard des institutions, étonnante et fatale distanciation du « pays réel» et du « pays légal». Aucun de ces problèmes n'est insoluble. Car s'il n'est que trop possible qu'un individu, une fois dépassé un certain stade de décrépitude, soit incapable de remonter la pente, ce n'est pas le cas des collectivités qui sont constamment régénérées par un sang neuf. Dans le passé, la France a connu des situations pires que celle d'aujourd'hui. Non seulement elle s'en est relevée, mais elle y a parfois puisé le ressort de nouveaux et brillants développements. 5
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Donc le déclinisme fataliste à la Oswald Spengler n'a pas lieu d'être. Mais il faudrait réagir. Or les Français ont l'impression que la voie normale qu'empruntent les autres démocraties pour corriger leurs erreurs leur est fermée, à eux, et c'est là que le tableau devient noir. En effet, pour qu'on puisse régler les problèmes énumérés ci-dessus, il faudrait d'abord pouvoir les poser explicitement, les analyser rationnellement et, le cas échéant, remettre entièrement en cause les schémas de pensée fautifs qui y ont conduit. En d'autres termes, il faudrait que la pensée politique et sociale soit libre. Or elle ne l'est pas. Il semble qu'elle soit enfermée dans des mythes et des tabous, aveuglée par une «pensée unique» de nature néo religieuse qui fait que, chez nous, les politiques les plus raisonnables proposées par les esprits dotés de quelque clairvoyance ne sont pas reçues comme des hypothèses qu'on peut et doit discuter, mais comme des impiétés qu'on doit repousser sans même les examiner. C'est le cas pour les problèmes d'immigration, de sécurité, de fiscalité, de poids de la fonction publique, de droit du travail, de protection sociale, de retraite, de statut des écoles et des universités, entre autres. L'explication de ce phénomène d'aveuglement est, selon moL qu'une proportion critique de la population du pays et une proportion plus grande encore de ses prétendues « élites » de droite comme de gauche sont - qu'elles le sachent ou non - devenues socialistes. Certes, elles ne sont pas toutes inscrites au parti de ce nom ni ne votent toutes pour lui. Mais elles se sont mises à penser la réalité sociale et économique selon des schémas relevant de l'une ou l'autre 6
Avant-propos
variante, hard ou soft, de l'idéologie socialiste - jacobinisme, marxisme, social-démocratie, « républicanisme ». C'est là le bel effet de la propagande patiemment et systématiquement entreprise chez nous par la gauche depuis des décennies, grâce au fait qu'elle s'est emparée de l'école et des médias. Symétriquement, les idées de type libéral, pourtant nées en grande partie en France et profondément ancrées dans les mentalités du pays réel, ont reculé, ou du moins sont de moins en moins relayées dans l'espace public. Il semblerait que les Français de la classe parlante ne veulent plus entendre parler de liberté. Si le mot figure encore au fronton des édifices publics et s'il fait encore partie du vocabulaire de l'instruction civique, c'est désormais sur le mode de la novlangue où les mots signifient le contraire de leur sens nominal. Bien loin de mettre en avant la liberté et de lui faire jouer quelque rôle opératoire dans nos institutions, les lois et règlements ne parlent plus en réalité que de contraintes, d'interdictions et d'impôts. On alourdit sans cesse ceux-ci, donc on retire une part toujours croissante de la sève du corps social à la libre gestion des citoyens pour la placer dans les mains de la collectivité (ou, plus exactement, de l'oligarchie qui prétend la représenter), ce qui revient bien à dénier à la liberté tout rôle créateur, ou simplement tout caractère désirable. Le personnage par excellence honni par le nouvel air du temps, que l'on fait haïr aux enfants dans les manuels scolaires, vers lequel on canalise les ressentiments et les vindictes, est le libre entrepreneur, et plus généralement l'homme indépendant. Par une quasiinversion des valeurs morales ordinaires, le coupable 7
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par excellence est celui qui, par son travail, son ingéniosité et aussi son ascèse personnelle, a réussi à se donner une certaine indépendance économique, à lui et à sa famille. Or que signifie le mot de liberté s'il n'implique pas d'abord l'indépendance? Inversement, des hommes et des femmes dont tous les aspects de la vie sont déterminés par les lois, règlements et directives de l'administration, qui acceptent de donner l'essentiel de leurs revenus à l'État (ils travaillent pour lui, chaque année, du 1er janvier jusqu'à une date avancée de juillet), mais s'attendent en contrepartie à recevoir de lui l'essentiel des prestations les plus importantes pour la vie - emploi, éducation, santé, logement, pensions de retraite, et même éducation sexuelle, soins aux nourrissons, aides éducatives à domicile, assistance psychologique en cas de deuil -, peuvent-ils encore être appelés des êtres libres, peuvent-ils seulement conserver une idée de ce que le mot «liberté» signifie? Alors que les doctrines expliquant la légitimité morale et la fécondité sociale des libertés sur les trois plans de la vie intellectuelle, politique et économique sont couramment enseignées dans les pays anglosaxons ainsi que partout ailleurs en Europe, dans la nouvelle Asie et les pays émergents, et que les universitaires, les journalistes et la classe politique de ces pays sont familiarisés avec ces idées, elles ont tendu, chez nous, à passer de plus en plus pour des curiosités bizarres et vaguement scandaleuses, à être progressivement chassées de l'espace public et privées de tout poids sur la décision politique. Nos blocages pourraient donc bien tenir essentiellement à cette « exception française» de nature idéologique. Notre grand problème pourrait bien être 8
Avant-propos
que notre classe influente - hommes politiques, cadres administratifs, journalistes, enseignants de tous niveaux - pense désormais selon des schémas socialisants, et ceci, je le répète, que les intéressés en soient conscients ou non, car ce qui caractérise la «pensée unique» d'une collectivité est précisément le fait qu'on n'est pas conscient des préjugés qui l'encadrent, de même que les gens habitués à vivre dans un lieu où règne une certaine odeur ne sentent rien. La droite française ne se rend pas compte qu'elle est plus à gauche que les gauches des grands pays européens et anglo-saxons. Quand on le dit à des hommes
politiques prétendument de droite et qui se font élire sous ce label, ils hochent la tête en faisant mine de ne pas comprendre, à moins que, réellement, ils ne comprennent pas, la propagande ayant achevé sur eux son œuvre. En somme, la France est le seul grand pays développé où la propagande de la gauche a intégralement atteint ses buts. Soyons fair-play et saluons les artistes! Remarquons toutefois qu'ils ont employé pour cela des moyens déloyaux et en réalité totalitaires en s'emparant de l'école il y a déjà un siècle, ce qui leur a permis de catéchiser tous les enfants de France petits et grands, génération après génération, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de parents ni même de grands-parents capables de transmettre aux nouvelles générations une autre culture. En outre, depuis la Seconde Guerre mondiale, les mêmes forces idéologiques se sont progressivement emparées de la quasitotalité des médias. Ce qui devait arriver est donc arrivé. Éduquée par de tels maîtres et guidée par de tels prédicateurs, l'opinion s'est habituée à penser la société, l'écono9
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mie, la morale même selon des schémas réduisant la liberté individuelle à la portion congrue, légitimant de plus en plus l'intervention de la collectivité, laissant de moins en moins de place aux libres initiatives des personnes, des entreprises et des groupes de la société civile. Or, étant donné que le socialisme est une idéologie non seulement fausse, mais de caractère utopique et parareligieux, cette progression de la vision socialiste du monde parmi les Français a eu pour conséquence qu'ils ne disposent plus aujourd'hui des catégories intellectuelles qui leur permettraient de penser scientifiquement le réel, tout spécialement les réalités économiques. Plus gravement, le jugement moral d'un grand nombre d'entre eux a été perverti. Ils ne jugent plus selon des principes sains relevant des morales naturelle ou judéo-chrétienne, mais selon les catégories étroites et mesquines que le socialisme leur a fait peu à peu intérioriser, selon lesquelles 1) une société de liberté est injuste par nature puisque inégalitaire, 2) tout bien que cenains possèdent et que tous ne possèdent pas est illégitime et doit être confisqué au nom de la «solidarité», 3) toute résistance à ces vols est odieuse et immorale. La morale enseignée aujourd'hui à notre jeunesse ne vise plus à construire les personnalités selon l'idéal humaniste de l'homme libre, ayant une personnalité propre, superposable à aucune autre, et construisant sa vie comme il l'entend en utilisant ses talents et ses chances, mais selon l'idéal socialiste du clone visant à se fondre dans la masse. Il importe de comprendre que cette situation est récente. Certes, il y a toujours eu des socialistes en France. Il y en a eu (sans le nom) dès avant la Révolution française, et sans discontinuer depuis 10
Avant-propos
celle-ci. Mais ils ont très rarement exercé le pouvoir: quelques brèves années sous la Terreur jacobine, puis quelques semaines en 1848 ou 1871, quelques années, mais surveillés par des modérés, en 1901-1906, 19241925, plus radicalement en 1936-1937, quelques mois encore dans l'immédiat après-guerre. L'opinion ne s'est jamais vraiment reconnue dans leurs utopies et les a rejetés dans l'opposition après chacune de ces expériences. Bien plus, l'histoire nous apprend que les grandes institutions de liberté qui existent en France et qui y ont rendu possible le progrès des sciences, la démocratie politique, le développement industriel et la prospérité économique ont été créées par les adversaires des socialistes. Je pense à Napoléon, aux derniers rois, à la Seconde République « bourgeoise )), à Napoléon III, à la chambre royaliste de 1871 qui a créé la lue République, aux républicains dits «opportunistes )) qui furent les ennemis jurés des rouges, aux Clemenceau, Poincaré, Doumergue ou Tardieu qui ont empêché la France de basculer tant dans le communisme que dans cette nouvelle forme de socialisme qu'étaient les fascismes, aux radicaux anticommunistes qui ont mis fin en 1938 aux errements du Front populaire, à de Gaulle qui a brisé dans l'œuf l'insurrection communiste en 1944-1946, à la IVe République qui a rendu possibles les Trente Glorieuses en libérant les forces de l'économie de marché, enfin à la Ve République qui a été dirigée jusqu'en 1981 par les adversaires des socialistes. Il semble que ce soit seulement après cette dernière date que le socle de nos mentalités ait été modifié en profondeur. En effet, c'est alors que les socialistes et les communistes se sont emparés des derniers médias qui n'étaient pas de gauche, qu'ils ont 11
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fini d'établir leur emprise totale sur les écoles et les universités publiques, et qu'ils ont placé leurs hommes dans presque toutes les institutions culturelles d'État. Voilà pourquoi le pays, à commencer par la classe politique, se retrouve aujourd'hui largement formaté par leurs idées. Les hommes jeunes, élevés dans ce nouveau monde, peuvent croire qu'il a toujours existé. Que la France a toujours été collectiviste, qu'y ont toujours régné l'État providence, les prélèvements obligatoires records, une fonction publique hypertrophiée, l'assistanat, qu'il n'y a jamais eu chez nous de libres paysans, de libres artisans, de libres commerçants, de libres entrepreneurs ne demandant ni subventions, ni autorisations, ni conseils à aucun fonctionnaire, menant leur barque à leur idée, embauchant qui ils voulaient ou se faisant embaucher par qui ils voulaient, veillant eux-mêmes à leurs vieux jours, construisant leurs maisons comme ils l'entendaient, trouvant naturel de transmettre intégralement leurs patrimoines à leurs enfants et n'imaginant même pas que quelqu'un leur contesterait un jour ce droit naturel fondamental. lis croient peut-être aussi qu'on n'a jamais donné son argent volontairement aux pauvres et aux bonnes œuvres selon sa propre générosité et son propre discernement, mais que la bienfaisance a toujours été exercée par la médiation de l'État et des ((partenaires sociaux» selon leurs propres choix arbitraires et intéressés, au nom et aux frais des citoyens, après prélèvement d'une quote-part croissante sous forme d'emplois publics inamovibles. Ils croient peutêtre que la vie culturelle a toujours été en France une affaire de bureaucraties publiques, qu'il n'y a jamais eu de mécènes ni de vrais amateurs. Ils croient peut12
Avant-propos
être encore que la parole publique a toujours été bâillonnée par des lois de censure, qu'on n'ajamais pu écrire librement dans les journaux, que la norme a toujours été que des intellectuels de renom, des journalistes influents et même des ministres en exercice soient traduits ignominieusement en justice pour avoir exprimé leur opinion. Ils doivent donc croire qu'on plaisante quand on leur dit qu'il y a eu chez nous des Voltaire, des Beaumarchais, des Céline et des Sartre. Sans doute sont-ils persuadés aussi qu'a toujours régné sous nos climats l'idéologie du multiculturalisme et du métissage culturel et qu'il n'a jamais existé de chrétienté, de culture européenne ni de nation française. Ou encore qu'il n'y a jamais eu de mariages heureux, de familles unies transmettant au long des générations des valeurs, une histoire, un patrimoine, un nom, un honneur dépassant l'existence individuelle et lui donnant sens et portée. Enfin, le plus probable est qu'ils ne soupçonnent même plus qu'il y ait eujadis en France de bonnes écoles, de bons maîtres, de bons élèves sachant vraiment lire et écrire et ne trichant pas, et aussi des lieux académiques où le savoir humain était honoré comme il se doit. Les hommes de ma génération, au contraire, savent que cette situation est récente. En effet, c'est de leur vivant qu'ils l'ont vue survenir. Ils savent que c'est seulement dans les trois ou quatre dernières décennies que le pays a été très profondément transformé. Mais, par le fait même, ils peuvent espérer qu'en la matière rien ne soit irréversible. Ils peuvent penser que le changement n'est pas tant survenu dans la profondeur du pays réel que dans l'image que veulent artificiellement en donner certaines forces idéologiques qui sont parvenues à s'emparer de l'essentiel 13
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de la communication publique. Que ce qui a changé, ce n'est pas le pays réel mais le pays légal. Ils peuvent d'ailleurs supputer qu'une grande nation, héritière d'une histoire intellectuelle et spirituelle si longue et si pleine, où vivent encore des millions de personnes passablement instruites et capables de penser par elles-mêmes, ne peut perdre définitivement la tête en trente ans. Que le sens de la liberté individuelle, de la propriété, de la liberté contractuelle, de la responsabilité, de la libre initiative économique reste très profondément ancré dans les mentalités profondes des « Gaulois Il anarchistes et querelleurs que nous sommes. Que les Français veulent certes que l'État soit suffisamment fort pour faire régner la justice et garantir la sécurité intérieure et extérieure, mais ne supportent pas qu'il se mêle de tout, gère seul et souverainement leurs retraites et leur santé en les réduisant à un état de mineurs, détermine leurs revenus, guette leurs patrimoines comme une bête de proie, en prétendant qu'il a le droit d'en prélever la part qu'il veut. Les hommes de ma génération savent enfin que les Français détestent plus encore - et là, le discord entre le pays réel et le pays légal peut aller jusqu'à la haine - que l'État se mêle de réglementer leurs mœurs et prétende se substituer aux Églises et aux autres forces spirituelles libres pour dicter jusqu'à leurs pensées intimes sur la famille, l'identité, les valeurs morales, la façon dont ils doivent se comporter avec les minorités sexuelles ou les étrangers. En un mot, les hommes de ma génération - ceux du moins qui, comme moi, conservent un optimisme de principe - pensent qu'il est plus que probable qu'un jour prochain les Français se réveilleront du 14
Avant-propos
socialisme comme d'une sorte de délire collectif qui aura trop duré. Ce réveil viendra quand la pauvreté induite par la collectivisation de tous les ressorts de la vie sociale sera devenue insupportable. Alors un nombre croissant de personnes capables de penser par elles-mêmes et de faire des comparaisons avec les pays voisins, par rapport auxquels le décrochage sera devenu manifeste, feront le diagnostic que la maladie dont nous souffrons est bel et bien le socialisme. Cette prise de conscience se fera sans doute à l'occasion de crises nationales ou internationales sévères qui provoqueront puis élargiront la déchirure du voile d'illusion qui aujourd'hui recouvre la société. N'est-ce pas ainsi que les Russes se sont réveillés un beau jour du cauchemar du communisme? N'est-ce pas ainsi que, selon Hannah Arendt, les Allemands se sont réveillés en à peine quelques semaines, après la signature de l'armistice de mai 1945, de l'univers mental nazi dans le tourbillon duquel ils avaient été pris pendant une quinzaine d'années et où il faut bien avouer qu'ils s'étaient laissé presque tous enfermer avec complaisance, mais qui n'en était pas moins un univers artificiel, étranger au génie profond et à la longue civilisation de ce peuple? Les Français se déprendront pareillement un jour des idéologies hostiles à la liberté pour la bonne raison qu'ils sont un vieux peuple libre. En attendant que des travaux solides de sciences politiques, économiques et sociales expliquent ce qui s'est exactement passé pendant ces trente ou quarante ans et proposent des alternatives argumentées, j'ai pensé qu'il serait peut-être utile de rassembler quelques-unes des analyses partielles que j'ai moimême tentées sur ces sujets ces dernières années. Ces 15
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analyses portent sur les problèmes institutionnels qui brident la démocratie dans notre pays, sur les réseaux qui opacifient la vie publique, sur la censure pratique et légale qui empêche les débats sociétaux de se tenir librement, sur l'immigration qui menace de défaire le lien social, sur l'État providence qui mine l'esprit de responsabilité et jusqu'à la moralité profonde de nos compatriotes, sur la fiscalité qui déguise la prédation sous la figure de prétendus principes de justice, enfin sur la crise très profonde que connaît notre éducation scolaire et universitaire - tous problèmes qui ont en commun d'avoir été causés, ou aggravés, ou rendus définitivement insolubles par la vision socialiste du monde. Beaucoup de ces articles n'ont pu être publiés qu'à l'étranger et dans des langues étrangères, ou dans des circuits underground. Le présent recueil les rend accessibles. J'en ai corrigé quelques fautes, j'ai ajouté çà et là quelques compléments (et même trois chapitres inédits), mais je ne les ai pas, au sens propre, actualisés, ce qui aurait été artificiel. Chacun reflète donc la vue d'un moment et je n'ai pas, à ce stade, tenté de synthèse. Cependant, mis bout à bout, ils indiqueront peut -être déjà quelques pistes de réflexion pour la « réforme intellectuelle et morale» dont nous avons évidemment besoin aujourd'hui, comme au lendemain d'autres mauvaises passes.
CHAPITRE PREMIER
La double oligarchie de la Ve République 1
La France n'est plus une démocratie, comme on l'enseigne dans les écoles, comme on le répète tous les jours dans les médias et comme beaucoup d'honnêtes gens - honnêtes, mais paresseux d'esprit - le croient encore. Si l'on s'en réfère aux typologies classiques des régimes politiques, il faut dire, en toute rigueur, qu'elle est une oligarchie, ou plus exactement une double oligarchie. Le pouvoir souverain, en effet, n'y appartient pas au peuple, mais à la haute fonction publique et aux syndicats. Ce sont ces deux pouvoirs qui prennent defacto les décisions. Le peuple que l'on dit «souverain» est hors jeu. On achève de le faire taire en disqualifiant comme «populistes» ceux qui essaient de relayer ses problèmes et ses vœux. Je crois que c'est ce grave déficit démocratique qui est responsable de l'incontestable déclin actuel du pays. Certes, il est douteux qu'une refonte des institutions puisse résoudre, à elle seule et directement, les problèmes «lourds» - idéologiques, économiques, 17
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sociaux, géopolitiques, démographiques... - dont il souffre. Mais il faut comprendre que, même indirect, le rôle des institutions est essentiel. Car c'est elles qui déterminent la manière dont sont posés et traités, ou non, dans un pays donné, les problèmes sociétaux. Des institutions réellement démocratiques maximisent les chances que toutes les questions importantes seront posées. Inversement, l'absence d'une vraie démocratie permet que des groupes dirigeants échappent aux critiques et aux risques d'être déstabilisés et, par suite, que des mythes ou des délires collectifs s'installent et s'indurent. Nous en sommes là aujourd'hui en France. La double oligarchie qui gouverne le pays a posé sur lui une chape de plomb qui détermine l'inaction, la paralysie et la résignation. Elle lui a imposé une «pensée unique II, fait idéologique et sociologique sans précédent dans un pays qui avait pratiqué plus que tout autre, dans un passé encore proche, la liberté de penser et de s'exprimer. Le résultat est que le «pays légal» se refuse depuis des lustres à traiter, voire à évoquer sérieusement et à discuter rationnellement, certains problèmes fondamentaux dont souffre le «pays réel», comme l'immigration, l'insécurité, la ruine de l'éducation et de la recherche, les dangers bureaucratiques de l'Europe, l'asthénie économique, l'absurdité d'une bonne partie du Code du travail, le chômage, le poids inconsidéré, dans l'économie, de la fonction publique, de la dépense publique et de la dette. Je crois que cette régression de la démocratie est le résultat tardif des institutions mises en place en 1958. Il n'est pas fréquent aujourd'hui de remettre en cause ces institutions qui jouissent d'un niveau élevé de confiance tant parmi les professeurs de droit constitu18
La double oligarchie de la Ve République
tionnel que dans les classes politique et médiatique. On leur sait gré en effet d'avoir mis fin à la crise politique dont souffrait la France de la Ne République et donné une sorte de preuve de leur bien-fondé durant un demi-siècle sans blocages ou autres problèmes graves. Mais la stabilité n'est pas nécessairement un bien en soi. Les grabataires aussi ne bougent pas. Ce qu'il faut considérer, c'est ce que les institutions de la ye République ont fait du pays dans les dernières décennies. À bien des égards, leur bilan est négatif. TI faut se souvenir que la Constitution de 1958 a rompu avec presque un siècle de tradition républicaine. Elle ne s'est pas contentée de remédier à l'instabilité des exécutifs, ce qui était le seul mandat que de Gaulle, appelé pour résoudre la crise algérienne, eût clairement reçu de la nation. Les circonstances tragiques dans lesquelles elle a vu le jour ont permis au Général d'aller plus loin et de mettre en œuvre des réformes institutionnelles profondes qu'il avait eues en vue dès avantguerre, qu'il avait longuement méditées pendant la guerre et au-delà - celles qui sont énoncées dans le fameux discours-programme de Bayeux de juin 1946et dont l'esprit césariste-bonapartiste différait radicalement de celui de la démocratie libérale tel qu'il s'était incarné dans les Ille et Ne Républiques. Ce sont ces nouvelles structures qui ont engendré, à la faveur d'une cascade d'effets pervers non prévus ni voulus, l'actuelle oligarchisation du pouvoir.
1. La suppression du Parlement Tout commence par le fait que la ye République - le trait est à peine forcé - a supprimé le Parlement. 19
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
En effet, au lieu de rendre les pouvoirs exécutif et législatif indépendants l'un de l'autre comme dans le régime présidentialiste américain 2, les constituants de 1958 ont entièrement soumis le second au premier par une série de dispositions constituant une véritable rupture avec la tradition républicaine antérieure: désignation discrétionnaire du Premier ministre et des membres du gouvernement par le président de la République, tant pour les nommer que pour les révoquer (article 8)3, droit de dissolution de l'Assemblée nationale par décision du seul Président (article 12), énoncé restrictif des matières qui sont du domaine de la loi, seules matières dont le Parlement est autorisé à discuter (articles 34 et 37), maîtrise du gouvernement sur l'ordre du jour du Parlement (article 48), suppression du droit d'interpellation et limitation rigoureuse des conditions dans lesquelles l'Assemblée nationale peut présenter une motion de censure (article 49-2), possibilité donnée au gouvernement de faire adopter une loi sans débats (articles 44-3 et 49-3), etc. 4. Cette prééminence absolue de l'exécutif a été ensuite consacrée par la réforme constitutionnelle du 28 octobre 1962 instituant l'élection du président de la République au suffrage universel direct. Dès ce moment, en effet, le Président put se dire aussi légitime que le Parlement et prétendre incarner autant que lui la souveraineté du peuple. Il est vrai que la lettre de la Constitution accordait au Parlement des pouvoirs importants, à commencer par celui de faire tomber le gouvernement par une motion de censure 5. Mais il apparut bientôt qu'il devait s'aligner sur l'exécutif. En effet, la dynamique présidentielle des institutions se révéla rapidement irrésistible. Comment un président de la République 20
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élu par le peuple tout entier serait-il empêché d'agir par les volontés fractionnistes de tel ou tel groupe politique? Sans doute les forces politiques qui ont appelé à voter contre lui aux élections présidentielles continueront-elles à combattre sa politique au Parlement. Mais ses propres partisans ne pourront guère s'opposer à lui, leur légitimité personnelle n'étant pas commensurable à la sienne (chacun d'eux n'est élu que par une petite circonscription territoriale, alors que le Président est l'élu de tous les Français; quant aux groupes de députés, ils ne représentent qu'un parti, alors que, d'une part, le Président peut se prétendre indépendant de son propre parti, puisque c'est pour « répondre à l'appel des Français » qu'il s'est présenté, de lui-même, aux élections présidentielles, et que, d'autre part, il est soutenu au second tour par une coalition de plusieurs partis, et non pas seulement par le sien; en tous ces sens, l'élection du Président au suffrage universel est supposée conférer à l'élu une légitimité démocratique supérieure à celle de n'importe quel député ou groupe de députés). Cette prééminence fut bientôt formalisée dans le concept de « majorité présidentielle». La force parlementaire dominante ne fut plus une coalition de partis représentant différentes sensibilités politiques de l'électorat et s'accordant sur un programme négocié pour la législature. Ce fut une alliance électorale constituée dans le seul but de soutenir le Président, sur son programme à lui - même si son nom est son seul programme, comme le nom de Napoléon fut le seul programme du Prince-Président en décembre 1848, sa personne sacrée étant censée concentrer en elle toutes les sagesses. Bien que la notion ait sensiblement évolué et fluctué de De Gaulle à Pompidou, Giscard, 21
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Mitterrand et Chirac, on peut dire qu'elle a fini par s'imposer dans la vie politique de la Ve République, même sous la gauche où, pourtant, les partis communiste et socialiste, lointains héritiers du parti léniniste prétendant à la direction suprême de l'Histoire, avaient toujours considéré leurs élus comme de simples exécutants des décisions du parti. Or, loin que François Mitterrand se soit comporté comme leur mandataire, c'est eux qui, une fois Mitterrand constitué en présidentiable puis en président, ont dû marcher sous sa baguette. Comme le résume Jean-Louis Quermonne, «depuis 1962, la majorité parlementaire a historiquement procédé de la majorité référendaire ou présidentielle, non l'inverse 6 ». La prééminence du président n'a bientôt plus signifié seulement la soumission des députés du camp présidentiel aux volontés du président. Elle s'est traduite par la maîtrise du président sur l'élection même des députés. C'était la conséquence imparable du scrutin uninominal majoritaire à deux tours, associé au droit de dissolution et à la professionnalisation de la vie politique. Avec ce système, un député ne peut être élu que s'il a reçu l'investiture d'un grand parti composant une des deux coalitions à vocation majoritaire, organisées autour d'un président ou d'un présidentiable. La véritable élection se fait donc dans l'étatmajor du président actuel ou futur. Une fois élu, le député de la majorité ne conserve sa fonction et son gagne-pain que si la Chambre n'est pas dissoute, et il est donc fort peu tenté de risquer, par une attitude frondeuse, de provoquer cette dissolution. Si celle-ci survient, il ne retrouvera son investiture que s'il n'a pas «trahi» le Président. Dans ce système, les députés non dociles n'ont aucune chance de poursuivre long22
La double oligarchie de la Ve République
temps leur carrière politique. Moyennant quoi, tous sont dociles, même s'ils mènent quelques contestations sur des sujets mineurs. Sous la V· République, c'est le président ou le présidentiable, donc le pouvoir exécutif réel ou virtuel, qui «nomme Il en réalité et tient ensuite entre ses mains les députés, à l'inverse de ce qui se passe tant dans les régimes parlementaires classiques que dans le régime présidentiel américain 7. Cela n'a pas été vrai seulement au début de la ye République, quand régnait la forte personnalité du Général. À cette époque, on appelait les députés du parti gaulliste les (( godillots », terme sarcastique qui reflétait l'étonnement de l'opinion publique devant l'alignement systématique des parlementaires sur les . positions du gouvernement, comportement qui ne s'était jamais vu sous les Républiques précédentes. On n'a plus employé cette expression désobligeante sous François Mitterrand et sous Jacques Chirac, non que les choses aient changé, mais l'opinion avait perdu la faculté de s'en étonner. Ainsi, sous la ye République après 1962, non seulement le gouvernement prend les décisions normales d'un pouvoir exécutif, mais en outre il réglemente dans des domaines plus vastes qu'auparavant, et enfin il exerce le pouvoir législatif par personnes interposées. Or, dès lors qu'il n'y a plus de séparation des pouvoirs et que le gouvernement est en mesure de fixer luimême les règles dans le cadre desquelles il devra agir, il n'est plus tenu par aucune règle. C'est le rétablissement d'un pouvoir (( absolu» - plus étendu, à maints égards, que celui des rois de France sous l'absolutisme. Certes, dans la pratique, cet absolutisme a été souvent mitigé. Il faut tout de même que l'Assemblée vote, et l'on ne peut lui faire voter n'importe quoi 23
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
n'importe quand, d'autant que le Sénat vote lui aussi et qu'on ne peut s'offrir le luxe de conflits systématiques. Ces freins se sont d'ailleurs renforcés à partir du moment où le parti gaulliste n'a plus eu la majorité absolue à lui seul et a dû composer avec les démocrates chrétiens d'abord, avec l'UDF de Lecanuet et Giscard ensuite. De même, sous la gauche, le parti communiste a pu poser ses conditions au parti socialiste, et celui-ci a souvent été en position d'au moins «négocier» la loi avec Matignon ou l'ÉlyséeB. Néanmoins, l'essentiel du pouvoir du Parlement tel qu'il existait sous les précédentes Républiques a disparu, en ce sens précis que le Parlement n'a plus les moyens juridiques et politiques de tenir en échec le gouvernement ni l'administration. Or, s'il est vrai qu'il représente, fût -ce imparfaitement - par son nombre et étant donné les centaines de batailles électorales locales dont il est le résultat -, la société civile, l'impuissance du Parlement signifie que la société civile ne peut plus tenir en échec l'appareil d'État. Elle ne peut limiter ses dépenses, l'empêcher d'étendre abusivement ses missions, ni, a contrario, l'obliger à régler tel ou tel problème qu'elle juge essentiel. L'État n'est plus pour elle ce qu'il doit être selon l'idéal commun des démocraties, un instrument. C'est l'État, au contraire, qui est en position d'imposer à la société ses volontés - ou pire, comme nous allons le voir, ses simples pesanteurs sociologiques.
2. l'abandon du référendum D'autant qu'une nouvelle évolution institutionnelle devait priver la société civile de son dernier 24
La double oligarchie de la V, République
moyen d'expression. La Constitution de 1958 prévoit la procédure de référendum. Certes, au regard des principes démocratiques, on sait que cette procédure est ambiguë. Le plébiscite, auquel elle ressemble, a toujours été l'instrument des tyrans, depuis la tyrannie grecque jusqu'aux Césars et aux Bonapartes, puisqu'elle permet à un homme fort s'appuyant sur la masse de prendre à revers toutes les médiations politiques et sociologiques existant entre cette masse et lui, et de se faire donner par le peuple un «chèque en blano, dont rien n'assure qu'il sera utilisé au profit réel dudit peuple. Néanmoins, le référendum de la V· République, comme les référendums suisses, a une valeur démocratique réelle. À la différence des plébiscites des dictateurs, il consiste en élections régulières et sincères, au suffrage universel libre et secret, précédées d'une campagne contradictoire. Le peuple dispose alors, sinon d'un pouvoir positif d'orienter la politique dans le sens de ses vœux, du moins d'un droit de veto. Il faut reconnaître à de Gaulle qu'il a accepté cette logique et ses contraintes jusqu'au bout, puisque c'est à la suite d'un référendum négatif qu'il a volontairement abandonné le pouvoir en 1969, trois ans avant la fin normale de son mandat. Or il se trouve que, sous ses successeurs, la pratique du référendum est tombée en désuétude. Alors qu'il y avait eu cinq référendums de 1958 à 1969, en onze ans, il y en eut seulement quatre dans toute la suite de l'histoire de la V, République jusqu'en 2004, en trente-cinq ans 9. Du coup, l'organisation d'un référendum le 29 mai 2005 au sujet du projet de Constitution européenne et son résultat massivement négatif ont été un élément singulièrement perturba25
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
teur des équilibres de la y. République postgaulliste. Nous reviendrons tout à l'heure sur sa signification. Il faut bien comprendre que la Constitution de 1958, sans le référendum, devient un système unilatéral où les hommes du gouvernement peuvent faire pratiquement ce qu'ils veulent. Déjà affranchis de la menace d'une censure parlementaire, quand ils veulent faire passer une mesure à l'égard de laquelle ils sentent que le peuple est réticent, ou quand ils refusent de prendre une mesure que le peuple souhaite, il leur suffit... de s'abstenir de consulter celui-ci. L'électorat, du coup, n'a plus aucun moyen constitutionnel de faire entendre sa voix. Les pouvoirs exécutifs se sont de plus en plus installés dans ce confort à mesure que les années passaient.
3. L'évanescence du ((fait majoritaire" Il est vrai qu'il reste les élections, présidentielle et législative - que personne, certes, sous la y. République, n'a encore proposé de supprimer. L'essentiel de la démocratie n'est-il pas par là même préservé? Non, car l'analyse va montrer ici encore un effet délétère des institutions. Le mode de scrutin retenu sous la y. République pour ces élections - le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, avec restrictions pour l'accès au second tour - oblige l'électorat à une bipolarisation, et même, en ce qui concerne plus spécialement les élections législatives, à une double bipolarisation. Cette logique a été bien analysée par Jean-Luc Parodi. Elle tient à ce que des petits partis dispersés, représentant chacun une minorité d'électeurs, même 26
La double oligarchie de la Ve République
substantielle, n'ont aucune chance de gagner face à un adversaire qui serait organisé, lui, en un « grand » parti; au second tour resteraient alors seulement en lice ce grand parti et, probablement, puisqu'il y a restriction d'accès au second tour, un seul des petits partis du camp adverse. Ce petit parti, n'ayant que ses propres électeurs, serait inéluctablement condamné à perdre. Un mécanisme impérieux oblige donc les partis de chaque grand camp politique de droite et de gauche à s'allier entre eux afin d'avoir une chance de gagner le second tour 10. D'où une première bipolarisation gauche/droite. Mais en outre, pour figurer au second tour, il faut avoir été le premier de son camp au premier tour. Derechef, les petits partis de chaque camp sont incités à s'allier entre eux pour faire front au grand parti du même camp. Chaque camp se trouve à son tour bipolarisé. D'où l'existence, sous la plus grande partie de la V, République, de quatre grandes forces partisanes - RPR, UDF, PS, PC -, résultat de la mécanique électorale plus que d'une véritable logique politique et idéologique reflétant l'état réel de l'opinion. On a parlé avec ironie de la « bande des quatre » pour signifier que ces partis, malgré leurs rivalités, sont d'accord sur un point au moins, à savoir ne jamais modifier le mode de scrutin en place auquel ils doivent leur monopole. Or on peut considérer que ce système électoral brime sévèrement l'expression démocratique. Il contraint en effet les électeurs à voter, au second tour, pour des partis dont ils n'approuvent pas les positions politiques, mais auxquels ils sont obligés de donner leurs voix s'ils veulent écarter des forces politiques qu'ils jugent plus détestables encore. De même, au premier tour, ils devront voter pour le candidat que 27
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
leur propose la coalition à laquelle appartient leur parti, alors que ce candidat peut avoir des idées politiques fort différentes des leurs. Le résultat de ce mode de scrutin est donc que la plus grande part des sensibilités politiques de l'électorat disparaît de par le mécanisme même de l'élection. Elles ne seront pas représentées dans le « pays légal ». En outre, aggravé par les mesures touchant au financement des partis, le système empêche toute nouvelle force politique d'apparaître, à moins qu'elle ne soit suffisamment proche d'une des forces de l'establishment pour pouvoir s'agréger à elle (comme les Verts à la « gauche plurielle»; encore n'ont-ils obtenu qu'un strapontin). D'où un évident déficit démocratique. On peut toujours dire que c'est le prix à payer pour qu'il y ait une majorité claire, qui puisse soutenir pendant toute la législature un gouvernement qui, de ce fait, pourra gouverner. Certes, mais le problème est que cette prétendue « majorité lI, outre qu'elle n'est nullement « claire» puisqu'elle est fondée sur la confusion et une sorte de tromperie, au moins par omission, n'en est bientôt plus une, même au sens arithmétique du terme. Ce système induit en effet un nouvel effet pervers. Il se trouve que les électeurs de la Ve République, depuis plusieurs législatures maintenant, se sentant de moins en moins adéquatement représentés par le Parlement, ont boudé les élections. Ils ont mis dans l'ume des bulletins blancs ou nuls, se sont abstenus, voire ne se sont pas inscrits sur les listes électorales, ou n'ont pas fait suivre leur inscription lorsqu'ils changeaient de domicile. Ce qui a permis aux observateurs de faire des calculs alarmants. Déjà, au début de la Ve République, quand le taux d'abstention tour28
La double oligarchie de la
v· République
nait autour de 20 0/0, les «majorités Il au pouvoir représentaient seulement, en réalité, quelque 20 % des citoyens en âge de voter (car la «majorité)) gagnait avec des voix représentant 40 % des électeurs inscrits, mais les élus n'avaient véritablement été choisis, au premier tour, que par la moitié de ces 40 0/0). Mais quand - comme cela a été le cas dans les scrutins récents - le cumul des non-inscriptions sur les listes électorales, des abstentions et des bulletins blancs et nuls avoisine les 50 0/0, le vainqueur du second tour peut n'avoir été véritablement choisi que par une fraction infime des citoyens en âge de voter. Ainsi, au printemps 2002, Jacques Chirac a obtenu 19,88 % des suffrages exprimés au premier tour de l'élection présidentielle, ce qui représentait 12,5 % environ des électeurs potentiels 11. Il n'en prétend pas moins «incarnefll la nation et prendre seul, y compris contre la majorité de l'opinion et même du Parlement, comme nous le verrons, les décisions essentielles. Au premier tour des élections législatives de cette même année 2002, l'UMP, qui pourtant regroupe en principe toutes les droites, a obtenu 33,3 % des suffrages exprimés. Or cela ne représentait qu'un peu moins de 19 % des électeurs potentiels 12 ... Dans ces conditions, parler de «fait majoritaire Il résonne comme un singulier paradoxe. Ceux qui détiennent l'intégralité des pouvoirs législatif et exécutif ne peuvent sérieusement se prévaloir de l'appui de la majorité du peuple. Le pays légal ne représente pas le pays réel. Le mécontentement de l'électorat peut se lire d'une manière indirecte, mais éloquente, dans son étrange comportement depuis une vingtaine d'années. Depuis 1981, en effet, il a changé de « majorité Il 29
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
à chaque élection, dans les deux sens, par d'amples mouvements de balancier 13. Cette inconstance de l'électorat donne à penser qu'il veut moins choisir un gouvernement que « secouer le cocotier» afin de faire tomber tous les gouvernements, dont il pense qu'au-
cun ne le représente plus. Telle est, croyons-nous, la signification réelle et profonde du «non» que le peuple a prononcé lors du référendum sur l'Europe du 29 mai 2005. Ce n'était un «non» ni à l'Europe, ni au libéralisme, ni au socialisme. Au vrai, ce n'était pas une opinion politique, exprimée dans un certain cadre. C'était un refus du cadre lui-même. Par le seul canal qui lui était encore offert, le pays réel entendait signifier au pays légal qu'il ne se reconnaissait pas en lui. Diagnostic que va confirmer et éclairer la suite de notre analyse: le peuple ne se sent plus «souverain» depuis vingt ou trente ans parce que le vrai pouvoir, entre-temps, est passé à une oligarchie.
4. Établissement d'une oligarchie. Première composante: les fonctionnaires Le premier président de la Ve République était, dans l'âme, un étatiste. Comme les absolutistes et les socialistes, il croyait au primat du politique sur l'économique et le social, et donc à l'omnicompétence de l'État, voué à assurer non seulement des missions « régaliennes II, diplomatie, défense, police, justice, mais aussi de grandes politiques économiques, sociales et même culturelles. Pour exécuter les politiques classiques et nouvelles de l'État, de Gaulle avait besoin de fonctionnaires nombreux, choisis parmi les 30
La double oligarchie de la V' République
meilleurs talents du pays. Il avait créé dès 1945 l'École nationale d'administration, dans laquelle il puisa. Il prit comme ministres des «grands commis II, c'est-à-dire des hommes issus de la haute fonction publique, de préférence aux hommes venus de la société civile. Ce fut la fin de la République des avocats, des professeurs, des médecins et en général des «notables II, et la V, République devint la république des hauts fonctionnaires. Ceux-ci ne détinrent pas seulement les postes ministériels et les grandes directions de l'administration, mais ils envahirent le Parlement lui-même. En effet, aimés et protégés du pouvoir, ils recevaient facilement l'investiture du parti présidentiel et, dans la dynamique de la majorité présidentielle dont nous avons parlé plus haut, ils étaient élus. À l'Assemblée nationale, ils rejoignirent la cohorte des députés de gauche déjà fonctionnaires, instituteurs et professeurs. Le statut de la fonction publique, héritage du communiste Maurice Thorez qui l'avait établi en 1946, leur facilitait les choses. S'ils n'étaient pas élus ou réélus, ils retrouvaient automatiquement leur carrière administrative normale, de toute façon améliorée par leur passage dans les milieux politiques. La candidature, pour eux, présentait un risque minimal. Entre eux et les candidats à la députation venus de la société civile, il s'instaurait donc une permanente distorsion de concurrence qui devait avoir, tout au long du régime, des effets durables et cumulatifs 14. De fait, les fonctionnaires ont tendu à devenir majoritaires à la Chambre des députés, notamment sous la gauche 15. Les fonctionnaires ont, certes, toutes les compétences nécessaires - formation aux sciences politiques 31
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
et administratives, connaissance des dossiers, etc. - et ce n'est pas leur personne qui est en cause. Mais ils ne sont incités, ni par leur culture ni par leurs intérêts corporatifs, à exercer quelque contrainte que ce soit sur la fonction publique, en particulier à remettre en cause l'extension de ses missions ou les dotations budgétaires dont elle bénéficie. Leur intérêt personnel direct les conduit à ménager les hommes des administrations dans lesquelles ils devront retourner après la fin de leur mandat. Ils sont mal placés, symétriquement, pour comprendre la logique et les valeurs du secteur libéral de l'économie - mutation d'extrême conséquence par rapport aux Parlements des Ille et IVe Républiques qui, eux, étaient largement composés de ces mêmes « classes moyennes » qui constituaient l'électorat des partis républicains modérés. Le seul fait que les fonctionnaires soient surreprésentés à la Chambre, dans les cabinets ministériels et au gouvernement, s'ajoutant au fait qu'ils ont, par définition, le monopole dans l'Administration, compromet gravement les équilibres démocratiques fondamentaux. Cette prééminence des fonctionnaires, en effet, n'est pas le choix de l'électorat. L'électorat ne choisit pas les membres du gouvernement, nommés par le président. Il choisit les députés, mais il ne peut voter que pour les candidats qu'on lui présente, et c'est le choix des partis présidentiels de lui présenter un grand nombre de fonctionnaires. L'électorat est encore moins présent en amont de ces choix: il ne peut voter pour déterminer qui sera fonctionnaire et qui ne le sera pas, puisque la fonction publique s'autorecrute. C'est cette indépendance quasi totale des structures et des hommes du pouvoir par rapport aux choix et préférences du suffrage universel que je pro32
La double oligarchie de la Ve République
pose d'exprimer lorsque je prétends que ces hommes constituent une oligarchie. L'oligarchie des fonctionnaires gouverne, réglemente, légifère 16. Elle peut donc imposer ses conceptions, décider les politiques qui correspondent à ses convictions et à ses comportements ataviques, c'està-dire, le plus souvent, des politiques étatistes, interventionnistes, non libérales ou antilibérales. Avec ce système oligarchique, l'État est dirigé par des hommes issus de son propre appareil; il n'est plus surveillé, contrôlé par des élus du peuple indépendants de lui. Il est bien connu que, lors du vote de la loi de finances, la quasi-totalité des dépenses est reconduite d'année en année sans discussion, comme si l'affectation de l'argent de la société à des services publics était irréversible et que les élus du peuple n'avaient plus aucun titre à s'en mêler. L'impuissance du Parlement devant l'Administration est patente. Il n'a pas de moyens d'information propres et il est tributaire, pour juger de son efficacité, des seules informations qu'elle veut bien lui communiquer 17. Or fonctionnaires et ministres font bloc devant les velléités de contrôle parlementaire. Il arrive souvent que l'Administration ne réponde pas aux questions, ou donne des réponses lacunaires ou dilatoires. Quand un député se montre trop curieux ou exigeant, quand il entend se draper dans son écharpe tricolore pour rappeler aux services administratifs qu'ils sont sous l'autorité du peuple souverain, représenté par l'honorable parlementaire, l'affaire remonte au ministre, puis à Matignon ou à l'Élysée, d'où elle redescend vers le député sous forme d'intimidations et de menaces. Les choses en restent là, puisque, comme on l'a dit plus haut, un député qui s'obstinerait dans 33
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une fronde contre le parti au pouvoir ne retrouverait à court terme ni son investiture, ni son siège, ni ses moyens d'existence. Dans la haute fonction publique dont sont issus les ministres et les membres des cabinets ministériels, il existe d'ailleurs une «culture du mépris» des élus et en général de la société civile. Cette culture remonte très loin, au temps de l'absolutisme, du jacobinisme et du bonapartisme. Elle avait régressé sous les lII e et IVe Républiques, régimes où les élus du peuple, nonfonctionnaires, devenaient ministres et pouvaient alors peser sur l'Administration, durement si nécessaire. Mais elle est revenue en force sous la Ve, où elle a été encouragée par le culte renaissant de l'État. Cette culture veut que les parlementaires soient des espèces de culs-terreux, des «produits du terroir» incompétents et irresponsables qu'il faut écouter sans doute, mais dont il faut se méfier et auxquels il n'est pas question, en tout cas, de confier des affaires sérieuses, ni même des informations sensibles. Les vraies affaires se règlent à l'Élysée, à Matignon ou à Bercy, entre gens du sérail. Quand les parlementaires sont eux-mêmes des hauts fonctionnaires, le mépris est remplacé par la connivence. Tout n'est peut-être pas faux dans cette image que les fonctionnaires issus des grands corps se font du député «assistante sociale», bon pour tenir des permanences et des meetings dans sa circonscription, mais ayant des préoccupations et une culture de niveau Clochemerle, et en général aussi peu désireux que capable de formuler des avis sensés sur les grandes questions nationales et internationales. Mais c'est un cercle vicieux. Si le député n'a aucune parcelle du pouvoir de l'État, mais n'est qu'un intermédiaire voué à défendre les intérêts à courte vue de sa 34
La double oligarchie de la V· République
circonscription auprès d'un État qui lui échappe et dont il peut seulement quémander les grâces, il n'a aucune raison d'acquérir ni d'entretenir une culture politique élevée; et s'il ne possède pas celle-ci, les hauts fonctionnaires se sentent confirmés dans la légitimité de leur monopole. Dans ces conditions, on comprend les désillusions et la désertion électorale du peuple. La démocratie subsiste nominalement: à chaque nouvelle élection, le peuple peut se donner la satisfaction de récuser les parlementaires qu'il avait élus aux élections précédentes. Mais étant donné que ce ne sont pas les élus qui ont le pouvoir, mais les fonctionnaires, l'électeur perçoit obscurément qu'il n'a rien de concret à attendre de ce renouvellement. D'autant qu'il constate que fonctionnaires de droite et de gauche, non seulement se ressemblent, mais encore se ménagent, s'entraident, se garantissent mutuellement leurs places, leurs statuts et leurs privilèges. Qu'ils vont même jusqu'à se confier volontiers, d'un camp à l'autre, des postes et des missions importants, même lorsqu'ils sont politiquement sensibles, à charge de revanche quand la majorité aura changé. Ainsi le peuple les perçoit-il comme des complices qui s'entendent derrière son dos. Du coup, les institutions de la Ve République sont grosses d'un nouvel effet pervers.
5. Établissement d'une oligarchie. Deuxième composante: les syndicats et groupes activistes En voici la logique. Du fait qu'il existe, comme nous l'avons vu, un déficit démocratique chronique 35
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
des institutions, que la voie parlementaire se révèle vaine, la seule manière d'influer sur les décisions politiques, sous la ve République, est d'employer des voies extraparlementaires, c'est-à-dire de substituer à
la démocratie institutionnelle stérilisée une cratie Il extra-institutionnelle.
«
démo-
Il s'agit de l'ensemble des moyens légaux et illégaux, autres que le vote, de faire pression sur les autorités. J'entends par «pression» une action réelle, qui les gêne en pratique, et non pas seulement une action idéologique sur l'opinion susceptible d'avoir, à terme, des conséquences électorales (puisque nous venons de voir que cette logique de démocratie formelle est devenue largement inopérante). Il s'agit essentiellement de deux grandes catégories d'actions: 1) celles qui entravent l'activité économique et engendrent des coûts directs ou indirects insupportables: les grèves dans les services à monopole qui, lorsqu'ils sont paralysés, bloquent virtuellement toute la chaîne de la division du travail (électricité, poste, transports, écoles 18... ); 2) celles qui sont de nature, par leur caractère spectaculaire, à accaparer l'attention des médias, suspendant d'une autre manière le cours de la vie sociale normale, c'est-à-dire toute la gamme des actions dites «de rue lI, violentes et/ou illégales, comportant bris de matériaux, incendies volontaires de voitures ou de bâtiments, occupations de lieux publics, arrachages de cultures, séquestration de personnes, blocages de routes, de ponts, de ports, d'aéroports, de gares et, depuis peu, piratages de paquebots. Il s'agit de se livrer à des actions suffisamment spectaculaires pour que les médias en diffusent les images. Mais s'arrêter de travailler n'est pas assez spectaculaire, pas plus que manifester paisiblement 36
La double oligarchie de la
ve République
dans la rue. D'où le recours à des violences génératrices d'images saisissantes. Il y a toujours eu des violences sociales. Mais ce qu'on a vu apparaître et se généraliser sous la Ve République en France est, croyons-nous, spécifique. La plupart des mouvements sociaux des trois ou quatre dernières décennies ne sont pas insurrectionnels. Ils ne visent pas à s'emparer des principaux bâtiments publics dans le but de changer le régime, ne cherchent pas à piller pour piller, à détruire pour détruire, et s'interdisent le plus souvent de faire couler le sang 19. Il semble que l'objectif de leurs auteurs, ce soit seulement de (( se faire entendre» (c'est d'ailleurs ce qu'ils disent quand on les interroge). En effet, pour être (( entendu», il ne suffit plus de parler, puisque désormais, dans le pays légal, personne n'écoute. On ne sera (( entendu» que si l'on force l'attention, ce qui n'aura lieu que si l'on rend la vie impossible aux autorités. C'est alors, mais alors seulement, que celles-ci seront obligées de donner une réponse. Ainsi, l'action de force vaut message. On peut penser qu'elle est un substitut spontanément trouvé par la société civile pour contourner l'obstacle qui a été opposé par les institutions de la V e République à son expression démocratique normale. L'étude des crises sociales survenues depuis deux ou trois décennies en France, de leur évolution et de leur issue, montre que l'exécutif écoute quasiment toujours les ((messages» ainsi formulés. Il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi. C'est, de sa part, l'attitude la plus rationnelle compte tenu du dilemme dans lequel il est placé lorsque de tels événements surviennent. - Il peut difficilement rétablir l'ordre par la force. En effet, depuis la Libération, un marxisme diffus est 37
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
présent dans l'opinion et les médias. On est parvenu à faire passer l'idée que les violences et les illégalités, dès lors qu'elles sont au service de « luttes » sociales qui ont pour but de paralyser un système libéral présenté comme mauvais en soi, ne sont pas des délits, mais des moyens d'action licites et même méritoires. Que c'est la répression, au contraire, qui serait « fasciste ». Dans ce contexte idéologique, faire respecter la loi comporte à l'évidence, pour les gouvernements, un coût politique élevé2°. - En revanche, le laxisme est politiquement plus facile. Dans un pays très étatisé et socialisé comme l'est la France, où 1'« État providence » contrôle désormais plus de la moitié de la ricJ1esse produite par la société, l'exécutif peut satisfaire de facto les revendications les plus diverses, même les plus abusives ou les plus incongmes. Il lui suffit de prendre discrétionnairement des mesures budgétaires, réglementaires ou, s'il le faut, législatives 21. Ces mesures, il est vrai, impliqueront d'augmenter les prélèvements obligatoires. Mais ce supplément de pression fiscale sera répercuté de façon indivise et donc, peut-on espérer, invisible et indolore, sur une société civile qui ne pourra se défendre, puisque ses défenseurs attitrés, à savoir les membres de l'État légal, sont précisément ceux qui sont décidés à la spolier. Quand les responsables cèdent aux mouvements de me, le coût politique, pour eux, est donc quasi nul. Faisant ce calcul, les membres de l'oligarchie au pouvoir ont presque systématiquement choisi de céder à la me, obtenant ainsi la paix, le retour à la vie normale et la perpétuation de leur propre situation. Le problème est que, si tel était leur intérêt en tant que groupe sociologique, ce n'était pas l'intérêt général du pays. 38
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En effet, en cédant régulièrement devant les actions violentes, les gouvernements successifs ont montré par là même que la violence est payante. Sans en être bien conscients, sans doute, ils ont laissé s'ins-
taurer une véritable nouvelle règle du jeu de la vie politique, non écrite, mais qui a pris place dans les institutions coutumières du pays. Il est devenu clair, pour toutes les catégories sociales ou professionnelles organisées, que celles qui s'en remettent aux canaux légaux de l'appareil d'État démocratique ne sont pas entendues et voient leurs intérêts lésés, alors que celles qui descendent dans la rue obtiennent des avantages. Elles en ont conclu que le mégaphone, les blocages, les violences et les destructions sont désormais le seul bulletin de vote qui compte; que, dans la démocratie française, on n'a voix délibérative que lorsqu'on s'est
mis en mesure de troubler l'ordre public. La mauvaise monnaie chassant la bonne, ces comportements fondamentalement antidémocratiques des syndicats ont été imités par d'autres types de minorités agissantes, les associations défendant tel intérêt catégoriel, ou telle thèse politique extrême - cela va de SOS Racisme à Greenpeace, Attac, les «Forums sociaux II, Droit au logement, la Confédération paysanne, Act Up, etc. Là encore, l'expérience montre que ces groupes sont « entendus II. On dira: à la bonne heure, la démocratie n'est donc pas morte, elle a seulement changé de terrain. Le peuple s'exprime par les syndicats et les associations activistes, ce n'est qu'un déplacement du point de levier. Il y a des contre-pouvoirs, l'État doit composer avec eux. Que demander de plus? C'est là un raisonnement trompeur. Car les forces sociales en question ne sont nullement représenta39
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tives. Pour accéder à ce nouveau type d'influence, il faut avoir certains traits moraux et sociologiques bien typés que seuls certains groupes possèdent. Il faut oser mépriser la loi, tenir pour quantité négligeable les droits, la propriété et la liberté d'autrui. Il faut être « capable» d'arrêter un train en pleine voie, de bloquer pendant des journées entières des centaines de personnes dans un aéroport, avec bagages et enfants, d'installer des centaines de tentes en plein Paris, de « taguef)) sans états d'âme des trains, des bus ou des bâtiments publics et privés, de joncher les rues ou les champs de détritus, de dégrader l'environnement, etc. Il faut aussi disposer des techniques de l'agit-prop, s'être entraîné, avoir formé des milices (appelées par euphémisme ou, plus exactement, par antiphrase «services d'ordre»), posséder des camions, des cars, des calicots, des mégaphones, des barres de fer, etc. Seuls peuvent se livrer à de telles transgressions des gens qui se croient dépositaires d'une vérité messianique qu'ils sont décidés à imposer à la majorité alors qu'ils ne sont qu'un groupe ultraminoritaire et qu'ils le savent. C'est là toute une « culture» que seuls possèdent certains milieux sociologiquement typés, toujours les mêmes: les syndicats marxisés et les associations sur lesquelles leurs mœurs ont déteint (et qui sont d'ailleurs souvent leurs filiales ou leurs avatars). Et voilà que ces groupes typés, minoritaires, marginaux même à bien des égards, deviennent partie délibérative aux instances de décision publique, accèdent de facto au pouvoir. Les autorités peuvent se permettre d'ignorer, symétriquement, les catégories sociales qui répugnent à ce genre de méthodes. 40
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Les citoyens pacifiques, qui ne sont ni syndicalistes révolutionnaires ni activistes, ceux qui se contentent d'espérer dans le résultat des prochaines élections, ou dans l'influence qu'ils pourraient exercer par les médias, les livres, les pétitions, les manifestations autorisées, le prosélytisme associatif pacifique, etc., n'ont plus voix au chapitre. Ou, si leur voix n'est pas étouffée, elle n'est plus délibérative. Voilà donc réduites à la stérilité politique les catégories les plus civilisées de la population, en particulier les élites des secteurs intellectuel et économique, alors que c'est précisément leur apport au débat public qui serait probablement de la plus grande utilité pour le pays. Or leur voix compte moins, désormais, que celle des violents et des délinquants. C'est ceux-ci seuls qu'on redoute et qu'on écoute, et qui en viennent à constituer un second pouvoir à côté de celui des autorités officielles. Comme ce pouvoir n'est nullement démocratique, nous pouvons l'appeler à bon droit, lui aussi, une oligarchie, une seconde oligarchie qui, aussi abusivement que la première, s'est emparée d'une part du pouvoir souverain. Pourquoi l'oligarchie des fonctionnaires lui a-telle fait place à côté d'elle? Sans doute parce qu'elle avait conscience de sa propre non-représentativité, telle qu'elle résulte des institutions de la Ve République. Elle a vaguement compris qu'elle ne pourrait conserver durablement le pouvoir sans faire des concessions à l'opinion, sans « lâcher quelque chose au peuple », comme disait au xvue siècle un fameux théoricien de l'absolutisme, Cardin Le Bret. Le problème est qu'elle a lâché quelque chose non pas au peuple, mais à ceux-là seuls qui sont capables de tenir 41
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
la rue. Au lieu de corriger sa non-représentativité en modifiant les institutions dans un sens plus démocratique, c'est-à-dire en améliorant et en augmentant les possibilités d'expression de l'opinion publique dans son ensemble, elle n'a fait de concessions qu'à la seule fraction du «peuple» qui menace réellement son pouvoir, à savoir celle qui emploie des moyens violents et/ou illégaux. Elle a renoncé à tout principe et a eu un comportement purement «pragmatique» 22. Elle a paré au plus pressé en cédant jour après jour à la force. Et même, avec le temps, c'est devenu chez elle une habitude mentale qu'on pourrait comparer au fameux syndrome de Stockholm: elle a fini par trouver intéressants, importants, voire sympathiques, ces voyous qui lui mettent le couteau sur la gorge, et elle a chassé définitivement de ses préoccupations la «France d'en bas» qui n'emploie pas les mêmes armes et ne se donne pas les mêmes moyens de la menacer 23 • Le résultat est que, dans les dernières décennies de la Ve République, la seconde oligarchie n'a cessé de monter en puissance. D'abord, prenant l'habitude de céder à ses revendications, on a, par le fait même, augmenté son crédit et son prestige auprès d'une partie - minoritaire, certes, mais non négligeable - de l'opinion. Ensuite, on a cru habile de prévenir ses actions et d'essayer de la faire taire en satisfaisant sa première revendication qui est d'obtenir de l'argent public. De fait, aujourd'hui, l'argent dont disposent les syndicats est principalement d'origine publique: État, collectivités locales, entreprises publiques, organismes de Sécurité sociale se cotisent pour les faire vivre ... 24 De même, quasiment toutes les associations qui ont su, un jour ou l'autre, occuper la rue et les médias reçoivent des subventions, souvent très 42
La double oligarchie de la Ve République
importantes (SOS Racisme, Attac, Act Up ... ). Cette politique a été gravement pensée par ces machiavéliens au petit pied que sont nos énarques formés par Sciences-Po, qui croient que les militants de ces organisations sont des «pragmatiques» comme eux, qu'un peu d'argent et de pouvoir rendra raisonnables; ils ne voient pas que ce sont des gens à idéaux, type humain qui n'est pas dans le champ de vision de la politologie. Le beau fruit de cette haute politique est que tous ces groupes, une fois subventionnés, se retrouvent pourvus de moyens supplémentaires en militants et en matériels qui leur permettent de repartir de plus belle dans la rue, d'y commettre de nouvelles violences et d'obtenir de nouvelles concessions. Enfin et surtout, les diverses composantes de la seconde oligarchie ont été établies dans un statut quasi officiel, comme interlocuteurs permanents et organiques du pouvoir. Les syndicats assurent désormais en effet, dans des pans entiers de l'appareil d'État, en parallèle à l'administration régulière, un véritable rôle de cogestion. De même, travailler avec «les associations» est devenu un mode normal de la gestion politique du pays, tant au plan national que dans les collectivités territoriales. Or les groupes composant la seconde oligarchie sont tous des groupes privés et minoritaires, autoproclamés, sans légitimité démocratique vérifiée, et dont le casier judiciaire serait rarement vierge si, précisément, ils ne bénéficiaient d'une impunité tolérée en haut lieu. Nous en concluons qu'en France la démocratie, toujours en place nominalement, a été remplacée en fait par une dyarchie, un condominium des fonctionnaires et des militants syndicalistes et associatifs sur une société civile privée de droits politiques réels. 43
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L'analyse de la vie politique du pays depuis vingt ou trente ans montre que toutes les vraies décisions sont prises par ce duopole. Au fil des ans, et de façon accélérée à partir de 1981, on a fini par trouver normal que toute décision politique d'importance soit prise en concertation avec les «partenaires sociaux» ou les « associations » et en accord avec eux. Les politiciens de droite eux-mêmes, revenant au pouvoir pour de brèves alternances (1986-1988, 1993-1997, 2002-... ), ont fini par juger non seulement fréquentables, mais incontournables ces syndicats et groupes qui les tiennent en otages. Ils ont parlé de plus en plus leur langage, considéré le «dialogue» avec eux comme une sorte de devoir sacré. Ils en sont venus peu à peu, sans se l'avouer sans doute très clairement à eux-mêmes, et sans naturellement jamais le dire en public, à considérer la cogestion de la France par euxmêmes et les leaders syndicaux et activistes comme une alternative pleinement valable à la démocratie institutionnelle et formelle. Comme si les « partenaires sociaux» et les «associations» représentaient plus valablement le peuple souverain que les autorités régulièrement élues par le suffrage universel libre, individuel et secret. Même la majorité du Parlement ne peut obtenir une décision susceptible de mécontenter la double oligarchie. Ainsi, lors de la campagne électorale de 2002, l'UMP inscrit à son programme une loi instaurant un service minimum dans les transports publics en cas de grève. Aux élections, l'UMP obtient une large majorité. Des députés réclament alors au gouvernement l'exécution de la promesse faite aux électeurs, à savoir l'inscription de la loi à l'ordre du jour de l'Assemblée. L'Élysée et Matignon se font prier, 44
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arguant que les « partenaires sociaux Il ne veulent pas d'une telle loi, et qu'il convient donc d'entamer un « dialogue Il avec eux. Les députés s'impatientent, signent une proposition de loi. Cette proposition recueille un nombre croissant de signatures, jusqu'à ce qu'une majorité de députés la signent. Mais l'Assemblée, on le sait, n'est pas maîtresse de son ordre dujour 25 • L'Élysée continuant de faire la sourde oreille, il n'y a donc toujours pas, en 2006, de projet de loi en vue. Or, déjà, le fait que des députés soient conduits à signer l'équivalent d'une pétition pour avoir le droit de discuter d'un texte de loi est étrange dans une démocratie. Ce sont les simples citoyens qui sont censés pétitionner; les députés, eux, ont autorité pour débattre et voter! Mais qu'en outre la majorité des représentants du peuple, qui est par elle-même, en principe, législatrice, ne puisse même pas obtenir qu'on commence à discuter d'une loi, comment qualifier cette situation autrement que comme un despotisme? Les vrais dépositaires du pouvoir souverain sont donc en France, désormais, l'Élysée et les « partenaires sociaux )l, représentant respectivement 12,5 0/0 des électeurs et 5 à 10 % des salariés... La souveraineté du peuple est purement et simplement ignorée et forclose. Qu'en penseraient les Aristote, Polybe, Cicéron, Bodin et autres Montesquieu, s'ils revenaient sur terre et qu'on leur expliquât comment fonctionne désormais le régime politique français? Ils ne pourraient que conclure que ce régime est un beau cas d'oligarchie. Peu de lois, aussi, dont on n'apprenne qu'elles ont été proposées, et parfois même rédigées « clés en main)l, par de prétendues « associations)l qui n'ont qu'un nombre infime de membres, mais qui, ayant 45
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fait un jour du bruit dans la rue et dans la presse, ont bénéficié, on ne sait pourquoi, de subventions publiques qui les ont étoffées et enhardies, et qui sont devenues les conseillers auliques et référendaires du pouvoir. Le pire est que les ministres et les députés, en discutant avec elles, ont réellement cru qu'ils partageaient quelque peu le pouvoir, qu'ils faisaient un pas vers l'opinion publique; ils ne se sont pas rendu compte qu'ils oubliaient leurs électeurs et ne discutaient qu'avec le «microcosme» 26. Mais, dans la seconde oligarchie, la première place revient sans conteste aux syndicats, sur lesquels nous devons ajouter maintenant quelques remarques. Car désormais, on l'a dit, dans bien des administrations et entreprises publiques, ils constituent une véritable hiérarchie parallèle à la hiérarchie légale. Il est bien connu que c'est le cas dans l'Éducation nationale, où il serait d'ailleurs plus juste de dire qu'ils sont l'unique hiérarchie qui gère le système, puisque la plupart des fonctionnaires du ministère qui, en principe, le co gèrent avec eux sont euxmêmes des syndicalistes obéissant pour l'essentiel aux mots d'ordre et à l'idéologie de leur organisation. Le ministre et son cabinet, seuls représentants légitimes du peuple que l'on dit souverain, n'ont, par eux-mêmes, pratiquement aucun pouvoir (même et surtout pas sur l'«intendance»). Mais c'est là un cas extrême, qui exigerait une analyse spécifique. On sait que le système éducatif a été depuis le début du XX· siècle le principal enjeu stratégique de la gauche, qui a consacré toute son énergie à l'investissement complet de ce terrain et est parvenue à ses fins. Une situation de cogestion existe aussi dans les autres ministères, en particulier au ministère des 46
La double oligarchie de la Ve République
Finances où ce sont les syndicats qui fixent en grande partie non seulement la pratique de l'impôt, mais sa doctrine. Elle existe encore dans les grandes entreprises publiques, EDF, SNCF, RATP, Air France, etc., dans la plupart desquelles la CGT, SUD ou FO partagent le pouvoir à parts égales avec les directions nommées. Enfin, les syndicats gèrent en direct l'immense secteur de la protection sociale, lequel brasse plus de la moitié de l'argent public et plus du quart du PIB. Ce statut des syndicats dans la vie politique française est étrange à plus d'un titre. Il est plus officieux et coutumier qu'officiel et légal. Le rôle des syndicats n'a jamais été véritablement inscrit noir sur blanc dans les droits privé et public. il n'a évidemment pas pu être inscrit dans la Constitution que les décisions du gouvernement et du Parlement représentant le peuple ne sont exécutoires que si et quand elles ont trouvé grâce aux yeux de ces groupes privés et minoritaires que sont les syndicats: ç'aurait été reconnaître officiellement que la France n'est pas une démocratie. De même, les méthodes délictueuses employées par les syndicats et les associations activistes n'ont jamais été légalisées. Par exemple, le droit de grève reconnu dans la Constitution continue à consister seulement en la faculté qu'ont des salariés de cesser le travail sans que leur contrat de travail soit juridiquement caduc, bien qu'il ait été unilatéralement rompu. Mais ni la Constitution ni la loi n'ont jamais autorisé les « piquets de grève», encore moins les occupations d'usines, séquestrations de cadres, blocages de voies de communication, etc. Tout cela est seulement coutumier. De même encore, le système de protection sociale est largement en marge de la légalité, puisque 47
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les organismes de protection sociale, co gérés par les organisations syndicales, demeurent des associations de droit privé «< associations loi de 1901 »), alors qu'elles jouissent de prérogatives de puissance publique. On a « oublié» de procéder à l'élection des dirigeants de ces organismes, pourtant prévue dès l'origine et rendue obligatoire par une loi de 1946. Les dirigeants des organismes de Sécurité sociale sont désignés dans la plus grande opacité des bureaux du ministère des Affaires sociales, sans doute par un mélange de cooptation, de rapports de force et de faveur politicienne. Ils ne représentent donc en rien les assurés sociaux, et l'expression « partenaires sociaux» n'a, en ce qui concerne ces organismes, aucun sens. On est ici en plein mensonge. Les conflits des particuliers avec les organismes de Sécurité sociale ne sont pas tranchés par les tribunaux de l'État, ordinaires ou administratifs, mais on a créé, pour les régler, des juridictions ad hoc (les «tribunaux des affaires de Sécurité sociale») où les syndicalistes sont juge et partie. Cette situation exorbitante du droit commun est à la fois connue des spécialistes et jamais discutée dans l'espace public. Cela s'explique aisément. Tous ces aspects de la situation des syndicats sont le fruit d'arrangements informels entre l'exécutif et les groupes de pression, conclus dans le secret des ministères et des bureaux pour dénouer ou prévenir les conflits sociaux. Ils sanctionnent un rapport de force. Si l'on avait voulu inscrire dans le droit les pouvoirs ainsi concédés aux syndicats, il aurait fallu mettre en œuvre des procédures publiques où l'on aurait dû fournir des justifications scientifiques et morales de ces pouvoirs. On aurait été bien en peine d'en trouver. 48
La double oligarchie de la V' République
Il Y aurait eu des controverses publiques sévères, des batailles d'amendements, des votes dans les deux chambres du Parlement, qu'il aurait fallu trancher, le cas échéant, par des référendums populaires, euxmêmes précédés de débats fournis, d'une avalanche de livres et d'articles, etc. Il n'y aurait certainement pas eu de consensus pour conférer aux syndicats de très grands pouvoirs, étant donné le jugement réel que l'opinion porte aujourd'hui sur eux; Et donc rien ne dit que la situation qui aurait résulté du jeu régulier des procédures démocratiques aurait ressemblé à celle qui s'est imposée par celui des rapports de force. Aussi bien n'a-t-il été jamais été question de risquer cette épreuve de vérité. Dans le processus qui a abouti à l'actuel pouvoir des syndicats, la démocratie a été mise tacitement, mais entièrement, hors jeu. Ce pouvoir est le fruit d'une entente, d'ailleurs précaire, entre les diverses composantes de ce que nous appelons la double oligarchie. Et de même qu'une ligne de front, dans une guerre, s'établit là où la bataille a conduit empiriquement les armées, de même, la frontière des pouvoirs respectifs de l'État légal et des «partenaires sociaux» s'est établie là où les luttes sociales et le~ renoncements successifs des gouvernements l'ont portée en pratique. Il est clair que, dans ces arrangements, aucune logique démocratique, aucune logique juridique n'ont prévalu. Il est toutefois une logique déchiffrable de ces arrangements. C'est qu'ils ont permis aux deux composantes de l'oligarchie de se partager les dépouilles d'une société civile qui n'était représentée ni dans l'État légal ni dans la rue.
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6. Conséquences: la croissance indéfinie du secteur public Observons à présent, en effet, que toutes les composantes de l'oligarchie ont pour point commun de vivre d'argent public. C'est évident pour les fonctionnaires. Ce ne l'est pas moins pour les syndicats 27 et pour les associations subventionnées. Ces catégories ayant, d'une part, un intérêt permanent à augmenter les prélèvements obligatoires et, d'autre part, le pouvoir de le faire sans limites et sans se heurter à des contre-pouvoirs, elles ... l'ont fait. Cela s'est produit en particulier depuis que les socialistes gouvernent la France 28 • Auparavant, si les gouvernements de De Gaulle, de Pompidou, de Giscard avaient été étatistes, ils n'étaient favorables que dans une certaine mesure au développement de l'État providence, et ils étaient conscients qu'une croissance excessive de celui-ci serait dommageable au dynamisme et à la compétitivité de l'économie française. Mais, quand les socialo-communistes arrivèrent au pouvoir, une inflexion décisive eut lieu. Selon l'idéologie socialiste, le salariat de droit privé est, en tant que tel, une situation d'exploitation et la forme «normale» d'emploi est l'emploi public 29. Les réticences idéologiques à un accroissement du poids de l'État cessèrent donc d'exister dans les gouvernements postérieurs à 1981 comme elles avaient existé sous les gouvernements antérieurs, et toutes les composantes de l'oligarchie se retrouvèrent sur la même longueur d'onde. Elles furent tacitement d'accord pour accroître tentaculairement l'État et le poids des prélèvements obligatoires, unanimes à faire la sourde oreille aux analyses économiques démontrant le 50
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caractère absurde et suicidaire d'une telle politique. Les socialo-communistes s'aperçurent à cette occasion que les institutions de la v· République leur conféraient à peu près tous les pouvoirs souhaitables; ils purent exploiter à fond les virtualités d'étatisme présentes dès le début dans ces institutions - qu'ils s'abstinrent donc désormais de critiquer. Le résultat est inscrit dans les statistiques. Les dépenses publiques, les prélèvements obligatoires, le nombre de personnes vivant d'argent public n'ont cessé de croître depuis 1981. À la fois, c'est en France que ces chiffres ont le plus augmenté de 1970 à 2006 et c'est en France qu'ils sont le plus élevés par comparaison avec les autres pays de l'Union européenne et de l'OCDE. Le tableau ci-dessous montre la part des dépenses publiques dans le PIB en 2000 dans les principaux pays de l'UE (en pourcentages) 30.
Belgique France Allemagne Italie Pays-Bas Royaume-Uni TotaiUE
47 51,431 42,9 44,4 41,5 39,2 44,2
Ces chiffres traduisent l'augmentation du poids du secteur public et des autres catégories vivant d'argent public dans la population active. En 1998, on comptait, sur une population active d'environ 26 millions, 6,5 millions de personnes employées directement par 51
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des administrations et entreprises publiques 32 • À quoi il faut ajouter les employés des organismes de protection sociale, qui vivent, eux aussi, d'un argent prélevé par la coercition, bien que, juridiquement, ils ne soient pas fonctionnaires. Quant aux permanents syndicaux, aux salariés des associations subventionnées, à ceux du secteur de 1'« économie sociale», toutes ces catégories vivent elles aussi principalement d'argent public. Au total, et compte tenu du fait que ces chiffres ont encore augmenté depuis 1998, il semble qu'entre un quart et un tiers de la population active française vive aujourd'hui des prélèvements obligatoires. Cette augmentation considérable du poids de l'État en France en si peu de temps a sans doute plusieurs causes. Mais, parmi elles, il est clair qu'arrive en première ligne la structure doublement oligarchique du pouvoir que je viens de décrire. La situation actuelle de la fonction publique dans le pays résulte en effet d'une accumulation de décisions budgétaires, réglementaires ou législatives qui ont été prises au long des trois dernières décennies. Si toutes sont allées dans le même sens, c'est que toutes ont été prises par le même type de décideurs, à savoir les membres de l'une ou l'autre oligarchie. Il est d'ailleurs intéressant de voir comment, dans les documents publics, on habille la chose. On s'étonne de la «rigidité à la baisse» des prélèvements obligatoires, comme s'il s'agissait d'une loi objective de l'économie, alors qu'il s'agit de l'effet cumulé des propensions idéologiques et des intérêts corporatifs qui ont déterminé les choix des décideurs. Si ces propensions et ces intérêts étaient autres, on observerait bien plutôt une « rigidité à la hausse», comme aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon. Le fait que, 52
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dans de nombreux pays étrangers où n'existe pas le même condominium, on ait pu, ces dernières années, sans difficulté notable, décider puis faire passer dans les faits une baisse sensible de ces mêmes prélèvements 33, montre bien a contrario la singularité de la situation française. Allons plus loin et essayons d'analyser la modification d'ensemble de la société qui a finalement résulté, sous la v· République, de l'existence d'un déficit démocratique structurel dans les institutions. On peut dire qu'il y a eu, au total, un transfert forcé de richesses du secteur privé au secteur public. Bien que cela se soit fait au nom de la justice sociale, qui consiste en principe à prendre l'argent des «riches Il pour le donner aux «pauvres Il, le transfert de richesses qui a réellement eu lieu en France pendant ces décennies n'a pas été un transfert vertical de la «France d'en haut» à la «France d'en bas», mais un transfert horizontal des classes moyennes du secteur privé non syndiqué aux classes moyennes du secteur public syndiqué. Cela ne va nullement dans le sens de la justice sociale. Il s'agit en réalité d'une spoliation, d'une prédation, d'un vol, et même d'un «vol à main armée», puisqu'un camp respecte le droit alors que l'autre emploie la force. A été créée une situation d'exploitation où certains bénéficient du travail des autres sans leur rendre un service équivalent. La v· République pourra se vanter d'avoir inventé une nouvelle forme d'exploitation de l'homme par l'homme et de confiscation de la plus-value. Si Marx revenait parmi nous, il parlerait même de l'émergence d'une nouvelle classe dominante, à savoir le condominium fonctionnaires-syndicats, et d'une nouvelle classe dominée, à 53
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savoir le secteur privé et la société civile. Si l'on en croit les données rassemblées par Jacques Marseille 34 ou par Michel Drancourt et Michel Brulé 35, la nouvelle classe dominante, comme celle de l'Ancien Régime, bénéficie en effet de véritables privilèges: salaires supérieurs à ceux du privé (sauf pour les plus hauts postes), retraites obtenues plus tôt, à meilleur taux, avec moins d'annuités de travail, garantie de l'emploi, temps de travail inférieur, etc., et (en conséquence) durée moyenne de vie supérieure à celle du reste de la population. Les agents de l'EDF, de la SNCF, de la RATP, de la Banque de France, etc., ont aujourd'hui des revenus et autres avantages très supérieurs à ce qu'ils seraient si ces agents rendaient le même service sur un libre marché où ils seraient rémunérés selon la valeur marginale que le consommateur entend volontairement consentir à ce service; ou, si l'on préfère, ils offrent, en échange d'un revenu donné, sensiblement moins de travail que celui qu'ils devraient offrir si l'échange était contractuel. Le différentiel tient à l'usage de la force. D'abord leurs propres violences en tant que groupes organisés usant de moyens illégaux. Ensuite la force coercitive d'un État qui fait la paix avec les syndicalistes aux dépens des contribuables. Nous ne sommes pas ici dans le cadre du droit et de la règle, mais dans celui des voies de fait et de ce qu'on pourrait appeler une guerre civile froide. La situation, bien loin d'être « progressiste », est tristement similaire aux situations de prédation qu'a connues l'Histoire avant que fût inventé l'État de droit démocratique et libéral. Notre secteur public est, par rapport à notre secteur privé, à peu près dans la situation des guerriers touaregs rançonnant les pacifiques caravanes du désert, 54
La double oligarchie de la V' République
ou des Gengis Khan, Tamerlan et autres Turcs soumettant à tribut les populations conquises 36 • Je redis qu'aucune idéologie, aucune conception de la «justice sociale» ne justifient cette logique de prédation. Ce n'est pas étonnant, puisque, de toute façon, aucune idée n'a organisé ce processus. Nous avons voulu montrer dans ces pages que celui-ci est le fruit d'un gigantesque «effet pervers sociologique», du développement de ce qui était présent en germe dans les institutions de la Ve République.
CHAPITRE II
La France. fille aînée de la franc-maçonnerie
J'ai montré que la France était gouvernée par une double oligarchie. Mais la solidarité des deux branches de l'oligarchie est somme toute assez étrange. Leurs intérêts ne sont pas toujours convergents. S'il est vrai qu'elles vivent toutes deux d'argent public et ont donc une propension certaine à entretenir des prélèvements obligatoires élevés, leurs autres intérêts divergent. Elles sont censées, par ailleurs, différer fortement sur le plan idéologique. Pourquoi donc leur alliance tient-elle si bien? Pourquoi, lors des alternances gauche-droite qui devraient donner lieu, sur un large éventail de sujets, à des changements d'orientation à 180°, constate-t-on de curieux invariants dans les politiques menées et même dans les discours tenus? Quel est le «tissu conjonctif» qui semble tenir ensemble et rendre solidaires les éléments disparates et nominalement indépendants les uns des autres qui gouvernent le pays, qu'il s'agisse d'administrations, de partis ou de syndicats? On a souvent 57
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
incriminé, à ce sujet, des «pesanteurs sociologiques lI, le poids de la bureaucratie, les intérêts de carrière des hauts fonctionnaires qui restent quand les gouvernements changent. Tout cela est vrai, mais il faut aller plus loin. Les membres des oligarchies ne peuvent être simplement mus par des mécanismes collectifs anonymes. En bonne sociologie politique, et conformément aux principes de l'individualisme méthodologique, il faut supposer qu'ils agissent librement et conformément à une certaine pensée. Et si leurs décisions convergent jusqu'à un certain point, il est naturel de faire l'hypothèse qu'ils sont liés par des réseaux idéologiques qui produisent et entretiennent leur communauté de vues. Comme il existe de nombreuses composantes institutionnelles dans l'oligarchie et que celle-ci ne peut donc être unie par l'appartenance à un parti politique ou à un syndicat ayant pignon sur rue, il n'est pas absurde de supposer qu'elle pourrait l'être du fait de l'appartenance d'un grand nombre de ses membres, tous partis et syndicats confondus, à certaines sociétés secrètes ou discrètes. Parmi elles, peutêtre, la franc-maçonnerie. Ce qui me pousse à faire cette hypothèse, c'est, d'abord, mon expérience au fil des ans. Et c'est ma réflexion, procédant par recoupements. C'est le travail historique que j'ai réalisé pour rédiger mon livre Les Deux Républiques françaises 37, enquête au cours de laquelle j'ai pu étudier, pour la période 19001940, le rôle de l'organisation, sa présence dans les milieux politiques, ses méthodes et l'importance cruciale qu'a eue le principe même du secret maçonnique - secret fort heureusement levé en partie, pour des périodes aussi anciennes, par de nombreuses études. Et, pour la période actuelle, c'est une série de 58
La France, fille aînée de la franc-maçonnerie
livres, plus maigre, certes, et qui ne permet pas encore d'avoir une vraie vision d'ensemble, mais qui fournit tout de même de précieux renseignements et même quelques statistiques. Première idée à explorer: cette organisation, bien que divisée en « obédiences Il dont les idéologies divergent quelque peu, incarne une certaine philosophie politique commune (que l'on peut considérer comme fort respectable, je n'en disconviens pas), centrée sur le concept de « république Il. Or elle est présente dans tous les grands partis politiques, droite comme gauche, dans les syndicats, dans la presse, dans l'administration, évidemment dans l'Éducation nationale qui est son temple, mais aussi, et tout autant, dans les autres ministères, notamment les ministères «régaliens» - Intérieur, Justice -, ainsi que dans les grandes entreprises publiques et, souvent, privées, enfin dans maintes associations dont certaines ne sont que des émanations de l'Ordre 38. Le problème est que ce réseau n'est pas public. La franc-maçonnerie se défend d'être une organisation clandestine, et c'est un fait que les obédiences ont leurs sièges sociaux en plein Paris, qu'elles invitent souvent des profanes à leurs «tenues blanches», qu'elles laissent ou font publier des livres sur la philosophie et l'histoire de l'organisation et divulguent même certains aspects des doctrines ésotériques qui y sont enseignées. Mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel est le secret maçonnique qui veut qu'on ne sache pas qui est membre de l'organisation, moyennant quoi celle-ci peut agir sans que personne ne prenne conscience de ce qui se passe en réalité et ne sache qui a décidé quoi. Le secret maçonnique est l'anneau de Gygès qui permet à l'Ordre de se rendre 59
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
invisible, donc insaisissable, et d'user de ce singulier privilège pour le meilleur ou pour le pire. Les francs-maçons répandent volontiers l'idée que leur rôle historique est désormais plus ou moins révolu. Ils admettent qu'ils ont été au cœur de l'appareil politique des anciennes Républiques. Mais, disent-ils, les temps ont changé. Aujourd'hui, ils nesont plus rien ou presque. Ce ne serait donc pas la peine de s'intéresser à eux. Je crois que ce discours est délibérément trompeur.
1. La nouvelle jeunesse de la francmaçonnerie française C'est un fait qu'à peine installée à partir des années 1900, la République maçonnico-radicale a été concurrencée à gauche par le socialisme marxiste, qui a voulu faire passer les francs-maçons pour des petits-bourgeois à l'idéologie passéiste, défendant un humanisme désuet, contraire à la vision scientifique que le marxisme-léninisme se targuait de promouvoir. Les francs-maçons radicaux-socialistes à la mode « solidariste » (le solidarisme est une doctrine crypto-socialiste mise au point par Léon Bourgeois, haut dignitaire de l'Ordre, dans la dernière décennie du XIX' siècle) furent voués aux poubelles de l'histoire comme une des figures de ce « socialisme utopique Il moqué naguère par le Manifeste communiste. Étant donné que l'importance du marxisme et son emprise idéologique sur toute la gauche française n'ont fait que croître et se renforcer dans les années 1920 et 1930, puis lors du Front populaire, enfin et surtout à partir de la Libération, cette relative marginalisation de la franc60
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maçonnerie s'est prolongée pendant des décennies, même si la persécution subie par l'Ordre sous Vichy lui a redonné a contrario un certain regain de prestige et de légitimité. Mais, globalement, aussi longtemps que le poids idéologique du marxisme fut prédominant dans la gauche française, c'est-à-dire jusqu'aux années 1970, les francs-maçons ne furent plus à la mode. Bien que toujours présents et toujours organisés, ils exercèrent désormais peu de sex-appeal idéologique et ils ne furent plus l'horizon indépassable du progrès, ce qu'ils avaient été pendant de nombreuses décennies. Il se trouve que cette situation a changé. Depuis une trentaine d'années, c'est-à-dire depuis l'explosion du bloc soviétique, c'est au tour du marxisme d'être déconsidéré comme théorie économique et politique et surtout, après les révélations concernant le stalinisme, le goulag, la Révolution culturelle chinoise, le génocide khmer rouge, comme idéal humain. Du coup, la philosophie franc-maçonne «humaniste» a retrouvé par contraste une nouvelle jeunesse et elle est redevenue un des principaux pôles d'attraction spirituels à gauche. Le solidarisme a été de nouveau l'objet d'études académiques intenses. Il y a eu les livres de Jean-Fabien Spitz et de Serge Audier 39 , qui ont montré que la social-démocratie à la suédoise, a fortiori la version modernisée qu'en a donnée l'Américain John Rawls 40, ne faisaient que retrouver des schèmes établis par les solidaristes français du début du XX· siècle. Vincent Peillon, l'un des dirigeants actuels du parti socialiste et philosophe de profession, a voulu faire de ce néo-solidarisme la doctrine officielle de son parti 41. Les recrutements de la franc-maçonnerie ont alors tout naturellement connu un regain. Les effectifs des différentes obédiences se sont de nouveau 61
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étoffés, d'autant qu'elles se concurrencent sévèrement, la Grande Loge nationale française talonnant désormais le Grand Orient. Il y aurait aujourd'hui, selon les dirigeants maçonniques eux-mêmes 42, quelque 160000 maçons en France, dont 60000 au Grand Orient, 45 000 à la Grande Loge nationale française. On peut dire qu'aujourd'hui la francmaçonnerie est en pleine expansion. Or sa doctrine est la « solidarité », qui tend à donner une justification philosophique aux prélèvements obligatoires record et au socialisme rampant qui affecte le pays. Elle a donc une affinité profonde avec les intérêts et les manières de voir de la double oligarchie. Nous tenons là, peut-être, une clef de l'analyse de celle-ci.
2. Un pesant conservatisme Il est vrai que bien des traits idéologiques distinguent et, parfois, opposent les obédiences. Toutes ne conçoivent pas strictement de la même façon le concept-utopie de «république». Elles n'adhèrent pas toutes au même degré et dans les mêmes termes au solidarisme. Néanmoins, d'une obédience à l'autre, il y a de grands invariants doctrinaux, à commencer par la même détestation (et incompréhension) des courants d'idées qui définissent en général la droite française: catholicisme, libéralisme, attachement à la libre entreprise, à l'héritage et à la famille. Or on trouve de nombreux francs-maçons dans la droite parlementaire. Ils sont donc membres d'une alliance dont ils ne partagent pas certaines bases philosophiques. S'ils veulent être fidèles aux enseignements de leur ordre et conti62
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nuer à bénéficier de l'aide des frères dans leur carrière, ils devront donc souvent s'opposer aux choix politiques de leur propre camp, la droite. Et comme celleci, qui d'habitude ne prend guère au sérieux les questions idéologiques, n'enseigne à ses membres à peu près aucune philosophie politique explicite et construite, il y a une dissymétrie frappante des influences. Le plus souvent, ce sont les francs-maçons de gauche qui donnent le la aux francs-maçons de droite, moins nombreux de toute façon. Il arrive régulièrement aussi que les obédiences agissent de façon concertée, ce qui les conduit à atténuer, voire à annuler leurs divergences doctrinales au profit d'un «plus grand dénominateur commun» qui est la vulgate «républicaine», entendez radicale-socialiste. C'est le cas notamment lorsque les maçons d'un ministère ou d'un autre organisme public ou privé, ou encore d'un secteur professionnel, créent des « fraternelles » regroupant les frères de toutes les obédiences qui travaillent dans un même lieu ou une même institution. Ces fraternelles jouent alors un rôle très important, puisqu'elles rassemblent de nombreux cadres supérieurs ou moyens desdits organismes. La politique menée au sein de ceux -ci y est discutée, passée au crible des critères maçonniques du bien, « républicanisme II, progressisme, etc. Si, à l'issue de ces discussions, certains aspects de cette politique sont estimés non orthodoxes, tous les frères auront connaissance de ce diagnostic et sauront qu'ils seront ensuite jugés sur les efforts qu'ils auront faits pour combattre les mesures en question (fussent-elles décidées par un gouvernement légitimé par le suffrage universel; mais le suffrage universel n'est jamais souverain devant une religion). Us savent symétriquement que, s'ils col63
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laborent à la politique hétérodoxe, on les stigmatisera au sein du réseau comme des traîtres ou des tièdes, avec les conséquences que cela comportera éventuellement pour leur destin professionnel. Ces discussions transobédientielles, et aussi les discussions rendues possibles dans les divers organismes et associations où les frères font de l'entrisme, sont présentées aux membres comme moralement bonnes et nécessaires. La doctrine franc-maçonne dit en effet qu'il faut mettre du lien dans la société, prévenir les conflits, atténuer les oppositions partisanes ou syndicales les plus vives. La discussion vaut systématiquement mieux que la confrontation. C'est une bonne raison pour être présent partout. L'entrisme, déloyal à certains égards, est présenté comme étant moralement justifié à un niveau plus profond, le bien sociétal qu'il peut procurer à moyen terme étant supérieur au mal que constitue la déloyauté. En ce sens encore, le poids des francs-maçons en France joue dans le sens d'une atténuation des conflits et d'un évitement des controverses trop vives. Le problème est qu'en démocratie des débats tranchés sont souvent plus sains et féconds que ceux qui se déroulent à fleurets mouchetés, ceux-ci étant privés de l'aiguillon qui fera voir à tous, en un éclair, la vérité que l'intérêt général voudrait qu'on voie. Concluons que cette logique de concertation et d'accord sur le catéchisme «républicain» promue par les francs-maçons joue finalement dans le sens d'un pesant conformisme. Si le ministre ou le directeur de l'administration ou de l'organisme où officie la fraternelle a décidé d'engager une politique novatrice, justifiée par une situation particulièrement grave, mais telle que certains des aspects de cette politique puissent être jugés 64
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peu «républicains)) par les hommes d'influence s'exprimant au sein de la fraternelle, la politique en question sera sourdement bloquée et aura peu de chances d'être mise en application. Le dirigeant en sera pour ses frais et devra renoncer. S'il est bien informé, il anticipera ce genre de blocage et s'abstiendra donc ne fût -ce que de proposer certains types de politiques dont il peut présumer qu'ils n'agréeront pas au réseau (c'est certainement le cas dans les ministères, où les ministres sont des hommes politiques essentiellement amovibles, alors que les frères sont des fonctionnaires intouchables; s'il y a conflit, c'est le ministre qui sautera). L'influence de la secte joue donc dans le sens de l'exclusion systématique d'un certain type de politiques (disons libérales, ou jugées trop à droite), ou même d'un certain type de discours (car le ministre qui parlerait trop librement, d'une manière inconvenante, déplairait et verrait bientôt certains soutiens lui être retirés). Comme, du fait du secret, le ministre ne sait pas exactement d'où viendront les attaques et quelle pourra être leur ampleur, son « sens politique)) l'incitera à se taire le plus possible et à ne rien proposer de vraiment novateur.
3. Les moyens de pression La cohésion des réseaux maçonniques est assurée par des moyens fort contestables, associant avancements de carrière et menaces, ce qui rend ces groupes analogues aux mafias du point de vue de l'organisation, même si, bien évidemment, elles en diffèrent quant aux buts. On le sait par des récits d'ex-frères, par exemple celui de Maurice Caillet 43 • 65
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Ce brillant médecin hospitalier, ayant fini son internat et son clinicat à Paris, fut nommé dans l'hôpital d'une grande ville de province dans les années 1960. Appartenant à une famille « laïque», ayant à titre personnel des aspirations intellectuelles et spirituelles, et même un certain goût pour l'ésotérisme, et se doutant aussi qu'entrer dans la maçonnerie n'était pas mauvais pour sa carrière, il se fit initier. Il acquit vite les trois premiers grades, puis devint Vénérable de sa loge. Dès le début, il découvrit les profits pratiques qu'il pouvait retirer de son appartenance. Ayant divorcé, et un premier juge l'ayant condamné à payer une forte pension alimentaire à son ex-femme (n'était-il pas un riche chirurgien, un notable de la ville ?), il s'ouvrit de ses malheurs à ses compagnons de loge, qui lui firent savoir qu'un F:. pourrait certainement arranger l'affaire. Il fut, de fait, reçu par un juge de cour d'appel au domicile de celui-ci. Quelques semaines plus tard eut lieu son second procès, qu'il gagna. Ensuite il fut sollicité pour occuper un poste important au centre de Sécurité sociale de la même grande capitale provinciale. Mais là, on lui apprit que l'appartenance maçonnique ne suffisait pas. Il fallait aussi être membre du parti socialiste (ce qu'il était) et de Force ouvrière (ce qu'il devint). Sa carrière se déroula ainsi merveilleusement pendant de nombreuses années. Jusqu'au jour où sa nouvelle épouse, atteinte d'une grave et mystérieuse maladie devant laquelle lui et la médecine officielle étaient impuissants, lui demanda de l'emmener à Lourdes. Là, au beau milieu de la messe, il fut touché par la grâce. Il exprima le désir d'être baptisé et le fut quelques semaines plus tard. Mais cette transformation intime de sa personne ne passa pas inaperçue de 66
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sa loge, au sein de laquelle il s'était mis à tenir des discours étrangement favorables à Jésus-Christ. À quelque temps de là, il fut donc convoqué par le grand patron de la Sécurité sociale, en principe son ami intime depuis des années, qui lui tint ces propos dignes du film Le Parrain de Coppola: « Maurice, tu es un homme mort! Il De fait, il fut licencié de son poste sans motif, perdit ses procès en justice et aux prud'hommes, échecs où il crut voir la main des F : .. S'il finit par gagner en Cour de cassation des années plus tard, sa carrière avait été réellement brisée. D'où sa rage à « casser le morceau Il et à raconter son histoire dans un livre, malgré le serment solennel qu'il avait fait à plusieurs reprises de garder à jamais le secret maçonnique (serment assorti, on le sait, d'un geste peu élégant par lequel les frères font mine de se trancher le cou et qui signifie qu'ils acceptent à l'avance d'être égorgés s'ils trahissent le secret). Je ne fais que retranscrire ici ce que chacun peut lire dans ce livre étonnant, disponible dans le commerce. J'observe que cet ouvrage n'a pas été attaqué en justice, ni saisi ni interdit. Bien entendu, ce que narre Caillet est peut-être complètement faux, et au cas où ce serait vrai, c'est peut-être le seul cas de ce genre qui se soit jamais produit en France. Néanmoins, la dimension d'entraide professionnelle existant au sein de la franc-maçonnerie est attestée par de nombreux autres témoignages.
4. Comment les maçons font la loi Ce sont là des affaires d~à sérieuses, puisque, si le récit de Caillet est véridique, il faut en conclure que des 67
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pans entiers de la protection sociale ne sont pas gérés selon des règles justes et transparentes de droit public, mais par l'intervention de réseaux opaques. Les autres témoignages disponibles laissent à penser que les mêmes anomalies existent dans maints autres organismes publics - administrations, mairies, conseils généraux ou régionaux, entreprises publiques... - où les nominations de responsables ne se font pas selon les qualités objectives de compétence, mais selon l'ap, " , 44 partenance a ces memes reseaux . Mais cette forfaiture est évidemment beaucoup plus grave quand elle se pratique à l'échelle nationale et quand il ne s'agit plus seulement de servir des ambitions individuelles, mais d'agir sur la société tout entière par la médiation de la politique et des lois. Ici, on joue dans une autre cour que celle des loges de base, et d'autres instances maçonniques sont donc impliquées. La secte initiatique qu'est la maçonnerie comporte en effet toute une hiérarchie. li existe trois grades de base: apprenti, compagnon et maître. Mais, ensuite, l'initiation se poursuit pour quelques happy few admis dans les « hauts ateliers II, où l'on compte trente-trois degrés. Or, à mesure que l'on monte en grade, on se trouve appartenir, par le fait même, à des cercles de plus en plus restreints d'hommes de plus en plus importants. Il est probable qu'il existe à Paris et dans quelques grandes villes de province un petit nombre de ces cercles, regroupant de très hauts dirigeants administratifs, politiques, sociaux et économiques. Ils discutent entre eux dans la plus grande discrétion. Mais, à la différence des réseaux d'amitié ordinaires auxquels il est évidemment loisible à chacun de participer, ils sont, eux, en lien organique et 68
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hiérarchique avec l'ensemble de leur obédience. Ils exercent influence ou même autorité sur les niveaux inférieurs du réseau qui représentent un très grand nombre d'hommes répartis dans tous les secteurs de la société et dans toutes les régions. Si donc un de ces groupes s'empare d'une question politique ou de société, et croit nécessaire d'entreprendre quelque action, ses membres ne sont pas dans la situation de simples personnes privées. Ils peuvent impliquer toute l'organisation, c'est-à-dire virtuellement, on l'a vu, des dizaines de milliers de personnes dévouées qui ont juré discipline, fidélité et secret. Il suffira donc qu'ils fassent redescendre au long de la pyramide maçonnique l'idée qu'ils ont eue et la décision qu'ils ont prise. Les frères de base exécuteront alors l'ordre reçu. Ils le feront même s'ils ne peuvent comprendre pourquoi il faut mener cette action plutôt qu'une autre, ou pourquoi il faut la mener maintenant et non plus tôt ou plus tard. Certes, ils refuseraient de l'exécuter s'il s'agissait d'ordres manifestement absurdes ou odieux. C'est ce qui distingue évidemment l'Ordre maçonnique des mafias ou des partis révolutionnaires totalitaires. Il est néanmoins probable que, même si les membres de la base n'approuvent pas complètement le mot d'ordre donné, ils l'exécuteront fidèlement, parce que la discipline est dans l'esprit de l'organisation et que ses membres comprennent que c'est le prix qu'ils doivent payer pour pouvoir eux-mêmes bénéficier, le moment venu, de la solidarité des frères. Le fait de pouvoir compter sur cette masse de manœuvre disciplinée est donc une arme puissante entre les mains des dirigeants. Nous pouvons noter au passage qu'un tel pouvoir n'existe pas au même degré 69
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et à la même échelle dans les partis politiques, qui peuvent compter de nombreux adhérents (le parti socialiste et l'UMP annoncent chacun plusieurs dizaines de milliers de membres), mais dont les membres n'ont pas à l'égard du parti le même type d'engagement ni de discipline que les francs-maçons à l'égard de l'Ordre. Supposons donc que la direction d'une obédience ou qu'un cénacle composé de hauts gradés considère que, pour « bâtir le Temple Il, faire une nouvelle « avancée Il vers un ordre social jugé meilleur, il faille adopter telle ou telle mesure. Par exemple, qu'il faille abolir la peine de mort, ou autoriser l'avortement, puis le rembourser, ou faciliter le divorce, ou créer le PACS, etc. Ue prends ces exemples parce que, de leur propre aveu, les maçons ont œuvré depuis des décennies dans le domaine des lois sur la famille; sans doute l'axe caché des initiatives qu'ils ont prises en ces domaines est-il de démanteler la famille nucléaire, obstacle à la constitution de l'unique grande famille sociale qu'ils entendent instituer peu à peu). Le problème est que l'opinion publique peut ne pas approuver ces mesures, voire les rejeter avec véhémence. On procédera donc comme suit. On fera descendre l'instruction dans le réseau. Quelques jours plus tard, un article paraîtra dans un grand journal du Midi, suggérant la mesure. Puis il y aura un reportage d'une station locale de FR3 délivrant le même message. Puis encore un article à la première page d'un grand quotidien parisien, ou la couverture d'un grand hebdomadaire. Bientôt un sondage paraîtra, qui montrera que précisément, en cette matière, et contrairement à ce que l'on avait cru jusqu'ici, l'opinion « évolue Il. À 70
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quelque temps de là paraîtront encore un ou plusieurs livres, dont l'écho sera amplifié par des critiques favorables dans les journaux, et par le fait qu'ils seront exposés en hautes piles chez de nombreux libraires. Des associations s'exprimeront à leur tour sur le sujet et, comme par hasard, leurs communiqués seront largement relayés dans les médias. Il y aura, le cas échéant, des manifestations de rue, ou quelque autre action spectaculaire saisie par des caméras de télévision opportunément présentes. Entre-temps, on aura entendu des déclarations ou des cc petites phrases Il d'hommes politiques et de parlementaires de la majorité et de l'opposition. Le gouvernement aura commandé un rapport. Une proposition de loi sera déposée à l'Assemblée ou au Sénat. Le résultat de tout ce processus est qu'au bout d'un certain temps, les observateurs de la vie publique et plus particulièrement les ministres et les parlementaires auront l'impression que le pays cc bouge Il. Les avis en faveur de la mesure projetée seront venus de régions si nombreuses et différentes du corps social - des quatre coins géographiques du pays, des médias les plus divers, d'un large éventail de partis politiques, de toute une gamme d'intellectuels apparemment indépendants - que le phénomène n'aura pas de visage et paraîtra émaner d'une vaste communauté anonyme. On aura donc l'impression que c'est le pays tout entier qui veut la mesure. Les mœurs mêmes sembleront avoir évolué ... et comment aller contre les mœurs? On dira que le projet de loi répond à une véritable attente du corps social, des sociologues diagnostiqueront l'existence d'une cc demande sociale Il dont ils souligneront l'urgence. Le moment viendra enfin où la loi sera approuvée 71
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par la commission des lois compétente, parce que des orateurs auront pris sa défense avec une insistante éloquence. La loi sera finalement votée par les deux chambres, peut-être à une courte majorité, peut-être selon la logique du « marché politique,., bien analysée par les théoriciens américains du Public choice, qui veut qu'une majorité de députés ne vote pas ce qu'ils veulent vraiment eux-mêmes, mais ce que veut un groupe charnière dont le soutien leur est indispensable. La loi n'en sera pas moins devenue la loi du pays, et les juges la feront appliquer au nom du peuple français. Pourtant elle n'aura véritablement été voulue, au départ, que par quinze personnes. Voilà le grand mystère de beaucoup de lois qui existent aujourd'hui en France. Tout le monde sent sourdement qu'elles ne correspondent pas à l'état d'esprit, encore moins à un vœu réel de l'opinion publique. Elles sont néanmoins entrées dans le droit, et l'opinion, toujours passive quand elle n'est pas menée par des acteurs organisés, s'y habitue, ou du moins s'y résigne, puisqu'elle n'a aucun moyen, ni en fait ni en droit, de s'y opposer. Les promoteurs de la loi, de leur côté, n'ont pas de regret d'avoir violé la société, puisqu'ils sont persuadés qu'ils ont travaillé pour son bien supérieur. Ils se flattent que l'opinion reconnaîtra rétrospectivement son erreur et regrettera ses réticences. Ils se félicitent d'avoir « fait évoluer les mentalités Il. Ajoutons que si un ministre, un parlementaire ou un autre homme en vue veulent se mettre au travers de ce processus, on sait comment écarter cet obstacle. Ils recevront d'abord des coups de téléphone de hauts personnages de l'État, ce qui, probablement, suffira à 72
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calmer leurs ardeurs. Si cela ne suffit pas, un article paraîtra quelque part, suggérant que les conditions dans lesquelles ils ont acheté leur résidence secondaire sont décidément suspectes, ou qu'il semble bien qu'ils aient participé jadis à des ballets roses ou bleus, ou qu'ils aient été les amis de tel dictateur, ou qu'ils aient reçu, pour leur campagne électorale, des financements de provenance suspecte, etc., etc. Ils se défendront, ils gagneront éventuellement les procès en diffamation qu'ils intenteront aux auteurs des rumeurs. Mais le mal aura été fait, leur carrière sera brisée, soit qu'on oublie de faire appel à eux lors de la composition du prochain gouvernement, soit qu'on ne leur renouvelle pas l'investiture du parti aux prochaines élections. Anticipant ce scénario, la plupart des ministres et des parlementaires se rallient donc à certaines lois ou à certaines mesures dès qu'un nombre suffisant de signes convergents leur a fait comprendre que certaines forces puissantes ont résolu de les faire passer. Comme les promoteurs de ces mesures ont parlé au nom de la morale et de la «République», l'opposant devrait en effet se défendre d'être un homme immoral, un mauvais I