Interrelations femmes-médias dans l’Amérique française
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Interrelations femmes-médias dans l’Amérique française
Culture française d’Amérique La collection « Culture française d’Amérique » est publiée sous l’égide de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN). Conçue comme lieu d’échanges, elle rassemble les études et les travaux issus des séminaires et des colloques organisés par la CEFAN. À ce titre, elle répond à l’un des objectifs définis par le Comité scientifique de la Chaire : faire état de l’avancement des connaissances dans le champ culturel et stimuler la recherche sur diverses facettes de la francophonie nord-américaine.
Titres parus Les dynamismes de la recherche au Québec, sous la direction de Jacques Mathieu Le Québec et les francophones de la Nouvelle-Angleterre, sous la direction de Dean Louder Les métaphores de la culture, sous la direction de Joseph Melançon La construction d’une culture. Le Québec et l’Amérique française, sous la direction de Gérard Bouchard, avec la collaboration de Serge Courville La question identitaire au Canada francophone. Récits, parcours, enjeux, hors-lieux, sous la direction de Jocelyn Létourneau, avec la collaboration de Roger Bernard Langue, espace, société. Les variétés du français en Amérique du Nord, sous la direction de Claude Poirier, avec la collaboration d’Aurélien Boivin, de Cécyle Trépanier et de Claude Verreault Identité et cultures nationales. L’Amérique française en mutation, sous la direction de Simon Langlois La mémoire dans la culture, sous la direction de Jacques Mathieu Religion, sécularisation, modernité. Les expériences francophones en Amérique du Nord, sous la direction de Brigitte Caulier Érudition, humanisme et savoir. Actes du colloque en l’honneur de Jean Hamelin, sous la direction d’Yves Roby et de Nive Voisine Culture, institution et savoirs, sous la direction d’André Turmel Littérature et dialogue interculturel, sous la direction de Françoise Tétu de Labsade Le dialogue avec les cultures minoritaires, sous la direction d'Éric Waddell Échanges culturels entre les Deux solitudes, sous la direction de Marie-Andrée Beaudet Variations sur l'influence culturelle américaine, sous la direction de Florian Sauvageau Produire la culture, produire l'identité ?, sous la direction d'Andrée Fortin Les parcours de l'histoire. Hommage à Yves Roby, sous la direction de Yves Frenette, Martin Pâquet et Jean Lamarre Les cultures du monde au miroir de l’Amérique française, sous la direction de Monique MoserVerrey Aspects de la nouvelle francophonie canadienne, sous la direction de Simon Langlois et Jocelyn Létourneau Médiations et francophonie interculturelle, sous la direction de Lucille Guilbert Discours et constructions identitaires, sous la direction de Denise Deshaies et Diane Vincent Médias et milieux francophones, sous la direction de Michel Beauchamps et Thierry Watine Envoyer et recevoir. Lettres et correspondances dans les diasporas francophones, sous la direction d’Yves Frenette, Marcel Martel et John Willis Traduction et enjeux identitaires dans le contexte des Amériques, sous la direction de Louis Jolicoeur Balises et références. Acadies, francophonies, sous la direction de Martin Pâquet et Stéphane Savard Légiférer en matière linguistique, sous la direction de Marcel Martel et Martin Pâquet
Interrelations femmes-médias dans l’Amérique française
sous la direction de Josette Brun
Culture française d’Amérique
LES PRESSES DE L'UNIVERSITÉ LAVAL 2009
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture Hélène Saillant Révision linguistique et lecture d’épreuves Jeanne Valois Infographie Hélène Saillant
© Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2009 ISBN 978-2-7637-8892-0
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 CANADA www.pulaval.com
Table des sigles
ACDI
Agence canadienne de développement international
AFP
Association France Presse
AUF
Agence universitaire de la francophonie
BNQ
Bibliothèque nationale du Québec
CCCSF
Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme
CRI-VIFF Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes CRILCQ
Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises
CRSH
Conseil de recherches en sciences humaines
CRTC
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes
CWF
Canadian Women’s Foundation
GREMF
Groupe de recherche multidisciplinaire féministe
GUIART
Groupe uni interassociatif d’action et de recherche à Tours sur Marie Guyart
ONG
Organisation non gouvernementale
ORSE
Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises
PUL
Les Presses de l’Université Laval
PUM
Presses de l’Université de Montréal
RCHTQ
Regroupement des chercheurs-chercheures en histoire des travailleurs et travailleuses du Québec
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Interrelations
femmes-médias dans l’Amérique française
UNESCO Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture UNICEF
Fonds des Nations unies pour l’enfance
Présentation1
Cet ouvrage se penche sur la place qu’occupent les femmes d’expression française et leur parole dans les médias en Amérique du Nord. Histoire, littérature, communication, droit, journalisme : autant de regards croisés jettent un nouvel éclairage sur un enjeu de taille de la communication publique2. La condition féminine est en effet tributaire, entre autres, de la place qu’occupent les femmes et leurs discours dans les médias. Et la présence, les actions et les mots des femmes dans les médias façonnent à leur tour l’espace public3. Dans les sociétés francophones majoritaires ou minoritaires du continent anglo-américain, cette dynamique prend une dimension particulière. C’est une partie de cette expérience riche et complexe, souvent tapissée de zones grises, que nous souhaitons cerner dans ce livre. 1. Je remercie M. Jacques Mathieu, titulaire de la CEFAN, de m’avoir confié le séminaire annuel de la Chaire à l’automne 2007. Une belle marque de confiance, et une formidable occasion de lancer un chantier de recherche et de réflexion passionnant ! Merci aussi aux conférencières et au conférencier qui ont accepté mon invitation. La qualité de leur travail a fait de l’ensemble de cette expérience l’une des plus stimulantes et plaisantes de ma vie universitaire à ce jour. Je salue également les étudiantes qui ont rendu tout cela possible en s’inscrivant à mon cours, et qui l’ont dynamisé grâce à leur participation en classe et à leurs travaux. Enfin, toute mon appréciation au Département d’information et communication qui m’a permis d’intégrer ce séminaire dans ma charge de travail. 2. La communication publique est définie comme un phénomène qui « reflète, crée et oriente les débats et les enjeux publics », notamment par le biais des médias (Beauchamp 1991 :13). 3. « Dans une société occidentale où le pouvoir des médias et des productions culturelles, ainsi que la primauté accordée à la circulation des idées, sont des déterminants, la prise de parole des femmes risque d’être un canal privilégié des changements à venir dans la condition féminine. » (Collectif Clio, 1992 : 617).« Toute l’histoire des femmes prouve que l’accès aux médias a constitué le levier de leur progrès. » (Beauchamp, 1987 : 165).
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Présentation
L’interrelation femmes-médias est l’objet d’analyses poussées en études des médias anglo-saxons, surtout aux États-Unis, en Angleterre et dans les pays scandinaves (Creedon et Kramer, 2007 ; Byerly et Ross, 2006 ; Zoonen, 1994). Au Canada anglais, quelques ouvrages clés portant sur les conditions et pratiques professionnelles des journalistes (Robinson, 2005), la couverture médiatique des enjeux féministes (Freeman, 2001) et la lecture des magazines féminins (Korinek, 2000) donnent le ton à la production. Cette question est encore peu étudiée en France et dans les autres sociétés franco phones européennes où elle prend cependant un élan certain depuis le début du XXIe siècle (Blandin, à paraître ; Durrer, Jufer et Pahud, 2009 ; Coulomb-Gully et Bonnafous, 2007 ; Debras, 2003 ; Bonnafous, 2003). Le concept de genre s’impose par ailleurs de plus en plus comme catégorie d’analyse, même chez les auteurs de l’hexagone, où on lui préfère cependant souvent l’expression « rapports sociaux de sexe » (Rieffel, 2003 ; Coulomb-Gully, à paraître). Le genre fait référence à la construction sociale du masculin et du féminin, lourdement marquée dans l’histoire par un rapport de différenciation et de hiérarchisation, le plus souvent au détriment des femmes (Scott, 1988). Ce phénomène, qui se perpétue et prend forme notamment dans les médias, varie selon les intérêts en jeu issus d’un contexte historique précis (Zoonen, 1994). Le concept, qui est d’utilisation plus récente en Amérique française, fait aussi place au pouvoir et à l’action des femmes, ainsi qu’au changement social (Hubert, 2004)4. On le trouve, nommément ou en filigrane, dans les questionnements au cœur de ce collectif d’essais. Le concept de voix ou de parole (voice) y est également central, défini en études féministes comme la capacité et les moyens de parler et de se faire entendre et d’avoir sa parole prise en compte dans la vie politique et sociale, notamment dans le contexte sociolinguistique que connaissent les femmes francophones du continent anglo-américain (Rakow et Wackwitz, 2004 : 95 et 99, traduction libre)5. 4. Le genre s’intéresse aux « représentations bipolaires du monde et, secondairement [à] l’incorporation de ces représentations par les acteurs sociaux » (Hubert, 2004 : 473). 5. « [T]he means and ability to speak and to have one’s speech heard and taken into account in social and political life ».
Présentation
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C’est la recherche sur l’histoire de la littérature canadiennefrançaise qui constitue l’un des creusets actuels les plus fertiles de la production scientifique sur l’histoire des femmes francophones et des médias en Amérique du Nord (Roy, à paraître). Cet ouvrage en présente deux exemples concrets (voir aussi Des Rivières, 1992). Julie Roy s’intéresse à la présence des femmes dans les premières gazettes fondées dans la Province of Quebec au lendemain de la Conquête britannique de la Nouvelle-France de 1763, et dans la presse partisane qui domine l’univers médiatique de la première partie du XIXe siècle dans le Bas-Canada. Si l’on connaissait le rôle qu’ont joué certaines femmes à titre d’artisanes dans les ateliers d’imprimerie (Lockhart Fleming, Gallichan et Lamonde, 2004), on ne savait pratiquement rien de la parole féminine dans les pages des périodiques. De 1764 à 1840, c’est surtout par le biais de la lettre qu’elles y prennent la parole, adoptant là le mode de communication privilégié par les femmes parmi ceux qui leur sont accessibles. Sous un pseudonyme féminin, des femmes réelles ou imaginées prennent ainsi place dans l’espace public, surtout dans les périodiques de type spectatorial comme la Gazette du commerce et littéraire de Fleury Mesplet, qui font place à la fiction. Les thèmes relatifs à la sphère privée caractérisent cette production. Et modestie féminine oblige, c’est en clamant leur ignorance et une inexpérience due à leur jeune âge que les premières collaboratrices de la presse se permettent de se porter à la défense des capacités intellectuelles des femmes, notamment en termes de production et de critique littéraires. Une stratégie à double tranchant qui leur permet d’apprivoiser l’espace public, mais enferme leur parole dans des sphères et des modes d’intervention peu porteurs d’autorité. Cette participation féminine qui s’observe dès la création des premières gazettes, aussi marginale soit-elle, témoigne d’une réalité qui n’attend pas les transformations de la presse du tournant du XXe siècle et l’apparition d’une presse féminine. Les historiennes québécoises ont posé dès la décennie 1980 les jalons de l’expérience féminine des médias, comme leurs consœurs l’ont fait pour la France pré et postrévolutionnaire (Rattner Gelbart, 1991). Elles ont décrit l’entrée dans le métier de journaliste, à la fin du XIXe siècle, de plusieurs femmes de la bourgeoisie ayant bénéficié
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Présentation
de l’éducation la plus avancée pour l’époque, qui se sont taillé une place dans les ghettos féminins de la nouvelle presse marchande visant un vaste public de consommateurs (Gosselin, 1995). L’ambivalence dont ont fait preuve les pages féminines des grands quotidiens d’information et les revues féminines à l’égard du féminisme de la première vague, et ce, malgré l’action féministe des journalistes les plus en vues, a aussi été mise en valeur par ces historiennes (Dumont, 1981 ; Fahmy-Eid, 1981 ; Fahmy-Eid et Dumont, 1984). L’émergence d’une génération de femmes de lettres canadiennes-françaises doit cependant beaucoup à ces nouveaux médias centrés sur les « intérêts féminins ». Chantal Savoie analyse dans cet ouvrage la démarche de Madeleine, pseudonyme d’AnneMarie Gleason qui dirige la page féminine du quotidien montréalais La Patrie. Si la tâche est nouvelle, elle puise abondamment à la tradition littéraire des salonnières françaises des XVIIe et XVIIIe siècles. Entre 1901 et 1905, c’est par la critique de textes littéraires soumis par ses lectrices que Madeleine se taille une certaine autorité dans le domaine moins prestigieux de la prose, où il est plus acceptable pour les femmes d’exercer publiquement leur jugement. Elle prône avec conviction une approche moins classique de la littérature, en usant d’une rhétorique de l’humilité et de qualificatifs associés à la féminité. L’expérience d’Anne Marie Gleason témoigne des liens complexes entre les zones d’exclusion et de pouvoir pour les femmes journalistes et écrivaines au tournant du XXe siècle. Cette collection d’essais accorde aussi une place de choix à la contribution incontournable des historien-ne-s. En trame de fond de la période sur laquelle il et elles portent leur regard, soit celle qui couvre la fin du XIXe siècle et le premier XXe siècle, on trouve le mouvement féministe de la première vague, la diaspora canadienne-française et la Renaissance acadienne 6. Le lien entre 6. Le mouvement féministe de la première vague prend son essor au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle en Amérique du Nord, mais ses années de gloire se situent au tournant du XXe siècle au Canada et au Québec. Parmi ses principales revendications pour l’amélioration de la condition des femmes figurent le droit de vote, une capacité juridique élargie et l’accès à l’éducation supérieure (Collectif Clio, 1992). La diaspora canadienne-française s’amorce pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, les migrations se faisant principalement vers l’Ontario, l’Ouest canadien et les états de la Nouvelle-Angleterre (Frenette, 1998). La Renaissance
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journalisme et littérature y est encore prégnant. Andrée Lévesque s’intéresse à la journaliste et écrivaine montréalaise Eva Circé-Côté, alias Colombine ou Musette, avant son entrée en 1916 au Monde ouvrier, journal syndical où elle tiendra une chronique hebdomadaire pendant 20 ans. Elle présente ici un aspect méconnu du parcours de cette libre-penseuse habituellement associée aux revendications féministes les plus radicales de son époque. Circé-Côté se porte à la défense du progrès, de la liberté et de la justice sociale avec comme fers de lance l’amélioration des conditions de travail des ouvrières et l’éducation des filles. Elle adopte cependant les idées les plus conventionnelles sur les femmes, caricaturant célibataires, dévotes et suffragettes, hésitant à défendre l’accès des femmes aux professions libérales. La profession de journaliste lui semble par contre une occasion rêvée pour les femmes lettrées à une époque où l’enseignement constitue pour elles le principal débouché professionnel. Par ailleurs, l’histoire des femmes et des médias n’a toujours pas été documentée pour l’Acadie et les communautés francophones du centre et de l’Ouest du Canada, où les études sur les médias se font encore rares (Beaulieu, 1997 ; Basque et Giroux, 2005 ; Beauchamp et Watine, 2006 ; Filion, 2008), comme le sont celles portant sur les femmes francophones (Hébert, Kermoal et Leblanc, 1997 ; Basque, et al., 2000) ; l’expérience médiatique des FrancoAméricaines demeure, à notre connaissance, inexplorée. Dans cet ouvrage, Yves Frenette lève le voile sur un pan de l’expérience des Canadiennes françaises de l’extérieur du Québec en présentant une biographie de Marie-Rose Turcot, écrivaine et journaliste de l’Ontario née en 1887 et décédée en 1977. Son parcours témoigne des liens qu’entretiennent les membres de la diaspora canadienne-française et de la participation de femmes lettrées aux différents médias existant au Canada français jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et notamment à la radio privée et publique à partir de la décennie 1920 (Martin, 1989). Les Acadiennes ne sont pas en reste. Agnès Torgue analyse la représentation des femmes dans Le Moniteur acadien et L’Évangéline, premiers journaux acadiens créés acadienne couvre la période qui va de 1867 (soit une centaine d’années après la Déportation) à 1960 alors qu’on assiste à une prise de conscience collective de l’identité acadienne (Landry et Lang, 2001).
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Présentation
à la fin du XIXe siècle. Ces institutions associées à la Renaissance acadienne offrent de façon générale une image très conservatrice du rôle social des femmes, définies d’abord comme mères et épouses. Elles y prennent rarement la parole, sauf pendant les deux premières décennies d’existence de L’Évangéline, alors dirigée par son fondateur Valentin Landry. À l’époque se font entendre certaines revendications féministes, tel le suffrage féminin, sous la plume présumée ou avérée de quelques lectrices, dont la célèbre Marichette au langage coloré. Il faudra attendre la deuxième moitié du XXe siècle avant que l’on porte un regard critique sur la place réservée aux femmes dans les médias en Amérique du Nord. La critique féministe des médias, issue du féminisme de la seconde vague, s’est amorcée au début de la décennie 1960 aux États-Unis dans The Feminine Mystique de Betty Friedan publié en 19637 (Zoonen, 1991). Elle a d’abord dénoncé l’exaltation par les magazines féminins du modèle de la mère et ménagère au terme de la Deuxième Guerre mondiale. Cette démarche critique a mené, au fil des ans, à la reconnaissance publique de l’enjeu de la participation et de la représentation des femmes dans les médias par l’UNESCO (Gallagher, 1979). Cet organisme a été imité par des organismes publics canadiens et québécois qui se sont faits critiques de l’image stéréotypée de la féminité sans toutefois recommander la réglementation du contenu médiatique (CRTC, 1986). La critique féministe a aussi produit au Québec un ouvrage qui demeure l’une des seules réflexions globales d’envergure sur les femmes et les médias dans le monde francophone des communications (voir aussi El Yamani, 1998 ; Martin 1991). Le Silence des médias, publié par les Éditions du remue-ménage en 1987, sert une dure critique au système d’information masculin qui domine l’univers médiatique. L’auteure Colette Beauchamp y affirme que la règle d’or de l’objectivité journalistique permet surtout la mise en valeur de la « subjectivité masculine » en évacuant l’émotion et la diversité des points de vue, dont la parole des femmes. L’ancienne journaliste témoigne ici en entrevue de l’expérience de gestation et de rédaction de l’essai, et du souvenir qu’elle garde des 7. Cet essai paraîtra en français dès l’année suivante, en 1964, sous le titre de La femme mystifiée.
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réactions qu’il a suscitées dans les médias et chez le public à la fin de la décennie 1980. Des femmes francophones ayant immigré au Canada ont tenté, au cours de la même période, de pallier le silence des grands médias en se taillant activement une place à la radio communautaire. Marlène Rateau, membre fondatrice du Point de ralliement des femmes haïtiennes, raconte la genèse et l’évolution de l’émission créole Pawôl Fanm qui présente depuis la décennie 1990 une parole féminine engagée au service de l’égalité des sexes sur les ondes de Radio Centre-Ville à Montréal. Ce rare et précieux témoignage est un exemple éloquent de la façon dont l’action des femmes a, ici comme ailleurs, cherché à provoquer le changement social (Sabanes Plou et Anad, 2000). L’ouvrage se termine sur trois textes qui traitent de l’interrelation actuelle entre les femmes et les médias. De par leurs thèmes ou leurs approches, ils reflètent certaines tendances caractéristiques de l’évolution de la production universitaire sur les femmes et les médias depuis ses débuts au cours de la décennie 1970 : la place de choix accordée à la question de l’intégration socioprofessionnelle des femmes journalistes (Saint-Jean, 1996 ; Robinson, 2008), l’influence croissante des cultural studies (Mattelart, 2003), la problématisation plus récente de la question masculine (Craig, 1992 ; MacKinnon, 2003) et l’intérêt pour les nouvelles technologies (Jouët, 2003 ; Zoonen, 2001). Marie-Linda Lord montre l’absence flagrante des femmes dans les fonctions journalistiques de premier plan des principaux médias acadiens au Nouveau-Brunswick. Les postes de rédacteur en chef, de directeur de l’information, d’éditorialiste et de chroniqueur sociopolitique à L’Acadie Nouvelle, de même que ceux d’animateur d’émissions quotidiennes d’information à Radio-Canada Atlantique, étaient tous occupés par des hommes à l’automne 2007, situation qui a très peu changé depuis. Les médias acadiens se comparent désavantageusement, à cet égard, aux quotidiens anglophones du Nouveau-Brunswick, aux quotidiens francophones du Québec et aux autres stations régionales du radiodiffuseur public au pays. L’analyse de Caroline Caron traite du discours médiatique québécois au sujet de l’hypersexualisation8 des 8. Ce terme fait référence à une mode vestimentaire jugée dérangeante, à des pratiques sexuelles qualifiées de précoces et à une image « pornoïsée » des jeunes femmes dans les médias.
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filles. Dans cette controverse du début du XXIe siècle, l’inaudibilité des voix des adolescentes contraste avec l’omniprésence visuelle de leurs corps, le voyeurisme des médias francophones reproduisant ainsi le phénomène tout en le dénonçant. La logique androcentrique véhiculée par les adultes-experts (directeurs d’école, psychologues, parents) a monopolisé l’espace public et légitimé l’adoption de solutions contraignantes tel le port de l’uniforme scolaire. L’analyse féministe, peu médiatisée, proposait plutôt une intervention pédagogique en termes d’éducation sexuelle, mais a nourri malgré tout par son discours la dichotomie victime / provocatrice et du même coup, la conception binaire et hiérarchisée des sexes. Le modèle hétérosexuel fondé sur la primauté du désir masculin ressort également du discours médiatique, qui évacue la diversité des points de vue, nuisant ainsi à la démocratisation de la parole publique chez les jeunes. Au XXIe siècle, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, souvent associées à l’univers culturel masculin, font place notamment à certains groupes d’hommes qui tiennent un discours antiféministe sous des apparences parfois trompeuses. Louise Langevin se penche sur des sites web québécois et francophones qui se disent à la défense des droits des hommes et des pères ou qui affirment vouloir susciter une réflexion sur la condition masculine. Il en ressort surtout un discours très misogyne qui présente les hommes comme des victimes d’un féminisme qui serait à la source de nombreux problèmes sociaux. On y retrouve les thèmes chers aux anti-féministes que l’on appelle parfois « masculinistes » : violence faite aux hommes, taux de suicide et d’abandon scolaire plus élevés chez les garçons, système de justice privant les pères des droits de garde des enfants. Internet facilite ainsi la prise de parole de ces individus ou groupes souvent isolés dont le discours haineux n’est pas sans influencer les médias traditionnels (Blais et Dupuis-Déry, 2008). En guise de prélude au temps des médias, et afin de bien saisir les racines historiques d’un bagage culturel qui pèse parfois lourd dans les médias d’hier et d’aujourd’hui, cet ouvrage s’ouvre sur deux textes situant à la fois le caractère masculin de la prise de parole publique, la « modestie » jadis attribuée et prescrite aux femmes, et les zones d’action et de pouvoir qu’ont investies les
Présentation
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femmes en France à l’aube des projets de colonisation française en Amérique, puis en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Pudeur, retenue et mise en retrait sont les qualités attendues d’une « honnête femme », et sa parole doit demeurer du domaine du privé. Dominique Deslandres décrit les nombreuses voies par lesquelles la voix des femmes d’une certaine élite se taille une place dans l’espace privé ou public de la métropole française. Si leur supériorité est reconnue dans l’art de la conversation (notamment dans les salons, ces réunions régulières de personnalités des arts, des lettres et des sciences), c’est aussi par l’écriture qu’elles exercent leur capacité d’agir sur le monde, notamment par l’art épistolaire, où l’on considère aussi qu’elles excellent. L’abondante correspondance de la fondatrice des ursulines de Québec, mère Marie (Guyart) de l’Incarnation, fait partie des moyens d’action visant à mener à bien sa mission d’éducation des filles amérindiennes et françaises de la Nouvelle-France au XVIIe siècle, mais toujours sous le couvert de l’humilité et de la faiblesse propres à son sexe. Anne Marie Lane Jonah montre enfin comment, dans les limites des contraintes posées à leur prise de parole, des femmes de l’élite coloniale acadienne exilée dans l’Île Royale au Cap-Breton à la suite du traité d’Utrecht de 1713 utilisent les requêtes adressées aux autorités afin de faire valoir leurs intérêts, notamment à titre de veuve d’officier. Elle décrit également l’expérience de femmes de milieux moins favorisés qui ont communiqué l’essentiel en peu de mots confiés à un prélat enquêtant sur la situation des Acadiens de retour de Déportation, ou par un silence éloquent bafouant l’ordre d’un tribunal de Louisbourg.
Josette Brun
Références
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Interrelations
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Agentivité, voix et voies des Françaises au XVIIe siècle. Le cas de Marie de l’Incarnation 1599-1672
Dominique Deslandres Département d’histoire Université de Montréal
À l’instar d’une historiographie renouvelée par le féminisme et l’histoire du genre1, il faut remettre en cause la construction, apparemment inexorable, mais infiniment pesante, de l’illégitimité, discursive et concrète, des accomplissements féminins. En effet, le mouvement traditionnel de la pensée a jugé ces derniers indignes d’intérêt et, par conséquent, les a laissé glisser dans l’oubli ; ce faisant, l’histoire des femmes s’est trouvée confisquée au profit exclusif de celle des hommes. Aussi, répétons une fois de plus l’évidence : contrairement à ce que bien des gens pensent encore aujourd’hui, les femmes ne font pas que peupler l’histoire humaine. Elles agissent.
1. C’est-à-dire, l’histoire des rapports sociaux entre les sexes. Voir entre autres : Boxer et Quataert, 1987 : 3-17 ; Guionnet et Neveu, 2005 [2004].
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Agentivité féminine à l’époque moderne : des traces retrouvées à la mémoire d’elles L’agentivité (agency) est un concept utilisé en philosophie, en neuropsychologie et en linguistique qui décrit la capacité d’un agent à agir sur son monde. Plus particulièrement, l’agentivité humaine est ainsi une faculté de la conscience humaine de faire des choix et de les imposer. Considéré dans la perspective de l’histoire du genre (qui, pour sa part, vise à étudier la construction des identités sexuées à la base des rapports sociaux entre les hommes et les femmes), ce concept nous servira ici à mesurer l’ampleur de l’action féminine sur et dans le monde. Rappelons certains faits. Au début de l’époque moderne, les femmes ne sont pas seulement des ventres, propres à perpétuer la race et à servir leurs hommes, comme veut alors le faire croire toute une littérature misogyne qui, parce qu’elle a mieux survécu que les autres, dans les archives, a seule retenu l’attention des historiens. Les femmes composent en effet plus que la moitié de la force de travail et leur société reconnaît l’absolue nécessité de leur apport économique. Comme le souligne Dominique Godineau : Le travail des femmes n’est pas une nouveauté apparue aux XIXeXXe siècles. Dans les campagnes et les villes de France d’Ancien Régime, les femmes du peuple, mariées ou seules, sont obligées de travailler pour vivre : or, elles représentent quand même la majorité de la population ! Même celles des classes moyennes, épouses de maîtres artisans, marchands ou négociants, sont associées aux affaires. En fait, seule une minorité ne participe pas à la vie économique. Certes, c’est avec leur mari, dans l’entreprise familiale que beaucoup travaillent ; et leur identité sociale officielle ne se décline pas en fonction de leurs activités professionnelles, mais selon leur statut familial : dans les registres paroissiaux, on ne trouve guère de travailleuses, mais des femme de, veuve de, fille de. Silence trompeur qui reflète plus la conception de l’état féminin que l’organisation du travail : d’autres documents attestent la place fondamentale tenue dans l’économie du temps (Godineau, 2003 : 53).
L’importance de leur rôle dans ce domaine ne cesse de grandir en France au cours du XVIIe siècle. Et cela, malgré les restrictions légales et institutionnelles qui les ciblent et contre lesquelles elles luttent efficacement, aidées par la pérennité des structures des ménages élargis qu’elles contribuent à maintenir à flot, par leur
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autorité, leur travail et leur progéniture2. Ainsi, dans les archives, on découvre qu’un nombre non négligeable d’entre elles sont assujetties à payer des taxes : elles sont de plus en plus femmes d’affaires3, très souvent employeuses d’ouvriers (à la ville comme à la campagne), employées elles-mêmes dans les métiers de bouche et de vêtements, et bien entendu journalières ou domestiques (Collins, 1989 : 465)4. Bref, elles sont partout. À Lyon, par exemple, comme le note un jeune prêtre de Bologne en visite dans les années 1660 : Nous trouvâmes dans les rues, les faubourgs et jusque dans les ruelles de belles boutiques où tout le monde travaillait d’arrache-pied. Les femmes y ont les principaux emplois, elles tiennent les écritures en partie double, elles vendent, elles invitent les pratiques à acheter, leur montrent poliment les marchandises, comptent l’argent, le serrent, le gardent. Elles tiennent généralement la clef de l’endroit où il est déposé, attachée avec d’autres clefs à une ceinture faite de cuir et de chaînette d’argent. Bref, les maris et les pères servent de commis et de garçons de boutique5.
2. On a fait le lien en effet, entre l’apparition de la famille nucléaire dépendante d’un homme chef de famille et la perte du pouvoir des femmes (Collins, 1989 : 469-470). 3. « Il faudrait s’intéresser de plus près au rôle féminin dans le marché des capitaux car, ne pouvant acheter d’offices, celles qui ont de l’argent vont le placer ailleurs, dans les rentes royales et municipales ou les entreprises commerciales : en 1673, des Morlaisiennes contrôlent par exemple 20 % des dettes de la ville. De riches Marseillaises investissent au XVIe siècle dans des compagnies de commerce. Filles souhaitant arrondir leur dot, veuves rentières ou épouses de négociants, les Malouines concourent à la frénésie spéculative du port à travers la prise d’intérêts dans des armements de vaisseaux corsaires ou partant pour les mers du Sud : elles suivent de près l’état de la conjoncture, possèdent leurs propres réseaux d’information, forment de « véritables “clubs d’investissement” féminins avant la lettre » (André Lespagnol, « Femmes négociantes sous Louis XIV », dans Populations et cultures. Études réunies en l’honneur de F. Lebrun, Rennes, 1989, p.463 – cité par Godineau, 2003 : 55). 4. Collins (1989 : 464) écrit : « Increasing institutional (especially legal) restrictions against women, the statistical evidence implies that the number of business women was growing in the seventeenth century. They were most prominent in those trades related to customary female spheres of influence-food and household goods. ».Voir : Duplan, 1991 ; Truant, 1996 ; voir aussi 1994 et 1995 ; Berg, 1987. 5. Sébastien Locatelli, Voyage en France, 1664-1665, Paris, A. Vautier, 1905, cité par Beauvalet-Boutouyrie, 2003 : 102.
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Ce qui est moins souvent noté − et pourtant tellement évident quand on aligne les dates et les règnes − c’est que les XVIe et XVIIe siècles politiques en Europe sont une affaire de souveraines et de régentes6. Ainsi de 1553 à 1603, l’Angleterre est régie par Marie et Elizabeth Tudor, puis une guerre civile et deux révolutions plus tard, de 1702 à 1714, par Anne Stuart qui préside à la naissance de la Grande-Bretagne. En France, la dernière moitié du XVIe siècle et le début du siècle suivant sont dominés par Catherine et Marie de Médicis. Puis de 1643 à 1661, c’est presque 20 ans de régence exercée par Anne d’Autriche, liée d’amitié avec la Reine Christine, cette souveraine de Suède de 1632 à 1654, qui a fait de son pays la première puissance nordique. Toutes ces reines contribuent à la consolidation de l’absolutisme dans l’Europe du nord-ouest alors que, de 1665 à 1696, la régente Marie-Anne d’Autriche gère comme elle peut le déclin de l’Espagne amorcé sous les deux derniers rois Habsbourg. Pour leur part, du début XVIe au milieu du XVIIe siècle, les Pays-Bas sont gouvernés quasi sans discontinuer par des femmes : Marguerite d’Autriche de 1506 à 1530, Marie de Hongrie de 1531-à 1556, Marguerite de Parme de 1559-1581, Isabelle d’Espagne de 1598 à 16337. Pour finir, évoquons celles qui régnèrent sur le Saint Empire romain germanique de Marie-Anne (1606-16468) à Marie-Thérèse d’Autriche impératrice pendant 40 ans (1740-1780) d’une part et, d’autre part, les mères des sultans, appelées « validés-sultanes » qui dominèrent l’Empire ottoman au XVIIe siècle. Mais les femmes ne sont pas seulement forces économiques ou politiciennes. Elles sont aussi créatrices : des artisanes de haut calibre9, des auteures (Goldsmith et Goodman, 1995 : 249)10 et des 6. On se référera avec profit à : Viennot et Haase-Dubosc, 1991. Et, pour la France, à Bertière, 1996 ; Cosandey, 2000 ; Craveri, 2007. 7. Isabelle gouverne les Pays-Bas conjointement avec son mari, Albert de Habsbourg, le fils de l’Empereur Maximilien II. 8. Elle est la fille de Philippe IV d’Espagne et, en 1631, elle épouse Ferdinand III de Habsbourg qui est empereur du Saint Empire. 9. Malgré les restrictions concernant leur accès au compagnonnage, certaines sont des artisanes achevées. L’exemple donné par Marie Guyart et les ursulines de Québec est probant (Turgeon, 2002). 10. Voir entre autres les sites : Early Modern French Women Writers : A Women’s Studies Digitization Projet Initiative, Internet : et Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime, Internet : .
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artistes11 qui ont laissé beaucoup plus de traces que l’on pense. Des traces qu’il suffit de compiler pour atteindre une masse critique. Par exemple, les listes des écrits de femmes auteures de l’Ancien Régime français s’allongent dans les sites informatiques qui les recensent. On se rend compte que si nombre d’imprimés sont facilement repérables, les manuscrits, dont pourtant la circulation se faisait assez largement, passant de mains en mains, de cercles en cercles, sont venus souvent mourir, enfouis, dans les dépôts d’archives12. Par ailleurs, dans le seul domaine des arts, « on compte en France au XVIIe siècle, 28 femmes artistes dont quatre appartiennent à l’Académie royale », écrit Scarlett Beauvalet-Boutouyrie (2003). Et que dire de toutes les laïques dévotes et les communautés religieuses qui président à l’instauration (ou la restauration selon les cas) de l’assistanat social au début du XVIIe siècle en France ? Un assistanat dont les assises sont, comme aujourd’hui, l’éducation, la santé et la charité. Tout cela pour dire que les femmes répondent bel et bien présentes tout au long de l’âge moderne. Malgré les restrictions que cherchent à leur imposer une société patriarcale qui voit ses privilèges menacés par leur puissance socio-économique montante13, les femmes pensent et agissent, écrivent et initient, dirigent leur vie et souvent celle des autres, et… elles laissent des traces auxquelles il nous suffit tout simplement de prêter attention pour rétablir certaines perspectives sur les relations entre les hommes et les femmes de la société française du XVIIe siècle. 11. Pensons aux Italiennes Lavinia Fontana et Sofonisba Anguissola ou alors aux artistes françaises : de Suzanne de Court à Élisabeth-Sophie Chéron et Élisabeth VigerLebrun, en passant par les trois sœurs Bouzonnet Stella pour ne citer que celles-ci. Louis-Abel de Fontenay, Dictionnaire des artistes, ou Notice historique et raisonnée des Architectes, Peintres, Graveurs, Sculpteurs... Ouvrage rédigé par M. l’Abbé de F..., Paris, chez Vincent, 1776, 2 vol. II, p. 586-587. Voir aussi le site Internet : ; Bonnet, 2004. 12. Ceci, en gardant en tête que dans un contexte où l’analphabétisme demeure massif, le nombre des auteurs et auteures d’une part et celui des lecteurs et lectrices d’autre part demeure très limité. À l’échelle de la France, dans les années 16861690, la proportion d’épouses signant leur acte de mariage est de l’ordre de 14 % alors qu’il est de 29 % pour les époux (Lebrun, 2000 : 75). 13. Collins (1989 : 467-470) citant Martha Howell, Women, Production, and Patriarchy in Late Medieval Cities (Chicago, 1986) et Alice Clark, The Working Life of Women in the Seventeenth Century (London, 1919, réimprimé en 1982).
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Les médias utilisés par les femmes : l’écriture Dans le groupe relativement restreint des alphabétisés, les Françaises du siècle de Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche s’expriment donc par l’écrit : la lettre, le roman, la poésie, les « conversations » imprimées (véritables relais des conversations des salons, ces réunions de personnalités des arts, des lettres et des sciences tenues régulièrement chez une femme distinguée de la société française14), les mémoires, les autobiographies ainsi que les biographies d’autres femmes sont autant de traces, éditées ou manuscrites, qui permettent aux historiens de reconstituer le réseau du savoir féminin15. Ces écrits se rédigent dans le cadre de ce que l’histoire littéraire a nommé « l’honnêteté » et dont l’idéal s’est propagé au XVIIe siècle dans la haute société européenne depuis la publication en 1528 du Libro del Corteggiano de Baltassare Castiglione16. À l’origine écrit pour les courtisans qui souhaitaient plaire à leur prince, cet ouvrage constitue un véritable manuel de savoir-vivre qui a contribué à diffuser et à faire respecter les « bienséances », c’est-à-dire qu’il a enseigné aux élites ce qu’il convient de dire et de faire dans une circonstance donnée, selon le « bon goût » et les « bonnes mœurs » (Bury, 1996 ; Dens, 1981). Ainsi si, comme l’écrit Furetière dans son Dictionnaire, « l’honnêteté des hommes est une manière d’agir juste, sincère, courtoise, obligeante, civile, […] l’honnêteté des femmes,
14. Le premier, au milieu du XVIe siècle, est celui de Madame de Morel et ses trois filles Camille, Lucrèce et Diane ; puis c’est l’Hôtel de Retz où Claude Catherine de Clermont-Dampierre − la maréchale de Retz − tient son salon vert qui est un véritable creuset littéraire et qui sera copié par Marguerite de Valois dans son Hôtel du quai Malaquais. Se développe une véritable culture salonnière dont Catherine de Vivonne, la marquise de Rambouillet est la parfaite incarnation ; sa chambre bleue devenant le centre choisi de la société parisienne dans les années 1610 ; ce salon, relayé par celui de Madeleine de Sablé qui va lancer les Maximes (reprises par La Rochefoucauld), sera suivi par les salons précieux après la Fronde. 15. Il faut noter le nombre croissant d’études historiques sur ces sujets depuis les années 1990, dont les principaux titres se retrouveront dans les références du présent article. 16. On peut consulter l’ouvrage sur La Bibliothèque Virtuelle Humaniste (édité par François Juste, 1538) et diverses éditions sur Gallica.
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c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenuë », le lexicographe ajoute : « L’honneste femme, se dit particulièrement de celle qui est chaste, prude & modeste, qui ne donne aucune occasion de parler d’elle, ni même de la soupçonner » c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenue17.
La correspondance Un de ces médias, privilégié entre tous, est sans doute la correspondance18. Les femmes sont en effet de remarquables et souvent de prolifiques épistolières. Tout de suite vient à l’esprit l’exemple de la Marquise de Sévigné dont les lettres, véritable « vision de l’intérieur » − chère à l’historien Lucien Febvre19 −, témoignent de l’évolution du siècle, de ses préoccupations et de ses passions20. Mais on pensera aussi aux autres épistolières plus ou moins connues des historiens : de la reine Margot21 à Marie Bruneau Des Loges22 en passant par Charlotte de Brégy, Madeleine Souvré 17. Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois… La Haye et Rotterdam, Arnouts et Reigner Leers, 1690, Toute une littérature se développe au sujet de l’honnête femme. Voir par exemple : Jacques Goussault, Le portrait d’une femme honnete, raisonnable et veritablement chretienne. Paris, Michel Brunet, 1694, p. 312. 12o. 18. Voir : Planté, 1998 ; Nies, 1978 ; Beugnot, 1990 ; Servais, Van Ypersele et Mirguet, 2007. 19. Épistémè: ensemble des connaissances réglées (conception du monde, philosophies, sciences...) propres à un groupe social, à une époque. Le Petit Robert 1, 1989, p. 674. Voir Febvre, 1968 : 445. 20. Duchêne, 2002 [1982], 1996 ; Craveri, 2002. 21. Marguerite de Valois, Correspondance, 1569-1614 (Viennot, 1998) ; Viennot, 2005 [1994]. 22. « Comme ça esté la premiere personne de son sexe qui ayt escrit des lettres raisonnables, et que d’ailleurs elle avoit une conversation enjoüée et un esprit vif et accort, elle fit grand bruit à la Cour. […] Elle avoit une liberté admirable en toutes choses ; rien ne luy coustoit : elle escrivoit devant tout le monde. On alloit chez elle à toutes heures ; rien ne l’embarassoit. J’ay déjà dit ailleurs qu’elle faisoit quelquefois des impromptus fort jolis. » (Tallemant Des Réaux, Les Historiettes [1657 et ss], avec éclaircissements et notes par Messieurs Monmerqué, t. 3, Paris, Alphonse Levasseur, 1834-1835, p. 23; cité par Sara Harvey, SIEFAR, 2006. Internet : ).
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de Sablé, Louise Béon de Brienne23… Notons que les lettres de ces mondaines sont appréciées de leurs contemporains surtout pour les qualités qu’ils attribuent à la nature féminine de leurs auteures. Ainsi, Daniel de Cosnac félicite Madame Des Loges, sa correspondante, de si bien écrire sans avoir appris à le faire : certes je ne cognois point d’homme qui escrive à lesgal de vous. Ce n’est que par force que nos esprits s’eslevent, au lieu que le vostre, c’est par disposition, si bien que vous vous pouvez vanter d’avoir par-dessus nous les mesmes advantages qu’ont les Anges, qui raisonnent beaucoup plus excellemment, sans peine, que nous ne faisons avec nos resveries24.
Bref, très tôt dans le siècle, la supériorité des femmes est reconnue dans l’art épistolaire, comme dans celui de la conversation, nous le verrons plus loin. La Bruyère s’en fait l’écho quand il écrit : « ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l’effet que d’un long travail et d’une pénible recherche […] »25.
Poésies, théâtre, romans, nouvelles, contes de fées Comme le souligne Linda Timmermans : « c’est le développement de la vie mondaine » qui explique l’émergence et l’expansion de la pratique littéraire féminine au XVIIe siècle. « L’usage du monde [suppose] un art de bien dire et de bien écrire que de plus en plus de femmes mettent en usage dans des œuvres littéraires, souvent mineures ». Considérée comme un divertissement, un moyen de 23. Linda Timmermans, 2005 : 189-195. Madame de Brégy, La Sphère de la lune composée de la tête de la femme, Paris, Côté-femmes, 1992 (préface Évelyne Berriot-Salvadore); Édouard de Barthélemy, Madame la comtesse de Maure : sa vie et sa correspondance, suivies des Maximes de Madame de Sablé et d’une étude sur la vie de Mademoiselle de Vandy, Paris, J. Gay, 1863. Conley, 2002. 24. Lettre de Daniel de Cosnac, dans Nicolas Faret, Recueil de Lettres nouvelles, A Paris : chez M. Blageau, 1642 (édition de 1627 t. II, p. 31, cité par Timmermans, 2005 : 194). 25. Jean de La Bruyère, « Des ouvrages de l’esprit », Les caractères de Théophraste traduits du grec avec les Caractères ou les mœurs de ce siècle, éd. Robert Garapon, Paris, Garnier, 1983 (1962), 37, p. 79-80, cité par Timmermans, 2005 : 196.
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communication sociale et de convivialité, la littérature ouvre pourtant la porte à la diffusion d’une culture féminine, mais qui, selon les règles de l’honnêteté, ne doit pas s’afficher (Timmermans, 2005 : 181-185 ; Lougee, 1976 ; Marchal, 2001 ; Sternberg, 2006). Ainsi conformément aux bonnes mœurs, parmi les romancières, les rares à décider de faire carrière écrivent le plus souvent sous un nom d’emprunt. C’est l’œuvre poétique et théâtrale d’Antoinette Deshoulières26, la première académicienne de France, et ce sont les romans-fleuves de Madeleine de Scudéry27 et ceux de Marie-Catherine Desjardins 26. Antoinette Deshoulières, L’enchantement des chagrins : poésies complètes, Éd. établie et annotée par Catherine Hémon-Fabre et Pierre-Eugène Leroy, Paris, Bartillat, 2005. Conley, 2002 : 45-74. 27. Morlet-Chantalat, 1997 ; Spica, 2002. Madeleine de Scudéry (1607-1701), femme savante et précieuse, militante féministe avant la lettre (elle revendique l’égalité des sexes, l’accès à l’instruction, rejette la domination de l’homme et refuse le mariage), rédige des romans-fleuves et dans l’un d’eux (10 volumes) Clélie, histoire romaine (1654-1660) un de ses personnages, Tullie, s’indigne du sort que lui vaut d’être femme et conclut sa diatribe par ces paroles : « Aussi puis-je assurer qu’il n’y a point de jour où je ne porte envie au sexe dont je ne suis pas. » Se plaignant de la condition féminine, Melle de Scudéry écrit encore (toujours dans Clélie) : « Il est vrai [...] qu’il ne faut qu’un très petit nombre de bonnes qualités à une personne de mon sexe pour acquérir beaucoup de réputation, mais il est vrai aussi que cela nous est infiniment honteux. Car enfin c’est dire positivement que nous ne sommes pas capables d’en avoir davantage [...]. Il faut conclure que nous n’avons guère de cœur, de nous contenter d’être seulement les premières esclaves de toutes les familles, et même bien souvent les plus malheureuses et les plus mal traitées. Nous n’avons pas même la liberté de choisir nos maîtres, puisqu’on nous marie bien souvent contre notre inclination ; et il se trouve enfin que ce grand et merveilleux esprit que les dieux nous ont donné n’est employé qu’à des bagatelles, et que celles qu’on estime le plus parmi nous sont celles qui se servent le moins de leur esprit, qui le cachent le plus soigneusement [...] Il faut n’avoir jamais de liberté d’aller seule nulle part. Les voyages nous sont défendus [...] Quand je vois seulement un homme se promener seul, j’envie la liberté qu’il en a: quand quelque autre s’en va en voyage, je lui porte encore envie ; et j’en vois même quelques-uns de qui la colère et la vengeance me semblent encore dignes d’être enviées; car enfin on ne trouve point étrange qu’un homme soit sensible et qu’il se venge, et on ne peut presque souffrir qu’une femme se plaigne de rien ou si elle se plaint il faut que ce soit si doucement qu’elle n’en change pas de teint, que ses yeux n’en perdent pas leur douceur, et on dirait enfin que la nature doit nous avoir fait naître insensibles vu les lois que la bienséance nous impose ; aussi vous-puis-je assurer que je murmure étrangement contre ceux qui les ont faites. » Clélie, histoire romaine (1654-1660), Paris, Courbé, t.II, p. 878-882.
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de Villedieu28 qui retiennent l’attention des contemporains d’alors, et des historiens d’aujourd’hui. Car, alors que de plus en plus d’auteures font jouer leurs pièces de théâtre, comédies ou mêmes tragédies sur les scènes françaises29, c’est surtout par le roman que l’écriture féminine acquiert une certaine reconnaissance. À condition de se présenter comme des amateures et non comme des « auteures »30, les écrivaines peuvent se gagner un public. En effet, comme les nouvelles, pratiquées par beaucoup d’entre elles, et les contes de fées, mis à l’honneur par Marie-Catherine d’Aulnoy, le roman appartient à un genre jugé mineur, « méprisé des doctes et 28. Micheline Cuénin, Roman et société sous Louis XIV : Madame de Villedieu (MarieCatherine Desjardins 1640-1683), Paris, Champion, 1979, 2 t., en ligne sur le Site Madame de Villedieu, Copyright © Editions Honoré Champion 2007. 29. On notera surtout dans la deuxième moitié du XVIIe siècle : Alberte-Barbe Ernecourt de Saint-Balmon en Lorraine et Marthe Cosnard en Normandie qui publient chacune une tragédie tandis que la Lyonnaise Françoise Pascal en écrit plusieurs. Marie-Catherine Desjardins est la première femme à voir ses pièces jouées sur la scène parisienne. Dans les années 1680, Catherine Bernard et Antoinette Deshoulières font représenter leurs pièces tandis que d’autres femmes composent des ballets. Perry Gethner, «Melpomene Meets Women Playwrights in the Age of Louis XIV», Neophilologus, 1988, 72, p.17-23, cité par Timmermans, 2005 : 185-186. 30. Alors elles disent s’adresser à un public essentiellement féminin. Telle la linguiste Marguerite Buffet, qui dit rendre ses « préceptes plus intelligibles qu’il m’a été possible, n’ayant travaillé que pour les femmes, je me suis rendüe familière, & n’ay pas voulu les embarrasser de choses si élevées qui leur auroient esté très-inutiles » (Les Nouvelles observations sur la langue française, Paris, Jean Cusson, 1668, p.197198), ou la chimiste Marie Meurdrac qui écrit de façon plus revendicatrice en 1666 : «Quand j’ai commencé ce petit Traité, ça a été pour ma seule satisfaction, et pour ne pas perdre la mémoire des connaissances que je me suis acquises par un long travail, et par diverses recherches plusieurs fois réitérées. J’ai été tentée de le publier ; mais si j’avais des raisons de le mettre en lumière, j’en avais pour le tenir caché ; je m’objectais à moi-même que ce n’était pas la profession d’une femme d’enseigner ; qu’elle se doit demeurer dans le silence, écouter et apprendre, sans témoigner qu’elle sait ; qu’il est au-dessus d’elle de donner un Ouvrage au public, et que cette réputation n’est pas d’ordinaire avantageuse, puisque les hommes méprisent et blâment toujours les productions qui partent de l’esprit d’une femme. Je me flattais d’un autre côté que je ne suis pas la première qui ai mis quelque chose sous la Presse ; que les Esprits n’ont point de sexe ; et que si ceux des femmes étaient cultivés comme ceux des hommes, et que l’on employât autant de temps et de dépenses à les instruire, ils pourraient les égaler. » La Chymie charitable et facile, en faveur des dames, Paris, Jean Dhoury, 1676 (2e éd.), f. 31-32 (voir aussi Jean Jacques (dir.), Paris, CNRS, 1999).
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sans “règles” savantes [et] sans doute, pour ces raisons mêmes, investi par les femmes » écrit Linda Timmermans (2005 : 215). Mais, s’ils sont vilipendés par ceux qui leur reprochent d’accroître le mauvais goût qui semble régner dans les lettres de l’époque, ces genres littéraires apparaissent aujourd’hui comme des lieux historiques de résonance et de diffusion de la culture féminine.
Conversations, mémoires, autobiographies, biographies D’autres lieux littéraires de cette culture féminine sont, là encore, pratiqués ou prétendument pratiqués en dilettantes. Pour aborder la morale, par exemple, les auteures choisissent de rédiger des réflexions, des maximes, des entretiens, des avis, des traités, des conversations, tous des genres qui veulent éviter le dogmatisme (Van Delf, 1982 : 247 ss.) et aller droit au but. Des essais moraux de Marie de Gournay, la fille adoptive de Montaigne (Fogel, 2004), aux traités de la marquise de Lambert parus à la fin du siècle sur l’amitié, la vieillesse ou le goût (McNiven Hine, 1983 : 173-191), en passant par ceux de Mesdames de Sablé, de la Sablière, de Pringy ou les Conversations de Madeleine de Scudéry ou Madame de Maintenon31, tous ces écrits de femmes témoignent d’une volonté de transmettre une expérience personnelle, une croyance religieuse, une introspection (« anatomie du cœur »), et se font pédagogie de « l’honnêteté » féminine. Ces motivations rejoignent celles des femmes mémorialistes. Comparées au nombre des mémorialistes masculins (Charbonneau, 2001)32, celles-ci sont rares à cause du principe qui veut que leur nature féminine les exclue des « beaux faits » dignes de la sphère publique et de la postérité. Comme le constate, au début des années 1680, Catherine de la Guette : « Ce n’est pas une chose fort extra31. Madeleine de Scudéry, Morale du monde ou Conversations (10 volumes, 16801682), Paris, Sur le Quai des Augustins, 1686. Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au XVIIe siècle : actes du colloque international de Paris, 28-30 juin 2001, Arras, Artois Presses Université, 2002. Correspondance générale de madame de Maintenon, Théophile Lavallée (dir.), Paris, Charpentier, 1865-1866, 5 vol. en ligne. Leroy et Loyau, 1999. 32. Voir aussi Internet : .
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ordinaire de voir les histoires des hommes, qui par leurs beaux faits ou par leurs vertus éminentes, se sont rendus recommandables à la postérité, ou qui ont été élevés ou abaissés selon les caprices de la fortune ; il se trouve peu de femmes qui s’avisent de mettre au jour ce qui leur est arrivé dans leur vie. Je serai de ce petit nombre33. » Avant la Fronde en effet, seuls les mémoires de Marguerite de Valois sont publiés en 162834. Après cette guerre civile, quelques aristocrates qui s’y sont illustrées prennent la plume pour relater leurs exploits, telles Anne-Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville35, Anne-Marie Louise de Bourbon-Montpensier (la Grande Mademoiselle) 36 ou les sœurs Mancini, nièces du Cardinal Mazarin37. C’est alors que s’installe, selon Marc Fumaroli, un nouveau climat favorisant l’émergence de mémoires féminins plus personnels, s’attachant à faire des bilans d’existence avec introspection (Fumaroli, 1971 : 27-29 et 37. Timmermans, 2005 : 211-213. D’autres, comme Françoise de Motteville ou la duchesse Marie de Nemours38, « appliquent non à elles-mêmes mais aux autres, l’analyse du cœur humain et de ses ressorts » et veulent témoigner d’événements historiques ; la première entend faire connaître la vie privée et publique d’Anne d’Autriche, sa protectrice, tandis que la seconde veut donner les informations qu’elle possède sur la Fronde et les frondeurs (Timmermans, 2005 : 212). Il faut noter dans ce
33. Micheline Cuénin éd. Madame de La Guette. Mémoire écrit par elle-même (16131676), Paris, Mercure de France, 1982, p. 41, cité par Timmermans, 2005 : 211. Voir aussi Joseph Moreau (dir.), Mémoires de Madame de la Guette escrits par elle-même, Kraus Reprint, Paris, Plon, 1982 (21e éd.), édition en ligne BNF Gallica. 34. M. Guessard, éd. Mémoires et lettres de Marguerite de Valois. Paris : J. Renouard, 1842, édition en ligne BNF Gallica. 35. Par exemple, Manifeste de Madame la duchesse de Longueville, Bruxelles, Jean Roxh, 1650. Lebigre, 2004. 36. Mémoires, Paris, Charpentier, 1902, 4 vol. Garapon, 2001. 37. Doscot, 1965. La maternité des mémoires de la première est discutée et est attribuée à l’abbé Saint-Réal. Démoris, 1975 : 110-122. 38. Mémoires de Mme de Motteville, Paris, Foucault, 1824, 3 vol. Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France. Mémoires de Marie d’Orléans, duchesse de Nemours. Paris, Mercure de France, 2006 (Temps retrouvé).
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registre, qui s’inscrit aussi dans la « Querelle des femmes »39, les ouvrages féminins qui célèbrent la supériorité du beau sexe en alignant les biographies de femmes fortes. On pensera notamment aux panégyriques de Jacquette Guillaume 40 ou de Marguerite Buffet41 qui rappellent non seulement les capacités féminines, mais qui servent aussi de modèles de comportement tout comme l’avaient fait les exempla médiévaux. Ces modèles se trouvent enseignés dans l’éducation prodiguée aux jeunes filles qu’elles reçoivent d’abord au sein de la famille, puis dans les petites écoles pour les plus chanceuses des moins riches, lors de la mise en apprentissage pour la plupart et, pour les plus favorisées, lors d’un internement plus ou moins long dans un couvent (Duchêne, 2004 : 92-108 ; Beauvalet-Boutouyrie, 2003 : 55-68 ; Craveri, 2002)42. Une formation continue est assurée dans les salons que nous avons brièvement évoqués, lors de visites reçues ou données ou lors de séjours prolongés chez une parente ou chez une amie, et à l’intérieur des réseaux de bonnes œuvres que susci39. La « Querelle des femmes » est un débat littéraire qui a débuté aux XVe et XVIe siècles et s’est déroulé dans tous les pays d’Europe. Pendant plus de trois siècles, des auteurs attaquaient les femmes tandis que d’autres les défendaient. À ce sujet, voir Kelly, 1982. 40. Jacquette Guillaume La femme généreuse qui montre que son sexe est plus noble, meilleur politique, plus vaillant, plus savant, plus vertueux et plus économe que celui des hommes, Paris, Petit, 1643 (1642) et Les Dames illustres, où par bonnes et fortes raisons il se prouve que le sexe féminin surpasse en toutes sortes de genres le sexe masculin, Paris, T. Jolly, 1665. 41. Marguerite Buffet, Les éloges des illustres savantes anciennes et modernes (1668) inséré dans Les Nouvelles observations sur la langue française, p. 199-342. 42. Mme de Maintenon, dans sa Conversation sur la société, explique ce qu’est une femme « propre à la société » en rapportant la réponse d’une bonne élève à la Maison Royale de Saint-Cyr : « Elle a de l’esprit jusqu’à un certain point ; elle est douce et complaisante ; elle veut tout ce qu’on veut, jouer au jeu que les autres proposent quand il ne serait pas de son goût, se promener, demeurer dans la chambre, parler, se taire, travailler ; elle écoute avec attention ce qu’on lui dit ; elle n’abuse point de l’attention des autres en se faisant écouter trop longtemps ; elle n’est point curieuse, elle ne veut savoir que ce qu’on veut lui dire, elle ne pénètre point dans les choses dont elle n’est point chargée ; elle ne se fâche jamais ; elle laisse tomber tout ce qui pourrait fâcher une autre ; elle loue ce qui est bon ; elle se tait sur ce qui est blâmable dans les personnes ; elle entend dire ce qu’elle savait sans montrer qu’elle le sait, aimant mieux ce petit ennui que d’ôter le plaisir de celle qui veut apprendre une nouvelle. » Conseils et instructions aux demoiselles, Limoges, éd. Du Châtenet, 1867 : 86-87.
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tent à la fois la Réforme catholique 43 et les transformations socio-économiques des années 1600. De cette conjoncture naît un certain féminisme religieux44 dont le principe premier est d’affirmer l’égalité des sexes pour mieux souligner les devoirs chrétiens de chacun et mobiliser toutes les énergies. À la faveur de ce mouvement, se dessinent les contours d’une culture qui reconnaît aux femmes la « même obligation d’employer le temps » que les hommes, de « se rendre utiles au public », de fuir l’oisiveté et de s’adonner à l’étude, à la charité et au travail manuel. Jacques du Boscq écrit ainsi que la morale chrétienne : est nécessaire à l’un & à l’autre sexe : & que si les hommes ont tort de ne l’estudier point assez ; les Dames en ont encore davantage, de ne l’estudier point du tout : puis quelles sont obligées comme eux de sçavoir la différence du bien & du mal, & de vivre selon la droitte Raison. Puisque, dis-je, elles doivent aspirer à une mesme perfection, & à une mesme félicité : Puis qu’elles ont les mesmes loix à suivre, les mesmes maladies à guerir, & une mesme ame à instruire45.
Et si, quand il écrit ces lignes, le cordelier s’adresse surtout aux femmes de l’élite, il semble bien que ce pragmatisme a gagné toutes les couches de la société dès les années 1600.
43. La réforme catholique est à la fois une réforme disciplinaire du clergé et des fidèles et une réponse à la réforme protestante initiée par Luther et Calvin au XVIe siècle. Elle est formalisée par le Concile de Trente en Italie (1545-1563). Sa mise en place en France sera menée tant par les religieux que par les laïcs dévots servant les politiques absolutistes de Louis XIII et de Louis XIV. Cette réforme, qui mise sur la lutte contre l’ignorance religieuse et les déviances, ne connaîtra d’équivalent qu’avec Vatican II ; c’est dire qu’elle imprimera un sceau durable sur les mentalités (Deslandres, 2003 : 19-86). 44. Mouvement dont les religieux François de Sales, Nicolas Caussin, Jacques Du Boscq, Pierre Le Moyne sont les représentants masculins (Maclean, 1977 : 141 ; Schulte van Kessel, 1991 : 141-174 ; Bernos, 2003). 45. Jacques Du Boscq, L’Honneste femme, Paris, Billaine, 1632-1633, t. III, p. 178 et p. 5-6, cité par Timmermans, 2005 : 292 et 292 n. 78.
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Les années 1600-1660 : un créneau pour l’agentivité des Françaises Car à la fin de près de 40 années de guerres de religion, ce qu’on a appelé « l’invasion mystique »46 en France, coïncide avec la création d’un espace-temps où les femmes sont particulièrement actives dans toutes les sphères de la société. C’est justement le moment où le pays s’ouvre à la colonisation américaine − à la construction d’un pays, en particulier en Nouvelle-France −, alors même qu’il est, à l’intérieur, voué à la reconstruction. Or, comme dans chaque période suivant un conflit, la force vive des femmes est mise à contribution dans tous les domaines. Il semble s’ouvrir en effet un créneau où, même si on ne la nomme pas ainsi, l’agentivité47 des femmes est reconnue légitime et nécessaire. Un créneau qui se resserre avec les mesures absolutistes des années 1660 et qui se refermera, en Nouvelle-France, avec la conquête anglaise et, en France, avec la révolution bourgeoise de 1789.
Les femmes dans le mouvement d’intégration socioreligieuse Accroître le nombre de Français − donc de sujets du roi, loyaux et bons catholiques − est une nécessité d’autant plus forte qu’au début du XVIIe siècle, le pays se remet mal de la grande saignée opérée par les guerres de religion et des divisions religieuses dues à la scission de l’Église catholique et à la formation des Églises protestantes. Le grand projet des autorités civiles et religieuses est alors d’unir tous les peuples français, qu’ils soient bretons, normands, provençaux ou habitants des colonies. Et la religion − l’unique
46. Entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, dans la foulée de la réforme catholique, on assiste en France à une explosion dans le nombre des vocations religieuses, qui vont jusqu’au mysticisme et jusqu’à la sainteté, à un point tel qu’Henri Bremond a parlé d’une véritable invasion des mystiques; une invasion dont un François de Sales et un Vincent de Paul donnent les versions les plus « raisonnables » et un Jean-Joseph Surin ou une Marie Guyart, les versions les plus « extrêmes » (Bremond, 2006, vol. 1, t. 2 « L’invasion mystique »). 47. Agency dit l’histoire anglophone du genre ou gender (Scott, 1986 : 1053-1075).
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religion c’est-à-dire la catholique romaine issue de la réforme du Concile de Trente − est considérée comme le ciment idéal de cette union. Or dans cette entreprise unificatrice, qui mise sur l’encadrement socioreligieux, les femmes, religieuses ou laïques, jouent un rôle prépondérant. Jeanne de Chantal inspire François de Sales et fonde avec lui la Visitation, cet ordre religieux qui a pour but de visiter, d’enseigner et de réconforter les malades et les pauvres ; Anne de Saint Barthélémy conseille Pierre de Bérulle, le père de l’École française de spiritualité qui marquera profondément et durablement le clergé français ; Alix Le Clerq réalise le rêve éducatif de Pierre Fourier en créant une « Maison nouvelle de filles pour y pratiquer tout le bien qu’on pourrait » et tout un réseau d’écoles de filles ; Angélique réforme à la fois son couvent de Port-Royal et sa famille, les Arnauld, les défenseurs du mouvement politico-religieux du jansénisme ; la dévotion de Barbe Acarie édifie dom Beaucousin et Pierre de Bérulle et anime les salons spirituels de la capitale ; Louise de Marillac œuvre avec Vincent de Paul en créant les filles de la charité qui donnent ses assises au système français d’assistance aux pauvres et indigents ; Antoinette d’Orléans fonde, avec l’aide du père Joseph, les Bénédictines de Notre Dame du Calvaire ; Jacqueline Pascal obtient la conversion de son frère Blaise ; on a l’exemple également de Marie Rousseau et de Mère Agnès qui marqueront fortement Jean-Jacques Olier le fondateur des sulpiciens de Montréal ; de Marie des Vallées et Jean Eudes, ce grand missionnaire de l’ouest de la France ; de Madame Guyon et l’abbé de Fénélon l’auteur de plusieurs traités de pédagogie tant adressés aux filles qu’aux garçons qui sera le précepteur de l’héritier de la couronne française… Et que dire d’une duchesse d’Aiguillon présidant aux entreprises d’assistanat social (hôpitaux et maisons d’enseignement) à l’intérieur comme à l’extérieur du pays ? Que dire des fondatrices de la colonie de Nouvelle-France : Marie de l’Incarnation et Madame de la Peltrie cofondatrices des ursulines de Québec, Jeanne Mance fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, Marguerite Bourgeois créatrice du réseau d’enseignement de la Congrégation Notre-Dame ? Dans toutes les initiatives réformatrices, il ne faut pas chercher longtemps pour trouver la femme. On n’en trouve pas une de ces entreprises qui
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ne soit initiée par ou pour les femmes (Deslandres, 2003 : 356-389). Mais toutes ces religieuses et ces dévotes se démarquent-elles dans leur usage des voies d’agentivité féminine que nous avons recensées chez les mondaines ? C’est ce que nous allons maintenant voir grâce à l’exemple de Marie Guyart de l’Incarnation dont la vie et les réalisations témoignent de façon privilégiée de la place que cette époque réserve aux femmes et des chemins qu’elles empruntent pour parvenir à leurs fins. Il faut dire que sans cette agentivité, sans les femmes comme Marie Guyart, notre pays n’existerait pas. Ce sont les religieuses, en effet, qui établissent les fondements de la société franco-américaine telle que nous la connaissons aujourd’hui : éducation, santé, secours aux pauvres, soutien des aînés, accueil des orphelins, encadrement des familles, emploi et immigration sont en effet confiés aux femmes, plus particulièrement aux religieuses et aux dévotes.
Marie Guyart de l’Incarnation, 1599-1672 Caractérisée par un aplomb et un bon sens remarquables, cette maîtresse-femme, native de Tours, est l’une des premières missionnaires françaises d’outre-mer. En effet, surmontant l’obstacle du cloître, elle traverse l’Atlantique en 1639 et fonde à Québec un monastère d’ursulines qui jouera un rôle fondamental dans le développement de la Nouvelle-France. Ce couvent d’enseignement a pour fonction première d’éduquer dans la foi chrétienne et de « civiliser » les petites Amérindiennes et bientôt, il fera tout cela : élever, soigner, secourir, soutenir, accueillir, encadrer, employer et aider à s’établir. Et pas seulement les Amérindiennes, les Françaises aussi qui, très tôt, affluent alors que les premières sont décimées par les maladies et les guerres (Deslandres, 1994 : 885-899)48. Mais Marie n’est pas seulement une éducatrice, elle est aussi une des grandes mystiques de son temps et, de surcroît, une épistolière prolifique et avertie, son abondante correspondance et ses deux 48. Voir aussi Deslandes, 1992 : 74-84 ; 1997 : 285-300.
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autobiographies (Oury, 1971 et 1973)49 constituent d’ailleurs le complément obligatoire des Relations des jésuites50. Selon le père François-Xavier de Charlevoix : Ce n’est pas qu’elle lui ait été inconnuë [du public] jusqu’ici : les éloges qu’en ont fait de très-grands hommes, & ses propres ouvrages, où l’on admire un goût exquis, une raison saine, un génie sublime, & cette onction divine qui distingue si bien les écrits des Saints, l’ont déjà placée au rang des plus illustres femmes51.
Née en 1599, au sein d’une famille de boulangers de Tours, elle se marie, en 1617, à Claude Martin, un maître ouvrier en soie. Veuve deux ans plus tard, elle élève son fils Claude tout en dirigeant, pendant plus de six ans, l’entreprise de transport qui appartient à son beau-frère. En 1631, laissant son fils à sa sœur, elle décide de se retirer du monde et entre chez les ursulines de Tours où elle prend le nom de Marie de l’Incarnation. Elle prononce ses vœux après deux ans de noviciat. À ce moment-là, elle nourrit déjà son grand dessein de convertir les âmes. Soutenue par un large réseau, qui s’étend de ses proches parents jusqu’à la reine-mère, Anne d’Autriche, elle réussit à se faire envoyer au Canada. À Québec, elle fonde, en 1639, un couvent d’enseignement pour filles. Litté49. Ci-après MI. Marie de l’Incarnation, Autobiographie, dans Écrits spirituels et historiques, Dom Jamet, éd., Québec, Les Ursulines de Québec, 1995, tomes I et II. 50. C’est une tradition lancée au XVIe siècle, par François Xavier et les premiers jésuites que d’écrire régulièrement au supérieur afin de l’informer des progrès missionnaires. Dans le droit fil de cette tradition, les Relations des Jésuites de la Nouvelle-France sont des rapports annuels envoyés par le supérieur de la mission de Nouvelle-France au supérieur provincial de France, publiés entre 1632 et 1673. Reuben Golden Thwaites, The Jesuit Relations and Allied Documents: Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791, New York, Pageant, 1959 [réimpression de l’édition publiée entre 1896 et 1901 par Burrows, Cleveland, 73 vol.]. Accessible sur Early Canadiana Online, Internet : . Cette édition de Thwaites est corrigée et complétée par celle de Lucien Campeau, Monumenta Novae Franciae, (Volumes I-III publiés par Archivum Romanum Societitis Jesu, Rome et Les Presses de l’Université Laval, Québec.Volumes IV-VIII publiés par Archivum Romanum Societitis Jesu, Rome et Éditions Bellarmin, Montréal). Depuis 1967, 9 volumes ont parus à ce jour. 51. François-Xavier de Charlevoix, « Préface », La vie de Mère Marie de l’Incarnation, institutrice & première Supérieure des Ursulines de la Nouvelle France, Paris, Antoine Claude Briasson, 1724 (Canadiana. org), p. ix-x.
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ralement, elle prend pays et se consacre tout entière à l’éducation des filles et femmes amérindiennes et françaises. On lui doit, entre autres, l’introduction de la broderie dans la colonie − plus exactement la peinture sur fil (Turgeon, 2002) − et elle enseigne la viole de gambe à ses élèves52. Elle meurt à Québec en 1672, après une longue vie faite de visions mystiques et de travail missionnaire très terre à terre (Oury, 1973 ; Deroy-Pineau, 1999).
L’écriture : correspondance, biographies, autobiographies Une des grandes différences entre les écrits des mondaines et ceux des religieuses, c’est que les seconds ne sont que rarement destinés à être publiés. Ce qui ne signifie pas que les manuscrits ne circulent pas, bien au contraire, ils le font largement. La correspondance conventuelle sert d’abord et avant tout à échanger des informations. Entre maison-mère et succursales s’échangent, sur une base régulière, avis, informations, conseils, voire des biographies qui favorisent l’émulation (Le Brun, 1986 : 390). Afin d’entretenir leurs réseaux, les supérieures de maisons religieuses écrivent aussi de nombreuses lettres qui racontent les événements entourant leur entreprise, insistant en particulier sur la conversion et le destin des protégés des donateurs tout en sollicitant, à nouveau leur soutien. Enfin, l’échange épistolaire sert aussi la direction de conscience, qui souvent ne se fait pas à sens unique. En effet, par ses avis spirituels, l’auteure des lettres dirige souvent l’âme de ses correspondants, voire même celle son directeur de conscience (Bremond, 2006, II : 37). Marie de l’Incarnation est un exemple parfait de cet art épistolier. En effet, dans sa correspondance abondante, éclairée et fort détaillée53, Marie de l’Incarnation relate l’histoire des premières 52. Elle écrit à propos d’Agnès Chabdikuchich une jeune convertie amérindienne de douze ans : « Elle a fait de très-grands progrez auprès de nous, tant dans la connaissance des mystères, que dans les bonnes mœurs, dans la science des ouvrages, à lire, à jouer de la Viole et en mille autres petites adresses » (Marie de l’Incarnation, Lettre à une dame de qualité, 3 septembre 1640 dans MI : 96). 53. Dom Oury a recensé quelques 10 000 lettres et en a retrouvé 273 qu’il a publiées, dans Oury, 1973.
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années de la colonie. Elle n’écrit pas pour être publiée, comme le font les jésuites dans leurs fameuses Relations, et échappe par conséquent à la censure et à l’autocensure. Ce qui fait qu’elle se livre sans fard à ses correspondants, parmi lesquels son fils54 est le favori. Elle leur fait part de ses visions, intuitions et réflexions, en des termes qui pourraient lui valoir d’être inquiétée par les autorités ecclésiastiques. Comme elle a souvent connaissance des rapports des missionnaires bien avant tout le monde en France, elle relaie et complète leurs informations, palliant ainsi certains de leurs silences imposés par les contraintes éditoriales ou par les aléas de la navigation qui font disparaître les documents. Comme l’écrit son fils, qui se fait éditeur de ses lettres : Les Lettres contiennent une Histoire succinte, mais sincère de tout ce qui s’est passé de plus remarquable dans le Canada depuis 1640 jusques en 1672, c’est-à-dire durant l’espace de trente deux ans qu’elle y a vécu. L’on peut ajouter foi à tout ce qu’elle dit, n’aiant rien écrit qu’elle n’ait veu ou appris de bouche ou par Lettres des Révérends Pères Jésuites qui étaient dispersez dans les Missions. Souvent même le Révérend Père qui étoit chargé de travailler aux Relations, lui communiquoit ses Mémoires pour en tirer ce qu’elle jugeroit à propos, afin d’en faire part en France à ses Amis et aux Bienfaiteurs de la maison55.
Ainsi en ce qui concerne les missions, cette correspondance dérive des Relations des jésuites. Mais Marie a conversé longuement avec les missionnaires, elle a interrogé personnellement les Amérindiens et les colons ; elle ajoute souvent des remarques qui lui sont propres qui sont loin d’être sans intérêt. En fait, elle peut être consi54. Claude Martin (1619-1696) subit un dur coup quand, en 1631, sa mère entre chez les ursulines de Tours. Après quelques années d’adolescence révoltée, il finit par rentrer « dans le droit chemin » : il fait de bonnes études chez les jésuites. Et celui que sa mère avait consacré à Dieu à sa naissance, devient en 1641 bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur. Savant érudit et écrivain de talent, Dom Claude vit, tout comme sa mère, une intense spiritualité qui confine au mysticisme. Il deviendra un des grands réformateurs de sa célèbre congrégation mauriste. En 1677, il publie La vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation... tirée de ses lettres et de ses écrits, (Paris, Billaine). Il s’attache ensuite à publier sa correspondance : Lettres de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, Ire supérieure des Ursulines de la Nouvelle France, Paris, Billaine, 1681. 55. Claude Martin, éd. Lettres de la Vénérable, Avertissement, p.vii, cité par Oury, 1973 : xvii-xviii.
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dérée comme une source autonome dans bien des cas. Par exemple, la lettre du 12 octobre 1655 qu’elle adresse à son fils, est essentielle car la Relation rédigée par les jésuites s’est perdue en chemin vers la France. Par ailleurs en ce qui regarde l’affaire du Long Sault en 1660, l’ursuline donne la version d’un des Hurons qui ont participé à la défense organisée par Dollard des Ormeaux – un témoignage qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Enfin, pour ce qui concerne Québec et sa région immédiate, Marie est un témoin direct qui donne à ses correspondants toutes sortes de renseignements : sur la flore et la faune, sur le commerce et l’économie, sur les ressources naturelles du pays et la qualité des colons qui vient s’y installer, etc. Marie ne se prive pas de donner son avis, toujours prudent et nuancé, sur les personnes : elle décrit les participants au projet missionnaire, soulignant entre autres la difficulté voire l’impossibilité de franciser les Amérindiens ; elle évoque les hauts et les bas de la vie des colons et des marchands de passage ; et à mesure que les années passent, elle prend du recul, discerne avec beaucoup de sensibilité les événements qui marquent et marqueront durablement l’histoire de la colonie, s’inquiétant par exemple des dangers que posent les progrès rapides de la Nouvelle-Angleterre pour la Nouvelle-France (Oury, 1973 : xvii-xix). Dans l’ensemble, on peut dire que par ses écrits Marie nous renseigne sur l’outillage mental non seulement du groupe de missionnaires mais aussi des colons et des Amérindiens, nous donnant cette « vision de l’intérieur » que seuls les auteurs privilégiant la voix intime peuvent offrir. Dans le cercle des ursulines, traversant l’Atlantique, les ouvrages circulent et, en particulier, les éloges de femmes dignes d’émulation. Ainsi, l’Année bénédictine ou les Vies des saints de l’Ordre de saint Benoît pour tous les jours de l’année, par Jacqueline de Blémur, la Vie d’Anne de Beauvais ou celle de Mère Marguerite de St-Xavier captivent Marie de l’Incarnation et ses consœurs56. La supérieure des ursulines de Québec rédige elle-même les vies de
56. Marie de l’Incarnation, Lettres dans MI à son fils, 21 octobre 1669, p. 868, à C. de St-Joseph, (1669), p. 853 et (1670), MI, p. 883. Pour la vie de Mère de St-Xavier, écrite par Jean-Marie de Vernon, Paris, 1665 (Lettre à la supérieure de Dijon (1668), MI, p. 805-806).
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Dominique Deslandres
deux moniales et d’une laïque qu’elle considère comme des femmes exemplaires57. Après sa mort, Marie de l’Incarnation elle-même sera l’objet de plusieurs récits qui relatent ses vertus58. Par ailleurs, elle ne se prive guère de prodiguer de véritables enseignements spirituels à ses directeurs de conscience (Berthelot du Chesnay, 1932-1995), à ses consœurs, à ses amis, à sa nièce devenue religieuse, et surtout à son fils. Pour ce dernier, elle se livre tout entière, l’engageant dans un dialogue mystique, le guidant dans les « hautes sphères » ou degrés d’oraison59. Soulignons que, dans la colonie, un arrêt au parloir des ursulines pour se faire conseiller par Marie de l’Incarnation est une étape obligée du parcours de tout nouvel arrivant (Deslandres, 1994 : 885-899). En conclusion, Marie Guyart s’inscrit tout à fait dans la mouvance des mémorialistes que nous avons évoquées. Bien sûr, comme ces dernières, elle se récrie : elle ne veut pas prétendre à 57. Rédigées par Marie de l’Incarnation, nous possédons la Vie de la mère de SaintJoseph (Lettre à la Communauté des Ursulines de Tours (1652) p. 436-473 ; Lettres dans MI : à R. de St-François, (1652) p. 490-491 et (1668) p. 818 et p. 837) ; la Vie de la mère Anne Bataille de Saint Laurent (Lettre aux communautés Ursulines de France (1669), p. 843-847) et la Vie de Madame de la Peltrie (Lettre au P. Poncet (1670) p. 904-914). Elle donne aussi son opinion sur la vie de l’Hospitalière Catherine de Saint-Augustin (MI, p. 813-814 et p. 887). 58. Les récits concernant Marie de l’Incarnation elle-même sont donnés dans MI, en appendices, tous datant de 1672 : XXXI, p. 1010-1013 ; XXXII, p. 1014, XXXIII, p. 1015 ; XXXIV, p. 1016 ; XXXV, p. 1017-1018 ; XXXVI, p. 1019-1020 ; XXXVII, p. 1021-1024 ; XXXVIII, p. 1025-1036 ; XXXIX, p. 1027-1030. 60. Dossier : MI, Lettre à son fils, 1er septembre 1643 : 184 ; MI, Lettre à une Dame de ses amies, 7 octobre 1646 : p.292 ; MI, Lettre à sa Nièce, Marie de l’Incarnation, octobre 1646 : 298-99 ; MI, Lettre à son fils, été 1647 : 317-20 ; MI, Lettre à son fils, 7 septembre 1648 : 343 ; MI, Lettre à une amie, 1649 : 362-3 ; MI, Lettre à son fils, 22 octobre 1649 : 371 s. ; MI, Lettre à une de ses sœurs, 30 août 1653 ; 503-4 ; MI, Lettre à son fils, 9 août 1654 : 525 ; MI, Lettre à son fils, 12 août 1654 : 532-4 ; MI, Lettre à une de ses sœurs, 13 août 1654 : 538 ; MI, Lettre à son fils, 18 octobre 1654 : 549-50 ; MI, Lettre à une amie, 9 septembre 1655 : 553 ; MI, Lettre à son fils, 2 octobre 1655 : 558 ; MI, Lettre à son fils, 24 août 1658 : 596-7 ; MI, Lettre à son fils, 11 octobre 1659 : 609-610 ; MI, Lettre à une ursuline de Tours, 23 octobre 1660 : 646 ; MI, Lettre à son fils, 29 juillet 1665 : 746-9 ; degré d’oraison : ibidem : 747-8 ; lettre à son fils, 22 septembre 1666 : 764s ; lettre à son fils, 25 septembre 1670 : 897 ; MI, Lettre à sa nièce, 6 octobre 1671 : 926-7 ; MI, Lettre à son fils, 8 octobre 1671 : 928s.
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une tâche qui pourrait nourrir son orgueil (Théry, 1992 : 183-198), aussi évoque-t-elle l’humilité et la faiblesse propres à son sexe. Mais elle finit par se résigner à obéir et accéder à la demande pressante de ses proches − son directeur de conscience à qui elle doit obéissance, puis son fils − et d’écrire non pas une, mais deux autobiographies ! Ainsi malgré la singularité de son expérience, Marie Guyart demeure toujours à l’intérieur des limites explicites de la culture et de la sensibilité de son époque. À l’évidence, elle passe par tous les états que peut connaître une femme de son époque : cette catholique (les catholiques sont en majorité en France) va, en effet, de l’état de fille obéissante à celui de femme soumise, de mère soucieuse du bien-être de son fils à celui de veuve et de travailleuse et, finalement, à celui de religieuse (tout à fait le modèle postConcile de Trente). À l’intérieur de chacun de ces états successifs, Marie Guyart déploie, il est vrai, une remarquable agentivité. Toutefois, elle le fait sans jamais sortir des limites imposées par sa société (Deslandres, 2006 : 16-23) ; limites dont elle a parfaitement conscience, mais qu’il lui arrive de repousser à l’extrême. Ce faisant, elle témoigne non seulement des pouvoirs que peuvent avoir, sur et dans le monde, les femmes de cette époque, mais encore de l’existence de lieux, de maillages et de filiations reconnus par les deux sexes où ces pouvoirs s’exercent.
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Speaking for Herself ? Acadiennes Communicating Identity in Eighteenth-Century Île Royale
Anne Marie Lane Jonah Parks Canada
This study focuses on the communication, or its suppression, of three women whose lives moved between the former French colony of Acadia (today mainland Nova Scotia) and the new French colony of Île Royale (today Cape Breton and Prince Edward Island) during the eighteenth century. In the first half of the eighteenth century these two French cultured and French ruled Atlantic colonies were on opposite sides of an imperial border. This border, created by treaty in 1713, did not prevent movement or communication between the two colonies ; however it imposed itself on political affiliations and identities of people forced to adapt to the new context. (Reid et al., 2004) The words of – or written about – these colonial women survive in the form of a letter written to authorities, three letters included in the record of a court case, and finally, the paraphrased account of one woman’s life found in a bishop’s report. In each case social subordinates brought their addresses or requests to a superior and had to present themselves and establish their identity as worthy of attention, prior to stating their message. Thus these communications all address these women’s identities and place in a political and cultural order that had shifted in their life-
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time. The mode of expression, words or letters, the author of the words, and the social conventions within which they were framed provide rare glimpses of the contingencies of life and the construction of identity of women in this colonial borderland. Their words provide valuable historical information ; however the discursive strategies employed and the cultural context of the expressions must also be analyzed in order to appreciate the value of these rare direct communications. (Roy, 1997, 2003 ; Gadoury, 1998 ; Forget and Martineau 2002) These examples are considered chronologically, in the context of the history of the region, but are also analyzed in the light of the burgeoning literature on letter writing in the eighteenth century. (Bérubé and Silver 1996 ; Silver and Swidereski 2000) The letters examined here are “sans qualités” in that they are all requests or reports directed to figures of authority, requiring efficiency and respect for letter-writing conventions, rather than the reflective personal epistolary exchanges that gave the letter literary qualities. (Silver, 2000 : 98 ; Roy, 2003 : 129-131) The third communication was an oral narrative paraphrased, not a letter, but the methodologies of analysis applied to the letters are fruitful in this case as well. This analysis allows us to use these examples of the words, and silence, of these eighteenth century Acadian women to understand the external forces that acted upon these women, and further to appreciate the degree to which they were able to negotiate these forces and act as agents in their own lives. The communications of these women must be considered in the light of Ancien Regime gender roles. Early modern European concepts of feminine virtue prescribed self-effacing modesty in actions and expressions, behaviour befitting women’s subordinate social role. (Goldsmith, 1989 : vii ; Roy, 2003 : 41) According to the Custom of Paris, the law in force in Acadia and Île Royale, and the Roman Catholic faith practiced by all of the colonists of this region, women’s actions and decisions were subject to male authority, father, husband or priest, based on the belief that they possessed inferior intellectual powers and moral judgment. (Lawn and Salvucci, 2005 : 3-6) The reality of many women’s lives, widowhood or their husbands’ absence, required that some women act beyond their
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prescribed roles to protect their interest. (Brun, 2006 : 3-6) This gap between belief and practice created by necessity allowed some women to act beyond their prescribed role, but for most women of eighteenth-century New France this possibility did not reduce the importance of the constraints that normally circumscribed their acceptable range of action and self-expression. The communications of our three subjects are also considered in the context of the cultural distance between the former French colony of Acadia and the newly established French colony of Île Royale. The cession of Acadia, defined by the French for the purpose of the treaty of Utrecht in 1713 as mainland Nova Scotia, and the founding of Île Royale represented a rupture and redirection in French colonial activity in the North Atlantic. The new colony was administratively, economically and socially different from the old. At the opening of the eighteenth century the French had administered their colony of Acadia – roughly defined as the entire Maritime region, but in truth a few scattered settlements in what is today mainland Nova Scotia and southern New Brunswick – from Port Royal in the Annapolis Valley. The British upon taking control continued this practice of a small administrative and military presence largely confined to Port Royal, renamed Annapolis Royal. (Dunn, 2004 ; Griffiths, 2004 ; Reid, 2007) After 1713 the French shifted their colonial efforts to the island of Cape Breton, where they founded Louisbourg, the new capital of their remaining colony in the North Atlantic, Île Royale (today Cape Breton and Prince Edward Island). Île Royale had a much larger metropolitan French administrative and military presence than Acadia had ever had. Île Royale also had a stronger commercial culture, as this colony on inhospitable soil further north was focused on the fishery and trade, rather than agriculture. These differences resulted in Louisbourg being a more hierarchical, urban, and cosmopolitan community than Acadia, specifically Port Royal, had been. (Johnston, 2001a) The new colony also had a different relationship with the region’s First Nations peoples, primarily the Mi’kmaq, than the Acadians had developed. During the seventeenth and early eighteenth centuries in Acadia regular interactions and some intermarriage characterized the relations between the colonists and
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native people. (Prins, 1996 : 69) In Île Royale relations with the Mi’kmaq were formally managed by the military and through missionaries. (Dickason, 1979 : 148-153) After 1713 the Acadians who removed to Île Royale as well as the Acadians who remained in their ancient territory had to adapt to a new political context.
Anne Mius d’Entremont The first communication we will consider was authored by Anne Mius d’Entremont, an Acadian born noble woman, the widow of a governor of Île Royale who in 1718 wrote to the Comte de Toulouse to demand money owed her deceased husband. (ANOM, Colonies, C11B, vol. 5, f 109) Anne Mius d’Entremont was of the third generation of Mius d’Entremont family who lived in the barony of Pobomcoup (Pubnico, in southwestern Nova Scotia) awarded to her grandfather in the previous century. The claims to nobility of an obscure colonial family did not impress French officials in Port Royal in the early eighteenth century. Anne’s older sister Marie’s marriage to a French officer in 1705 had generated protests and scandal because of Marie’s obscure birth. (Fauteux, 1940) The d’Entremont’s claim to noble status was compromised in metropolitan eyes by the simplicity and relative poverty of the family. They were leaders among the Acadians, but disdained by officials recently arrived from France. (Rameau de Saint-Père, 1889, t. II : 413-415) Undeterred by metropolitan disdain for the colonials, three d’Entremont sisters, including Anne, married French officers prior to the fall of Port Royal. (Lane Jonah and Tait, 2007) Anne’s first husband was killed in battle there ; in fact she was a widow at the age of 13. Although no longer married to an officer, she chose to follow the deported population and rejoin her sisters, who had been sent to France with the garrison after the capitulation, and then on to Plaisance (Placentia, Newfoundland) in anticipation of that colony’s transfer to Île Royale. The letter here examined, from the archives of colonial correspondence, was not in her writing. Anne’s education was basic, later examples of her signature indicate a limited level of literacy. (ANOM, Colonies, E93 f44 &v.) The letter’s structure exhibits the
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author’s knowledge of proper form of address as well as d’Entremont’s own particular communication priorities. Anne Mius d’Entremont wrote to the Comte de Toulouse, then Admiral of France, to claim a payment that she argued was owed to her deceased husband, and therefore to her. Her second husband was Philippe Pasteur de Costebelle, in his lifetime governor of Plaisance and then Île Royale. He had claimed that he was owed over 80,000 livres for expenses that he personally incurred for the colony and for his losses during the War of the Spanish Succession and the evacuation of Plaisance in 1713. He was awarded a 2,000 livres gratification when he presented his claim at Versailles, and told to accept that as settlement for the debt. Upon their return from France, Costebelle died. His widow, 30 years his junior, promptly took up the claim that he had been denied and addressed the court of France, demanding money. D’Entremont’s letter began with a narrative of her life and the losses she had endured in the recent imperial conflict. She used the formal addresses expected, she recognized the superiority of the comte in her address to him, “Votre Altesse Serenissme” but used the presentation of herself, normally quite brief, to tell her story with the intention of establishing her merit to the comte : Monseigneur Anne d’Antremont fille de Sr d’antremont seigneur des terres du Port Royal et de l’Accadie, avant que les anglois s’en fussent emparés, remontre très humblement a Votre Altesse Serenissme, qu’elle épousa en pres noces le Sr chevalier de Saillans cy devant mousquetaire et officier, qui fut tué au combat donné dans l’accadie contre les anglois en l’année 1707, Deux ans apres les anglois s’étant emparées de toute l’accadie, la supliante fut obligée d’abandonner les biens qu’elle y possedoit et de se retire a Plaisance ou Elle épousa en secondes noces le Sr Costebelle, gouverneur de cette colonie.
In order to establish her right to make this claim she extended her narrative beyond the facts of the case in question to the facts of her own life and her family’s, including the loss of her family’s “terres” which they still occupied at the time of her writing and for many years after, and the death “au combat” of her first husband. She did not respect established structures for letter writing by beginning with praise for her correspondent and humbling herself. (Rudd,
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1992 , Grassi, 1996 : 96-97) Rather, she recited her personal losses that were the result of France’s losses in the war, emphasizing her loyalty to France. She then stated that she was “obligée” to “suplier très respecteusement Votre Altesse Serenissme d’avoir la bonté de faire quelque attention au triste et malheureuse état ou elle est a present.” She respected the eighteenth-century social norm of female modesty in that although she was the subject of her narrative, her involvement in events is through male actors, she defined herself as subject only through her father or husband, and acted only when “obligée”. (Jobin, 2001 : 131-132) D’Entremont presented herself as a passive, secondary female figure in the drama of the fall of Acadia and the evacuation of Plaisance, mitigating the aggressiveness that she demonstrated in writing to the crown about a debt that had already been settled, according to the Regent, with her husband. (ANOM, Colonies, C11B, vol. 5, f 108) She revealed to a knowledgeable reader a willingness to manipulate the facts to better support her claim, much as her cousin Agathe de Saint-Étienne de la Tour had done in her letters to the British authorities in the same period (Basque, 2003). D’Entremont wrote that she had married Costebelle in Plaisance, therefore before the removal to Île Royale in 1713. They had married, in fact, at Port Dauphin in Île Royale in 1716. (LeBlant, 1932 : 214) Possibly she chose to exaggerate the duration of her marriage to make a stronger claim for compensation. She then presented her husband’s case, emphasizing his faithful service, since he had “en toutes occasions donné des marques de tout son zèle et de son désinterressement.” D’Entremont went so far as to admonish the court for its inaction that resulted in her poverty, as her husband had “vendu et employé ce qu’il possedoit, même emprunté considerablement pour faire subsister ses officiers de la garnison et la colonie de l’isle dans le temps de la calamité et disette ou la cour n’envoyait aucuns vaisseaux de France pour les besoins de l’isle.” D’Entremont’s rhetorical strategy emphasized her own narrative of loss and sacrifice for France, in the face of the crown’s inaction, while reinforcing her possession of qualities the court would value : submission to royal authority in her loyalty and submission to masculine authority in her acceptance of her subordinate feminine role.
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The exigencies of d’Entremont’s circumstances, or her ambition to have the wealth she thought she had married, pushed her to assert herself forcefully in the predominantly male realm of political life. In order to justify this transgression she then emphasized her own helplessness and referred to her status as a widowed mother. “La supliante apres une perte aussi considerable pour elle et son enfant, a le malheur encore de se trouver dans le triste état de n’en avoir rien ; reduite à toute extremité.” D’Entremont wrote of her and her child’s poverty, but chose to leave out her own legal status, inexplicably missing an opportunity to reinforce her entitlement to the support of her superiors. (Basque, 2003 : 77 , Brun, 2006 : 83-96) She had gone to France to deliver her letter directly to court, demonstrating both careful calculation and determination. She sent to court copies of the documents to support her case and kept the originals, offering only to bring them if court wished to see them. She was not simply a distraught widow, but also a negotiator with some skill. Nonetheless, she concluded her letter, on a more supplicating, and pleasing note, “étant réduite dans le triste état qu’avec verité Elle a l’honneur de vous representer, Elle continuera ses vœux et prieres pour la santé et prosperité de Votre Altesse Serenissme.” The copied letter does not include her closing salutation or signature, so we do not know whether she followed her prayers for the comte with the traditional salutation of respect and submission, “votre très humble et obéissante servante…” D’Entremont did not succeed in persuading the court to repay her the money that had been refused her husband, but she was awarded a widow’s pension of 300 livres per annum. Her request was evaluated again in 1720, still in her absence, still using copies of the pièces justificatives, but this deliberation did not result in her receiving any more money or pension. (ANOM, Colonies, C11C, Vol. 5, ff 8-12) She married the Baron Labatut and remained in France, collecting her pension for the next 60 years. (Le Blant, 1932) Anne d’Entremont demonstrated pride in her origins and confidence in her self-expression in her letter. Nonetheless the structure of her letter revealed the limits of her acceptable range of action. Although she was bold enough to ask of the court a payment that they had
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already refused to give her husband, she attempted to balance her transgression of her gender role by placing her actions under the cover of father or husband or as obliged by their absence, and by including images of powerlessness and impoverishment. Ultimately, although the manner of her approach to authorities and the extent to which she pursued her claim transgressed the expected behaviour for a widow, d’Entremont otherwise adhered quite closely to accepted forms in order to make her communication more acceptable to the metropolitan authorities upon whose indulgence she depended.
Marguerite Guédry The second object of this study is a group of three letters from a 1754 court procedure breaking the marriage of the Chevalier Jules Cesar Felix de la Noüe to Marguerite Guédry in Île Royale (ANOM, DPPC, GR 189 ff 270-360). The letters in this case were not written by a woman but were written on her behalf or in reference to her. Like d’Entremont’s letter, these were written by subordinates to a superior asking a favour. Like d’Entremont, Marguerite Guédry had emigrated from a small isolated community in Acadia to Île Royale. However, these letters, written in Île Royale almost 40 years after Anne d’Entremont wrote to the Comte de Toulouse, differ from d’Entremont’s proud narrative of her life. The analysis of how these letters, one written by her brother and the other two by her husband, describing her actions and motivations provides evidence as to her place in the process, as does the absence of communication from her. Although Guédry was as connected to the crown’s complaint and the possible outcome of the proceeding as de la Noüe, throughout the entire process, which lasted three months and filled 90 folio pages of documentation, she never had the opportunity to speak for herself. Marguerite Guédry was born in 1732 in Mirliguèche, on the southwestern coast of Nova Scotia. (S.E. Dawson,1906) Marguerite was of mixed Acadian noble and Mi’kmaw parentage. Her mother, Anne Mius d’Entremont d’Azy, (the first cousin of Anne Mius d’Entremont, Veuve Costebelle) was the daughter of Philippe Mius
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D’Azy, youngest son of the Baron of Poubomcoup, and a Mi’kmaw woman identified in French records as “Marie.” Mirliguèche was a traditional Mi’kmaw community very close to the early Acadian settlement of La Hève (LaHave). The French colonists at La Hève relocated to Port Royal after 1636, but a small number of Acadians and combined Acadian/Mi’kmaw families remained in the area. (J. Dawson, 1989) Marguerite’s father, Paul, the son of European parents, had grown up in this region and had lived and worked in close contact with the Mi’kmaw community. (Wicken, 2002 : 148-149) In the seventeenth- and eighteenth-century French North American colonies most mixed heritage families lived in aboriginal territory, and the mother, most actively involved in raising the children, raised her children in her Amerindian culture. French officials in Canada, the colonies along the Saint Lawrence River and particularly in the pays-d’en-haut, the trading regions around and beyond the Great Lakes, counted these children among the native population. (Havard, 2003 : 651 , VanKirk, 1980 : 77) European/ Amerindian mixed families in the Atlantic regions of New France differed in that the European colonial culture was much closer to the mixed communities and the European/Acadian population was steadily growing in size while maintaining amicable relations with the neighbouring Amerindian communities. In the late seventeenthand early eighteenth-centuries the identification of families of European/Amerindian parentage with one community or the other in Acadia was not as clear as in the upper Saint Lawrence region. In the 1686 census of Acadia, a mixed family in La Hève, Guédry’s cousins the LeJeunes, was included in the census of Acadians. In a 1708 Acadian census of the Mi’kmaq, the French officials counted among them Philipe Mius (d’Entremont) and therefore also his daughter Anne, Marguerite’s mother. (Ganong, 1907) In about 1750 Marguerite Guédry and her family were among many Acadian refugees who fled rising tensions in Nova Scotia as the British imposed their authority following the War of the Austrian Succession. These refugees were dependant on the administration of Île Royale as they tried to establish themselves in their new environment. The census records for 1752 indicated that the family
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of Paul Guédry and Anne “Mus” (sic) consisted of five boys, ranging in age from two to twenty-two years, and one daughter, Marguerite, who was then twenty. They had been receiving rations since their arrival in 1750 and owned two cows and seven pigs. They were doing well in comparison with many of the refugees. They also had many extended family members in the community with them, siblings and cousins. (S.E. Dawson, 1906) Although the authorities in Louisbourg were initially optimistic about the establishment of the refugee communities, the following year the census-taker criticized the Acadians as being lazy and overly dependent on crown largess. (ANOM, DPPC, G1 vol.466, f.82) In February of 1754 Marguerite Guédry married the chevalier de la Noüe, the commanding officer at the Baie des Espagnols. The marriage took place clandestinely, in the middle of the night in her father’s home, as there was no church in the village. Her husband’s commanding officer, Captain d’Ailleboust, had forbid de la Noüe to marry Guédry and even to return to Baie des Espagnols. The Chevalier de la Noüe gave his commandant his “parole d’honneur” that if he were allowed to return to Baie des Espagnols to conclude business he would not marry Guédry. Once there he summoned the chaplain from the neighbouring post under false pretenses and then had him perform his marriage, without the publication of banns. This action resulted in the arrest of de la Noüe for insubordination and the subsequent court procedure found in the documents of Île Royale. The commandant’s reasons for forbidding the marriage were connected to Marguerite Guédry’s heritage and her family’s status. The commandant was responsible, as were all military commanders, for supervising the conduct of his junior officers and assuring that their actions would be beneficial to their careers and acceptable to their parents in France. For this reason he denied de la Noüe’s request for permission to marry Guédry. The reason for concern about this marriage was very similar to that expressed almost 50 years earlier in Port Royal about Marie d’Entremont’s (Anne’s sister) marriage. However, although authorities criticized that earlier marriage it had been allowed to stand. Marguerite Guédry, in Île Royale rather than Port Royal, and with the added complexity of
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Mi’kmaw heritage, did not receive the same tolerance. The letters presented here address the act of the marriage itself, and how Guédry’s actions were discussed by her brother and husband, rather than her ethnicity. A future study of witness statements will provide more insight into the values expressed regarding mixed heritage during this proceeding. The first document of the file of the processus juridique was a letter written by Thomas Guédry, Marguerite’s brother, in January of 1754, before the marriage took place. His purpose was to solicit the commandant’s support in compelling de la Noüe to keep his word and marry his sister. Guédry addressed the commandant with all of the ceremony expected in a formal exorde : Monsieur Charles d’Ailleboust chevallier de l’ordre militaire de St Louis Lieutenant du Roy et commandant pour Sa majesté a L’isle Royalle, Isle St. Jean, Canceau et dependants [...] Suplie tres humblement thomas Guédry habitant de l’espagnol, representant margueritte Guedry sa Sœur
It is very probable that he was writing because his sister was illiterate, furthermore the words of a male relative commanded more respect and attention than those of a woman wronged. Thomas wrote to ask the commanding officer to use his authority to oblige de la Noüe to respect his “parolle d’honneur et [...] son Billet du quatre juillet dernier,” in which he promised to marry Marguerite Guédry. In the words of the letter we learn that although she allowed her brother to write for her and was unable to oblige de la Noüe to keep his word, she was not entirely passive. The promise made was to “l’Epouser en Face de l’Eglise à la premiere Requisition qu’elle Luy en feroit.” Notably, Marguerite would determine when they were to marry. Perhaps the officer did not take charge of the wedding, because he was not the one who desired it most. The matter upon which the “word of honour” was based was of money. Thomas asserted that de la Noüe, “ayant lié une etroitte amitié avec la ditte Guédry, Elle luy auroit preté une somme de deux milles livres.” For Thomas the issue was both love and money. Marguerite was identified as the one who took the step of providing de la Noüe with money, based on the promise of marriage. This assertion must have surprised the commanding officer, as the sum
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in question was more than an officer earned in a year. He may have struggled, as we do, to understand how a humble Acadian woman, resident in a village of refugees, could lend an aristocratic French officer so much money. Although Thomas Guédry began with a typical exorde et louange, (formal greeting with recognition of titles and status of the addressee, designed to flatter) appropriate for a subordinate, he concluded his letter in an atypical fashion. Rather than the traditional humility and servitude, he exhorted the commandant : Il vous plaise, Monsieur, ordonner audit Sieur de homme d’honneur et de par voix de droit Et vous
vu l’exposé Cy desous et ledit Billet Cyjoint, la Noüd’Executer Sa Parolle Et promesse en Jouer à autre Sous painner d’y Etre Contraint ferez Justice.
Elsewhere in the letter he is a supplicant who has “l’honneur de vous presenter Sa tres humble Requête,“ however, in this closing he has undeniably told the commandant what is the right thing to do, and that the officer, his superior, was nonetheless “contraint” by the “voix de droit.” This address substantiates the frequent complaint of Île Royale administrators that the Acadians did not know their place according to the metropolitan French worldview and were difficult to govern. (Johnston, 2001b) We cannot know if Marguerite would have expressed herself so boldly, but she may have supported the view expressed, assuredly difficult for metropolitan French aristocrats to accept, that such humble people had rights they could assert. The Guédry family’s sense of their place in French colonial society, however humble their current circumstances, was also written on the record of Marguerite’s marriage in that her mother identified herself as “noble Anne d’Entremont.” Guédry’s letter is followed in the file by a note signed by the visiting priest and two locals, also witnesses at the wedding, that de la Noüe was injured and could not travel, and then by two letters written by de la Noüe after the marriage has taken place and he has been arrested by a soldier of the company of Garseman, an officer of a Volontaires Étrangers infantry. De la Noüe’s letters show a striking contrast to the others we have seen. He did not begin with an elaborate greeting or compliment to the addressee. He did not “supplie humblement,” nor did he describe himself as “suppli-
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cant.” Perhaps it was the force of emotion that caused him to write without the expected ceremony. He began simply : Messieur Je me serois rendu exactement a l’ordre [...] si mes jambes l’avoient pû permettre, je vous envoye meme un Certificat signer de plusieurs personnes qui ont vu le mal [...] enfin monsieur j’aime et je suis aimé, je trouve mon Bonheur, ne refusez votre suffrage pour une chose faite avec des sentimens aussi pur que chretien, si vous persister dans votre prévention contre moi je me rendrai a vos ordres si tot ma jambe guerie. Mais au nom de dieu Lessais vous flechire aux larmes qui coule de mes yeux, et me voier avec des sentimens plain d’un profond respect votre tres humble et obéissant serviteur le chevr de la Noüe
De la Noüe’s purpose in writing was to explain why he was not following orders and returning, and also to argue against the charge of insubordination. He asserted in his first letter that he had already resigned, which his commandant had refused to accept, simultaneously trying to delay his return. His statement, “je suis aimé” is the closest this record comes to Marguerite Guédry’s communication. His assertion of emotion corresponds with Thomas’s statement regarding and “étroite amitié” however emotion was not questioned or valued in this process, and so de la Noüe’s commandant did not give his tears the consideration desired. This letter and the other by de la Noüe were clumsily written, betraying emotion or possibly lack of practice with writing. De la Noüe wrote again to his commandant one week later, still in Baie des Espagnols and still asking to be allowed to stay, but certainly despairing. His letter had no more ceremony than the first, and more anger. He complained that he has been “insulté” and “accabl(é) par desgrosieretes (sic) indignes” for the fault of having “suivi aveuglement un penchant qui fait tout le Bonheur de ma vie et en meme tems mon malheur puis qu’il me fait encourir votre indignation.” Although he expressed anger, he concluded that he did not want to incite the anger of his commandant, and that he would finally relent and return. De la Noüe showed a concern for the sensibilities of the people of Baie des Espagnols, or for his own reputation, in that he asked that his removal, as they would not let him wait for his leg to heal, be done to “ne pas donner un spectacle a [c]es lieux”.
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He concluded his scribbled, difficult to read, and clearly emotional letter with ceremony, “je suis toujours avec un profond respect, votre tres humble obéissant serviteur, Le Chev de la Noüe.” The young officer’s letter and writing itself were a physical manifestation of his frustration, and shock at the reduced position to which his transgression had brought him. In his postscript he begged his commandant to excuse the rough form of his letter, “pardon monsieur si je vous écris sur un petit caré de papier mais je vous ecris comme un criminal.” The physical form of a letter was the mark of respect, or its lack, for the recipient, and so de la Noüe had to justify his letters’ appearance for fear of giving offence. (Roy, 2003 : 118) Angry and humiliated, de la Noüe gave up his defiance, returned to Louisbourg, and was promptly sent back to France, along with the priest who had performed the marriage without publishing banns or obtaining his superior’s permission. De la Noüe’s letter demonstrated a willingness to express emotion as justification and a disregard for form of the argument or ceremony that may reflect the author’s skill, or alternately his confidence that as a peer, albeit junior, and without the restriction of the feminine social norm of self-effacement, he could address his correspondent openly and without ceremony. The emotional intimacy he evokes by referring to his own tears, the lack of ceremony in his greeting are familiarities with his superior that are not found in the other letters analyzed here written by colonials, implying that this metropolitan author did not perceive a social distance between himself and his correspondent. These three letters did not succeed in persuading the commanding officer or changing the course of events. The procureur du roi of Louisbourg brought the complaint of de la Noüe’s insubordination to the conseil superieur of Louisbourg, rather than a military court. The court huissier and procureur traveled to Baie des Espagnols and interviewed twenty of Guédry’s relatives, cousins but not immediate family, and neighbours. The questioning centered on her Mi’kmaw background. Identity was the focus of the official discussion of this case, but not of the letters written by her brother and her husband. They chose to focus on their understanding of rights, justice, and their value of emotions rather than on status, but they did not
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succeed in moving the commandant from his original perceptions of the matter of his complaint. The authors of these three letters at times showed respect for rules of proper address, Guédry in his opening, de la Noüe in his closing, but ultimately depended on arguments founded on notions we tend to judge as modern, of justice and of sentiment. (Jobin, 2001) After 90 pages of testimony, long after de la Noüe was back in France, the conseil concluded that the marriage was null, and any children thereof would be bastards. They then called Marguerite Guédry to present herself to the conseil and hear this conclusion. Twice they sent their huissier in January and again in February of 1755 on the 20 kilometre overland journey to the Baie des Espagnols. He read the order to appear to Marguerite directly, but did not record if she responded. She answered this one opportunity to express herself by refusing to appear before the conseil and to listen to their ruling. The case was concluded in her absence. Marguerite Guédry did not appear again in the records of Île Royale. She and her family were probably among those dispersed after the fall of Louisbourg in 1758, when many Acadians in Île Royale fled toward Québec and others were sent on vessels as prisoners to England or to France.
Jeanne Dugas The last words we will consider here were spoken in 1812 by Jeanne Dugas, an elderly woman who was born in Louisbourg and who lived through the turmoil that ended the French colonial era in this region. (Chiasson, 1961 : 30) Dugas was the daughter of an Acadian family that had relocated to Île Royale shortly after the fall of Port Royal, in about 1714. (Pothier, 1967) Unlike our other subjects, she did not migrate from Acadia to Île Royale, but her life contained many peregrinations in the region. She too found herself in conflict with authority, but with the British in context of war. She was not alone against an administrative authority, but one of many in a military clash. Although the circumstances of her expression are different from the letters written by Anne d’Entremont, Thomas Guédry and the chevalier de la Noüe, her simple narrative of her
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own struggle to survive in this region complements their efforts to claim an identity in the uncertain world of shifting imperial claims. Undoubtedly Monseigneur Plessis, bishop of Québec, was brought to her while he visited Chéticamp in 1812 to hear directly of the suffering and survival of the Acadians in the region. Her words, similarly to those of Guédry and even d’Entremont, are available to us through the filter of the man who wrote down, in this case in the form of a paraphrase, what she said to him : née à Louisbourg, avoir été de la à l’Acadie, au lieu nommé le Grand Pré, puis être revenue au Cap Breton, puis avoir demeurée à Île SaintJean, ensuite à Remshic en Acadie, puis encore au Cap Breton, de là encore à Remshic, de la à Restigouche, de Restigouche à Halifax, de là à Arichat, puis aux isles de la Madeleine, puis à Cascapédia, et de Cascapédia à Chétican, et ne s’être jamais couchée sans souper.1
There is no evidence of discursive strategy or ceremony with such a plain, in fact monotonous, recitation. Perhaps Dugas was intimidated by the Bishop, perhaps her life had taught her to say the essential quickly, or perhaps as this was an experience shared by so many she saw no need to elaborate the details. She communicated two essential facts about her life : that she endured many repeated displacements and that she had survived. Her survival was not an individual accomplishment, it meant her husband and children, and her community, or some of them, had also survived. However her experience was not recounted in relation to anyone else, but as hers alone. A brief review of the available information about the travels of Jeanne Dugas’ life informs us of the magnitude of accomplishment that this survival represented. In fact, it provides the narrative of the lives of many Acadians who lived between Acadia and Île Royale in the mid-eighteenth century. From the colonial documents of the French and British it is possible to reconstruct some of the details of the events of Dugas’ life. She was the daughter of an Acadian carpenter who in the 1730s lived in a comfortable home in the centre of Louisbourg. Her large family was struck by a smallpox 1. Underlined by the author.
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epidemic in the early 1730s, when she was an infant, and her father, three of her sisters, and the black slave of the Dugas family died. (Dunn, 1971 ; White, 1999, t. I : 576-578) Her mother remarried a few years later to Charles de Saint-Étienne de la Tour, grandson of one of Acadia’s founders, a coastal trader in Louisbourg. This family left Louisbourg and went to Grand Pré in the 1740s, before the first siege of Louisbourg in 1745, when it fell to a force of New Englanders supported by the British navy. After the peace in 1748 Île Royale was returned to the French and Jeanne returned. In 1752 she and her husband Pierre Bois, recently wed, were counted in a census on lands in Port Toulouse (today St. Peter’s in Cape Breton) that had been granted to her father 35 years earlier. Bois was listed on the census as a caboteur, coastal trader, like Dugas’ stepfather and brothers. (S.E. Dawson, 1906) This trade was the key to this family’s tremendous mobility. In the 1750s, as the inhabitants of Mirleguèche moved to Île Royale, many other Acadians migrated to Île St-Jean (Prince Edward Island). Dugas and her husband, already safely out of Britishcontrolled Acadia, relocated to Remshic (Wallace, Nova Scotia) perhaps to help with the migration. Dugas’ brother, also a caboteur, received payment in Louisbourg for transporting Acadians across the Northumberland Strait from nearby Tatamagouche. This area had been a source for food for Île Royale ; particularly live cattle brought from British Acadia throughout Louisbourg’s existence. In the 1750s it became an escape route for Acadians fleeing the British to resettle in Île Royale and Île Saint Jean. (Rameau de Saint-Père, 1889, t. II : 386-387) Bois was still at Louisbourg conducting coastal trade in Île Royale in 1757. (ANOM, Colonies, C11C, vol 14, f 67-119. 16 dec. 1757) Pierre Bois was among the militia that supported the defense of Louisbourg in 1758. Bois and Dugas and their family were among the Acadian militia, now refugees, who followed the Canadian Compagnies franches de la Marine officer, Charles Deschamps de Boishébert, from Île Royale after the fall of Louisbourg. This group fled first to Boishébert’s post on the Miramichi River (in northern New Brunswick) and then many, including Dugas and Bois, continued to the Restigouche River where they were witnesses to the last
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naval stand of the French in North America in 1760. (White, n.d. ; Beattie and Pothier, 1977) A letter written in the spring of 1760 tells that the people there, Acadians, French soldiers and Mi’kmaq, had no food that winter, or powder to hunt for food. They were reduced to eating the hides of cattle and beaver. (ANOM, Colonies, C11D 8/fol.231-232v, 1760) Dugas narrated that even through this she succeeded in providing for her three children and two orphans under her charge at Restigouche. This group remained together when they were arrested and taken as prisoners to Fort Cumberland, formerly Fort Beauséjour on the isthmus of Chignecto, and then to Halifax. After the peace, as Dugas recounted, she returned to Île Royale, renamed Cape Breton, and the small fishing community of Arichat on Île Madame, very near Port Toulouse. There she baptized two very young children, five and two years old ; her newborn granddaughter was also baptized and the marriage of her daughter, the mother, was celebrated. (White, 1978 : 61, 64-65) The arrival at Arichat and the visits of a missionary, l’abbé Bailly, allowed for the celebration of sacraments for many births and marriages that had occurred years earlier. The large gap in the ages of Jeanne’s children raises the question, for which we do not have the answer, of how many others she had, and if some were lost during the years of war. Even though the war had ended, the Acadians at Arichat did not find peace. When the American revolutionary war broke out the coastal villages of Nova Scotia fell victim to raids by revolutionary privateers. The Acadians were forced to seek exile once again. (Rameau de Saint-Père, 1889, t. II : 390) Jeanne and her family went to the îles de la Madeleine, then further to Cascapédia in the Baie des Chaleurs, and from there to Chéticamp. Jeanne Dugas and Pierre Bois were among the founders of the new settlement at Chéticamp, which would become a bastion of Acadian culture in Cape Breton. In her simple narrative Dugas demonstrated her and her husband’s resourcefulness and the extent of their knowledge of the region. Her final statement was much humbler than Anne d’Entremont’s proud assertion of who she was, and asked for nothing, unlike our other examples, but behind the simple words there is the
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pride of an elderly woman who survived turmoil we find hard to imagine, and succeeded in her feminine, maternal role of maintaining the hearth, “[ne s’étant] jamais couchée sans souper.” Her accomplishments were in a sense, her own ; she felt no need to recite them in subordination to a male authority or relative. * * * This small sampling of communications cannot illustrate a trend or transformation in expression, but it provides evidence of the knowledge and values that came into play in the lives of these colonial women. Their sex, their ethnicity, and their colonial status determined when and how they communicated and the acceptable subjects and strategies. As women or on behalf of women, these writers of requests to authority had to establish a woman’s merit in relation to male authority before proceeding to their purpose. In these examples we see differences in the degree of strict adherence to established forms of written address and active efforts to go beyond accepted forms to bring into the argument the values not recognized by metropolitan authorities : sentiment, justice, and identification with the geographic region. In each of these examples we see identity and values constructed and prioritized differently according to the needs, circumstances, and experiences of the individual. The wide divergence of these examples that challenges any essential notion of an “eighteenth-century Acadian woman”, nonetheless allows us to appreciate the quality of individual determination and resilience shown in each.
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Apprivoiser l’espace public. Les premières voix féminines dans la presse québécoise
Julie Roy Bibliothèque et Archives Canada
Lorsque les premières presses à imprimer arrivent à Québec et que paraît pour la première fois La Gazette de Québec en 1764, les Canadiens voient s’ouvrir un tout nouvel univers. Pendant tout le Régime français, ils ont été contraints d’utiliser le texte manuscrit et de graviter dans une sphère relativement restreinte pour faire entendre leur voix et faire valoir leurs opinions. Avec l’apparition de la presse et la diversification des formes de périodiques au cours des décennies subséquentes, ils ont appris graduellement à investir les réseaux journalistiques, à maîtriser ces nouvelles formes de l’écrit et les stratégies médiatiques qui leur sont associées. Ils ont investi la presse, les contenus étrangers ont cédé la place à un contenu plus local et des formes spécifiques d’intervention ont émergé dans les journaux. Pour une femme, dont la modestie est une qualité fondamentale, s’afficher dans ce nouveau média, c’était aussi courir le risque de perdre un peu de sa féminité, voire compromettre sa réputation en devenant une femme « publique »1. De la parution de 1. Mère Françoise de Céloron de Blainville témoigne de cette difficulté associée à l’écriture publique. Le 16 mars 1800, dans une lettre adressée à son cousin IgnaceMichel Irumberry de Salaberry, elle fait part de ses difficultés à écrire une lettre de compliment qu’elle souhaite adresser au Prince au nom de sa communauté (P.-G. Roy, 1909 : 144). C’est le cas également de Louise-Amélie Panet Berczy qui préfère la lettre, ses cahiers et les albums de ses amis pour faire valoir ses talents.
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La Gazette de Québec en 1764 jusqu’au tournant du XXe siècle, moment où les Robertine Barry, Joséphine Marchand et Hermine Lanctôt font figure de pionnières du journalisme féminin2, l’histoire reste généralement silencieuse en ce qui a trait à la participation des femmes à la presse périodique québécoise. Ces dernières semblent en effet restées en amont, en tant que collaboratrices, souvent anonymes, dans les imprimeries3, ou en aval, en tant que lectrices. La lettre avait été pour l’ensemble des Canadiens lettrés, mais plus encore pour les Canadiennes, le canal privilégié de leur participation à l’univers de l’écriture et de leur implication dans divers domaines d’activités. Pourtant, la participation des femmes à la presse n’est pas un phénomène spontané. Des décennies d’apprivoisement et de tentatives ont façonné cette soudaine multiplication des tribunes et des voix féminines dans les médias imprimés à la fin du XIXe siècle4. Ce sont les débuts de ce parcours sinueux et complexe, qui vont de la parution de La Gazette de Le 14 juillet 1830, une lettre, adressée à Robert-Anne d’Estimauville, témoigne de ses appréhensions : « Je cherche autant qu’il est en moi de ne faire part et fatiguer personne de mes réflexions espérant par là que je réussirai peut-être à me faire pardonner d’être une espèce de bas-bleu. […] Je n’ai point l’habitude d’écrire et je ne le fais jamais que pour entretenir des correspondances de parentes ou d’amitié. » (Coll. Baby, Archives de l’Université de Montréal, 14 juillet 1830, P58, u/9353.) 2. Plusieurs études ont été consacrées à cette période d’affirmation des femmes dans la presse au tournant du XXe siècle. On peut signaler les travaux d’Aurélien Boivin et Kenneth Landry (1978-1979), de Line Gosselin (1995), de Simone Pilon (1999) et de Chantal Savoie (2004 et 2006), entre autres. 3. Peu de travaux ont étudié cette implication des femmes dans les arrière-boutiques des imprimeurs. On peut toutefois signaler le travail de Marie Mirabeau à La Gazette du commerce et littéraire de Montréal (1776-1779) (De Lagrave, 1993), de Julie Duvernay à La Gazette de Trois-Rivières (1817-1819), d’Ann Lewis au Scribbler (1820-1827) ou encore, celui plus connu de l’éditrice Mary Graddon Gosselin et d’Ann Tracey au Montreal Museum (1832-1834). 4. L’étude de la presse comme lieu d’écriture et de formation de l’opinion publique est elle-même un phénomène assez récent. Voir les articles de Bernard Andrès (2000) et de Nova Doyon (2001) sur la Gazette du commerce et littéraire, l’ouvrage dirigé par Micheline Cambron (1999) sur le journal Le Canadien, le premier tome de L’histoire du livre et de l’imprimé au Canada sous la direction de Patricia Fleming (2004) et la récente anthologie La Conquête des lettres au Québec (1759-1899) sous la direction de Bernard Andrès et coll. (2007).
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Québec en 1764 jusqu’au milieu du XIXe siècle, moment où les périodiques se multiplient et se spécialisent, que nous tenterons d’esquisser ici. Nous souhaitons poser quelques jalons dans un corpus vaste, mais surtout méconnu, afin de rendre compte des prémices qui ont façonné l’apprivoisement et l’appropriation des médias imprimés par les femmes au Québec.
La difficile constitution d’un corpus L’utilisation massive du pseudonyme, tant par les hommes que par les femmes, apparaît comme l’une des stratégies ayant permis aux Canadiens de s’exprimer dans la presse sans craindre pour leur réputation. Pour les hommes ayant déjà accès à une carrière publique, cette difficulté semble s’être estompée plus ou moins rapidement. Pour les femmes, l’usage du pseudonyme perdure jusqu’au tournant du XXe siècle et au-delà, à la fois en tant que moyen de voiler leur identité privée et de se créer une identité publique. Cette couverture offre une plus grande liberté de parole et de création, mais engendre, pour la recherche, certaines difficultés lorsque l’on tente de faire l’histoire de la presse et de ses acteurs et devient plus problématique encore lorsqu’il est question de faire l’histoire des femmes qui ont investi les colonnes des journaux à des époques aussi lointaines que le XVIIIe et le XIXe siècle. Pour arriver à circonscrire un corpus permettant d’analyser la parole féminine dans la presse, nos principaux critères ont donc été la féminisation de la signature et / ou la présence d’un « je » féminin à l’intérieur du texte. Dans le cas qui nous occupe, certains éléments visant à s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une production étrangère ont également été pris en compte. Ces marques peuvent se retrouver dans la signature elle-même – Félicité Canadienne –, dans un indice spatio-temporel – Montréal, 18 février 1837 –, dans la désignation de l’éditeur ou de l’imprimeur comme destinataire – à l’éditeur de La Gazette de Québec –, dans l’appellatif utilisé par l’épistolière – en réponse à un correspondant du périodique –, ou dans des éléments à caractère référentiel à l’intérieur du texte – lorsque la narratrice évoque des faits relatifs au contexte canadien. Ces choix influencent évidemment la teneur du corpus, mais aussi la manière
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d’en aborder l’analyse, car derrière un pseudonyme féminin peut se cacher un auteur masculin, et l’inverse est aussi possible5. Ces critères comportent des contraintes et peuvent introduire un biais dans l’analyse dont il ne faut pas minimiser les impacts. Ils permettent toutefois un premier balisage dans un espace difficile à circonscrire6.
Les premiers textes dans La Gazette de Québec7 Lorsque paraît La Gazette de Québec / The Quebec Gazette en 1764, ce premier journal sert d’abord à faire connaître les lois adoptées et les décisions rendues par les autorités coloniales. C’est également le lieu où se diffuse un important contenu étranger visant à informer et à divertir le lectorat canadien. Le journal de type « gazette », dont relève la Gazette de Québec et plusieurs périodiques qui naîtront au Québec par la suite, sert principalement à rendre compte des événements qui dominent l’actualité, plus particulièrement l’actualité économique et politique. Cet aspect, propre aux gazettes sera particulièrement visible à partir notamment de la parution du Quebec Mercury (1805) et de son pendant francophone 5. Nous avons repéré quelques cas où une femme est accusée de s’être travestie en homme sans toutefois que son nom véritable ne soit mentionné. Les cas inverses sont plus nombreux et les hommes qui ont orchestré le subterfuge sont généralement connus. Par exemple, dans Le Populaire, Marie-Louise est le pseudonyme de JosephGuillaume Barthe en 1837, tandis que le pseudonyme Josephte, retrouvé dans La Revue canadienne en 1845, appartiendrait à Pierre-Joseph-Olivier Chauveau. Les pseudonymes épicènes ont constitué une difficulté supplémentaire dans l’établissement de ce corpus. Utiliser le surnom de Vénus pour indiquer aux hommes qu’ils doivent se marier, ou celui de Clio pour discuter de poésie épique, même si ces déesses et muses sont représentées par des femmes, ne peut indiquer hors de tout doute que l’auteur soit effectivement de sexe féminin. 6. Ce corpus a été constitué dans le cadre de notre thèse « Stratégies épistolaires et écritures féminines. Les Canadiennes à la conquête des lettres (1639-1839) » à partir du dépouillement des journaux francophones publiés au Québec entre 1764 et 1839, soit une vingtaine de journaux qui nous ont permis de repérer près d’une centaine de textes. Il s’agit de la première étude consacrée à la participation des femmes à la presse de cette période au Québec (Roy, 2003). 7. Nous avons publié plusieurs des textes cités dans cet article dans l’anthologie La Conquête des lettres au Québec (1759-1799) (Andrès et coll., 2007).
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Le Canadien (1806) nés de l’implication des hommes lettrés du Bas-Canada à la Chambre d’assemblée et dans la vie publique. La majorité des périodiques publiés au Québec jusqu’au milieu du XIXe siècle, comme La Gazette de Montréal et La Minerve, opteront pour ce format. Pour les femmes, généralement exclues de la vie publique et des débats politiques, le journal de type gazette s’avère un milieu difficile à pénétrer. Or, dès la décennie 1760, outre quelques textes signés sous des pseudonymes collectifs ou épicènes (Les demoiselles de Québec et lieux circonvoisins, Vénus, etc.), La Gazette de Québec fait paraître quelques « avertissements »8 signés par les religieuses de l’Hôpital Général de Québec. Ces annonces, publiées sous forme de lettre, concernant des préoccupations concrètes (touchant par exemple le droit de pêche et de coupe de bois sur les terres qu’elles possèdent aux abords de la rivière Saint-Charles) et s’inscrivent tout à fait dans l’ensemble homogène et fortement référentiel que propose ce journal. En 1774, c’est encore aux religieuses que l’on doit la publication d’un compliment signé par les Petites pensionnaires de l’Hôpital Général de Québec et présenté à Lord et Lady Carleton lors d’une séance en l’honneur du gouverneur et de son épouse. L’identification des hôtes et des deux jeunes pensionnaires qui ont déclamé le compliment, Mlle du Rouvrai et Félicité Bailly9, sont nécessaires à l’atteinte du but, soit la démonstration d’admiration et de respect des petites pensionnaires pour le gouverneur et son épouse avec en filigrane le succès pédagogique des religieuses. Comme le mentionne Gérard Genette (1987 : 44), « la crédibilité du témoignage, ou de sa transmission, s’appuie largement sur l’identité du témoin ou du rapporteur. Aussi voit-on fort peu de pseudonymes ou d’anonymes parmi les œuvres de type historique ou documentaire ». C’est le cas également de la publi cation, le 24 décembre 1812, d’un acrostiche sur la mort de
8. Le terme « avertissement » dans la presse du XVIIIe siècle est une traduction de advertisement. 9. Félicité Bailly était la nièce de Mgr François Bailly de Messein. Quant à Mlle du Rouvrai, il s’agit probablement d’une descendante de Michel Guyon du Rouvray.
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Pierre-Florent Baillargé signé des initiales de sa veuve Marie-Louise Cureux10. Ici encore, ce texte publié dans La Gazette de Québec ne vise pas tant à mettre les projecteurs sur les talents littéraires de Madame Baillargé qu’à rendre crédible l’hommage à l’époux et au père de famille. Ces interventions féminines, dont l’autorité est assumée publiquement, forment la part congrue des textes féminins parus dans la presse périodique au Québec jusqu’au tournant du XXe siècle. Alors que le pseudonyme choisi dans les textes parus précédemment dans La Gazette de Québec renvoyait à un auteur collectif ou mythique, en 1778 on trouve deux lettres à l’éditeur parues sous les pseudonymes de Dorothée Attristée (12 février) et de Sophie Frankly (2 avril), une forme de pseudonymat qui apporte une certaine personnalisation du discours. Ces deux lettres, éditées en anglais avec une traduction en français, rappellent le ton de la correspondance familière tout en abordant des problèmes sociaux connus des femmes. Alors que Dorothée Attristée espère qu’un correspondant l’éclaire sur la manière de reconquérir l’homme qu’elle a épousé trois ans plus tôt et transforme cette plainte, digne d’un courrier du cœur, en débat social, Sophie Frankly s’adresse à ses compatriotes afin de leur dévoiler, en toute franchise, l’ultime secret pour trouver un mari. Avec humour, elle dénonce l’illusion romantique dans laquelle on entretient les femmes lorsqu’il est question du mariage en leur faisant bien comprendre que la beauté et les charmes féminins vantés par les poètes ne sont que des pièges visant à profiter de leur naïveté ; le principal attrait d’une femme pour un futur fiancé étant la dot qu’elle dépose au pied de l’autel. Ces lettres ouvrent une brèche aux collaboratrices potentielles dans cet univers hautement formel de La Gazette de Québec. Parce qu’il s’agit d’une pratique fortement associée au féminin, ce régime d’écriture au 10. Marie-Louise Cureux de Saint-Germain (1770-1859), fille d’Antoine Cureux de Saint-Germain, capitaine de la marine marchande de la basse ville, et de MarieLouise Gouin, épouse Pierre-Florent Baillargé le 24 novembre 1789. Mme Baillargé avait reçu une bonne éducation chez les ursulines de Québec et les sœurs de la Congrégation Notre-Dame et fréquentait l’élite intellectuelle à Québec. Sa maison logeait l’imprimerie du Canadien jusqu’à la saisie du matériel en 1810. Mme Baillargé connaissait donc bien l’univers de la presse.
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registre familier offre aux femmes une porte d’entrée dans les organes de presse.
La Gazette littéraire, le Spectateur et la Gazette des Trois-Rivières La volonté d’accroître la participation des Canadiens à la presse et de les voir débattre des sujets qui les préoccupent pousse l’imprimeur Fleury Mesplet11 et son rédacteur principal, Valentin Jautard, à aménager un véritable espace voué à l’opinion publique en créant la Gazette du commerce et littéraire en 1778. Malgré son nom, le journal montréalais semble opter pour une formule plus souple, connue sous le nom de « spectateur » en Europe12. À l’inverse de la gazette, qui limite généralement ses champs d’intérêt à un univers référentiel fortement teinté par la vie politique et économique, le spectateur s’intéresse à toutes les sphères de la vie sociale et penche résolument vers la fiction. Le « spectateur » désigne à la fois le type de journal et généralement son rédacteur principal. Ce dernier se place en observateur des mœurs de son temps et entend scruter la société sous ses plus divers aspects dans le dessein de l’améliorer. Cette société, au sens large, comprend vraisemblablement les femmes qui étaient habituellement exclues des préoccupations affichées dans les gazettes. Comme le souligne Susan Van Dijk (1988 : 20) :
11. Marseillais d’origine, Mesplet a fait ses armes comme imprimeur auprès de sa tante à Lyon, puis à Londres, avant de s’embarquer pour les colonies américaines où il a travaillé auprès de Benjamin Franklin. Il arrive à Montréal en 1776, une presse à imprimer dans ses bagages. 12. Le journal de type « spectateur » tire son origine du journal homonyme The Spectator d’Addison et Steele publié en Angleterre au tout début du XVIIIe siècle. Traduit en français à Amsterdam sous le titre Spectateur français ou le Socrate moderne (1714), il a inspiré au Hollandais Van Effen les journaux Le Misantrope. Contenant des réflexions Critiques, Satyriques et Comiques, sur les défauts des Hommes (1711-1712), La Bagatelle ou discours Ironiques. Où l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice et à l’Extravagance pour en faire mieux sentir le ridicule (1718-1719) et à Marivaux Le Spectateur français (1722). (Voir De Lagrave, 1993 : 102-103.)
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Julie Roy [les gazettes] comportent normalement un « type de communication impersonnelle […] ». Les auteurs des « spectateurs » s’efforcent au contraire de personnaliser leurs discours, et ils y introduisent des artifices littéraires, notamment celui de la fictionalité, qui est inconciliable avec la gazette, censée rendre le réel du moment. Dans les « spectateurs », toute une société imaginaire est souvent créée, alors que les gazettes émanent d’une société bien réelle à l’intention de laquelle elles existent. Les femmes ne pourraient en être absentes.
La concurrence que la Gazette du commerce et littéraire doit livrer à La Gazette de Québec force ses créateurs à courtiser le lectorat de cette dernière et à développer un nouveau marché. Ainsi, la lettre d’un certain Clio, parue dans La Gazette de Québec du 8 janvier 1778 sert d’amorce à un débat dans la Gazette du commerce et littéraire dès la parution du premier numéro le 3 juin 1778. Dans une courte lettre destinée à l’imprimeur, L’Anonyme y prend la défense des femmes contre les attaques du correspondant de La Gazette de Québec qui dénonçait la mode des coiffures surélevées et accusait les femmes de « superfluité ». La semaine suivante, Les bonnes amies13 le remercient publiquement de son intervention. La signature féminine inattendue – dont l’authenticité même sera mise en doute – l’étonne. Il délaisse les questions de boucles, de rubans et d’épingles pour s’attaquer à celle de l’écriture féminine. Dès le 17 juin il écrit : « Mesdames, Je n’ai rien compris à l’adresse que vous avez fait mettre dans le dernier papier, à peine ai-je deviné que ce fut pour moi, ce n’est assurément pas votre style, écrivez vous-mêmes ou choisissez un autre secrétaire », laissant sous-entendre que les bonnes amies ont fait appel à un scribe étant elles-mêmes incapables de produire un tel texte. À partir d’une discussion relativement futile sur les coiffures, un débat beaucoup plus important sur les capacités intellectuelles des femmes et leur volonté de s’afficher dans les journaux prend forme dans la Gazette littéraire. Plusieurs pseudonymes féminins prennent la défense des femmes tant en ce qui concerne la mode que leurs capacités intellectuelles et la bienséance. Au même moment, l’imprimeur Fleury Mesplet lance un débat portant sur les moments où
13. Les bonnes amies paraphent leur réplique sous des initiales difficilement identifiables aujourd’hui : J.P., G.V., C.F., F.D.F.C., A.L., M.H., L.P.
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l’on doit garder le silence et ceux où l’on doit se faire entendre. Le 24 juin 1778, en dépit du fait que les femmes aient été explicitement dispensées d’y répondre, étant considérées babillardes, Aminte Raisonable se lance dans l’arène. Quant à Philos, elle se plaint de la piètre qualité des pièces publiées par les correspondants masculins et, le 15 juillet 1778, en profite pour dénoncer les préjugés que certains correspondants entretiennent à l’égard de l’écriture publique des femmes : Pour moi qui me dispose à trouver des Molière partout, qui suis d’un sexe à qui les hommes ne permettent pas de raisonner, à qui il n’est accordé que la science de connaître la différence d’un pourpoint d’avec un haut-de-chausse, je frémis de ce que l’on va dire. De grâce, Monsieur, si vous prévoyez la tempête, prévenez-la en me jetant au feu. En effet, des femmes qui veulent faire les savantes dans ce siècle-ci c’est s’arriérer : & en amie, je vous avertis que je ne suis pas seule, il y en a une quantité qui pensent & écrivent mieux que moi, & qu’elles pourraient bien faire tort à vos Feuilles, si, elles voulaient employer leurs talents.
Félicité canadienne est l’une de celles qui braveront les préjugés en proposant au Spectateur tranquille, alias Valentin Jautard, principal animateur de la feuille montréalaise, un logogriphe14 à insérer dans La Gazette littéraire du 2 décembre 1778 : Pour la première fois de ma vie, je hasarde (sic) d’écrire à un homme, sans communiquer La lettre à ma Mère. Cette liberté, dans une fille de 19 ans, ne serait point excusable si le commerce que je lie avec vous n’était tout spirituel, & par conséquent aux dessus des scrupules & des formalités que la bienséance exige de mon état ; si vous jugez ma première Production en état de paraître dans votre Gazette Littéraire, excitée par ce succès, je m’enhardirai à vous en présenter d’autres par la suite.
Malgré les multiples précautions qu’elle prend, cet envoi provoque une vive polémique. Le Spectateur tranquille doute que la jeune fille possède autant de connaissances générales et maîtrise le latin, mais surtout il la rappelle à l’ordre en signalant que la correspondance entre une jeune fille et un homme qu’elle ne connaît pas est tout à fait inconvenante. Certains correspondants 14. Un logogriphe est une sorte d’énigme dont les lettres qui composent la solution permettent de produire plusieurs autres mots. C’est la définition de ces mots qui permet ensuite de deviner la solution du logogriphe.
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vont même jusqu’à accuser Félicité canadienne, ou pire, celui qui a emprunté ce nom, de plagiat, semant ainsi une certaine confusion qui mettra un terme à la carrière de Félicité. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, et malgré ces querelles, la Gazette du commerce et littéraire est l’un des journaux les plus réceptifs à la production féminine, que ces textes soient issus réellement de la plume de femmes ou la création d’une poignée de journalistes en mal de sensation. On y trouve en effet, en moins de deux ans d’existence, une trentaine de textes signés sous pseudonymes féminins – dont la plupart se présentent sous la forme d’une lettre au Spectateur tranquille, à l’imprimeur ou à un autre correspondant – touchant des thèmes comme le mariage, la critique littéraire et l’éducation féminine. La fiction, inhérente à la forme spectatoriale qu’emprunte La Gazette littéraire, a sans doute permis de créer le premier journal d’opinion tout en fournissant un espace mettant en scène une parole et des préoccupations féminines. Les paris restent ouverts quant à l’identité des auteurs qui se cachent derrière ces pseudonymes, or il n’en demeure pas moins qu’ils témoignent d’une possible inscription des femmes dans l’espace public et d’une volonté de les faire participer à la création de cette opinion publique non seulement en tant qu’objet du discours, mais en tant que sujet énonciateur. D’ailleurs, en réponse au texte signé par Philos qui accusait les hommes de ne pas considérer les talents littéraires féminins à leur juste valeur, Sophos s’engageait à défendre publiquement les femmes qui s’adonnaient à l’écriture, conviction qu’il croyait partager avec un nombre assez important de lecteurs de la gazette montréalaise. Lorsque La Gazette littéraire ferme ses portes en 177915, d’autres journaux font leur apparition, mais les voix féminines se font relativement rares jusqu’aux années 1810-1820. Cette quasidisparition soulève des doutes quant à l’authenticité des signatures féminines et confirme à certains égards l’hypothèse d’une fiction créée de toutes pièces par Mesplet et Jautard dans la Gazette litté15. Fleury Mesplet et Valentin Jautard sont jetés en prison pour sédition par les autorités britanniques. Ils y seront confinés pendant quatre ans. Lorsque La Gazette de Montréal renaît de ses cendres en 1785, elle devient un journal d’information de type gazette.
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raire (la plupart des périodiques qui émergent ensuite étant de type gazette ou des recueils s’abreuvant à la production étrangère). Elle suggère également que les femmes hésitent encore franchir le seuil de l’espace public sans que l’on ne les y ait invitées, que ce soit de manière galante ou par la provocation. C’est le cas du Times – Le Cours du temps dans lequel paraît un texte signé par un certain Honestas (22 décembre 1794) touchant l’éducation des filles et auquel Sophia, piquée par les allégations du vieillard, répond la semaine suivante (29 décembre 1794). Trouvant ridicule que l’on donne aux filles des cours de piano et de broderie, occupations qu’il juge inutiles, Honestas souhaite que l’on forme les jeunes filles à tenir le ménage. Sophia rétorque que les hommes, parce qu’ils négligent souvent leur foyer et leur épouse, rendent nécessaire la pratique de telles activités pour fuir la solitude dans laquelle elles sont souvent laissées. Le Courrier de Québec offre également une lettre à l’éditeur signée Une jeune canadienne (sic) qui reprend le thème du mariage en dénonçant la mainmise des parents sur le choix des époux, pratique qui, selon elle, cause le malheur de plusieurs jeunes filles. Cette jeune Canadienne est consciente de l’effet potentiel de la publication sur la prise en compte de ses arguments d’où son désir de voir sa lettre insérée dans les colonnes du journal : « Messieurs, écrit-elle aux éditeurs, Comme papa en lisant votre courrier s’écrie quelquefois : Mais ceci me paraît juste, mais cela a du bon sens : Ayez donc la complaisance d’insérer les réflexions suivantes, peut-être papa ne pourra-t-il pas s’empêcher de s’écrier encore : mais ceci est vrai. » (27 février 1808.) Ce texte montre l’autorité dont le journal est investi et une prise de conscience des effets de la publication sur le lectorat. Il faudra néanmoins attendre la publication du Spectateur de Charles Bernard Pasteur en mai 1813 pour voir une seconde vague d’interventions féminines dans la presse. Si le Spectateur tranquille était le maître à penser de La Gazette littéraire, Le Spectateur puis Un solitaire prendront ici les rênes de la rédaction. Ces deux animateurs de la feuille périodique donnent leur opinion sur divers sujets et réclament l’avis de leurs compatriotes lettrés. Le Spectateur de Pasteur vise à susciter des débats et donc à stimuler la participation du lectorat : sur le mode passif en invitant les lecteurs à réfléchir
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aux questions soulevées, ou sur le mode actif en provoquant la réplique d’un correspondant. L’éducation, qui a toujours bonne presse, et en particulier l’éducation féminine, initie les discussions dans lesquelles s’investissent les femmes, ou du moins ceux qui se font passer pour telles. Les pseudonymes et le ton badin utilisés nous permettent de douter du sérieux de certaines interventions, comme c’était le cas dans La Gazette littéraire, mais d’autres, plus senties, laissent croire à une véritable implication des femmes dans les débats du temps. Les interventions de Lucie Léveillée (3 juin 1813), d’Adélaïde C. (17 juin 1813), d’Elvire Léger (10 novembre 1821), de Julie Crèvecoeur (15 novembre 1823), d’Émilie Lagrave du Plaisir (6 novembre 1823), de Clorinde du Temps née Volage (18 juin 1825) ou encore d’Élisabeth (25 juin 1825) provoquent des controverses et remettent en question certains préjugés à l’égard des femmes. L’assurance et le ton souvent ironique tiennent parfois de la provocation, mais cachent également le désarroi des femmes devant le peu de moyens qui leur est offert pour sortir de l’ignorance et faire valoir leurs droits. Le Spectateur propose également, sous la plume de Mme Mermet (Laurence Chetcuti, épouse du poète Joseph-David Mermet) un « Tribut de reconnaissance aux dames de Montréal » qui l’avaient accueillie pendant son séjour (21 février 1814)16. Ce texte signé du nom d’une femme identifiable rappelle les textes des hospitalières de Québec et de Mme Baillargé publiés dans La Gazette de Québec. En 1817, Ludger Duvernay, qui termine son apprentissage comme typographe à l’imprimerie Pasteur, se rend à Trois-Rivières, une presse dans ses bagages. Il fonde la Gazette des Trois-Rivières (1817-1819) et opte pour une formule semblable à celle du Spectateur qu’il connaît bien. En produisant la Gazette des TroisRivières, Duvernay se donnait pour mission de rejeter les querelles politiques au profit de la morale et des « belles lettres », détournant 16. Laurence Catherine Chetcuti, originaire de Malte, avait épousé Mermet lors de son passage en Sicile comme officier du régiment de Watteville. Elle avait séjourné à Montréal avec ses deux fils, Alexandre et Louis, à l’été 1813 avant d’aller rejoindre son mari à Kingston en janvier 1814. Le texte de Mme Mermet a été repris dans Les textes poétiques du Canada français (Lortie, 1987, t. 2 : 234). Jeanne-D’Arc Lortie l’attribue à son mari sans toutefois donner l’origine de cette explication.
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ainsi son attention des principaux sujets traités dans les gazettes de l’époque. Deux débats particulièrement houleux concernant les capacités intellectuelles des femmes se déroulent dans les pages de la Gazette des Trois-Rivières en 1817 et en 1819. Dorimène répond d’une plume acérée à Damon qui avait osé dénigrer les qualités d’esprit des femmes dans une épigramme mordante (7 octobre 1817)17. De son côté, Adélaïde (1819) met tout en œuvre pour faire taire L’Hermite et anéantir ses prétentions à devenir écrivain. Cette querelle qui perdure pendant plusieurs semaines se termine avec la mort fictive de l’Hermite, donnant à Adelaïde le fin mot de la victoire. Ce débat est l’un des plus fascinants de cette période en ce qu’il constitue une sorte de métaphore de la difficile constitution de la sphère lettrée au Bas-Canada (voir Roy, 2005). En juillet et en octobre 1819, La Gazette des Trois-Rivières offre également quelques poésies dont « Une Ronde » et un poème intitulé « L’erreur », signés par Mademoiselle et Mlle D…….18.
Le mélange des genres et l’émergence de la littérature féminine dans Le Populaire La crise politique qui marque la décennie 1830 et qui verra son apogée avec les Rébellions de 1837-1838 interpelle tous les Canadiens y compris les femmes qui sont indispensables au projet de société des Patriotes comme à celui des Bureaucrates. Les textes signés Une femme et Une femme d’ouvrier, qui paraissent dans Le Populaire en 1837, dénonçant l’embargo sur les produits importés rappellent un texte de Pierre-Stanislas Bédard – signé « L’infortunée Janette » –, paru dans Le Canadien en 1808, dont l’objectif était de détruire la réputation du juge de Bonne qui se présentait aux 17. À l’origine, une épigramme est une inscription, d’abord en prose, puis en vers, qu’on gravait sur les monuments, les statues, les tombeaux pour perpétuer le souvenir d’un héros ou d’un événement. À partir du XVIIIe siècle, le genre se spécialise dans le mot d’esprit : l’épigramme renferme généralement une pointe grivoise ou assassine. 18. Sachant que Julie Duvernay avait rejoint son frère à Trois-Rivières pour l’aider dans son entreprise de presse, le poème « L’erreur » pourrait bien avoir été composé par elle. Le nombre de points suivant le D correspond en effet à Duvernay.
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é lections. L’utilisation du pseudonyme féminin et du témoignage montre que la sphère privée et la sphère publique ne sont pas des univers étanches. Le récit de l’expérience personnelle, comme c’est le cas de ces femmes qui se plaignent des agissements de leurs maris ou de l’attitude irrespectueuse de certains hommes, permet de respecter les champs d’intervention féminine (le couple et la famille) tout en optant pour une tactique d’écriture visant à séduire le lecteur et à s’en faire un allié. Comme l’indique Anne Chamayou (1999 : 102) à propos de l’utilisation de la lettre à des fins partisanes : […] si elle ne prive pas le lecteur de toute réserve critique, [elle] le dispose favorablement envers des prises de position dont le registre trop clairement polémique du pamphlet aurait affiché la partialité. Grâce à la forme personnelle, à l’impression de vécu, la lettre est susceptible de renforcer l’autorité du texte.
Si la plupart des lettres dénoncent essentiellement les mœurs, d’autres vont plus loin encore en interrogeant la législation et ses effets. Le 2 février 1837, une certaine Adélaïde, constatant l’adoption de coutumes qui se transforment graduellement en perte de plusieurs droits pour les femmes, dont celui de conserver leur nom lorsqu’elles se marient et de jouir de la propriété familiale, réclame des explications dans La Minerve. On voit alors poindre les premières traces d’un discours féministe assumé dans la presse. Ce discours vient à la fois des hommes, qui souhaitent obtenir l’appui des femmes dans leur croisade politique, et des femmes elles-mêmes qui s’interrogent sur les impacts sur leur propre existence des bouleversements qui secouent la société canadienne. C’est également à la fin de la décennie 1830 que, décidés à consolider une littérature nationale, les éditeurs réclament la participation non seulement des néophytes, mais aussi des femmes dont on avait jusqu’alors négligé l’importance. Mary Graddon-Gosselin a véritablement attiré le regard des lettrés sur les talents littéraires féminins et leur nécessaire participation à l’éclosion de la littérature canadienne au début de la décennie en éditant le Montréal Museum or Journal of Literature and Arts (1832-1834), un journal auquel aucune francophone ne semble toutefois avoir participé. Le Populaire, édité par son mari Léon Gosselin à partir de 1837, témoigne toutefois d’une ouverture sans précédent à l’écriture litté-
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raire féminine dans la presse francophone. Outre les lettres au journal qui se font nombreuses, Anaïs, alias Josephte-Odile Cherrier, y signe trois récits et plusieurs poèmes au cours des années 18371838. Odile Cherrier est la première femme écrivant sous pseudonyme ayant pu être identifiée depuis la parution de La Gazette de Québec. Le 25 octobre 1837, cette jeune fille de 19 ans « prend la liberté » d’envoyer la « faible » traduction d’un texte publié dans le Lady’s Book de Philadelphie qui paraît sous la rubrique « Littérature canadienne ». Au cours des semaines précédentes, Marie-Louise, dont on découvrira qu’il s’agit d’un nom de plume utilisé par Joseph-Guillaume Barthe, avait séduit le lectorat du Populaire et créé un certain engouement pour l’écriture féminine. Odile Cherrier prend d’ailleurs Marie-Louise pour modèle : [C]’est à son exemple et entraîner [sic] par ses puissantes sollicitations que je me hasarde à faire une première et sans doute bien imparfaite apparition sur la scène littéraire. Il est certain que l’élève doit perdre à côté d’une semblable institutrice et c’est cette appréhension qui me porte d’avance à solliciter toute l’indulgence du public. Je ne me crois pas encore assez forte pour me permettre de donner quelque chose de ma propre imagination, mais comme ma maxime est d’avoir un début, en quelque matière que ce soit, je réclame de vous cette bienveillance que vous avez pour tous vos commençants et que réclame toujours avec beaucoup d’espoir, le sexe auquel je me fais gloire d’appartenir.
Les éditeurs encouragent Anaïs à poursuivre dans cette voie ouverte par Marie-Louise : Nous ne doutons point que nos lecteurs ne soient disposés à nous imiter, nous ne doutons point que la gracieuse Marie-Louise ne se fasse un doux plaisir de donner la main à une écolière qui aspire à peindre un jour la couronne de laurier ornant le front de notre divine Muse des TroisRivières.
Joseph-Guillaume Barthe se démasque le 6 novembre, soit moins de deux semaines après la parution du premier texte d’Anaïs, qui ne quitte pas pour autant la scène du périodique. Le second récit, original cette fois, est publié sous le titre d’« Adolphe et Eugène » (24 novembre 1837), et présente l’histoire d’Adolphe, un jeune garçon turbulent qui arrive à corriger son mauvais caractère grâce à l’empathie de son compagnon. Anaïs fait paraître une autre traduction, intitulée « Horrible tragédie. Une scène à SaintDomingue » (17 janvier 1838), qui raconte le soulèvement des
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esclaves d’une plantation d’Haïti en 1791 et les atrocités dont fut victime la famille de Polydore Le Breton. Après ces trois récits, Odile Cherrier se lance dans la poésie avec quelques vers, dédiés à son amie Élise, « Une promenade avec André dans le cimetière » (2 février 1838) et « L’amitié » (12 février 1838) dédiés à son frère André-Romuald Cherrier. Anaïs, à l’instar de Marie-Louise, deviendra un modèle pour plusieurs jeunes filles dont Améla qui reprend le flambeau littéraire dans L’Aurore des Canadas en 1839 et 1840. Elle y signe quatre textes, largement inspirés du romantisme, dans lesquels elle pleure la mort de sa mère, puis celle de son amant, et se console en lisant Lamartine et Chénier.
De la conception d’un modèle à la stratégie de légitimation : la lettre au journal et le pseudonyme féminin Ce corpus et les conditions qui permettent sa constitution, présentés ici succinctement, offrent sans doute une image imparfaite de la production féminine dans la presse. Chacun des textes et le contexte dans lequel il apparaît nécessitant une analyse particulière pour bien en comprendre les enjeux. Toutefois, des constantes permettent de voir s’ériger un modèle (voire des modèles) et le développement de stratégies de légitimation du discours féminin dans la presse pendant cette période d’émergence et d’apprivoisement des médias imprimés. La majorité des textes du corpus d’écrits « féminins » sont signés d’un pseudonyme. Or, choisir un pseudonyme c’est poser un geste significatif dont on ne peut évacuer la valeur sémiotique. La différenciation féminine qui est incorporée au nom de plume et l’insistance sur l’appartenance sexuée de son auteure créent un horizon d’attente et s’inscrivent à la fois comme une stratégie du discours et une contrainte tant pour les hommes que pour les femmes qui empruntent un nom féminin. Signer au féminin entraîne le devoir de faire preuve de modestie afin d’obtenir la protection nécessaire à sa prise de parole et de se réapproprier l’identité féminine mise en péril par son apparition sur la scène publique. Ainsi, à la charmante modestie des épistolières de la presse répond, en
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contrepartie, la bienveillance des galants éditeurs. Cette modestie s’érige principalement par un certain étalage de son ignorance et de son inexpérience. Par exemple, dans La Gazette littéraire, « V », à qui l’on demande son avis sur une pièce en vers, dira, après avoir souligné le fait que les femmes ne sont pas jugées assez savantes pour pouvoir donner leur opinion sur ce sujet, « Je me tairai donc et laisserai le champ libre aux connaisseurs » (3 février 1779). Quant à Henriette Canad., qui critique les œuvres de L’Anonyme, elle termine sa lettre en soulignant qu’elle ne se « flatte pas d’être bien connaissante », mais qu’elle préfère un quatrain du Spectateur Tranquille à une ode de L’Anonyme (13 février 1779). Dans le Spectateur, « Très indignée », qui semble en pleine possession de ses moyens, demande tout de même à M. Pasteur de ne pas considérer « le stile (sic), car je ne suis nullement dans l’habitude d’écrire ; je n’aspire qu’à être entendue » (30 décembre 1813). Même lorsqu’Anaïs se lance dans des formes plus littéraires à la fin de la décennie 1830, elle qualifie le premier récit qu’elle envoie aux éditeurs du Populaire de « faible traduction » (25 octobre 1837). Quant à Améla, qui signe plusieurs poésies dans L’Aurore des Canadas, elle insiste constamment sur l’inspiration qui lui a permis de produire ses poèmes plutôt que sur leurs qualités stylistiques : « j’implore en même temps l’indulgence du public pour ce petit peu de vers que ma douleur a mis au jour, sans les soumettre à la critique dont ils sont indignes. » (11 octobre 1839.) Cette prétendue ignorance est souvent doublée d’une apparente naïveté liée à la jeunesse des auteurs des textes présentés. Plusieurs intervenantes insistent pour se définir comme des fillettes ou des jeunes filles au seuil de l’âge adulte19. La jeunesse et l’inexpérience, portées comme un étendard, favorisent le dépassement des attentes du lectorat et la subversion des codes sociaux de la féminité qui apparaissent plus problématiques une fois la maturité de l’âge adulte atteinte. Ainsi, on pardonnera plus facilement à une jeune demoiselle quelques fautes de style et même certaines entorses aux règles de la bienséance en les mettant sur le compte 19. Les correspondantes de la presse pour la période qui va de 1764 à 1839 ont en moyenne 16 ans.
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des passions excessives de la jeunesse, le manque d’instruction et l’inexpérience. Elles pourront également mieux faire passer leur message si elles se bornent à des sujets relevant de la sphère féminine. Hormis la poésie de circonstance, qui constitue un registre particulier de la participation des femmes à la presse, la principale forme empruntée est la lettre au journal, une forme largement inspirée des principaux marqueurs de la lettre familière et un régime d’écriture sur lequel les femmes ont une emprise reconnue. La lettre destinée au journal devient ainsi un moyen privilégié pour défendre ses opinions et mener une réflexion plus approfondie sur les règles qui régissent la vie sociale et la vie des femmes en particulier. L’épistolière pseudonyme personnalise ainsi son discours et crée un univers fermé permettant la complicité avec un destinataire, tout en signalant au lecteur potentiel, par des marques implicites, mais parfois explicites, qu’il est pris à témoin de cette relation épistolaire personnelle. La lettre au journal permet alors de juxtaposer le caractère intimiste de la lettre familière et la nature publique du périodique. Pour arriver à leurs fins, la majorité des interventions féminines qui s’énoncent au « je » transforme d’ailleurs le sujet individuel de l’énonciation en un « nous » collectif féminin. En contrepartie, l’adresse à un « vous », personnifié par un destinataire masculin (l’éditeur, l’imprimeur, le correspondant) devient, dans les faits, collectif, puisque le destinataire final est le lectorat. Sur le plan énonciatif, la lettre familière et privée prend ainsi une dimension collective au contact du média imprimé. Ainsi, l’utilisation du régime épistolaire et plus largement des genres intimes ou personnels, comme la chronique, qui apparaîtra à la fin du XIXe siècle, semble moins un cantonnement à la sphère privée qu’une stratégie ayant permis aux femmes d’apprivoiser et d’investir cet espace public et d’y faire entendre leur voix. * * * Pendant ces premières décennies de prise de parole publique, les idées reçues sur la féminité ont permis aux femmes de graduellement apprivoiser l’espace public en adoptant une posture qui s’est forgée au gré de leurs interventions (fictive ou réelles) et des discours sur le féminin. Si bien des écrits publiés sous pseudonymes féminins
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sont sans doute sortis de l’imagination d’hommes lettrés, comme en fait foi l’importance des interventions féminines dans les périodiques de type spectateur et quelques cas avérés, il n’en demeure pas moins qu’ils ont contribué à forger un modèle de la femme collaboratrice de la presse. Ce modèle perdure d’ailleurs, en tout ou en partie, jusqu’au tournant du XXe siècle, tant sur le plan formel (la forme épistolaire, la chronique, le courrier des lectrices, etc.) que sur celui des thèmes permettant la prise de parole (éducation, mariage, vie sociale). Mais au-delà de ces modèles, qui ont autorisé la parole des femmes dans la presse et que les femmes journalistes et leurs correspondantes du tournant du XXe siècle se sont réappropriés de diverses manières, cette façon de faire sa place dans l’espace public et d’y acquérir une certaine légitimité a aussi contribué à enfermer la parole des femmes dans des sphères d’intervention qui ont minimisé leur autorité sur la scène publique. C’est bien là que réside tout le paradoxe de l’histoire de la relation des femmes aux médias imprimés : à la fois témoin de leur enfermement dans les stéréotypes du féminin et moyen d’émancipation et de reconnaissance. Cette brève esquisse d’un parcours complexe offre un éclairage neuf sur l’histoire de la participation des femmes aux médias imprimés. Les travaux que nous poursuivons actuellement sur la participation des femmes à la presse pendant la seconde moitié du XIXe siècle, période caractérisée par la multiplication des formes périodiques et leur spécialisation (dont plusieurs se dirigent vers des préoccupations dites féminines comme la littérature, la musique, l’éducation ou la famille) nous ont permis de découvrir des textes inédits qui remettent en question le discours traditionnel sur l’histoire littéraire des femmes (voir Roy et Savoie, 2005 ; Roy, 2007). La constitution d’un corpus, qui manquait vraisemblablement à une véritable étude de l’histoire littéraire des femmes, ouvre de multiples perspectives. Ces travaux20 devraient permettre de donner enfin aux Québécoises l’histoire littéraire qui leur fait actuellement défaut et de faire le pont avec les recherches portant sur les femmes de lettres 20. Ces travaux, amorcés dans le cadre de nos recherches postdoctorales « La mémoire de Laure » (BNQ, 2004-2005) et « La presse des couventines » (CRSH, 2007) se poursuivent maintenant dans le cadre d’un projet en collaboration avec Chantal Savoie de l’Université Laval (CRSH, 2007) sur les stratégies de légitimation et la filiation littéraire dans la presse de la seconde moitié du XIXe siècle.
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et journalistes qui apparaissent de manière significative au tournant du XXe siècle.
Références
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84 Roy, Julie, et Chantal Savoie (2005), « Vers une histoire littéraire des femmes », Québec français, 137 (printemps), p. 39-42. Roy, Pierre-Georges (1909), La Famille Céloron de Blainville, Lévis. Savoie, Chantal (2004), « Persister et signer : les signatures féminines et l’évolution de la reconnaissance sociale de l’écrivaine (1893-1929) », dans Pierre Hébert et Marie-Pier Luneau (dir.), Voix et images, 88 (automne), p. 67-79.
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Madeleine, critique et mentor littéraire dans les pages féminines du quotidien La Patrie au tournant du XXe siècle
Chantal Savoie Département des littératures et CRILQ Université Laval
Depuis le milieu des années 1980, la considération des écrits féminins publiés dans la presse périodique, négligés auparavant au profit des œuvres parues sous forme de livre, a largement contribué à renouveler les connaissances au sujet des femmes de lettres (notamment Carrier, 1988 ; Gerson, 1992 ; Gosselin, 1995 ; Turcotte, 1996 ; Pilon, 1999 ; J. Roy, 2003). Ces recherches ont permis de mettre au jour un corpus de productions féminines aussi volumineux que varié en forme et en idées, et ce, tant à la fin du XIXe qu’au début du XXe siècle. Du même souffle, ces travaux ont permis de devancer substantiellement les dates qui servaient jusqu’alors à baliser l’entrée des femmes dans le champ littéraire canadien- français, leurs premières tentatives littéraires dans la presse remontant à l’apparition de l’imprimerie au milieu du XVIIIe siècle (J. Roy, 2003). Plusieurs de ces travaux ont cependant insisté davantage sur la précarité de la position des femmes de lettres dans le contexte souvent peu accueillant pour elles du champ littéraire de leur époque, et notamment sur l’ostracisme dont elles pouvaient être victimes. Je souhaite pour ma part analyser plutôt leur discours, en
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posant l’hypothèse qu’il est nécessairement marqué par la position que la journaliste est consciente d’occuper dans le champ médiatique de son époque, et qu’il porte la trace des moyens qu’elle met en œuvre pour adapter son discours aux attentes. Ces modalités discursives construisent ainsi une posture d’énonciation qui rend leur pratique d’écriture possible, mais elles révèlent également les modèles littéraires que les chroniqueuses contribuent à ériger, de même que différents principes de filiation qui leur permettent de se rattacher à des traditions. Des travaux récents sur les liens entre la presse et la littérature, tant en France (Thérenty et Vaillant, 2001 et 2004 ; Thérenty, 2003) qu’au Québec (Cambron, 1999 ; Cambron et Lüsebrink, 2000 ; Andrès, 2001 ; Doyon et Roy, 2005) nous invitent cependant à observer avec de nouveaux outils d’analyse propres à la recherche littéraire ces textes qui relèvent de genres et de formes aussi variés que la lettre, le billet, la chronique, le poème, la narration brève et le roman feuilleton. Si la presse a pu servir d’espace de diffusion pour des textes qui n’auraient pu être publiés autrement, elle n’est cependant pas qu’un pis-aller témoignant de la précarité du champ littéraire en formation. La presse, bien plus qu’un simple espace de diffusion, constitue un des foyers de pratiques qui a sans doute le mieux façonné l’émergence de la pratique littéraire publique des femmes. Or le moment même où les femmes s’acclimatent puis s’intègrent à l’espace public par les journaux a été peu abordé dans ses dimensions littéraires. Il joue pourtant un rôle central, notamment en convoquant un passé littéraire qui lui sert d’assise et de caution, et en permettant de reformuler les projets d’écriture et de relancer des pratiques jusqu’alors diffusées de manière confidentielle, faisant émerger de nouveaux enjeux. Dans le prolongement de nos travaux sur l’émergence d’une critique littéraire au féminin dans les pages féminines des quotidiens et dans les périodiques féminins au tournant du XXe siècle, et dans la foulée de nos préoccupations récentes pour les chaînons manquants de l’histoire littéraire des femmes, j’évoquerai maintenant le cas de la journaliste Madeleine (pseudonyme d’Anne-Marie Gleason), étudierai le système de valeurs sous-jacent et la rhétorique de son discours à propos de la littérature au cours des premières
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années de sa collaboration au quotidien montréalais La Patrie1. Plus précisément, j’ai considéré ici les textes publiés lors de ce qu’on peut considérer comme la première période de Madeleine comme chroniqueuse à La Patrie, soit du 30 mars 1901, date à laquelle la page féminine de La Patrie devient « Le Royaume des femmes », au 4 mars 1905, date à laquelle d’importants changements surviennent dans la page féminine du quotidien. Ce sont autant les stratégies discursives utilisées que l’appareil critique sollicité qui constitueront la matière de mon analyse. Le tout me permettra de circonscrire un état des avancées prudentes et des limites d’une parole littéraire au féminin dans les médias du Québec au tournant du siècle dernier. Mais permettez-moi d’abord de rappeler le contexte de la naissance de la page féminine dans les quotidiens canadiens-français, puis la trajectoire de la journaliste Madeleine.
Contexte Comme l’évoquent notamment les travaux de Line Gosselin et d’Hélène Turcotte, l’accroissement substantiel du nombre de femmes de lettres dans la société canadienne-française au tournant du XXe siècle, et plus particulièrement dans la région montréalaise, laisse entrevoir que cette époque constitue un moment charnière dans l’histoire de la littérature des femmes et de sa place dans le champ littéraire. Les données biobibliographiques compilées par le collectif La vie littéraire au Québec en vue de l’étude de la période couverte par les années 1895-1918 confirment en effet que le nombre de femmes qui participent activement à la vie littéraire durant ces années augmente de plus du double. Les mêmes données témoignent d’une importante concentration des activités des femmes de lettres dans la sphère journalistique : plus du tiers des femmes qui écrivent publient régulièrement ou épisodiquement dans les journaux et magazines. Elles y signent des écrits très variés et qui s’encombrent peu des découpages traditionnels entre les genres, le 1. Madeleine dirige alors la page et y signe habituellement les rubriques « Causerie » et « À nos correspondants ». Après 1905, Madeleine signe plus épisodiquement ses chroniques et cède progressivement sa place à la chroniqueuse Camille. Cette interruption correspond au moment de la naissance de sa fille en 1905.
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tout largement dominé par la chronique, terme auquel il faut cependant donner une certaine extension afin de lui permettre d’inclure tous les textes publiés sous des rubriques qui s’affichent comme chronique mais dont le genre est souvent ambigu. Ces chroniques abordent par ailleurs plusieurs sujets, mais nombre d’entre elles traitent de livres, d’auteurs, de littérature. Ce sont celles-là que j’ai isolées pour les besoins de cette analyse. Outre l’importance prépondérante du rôle de la presse dans l’émergence d’une génération de femmes de lettres au tournant du XXe siècle, il faut encore noter la force d’attraction de Montréal, nouvellement promue métropole économique. Cette attraction s’exerce sur l’ensemble des acteurs de la vie littéraire au tournant du siècle dernier, mais agit davantage encore sur les trajectoires des écrivaines qui, si elles ne naissent pas à Montréal, s’y déplacent pour la plupart afin d’y exercer leur activité d’écriture. Camille Roy ira même jusqu’à affirmer, dès 1905, que : Montréal est la capitale du féminisme au Canada. C’est là que se fixent le plus volontiers, et qu’aiguisent chaque semaine leurs plumes les femmes écrivains, les femmes apôtres des droits de leur sexe ; et c’est donc là surtout que rayonne leur influence, et que s’échappe tour à tour le fleuve ou le ruisseau de leur éloquence. […] Si elle n’est pas toujours la patrie natale et la mère des cousines qui y écrivent leurs chroniques, elle sait du moins les appeler, les faire venir, leur donner une généreuse hospitalité ; et cette ville des puissantes compagnies financières fait donc aussi le trust des femmes qui ont du talent littéraire, et qui y vont chercher du pain, quelques idées, beaucoup d’assurance, et quelquefois un mari.
Cette métropolisation des activités des femmes de lettres favorise leur regroupement et la création de réseaux lettrés féminins, de même que l’établissement de solidarités canadiennes, américaines et françaises parmi les femmes de lettres2. La concentration urbaine est en outre indissociable du développement du journalisme féminin. D’abord nés pour courtiser la consommatrice au moment où les journaux passent d’un financement partisan à un financement axé sur la publicité, les périodiques féminins, tout comme la page féminine des grands quotidiens, permettent à des écrivaines de s’adonner 2. Voir à ce sujet Savoie, 2002.
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à l’écriture avec une grande régularité et favorisent le rayonnement de discours centrés sur les intérêts féminins, que ces intérêts soient associés aux caractéristiques plus traditionnelles de la féminité ou qu’ils touchent des revendications s’apparentant à celles qu’on identifie comme féministes de notre point de vue contemporain (Lang, 1999). On peut y lire, par exemple, des éditoriaux traitant des droits sociaux des femmes, des revendications féministes touchant l’éducation, l’accès aux livres, et bon nombre de critiques littéraires qui témoignent d’une sensibilité littéraire féministe.
La trajectoire La trajectoire de Madeleine est tout à fait typique de celle des femmes de lettres de son époque, c’est-à-dire de la première génération de journalistes qui accède à l’écriture publique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Sans entrer dans le détail de sa biographie, mais en insistant sur sa trajectoire professionnelle, mentionnons qu’Anne-Marie Gleason, qui prendra plus tard le pseudonyme de Madeleine, naît en 1875 dans une famille aisée de Rimouski (son père, John Gleason, est avocat). Elle étudie aux couvents des sœurs de la charité, d’abord à la Malbaie, puis à Rimouski. Elle fait son entrée dans le monde du journalisme en signant des articles dans Le Monde illustré (à partir de 1897), sous le pseudonyme de Myrto. Elle collabore ensuite à plusieurs périodiques, surtout régionaux, avant de s’établir à Montréal et de succéder à la journaliste Françoise à la direction de la page féminine du quotidien La Patrie (à partir de 1900). Elle publie plusieurs ouvrages, dont trois recueils de chroniques (Premier péché, 1902 ; Le long chemin, 1912 et Le meilleur de soi, 1924), une pièce de théâtre (En pleine gloire ! 19193) et un recueil de portraits (Portraits de femmes, 1938). Elle fonde en outre de nombreux périodiques, dont La bonne parole (1913, organe de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste) et la Revue moderne (1919, qui est l’un des
3. Elle a déjà signé une pièce de théâtre, « L’adieu au poète », parue dans le recueil Premier péché (1902), aux côtés d’autres textes brefs.
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ancêtres de Chatelaine)4. Elle signe enfin un roman inédit, intitulé « Anne Mérival », paru dans les pages de La Revue moderne en 1927 et qui n’a jamais connu la publication sous forme de livre. Le profil de Madeleine s’apparente ainsi à celui des autres femmes de lettres de sa génération : une journaliste, autodidacte, qui vit de sa plume et signe d’un pseudonyme constitué d’un seul prénom dans les pages féminines d’un quotidien ou dans un périodique féminin. Cette présence dans la sphère publique se double souvent d’une participation aux activités de différentes associations professionnelles, patriotiques, caritatives ou qui faisaient la promotion des intérêts féminins, comme pour compenser l’audace de l’écriture publique. Fortes de cette double visibilité, celle acquise par les médias et celle que procurent les pratiques associatives publiques, un certain nombre de ces femmes ont ensuite fait leur entrée dans le monde des livres en publiant des sélections de textes brefs, le plus souvent des chroniques, sous la forme de recueils qu’elles faisaient imprimer à compte d’auteur. Cette trajectoire typique me semble tout à fait révélatrice des possibilités et des limites de la carrière des lettres pour une femme au tournant du XXe siècle, et du fait que le journalisme servait bien souvent avant tout des ambitions littéraires. C’est dans cette perspective que je me suis intéressée à son travail de chroniqueuse dans La Patrie. La page féminine des grands quotidiens se présente à cette époque comme un ensemble de rubriques et de textes hétéroclites, qui vont du poème à la recette de rôti, en passant par les biographies de grands écrivains et les illustrations de vêtements. L’ensemble est dominé par la signature de la directrice, mais nombre de collaborateurs et collaboratrices y contribuent. De la publicité jouxte le tout (médicaments, produits de beauté, instruments de musique, aliments, quincaillerie, etc.), le plus souvent dans la colonne de droite. Partie intégrante des pages féminines de plusieurs quotidiens à grand tirage, les réponses aux correspondants forment un type de rubrique qui connaît un immense succès au tournant du XXe siècle, 4. La revue Vie canadienne, fondée en 1927, fusionnera avec La Revue moderne en 1929. La Revue moderne deviendra Châtelaine en 1960.
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et cette correspondance publique dans les grands quotidiens est à ma connaissance signée exclusivement par des femmes de lettres. Si cet espace est en quelque sorte l’ancêtre du courrier du cœur, la rubrique est loin de restreindre sa portée aux seules affaires sentimentales. La littérature fait très régulièrement l’objet de questions des lecteurs, souvent à raison de plusieurs lettres par semaine. Les questions qu’on pose à Madeleine au sujet de la littérature sont de plusieurs ordres : on lui demande des suggestions de livres recommandables, on veut savoir si certains ouvrages ou certains auteurs sont à l’Index, on s’enquiert de l’endroit où se procurer divers imprimés, on sollicite son opinion sur la qualité d’une œuvre. Si j’ai esquissé ailleurs une analyse des suggestions de lecture formulées par Madeleine à l’endroit de ses lectrices, je souhaite m’attarder ici à un aspect de sa correspondance qui la distingue radicalement des autres chroniqueuses. Il s’agit de l’importance qu’elle accorde à la vie théâtrale.
Le théâtre La vie culturelle canadienne-française est fréquemment évoquée dans les lignes de la rubrique « À nos correspondants » de la page féminine des grands quotidiens. Les livres et les auteurs y occupent généralement une place importante, de même que la musique et les conférences. Le théâtre trouve sa place dans cet ensemble, mais jamais ailleurs autant que dans la correspondance de Madeleine. Le « Royaume des femmes » devient ainsi, sous la gouverne de Madeleine, et surtout au début de sa collaboration à La Patrie, un espace éditorial où les échanges à propos de la vie théâtrale sont courants. La chroniqueuse en parle elle-même beaucoup, notamment pour commenter les productions à l’affiche, et ses correspondants lui adressent fréquemment des questions à ce sujet. C’est surtout à la fin de sa première année de collaboration à La Patrie que Madeleine s’intéresse de manière suivie au théâtre. La façon dont elle en parle témoigne en premier lieu de la vivacité de la vie théâtrale montréalaise au début du XXe siècle, alors en pleine
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transformation5. Ce dynamisme se manifeste surtout à travers le nombre et la variété des théâtres et des troupes mentionnés, de même que par le nombre de pièces jouées. Rappelons qu’à l’époque, le théâtre professionnel se joue « au rythme de huit ou dix représentations par semaine, avec un changement de programme chaque semaine » (Saint-Jacques et Lemire, 2005 : 142) et offre ainsi à Madeleine une matière abondante à commenter. Au-delà des appréciations et des commentaires sur les productions, les remarques de Madeleine offrent une perspective particulière sur la vie théâtrale canadienne-française, perspective qui en insistant sur la réception et le caractère mondain de la soirée au théâtre, élargit la palette des considérations sur lesquelles reposent les échanges. Ainsi, ce ne sont pas tant les textes ou les productions qui sont évoqués le plus souvent, mais bien les lieux même de l’activité théâtrale, de même que les gens qui les fréquentent, sujets qui surpassent en quantité tous les autres. Le Théâtre national français, la Gaité française, l’Opéra comique, le Palais Royal, le Théâtre des Nouveautés, le Monument national font ainsi les belles soirées des interlocuteurs de Madeleine, et la chroniqueuse évoque abondamment la vie théâtrale en nommant les lieux-mêmes qui accueillent cette activité culturelle. L’importance du lieu, de même que celle, éventuellement, de la troupe qui l’anime, donne d’entrée de jeu la mesure de l’importance du pôle institutionnel. À l’opposé, le second pilier de l’activité théâtrale que les remarques sur le théâtre dans la chronique de Madeleine permettent de repérer est l’importance des comédiens, et plus particulièrement de ceux qui tiennent les premiers rôles, qui constituent un vedettariat local qu’on souhaite à même de faire se déplacer les foules. Les noms de Mademoiselle Moret et des Messieurs Nangys, Fillion, Hamel, Petitjean, Palmiéri, Daoust et Dhavrol sont les plus récurrents. Même les femmes qui font de la scène sont présentées sous un jour favorable, comme en témoignent les éloges du talent des
5. Pour un portrait d’ensemble de la vie théâtrale à cette époque, voir la partie « La vie théâtrale » du tome V de La vie littéraire au Québec (Saint-Jacques et Lemire (2005), qui évoque le contexte général des spectacles, les différentes scènes et troupes, l’esthétique et le répertoire de l’époque.
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Mademoiselles Moret, de Bruyne, d’Artigny, Meissonier, Côté et Dion. L’attribut féminin par excellence pour décrire la performance des dames est la « grâce », attribut commode qui dit sans dire le naturel, la beauté, le talent, le charisme, en les rendant acceptables dans le contexte de l’époque. Les hommes ont plus simplement du « talent » ou sont des « artistes ». Mais l’intérêt de la prise en compte de ces remarques hétéroclites et ponctuelles sur la vie théâtrale me semble résider dans cette double insistance, sur le lieu physique du théâtre d’une part, et sur la rencontre qui souligne la parenté entre le théâtre et la sociabilité mondaine d’autre part. S’y trouvent, me semble-t-il, des pistes rarement prises en compte et qui concernent les liens de filiation à établir entre les pratiques culturelles des femmes de différentes époques, qui se font écho et qui trouvent une cohérence diachronique rarement mise en valeur autrement. J’y reviendrai.
Le système de valeurs littéraire Outre les propos sur la littérature et le théâtre, les réponses de la rubrique « À nos correspondants » incluent les commentaires de Madeleine à propos des textes que lui soumettent ses lecteurs et lectrices. Les abonnés envoient en effet à Madeleine leurs textes signés d’un pseudonyme (comme toutes les lettres d’ailleurs), que la chroniqueuse commente et publie parfois lorsque leur mérite est jugé suffisant. Ce sont précisément ces textes soumis de manière anonyme, qui permettent à Madeleine d’exercer son jugement d’une part, et d’assumer une certaine autorité littéraire de l’autre. En effet, on lui soumet ces textes pour avoir l’avis d’une femme reconnue pour sa plume. J’ai tenté de dégager de ces réponses-critiques le système de valeurs, sociales autant que littéraires, qu’elles sous-tendent. Quelle est à ses yeux la littérature la plus légitime ? Quelles qualités doit avoir un bon texte ? Que faire pour devenir un bon écrivain ? J’ai donc procédé à une analyse des principales stratégies discursives qu’elle met à l’œuvre lorsqu’elle évalue les quelques centaines de textes qu’on lui donne à commenter.
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Genre littéraire En premier lieu, il est intéressant de constater que si Madeleine commente une grande variété de textes, elle leur fait un sort différent selon le genre littéraire auquel ils appartiennent. Ainsi, elle s’autorise à critiquer et à suggérer des améliorations surtout pour la prose, et en particulier pour les contes, nouvelles et romans. Elle soumet par ailleurs à un petit comité qu’elle a constitué les poèmes de ses lecteurs, genre pour lequel elle fait preuve de beaucoup de prudence6. Il faut dire que la poésie est encore à cette époque un genre beaucoup plus légitime que la prose ; c’est en outre un genre qui nécessite davantage de connaissances spécialisées (notamment la versification), compétence qui s’acquiert habituellement par des études supérieures. Comme les femmes n’y ont pas encore accès à cette époque, elles sont souvent d’entrée de jeu défavorisées. On peut ainsi interpréter la prudence de Madeleine à cet égard comme une double stratégie : d’une part, une modestie qui la fait se placer en retrait lorsqu’il est question d’un genre plus savant ; d’autre part, une volonté de se tailler une réputation dans des genres à priori moins considérés sur le plan de la légitimité littéraire, mais où une plume féminine risque moins de choquer justement parce que les genres du conte, de la nouvelle et même du roman sont moins prestigieux. La trajectoire ultérieure de Madeleine confirme d’ailleurs l’intérêt de cette stratégie.
Style, authenticité, voix personnelle Seconde observation à émaner de notre analyse des réponses aux correspondants de Madeleine : la conception de l’écriture qu’elles révèlent permet de constater que la journaliste n’adhère pas à l’idée qu’on doit suivre un modèle et respecter des règles précises
6. J’ai déjà analysé les cas de Françoise et de Gaétane de Montreuil (Savoie, 2007 et 2008). Toutes les deux commentaient elles-mêmes les poèmes et faisaient preuve d’un minimum de compétence en versification. Madeleine est à ce chapitre la plus prudente des trois.
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pour devenir un bon auteur. Elle favorise plutôt la recherche d’une voix personnelle, d’un style original, et s’inscrit à cet égard davantage dans une conception plus romantique de la littérature. Sans me livrer ici à une comparaison entre le discours de Madeleine et celui de ses consœurs, je me permets néanmoins de noter que prévalait jusqu’alors, tant dans les pages des journaux que plus largement dans la critique littéraire, une conception plus classique, où la littérature consistait en partie à se soumettre à un certain nombre de règles, depuis la norme grammaticale jusqu’aux règles de la versification dans le domaine de la poésie, en passant par un certain nombre d’impératifs moraux. À cet égard, Madeleine se distingue ici clairement de ses collègues journalistes par une conception de la littérature qui fait plus de place à la nouveauté et à l’authenticité. Bon nombre des conseils d’écriture qu’elle prodigue à ses lecteurs et à ses lectrices concernent ainsi l’importance de débarrasser un texte des clichés, lieux communs et autres formules toutes faites pour mieux mettre en valeur l’originalité d’un style propre, l’authenticité d’une voix. Ce serait un mauvais service que de publier ainsi ce premier essai. Ce n’est pas qu’il soit très mal, non ; mais il est banal, et vous pouvez faire mieux. Au début, on tombe invariablement dans cette erreur ; mais si quelqu’un nous signale la faiblesse, il est facile de corriger, et d’adopter un genre moins suranné. Ces articles ressemblent à ces bonnes petites vieilles (15-11-1902 : p. 87).
Se greffe parfois à ces exhortations à l’originalité des connotations révélatrices, comme l’association entre l’originalité et le naturel : « Ne visez qu’au naturel, écrivez exactement comme si vous parliez. Mais seulement soignez votre langue. »8. « Jetez la bride sur le cou à votre imagination et laissez galoper. »9. Et encore, entre l’originalité et l’expression d’un moi intime, d’un point de vue
7. Pour plus de commodité, les références au contenu de la page féminine de La Patrie sont indiquées à l’aide de la date (jour-mois-année) et de la page du journal, plutôt que par la méthode auteur-date. Toutes les citations sont de Madeleine et paraissent dans « Le Royaume des femmes ». 8. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 30 mars 1901, p. 19. 9. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 13 avril 1901, p. 18.
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personnel sur le monde : « Votre article était vécu, c’est là le plus grand mérite de toute œuvre »10, « vous avez de l’imagination et du cœur »11, « inspirez-vous de ce que vous voyez et de ce que vous éprouvez et n’allez pas chercher vos impressions dans de vieilles brochures des siècles antédiluviens »12. Ce dernier exemple me semble particulièrement révélateur d’une conception résolument différente du littéraire, puisqu’il oppose une écriture inspirée des sentiments personnels de son auteur à une écriture qui puise à d’autres textes ses thèmes et son style. Certaines conceptions plus classiques demeurent néanmoins prégnantes dans le discours de Madeleine, notamment l’importance du travail sur le texte (le texte est le résultat d’un travail et non d’une inspiration), la nécessité de lire beaucoup et en particulier les grands auteurs, et l’intérêt de parfaire constamment sa formation par le recours à des ouvrages de référence (grammaire, dictionnaire de rimes, etc.). « Travaillez avec soin, lisez, relisez encore, retranchez ceci, changez cela »13 ; « condensez », « émondez », « écrivez souvent », « supprimez », « recommencez », « n’étirez pas vos phrases – et puis ménagez les adverbes », « Retravaillez cela encore, et surtout plus de phrase genre du “manteau blanc”. C’est moins banal de dire “de la neige” tout simplement »14. Sous la plume de Madeleine, se joue ainsi encore un nouvel épisode d’une querelle entre les anciens et les modernes, où les modernes ont clairement la faveur : « Vous n’avez lu sans doute que d’anciens auteurs, les modernes vous sont peu familiers »15. « Vous avez le genre “ancien”, votre quatrain me rappelle des vers de Ronsard. »16. On voit bien ici que les anciens et les modernes ne sont pas ceux de l’Antiquité, mais que les modernes sont tout 10. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 28 septembre 1901, p. 15 (je souligne). 11. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 28 septembre 1901, p. 15, (je souligne). 12. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 20 décembre 1902, p. 25 (je corrige ; il est écrit antidiluviens et je souligne). 13. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 13 avril 1901 : p. 18. 14. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 6 décembre 1902 : p. 8. 15. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 31 mai 1902 : p. 8. 16. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 5 juillet 1902 : p. 8.
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simplement pour Madeleine ses contemporains, alors que tous les auteurs du passé sont des anciens17. Cette opposition se prolonge dans les nombreuses allusions qui posent la jeunesse comme une valeur positive en littérature : on parle de « rajeunir » un style ou une tournure, et on associe les lieux communs à l’ancien, au suranné18. L’attrait de Madeleine pour la nouveauté, son accueil / appel de voix nouvelles et son apologie d’un style personnel sont toutefois loin de la ranger aux côtés de l’art expérimental ou des avant-gardes artistiques de son époque19. En conclusion, on pourrait dire que le système de valeurs de la chroniqueuse repose sur la promotion d’une littérature neuve, autant par la forme que par le fond. Cet intérêt pour la littérature nouvelle recèle déjà par ailleurs un potentiel que la chroniqueuse pourra mettre au service de la littérature nationale et des enjeux plus patriotiques, auxquels elle sera de plus en plus sensible au cours de la décennie 1900-1910, mais également, en filigrane, au service de préoccupations culturelles qui touchent plus spécifiquement les femmes. Cette tension entre la nouveauté et le national me semble refléter tout à fait la situation de Madeleine dans le champ littéraire de son époque. Elle donne à voir les ambitions d’une femme de lettres et la conscience de s’assurer un accueil à ce titre, attentes revues et corrigées, modulées, par les impératifs de son époque où, pour reprendre la formule de Camille Roy (1904), la littérature est « en service national ».
17. Madeleine fait ici preuve de cohérence puisque lorsque j’ai comparé les auteurs que recommandaient le plus souvent chacune des chroniqueuses des pages féminines des journaux (Savoie, 2006), Madeleine est celle qui recommande les lectures les plus contemporaines, tant pour la littérature française que pour la littérature québécoise. 18. Madeleine « À nos correspondants », La Patrie, 20 décembre 1902, p. 25. 19. Et ce, même si Madeleine contribue à diffuser des textes plus avant-gardistes à l’occasion. Elle est notamment la première à avoir publié dans la presse un poème de Guy Delahaye (pseudonyme de Guillaume Lahaise, 1888-1969), dont les recueils Les Phases (1910) et « Mignonne, allons voir si la rose… » (1912) ont été jugés audacieux (Lahaise, 1987).
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Rhétorique Après cette brève incursion dans l’étude du système de valeurs littéraires qui imprègne le travail de chroniqueuse de Madeleine, je me suis intéressée à la rhétorique qu’elle utilise pour le mettre en place. Quelles stratégies discursives Madeleine met-elle en œuvre pour parler de littérature ? Et, surtout, que nous révèle cette stratégie de sa position dans le champ littéraire et médiatique en tant que femme qui écrit, et des contraintes, réelles ou ressenties, de son époque à cet égard ? Outre la présence d’une rhétorique de l’humilité, largement présente chez les femmes de lettres de son époque mais qui trouve son origine il y a plusieurs siècles20, on note une forte présence de mots associés à la beauté, au charme, au caractère plaisant du point de vue visuel. La vision du monde de Madeleine semble ainsi se parer d’attributs qu’elle ramène inlassablement à des adjectifs qui servent habituellement à qualifier une jeune fille : « gentil » / « gentille », « charmant », « jolie », sont les plus récurrents ; suivent « élégance », « goût délicieux », « naturel », « vif », « pétillant », « gracieuse ». La présence de ces adjectifs n’étonne guère dans les colonnes d’une page féminine, mais il est assez révélateur de constater que s’opère un déplacement du monde féminin de la mode à celui de la littérature. En effet, Madeleine convertit le vocabulaire féminin associé à l’importance d’une belle apparence en protoappareil critique pour décrire les productions littéraires21. Ce déplacement devient alors un procédé rhétorique visant à qualifier ou à valoriser les œuvres. Il est possible me semble-t-il d’interpréter ce déplacement comme une stratégie, consciente ou spontanée, de la chroniqueuse cherchant à construire une position d’énonciation qui rend possible le fait, pour une femme, de commenter publiquement les productions
20. Diane Desrosiers-Bonin (2006 : 88) évoque la présence récurrente et stéréotypée d’une modestie affectée davantage que réelle, topos qu’elle distingue de la captatio benevolentiae présente dans les écrits masculins en ce que cette modestie affectée est explicitement associée au genre sexuel féminin. 21. Susan Dalton (2004) fait mention de ce phénomène dans son ouvrage sur les salonnières européennes du XVIIIe siècle.
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littéraires de ses contemporains. Madeleine procède pour sa part en se dotant d’un appareil critique minimaliste certes, mais avant tout calqué sur l’univers de la débutante, filant la métaphore qui associe les textes à commenter à des jeunes filles qui font leur entrée dans la société, ou dans les salons. En filigrane, la chroniqueuse récupère ainsi en partie l’héritage des salonnières des XVIIe et XVIIIe siècles, qui recevaient chez elles la bonne société de leur époque, dont les intellectuels et les écrivains faisaient souvent partie, dans des rencontres mondaines et culturelles aux activités et enjeux divers22. Cette pratique du salon, marquée tant par l’art des belles manières que par l’importance du capital social, est en quelque sorte prolongée par Madeleine dans les pages de La Patrie, qui y tient le rôle d’hôtesse et d’intercesseure, tout en faisant valoir son goût et son jugement à propos de différents phénomènes culturels. Par là, elle inscrit son mentorat dans une tradition féminine bien connue et bien établie. Toutes les pages féminines tenues par des femmes de lettres dans la presse canadienne-française au tournant du XXe siècle permettent, à divers degrés, de tisser des liens entre cet univers médiatique féminin et la pratique des salonnières ; il s’agit même d’une de leurs caractéristiques. Madeleine est cependant celle qui en offre la version la plus raffinée, celle qui pousse le plus loin cette tentative de s’inscrire dans la tradition des salonnières, de convertir un certain capital littéraire féminin acquis dans un nouveau support, celui du journal. Parmi les nombreuses stratégies mises en œuvre par les femmes de lettres pour rendre l’écriture féminine acceptable et acceptée, celle qui consiste à s’inscrire dans la filiation d’une tradition littéraire féminine bien établie, tant sur le plan littéraire que sur le plan moral, est une des plus récurrentes et des plus efficaces. Au-delà du geste de se réclamer d’une auteure en particulier, de puiser dans des modèles bibliques ou de convenir que certains genres ou styles littéraires siéent mieux aux femmes (la correspondance, la prose,
22. Voir notamment Viala (1985) et Lilti (2005).
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etc.), certaines pratiques qui ont tout particulièrement permis aux femmes de s’illustrer en littérature sont convoquées. Les salons littéraires et, plus largement, les pratiques de sociabilité littéraires mondaines, deviennent ainsi un arrière-plan essentiel pour lire les pages féminines des journaux et analyser leur contenu, tant en terme de production que de diffusion de la littérature. Au-delà des références directes aux salons et aux salonnières, le fait que Madeleine désigne explicitement sa page féminine comme un salon (« Soyez le bienvenu dans notre salon »23), l’influence du salon littéraire est clairement perceptible comme modèle sur lequel Madeleine structure l’espace de sa page féminine. Outre cette structure, ce sont également les genres littéraires convoqués pour animer la page qui s’inscrivent dans la filiation des pratiques littéraires mondaines. Les rubriques « Portrait » et « Causerie », tant par leur titre que par leur contenu, s’inscrivent ainsi dans une logique de l’échange, impliquent des interactions. En ce qui concerne le portrait, ces interactions peuvent lier un auteur qu’on présente et un auteur (une auteure) qui signe le portrait, alors que la causerie, quant à elle, rappelle l’échange entre deux personnes au salon, dont une présente un sujet à des interlocuteurs qui en discuteront ensuite. La correspondance, à laquelle je me suis brièvement attardée du point de vue littéraire (commentaires de Madeleine sur les textes soumis par ses abonnés), constitue évidemment un autre exemple de la tentative de recréer l’échange mondain au sein de la page du journal. Enfin, quiconque fera l’exercice de lire l’ensemble de la page féminine sur une période de temps suffisamment longue sera frappé par la récurrence de mots qui évoquent l’échange, la proximité, l’amitié, la présence intime et chaleureuse qu’on associe d’abord au partage d’un espace physique semi-privé (ou semi-public…) comme le salon. L’utilisation du mot « Causette », des termes « amies » (et ses dérivés), de mots évoquant la parenté comme « cousines » pour désigner ses interlocutrices, le fait qu’elle qualifie d’« ami » le poète Albert Lozeau, un habitué de la page féminine de La Patrie, poète attitré du salon, sont autant d’exemples qui
23. Madeleine, « À nos correspondants », La Patrie, 11 mai 1901, p. 18.
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tendent à prolonger l’univers du salon. Elle décrit en outre ses interlocuteurs comme s’il s’agissait de personnes en sa présence, les qualifiant d’« aimables » ou de « sympathiques ». Des métaphores spatiales se rapportant au salon renforcent encore la superposition entre la page féminine et les salons littéraires tenus par des femmes : « j’encourage les jeunes talents en leur donnant l’hospitalité » (07-091901), métaphore spatiale qui assimile clairement la page du journal à la demeure où l’on reçoit nos proches. La page féminine met ainsi en œuvre des stratégies qui lui permettent de s’inscrire dans la filiation d’une pratique littéraire féminine légitime. La nouveauté d’un espace médiatique ouvert aux femmes et à l’univers féminin dans les journaux, et donc d’un espace public féminin, se pare ainsi des attributs d’une pratique historique, qu’on accommode aux goûts et aux besoins du jour. * * * Ces quelques pistes d’analyse du contenu littéraire de la page féminine dirigée par Madeleine dans le quotidien La Patrie au tournant du XXe siècle me semblent confirmer l’intérêt de continuer à travailler en conjuguant l’analyse du contenu explicite des pages féminines des grands quotidiens, avec celles de leur structure, des valeurs littéraires et sociales qui les sous-tendent, et de la rhétorique qui rend possible les différents discours qui s’y déploient. Je souhaite conclure en évoquant certains avantages et quelques retombées positives de ces perspectives afin de mieux cerner l’évolution des rapports entre les femmes et les médias au Canada français. D’abord, l’histoire des femmes et des médias gagne à ne pas se poser, uniquement et d’entrée de jeu, comme une histoire de l’exclusion et des difficultés qui ont jalonné l’accès des femmes à la parole médiatique. Sans nier les obstacles, force m’a été de constater que cette histoire de l’exclusion ne constitue qu’une facette de la médaille et que l’histoire de ce qui a été possible, toléré et parfois même populaire à une époque gagne à être scruté avec la même attention que les écueils. C’est en étudiant les moyens discursifs déployés pour rendre acceptable et acceptées les pratiques littéraires des femmes qu’on est le mieux à même de voir comment les ambitions individuelles de celles qui veulent écrire se modulent en fonction des possibles et des attentes de leur époque.
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Je souhaite également, dans la foulée de ce qui précède, attirer plus précisément l’attention sur l’importance d’étudier les réseaux et les diverses manifestations d’une solidarité féminine littéraire et médiatique, tant dans une perspective synchronique, entre contemporaines, que dans une perspective diachronique, en s’inscrivant dans une filiation qui s’échelonne dans la durée. Alors que l’histoire littéraire traditionnelle tend à valoriser la singularisation et la primauté, il n’est pas rare de constater que les stratégies des femmes misent davantage sur le collectif, qu’il s’agisse d’un réseau ou d’une tradition. Enfin, je considère essentiel d’aborder des phénomènes culturels aussi complexes et hétérogènes que les pages féminines des grands journaux selon une multiplicité de perspectives. L’interdisciplinarité, le décloisonnement des méthodes et la multiplication des angles et des perspectives est la clé d’une histoire convaincante et structurée des rapports entre les femmes et l’écriture publique.
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Éva Circé-Côté. Journaliste montréalaise au-delà de la singularité, 1900-1916
Andrée Lévesque Département d’histoire Université McGill
En octobre 1901, la Société de colonisation du Lac-Saint-Jean dépêche trois journalistes au Saguenay et au Lac-Saint-Jean pour faire la promotion de ses projets et attirer les colons dans ce qui était à l’époque une région excentrique. Ce qui est étonnant dans cette décision, c’est que la Société ait choisi trois femmes : Georgina Bélanger qui, sous le pseudonyme de Gaëtane de Montreuil, tient la chronique « Comme au coin du feu » dans La Presse ; Anne-Marie Gleason, qui signe Madeleine, responsable du « Royaume des femmes » dans La Patrie ; Éva Circé, qui s’appelle parfois Colombine, parfois Musette, écrit dans l’hebdomadaire libéral radical Le Pionnier après avoir fait ses débuts dans Les Débats. Connue comme poète, cette dernière n’est journaliste que depuis un an, mais elle s’est déjà fait remarquer et s’est attiré d’élogieuses critiques (Montigny et Montigny, 1901). Pendant quelques jours, les trois femmes parcourront plus de 640 kilomètres en train et 240 kilomètres en voiture à planche1 et en bateau, admirant la splendeur du paysage, parlant
1. Tirée par des chevaux, la voiture à planche était un moyen pour transporter des matériaux dans les endroits difficiles d’accès. Le plancher, formé de planches, s’avérait fort inconfortable pour des passagers.
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aux colons, portant une attention particulière aux femmes de la région. Elles s’acquitteront admirablement de leur tâche de propagandistes pour les plans de colonisation du gouvernement Parent. À leur retour, invitées à l’Institut canadien de Québec, cet organisme soucieux de promouvoir la culture francophone fondé à Québec une cinquantaine d’années auparavant, elles y sont accueillies par Honoré Chassé, son président, et elles prononcent chacune une conférence les 24, 25 et 26 octobre. La salle est comble et plusieurs personnes ne peuvent trouver place dans cette assemblée où les notables se sont donné rendez-vous pour entendre les récits de celles que le quotidien Le Soleil (1901), qui publie l’intégralité de leurs textes, qualifie de « lionnes du moment à Québec ». Elles se sont partagé la tâche : Madeleine et Gaëtane de Montreuil abordent le volet économique et anthropologique et Colombine se réserve les descriptions plus lyriques. La poète est médusée par la majesté de la nature, par la lumière des crépuscules, alors qu’il revient à ses compagnes de parler de l’expérience des colons. Cette équipée suscite des interrogations. Pourquoi avoir choisi trois femmes ? Pourquoi celles-là ? On présume que les promoteurs de la colonisation avaient assez confiance en leur talent pour leur confier une mission coûteuse et difficile. Ils ont probablement aussi misé sur leur sexe autant que sur leur notoriété de journalistes, leur jeunesse et leur esprit d’aventure pour attiser la curiosité du public. Les promoteurs ont bien profité de la popularité de leurs conférences même si elles ne s’adressaient pas à de futurs colons, loin de là, mais à des personnalités en vue, à des gens de l’élite, comme on les appelait, aptes à contribuer aux projets de colonisation et à influencer les politiciens en leur faveur. D’après les réactions du public publiées dans la presse, l’expédition fut un franc succès. Cet événement révèle la présence, si ce n’est l’importance, des femmes dans le journalisme pendant une période où la presse se commercialise, faisant place aux grands quotidiens d’information et à de nombreux périodiques spécialisés qui côtoient la plus traditionnelle presse partisane. Les quelques journalistes féminines du début du XXe siècle (elles ne sont qu’une dizaine) ne sont toutefois
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pas les premières à avoir exercé ce métier2. La pionnière fut Mary Graddon Gosselin qui publie le Musée de Montréal ou Journal de littérature et des arts de décembre 1832 à mars 1834. D’abord bilingue, ce journal devient vite unilingue anglais et mieux connu sous le nom de Montreal’s Museum (Carrier, 1994 : 79 ; Clio, 1992 : 241-242)3. Soixante ans plus tard, en 1893, Joséphine MarchandDandurand lance Le Coin du feu, revue littéraire qui reflète les intérêts et les préoccupations de la bourgeoisie francophone montréalaise. Les femmes et les hommes qui y collaborent abordent, outre des thèmes littéraires, des questions sociales. On y trouve quelques articles signés par la féministe Marie Gérin-Lajoie. Joséphine Dandurand a des émules. C’est ainsi que de 1901 à 1908 paraît Le Journal de Françoise de Robertine Barry qui accueille quelques articles de Colombine. Et, pendant quelques mois, de décembre 1902 à février 1903, Éva Circé, à 32 ans, aura son propre hebdomadaire, la revue culturelle L’Étincelle. Si l’existence de L’Étincelle a été éphémère, comme celle de la plupart des pério diques créés à cette époque au Québec, sa directrice a néanmoins mené une longue carrière dans plusieurs journaux pendant 40 ans. On lui doit, outre Bleu, Blanc, Rouge, recueil de textes et de poèmes publié en 1903, quatre pièces de théâtre et une biographie de LouisJoseph Papineau, plus de 1 750 chroniques, une trentaine de contes et plusieurs poèmes4. Pourtant, qui aujourd’hui se souvient d’elle et de ses écrits ? Éva Circé-Côté est née en 1871 à Montréal. Elle a quelquefois levé le voile sur sa situation personnelle et, comme ni sa correspondance personnelle, ni son journal intime, ni ses Mémoires n’ont survécu, ses révélations sont d’autant plus précieuses. En 1905, elle a épousé celui qu’on a surnommé « le médecin des pauvres », Pierre-
2. En 1911, on a recensé au Québec 18 femmes « journalistes, éditeurs et rapporteurs » contre 325 hommes, elles représentent donc 5,6 % de la profession. Quinze de celles-ci étaient nées au Canada (Recensement du Canada, 1911). 3. Seul le premier numéro est totalement en français, par la suite cette publication s’intitulera Ladies’ Museum et sera bilingue. 4. Pour les pièces de théâtre, voir Circé-Côté 1903, 1904, 1921 et 1922. Pour la biographie de Papineau, voir Circé-Côté, 1924.
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Salomon Côté, un genre de médecin qui ne fait pas fortune. En 1909, elle se définit comme : une femme de lettres, une mère qui écrit à l’ombre d’un berceau des choses qu’elle croit vraies, une féministe, dites-vous, une humaniste serait plus juste, qui réclame indifféremment les droits de l’opprimé, du pauvre, exalte le dévouement et l’héroïsme, dénonce le fanatisme, flétrit le mensonge, une femme qui pour avoir eu le courage de ses idées, s’est vue persécutée et dépouillée. (Colombine, 1909a.)
Sa vie va basculer le 27 décembre quand son mari décède après quelques mois de maladie. Libre penseur comme Éva, il devait bientôt être accepté à la loge franc-maçonne. Respectant ses dernières volontés, elle organise des funérailles civiles et le fait incinérer. Le haut clergé et la presse catholique – Le Devoir, L’Action catholique, La Croix, La Vérité – lui jettent l’anathème et ne lui épargnent pas des propos aussi cruels que déplacés. Par la force des choses, ses contemporains croient sa vie littéraire révolue. En 1920, Georges Bellerive, dans Brèves apologies de nos auteurs féminins, écrit : « Comment ne pas regretter après cela que certaines circonstances déplorables soient venues terminer [en 1908] une carrière aussi brillamment commencée ? » (Bellerive, 1920 : 79.) Elle poursuit néanmoins sa double carrière, partageant son temps entre son travail quotidien à la bibliothèque de Montréal, qu’elle a fondée en 1903, sa petite fille et l’écriture de ses chroniques. Plus jamais elle n’écrira sous des pseudonymes identifiables. Toutes les femmes de carrière étaient exceptionnelles à l’époque, mais j’aimerais aller au-delà de la singularité d’Éva CircéCôté pour cerner ce qu’elle représentait dans ce monde d’hommes qu’était le journalisme : quelles idées sur son métier et sur les femmes proposait-elle à son lectorat entre 1900, date de ses premiers écrits publics, et 1916 alors qu’elle publie dans un bon nombre de journaux tels Les Débats (1900-1903), L’Avenir (1900 à janvier 1901), Le Pionnier (1901), L’Étincelle (décembre 1902-janvier 1903), L’Avenir du Nord de Saint-Jérôme (1902 à 1909), Le Nationaliste (1904-1905), Le Journal de Françoise (1905), La Vigie de Québec (1909) et, finalement, Le Pays, un hebdomadaire libéral progressiste fondé par Godfroy Langlois5. L’année 1916 marque un 5. Elle a aussi pu collaborer à La Revue des Deux France (Paris) en 1898 et en 1899. Elle aurait aussi écrit dans Le Matin en 1923, mais ignorant le pseudonyme adopté dans ce journal, on ne peut analyser ses textes.
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tournant dans sa carrière puisqu’elle entre au Monde ouvrier, le journal syndical de Gustave Francq, où elle tiendra une chronique hebdomadaire pendant plus de 20 ans6.
Thèmes de chroniques d’Éva Circé-Côté publiées dans les périodiques québécois de 1900 à 1916 années
nationalisme
politique
éducation
religion
journalisme
femmes
féminisme
1900
1
–
–
1
–
1
4
1901
4
–
–
8
2
9
3
1902
2
1
1
–
–
2
1
1903
11
2
1
3
4
7
7
1904
3
-
9
–
1
3
–
1905
2
1
–
2
–
3
–
1906
–
1
–
2
–
–
–
1907
–
–
–
–
–
–
–
1908
–
–
–
–
–
1
–
1909
3
–
1
–
2
2
1
1910
9
–
3
–
5
6
1
1911
13
10
8
–
3
5
–
1912
6
8
17
–
4
7
1
1913
12
16
9
–
8
5
2
1914
10
32
12
4
3
12
4
1915
11
27
7
15
4
6
3
1916
29
40
19
27
2
20
3
totaux
116
138
87
62
38
89
30
Pendant quatre décennies, dans une dizaine de journaux, Éva Circé-Côté a touché à tous les sujets : la vie culturelle, la politique municipale, provinciale et fédérale, les affaires internationales, la religion, les questions sociales, l’économie, et, thèmes qui retiennent 6. Dans ce journal, elle utilise les pseudonymes suivants : Colombine, 136 chroniques ; Musette, 22 ; Fantasio, 412 ; Jean Nay, 19 ; Jean Ney 6 ; Paul S. Bédard, 76 ; Arthur Maheu, 284 ; Julien Saint-Michel, 774 ; E. Circé, 4.
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ici notre attention, le journalisme, les femmes et le féminisme. Rien ne la laisse indifférente. Si les événements et les faits divers amorcent très souvent une chronique, Éva Circé-Côté ne se limite pas à rapporter les faits et les événements, comme le veut la nouvelle tradition journalistique venue des États-Unis, elle transmet aussi sa vision de la société, des individus et des groupes sociaux. Entre 1900 et 1916, elle publie, au total, 697 textes7, sa période la plus prolifique débutant en 1910 (voir le tableau). Elle traite surtout de politique et de nationalisme, mais aussi beaucoup des femmes (incluant le féminisme) et d’éducation. Ses nombreux articles journa listiques nous permettent de saisir pleinement la pensée d’Éva Circé-Côté, elle n’hésite pas à prendre position sur les questions qui la préoccupent le plus. Voici une journaliste qui a réfléchi sur son métier, qui le critique tout en reconnaissant toute la force de son pouvoir. Ses écrits sur le journalisme illustrent ses positions idéologiques et leur évolution depuis le début de sa carrière. Dès le tournant du XXe siècle, elle aborde les grands thèmes sur lesquels elle reviendra pendant 40 ans : le progrès, le libéralisme, la justice sociale, en somme la perfectibilité de l’être humain par l’éducation et par les livres. Pour Circé-Côté, le rôle de l’écrit, donc du journalisme, est de former et de réformer le peuple, il est un agent puissant et efficace qui pousse au perfectionnement humain. Le 17 février 1901, elle répond à un article de Boch paru dans La Presse dans lequel un journaliste s’apitoie sur le triste sort des femmes journalistes et écrit que le métier de journalisme exige « une déperdition du fluide vital ». L’affirmation incite Éva Circé à se porter à la défense du journalisme comme profession féminine. Pour elle, il s’agit du plus doux métier. C’est mieux que de « courir le cachet comme maîtresse de musique », ou d’« user sa patience et ses nerfs à inoculer du français, de l’arithmétique ou de l’harmonie dans le sang lourd et paresseux de bambins mal élevés ou méchants », et surtout mieux que d’être sténographe et devoir « subir le contact de
7. Trente-neuf de ces textes publiés dans Le Monde ouvrier ne figurent pas dans le corpus étudié pour cet article.
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personnages grossiers, sans pouvoir fermer son oreille aux propos salissants de ceux qui la paient ». Enfin, outre l’enseignement, « …le métier de chroniqueuse [est] le seul où une Canadienne lettrée puisse aspirer ». Éva Circé pense toutefois que les femmes et les hommes n’entreront pas en concurrence puisque chacun œuvrera dans son domaine : « À vous, messieurs, le journalisme militant, à nous la causerie intime. Notre part chacune est belle. » (Musette, 1901a.) Dès le tout début de sa carrière, Circé-Côté se montre pleinement consciente d’être au seuil d’un siècle où seront permis les plus grands espoirs. Elle s’inscrit dans la lignée des femmes agentes de modernité, comme toutes celles qui ont quitté la campagne pour venir tenter leur chance à la ville, comme domestiques, filles de table ou ouvrières, comme ces sténographes et ces commis de magasin auxquelles elle a consacré des chroniques et qui ont fait preuve d’initiative en rompant avec les traditions et les valeurs rurales. À l’aube de ce siècle qu’elle dit progressiste (Colombine, 1903e), mais dans un monde encore subordonné aux intérêts politiques et religieux, elle s’engage à faire de son métier une mission conforme à ses valeurs et dont elle fait part à son lectorat en 1903 : Malgré ce qu’on en dira, j’irai mon droit chemin, fidèle au programme que je me suis tracé il y a deux ans. Lutter pour les idées généreuses et hardies, défendre les pauvres, parce que leur souffrance a toujours raison contre la peur, célébrer tout ce que la nature a de superbe, tout ce que l’art a de consolant, tout ce que la science donne d’espoir à l’humanité, se pencher sur les geôles pour y suspendre une injustice, veiller à l’éducation des petits, au respect dû à la femme, vouloir le repos des siens, faire de cette plume un outil de délivrance, proclamer le chant d’amour, de penser, d’admirer, de vivre, et tout cela, sans bruit, sans l’expectative d’une vaine gloriole, avec l’espérance seulement d’être utile, douce et consolante au malheur. (Colombine, 1903f.)
Le journalisme est pour elle presque une vocation, toujours un combat. Combat pour la liberté de pensée, pour l’instruction publique, gratuite et laïque, pour la justice, pour la langue française, pour l’égalité des sexes. L’ambition de son programme n’a d’égale que l’énergie qu’elle déploiera pendant 40 ans à rédiger texte sur texte pour dénoncer les injustices et améliorer la vie intellectuelle et sociale des Canadiens français, comme on les appelait alors.
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Les écrits d’Éva Circé-Côté, souvent didactiques, reflètent les idées de ceux qu’on a appelés les libéraux radicaux, idées qui reprennent les valeurs des Lumières du XVIIIe siècle : le progrès et la liberté. Son métier de journaliste, noble en soi, elle le trouve avili à son époque : il serait devenu partisan, démagogue, plus disposé à séduire le lectorat qu’à l’éclairer. Ses critiques, qui rappellent celles d’Arsène Bessette (1914) dans Le Débutant, dénoncent la corruption, la soumission des journaux qui engourdissent lecteurs et lectrices dans la complaisance et les préjugés. « La presse est devenue […] sans scrupule, pessimiste, reflétant l’image de ceux qui s’en servent. Ces journaux entretiennent les masses dans une ignorance et un fanatisme systématiques. » (Bédard, 1910a.) En 1903, dans L’Étincelle, Circé explique comment se fait un journal, ne manquant pas d’avertir ceux et celles qui seraient tentés par cette profession que les journalistes, toujours à la merci de l’heure de tombée et soumis aux exigences de la rédaction, « …doivent se déshabiller à la porte de la salle de rédaction de leurs illusions, de leur culte de l’idéal, de leurs sublimes utopies généreuses ». Le journaliste devient « un paria que l’on ne ramènerait plus jamais voir le soleil et qui serait condamné à vivre ainsi d’une vie végétative, entre ciel et terre, avec la crainte de devenir la proie de quelque gros requin… », son travail consiste à produire des textes à toute vitesse, « une demi-heure pour servir deux cents lignes d’émotion [aux] lecteurs » au prix d’un style qui se dégrade constamment (Colombine, 1903a). Autre écueil à l’expression des journalistes : la censure et la médiocrité. Ici, s’exclame-t-elle en 1903, pour être bien vu il faut dire que Voltaire est un écrivain de bas étage, que Rousseau est un être dépravé, Zola un pornographe, Michelet un historien de second ordre et avoir soin de les faire tous mourir de mort honteuse. Pour avoir de l’esprit et du talent, il faut avoir son billet de confession dans sa poche. Triste mentalité que la nôtre (Colombine, 1903a.).
Douze ans plus tard, en 1915, son jugement n’est pas moins sévère. Une lectrice lui demande des conseils pour faire carrière dans les lettres, ce qu’Éva Circé-Côté interprète comme faire carrière dans le journalisme. La réponse insiste sur les exigences du métier : entrer dans le journalisme c’est « se lier irrévocablement à la vérité et lui consacrer sa vie » (Fantasio, 1915). La chroniqueuse prévient
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sa lectrice que malgré tout un apprentissage pour améliorer son style et enrichir son vocabulaire, pour se débarrasser de ses préjugés, des idées reçues et des formules éculées, pour se refaire une conscience et changer de mentalité, l’entrée dans les grands journaux lui sera fermée : « des journalistes bien doués, de désespoir y ont laissé leur peau », et de citer l’exemple d’un collègue de talent qui s’est jeté dans les eaux du Saint-Laurent. Le « plus doux métier du monde » est devenu une « carrière ingrate » dans un milieu – celui des grands quotidiens – où « tous les maux physiques et moraux, la pauvreté, le mensonge, la dépression de notre énergie nationale depuis 37-38, sont les fruits de l’ignorance voulue de notre Presse quotidienne qui s’érige en potence pour étrangler chaque jour la pensée et le sentiment en voie d’émancipation » (Colombine, 1903a). Elle accorde à la presse un immense pouvoir qui, parce que pervers, décourage les êtres encore épris de justice et de vérité. * * * Éva Circé-Côté est aujourd’hui considérée comme une pionnière du féminisme, comme une militante pour le travail des femmes, l’égalité salariale et le suffrage féminin, mais cette perception est surtout fondée sur les chroniques publiées à partir de la Première Guerre mondiale en 1914. Auparavant, sous le pseudonyme de Colombine et de Musette, elle n’allait jamais si loin dans ses revendications. Au tournant du siècle, Circé adopte les idées les plus conventionnelles sur le rôle des femmes Dans le milieu artistique elle est d’abord la muse, « l’inspiratrice, le bon génie de l’artiste ou du poète » (Colombine, 1903g). Ceci nonobstant qu’Éva Circé soit ellemême beaucoup plus que l’égérie des poètes. Dans l’ensemble de ses écrits, beaucoup plus d’attention est consacrée aux héros du XIXe siècle – patriotes ou libres penseurs – qu’aux quelques femmes auxquelles elle a consacré des chroniques. Parmi celles-ci il faut cependant retenir les portraits positifs qu’elle trace des femmes laïques ou religieuses qui ont marqué l’histoire de la NouvelleFrance. Elle veut donner à Jeanne Mance, dont l’influence sur Paul Chomedey de Maisonneuve est sous-estimée, à Marguerite Bourgeois, à Marguerite d’Youville et à Marie de l’Incarnation la
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place qui leur revient (Colombine, 1909b ; Fantasio, 1916). Ses modèles sont des femmes autonomes et dynamiques, qui n’ont rien en commun avec « la ruminante Marie Chapdelaine », l’héroïne de Louis Hémon (Circé-Côté, 1924 : 51). En 1903, dans son « Étude sur la femme », Éva Circé cite madame Rolland, Germaine de Staël, Georges Sand et Séverine, elle propose comme modèle de femme éclairée sœur Marie-Athanasie de la Congrégation des sœurs de Sainte-Anne chez qui elle a fait ses études (Colombine, 1903b). Ailleurs, sa collègue Anne-Marie Gleason (Madeleine) reçoit une critique plutôt favorable pour son recueil de textes Le Taon (Musette, 1903). Elle traite plus d’une fois de certains types de femmes, les célibataires, les mères de famille, mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’Éva Circé ait un préjugé favorable envers celles de son sexe. Pour elle, les célibataires sont « égoïstes par choix » : « [la vieille fille égoïste] est une rachitique floraison de la terre d’Albion ! […] Évangéliste, Protectrice des Animaux et orateurs de l’Armée du Salut, etc. Riez-en bien fort de celle-là, vous ne blesserez ni susceptibilité ni fierté… elle n’en a pas […] Mettez-la en comédie, en vaudeville, etc., c’est un des grands ridicules de la race anglo-saxonne. » (Colombine, 1900a.) Les caricatures négatives se succèdent. On trouve, sans surprise, les dévotes, mais aussi les épouses rageuses et capricieuses, celles qui harcèlent leur mari comme « [l]es femmes qui ne veulent pas laisser de corde à leur mari […] leur font réciter le chapelet en famille avant d’aller aux vues, ne peuvent supporter qu’il entre un verre de gin, ni un ami à la maison [elles] doivent s’attendre à être trompées sans merci à la première occasion » (SaintMichel, 1919 ; Fantasio, 1913). Elle hésite avant de concevoir que des femmes puissent accéder aux professions libérales. En 1914, comme ses contemporains les plus phallocrates, elle ne doute pas que les femmes avocates puissent séduire les juges (Fantasio, 1914). Elle ne se définit pas alors comme féministe, mais, au fil des décennies, ses écrits tracent l’évolution de ses idées sur la condition féminine. En 1900, quand Éva Circé commence à se prononcer sur les femmes, les suffragistes britanniques sont engagées dans une lutte spectaculaire pour obtenir le droit de vote. En France, des féministes
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républicaines réclament une réforme du Code civil. Au Canada, le Conseil national des femmes demande le droit de vote et une législation sur la propriété. Au Québec, peu de francophones revendiquent l’épithète féministe. Plusieurs raisons expliquent la timidité de l’idéologie et du mouvement féministe au Québec. Au Canada, le champ des réformes sociales offre un terreau fertile pour la revendication des droits des femmes. Au Québec, ce mouvement est surtout identifié aux anglophones alors que les services sociaux francophones demeurent entre les mains des communautés religieuses. Les femmes qui auraient pu se consacrer à une cause sociale ont souvent été déjà recrutées dans les congrégations religieuses où leur altruisme a trouvé une autre échappatoire. Enfin, la glorification de la maternité et la soumission à l’Église catholique laissent peu d’ouverture, ou même de temps, à la rébellion et à la mobilisation pour les choses du siècle. Comme plusieurs de ses contemporains, Éva Circé associe le féminisme du tournant du siècle au protestantisme puritain et ses consœurs anglo-saxonnes sont souvent objets de sarcasmes de sa part. Les féministes ne veulent-elles pas interdire le baiser pour des raisons d’hygiène ? (Colombine, 1900b.) Au début de sa carrière, ses caricatures du féminisme s’apparentent à celles des misogynes de l’époque : l’homme sera à la maison quand la femme ira au travail, où elle fera baisser le salaire masculin. « Le triomphe de la diplomatie féminine [fera] de l’homme un pantin » et causera une baisse des mariages (Circé-Côté, 1903 : 128 ; Colombine, 1901a). Et « la société vengeresse, inspirée par les promoteurs du féminisme, voudrait qu’une taxe annuelle fût prélevée sur les célibataires, pour aller grossir une bourse destinée aux jeunes filles pauvres […] C’est vraiment une cruauté inutile… » (Colombine, 1900d). Circé veut amuser et choquer. Car dans le même souffle, elle peut écrire : « Et comme je suis évolutionniste, […] je vois avec un indicible plaisir l’homme se faire une ambition de ressembler à la femme […] L’homme et la femme deviendront compagnons d’atelier. De là à l’égalité de leurs droits devant la justice et la société, il n’y a qu’un pas. Chantez, adeptes du féminisme, l’ère de votre triomphe point à l’horizon, saluez l’aurore qui va changer la face du monde. Et renovabis faciem terrae. » (Circé-Côté, 1903 : 128 ; Colombine,
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1901a.) Conviction, souhait, emphase, provocation, comme dans plusieurs de ses textes, il n’est pas toujours facile de démêler l’écheveau. Ses propos antiféministes n’empêchent pas Éva Circé-Côté de dénoncer incessamment les injustices envers les femmes et de prôner des réformes pour améliorer leur condition. Elle reconnaît et conteste la hiérarchie des sexes et s’interroge sur ses causes. Cette infériorité, comme celle des Canadiens français, n’est due ni au hasard ni à la nature humaine, affirme-t-elle, mais elle réside dans des circonstances particulières. « L’infériorité de la femme dans les siècles passés et même dans notre siècle, dans quelque partie du monde, est un fait accidentel dû à la pression du milieu où elle a vécu, à la pression que l’on a exercée sur son intelligence, dû, je le répète avec Fourrier, à son défaut d’éducation, dû surtout à ce lourd héritage d’atavisme. » (Colombine, 1903h.) C’est l’infériorité intellectuelle qui la préoccupe d’abord et qui peut être corrigée par l’éducation (Colombine, 1903b). Aux yeux d’Éva Circé, les sexes ne sont pas identiques, bien au contraire. Les différences essentielles entre les femmes et les hommes vont de soi pour elle. La petite fille se distingue par sa passion pour les poupées et est vouée « au rôle d’abnégation, de dévouement et d’amour qui lui est dévolu » (Musette, 1901c). Elle partage avec ses contemporains la croyance en un profond instinct maternel. De là une vision traditionnelle du couple hétérosexuel : l’homme, après une dure journée de travail entouré de chiffres et de clients – type qui traduit sa vision bourgeoise de la société –, de duperies et de mesquinerie, « doit trouver, comme antidote, l’intimité facile et douce du foyer; cette pénétration continue, qui de deux êtres n’en font qu’un, ce sourire affectueux, qui console de tout, même de vivre. Crains que s’il ne le trouve chez toi il aille le demander ailleurs. Une soirée hors du foyer peut jeter un homme bon, sensible, mais faible, dans l’engrenage du vice : quand un doigt y a passé, tout le corps le suit ! » (Musette, 1901b.) Elle conseille à ses lectrices de continuer à séduire leur mari et de ne pas regretter ce qui peut paraître un sacrifice au moment du mariage. « C’est plutôt le commencement de la vraie vie puisque nos actes ont un mobile qui fait souvent oublier leur prosaïsme […] Ce doit être une
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noble ambition que d’essayer de s’attacher le cœur de celui qui vous a juré fidélité c’est vrai, mais dont la vertu n’a pas toujours la solidité du reste vous savez ! » (Colombine, 1900c.) « La femme, poussée au mariage par le désir de l’émancipation et du luxe, bien souvent abdique la gloire et méconnaît la grandeur de sa mission, l’idéal de la maternité qui est de former de bons citoyens et des hommes d’honneur au pays ! » (Colombine, 1901a.) Les idées conventionnelles d’Éva Circé sur le couple se retrouvent alors dans toute bonne presse du début du siècle. En 1903, en réponse à une chronique sur l’égalité des hommes et des femmes, un lecteur nargue la journaliste, elle, célibataire et autonome, en prévenant que « [s]’il y avait beaucoup de colombines dans notre pays, ce ne serait pas un avantage ni pour la cuisine, ni pour la famille qui en souffrirait, sans compter le reste ». Elle saisit la balle au bond pour réitérer ses idées, pourtant mitigées, sur la question. « Nous avons ainsi que vous, monsieur, une âme immortelle, une intelligence, vouées aux mêmes destinées […] L’enveloppe diffère... » Une instruction déficiente chez les femmes explique non seulement leur infériorité, mais serait « une cause première de la désunion des ménages ». Car « [i]l faut, pour avoir vécu, que notre âme se soit mirée dans une autre âme, que par une lente pénétration nous ayons sur toutes choses les mêmes idées » (Colombine, 1903f). Mais égalité d’intelligence et d’instruction ne signifie pas égalité de fonction et elle se doit de rassurer son lecteur : « Comme vous, j’aime les gens et les choses à leur place. Je souffre autant de voir [un homme] vendre des corsets et de la dentelle que d’entendre une femme parler de saint Thomas d’Aquin. » Car, après tout, la femme se réalisera d’abord dans ses relations avec un homme aimé : « Si la femme a à affirmer son savoir dans les lettres, c’est non pas pour faire parade de son savoir, mais pour resserrer l’étreinte autour de votre cou, messieurs... être aimées pour ce qu’elles ont de meilleur et d’impérissable. » (Colombine, 1903h.) Discours bien timide, qui ne risque pas d’effaroucher les lecteurs pourtant éclairés des Débats. Selon Éva Circé-Côté, l’éducation est la clef du progrès et toute sa vie elle se battra pour hausser le niveau d’éducation des Canadiens français. Elle portera une attention spéciale à l’éducation des filles,
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car elle n’a jamais douté du potentiel intellectuel des femmes. Au début de sa carrière de journaliste, l’éducation des filles se distinguait de celle des garçons quant à l’accès à l’éducation supérieure et au contenu des programmes. En 1903, elle reproduit dans L’Étincelle une conférence qu’elle a prononcée sur « Les causes de l’infériorité de la femme ». Cet essai résume sa pensée et n’est que le premier d’une longue suite de plaidoyers en faveur de l’éducation des filles. Elle s’appuie d’abord sur le philosophe socialiste utopique Charles Fourier qui affirmait que si l’homme était soumis à la même éducation que la femme « dans de semblables conditions de dépendance, […] l’on verra[it] ce qu’il faut penser de sa prétendue supériorité morale ». Garçons et filles n’ont pas la même préparation à la vie : les garçons étudient les sciences, les mathématiques, la rhétorique quand les filles, dans « une vie artificielle de serre chaude, toute de mysticisme et de fantaisie, une irritation perpétuelle de leur nervosité » se concentrent sur les belles-lettres et les arts. D’où leur naïveté, leur crédulité. Quel est le but d’une meilleure éducation : la régénération, qui est la responsabilité de la femme. Or, pour ce faire, elle devra s’instruire. La conférencière s’adresse à un public mixte et ne manque pas de rassurer les hommes : une femme instruite fera leur bonheur et saura les retenir au foyer (Circé, 1903). La jeune célibataire du début du siècle réaffirme que « Jamais la femme instruite […] ne voudra abdiquer sa place au foyer [et même que] Plus la femme est instruite, plus elle est pénétrée de la sublime mission qui lui est dévolue par la société » (Colombine, 1903f). Avec le passage des années et l’affirmation de son féminisme, Éva Circé-Côté insiste de plus en plus sur l’éducation comme gage d’indépendance économique. Or, l’éducation que reçoivent les femmes ne leur permet pas d’exercer des métiers intéressants. Elle a raison de s’alarmer : avant la guerre, on estime que 85 % des filles quittent l’école à 12 ans, au moment de leur communion solennelle, soit à la fin du cours primaire. Quelques académies offrent des cours jusqu’à la dixième année, mais les rangs sont clairsemés après la rentrée au secondaire. Quand les jeunes filles de la bourgeoisie fréquentent les pensionnats, elles quittent entre 15 et 17 ans8. Devant 8. Entrevue avec Micheline Dumont qui a étudié la question en détail.
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un système scolaire aussi inadéquat, Éva Circé et Gaëtane de Montreuil (Georgina Bélanger) fondent un lycée pour jeunes filles qui ouvre ses portes à Montréal, au 256 rue Saint-Denis, en septembre 1908. Dans leur institution où s’enseignent les sciences physiques et naturelles, la sténographie autant que les lettres, Éva Circé-Côté et Gaëtane de Montreuil donnent l’exemple de ce que peut être une formation plus complète pour les jeunes filles de la bourgeoisie (La Patrie, 1909). Le lycée doit fermer ses portes en 1910, mais l’audace de ces deux femmes a poussé Mgr Bruchési à accorder aux religieuses de la Congrégation de Notre-Dame la permission de créer, dès 1908, une école d’enseignement supérieur pour filles de langue française à Montréal. Incarnation même de la modernité, Éva Circé se butte à des préjugés bien ancrés. Longtemps la femme québécoise a été vue comme un obstacle au monde moderne : gardienne de la langue et de la foi. Intimement liée à l’Église, elle demeure la cible constante des conseils de son confesseur. Ici comme en France, les politiciens libéraux hésitent à accorder le droit de vote aux femmes, convaincus qu’elles choisiraient les partis catholiques de droite. Avant la Première Guerre, Éva Circé-Côté est quasi silencieuse sur la question du suffrage. Elle n’y fait allusion que deux fois, sous la plume incisive d’Arthur Maheu – un de ses nombreux pseudonymes – qui croit que si on accordait aux femmes le droit de vote, elles n’en voudraient pas9. En 1912, elle félicite le premier ministre Borden de vouloir empêcher la venue des suffragettes10 britanniques au Canada, car « ces femmes [...] pourraient déniaiser les Canadiennes plus que les hommes voudraient » (Maheu, 1912). Et de reprendre la vieille scie selon laquelle la femme qui s’intéresserait à la politique négligerait son mari. Cachée sous l’identité de ce campagnard mal dégrossi, Éva Circé-Côté revient sur le sujet en 1913 en concluant par une boutade sur le port du pantalon : « Leurs 9. En novembre 1910, Éva Circé-Côté crée le personnage d’Arthur Maheu dans Le Pays. Cet habitant de la campagne exprime dans un langage populaire, voire rabelaisien, des idées libérales empreintes de « gros bon sens ». Entre 1910 et 1921, elle publie 284 chroniques sous ce nom de plume. 10. Le Daily Mail de Londres a inventé le terme « suffragette » en 1905. En 1912, ce terme est toujours péjoratif, il sera récupéré par les militantes plus tard.
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droits qu’elles [les suffragettes] réclament avec frénésie, ce n’est au fond que le pantalon qu’elles veulent ! » Et de suggérer au premier ministre britannique Asquith de lancer sa culotte à « la foule de chignons roux [qui] se mâte devant sa porte » (Maheu, 1913). Sous le couvert d’Arthur Maheu, Éva Circé-Côté rivalise avec les plus misogynes de son époque. Il faudra attendre presque 20 ans avant qu’elle reconnaisse le combat mené par ses consœurs britanniques et s’affiche ouvertement féministe et suffragiste. Contrairement à d’autres féministes – on pense à Idola SaintJean ou à Thérèse Casgrain – qui se sont d’abord penchées sur les injustices contenues dans le Code civil et plus tard, pendant la crise économique des années 1930, sur les inégalités inhérentes au travail des femmes, Éva Circé aborde la condition économique de la femme dès le tournant du siècle. La dignité même du travail fait l’objet de ses premiers écrits sur le sujet. « Le royaume du monde appartient aujourd’hui aux travailleurs » et non plus aux parasites, écrit Colombine (1903c). Elle défend en particulier le travail des femmes et se charge de dissiper les préjugés dont il fait l’objet. « Les âmes fortes et viriles sont celles que le travail a coulées dans son moule d’airain. » (Colombine, 1903c) Si elle écrit en connaissance de cause sur son métier de journaliste, si elle semble connaître en détail le quotidien ardu des institutrices rurales (Fantasio, 1912a), c’est d’une position extérieure qu’elle s’apitoie sur le sort des ouvrières matinales en route vers leur usine et qu’elle valorise le travail de la buandière, de la repasseuse, de la couturière, de l’ouvrière d’usine, de toutes celles qui, dans les tramways, lui rappellent la petite chèvre de monsieur Séguin – cette petite chèvre qui a toute son admiration : « l’atelier et l’usine, par un lent et sûr travail, avait (sic) sculpté cette fragile poupée pour le tombeau et je m’attendris sur le sort de ces pauvrettes […] Quand donc tous les enfants de la terre s’assoiront-ils au même banquet, quand auront-ils droit au pain, aux roses et à l’amour ? » (Colombine, 1903d.) Des accents qui aujourd’hui paraissent condescendants, mais qui, avant la guerre, se démarquaient du discours coutumier sur le travail féminin. Garant de liberté, comme l’ont déjà dit les marxistes, le travail est aussi une double exploitation : économique comme pour celles
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qui peinent toute la nuit à coudre pour les magasins, et aussi sexuelle pour des ouvrières, des commis de magasin, des sténographes d’avocat convoitées par leurs patrons ou leurs collègues, soumises à l’« affreux dilemme, ou de sacrifier une place lucrative, le gagne-pain de toute la famille ou d’endurer les galanteries du maître. Leur éducation les laisse désemparer (sic) devant ces écueils inévitables de leur fonction » (Fantasio, 1910). Les dangers physiques et moraux associés au milieu du travail ne poussent toutefois pas Éva Circé-Côté à décourager les jeunes femmes de travailler. Avec la venue de la guerre et dans sa collaboration au Monde ouvrier elle se prononcera encore plus fréquemment sur les avantages du travail rémunéré et sur l’exploitation des travailleuses, exploitation qu’on ne combat pas en se retirant du marché du travail. * * * Les textes d’Éva Circé-Côté, comme toute littérature, nous renvoient une image de son temps et contribuent à construire cette époque. Ce double jeu de miroir et d’instrument de transformation se retrouve dans presque toutes ses chroniques, dans ses reportages sur certains lieux ou événements comme dans ses critiques politiques et sociales. Elle se propose consciemment d’influencer la société contemporaine. Elle réitère sa foi dans le progrès, dans l’évolution fondée sur le savoir, soit sur l’éducation et la lecture. Elle veut former / réformer son milieu qu’elle perçoit comme un Canada français arriéré, mal dégrossi et trop facilement corrompu, un milieu qu’elle nous renvoie à travers un prisme filtré par son idéal progressiste et libéral. Malgré ses diagnostics sévères, toujours elle fera preuve d’optimisme et témoignera de sa confiance dans la nature humaine. Si la perception d’Éva Circé-Côté – qui voit les Québécois comme des êtres crédules, superstitieux, obéissants et passifs – s’avère de prime abord empreinte de pessimisme, elle considère que la condition des Canadiens français s’améliorerait significativement par l’éducation, la clef maîtresse pour une future régénérescence. « Qui oserait nous jeter à la face l’insulte de “race inférieure”, en voyant que nous sommes le produit naturel de trois siècles d’obéissance passive et d’oppression intellectuelle. » (Fantasio, 1912b.) Car les Canadiens ne souffrent pas de tares congénitales qui les destinent
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à demeurer soumis : « En se frottant à une civilisation plus raffinée, ils se débarrassent de leurs manières rugueuses, corrigent leur langage, reculent l’horizon de leur pensée, ce qui prouve que leur infériorité n’est qu’accidentelle, qu’ils sont réfractaires au progrès parce qu’ils ne connaissent pas mieux et que seuls les moyens leur manquent pour tirer parti de leurs ressources. » (Bédard, 1910b.) Ainsi, elle poursuit une campagne incessante pour l’instruction obligatoire, laïque et gratuite, et pour la création d’une bibliothèque municipale, puis pour l’acquisition de livres et d’un bâtiment digne de cette l’institution. La lutte contre l’ignorance, l’émancipation par le savoir, sont au cœur de l’engagement d’Éva Circé-Côté. Ses idées de progrès, d’émancipation, de justice, elle les partage non seulement avec son entourage, mais aussi avec des membres de l’École littéraire de Montréal et des loges francmaçonnes, deux chasses gardées masculines. Elle côtoie ces hommes tous les jours, plusieurs sont ses collègues, leurs noms reviennent tantôt dans un journal, tantôt dans un autre, au gré de la censure : Arsène Bessette, Louvigny de Montigny, Gustave Comte, Charles Gill, Gonzalve Desaulniers. Cette cohorte partage des idées novatrices sur le plan social, sur l’importance de la vie culturelle et sur la réforme de l’éducation. Comme les gens de ces milieux, et les hommes d’affaires libéraux étudiés par Fernande Roy (1988), Circé-Côté formule de nombreuses critiques à l’égard des collèges classiques qui n’enseignent pas aux jeunes à se battre pour réussir, qui leur font apprendre du latin et du grec alors que, dans un Québec moderne, les sciences et l’anglais seraient beaucoup plus utiles : « Je vous demande un peu, écrit-elle, ce que le latin et le grec peuvent faire pour notre émancipation, pour nous aider à reconquérir notre territoire et notre influence perdus. » (Fantasio, 1912b.) * * * Les écrits d’Éva Circé-Côté renvoient à une représentation de la société qui évolue avec l’histoire du Québec. La pensée de celle qui a toujours prêché l’évolutionnisme et qui a cru à l’indéfectible marche du progrès a aussi évolué, et son attitude envers le féminisme en est le meilleur exemple. L’image qu’elle renvoie des femmes s’avèrera de plus en plus anticonformiste avec le passage
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des années, et ses textes étant ouvertement – selon les exigences du journalisme qu’elle s’est imposées – didactiques, elle tente de mobiliser l’opinion publique en vue de la convertir au progressisme et à la modernité. Le journalisme, comme les lettres en général, forme, construit, mais reflète aussi une époque et ses courants d’idées. Les phrases saisissent « l’air du temps », qui est celui de la modernité et du progrès irréversible. Dans un pays comme le Québec qui n’a ni Zola ni Dickens, où retrouver le bruit des tramways, l’odeur des vêtements mouillés en novembre, la sensation de la gadoue sur le bord des longues robes en avril, l’atmosphère de pique-nique à l’île Sainte-Hélène, les accords des musiciens du parc Sohmer, ou l’échafaudage instable de meubles et de bibelots dans la charrette des déménageurs le 1er mai – car on déménageait le 1er mai à l’époque –, sinon dans les chroniques qui relatent le quotidien ? Peu de nos romans décrivent les réactions du public à l’édification des monuments, ou l’aspect des cortèges funéraires qui suivent les trop nombreux petits cercueils blancs des enfants qui mouraient chaque année. Les chroniques d’une Éva Circé-Côté, auxquelles il faudrait ajouter celles de Georgina Bélanger, de Robertine Barry, d’Anne-Marie Gleason et de cette inconnue qui signait Andrée Claudel saisissent sur le vif les saisons et leur succession d’événements, des Rois à la Sainte-Catherine en passant par la SaintJean-Baptiste. Comme tout chroniqueur, Éva Circé-Côté note et discute les changements sociaux et les courants intellectuels, dont le féminisme, elle réagit aux événements politiques et artistiques qui marquent, transforment et construisent la société québécoise. Les reportages, les anecdotes et les faits divers donnent des leçons dont la chroniqueuse se fait l’interprète. Sa narration d’événements et sa critique de la vie quotidienne que l’on retrouve dans les colonnes des journaux sont par leur nature même un important agent de transformation sociale.
Références
Sources
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2. Articles d’Éva Circé-Côté Bédard, Paul S. (1910a), « L’opportunisme », Le Pays (18 juin). Bédard, Paul S. (1910b), « Le souffle du large », Le Pays (17 septembre). Circé, Éva (1903), « Etude sur les causes de l’infériorité de la femme », L’Étincelle (31 janvier). Circé-Côté, Éva, et Gaëtane de Montreuil (1909), La Patrie (16 juin). Colombine (1900a), « La Sainte-Catherine », L’Avenir (25 novembre). Colombine (1900b), « Le Microbe sympathique », Les Débats (30 décembre). Colombine (1900c), « Parlons du féminisme », L’Avenir (28 octobre).
Colombine (1903c), « Le Travail », L’Avenir du Nord (9 juillet). Colombine (1903d), « L’Ouvrière », Les Débats (5 avril). Colombine (1903e), « Lumen en Coelo », L’Avenir du Nord. Colombine (1903f), « Réponse au personnage anonyme qui écrit dans L’Étoile du Nord », L’Avenir du Nord » (10 septembre). Colombine (1903g), « Réponse dernière. Au personnage anonyme de L’Étoile du Nord », L’Avenir du Nord (22 octobre). Colombine (1903h), « Réponse. Au personnage anonyme de L’Étoile du Nord », L’Avenir du Nord » (24 septembre). Colombine (1909a), « Une réponse », Le Nationaliste (29 août). Colombine (1909b), « Resurrexit », The Daily Witness (15 mai). Fantasio (1910), « A brebis tondue épargnons le vent », Le Pays (17 décembre). Fantasio (1912a), « Etude de mœurs », Le Pays (9 mars). Fantasio (1912b), « L’ignorance systématique. Ou s’instruire ou mourir! », Le Pays (16 mars).
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3. Autres sources Bellerive, Georges (1920), Brèves apologies de nos auteurs féminins. Québec, Garneau. Bessette, Arsène (1914), Le Débutant. Roman de mœurs du journalisme et de la politique dans la province de Québec. Saint-Jean, Le Canada français. Le Soleil (1901) (22, 24 et 25 octobre) Montigny, Gaston de, et Louvigny de Montigny (1901), Le Passe-Temps (11 mai). Montreuil, Gaëtane de (1901), La Presse (26 octobre). Recensement du Canada (1911), vol. IV, tableau V, p. 222-223.
Études
Musette (1901c), « Chronique », Les Débats (5 mai).
Carrier, Anne (1994), Ces femmes qui ont bâti Montréal. Montréal, Remueménage.
Musette (1903), « La revue des livres », L’Étincelle (10 janvier).
Collectif Clio (1992), Histoire des femmes au Québec. Montréal, Le Jour.
Saint-Michel, Julien (1919), « Les Jérémiades de l’“Action catholique” », Le Monde ouvrier (18 octobre).
Roy, Fernande (1988), Progrès, harmonie, liberté. Le libéralisme des milieux d’affaires francophones à Montréal au tournant du siècle, Montréal, Boréal.
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Marie-Rose Turcot, 1887-1977 : esquisse biographique d’une écrivaine et journaliste canadienne-française
Yves Frenette CRCCF Université d’Ottawa
Ce texte a pour objectif de présenter la vie et l’œuvre d’une écrivaine, folkloriste et journaliste canadienne-française d’Ottawa, Marie-Rose Turcot, que l’Histoire a presque oubliée1. Un érudit franco-ontarien m’a fait découvrir cette femme fascinante il y a une dizaine d’années. Plus tard, j’ai proposé à la Fondation du patrimoine ontarien qu’une plaque historique lui soit dédiée, ce qui devint réalité en juin 2005 (Aubé et Frenette, 2005). Mon approche est résolument biographique. Elle s’appuie sur les mémoires de Marie-Rose Turcot, qui demeurent inédits, ses notes manuscrites, ses romans, contes et nouvelles ainsi qu’une partie de sa correspondance. Pour rédiger la biographie complète qu’elle mérite, il faudrait dépouiller toute sa correspondance, son volumineux journal, qui s’étend de 1935 à 1972, son recueil de pensées et de notes littéraires, ses nombreux articles et billets dans les journaux et les revues. Pour bien la situer, il faudrait également brosser le tableau 1. Marie-Rose Turcot est l’objet d’une notice dans Desjardins, 2007 : 477-478. Son travail de folkloriste a été examiné longuement par Pichette, 1998 : 11-86.
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du milieu culturel canadien-français d’Ottawa dans la première moitié du XXe siècle. Marie-Rose Turcot naquit à Laurierville le 2 juillet 1887. Georges, son père, était commerçant et député libéral fédéral nouvellement élu du comté de Mégantic2. Vers 1907, les relations politiques de Georges aidèrent Marie-Rose à obtenir, à l’âge de 20 ans, un poste de secrétaire dans la fonction publique. C’est à ce moment que la famille déménagea à Ottawa3. Peu après, Georges Turcot décéda4. Marie-Rose avait auparavant effectué ses études secondaires chez les sœurs de la Charité, à Plessisville. Elle suivit ensuite des cours de philosophie et de littérature à l’Université d’Ottawa, devenant une des premières femmes à fréquenter cette institution. Elle s’inscrivit entre autres aux cours du chanoine Léon Lebel, un oblat originaire de France, qu’elle décrivit plus tard comme son mentor. En effet, le prêtre encouragea la jeune femme à s’adonner à l’écriture, loua ses premiers succès et continua à lui prodiguer ses conseils, même après son retour en Europe5. Turcot publia sa première nouvelle, « La brodeuse de dragons », en 1913 dans La Bonne Parole, revue de Montréal dirigée par Marie Gérin-Lajoie6. Toutefois, ce fut son récit « Les impressions d’un homme dans une carafe » qui la fit connaître. Cette histoire, qui s’inspire du monde fantastique et a pour sujet un homme qui rêve 2. Georges Turcot, né en 1851 à Sainte-Marie de Beauce, élu pour la première fois en 1887, battu en 1891, réélu en 1896 et en 1900, est resté à la Chambre des Communes jusqu’en septembre 1904 (Internet : ). 3. Marie-Rose avait deux sœurs. Un frère, plus âgé, était déjà décédé au moment du déménagement. 4. Centre de recherche en civilisation canadienne-française (dorénavant CRCCF), Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/1/1, « La Providence qui se lève qques heures... », note manuscrite, p. 1. Notons que la chronologie de cette période de la vie de Marie-Rose Turcot est quelque peu floue. 5. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/3, « Simple aveu », aide-mémoire non publié, daté du 5 juillet 1962, p.12. Le fonds Marie-Rose Turcot contient 32 lettres de LeBel, datées de 1922 à 1929. 6. Archives de l’Université Laval (dorénavant AUL), Fonds Rosaire Dion-Lévesque (P 419) P 419-51, « Marie-Rose Turcot », texte dactylographié, ca. 1950. DionLévesque destine cette entrevue au magazine Le Phare, de Woonsocket, au Rhode Island. À noter que l’original ne comporte pas d’accents, sans doute parce que Dion-Lévesque, qui vit à Nashua, au New Hampshire, utilise un clavier américain.
Marie-Rose Turcot, 1887-1977 :
esquisse biographique d’une écrivaine et journaliste
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de posséder une carafe contenant les rêves de son rival amoureux, parut dans le quotidien La Presse en 1918. La même année, l’écrivaine en herbe soumit un autre récit, « Nestor et Picolo », au concours littéraire de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Il s’agit d’une description légèrement cynique, bien qu’attendrissante, de l’ascension sociale d’un jeune homme, Nestor Laciseraye, et de son chien Picolo. Le texte remporta un prix et il fut publié, un an plus tard, avec les autres œuvres primées (Turcot, 1919). Ces deux récits furent insérés dans la collection de nouvelles L’homme du jour qui parut en 1920. Le manuscrit traînait dans le fond d’un tiroir depuis plusieurs années et fut finalement publié grâce à la notoriété que lui valut le concours et à l’implication de Gérin-Lajoie, qu’elle considérait comme sa marraine dans le monde littéraire, et d’Émile Miller, secrétaire de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal7. L’amour ne joue qu’un rôle secondaire dans « Nestor et Picolo », alors que c’est le thème central des autres récits composant L’Homme du jour. Le titre du livre, qui décrit la relation tendue entre un candidat politique et sa femme au cours de sa première campagne électorale, est aussi le titre du premier récit. La collection compte sept nouvelles, dont cinq sont présentées du point de vue d’un personnage féminin qui traverse une crise dans ses relations personnelles. Au moment de la publication de ce recueil, Turcot venait d’obtenir une promotion, ayant été nommée secrétaire du docteur Henri Séverin Béland, ministre du Rétablissement des soldats à la vie civile et ministre responsable de la Santé. Cette promotion coïncida avec la fin d’une époque qu’elle décrivit comme une d’insouciance heureuse, lorsque le travail dans les ministères consistait en « une attachante monotonie de routine sans souci comme sans ambition [qui] permettait d’ajuster notre vie aux invitations reçues »8. Au cours des 10 années suivantes, Turcot sera la secrétaire de cinq ministres9.
7. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/1/1, « Marie-Rose Turcot Née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot, M.P., décédé », note manuscrite, p. 1. 8. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/3, « Simple aveu », p. 2. 9. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/3, « Simple aveu », p. 3.
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Tout au long de sa vie, Marie-Rose Turcot s’adonna à diverses activités. Elle travailla comme secrétaire et ensuite comme journaliste, et était membre de plusieurs associations professionnelles et culturelles, en plus de faire paraître des œuvres littéraires et des contes populaires. Elle fut toujours animée du « besoin d’écrire »10, comme en témoigne sa participation, de 1920 à 1951, aux travaux de la section d’Ottawa de la Société des écrivains canadiens11. Elle réussit à mener une vie sociale et professionnelle aussi active en partie parce qu’elle demeura célibataire. Elle raconte dans « Simple aveu » qu’elle eut trois prétendants, mais qu’au dernier moment, elle renonça à se marier et poursuivit son chemin, soulagée en dernier ressort « de ne pas avoir à me plier à aucune discipline engageant la vie durant, heureuse de respirer librement l’air et la lumière d’une solitude volontaire qui me permettait d’évoluer à ma fantaisie, d’utiliser mes loisirs pour lire et écrire »12. En 1924, plusieurs nouvelles de Turcot parurent dans Annales. Lettres – histoire – sciences – arts, publication de l’Institut canadienfrançais d’Ottawa, organisme fondé en 1852 dans le but d’œuvrer au bien-être moral, intellectuel et physique de ses membres. En 1925, l’Institut comptait 600 membres, tous des hommes. Il montait des pièces de théâtre, organisait des conférences et des débats sur des sujets littéraires, culturels et patriotiques, et abritait une bibliothèque (Dufresne, 1988 : 183-184 ; Pelletier, 2006 : 1-13). D’ailleurs, la période la plus productive de Turcot, entre 1920 et 1950, coïncida avec une époque agitée et tumultueuse pour l’intelligentsia canadienne-française de la capitale du Canada. D’une part, cette élite comptait de nombreuses associations artistiques et culturelles lui permettant de développer et de partager son patrimoine culturel, qu’elle percevait comme menacé. En effet, de 1912 à 1927, le Règlement XVII avait grandement limité l’enseignement en français
10. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/1/1, « La Providence qui se lève qques heures... », p. 1. 11. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/1, « Marie-Rose Turcot Née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot, membre du Parlement Canadien », p. 1. 12. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/3, « Simple aveu », p. 2.
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en Ontario. Les Canadiens français de tout le pays avaient alors manifesté leur appui aux Franco-Ontariens. Turcot ne fait pas mention de ces événements dans ses écrits, mais elle est porteuse d’une identité canadienne-française continentale ; les protagonistes de ses récits, tous francophones, vivent aussi bien au Québec qu’à Ottawa, à Régina et à Ponteix, en Saskatchewan, ou encore à Détroit, en Nouvelle-Angleterre et à New York, reflétant en cela la diaspora canadienne-française. En 1925, Turcot fit un voyage qui marqua un tournant décisif dans sa vie : elle se rendit à Washington comme membre de la délégation française à la conférence du Conseil international des femmes où 43 déléguées discutèrent des problèmes de l’aprèsguerre. Ses discussions avec les autres déléguées, dont un bon nombre avait déjà participé à des débats sur les mêmes thèmes à la Ligue des Nations, lui ouvrirent de nouveaux horizons13. C’est là qu’elle rencontra l’écrivaine estonienne Aino Kallas, qui avait consigné et publié des contes populaires provenant de son pays natal. À peu près du même âge que Turcot, Kallas était une écrivaine établie qui vivait depuis plusieurs années à Londres avec son mari diplomate. Les écrits de Kallas étaient imbus de nationalisme romantique, et ses travaux sur le folklore visaient à contenir l’hégémonie culturelle russe en Estonie. En pleine époque de résistance au Règlement XVII, Turcot trouva une véritable source d’inspiration non seulement dans l’œuvre de Kallas, qui l’encouragea à faire la même chose au Canada français, mais aussi chez d’autres écrivains dont les frères Grimm, Charles Perreault et le polonais Ladislas Reymont, auteur du roman Les paysans, prix Nobel de littérature en 192414. Turcot fera ainsi paraître sept contes populaires recueillis en 1930-1931 auprès de trois Canadiens français ayant vécu en Ontario. Les aspects fantastiques de ces contes la ramenaient aux jours de son enfance, lorsque son père lui racontait des histoires au moment du coucher : « Mes impressions les plus vives, celles qui
13. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/3, « Simple aveu », p. 3. 14. CRCCF, P22/1/1, « Marie-Rose Turcot Née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot, M.P., décédé », p. 2.
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me reviennent avec les lueurs indécises du ‘petit jour’ tiennent de la fascination qu’exerçaient les fées sur mon cerveau d’enfant »15. Elle publia d’abord ces contes, entre 1930 et 1932, dans la revue pour enfants L’Oiseau bleu, puis, en 1937, dans le recueil Au Pays des géants et des fées. Dans les premières versions de ces contes, Turcot adopta un style très littéraire (Turcot, 1937). Plus tard, suivant les conseils de l’éminent folkloriste Marius Barbeau, elle les réécrivit dans un style correspondant mieux à la façon dont ils lui avaient été transmis oralement. Elle effectua ce travail de mémoire, puisqu’elle avait jeté ses notes de terrain (Pichette, 1998: 29-31). Cette version remaniée parut en 1946 et en 1948 dans Les Archives de folklore, nouvelle revue dirigée par le folkloriste Luc Lacourcière (Turcot, 1946 ; 1948). Un conte de Marie-Rose Turcot fut même traduit en espagnol (Turcot, 1949). Cet intérêt pour le folklore ne lui fait pas abandonner la littérature pour autant. En 1928, Turcot publie Le Carrousel, livre de souvenirs d’enfance qui décrit la vie à Laurierville, qui reçoit le Prix de l’Association des auteurs canadiens. On y retrouve encore l’influence de Kallas : la mise en scène de familles de la classe moyenne et des passages sur la simplicité de la vie campagnarde (Turcot, 1928). Deux ans plus tard, elle fait paraître Nicolette Auclair, un recueil de brèves nouvelles qui parlent de l’amour et de son pouvoir de transformation. Comme la majorité de ses œuvres de fiction, ces histoires sont racontées du point de vue du personnage féminin, lequel cherche à accomplir son destin (Turcot, 1930). Un autre recueil de nouvelles, Stéphane Dugré, suit en 1932. Les sept récits qui le composent traitent aussi de l’amour et de la vie villageoise. En outre, l’idée de la rencontre des cultures est présente dans ce livre ainsi que deux thèmes qu’on retrouve souvent dans la littérature canadienne-française du début du XXe siècle : l’impact négatif de la culture américaine et les conséquences de l’urbanisation (Turcot, 1932).
15. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/1/1, « Marie-Rose Turcot Née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot, M.P., décédé », p. 2.
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Depuis son séjour à Washington, Turcot avait la passion des voyages. Pendant les années 1930, elle en fit trois : un dans l’Ouest canadien, un dans les Maritimes et un en Europe. Les deux premiers visaient la participation de l’écrivaine à des congrès du Cercle des femmes journalistes, à Calgary et à Halifax16. Lors de son voyage dans l’Ouest, elle visita les Rocheuses et écrivit ensuite son roman Un de Jasper. Le roman met en vedette Danielle Montreuil, qui visite Jasper avec son fiancé, un peintre, et parle des relations difficiles entre hommes et femmes (Turcot, 1933). À bien des égards, Turcot se rapproche des autres écrivaines canadiennes-françaises de l’époque, les Jovette Bernier, Éva Sénécal, Alice Lemieux-Lévesque et Simone Routier, qui innovaient dans le roman et la poésie en exprimant une nouvelle voix et une nouvelle sensibilité féminines, empreintes de sensualisme. Les personnages de Marie-Rose Turcot demeurent traditionnels cependant, dans la mesure où ils n’atteignent paix et satisfaction que dans le cadre de l’ordre établi, normalement en contractant mariage, par opposition, par exemple, aux personnages de Jovette Bernier, qui sont plus susceptibles de s’inscrire en faux par rapport aux conventions sociales (Biron et al., 2007 : 233-238). Au début des années 1930, Turcot, influencée par Alain F ournier, Péguy, Saint-Exupéry, Marie Noël, Charles du Bos, Daniel Rops, Supervielle, Pierre Emmanuel et, de ce côté-ci de l’Atlantique, par Léopold Desrosiers, Germaine Guèvremont, Mgr Félix-Antoine Savard et Gabrielle Roy, tente d’écrire une pièce de théâtre17 (Gay, 1978 : 49). Au milieu du XXe siècle, elle porte le jugement suivant sur la littérature canadienne-française : « Les horizons se sont grandement élargis. Une témérité à l’assaut de la vie s’y fait jour avec toutes ses complexités. Le mode d’expression est plus réaliste, moins limpide et souvent appauvrie (sic) ; le sens de la vie plus trouble, la langue souvent moins bien servie »18.
16. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/3, « Simple aveu », p. 6. 17. AUL, Fonds Rosaire Dion-Lévesque (P419) P419-51, Marie-Rose Turcot à Rosaire Dion-Lévesque, 25 mai 1933. 18. AUL, Fonds Rosaire Dion-Lévesque (P 419) P 419-51, « Marie-Rose Turcot ».
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En 1936, Turcot effectua un séjour de deux mois en Europe. Après avoir voyagé dans tout le continent et s’être arrêtée à Lourdes, elle s’installa à Paris pendant cinq semaines en compagnie de ses amis Simone Routier et Luc Lacourcière. Elle considéra ce voyage comme un jalon important de sa vie, ne pouvant plus lire et voir des films de la même façon qu’auparavant19. Elle prononça une conférence sur ce voyage au Club de presse des femmes20 et, en 1950, elle écrivit au poète et journaliste franco-américain Rosaire Dion-Lévesque : « N’allez-vous pas en Europe ? Ici on passe son temps à fêter les partants et les revenants de Rome et de Paris. Mon voyage est fait. J’ai vu comme vous la splendeur d’avant-guerre. Celle de Rome m’aurait naturellement éblouie encore. Ce sont des souvenirs qui transfigurent les années à venir et les revivre au récit des revenants les réveille et les rallume à notre propre lueur21. » L’importance qu’elle attribue à ce séjour est sans doute reliée au fait qu’elle en est à un tournant de sa vie. Au seuil de la cinquantaine, elle est devenue, en 1934, rédactrice de la page féminine du Droit, ayant été plus ou moins forcée de quitter la fonction publique, en raison de l’arrivée d’un ministre conservateur qui ne voyait pas d’un bon œil ses activités littéraires et lui reprochait son allégeance libérale22. Dans ses chroniques du quotidien de langue française de la capitale, elle traite de sujets divers, dont les arts, la littérature, l’histoire, la politique, l’économie politique et les enfants23. Elle conserve cet emploi jusqu’en 1950, soit pendant 16 ans.
19. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/1/1, « Marie-Rose Turcot, née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot... », p. 1. 20. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/1, « Marie-Rose Turcot, née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot, membre du Parlement Canadien », p. 1 ; « Marie-Rose Turcot, Active, 400 rue Cumberland, Ottawa, Ottawa, de Juin ‘45 à Juin ‘46... », note dactylographiée, p. 3. Elle fut membre de ce cercle de 1923 à 1951. 21. AUL, Fonds Rosaire Dion-Lévesque, (P419) P419-51, Marie-Rose Turcot à Rosaire Dion-Lévesque, 15 novembre 1950. 22. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/3, « Simple aveu », p. 3. 23. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/1, « Marie-Rose Turcot Active 400 rue Cumberland Ottawa, 29 septembre 1945 ; « Causeries données par Marie-Rose TURCOT aux Émissions ENTRE-NOUS Poste CKCH », note dactylographiée, p. 2.
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Peu de temps après son départ de la fonction publique, Turcot se joint à l’Association des confrères artistes du Caveau. Animé par les dominicains, c’est un des cercles artistiques les plus actifs d’Ottawa; l’écrivaine y est présidente de la Corporation des lettres en 1935-193624. Une liste de ses conférences au Caveau ainsi qu’à la Société d’étude et de conférences, une association culturelle féminine dont elle est présidente de 1946 à 195025, donne un aperçu de sa curiosité intellectuelle : la Nouvelle-France, le XIXe siècle canadien, les personnages bibliques, les écrivains Supervielle, Saint-Exupéry, Cocteau, Mauriac, Claudel, Monique Saint-Hélier, Pearl Buck, la vie des saints, Chopin26. Les années 1940 sont très remplies pour Turcot. Au tout début de la décennie, elle publie Le Maître, un livre de prose et de poèmes évangéliques comportant notamment certains contes de Noël traditionnels (Turcot, 1940), et ajoute la radio à sa liste d’activités professionnelles, animant, à CKCH de Hull, 44 émissions pendant six mois en 1940-1941. Elle y aborde une vaste gamme de sujets, telle la célébration de Noël dans l’Habitation de Champlain à Québec, la difficulté de la condition féminine, le peintre Maurice Gagnon, les écrivains Léo-Paul Desrosiers et Michelle Lenormand ainsi que la Grèce moderne. Plusieurs de ces émissions sont adaptées pour Le Droit27. En plus de ce journal, ses articles paraissent sous divers pseudonymes28 dans 20ième siècle, un mensuel d’Ottawa, Notre Temps et Le Samedi, deux hebdomadaires de Montréal. En 1946, elle rédige pour La Revue populaire des chroniques mensuelles sur des événements artistiques et musicaux d’Ottawa et de Montréal. 24. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/1, « Marie-Rose Turcot, Active, 400 rue Cumberland, Ottawa, Ottawa, de Juin ‘45 à Juin ‘46 », note dactylographiée, p. 4. 25. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/1/1, « Marie-Rose Turcot Née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot, M.P., décédé », p. 1 ; « Marie-Rose Turcot, Active, 400 rue Cumberland, Ottawa, de Juin ‘45 à Juin ‘46... », p. 3. 26. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/2/3, « Simple aveu », p. 11-12. 27. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/1/1, « Marie-Rose Turcot Née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot, M.P., décédé », p. 1 ; « Marie-Rose Turcot, Active, 400 rue Cumberland, Ottawa, Ottawa, de Juin ‘45 à Juin ‘46... », p. 3 ; « Causeries données par Marie-Rose TURCOT aux Émissions ENTRE-NOUS Poste CKCH », p. 1-2. 28. Sur la question des signatures féminines, voir Savoie, 2004 : 67-79.
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La même année, 10 de ses nouvelles paraissent dans divers journaux et revues d’Ottawa, de Montréal, de Sherbrooke, de Trois-Rivières, de Nashua et de Woonsocket. La Revue Dominicaine lui ouvre aussi ses pages. Très occupée par ces activités professionnelles, par une correspondance volumineuse29, par la lecture et par l’accueil de nombreux invités dans ses appartements successifs du quartier de la Côte-deSable30, Turcot ne fera plus paraître de livres, à l’exception des rééditions de ses contes. Il se peut aussi qu’elle soit quelque peu désabusée, elle qui depuis plus de 20 ans est au cœur de l’institution culturelle et littéraire d’Ottawa, sans avoir acquis la renommée qu’elle recherchait. Elle aurait aimé se faire connaître en Europe, or la critique ne fut pas tendre à son égard, comme elle le fut rarement pour les écrivaines de sa génération (Biron et al. : 234). Dès la parution de L’homme du jour, on salua ses dons de conteuse, mais on lui reprocha sa « mièvrerie » (Pichette, 1998 : p. 25). Pour Nicolette Auclair, on nota les faiblesses de la composition, les détails inutiles et les digressions qui alourdissaient l’action. Bref, c’était, selon G. E. Marquis dans Le Terroir « un roman de plus que les écrivains, les vrais, mettront sur les rayons de leur bibliothèque, en continuant de clamer qu’il n’y a pas de littérature canadienne » (Pichette, 1998 : 26). À propos d’Un de Jasper, le plus grand critique canadien-français de l’époque, Louis Dantin, lui écrivit : Alors je vous dirai que votre roman me paraît un des plus brillamment, des plus élégamment écrits, des plus parfaits par la grâce des détails et la saveur du style, qui aient vu le jour dans nos lettres ; – et qu’il est en même temps très faible d’invention, de conception, d’intrigue et de psychologie […] vous êtes tombée, je crois, dans l’erreur commune, qu’il suffit qu’un roman soit « bien écrit », et vous avez rempli cette part du
29. Parmi les correspondants de Marie-Rose Turcot, on trouve Sylva Clapin, Louis Dantin, Rosaire Dion-Lévesque, le père Marcel-M. Desmarais, Alfred Desrochers, Léo-Paul Desrosiers, Marie Gérin-Lajoie, Germaine Guèvremont, Jean-Charles Harvey, L. K. Hémon, Luc Lacourcière, le père Louis Lalande, Michelle LeNormand, Louvigny de Montigny, Benjamin Sulte, Jules Tremblay. 30. « Extrêmement affable, digne et très simple, Marie-Rose sut attirer autour d’elle et de sa sœur Jeanne un nombre impressionnant d’amis qui venaient goûter l’excellence de son accueil et le charme de sa conversation. » (Gay, 1978: 48.)
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programme. Le jour où vous écrirez aussi bien quelque chose qui vaille vraiment qu’on l’écrive, vous aurez rempli le programme tout entier31.
En 1959, Turcot confia à Luc Lacourcière qu’elle aurait dû se cantonner à l’écriture de contes populaires (Pichette, 1998 : 22). Jusqu’au début des années 1960, Marie-Rose Turcot, dont le dactylographe constitue son « sixième sens »32, fait paraître des articles dans Notre Temps et Terre et foyer33. En 1962, elle termine ses mémoires, « Simple aveu ». À partir de ce moment, elle se consacre de plus en plus à ses nombreux amis et connaissances. Elle décède le 27 novembre 1977 (Gay, 1978 : 50). Une étude fouillée sur Marie-Rose Turcot permettrait de connaître davantage la génération des écrivaines de l’entre-deuxguerres et les relations qu’elles entretenaient avec le féminisme, le journalisme, l’internationalisme et le nationalisme. On commence à peine à découvrir la place de ces femmes dans la littérature, dont « elles semblent s’exclure d’emblée par leur manque évident d’intérêt pour la cause nationale » (Paré, 1995 : 277). À n’en pas douter, leur sexe fut également facteur d’exclusion ou, plutôt, de marginalité. À Ottawa, Turcot était l’héritière de la tradition littéraire « des fonctionnaires » (Dionne, 2000) qui entretenaient des liens étroits avec le journalisme. Une biographie sur « cette grande dame » (Gay, 1978 : 48) ferait de la lumière sur les relations entre les milieux littéraires de Montréal et d’Ottawa ainsi que sur le rayonnement culturel et artistique de l’intelligentsia de cette dernière ville au Canada français34.
31. CRCCF, Fonds Marie-Rose Turcot (P22) P22-1-2, « Louis Dantin à Marie-Rose Turcot », 4 mars 1934. 32. CRCCF, Fonds Marie-Rose Turcot (P 22) P22-2-3, « Simple aveu », p. 14. 33. CRCCF, Fonds Marie-Rose-Turcot (P 22) P22/1/1, « Marie-Rose Turcot Née à Laurierville, P.Q., fille de Georges Turcot, M.P., décédé », p. 1. 34. Il y aurait aussi lieu d’explorer la place du sentiment religieux dans la vie et l’œuvre de Turcot. Ancré dans les enseignements des sœurs de la Charité, des oblats et des dominicains, son catholicisme tendait vers le « mysticisme éclairé » de Jacques Maritain, qu’elle jugeait si loin « de nos misérables tâtonnements » (AUL, Fonds Rosaire-Dion-Lévesque (P419) P419-51, Marie-Rose Turcot à Rosaire DionLévesque, 1ernovembre 1934).
Références
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Travaux
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Page laissée blanche intentionnellement
Image et voix des femmes acadiennes dans les journaux L’Évangéline et Le Moniteur acadien (1887-1920)
Agnès Torgue, étudiante à la maîtrise Département d’histoire Université Laval
Ce texte porte sur les représentations et la prise de parole des femmes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle dans les périodiques acadiens L’Évangéline et Le Moniteur acadien, deux institutions importantes de la période qualifiée de « Renaissance acadienne ». Nous ne pouvons que constater la faiblesse de l’historiographie en ce qui concerne l’histoire des femmes et de la presse acadienne1. Si quelques rares articles ou ouvrages se sont penchés de manière générale sur les médias acadiens (Beaulieu, 1993 ; Beauchamp et Watine, 2006), la collection d’essais dirigée par Gérard 1. Mentionnons néanmoins l’existence d’une étude de cas particulière, en l’occurrence l’étude des lettres de Marichette, acadienne féministe au parler franc et au langage coloré, publiées dans les colonnes de L’Évangéline de 1895 à 1898 (Gérin et Gérin, 1982). Certaines recherches ont par ailleurs été réalisées sur les canadiennesfrançaises ainsi que sur les anglophones du Canada et la presse du début du XXe siècle (Fahmy-Eid, 1981 ; Fahmy-Eid et Dumont, 1984 ; Lamoureux, 1994), de même que sur les femmes journalistes de cette époque (Gosselin, 1995 ; Lang, 1999). Soulignons enfin la vitalité actuelle de ce champ de recherche pour le Québec : les textes de Julie Roy et de Chantal Savoie du présent ouvrage en sont le témoignage.
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Beaulieu (1997) consacrée au journal L’Évangéline constitue notre principal point de repère, d’autant plus qu’elle comprend le seul texte portant sur le thème de la représentation des femmes dans un média acadien. Monique Boucher-Marchand (1997), qui s’intéresse aux textes littéraires, met en lumière les valeurs traditionnelles qui y règnent, particulièrement après 1910. Nous tenterons comme elle de cerner l’évolution de la parole et de l’image des femmes dans les médias acadiens, mais en étudiant deux périodiques plutôt qu’un seul, en nous penchant sur les textes non littéraires et en couvrant une période plus longue, soit 10 ans de plus. Nous nous demandons si le « resserrement idéologique certain » qu’observe BoucherMarchand après 1910 se vérifie toujours pour L’Évangéline et se produit aussi dans Le Moniteur entre 1887 et 1920. Lorsqu’il paraît le 8 juillet 1867, Le Moniteur acadien, imprimé à Shédiac (Nouveau-Brunswick)2 est alors le premier journal français publié dans les provinces maritimes. Son fondateur, Israël D. Landry, un instituteur québécois d’origine acadienne, ne fait qu’un bref passage à la tête de l’entreprise : en effet, dès la fin de l’année 1867 il cède l’affaire aux imprimeurs Norbert Lussier et Ferdinand Robidoux (Beaulieu, 1993 : 512-514). C’est le 5 mars 1867 que la population acadienne est avisée de la prochaine publication du journal par l’entremise d’un prospectus intitulé « Prospectus du Moniteur acadien, journal littéraire, d’agriculture, de nouvelles et d’annonces. Dévoué aux intérêts des Acadiens » ; il annonce aussitôt la devise du journal : « Notre religion, notre langue, et nos coutumes ». Les intentions nationalistes et conservatrices des éditeurs s’y affichent clairement par la suite : Réunir cette grande et généreuse famille Acadienne [sic] par un même lien, et l’engager à conserver sa religion, sa langue et ses coutumes, est le but que nous nous proposons en établissant un journal parmi eux […]. Ce qu’il [l’Acadien-français] doit avoir est un journal en sa propre langue […] ; c’est un journal qui puisse (sic) être mis entre les mains de sa
2. Shédiac est alors un port maritime actif entre l’Île-du-Prince-Édouard et la NouvelleÉcosse, et se trouve de plus à l’extrémité d’une ligne ferroviaire (voir Beaulieu, 1993: 513).
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vertueuse épouse et de ses chers enfants, et qui tout en les instruisant et leur montrant les beautés de notre littérature française, éloignera d’eux ces romances et histoires pernicieuses qui abondent malheureusement que trop dans différents journaux de nos jours (Prospectus du Moniteur acadien, 1978 : 93-96).
Hebdomadaire à ses débuts, Le Moniteur acadien deviendra un bihebdomadaire offrant huit pages de contenu à ses lecteurs3. Ferdinand Robidoux devient l’unique propriétaire du journal à partir de 1873, ce dernier restera d’ailleurs sous la direction de la famille Robidoux jusqu’à l’arrêt de sa publication en 19264. C’est exactement 20 ans après la création du Moniteur acadien, en 1887, que Valentin Landry, acadien d’origine et enseignant de formation, fonde le journal L’Évangéline à Digby en NouvelleÉcosse5. Le nom de ce journal, alors hebdomadaire6, s’inspire du poème intitulé Évangéline : un récit d’Acadie de l’écrivain américain Henry Wadsworth Longfellow et affiche ainsi clairement son identité acadienne7. Dès sa création, L’Évangéline reçoit un bon accueil auprès de la population acadienne : il compte en effet pas moins de 2 000 abonnés avant même la parution du premier numéro (Beaulieu, 1993 : 518). Ce journal, dont le fondateur affirme qu’il « s’occupera de toutes les questions d’un ordre quelconque qui intéressent les Acadiens de la Nouvelle-Écosse et généralement de partout » (Landry dans Beaulieu, 1993 : 517) se compose alors de quatre pages traitant de sujets fort divers : l’agriculture, l’éducation, l’hygiène, la politique, la langue, le nationalisme et la littérature y 3. Nous avons été en mesure de constater que le changement était survenu entre 1894 et 1912, sans toutefois pouvoir préciser sa date exacte. 4. Le Moniteur acadien connaît cependant plusieurs interruptions dont la plus longue entre octobre 1918 et novembre 1924. 5. Tout comme Shédiac, la petite ville de Digby est alors très bien desservie par les réseaux de communication tant ferroviaires que maritimes (voir Beaulieu, 1993 : 517). 6. Une tentative de publication bihebdomadaire est lancée entre les années 19191921, suivie plus tard d’une courte expérience de publication quotidienne en 1931. Toutes ces tentatives avortées sont dues à des difficultés économiques. L’Évangéline ne deviendra définitivement un quotidien qu’à partir de 1949. 7. Ce poème publié en 1847 met en scène une jeune fille acadienne originaire de Grand-Pré, Évangéline, victime de la Déportation. Rapidement le poème devient un symbole du patriotisme et de la renaissance acadienne (voir Boucher, 1997 : 23-24).
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tenant une place de choix8. À partir de 1905, L’Évangéline s’installe à Moncton, centre industriel en plein essor et lieu névralgique où s’exprime avec force le nationalisme acadien, combat cher à Valentin Landry. Ce dernier s’engage alors dans la lutte pour l’obtention d’un évêque acadien et pour la fondation d’une paroisse française dans cette ville, s’attirant ainsi les foudres de l’autorité ecclésiastique (Boucher, 1997 : 41-45). Ses ennemis se faisant de plus en plus virulents et les problèmes financiers aidant, Valentin Landry prend la décision en 1910 de se retirer du journal et de céder l’entreprise à un groupe d’actionnaires d’une société d’entraide, la Société de l’Assomption. Dès lors, le journal prend un nouveau départ, et affiche également une nouvelle apparence : de format plus petit, comptant dorénavant huit pages, L’Évangéline adopte comme devise « Unir et instruire » et adhère à la Ligue de la presse catholique. L’Évangéline perd alors quelque peu sa vocation de journal d’information générale (Beaulieu, 1993 : 523) : la place de l’information nationale et internationale y est alors réduite9 au profit des informations locales, de nombreuses annonces, d’un roman-feuilleton ainsi que d’une nouvelle rubrique intitulée « Au foyer », destinée avant tout aux mères de famille. Pour les fins de notre recherche dans les deux journaux, nous avons utilisé les index de journaux et périodiques mis au point par le Centre d’études acadiennes de l’Université de Moncton10. La recherche au sein de ces index se fait par mots-clés, classés par ordre alphabétique. Malheureusement, l’index du Moniteur acadien ne nous offre aucune entrée relative à l’élément féminin. En revanche, en ce qui concerne L’Évangéline, les termes « femmes » et « femmes acadiennes » nous ont respectivement donné pour la période étudiée 25 et 17 entrées11, groupées par année de parution 8. Pour une analyse plus complète du contenu du journal, voir Boucher, 1997 : 3440. 9. L’information à proprement parler, y compris les questions abordant le nationalisme acadien, n’occupe alors plus que deux pages sur huit. (Voir Bernou, 1972 : 4, citée dans Beaulieu, 1993 : 523-524). 10. Disponibles sur Internet : . 11. Nous avons essayé en vain d’autres mots-clés associés à notre thème de recherche, tels « mère », « épouse » ou encore « foyer », aucun d’entre eux n’était malheureusement répertorié.
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et auteur12. Le résultat final nous semblant assez incomplet13 pour L’Évangéline et nul dans les cas du Moniteur acadien, nous avons décidé de procéder, pour une année complète avant 1910 (date du changement de propriétaire à la tête de L’Évangéline), et une autre après, à un balayage systématique du contenu des éditions hebdomadaires des deux journaux. Aussi, avons-nous délibérément choisi pour une étude minutieuse les années 1894 et 191214. Ceci nous a permis d’ajouter 49 articles à notre corpus15. Une fois la recension des articles réalisée, nous avons procédé à une analyse qualitative de contenu des articles, en prenant soin de repérer le sujet qu’ils abordaient, le ton sur lequel ils étaient écrits, le public auquel ils s’adressaient et l’image des femmes qu’ils véhiculaient. Notons que nous n’avons pu que dans une faible proportion de cas déterminer le sexe de l’auteur de l’article : en effet bon nombre d’entre eux sont anonymes, d’autres sont signés par un pseudonyme derrière lequel aussi bien un homme qu’une femme pourrait se cacher. Notre analyse se décomposera donc en quatre étapes distinctes : nous nous pencherons dans un premier temps sur la période 18871909 de L’Évangéline, en nous attardant sur l’année 1894, puis sur les articles parus entre 1910 et 1920, particulièrement ceux de l’année 1912. Après avoir confronté les résultats relatifs à ces deux périodes distinctes, nous étudierons le cas du Moniteur acadien à travers les parutions des années 1894 et 1912.
12. Nous avons encore écarté parmi ces résultats ceux non probants à notre étude : résultats de concours, remises de prix, liste des législatures à propos du suffrage des femmes, simples rapports de faits divers mettant en scène une femme. 13. De plus, les articles recensés par le biais de l’index ne correspondaient pas nécessairement avec ceux mentionnés dans les études. 14. Ce choix n’est pas tout à fait le fruit du hasard : aucun article de l’année 1894 ne figurait dans l’index, l’année 1912 était quant à elle très peu présente. De plus, nous souhaitions des années représentatives et non des périodes de flottement ou de transition. Enfin, nous avons craint que l’accent mis sur les nouvelles du moment durant les années 1914-1918 ne biaise nos résultats. 15. Respectivement 12 pour l’année 1894 et 16 pour 1912 en ce qui concerne L’Évangéline ; pour le Moniteur acadien : 9 pour 1894 et 12 pour 1912.
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L’Évangéline, 1887-1909 : sous l’égide de Valentin Landry Parmi les 21 articles recensés16 au long des quatre pages hebdomadaires qui constituent L’Évangéline au cours de la période étudiée, nous pouvons distinguer deux groupes distincts : ceux, assurément ou supposément signés par des hommes, desquels se dégagent une certaine image des femmes, et les six lettres de lectrices présumées publiées dans le journal à travers lesquelles les femmes acadiennes s’expriment.
Quelle image des femmes ? Parmi les textes signés par des auteurs masculins ou supposés comme tels, quelques articles, les uns fort sérieux, les autres sur un ton humoristique, dressent un portrait de ce qu’est ou plutôt de ce que devrait être la femme acadienne idéale. D’autres, anonymes, sous la rubrique « Hygiène, la mère et l’enfant »17 prodiguent des conseils de santé et d’éducation aux lectrices. Le rôle social de la femme est le sujet de la majorité des articles, desquels émergent l’image de la femme au foyer, mère et épouse : « La sphère naturelle de la femme est le foyer domestique, et s’il est un lieu où elle doit régner, c’est dans la famille » (reprise du discours du cardinal Gibbons sur « Le rôle qui est dévolu à la femme dans la société civile », 15 novembre 1894 : 1). L’émancipation de celle-ci est mal vue, et la lutte pour l’obtention du suffrage féminin18 reçoit un accueil fort négatif19 :
16. Nous en avons retenu 9 dignes d’intérêt selon les résultats de l’index, auxquels s’ajoutent les 12 de l’année 1894. 17. Nous avons rencontré pour l’année 1894 trois articles sous cette rubrique. 18. À partir de 1880, des groupements de femmes issues de la bourgeoisie et des classes moyennes anglophones s’organisent pour faire avancer le mouvement en faveur de leur droit de vote. La faible participation des Acadiennes à ce mouvement pourrait s’expliquer par le fait qu’elles n’ont pas accès à l’enseignement supérieur en français avant 1943 (1870 pour leurs consœurs des Maritimes). Voir Gallant, 1992 : 4. 19. Valentin Landry affiche d’ailleurs clairement son opinion à ce sujet dans un éditorial daté du 18 avril 1895 : « Nous sommes contre le suffrage féminin […] ».
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Un des coups les plus terribles donné à l’institution de la famille a été frappé par l’émancipation de la femme […]. Elle ne veut plus être mère et aspire à prendre la place de l’homme dans la lutte sociale […]. Sa tâche est plus noble, plus grande et plus sainte. Faire des hommes et non prendre leur place, tel est son rôle ici bas (L. Dupriez, « La femme. Son vrai rôle social », 1er février 1894 : 1)
À ce sujet le cardinal Gibbons est formel : « Elle ne peut voter et j’en suis cordialement content […]. Soyez certains que si la femme entrait dans l’arène politique, elle en sortirait souillée par la médisance et la calomnie » (reprise du discours du cardinal Gibbons, 15 novembre 1894 : 1). Non, décidément, la femme acadienne ne peut rivaliser avec les prétentions masculines, et voilà enfin le portrait d’une femme parfaite telle que vue par V-A. Landry : « Femme énergique, modèle de mère, épouse dévouée, elle aidait vaillamment son mari tout en élevant sa nombreuse famille dans la crainte de Dieu […]. Oh ! La courageuse mère, la vaillante Acadienne ! » (« Mort d’une nonagénaire acadienne », 16 avril 1908 : 3). Épouse dévouée, certes, mais pas entièrement soumise à son mari, auquel on donne le conseil suivant : « Qu’elle marche à vos côtés comme votre compagne et non comme votre servante » (Anonyme, « Manière de conserver bonne une bonne femme », 12 décembre 1888 : 1). Enfin, la femme se doit de faire preuve d’humilité et de retenue jusque dans son apparence : « Il faut que les femmes s’habillent d’une manière simple et décente; que leurs plus beaux ornements soient la pudeur et la modestie, et non la frisure, l’or, les perles et les habits somptueux » (Anonyme, « Pensées », 25 janvier 1894 : 1). Sur un ton plus léger, on vante le sens pratique de la femme, tout en soulignant sa désorganisation innée20, son habileté manuelle, sa patience, sa générosité, son courage, son insouciance et sa légèreté : « Elle peut vous dire toutes les toilettes qu’il y avait à la messe; mais elle ne pourrait pas réciter le texte du sermon » (Anonyme, « Ce que peut faire une femme. Tiré de l’album d’un célibataire », 6 décembre 1894 : 1). Pourtant, un éditorial daté du 8 juin 1893, entièrement consacré aux femmes,
20. Anonyme, « Quelles différences entre l’homme et la femme », 1er novembre 1894 : 1.
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tranche radicalement avec les propos ci-dessus : il y est question des progrès de leur émancipation au Canada et dans le reste du monde, et l’on souligne que « les femmes sont en train d’étonner le monde ». Cependant, les propos sont nuancés et l’article se conclut comme suit : « Mais les effets de cette lutte très pernicieux dès à présent, deviendront de plus en plus puissants, et, partant une cause de grand malaise parmi les jeunes de l’avenir » (Valentin Landry, « Les femmes », éditorial du 8 juin 1893 : 2). La santé des enfants est un sujet fort important, et c’est un domaine qui relève de la responsabilité de la mère, qui plus est : « Si la mère était plus instruite des règles de l’hygiène [les] maladies pourraient être plus ou moins empêchées ou enrayées » (Anonyme, « Hygiène. La mère et l’enfant », 15 mars 1894 : 1). C’est pourquoi la rubrique d’hygiène consacre plusieurs de ses articles à la mère et à l’enfant. Conseils sur l’allaitement21, le traitement des maladies infantiles, mais aussi critique du système éducatif qui fait mener une vie bien trop sédentaire aux jeunes filles et leur cause des problèmes de santé. La solution ? L’exercice : « Si nos filles passaient à des travaux domestiques le quart du temps qu’elles emploient à confectionner de jolies inutilités, non seulement elle (sic) se porteraient mieux, mais elles deviendraient de bonnes mères de famille » (Anonyme, « Hygiène. La mère et l’enfant », 15 novembre 1894 : 1).
Les Acadiennes s’expriment ? À côté de ces propos pour le moins moralisateurs et doctrinaires de la part d’auteurs ouvertement ou supposément masculins, on découvre dans les colonnes de L’Évangéline un tout autre registre, dans lequel certaines femmes (du moins nous le supposons) osent exprimer leur opinion et afficher un certain féminisme. Il en est ainsi des lettres de la célèbre Marichette22, bien connue des cher21. Anonyme, « Hygiène. La mère et l’enfant », 20 septembre 1894 : 1. 22. Marichette est le pseudonyme d’Émilie C. LeBlanc (1863-1935). Cette femme originaire de Memramcook, au Nouveau-Brunswick, a fait carrière comme institutrice dans la région de la Baie-Sainte-Marie en NouvelleÉcosse, selon les recherches de Gérin et Gérin, 1982 .
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cheurs23, dont notre corpus contient trois des 16 lettres publiées entre le 14 février 1895 et le 3 février 1898. Dans un style satirique, coloré, très éloigné du langage académique24, Marichette nous livre pêle-mêle dans chacune de ces lettres son opinion sur les sujets qui lui tiennent à cœur : le suffrage des femmes25, la politique, son mépris pour l’homme voire même la supériorité de la femme sur ce dernier : « Nous avons une lange (sic) et s’avons (sic) s’en servir, et une cervelle itou. J’heu (sic) nous a baillé plus d’esprit qu’aux hommes. […] C’est (sic) les femmes qu’aurions du (sic) porter les chulottes (sic) et gouverner le pays » (Marichette, « Marichette », 18 mars 1897 : 2). À travers ses propos, Marichette nous fait aussi part de ses inquiétudes au sujet des problèmes sociaux de son temps : conditions de travail des femmes26, émigration vers les ÉtatsUnis27. Dans ses missives jalonnées de contes fictifs et de récits symboliques et mythiques, ce sont surtout l’attachement à la langue et à l’identité acadienne qui ressortent inlassablement des propos de Marichette, donnant ainsi de ce personnage l’image une patriote exaltée. Moins passionnés et plus sages, nous trouvons d’autres propos teintés de féminisme dans le courrier des lectrices. Comme celui signé Azilia qui réagit au sujet d’un article paru précédemment traitant de la sensibilité et de la susceptibilité féminines28. L’auteure critique ouvertement le journaliste à l’origine de l’article, et prend la défense de la gent féminine : « La sensibilité est-elle toujours un défaut ? N’est-elle pas plutôt la marque d’un grand cœur ? » (Azilia, « La femme », 10 janvier 1895 : 1). Azilia conclut son discours en mettant en cause le comportement masculin qui rudoie la femme 23. Le sujet a été étudié en détail : voir Gérin et Gérin, 1982 : 13. Notons également que parmi ces 16 lettres, 13 d’entre elles sont publiées sous le pseudonyme de « Marichette » deux sous celui de « Vieux Pite », son prétendu mari, et une sous celui de « Marc ». 24. Marichette, très fière de son identité, s’exprime dans un langage acadien très coloré, truffé d’américanismes. Pour des détails biographiques sur Marichette, alias Émile C. Leblanc, voir Gérin et Gérin, 1982 : 25 -40. 25. Marichette, « Lettre ouverte », 14 février 1895 : 2. 26. Marichette, « Marichette pas morte, ga’chine », 26 août 1897 : 3. 27. Marichette, « Lettre de Marichette », 2 mai 1895 : 3. 28. Azilia, « La femme », 10 janvier 1895 : 1.
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et met sa sensibilité à rude épreuve… Il en est de même pour Gilberte, outrée de la publication d’un article ayant pour titre « Pourquoi les femmes ont-elles peur des souris ? »29. Son propos ne laisse aucun doute quant à son opinion : Où (sic) je me trompe fort ou cette correspondante […] ne semble pas priser bien haut l’émancipation de notre race. Autrement, aurait-elle pu jamais se décider à mettre en relief ce point faible de notre nature, dans un siècle où l’élément féminin se fait fort de prouver que, s’il n’est pas supérieur à l’homme par l’intelligence, le génie, le courage, il en est au moins l’égal (Gilberte, « Pourquoi les femmes ont-elles peur des souris ? », 1er mars 1894 : 1).
Nous trouvons cependant dans ces lettres une exception, il s’agit d’une missive intitulée « Les femmes et le droit de vote » signée Madeleine : « Je suis tout à fait opposée au vote des femmes, je deviendrais même à l’occasion une anti-suffragette active ». Parlant d’une « ambition politique qui serait la ruine de notre foyer », Madeleine insiste sur le dévouement de la femme, et son rôle qui doit rester dans l’ombre. Elle conclue : Restons femmes, simplement femmes, avec notre horreur de la bataille, restons cet être de délicatesse, de respect, de timidité qui a toujours mené le monde, sans que les hommes trop s’en doutent par le charme de son sourire et la puissance de sa bonté (Madeleine, « Les femmes et le droit de vote », 3 juin 1909 : 1).
Sincère cri du cœur ? Peut-être, même si nous pouvons néanmoins mettre en doute la réelle identité et surtout le sexe de la personne qui se cache derrière ce pseudonyme.
L’Évangéline, 1910-1920 : propriété de la Société de L’Assomption À partir du 22 juin 1910, L’Évangéline change radicalement d’apparence : le journal comprend maintenant huit pages au contenu soigneusement organisé selon des rubriques clairement définies, le
29. Il s’agissait de la reprise et de la traduction d’un article déjà paru dans une revue américaine, écrit par une femme.
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tout entrecoupé de nombreuses annonces publicitaires. Quelle place cette nouvelle formule laisse-t-elle aux femmes ? Quel rôle leur attribue-t-elle ?
La rubrique « Au foyer » Les articles recensés s’adressant aux femmes ou parlant de celles-ci se retrouvent principalement dans la nouvelle rubrique intitulée « Au foyer ». Notons que cette dernière n’est pas uniquement destinée à la gent féminine, mais à la famille plus généralement. On y retrouve en effet de nombreux conseils aux parents quant à l’éducation de leur progéniture, mais aussi des conseils d’hygiène, des recettes de cuisine et quelques brèves fictions littéraires. Il se dégage cependant de ces pages une image de femmes fort conventionnelles et traditionnelles, aux rôles bien définis. Commençons par l’éducation de la jeune fille, sujet récurrent. Son importance est en effet primordiale car « Si la jeune fille, la mère de demain, est instruite et sait bien comprendre son devoir, elle saura faire rayonner autour d’elle la bonne influence qu’elle pourrait avoir » (Évangéline, 14 avril 1915 : 2). De quelle instruction s’agit-il en l’occurrence, de quel devoir ? Précisément de l’art ménager et du devoir de mère et d’épouse, comme en témoignent de nombreux articles. La femme « [étant] de droit la reine du foyer domestique » (Anonyme, « Une belle œuvre féminine », 10 janvier 1912 : 2), il lui incombe d’office d’entretenir son intérieur : « La science du ménage est une de celles dont la connaissance s’impose à la femme qui veut remplir ses devoirs d’épouse et de mère, c’està-dire, par excellence, ses devoirs d’état » (Anonyme, « Nécessité de l’enseignement ménager », 11 septembre 1912 : 2). Voilà pourquoi il est essentiel de former la jeune fille dès son plus jeune âge à son rôle futur. Les mères devraient ouvrir les yeux et considérer l’enseignement ménager comme un complément indispensable à l’éducation de leur fille et dès sa sortie du pensionnat, avant qu’elle ait été accaparée, ensorcelée par le monde, elle devrait apprendre ce qu’elle sera condamnée à faire toute sa vie de femme (Anonyme, « L’école ménagère », 31 janvier 1912 : 2).
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Nous prendrons soin de remarquer ici que cette tâche incombe à la mère, car celle-ci revêt avant tout, au sein de sa fonction maternelle, le rôle d’éducatrice. Un article paru le 10 juillet 1912 portant d’ailleurs comme titre « La mère éducatrice » déclare que « C’est la femme en effet qui est tour à tour et simultanément “éducatrice” et “mère” », (Anonyme : 3). Outre l’enseignement de l’art ménager, il est des attributions de la mère de donner à ses enfants, dès le plus jeune âge, les bases de l’éducation religieuse30 et de les préparer à la communion31. En bonne catholique, la femme doit également revêtir le rôle de gardienne de la moralité au sein de son foyer, ce qui inclue entre autres de prendre soin de ne pas faire rentrer la « mauvaise presse » dans la maison32. Enfin, la femme se doit d’être une épouse dévouée, obéissante, et affectueuse envers son mari33, et subir dans la patience les défauts et mauvaises humeurs de celui-ci34.
Qu’en est-il de l’élément féminin en dehors de la rubrique « Au foyer » ? En dehors de la rubrique « Au foyer », la présence de l’élément féminin dans les pages de L’Évangéline semble très discrète : hormis les appels à participation à divers concours, et les listes de récipiendaires de prix, les femmes ne sont que rarement l’objet d’un article et ne s’expriment quasiment jamais. Parmi les articles recensés, nous avons néanmoins décelé quelques tendances. La femme, dans son rôle de mère éducatrice (voir ci-dessus), apparaît également comme la gardienne du patriotisme : elle se doit en effet d’exprimer dans l’éducation qu’elle prodigue à ses enfants le sens de l’identité nationale, comme le suggère Amédée Lacasse dans un article paru le 13 août 1913 : « Les femmes doivent insuffler 30. Anonyme, « Mères, lisez… et faites de même », 24 janvier 1912 : 2. 31. Anonyme, « Aux Mamans : une leçon de catéchisme sur la communion des enfants », 17 avril 1912 : 3. 32. Anonyme, « Une belle œuvre féminine », 17 avril 1912 : 2. 33. Anonyme, « La femme doit être bonne », 3 avril 1912 : 2. 34. « Les devoirs de la femme mariée » règlement de la Sainte Famille de Monseigneur de Laval repris par B. P. De Lachine, 31 janvier 1912 : 2.
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l’esprit du patriotisme à leur progéniture. Que les femmes y songent ! Elles ne pourront s’enorgueillir de leur maternité que quand elles auront fait de vrais hommes c’est-à-dire de vrais citoyens, utiles aux autres et capables de servir leur pays » (« La femme et le patriotisme » : 4). Nous touchons ici à un point sensible de l’actualité de l’époque : alors que les femmes autant en Angleterre qu’au Canada poursuivent leur combat pour le suffrage féminin35, une dénommée Marie Blanche36 écrit dans le même esprit dans les colonnes de L’Évangéline : « Laissons aux hommes le soin de former des législations, mais formons nous-mêmes les législateurs » (« Le patriotisme et la femme », 7 mai 1913 : 5). On est bien loin de Marichette ! Force est de constater que les seules femmes qui se démarquent alors sont les institutrices : on fait état de leur intervention dans un congrès des instituteurs et institutrices acadiens37, on les félicite individuellement pour les prix de mérite qu’elles ont reçus38. Signalons enfin, dans la même veine, un intéressant plaidoyer pour l’éducation des jeunes filles de la part d’une sœur de la charité : « La femme, espérance de la famille et de la société, doit être la première à bénéficier du pain de l’Éducation » (« L’éducation de la jeune fille. La vraie éducatrice », ouvrage préparé pour le Congrès de Bouctouche, 18 septembre 1912 : 3) : encore une fois, l’image de la femme / mère éducatrice est sous-jacente.
Césure ou continuité ? Est-on vraiment en mesure, à la lumière des articles que nous avons recensés, d’observer un « resserrement idéologique certain » à 35. Quelques articles relatent cette actualité, de même que les actions des suffragettes au Canada : il s’agit toujours d’un simple et bref rapport de faits dans lequel jamais une opinion n’est émise de la part de l’auteur de l’article. Voir par exemple les articles « Suffrage féminin au Canada » du 4 septembre 1912 : 1, « Les suffragettes terrorisent la ville de Londres », 21 mai 1913 : 1 ou encore « Les femmes voterontelles au fédéral ? », 7 mars 1917 : 5. 36. Nous pouvons encore une fois douter ici du sexe de la personne qui se cache derrière ce pseudonyme. 37. Rapport du 19e congrès des Instituteurs et Institutrices acadiens. Melle Théodosie Gallant, « L’éducation morale », 17 janvier 1912 : 3, 7. 38. Anonyme, « Des Acadiennes qui se distinguent », 5 juillet 1916 : 1.
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partir du changement de propriétaire à la tête de L’Évangéline, comme l’affirme Monique Boucher-Marchand (1997 : 177) ? Revenons d’abord sur l’image de la femme qui se dégage du journal sous le règne de Valentin Landry, soit entre 1887 et 1909. Nous trouvons là une femme mère et épouse, gardienne du foyer. Les propos sont moralisateurs et paternalistes, mais rarement purement misogynes39. De plus, l’originalité, la légèreté et la frivolité de certains d’entre eux laissent entrevoir un modèle moins rigide qu’il n’y paraît. Qu’en est-il après 1910 ? Un premier constat saute aux yeux : l’humour et la satire n’ont désormais plus leur place. Les articles sont écrits sur un ton des plus sérieux, et cantonnent la femme à un rôle traditionnel immuable et rigide. L’accent est mis sur le modèle de la mère éducatrice, gardienne de la famille, mais aussi responsable de la transmission du sentiment patriotique, et évidemment, le tout dans un pur et parfait esprit chrétien. Deuxième constat, tout aussi criant : à partir de 1910, les femmes n’expriment quasiment plus leurs opinions à travers les colonnes du journal. Le seul exemple que nous avons pu recenser est bien loin de supporter la cause féministe. Alors qu’au cours de sa première période, sous l’influence plus libérale et l’ambivalence sous-entendue de Valentin Landry à ce sujet, L’Évangéline laissait entrevoir un mouvement de sentiment féministe acadien, même fort modeste, il n’en est maintenant plus question. Inutile d’imaginer une émule de Marichette se faire publier après 1910 : nous nous accordons ainsi avec Monique Boucher-Marchand (1997 : 196), pour affirmer que nous assistons véritablement à un « monolithisme idéologique », où la ligne éditoriale semble entièrement placée sous le contrôle du clergé et de la Ligue de la presse catholique.
39. Les propos humoristiques sont loin de glorifier l’image de la femme, certes, mais, du moins à nos yeux, ils ne franchissent pas les limites de l’irrespect, de l’insulte et de la méchanceté gratuite. Nombre d’entre eux trouvent tout de même des qualités à la gent féminine…
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La présence de l’élément féminin dans Le Moniteur acadien Contrairement à L’Évangéline, Le Moniteur acadien ne comporte pas, du moins pour les années 1894 et 1912, de section entièrement consacrée au lectorat féminin. Tout au plus retrouve-t-on en dernière page du journal un feuilleton au style romantique et mélodramatique, susceptible de s’adresser plus particulièrement à un public composé de femmes. Une seule édition fait cependant exception à la règle : dans un unique numéro40, une rubrique « Économie ménagère » fait son apparition. Sur une même page sont alors prodigués des conseils à la maîtresse de maison sur l’engagement et l’emploi des domestiques, y figurent également des recettes de cuisine. Mentionnons toutefois que les nombreux encarts publicitaires qui parsèment l’ensemble des éditions consultées s’adressent directement et textuellement aux femmes41. Les forts nombreux faits divers rapportés dans Le Moniteur acadien adoptent, lorsque ces derniers mettent en scène une femme, un ton neutre, sans jugement ni quelconque connotation. Ainsi, prenons pour exemple le récit d’un drame familial survenu à Québec lors d’une soirée du jour de l’an42, durant laquelle un nouveau-né meurt subitement après que sa mère lui eut fait ingérer du whisky. Dans ce cas précis, l’auteur ne blâme pas la mère en particulier, mais dénonce plutôt l’attitude des deux parents réunis. C’est d’ailleurs aux parents que le journal s’adresse généralement dans ses chroniques traitant de l’éducation et de la santé des enfants43, ce qui était beaucoup moins le cas dans les pages de L’Évangéline pour lequel ces prérogatives relevaient plus du domaine maternel. Nous n’avons rencontré ici qu’un seul article de ce type, qui affirmait : 40. Le Moniteur acadien, 18 avril 1912 : 8. 41. Il s’agit pour la plupart d’annonces de margarine, de salons de modes ou bien encore de sirop calmant pour les enfants, présentées sous la forme de scénettes ou bien encore sous l’appellation « Avis aux femmes » ou encore « Avis à nos aimables lectrices ». 42. Anonyme, Édition du 9 janvier 1894 : 3. 43. Anonyme, « Connaissances utiles. L’exercice chez les enfants », 6 février 1894 : 1 ; Anonyme, « Causerie sur l’éducation et la santé », 1er février 1912 : 7.
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Agnès Torgue La science hygiénique est surtout nécessaire aux mères, puisqu’elle concerne et intéresse leurs enfants. […] Qu’on ne l’oublie pas, un des devoirs les plus sacrées [sic] de la mère, c’est d’assurer la sécurité hygiénique de l’enfant (sic) […] Quand on contemple la responsabilité féminine dans la vie sociale, on se sent à la fois touché, épouvanté. La responsabilité de la femme embrasse tout le domaine de la maison (Anonyme, « Causerie sur l’éducation et la santé », 29 février 1912 :1).
Les devoirs de la femme sont égrenés çà et là au sein des colonnes du Moniteur acadien, l’accent étant mis sur la bonne ménagère : « Le devoir de la femme c’est de rendre heureuse la maison ; de la rendre belle, pure ; de l’orner d’une fleur, de la parer et de la faire aimer » (Anonyme, « Causerie sur l’éducation et la santé », 11 avril 1912 : 1), l’agricultrice exemplaire : « Véritable trésor dans sa ferme […] parce que vous êtes très soigneuse, des fumiers, des volailles et du bétail » (Anonyme, « Agriculture. Entretiens », 1er juin 1894 : 1), l’épouse dévouée : « Elle ne devra pas oublier que si elle travaille rude dans son intérieur, son homme lui, s’en va par tous les temps chercher son pain au dehors. Qu’elle soit donc patiente, vaillante, douce et aimante » (Anonyme, « Aux femmes d’ouvriers », 18 janvier 1912 : 7). Enfin, les chroniques nécrologiques mettent en exergue la bonne mère de famille chrétienne, dont voici le parfait exemple : « Véritable mère chrétienne, femme forte, et pleine de zèle pour l’éducation de sa nombreuse famille, distinguée dans ses manières, elle était l’orgueil de son mari, l’idole de sa famille […], mère de 18 enfants » (Anonyme, 26 janvier 1894 : 3). Nous avons par ailleurs constaté que certains articles véhiculant l’image de l’épouse et de la mère de famille, éducatrice pieuse et dévouée étaient communs aux deux journaux, preuve de l’ancrage généralisé de cette conception dans les mentalités44.
44. L’article « Le devoir de la femme mariée », propos de Monseigneur de Laval, se retrouve ainsi conjointement dans l’édition du 1er février 1912, p. 7 du Moniteur acadien et en page 2 de L’Évangéline du 31 janvier de la même année. Il en est de même pour l’article intitulé « Mères lisez et faites de même » qui paraît simultanément en page un dans le Moniteur acadien daté du 25 janvier 1912 et en page 2 de L’Évangéline du 24 janvier.
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Le conservatisme qui caractérise Le Moniteur acadien pendant toute la période à l’étude se manifeste également par l’absence presque totale de prise de parole par les femmes. Elles ne s’expriment que rarement dans les colonnes de ce dernier, et ne signent pas ouvertement d’articles, du moins durant les deux années étudiées : aucune lettre dans le courrier des lecteurs et un seul article signé par une institutrice vantant les mérites de sa profession45. Il en est de même en ce qui concerne les billets au ton humoristique et caustique : nous n’en avons rencontré aucun traitant des femmes ou de tout autre sujet, le Moniteur acadien adoptant un ton fort sérieux et sobre dans ses propos. Nous avons toutefois trouvé un unique article faisant exception et annoncé comme tel : « Une femme spirituelle a rédigé les commandements suivants du jeune mari parfait. Nous les mettons à l’approbation de nos aimables lectrices » (Anonyme, « Commandements », 7 mars 1912 : 5), et dans lequel nous pouvons lire : « N’oublie pas, quand tu exprimes un désir, que je n’ai que deux mains et ne puis t’apporter à la fois tes pantoufles, tes cigares et ta bière » ! * * * Nous ne prétendrons pas ici que notre étude tend à l’exhaustivité, puisque nous n’avons pas procédé à une analyse de l’intégralité des articles parus entre les années 1887 et 1920. Cela dit, il nous semble que nous soyons parvenue à faire ressortir quelques tendances, particulièrement à travers l’étude approfondie des années 1894 et 1912 : globalement, il se dégage autant de L’Évangéline que du Moniteur acadien, pour les deux périodes confondues, une image assez traditionnelle des femmes acadiennes, et l’influence de l’Église catholique se fait sentir pour les deux époques. Toutefois, lorsque Valentin Landry est à la tête de L’Évangéline, il s’installe une certaine ambivalence, toute mesurée, quant à l’image et au rôle des femmes dans la société. On fait alors cas des femmes et de leur lutte pour leur émancipation, même si on la réprouve ouvertement, et on publie les propos crus et engagés de Marichette, fort populaires auprès du lectorat, bien que l’on
45. Anonyme, « Mission de l’institutrice », 29 février 1912 : 5.
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stipule qu’il s’agisse d’une exception46. La prise de parole des femmes dans L’Évangéline avant 1910 s’étiole cependant pendant la décennie qui suit le départ de Valentin Landry, et n’a pas d’équivalent dans Le Moniteur pendant toute la période à l’étude. Le conservatisme dominant des deux quotidiens remet en question « l’impression générale » de la productrice et conférencière acadienne Cécile Chevrier selon laquelle la société acadienne est beaucoup plus matriarcale que bien d’autres (Chevrier, 1980 : 129-130). Une même analyse des pages du journal le Courrier des Provinces maritimes47, périodique acadien du tournant du XXe siècle, nous mènerait-elle à des conclusions semblables ? Voilà une autre piste de recherche que nous suggérons fortement.
46. Valentin Landry affirme à propos des autres femmes désirant se servir du journal comme tribune à la suite de Marichette : « force nous est de leur couper les ailes », L’Évangéline, éditorial du 18 avril 1895 : 2. 47. Journal fondé à Bathurst, Nouveau-Brunswick, publié de 1885 à 1903 et dont Valentin Landry sera, avant de fonder L’Évangéline, président et administrateur.
Références
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Gallant, Cécile (1992), Les femmes et la renaissance acadienne, Moncton, Éditions d’Acadie (Coll. Société du Monument Lefebvre).
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Gérin, Pierre, et Pierre M. Gérin (1982), Marichette. Lettres acadiennes 18951898, Sherbrooke, Naaman.
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Gosselin, Line (1995), Les journalistes québécoises, 1880-1930, Montréal, RCHTQ (coll. Études et documents 7).
Boucher-Marchand, Monique (1997), « L’Évangéline et les femmes, 1887 : 1910 : de l’image univoque au symbolisme archétypal », dans Gérard, Beaulieu (dir.), L’Évangéline 1887-1982. Entre l’élite et le peuple, Moncton, Éditions d’Acadie, p. 175-197. Chevrier, Cécile (1980), « Entre hier et demain… regard subjectif sur les A c a d i e n n e s » , Po s s i b l e s , 5 , 1 , p. 129-130. Fahmy-Eid, Nadia (1981), « La presse féminine au Québec (1890-1920) : une pratique culturelle ambivalente », dans Yolande Cohen (dir.), Femmes et politique, Montréal, Le Jour, p. 101-115.
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Le Silence des médias... vingt ans après. Entrevue réalisée avec Colette Beauchamp
Yasmine Berthou Josette Brun Département d’information et de communication Université Laval
La journaliste québécoise Colette Beauchamp, qui a notamment fait carrière à la revue Châtelaine et à l’émission d’affaires publiques Présent, à la radio de Radio-Canada, s’est illustrée en 1987 avec la publication d’un essai sur l’état de sa profession : Le silence des médias : les femmes, les hommes et l’information, publié aux Éditions du remue-ménage. Dans cet ouvrage pionnier, elle dénonce les valeurs masculines des entreprises de presse et le peu de place accordée aux femmes et aux questions qui les touchent. Vingt-deux ans plus tard, l’ouvrage demeure une référence en analyse féministe des médias dans le monde francophone. Voici un retour sur l’élaboration et la réception d’un essai audacieux qui n’a pas toujours été bien accueilli par les médias.
Q : Quels sont les éléments déclencheurs qui ont mené à l’écriture du Silence des médias ? Comme beaucoup de femmes, j’avais épousé le combat féministe au milieu des années soixante-dix. C’est à cette époque que j’ai quitté un poste de directrice des communications pour retourner
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à mes premières amours et travailler comme journaliste à l’émission quotidienne d’affaires publiques Présent, diffusée à la radio de Radio-Canada. En dehors des rares fois où il y avait une nomination à la tête de la Fédération des femmes du Québec ou d’un organisme du même genre, aucun journaliste ne s’occupait de ce qui touchait aux femmes. Mon directeur immédiat a voulu y remédier et me charger de ce dossier en plus des dossiers sur les droits de la personne et les autochtones qu’il m’avait confiés. Il pensait probablement que j’allais traiter ce dossier plus régulièrement, mais dans le même esprit que les collègues précédents. J’ai réfléchi toute une nuit à la question et j’ai accepté en me disant intérieurement que j’allais traiter ce dossier à ma façon et donner la parole à l’expression des femmes, à leurs préoccupations et à leurs conditions de vie réelles. L’étendue de ce dossier était immense et pendant quatre ans, je me suis attelée à la tâche avec intérêt et passion je dois dire. J’étais la seule dans les médias électroniques à couvrir régulièrement la réalité des femmes dans le cadre d’une émission d’affaires publiques. Les pages féminines avaient disparu des quotidiens au début des années soixante-dix et alors que le mouvement féministe se manifestait publiquement tant par la parole que par des actions nombreuses, il ne restait pour traiter de la réalité et des activités des femmes que les chroniques hebdomadaires des quotidiens Le Devoir et Le Journal de Montréal, le mensuel Châtelaine et le magazine télévisé Femme d’aujourd’hui, car le reste de la grande presse n’y accordait aucune attention. Je me souviens très bien qu’à l’époque, aucun ni aucune de mes collègues n’avait le réflexe d’interviewer des femmes, peu importe le sujet abordé. Moi, j’allais chercher des femmes comme analystes politiques et on était surpris qu’elles soient excellentes ! Il ne s’agissait pas de faire des discours sur le féminisme, mais plutôt de permettre à des femmes de différents milieux de s’exprimer sur toutes sortes de questions. Ce qui était frappant, c’est que même quand une femme était la porte-parole toute désignée, par exemple quand elle occupait un poste de décision dans une institution qui faisait l’actualité, les hommes étaient portés à aller vers des intervenants masculins. Par exemple, quand j’ai couvert la campagne
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référendaire de 1980 et le fameux épisode des Yvettes1, il me semblait évident que l’on devait donner la parole à des chercheures féministes pour analyser la situation, d’autant que leurs collègues masculins n’avaient sans doute jamais réfléchi à la question. J’ai constaté que le public était davantage ouvert à mes reportages que le milieu journalistique. Jamais une plainte n’est venue ternir mon travail. Pourtant, j’ai rapidement constaté que la situation n’était pas évidente pour mes collègues. L’animateur vedette de l’émission était très réticent et sa méfiance s’exprimait de façon non verbale. Il s’écoulait plusieurs jours avant que mes reportages ne passent en ondes, pas parce qu’ils étaient mauvais ou qu’on mettait en cause leur contenu, mais parce que j’osais donner la parole aux femmes et que je traitais des réalités qui dérangeaient. J’avais l’appui des réalisatrices de l’équipe comme des femmes recherchistes et des script-assistantes, mais de la vingtaine de journalistes, à l’exception du soutien de trois collègues masculins, pas un mot sur mon travail sauf la fois ou j’ai fait une entrevue en direct avec le ministre Camille Laurin sur la loi 101 et je les ai alors vus se bousculer pour me féliciter. À la fin de ma première année de travail, je n’ai eu droit à aucune augmentation de salaire. L’argument avancé était que je n’avais pas produit autant de dossiers que les autres journalistes de la rédaction. C’était vrai. J’avais pour mon dire que tant que j’avais deux reportages en attente, je n’en préparais pas d’autres. Je voulais m’assurer que ces deux dossiers-là allaient être diffusés. L’ensemble de la confrérie masculine n’était pas tendre à mon endroit. J’ai appris plus tard par une collègue féminine que l’on disait de moi que j’étais une journaliste d’un professionnalisme irréprochable et d’une compétence exceptionnelle, mais une « sorcière » parce que j’insistais pour donner la parole aux femmes. Pourtant, il me semble difficile de concilier les deux ! 1. Lors de la campagne référendaire de 1980 dont l’enjeu était la souveraineté du Québec, Lise Payette, qui était alors ministre d’État à la condition féminine pour le gouvernement du Parti québécois, avait comparé publiquement les femmes qui soutenaient la cause fédéraliste (et notamment l’épouse du chef du parti de l’opposition, le libéral Claude Ryan) à une petite fille douce et soumise tirée d’un ancien manuel scolaire. Cela provoquera une vive réaction qui aurait contribué à la victoire du « non ».
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Avant même d’écrire Le Silence des médias, je songeais déjà à quitter la profession. J’avais fait le tour du jardin. Lorsqu’on a fait des reportages de huit ou dix minutes pendant plusieurs années, on a envie d’aller plus loin. Or, il y avait peu d’émissions d’affaires publiques à grand budget au réseau français de Radio-Canada et celles qui existaient tournaient principalement autour de la politique et de l’économie et cela ne pouvait m’intéresser. S’il y a des secteurs de l’information où l’on ne badine pas avec la façon de traiter l’information et où l’on ne peut enfreindre impunément les règles du modèle masculin traditionnel, ce sont les secteurs de la politique et de l’économie. À la fin des années quatre-vingt-dix, deux femmes journalistes chevronnées dont l’une avait été correspondante à l’étranger ont quitté Radio-Canada parce qu’elles estimaient qu’il leur était impossible malgré leur longue expérience de traiter l’information comme elles auraient voulu le faire. Je me souviens aussi de cette journaliste du quotidien Le Soleil, qui avait eu une promotion rare pour une femme, elle avait été promue responsable de l’équipe politique du journal composée d’hommes. Ses collègues résistant de façon butée à toute proposition nouvelle d’approche et de traitement qu’elle voulait apporter, elle a démissionné de ce poste. Malheureusement, beaucoup d’hommes dans ce métier, sinon la majorité et particulièrement ceux qui y occupent des postes de direction n’imaginent même pas que l’on puisse concevoir l’information différemment et que cela puisse être non seulement valable, mais intéressant. Je n’explorais pas uniquement la situation des femmes, plein d’autres sujets sociaux et culturels me passionnaient. J’ai proposé par exemple à la radio générale de Radio-Canada un projet d’émission faisant fi des mauvaises nouvelles et mettant l’accent sur plein d’initiatives sociales et culturelles porteuses qui se passaient aux quatre coins du Québec et dont les médias ne parlent pour ainsi dire jamais. Mais il n’y avait pas de place pour cela.
Q : Décrivez le contexte précis entourant le début du projet. Lorsque je me suis lancée dans l’écriture du Silence des médias en 1985, j’avais déjà 25 ans de journalisme derrière moi, mais
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j’avais quitté Radio-Canada pour écrire la biographie de Judith Jasmin (Beauchamp, 1992)2. Curieusement, quand j’ai voulu me mettre à l’écriture de la biographie, jaillissaient des pages et des pages de réflexions sur mon expérience de journaliste et de femme journaliste. Pour tout dire, j’étais profondément contrariée. Après une discussion de plusieurs heures avec une amie, qui m’a convaincue que je devais d’abord écrire mon analyse des médias, je me suis lancée dans cette aventure. Ce n’est qu’après avoir terminé Le Silence des médias que j’ai compris pourquoi j’avais dû le faire avant la biographie de Judith Jasmin. J’avais tant de choses à dire qu’il y aurait eu un risque que je me serve de cette biographie pour exprimer mes propres idées et nos féminismes étaient différents. Dans sa vie privée, Judith Jasmin n’était pas très féministe. Ce qui primait pour elle, c’était le bonheur et elle estimait qu’elle ne pouvait pas se rendre heureuse par elle-même. Bien sûr, elle a participé aux premières marches à New York pour l’affirmation des femmes, mais son féminisme était tout à fait concordant avec celui de l’époque, se limitant surtout à la question de l’égalité salariale. J’avais cependant découvert en faisant la recherche pour sa biographie ce qui faisait sa différence et avait fait d’elle le phare de sa propre génération et de celle qui a suivi, hommes et femmes confondus, mais que personne jusque-là n’avait décrypté : tout au long de sa carrière, elle avait fait de l’information sans se nier en posant sur le monde qu’elle observait un regard de femme, le sien. Pour elle, l’objectivité était irréaliste ; la simple façon dont un journaliste pose une question à un invité trahit sa position, et seule comptait ce qu’elle appelait la rigueur des faits. Elle disait : « Je vous défie de faire un reportage sur le chômage, la délinquance ou la question raciale aux États-Unis, en restant froid, neutre et objectif. 2. Judith Jasmin, la première femme journaliste québécoise à faire de l’information politique et internationale, a d’abord coanimé à la radio de Radio-Canada dans les années 1950 l’émission d’affaires publiques Carrefour avec le futur premier ministre péquiste René Lévesque avant de poursuivre sa carrière à la télévision de Radio-Canada, où elle laissera sa marque. Le Prix Judith-Jasmin, lancé en 1974, est attribué par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec en partenariat avec la Fondation Reader’s Digest du Canada pour honorer les meilleures œuvres journalistiques de l’année en presse écrite et électronique au Québec.
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Ou bien vous n’avez rien compris. Car comprendre, c’est aussi aimer, s’indigner, prendre parti. » Sous prétexte d’objectivité, les journalistes en général ne se mêleront jamais à une manifestation. Elle, elle le faisait pour comprendre. C’est justement parce qu’elle incluait dans la rigueur des faits la part d’émotion qu’ils contiennent et qu’elle ne craignait pas de s’émouvoir que ses grands reportages sur différents pays et sujets politiques et économiques et ses entrevues avec des personnages des domaines politiques ou artistiques comme avec les plus humbles étaient si prenants.
Q : Comment avez-vous planifié la rédaction de cette analyse féministe ? Quand j’ai commencé, je ne savais pas sur quoi j’allais établir mon analyse. Je n’avais aucun modèle ni aucune référence sur le sujet, car, à cette époque, aucune féministe américaine ou française n’avait encore effectué d’analyse de l’information transmise dans les médias de masse. C’est à partir de mon expérience de femme journaliste et de ma démarche féministe entreprise quinze ans plus tôt que j’ai abordé le sujet. Ma démarche féministe au cours de laquelle j’avais lu à peu près tout ce que les féministes américaines et françaises publiaient et j’avais milité activement m’avait amenée à me forger ma propre vision des choses. Ce sont les premiers livres féministes américains, que j’ai lus dans les années 1970, qui m’avaient permis de commencer à mettre des mots sur ce que je vivais ou dont j’étais témoin comme femme, car avant, pas plus que les autres femmes, je n’avais de mots pour l’expliquer parce que toutes nos références étaient masculines. Je me souviens qu’au début des années soixante, Henry Miller3 était très à la mode. J’ai détesté son roman Tropique du Cancer et lorsque j’exprimais mon opinion à mes collègues masculins, je passais pour inculte. Il a fallu que je lise dix ans plus tard Sexual Politics de Kate Millet dans lequel elle analysait les écrits de Henry Miller et leur misogynie pour que je comprenne ce que j’avais ressenti en le lisant. 3. Romancier américain du XXe siècle. L’un de ses romans les plus connus, Tropique du cancer, a été publié en 1934.
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Au fil de l’écriture, il m’est apparu évident que l’éthique ou la morale devait être la base de mon analyse et j’ai consacré beaucoup de temps à formuler une définition de l’éthique telle que je la concevais. Encore là, je ne pouvais me référer à aucune analyse féministe existante sur le sujet. Ce n’est qu’après avoir terminé le manuscrit qu’a paru Beyond Power de Marilyn French (1985), une analyse féministe exhaustive en six cents pages sur l’éthique ou la morale. Ma seule consolation fut de me rendre compte que la définition de l’éthique que j’avais définie coïncidait en tous points avec la sienne. Dans Le Silence des médias, je me suis appuyée sur des études féministes pour démontrer que comme les autres pouvoirs en place, la presse, contrôlée par le masculin, se réfère à la morale dominante fondée sur la primauté et l’universalité des droits individuels et les lois. Quand on saisit la logique de cette morale – dite universelle, mais qui ne l’est pas – tournée vers les pouvoirs de domination et de profit et enracinée dans les valeurs mâles traditionnelles de distance et de détachement, on tient l’explication du fonctionnement de la presse et du comportement général des journalistes. S’éclairent le choix des sujets comme l’absence d’autres, leur ordre d’importance, l’angle de traitement et le langage utilisé. Cette éthique ne tient pas compte d’autres valeurs essentielles, jugées valables dans la sphère privée, mais malvenues dans la sphère publique. Les auteures féministes que je lisais affirmaient que l’expérience générale des femmes, laquelle se fonde sur les relations humaines, le sens des responsabilités, la communication et la sollicitude, s’appuie sur des valeurs essentielles à toute éthique. Carole Gilligan (1986 : 153) écrivait par exemple que « l’éthique féminine a pour assise l’interdépendance des êtres humains et par conséquent la communication que la sollicitude nourrit, mais que la violence rompt ». Ces analyses féministes n’en concluaient pas pour autant que ces valeurs étaient biologiquement innées chez les femmes, mais acquises dans un processus de socialisation différent de celui des hommes, ni que toutes les femmes agissaient de la même façon et que tous les hommes adoptaient un comportement diamétralement opposé, ni que l’éthique féminine traditionnelle était la seule solution.
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J’ai montré à l’aide d’exemples que quand les femmes sortent de la sphère privée et qu’elles veulent acquérir du pouvoir social et économique dans la sphère publique, et notamment en journalisme, elles se trouvent écartelées entre une morale à valeurs humaines et une morale rigoriste de droits et de lois et exsangue de sensibilité aux besoins des êtres humains ; pour réussir, elles doivent obéir aux règles du jeu masculin, se nier et jouer plus dur que les hommes. Elles ne deviennent pas pour autant des hommes et n’obtiennent jamais la même considération. Comme elles sont encore peu nombreuses dans les postes de direction des pouvoirs en place, toutes celles qui y affirment des valeurs et des pratiques différentes en paient le prix, où qu’elles se trouvent. Il ne s’agit pas d’évaluer si le regard des femmes sur le monde, qui n’est d’ailleurs pas identique de l’une à l’autre, et les valeurs et pratiques différentes qu’elles pourraient apporter sont meilleurs – ce qui est une absurdité en soi, ou encore plus efficaces –, mais de se rendre compte que cet apport est essentiel à une société et son manque, dramatique pour cette société. J’ai aussi montré à l’aide d’autres exemples que nombre d’hommes journalistes lucides s’interrogent sur l’éthique de leur profession, constatent qu’il y a problème moral et dénoncent aisément et parfois durement les excès de l’éthique dominante, sans se rendre compte qu’inévitablement dans une culture fondée sur une morale de droit, qui n’intègre pas l’interdépendance des personnes et les responsabilités qui s’ensuivent, l’exercice du droit individuel conduit aux pires actes antihumains. Ils ne vont pas au fond de la question, car ils ne semblent pas pouvoir imaginer que c’est le fondement même de cette morale étroite, rigide et amputée de valeurs humaines essentielles qu’il est urgent de remettre en question pour en adopter une autre qui donne la priorité à la vie et aux réalités que vivent hommes, femmes et enfants.
Q : Dans quel esprit avez-vous rédigé cet essai ? Au moment où j’ai commencé cet essai, je ne pouvais dissocier en moi la femme, la féministe et la journaliste, et c’est à travers ce cheminement personnel et professionnel que s’est tissée ma réflexion
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sur l’information. J’ai tenté d’y traduire ma vision des choses et de poser sur ma profession un regard qui ne soit ni objectif, ni subjectif, ni neutre, mais singulier, le mien. Je partais sur une route inconnue sans pouvoir raccrocher ma pensée à des balises sûres, déjà posées par d’autres femmes sur le sujet. Il n’est pas facile non plus, en tant que femme, d’assumer publiquement sa parole puisque tout livre féministe, à moins qu’il n’aille dans le sens du statu quo, est perçu au départ comme anti-hommes, un cliché-écran qui en rend à l’avance les idées suspectes. Il n’est guère plus facile de remettre en question la pratique de sa propre profession, surtout quand il s’agit du journalisme. Les journalistes ont le privilège de se prononcer sur tous les secteurs d’activités humaines, mais acceptent mal qu’on leur rendre la pareille. Des gens se sont dits surpris par ce qu’ils ont appelé ma liberté de ton, mais je ne m’en rendais pas compte. J’ai simplement décidé de ne pas me censurer et d’aller au bout de mon analyse, quitte à ce que le livre ne trouve pas preneur. À l’époque, les gens m’ont aussi parlé de courage. Je n’ai pas très bien compris. Aujourd’hui, je sais que ça prend effectivement de l’audace pour oser être soi-même et exprimer sa différence, mais qu’exprimer sa différence est aussi ce que l’on peut apporter de mieux comme contribution à la société. L’écriture du Silence des médias a été un moment, un bout de chemin, un jalon dans ma vie tant que personnelle que professionnelle. Ce fut aussi un aboutissement ou la somme des expériences que j’avais vécues jusque-là et un cheminement qui m’a amenée à plus de conscience et à plus d’autonomie. Quand j’y ai mis le point final, j’ai réalisé que je n’aurais plus jamais peur de rien ni de personne. J’avais osé ce que je n’avais jamais osé faire, écrire un livre et en plus y donner ma vision des choses quel qu’en soit le prix.
Q : Pour quel public écriviez-vous ? Je n’ai pas écrit ce livre pour un public féminin ou féministe gagné d’avance, mais au contraire pour le public en général. Cela faisait un moment que certaines amies m’avouaient être de moins en moins attirées par les émissions d’affaires publiques. Elles croyaient que c’était dû à un manque d’intérêt de leur part alors
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que pour moi, c’était la façon dont l’information était faite qui faisait problème et ne les rejoignait plus. J’ai voulu offrir au public un instrument qui lui permette de décoder l’information. Le plus grand compliment que j’ai reçu de la part de lecteurs fut de les entendre dire qu’ils ne verraient plus l’information de la même façon, puisque c’était mon but. Je crois avoir apporté dans cet essai un élément neuf sur le plan de l’analyse théorique en analysant l’information transmise dans les médias de masse à partir de la remise en cause de l’éthique dominante de nos sociétés qui, depuis des siècles, régit nos vies et imprègne notre éducation et notre culture. Mais j’ai voulu l’écrire dans un style et une facture qui le rende le plus accessible possible au grand public. Des lecteurs m’ont dit que mon essai se lisait comme un roman, ce qui m’a beaucoup réjouie. Mais quand on écrit, il ne faut jamais penser au public, sinon on ne peut s’empêcher de vouloir lui plaire. Et, à partir du moment où on veut plaire, cela ne fonctionne plus. La preuve, c’est qu’il y a un sujet que je n’avais pas osé aborder – l’information hétérosexuelle parce que je ne savais pas comment m’y prendre. Finalement, je me suis jetée à l’eau sur les conseils d’une amie et il est devenu limpide que ce sujet devait être abordé.
Q : Quelle a été la réception du livre au moment de sa publication ? J’ai soumis mon manuscrit à deux éditeurs. À ma grande surprise, tous les deux ont voulu le publier immédiatement. Les choses sont donc allées très vite. Je me suis longuement préparée au jour J. Entre le moment où j’ai remis le manuscrit et la date de publication, six mois à peine se sont écoulés au cours desquels je me suis constamment convaincue et me suis répété que c’était le livre qui allait être critiqué, mais pas moi en tant personne. C’est important, pour pouvoir continuer, de se différencier de son œuvre. La romancière France Théoret m’avait prévenue : « J’espère que tu as de bonnes amies parce que ce sera ou le silence ou la démolition. » C’est ainsi qu’étaient alors accueillis les livres féministes. Pendant des années, Louky Bersianik s’est désespérée parce que son livre L’Euguélionne (1976) n’était jamais cité au moment de la publi-
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cation de la liste des essais québécois pas plus qu’il n’apparaissait dans la liste des romans. Sa façon d’écrire n’entrait dans aucun cadre. Effectivement, lorsqu’on a toujours en tête les mêmes références masculines, il devient difficile de glisser certains livres dans une catégorie. Une situation que j’ai à mon tour expérimentée. Quand Le Silence des médias est sorti, alors que j’étais issue du milieu journalistique montréalais et que cela aurait dû être plus facile pour moi d’obtenir des entrevues de la part de mes collègues, je n’ai été sollicitée que pour une seule émission de télévision à Radio-Québec (qui s’appelle aujourd’hui Télé-Québec) et l’excellente attachée de presse qui faisait la promotion du livre se désolait. Une journaliste de l’émission radiophonique d’affaires publiques du dimanche à Radio-Canada a fini par m’interviewer pour me poser des questions sur la concentration de la presse... sans une seule sur le sujet de mon livre ! Quant aux critiques à Montréal, elles ne sont parues qu’après de longs mois et toutes démolissaient mon travail. Je ne les ai pas lues parce que je ne voulais pas me faire mal. La réaction des gens en région a toutefois été très différente. Je suppose que la nouvelle que j’étais une sorcière ne s’y était pas rendue ! L’accueil a été extraordinaire tant de la part des hommes journalistes que des femmes journalistes qui se montraient intéressés par mon propos. À chaque endroit, j’ai fait la tournée de toutes les émissions possibles, aussi bien les émissions du matin que les émissions d’affaires publiques tant dans les médias écrits qu’électroniques, privés et d’État, et, à Rimouski, l’association régionale des journalistes m’a même invitée à donner une conférence. Après ce que j’avais connu à Montréal, je ne m’attendais franchement pas à un tel accueil. Je crois que cette réaction différente est d’une part liée au fait qu’il y avait peu d’auteurs de Montréal qui se déplaçaient en région – je ne sais si la situation est différente aujourd’hui – donc, chaque fois qu’un auteur venait, c’était une fête. D’autre part, c’est là que j’ai réalisé que le pouvoir de la presse réside à Montréal dans ce qu’on appelle les médias nationaux et que les journalistes en région, du moins à cette époque, semblaient beaucoup plus indépendants et moins portés à l’autocensure. Je me suis également retrouvée à mécontenter une majorité de femmes journalistes, du moins à Montréal. Parce que je m’appuyais sur de nombreux exemples de
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discrimination subie par des femmes journalistes, sans pourtant nommer celles qui ne m’avaient pas donné leur approbation, mon analyse dérangeait. Il faut dire que nombre d’entre elles, me sachant féministe, étaient venues se confier à moi et me conter leurs difficultés. Elles n’osaient pas parler à voix haute et je l’ai fait à leur place. Si certaines étaient satisfaites de mon intervention, d’autres n’ont pas aimé que je dise qu’il fallait changer les choses et qu’il fallait qu’elles-mêmes contribuent à les changer. Cela n’a pas empêché le livre de se vendre : 3 500 exemplaires dans les trois premiers mois, ce qui est un succès pour un essai. J’ai su plus tard que nombre de professeurs d’université et de cégeps – et non seulement dans les facultés de communication – avaient lu mon livre. Il a rapidement été inscrit dans les facultés de communication en particulier et dans les cégeps et cinq ans plus tard, en 1992, il y avait eu 56 000 photocopies tirées du Silence des médias. Il y a toutefois quelque chose de curieux. Le livre est composé de trois parties intimement liées : la première intitulée l’information aujourd’hui, traitant de l’information telle qu’elle se présentait dans les médias à l’époque ; la deuxième portant sur l’analyse théorique que j’en faisais et qui était fondée sur l’éthique ; la dernière évoquant une information sans les femmes. Or, en général, les professeurs font uniquement lire la troisième partie. Même si je suis fière de cette troisième partie, c’est dans la deuxième que se situe le cœur de mon analyse, tel que je l’ai expliqué au début de l’entrevue. C’est regrettable parce que ça signifie que l’apport théorique des analyses féministes n’est pas reconnu à sa juste valeur. Je devrais être heureuse que mon livre demeure une référence dans les facultés universitaires et dans les cégeps, mais proposer aux étudiants et étudiantes de ne lire que le constat sur la discrimination faite aux femmes et l’absence de la parole des femmes dans les médias sans lier ce constat à l’analyse du comment et du pourquoi l’information est masculine leur apporte peu pour comprendre sur quoi repose cette discrimination et cette absence.
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Q : Quel regard portez-vous sur les médias aujourd’hui ? Je ne saurais donner une réponse éclairée sur l’information en général dans les grands médias, ni sur la situation des femmes journalistes, ni sur la couverture de la réalité des femmes. J’ai remisé mes lunettes d’analyse depuis longtemps. Je ne suis plus le dossier et je ne suis pas au fait des recherches qui peuvent avoir été faites sur ces sujets. Je ne suis qu’occasionnellement l’actualité médiatique, ma vie m’occupe trop. Je ne suis pas férue de chroniques ni de blogues. Mais je vois des choses… et ce que je vois me donne à penser que nombre d’observations que j’ai faites il y a 20 ans sont encore valables et que peut-être les choses n’ont pas autant changé qu’on l’espérait. En information, les femmes journalistes ont fait des percées importantes. Deux femmes sont chefs d’antenne aux deux principaux téléjournaux du soir. Le quotidien La Presse compte trois éditorialistes sur neuf et la moitié de ses chroniqueurs sont des femmes. On ne s’étonne plus de voir une femme reporter économique, reporter politique ou correspondante à l’étranger ou, encore, animer une émission de radio ou de télévision pas plus qu’on ne s’étonne d’en voir à la tête d’importantes institutions. Mais qu’en est-il de la situation de l’ensemble des femmes journalistes ? Ontelles davantage les coudées franches dans tous les secteurs de l’information pour traiter l’information à partir de leur vision propre des choses et de pratiques différentes ? Cela a-t-il donné lieu à des prises de paroles autonomes diversifiées, et comment ces paroles découpent-elles et déchiffrent-elles la réalité ? Le modèle masculin du traitement de l’information, vieux comme la terre, est-il toujours prépondérant ? Je remarque qu’en politique comme en économie, la très grande majorité des reporters sont toujours des hommes. Quant à la couverture de la réalité des femmes, elle me semble beaucoup plus présente dans La Gazette des femmes que dans les grands médias… Le sensationnalisme pour un n’a en rien perdu de sa vigueur. Quand sont arrivés les incidents liés aux demandes d’aménagement émanant de groupes religieux, et notamment d’intégristes musulmans, j’ai été sidérée de constater que, pendant des semaines, les
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seules personnes invitées sur les plateaux de télévision étaient un imam des plus intégristes ou des femmes voilées. Je n’ai rien contre le fait qu’on donne la parole aux femmes voilées, mais elles représentent à peine 1,5 ou 2 % de la population féminine arabe musulmane du Québec. La majorité des femmes musulmanes du Québec sont, qu’elles soient pratiquantes ou non, des femmes qui ressemblent à la majorité des autres et pour lesquelles l’égalité entre hommes et femmes est très importante. Or, ces femmes-là n’ont eu aucune voix dans les médias traditionnels. Il m’a fallu consulter La Gazette des femmes pour lire des entrevues avec quelques-unes d’entre elles. L’une, avocate, racontait avoir reçu un appel d’un média et la seule question qu’on lui a posée était de savoir si elle était voilée. Comme elle ne l’était pas, on lui a dit que son témoignage n’intéressait pas. Je me souviens également d’une table ronde au réseau de télévision en continu LCN. Étaient invités des hommes, dont un imam, une femme voilée... et Denise Bombardier4 ! Non pas que ce que Mme Bombardier avait à dire était inintéressant, mais il aurait été non seulement plus pertinent, mais nécessaire, de donner la parole à une femme musulmane non voilée qui représente la majorité des femmes musulmanes au Québec pour offrir au public une information qui reflète minimalement la réalité et ne l’induise pas en erreur au lieu de succomber à l’excitation du sensationnalisme. De même, je n’ai vu nulle part dans cette période-là d’entrevues d’hommes musulmans pratiquants, qui sont ici depuis 15 ans, qui n’ont jamais demandé de salle de prières là où ils travaillent ou comme étudiants et qui, j’imagine, font leurs prières quotidiennes intérieurement. Le sensationnalisme a conduit les médias à déformer et fausser la réalité sur cette question pendant cette période et je suis convaincue qu’en ce faisant, les médias ont largement contribué à créer beaucoup d’inquiétudes injustifiées dans le public. Les gens sont pressés. Ils regardent la télé en prenant ce qu’on leur donne sans avoir le loisir de vérifier les faits. Il revient aux journalistes de documenter les faits et de présenter une infor-
4. Denise Bombardier, productrice et animatrice de télévision et romancière, est souvent invitée comme chroniqueure dans les médias québécois où elle est reconnue pour son franc-parler et sa critique d’un certain féminisme.
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mation équilibrée : s’y soustraire est une responsabilité grave. Je ne peux l’affirmer en toute certitude, car je n’épluche pas chaque matin les quotidiens comme je le faisais autrefois et je ne passe pas mes heures branchée sur l’information diffusée à la radio ou à la télévision, mais ce qui m’inquiète c’est que je n’ai entendu ou lu personne relever le genre de couverture tronquée qui a été faite de ces événements. L’univers médiatique est évidemment tout autre aujourd’hui depuis l’arrivée à la télévision des réseaux d’information en continu et des nouvelles technologies, qui ne cessent de le transformer à un rythme accéléré, sans compter la fermeture des salles de nouvelles dans certains médias électroniques privés. Les jeunes, semble-t-il, délaissent les médias écrits et la télévision pour s’informer uniquement dans Internet ou se côtoient le meilleur et le pire : de l’information vérifiée et documentée et de la non vérifiée et documentée. Je remarque aussi que la mode des chroniques est bien installée partout aujourd’hui et nombre de journalistes bloguent sur le Web en plus de chroniquer. On donne à plein dans l’opinion partout et partout, aussi, les médias sollicitent quotidiennement l’opinion du public. Ça fait beaucoup de jasette et de parlotte. Mais comment cette pratique répandue et ce foisonnement d’opinions et d’impressions à travers le prisme des « je » colorent-ils l’information aujourd’hui ? Seule une étude exhaustive de la situation présente de l’information dans les médias pourrait y répondre. * * * Malgré les progrès réalisés, les questions soulevées par Colette Beauchamp sont toujours d’actualité. Elles inspirent de nombreuses recherches en communication qui peuvent désormais s’appuyer sur une production, un questionnement et des approches scientifiques de plus en plus riches au sujet de l’interrelation entre les femmes, les hommes et les médias, surtout dans les pays anglo-saxons, mais aussi dans ceux de la francophonie. L’auteure a publié, en 1992, la biographie Judith Jasmin : de feu et de flamme, qui dresse le portrait d’une figure marquante du journalisme québécois des décennies 1950 et 1960. En 2003 paraissait son dernier ouvrage Du Québec à Kaboul : lettres à une femme afghane.
Références
Beauchamp, Colette (1987), Le silence des médias : les femmes, les hommes et l’information, Montréal, Remueménage. Beauchamp, Colette (1992), Judith Jasmin, de feu et de flamme, Montréal, Boréal. Beauchamp, Colette (2003), Du Québec à Kaboul : lettres à une femme afghane, Montréal, Écosociété.
Bersianik, Louky (1976), L’Euguélionne, Montréal, La Presse. French, Marilyn French (1985), Beyond Power, New York, Summit Books Gilligan, Carole (1986), Une si grande différence, Paris, Flammarion. Millet, Kate [1970] (1971), La politique du mâle, Paris, Stock.
Pawòl Fanm : des femmes haïtiennes de Montréal au micro de Radio Centre-Ville
Marlène Rateau Point de ralliement des femmes d’origine haïtienne et Radio Centre-Ville (Montréal)
« Pour marcher au pas le cerveau est superflu, la moelle épinière suffit » disait Albert Einstein (dans Jacquard, 2006 : 21).
La liberté d’expression, dans des pays régis par des dictatures, si elle est restreinte pour les hommes l’est encore davantage pour les femmes. Pour ces dernières, l’absence de liberté est assortie de la restriction qui leur est faite de participer à la chose publique, à cause de la législation, de la religion ou selon la tradition. La sousscolarisation des filles, leur confinement, dès leur jeune âge dans les tâches ménagères, la manière de les élever dans la famille où elles ont droit à un traitement défavorable comparé à celui des garçons hypothèquent leur avenir. Devenues adultes, leur insertion dans une société où elles seraient appelées à jouer un rôle de citoyennes à part entière n’est guère assurée. Celles qui parviennent à se distancer de l’ensemble en développant des moyens de s’exprimer doivent souvent subir les foudres de certains hommes, et ce fait n’est pas seulement vérifié dans un pays comme Haïti, il est présent dans l’ensemble des Antilles et ailleurs dans le monde sur les continents.
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Marlène Rateau Les voix féminines antillaises ont toujours eu du mal à se faire entendre ; en effet, dès qu’une femme émettait un son en littérature, nombreux furent ses collègues qui essayèrent de trouver les termes critiques susceptibles d’amener cette femme courageuse à se taire (Pineau, 2000 : 203).
C’est Marie-Célie Agnant (2004 : 51), auteure québécoise d’origine haïtienne, qui fait ressortir dans un de ses textes le refus de certaines femmes de se laisser bâillonner lors d’un jugement rendu dans un procès fictif, mais combien révélateur, du traitement réservé à celles qui s’insurgent contre les règles établies : « Vous avez voulu casser le moule. Pour cela on vous condamne au silence et à l’oubli. » Lorsque ces femmes émigrent dans des pays, comme le Canada, où le sort des femmes est meilleur, leur passé ne s’efface pas comme par magie : elles arrivent en emportant, elles et les autres membres de la famille, tout leur bagage, et elles reproduisent souvent inconsciemment les schèmes du pays d’origine. Bien vite cependant, certaines d’entre elles se réveillent et remettent en question les valeurs féminines de soumission et de retrait de la sphère publique qui leur ont été imposées. Des femmes venues d’Haïti, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, ont choisi de redéfinir le statut qui avait été jusqu’ici le leur. Comme tous les immigrés haïtiens de ce temps, elles étaient souvent mêlées aux activités politiques de la diaspora haïtienne de Montréal, nombreuses à cette époque du règne des Duvalier. La dictature faisait rage en Haïti, on avait appris à se taire et, comme disait un de nos poètes, on avait coutume de ne parler que par signes, tant la répression était grande. La liberté de parole nouvellement acquise en sol étranger a littéralement délié les langues, le droit de se réunir pour discuter des questions politiques qui nous taraudaient tous depuis fort longtemps fut largement utilisé. Dans ce déferlement de paroles, les femmes haïtiennes n’avaient pas pour autant le droit de s’exprimer publiquement. D’ailleurs, la chose était fort mal vue, nos démocrates forts en gueule ne comprenaient pas, du moins pas tout de suite, que les femmes pouvaient, autant qu’eux, être désireuses de s’exprimer enfin. Il faut dire rapidement que l’éducation des femmes ne les avait pas préparées à ce genre d’exercices et elles ont préféré garder le silence de
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peur de faire les frais des sarcasmes des hommes. Cet état des choses mettait plusieurs d’entre elles dans un inconfort tel qu’elles se sont mises à la tâche afin de trouver les moyens de défaire cette tradition de mise à l’écart qui les suivait jusqu’en plein cœur de Montréal, alors que la révolution féministe bouillonnait un peu partout en Occident. Le mouvement féministe au Québec les a beaucoup stimulées et certaines Québécoises ont été déterminantes dans les choix qu’elles ont faits de redéfinir leur place dans leur communauté et dans la société qui les accueillait. Ainsi commencèrent-elles à se réunir, entre elles, de façon informelle d’abord puis, en 1971, elles ont formé un groupe formel : le Point de ralliement des femmes d’origine haïtienne. Ce fut une aventure vraiment excitante : des femmes qui, à l’occasion de rencontres sociales ou autres, s’agglutinaient dans les cuisines, toujours prêtes à servir, laissant les lieux de discussions à leurs partenaires masculins, faisaient tranquillement l’apprentissage de la prise de parole. Elles avaient des idées à débattre et des opinions à émettre, gauchement dans les premiers moments certes, mais l’essentiel était gagné : elles développaient chez elles cette aptitude, jusque-là méconnue, d’intervenir et de discuter de sujets divers. Elles étaient toutes et chacune en formation, les plus douées proposaient des lectures de textes et des synthèses de livres traitant de la condition des femmes, de justice sociale, d’exclusion de certains groupes sociaux, etc. qui faisaient l’objet de discussions animées au cours de rencontres subséquentes. En plus de s’informer, ces femmes ont su améliorer leur image et rehausser leur estime d’elles-mêmes, éléments indispensables à l’affirmation de soi. Par la suite, elles sont parvenues à s’exprimer en public, ouvrant ainsi la voie à toutes celles qui n’osaient pas s’aventurer dans de telles avenues. Ce ne fut pas chose facile, leur comportement a choqué, leurs interventions ont souvent été décriées, mais elles ont persisté et n’ont pas reculé, fort heureusement. Le groupe de femmes ainsi formé au sein de la communauté haïtienne de Montréal a revendiqué, dès ses premières années, son appartenance au mouvement féministe. Il s’illustrait non seulement dans sa communauté, mais également dans la société québécoise. Le groupe a participé à presque tous les grands rassemblements
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féministes depuis les années 1970. Il a collaboré à plusieurs grands dossiers, dont celui de l’équité salariale, de la pauvreté des femmes, de la violence faite aux femmes et aux enfants, de l’accessibilité des femmes aux métiers non traditionnels, du parrainage des femmes en processus migratoire, etc. Les femmes d’origine haïtienne ne se contentaient pas de militer dans des organisations de femmes uniquement, on les retrouvait engagées aussi dans des organisations mixtes où elles mettaient à profit la maîtrise de la parole qu’elles ont su développer au fil des années. Leur présence dans de tels lieux contribuait à changer graduellement le regard de leurs collègues masculins puisqu’elles étaient équipées pour prendre la place qui leur revenait, de façon quasi naturelle. Confiantes, elles n’hésitaient pas à occuper des fonctions de responsabilités et étaient à l’affût de tout ce qui pouvait améliorer l’exercice de leur leadership, développer leur autonomie quant aux décisions à prendre collectivement et augmenter leur aptitude à débattre démocratiquement d’un cadre social plus juste et plus égalitaire. Il nous (j’étais bien sûr du nombre) fallait trouver sans cesse des tribunes pour transmettre nos idées et nos préoccupations sociales au plus grand nombre. Pour accéder aux lieux de pouvoir décisionnel, nous savions qu’il était nécessaire d’investir d’abord les médias, non pour promouvoir les meilleures recettes culinaires ou parler chiffons, mais pour prendre la parole sur tous les sujets, ceux qui concernent spécifiquement les femmes autant que ceux qui sont d’intérêt pour tous nos semblables, pour bien signifier que nous n’étions pas disposées à accepter le confinement dans les espaces qui nous étaient traditionnellement réservés. Nous, les femmes, avions le devoir de nous inventer, de faire preuve de créativité en forgeant nous-mêmes notre devenir, en rompant avec les traditions castratrices, et ce, de façon systématique. Notre objectif n’était pas celui de déloger l’homme de là où il niche depuis longtemps déjà, mais de nous construire notre nid, empreint de notre originalité propre. Les grands médias n’étaient pas le lieu idéal d’une telle action. Malgré une plus grande ouverture aux femmes découlant des pressions exercées par les mouvements qui prônent l’égalité des sexes, ce milieu offrait peu de latitude pour remettre en question l’ordre établi étant donné le carcan qu’impose la règle de l’objec-
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tivité journalistique. Et il était hélas très peu facile pour les femmes des minorités ethnoculturelles de s’introduire dans ces médias, encore moins de s’y illustrer. La journaliste Béatrice Archer Watson (1993 : 69-70) témoigne de cette frustrante réalité. Je ne sais pas […] si je dois appeler cela de la discrimination. Je me refuse à le croire. C’est si facile d’imputer tous nos échecs à la discrimination ! Dans ce cas-ci, qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? Ce n’est pas du sexisme : le poste a été offert à une femme […] Je ne vois pas d’autre explication que la discrimination fondée sur la couleur de ma peau […] On ne peut pas dire que je n’ai pas d’expérience de travail au Canada. J’ai rédigé et publié des articles dans beaucoup de grands journaux du Canada, notamment le Toronto Sun, le Winnipeg Free Press et le London Free Press, ainsi que dans de nombreux journaux locaux. J’ai reçu une formation en journalisme à l’un des meilleurs collèges communautaires du Canada, le Collège Lambton, à Sarnia en Ontario. Je termine mes études en vue d’obtenir un diplôme en Arts et j’ai de nombreux titres et années d’expérience à mon actif, mais je ne peux trouver d’emploi dans les médias, lorsqu’un emploi semble à ma portée, il s’envole dès que je suis sur le point d’y accéder.
Il était plus facile de ménager une brèche dans le milieu de la radio alternative et communautaire et de s’y introduire. Ces médias qui permettent de joindre, avec peu de ressources, un large pan de la population lettrée ou analphabète, ont en effet pour mission de donner la parole aux sans-voix et ne s’en tiennent pas à une prétendue objectivité journalistique qui permet surtout, faut-il le dire, de ne pas bouleverser les fondements de la société traditionnelle. Toujours à l’affût de toutes les occasions, au début des années 1990, les membres du Point de ralliement des femmes d’origine haïtienne ont donc tenté une percée à Radio Centre-Ville, une station de radio communautaire et multilingue gérée par ses membres en ondes depuis 1975 à Montréal. L’orientation de cet organisme communautaire était prometteuse : donner accès aux ondes au plus grand nombre, particulièrement aux personnes défavorisées, tout en assurant la formation des bénévoles que sont ses membres. Dans sa programmation régulière, la poste privilégiait un contenu critique et le respect de la diversité de ses membres et de son auditoire. L’information diffusée se distinguait de celle des grands réseaux par la profondeur de ses analyses établissant à chaque fois les liens de causes à effets.
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Mais à la fin des années 1980, les radios communautaires montréalaises étaient un milieu presque exclusivement masculin et manquaient eux aussi à leur devoir de favoriser la libération d’une certaine parole emprisonnée, celle des femmes précisément. Des militantes féministes contestaient le peu de place occupée par les femmes à Radio Centre-Ville. Elles ont travaillé à corriger le tir au début des années 1990. Le caractère multilingue de Radio CentreVille se traduisait, alors comme aujourd’hui, par la diffusion en huit langues, assurée par sept équipes linguistiques disposant chacune d’un temps d’antenne bien défini. Pour que les femmes accèdent aux ondes, les militantes ont fait en sorte que chaque équipe linguistique libère du temps d’antenne, à l’intérieur de sa programmation régulière, pour une émission produite et animée par des femmes. C’est ainsi que le Point de ralliement des femmes d’origine haïtienne, qui était déjà connu pour sa militance à Montréal, a été mobilisé par ces activistes féministes et a pu faire son entrée à Radio CentreVille. Toutes les émissions de femmes se sont appelées « Ondes de Femmes » au départ. Quelques années plus tard, le Point de ralliement des femmes d’origine haïtienne a choisi comme titre d’émission « Pawòl Fanm », titre en langue créole qui se traduit en français par « la parole aux femmes ». Avant qu’elles ne fassent leur entrée en ondes, une formation a été offerte à toutes les femmes sur différents sujets, afin de bien les préparer à produire et à diffuser des émissions de radio. Les différents ateliers de formation portaient sur le fonctionnement d’une radio communautaire, l’implication et les obligations des membres associés, la production d’émissions, les étapes d’une animation radiophonique, les formalités de gestion, la réglementation des réseaux de radiodiffusion et de télécommunications au Canada. Une fois la formation complétée, un accompagnement pour les premières émissions a permis aux femmes d’acquérir de l’assurance en ondes. L’arrivée des femmes haïtiennes comme productrices d’une émission a certes bousculé les habitudes de leurs compatriotes de sexe masculin qui occupaient tout l’espace. Néanmoins, ils ont fait contre mauvaise fortune bon cœur, même si, durant les premières années, les émissions, quoique soigneusement préparées et largement écoutées, furent sérieusement critiquées. Heureusement, la
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fidélité de l’auditoire, composé de femmes et d’hommes aussi disons-le, a eu pour effet de faire taire ceux qui n’appréciaient pas toujours les sujets traités qui favorisaient immanquablement, comme c’est le cas de nos jours, l’évolution de la femme haïtienne immigrée au Québec, l’affirmation de son autonomie, une meilleure connaissance des législations du pays d’accueil de façon à réduire sa vulnérabilité face au pouvoir traditionnel des hommes. Si au début, il n’était pas rare de recevoir des appels désobligeants d’auditeurs qui n’appréciaient pas l’angle sous lequel un sujet était abordé, de telles réactions se font de plus en plus rares quoique l’orientation de l’émission n’ait pas fondamentalement changé. Un fait notable : malgré le fait que l’émission soit d’abord dédiée aux femmes, ces fidèles auditrices ont de tout temps été moins nombreuses à réagir aux sujets traités. Les auditeurs masculins hésitent moins à téléphoner pour discuter avec les animatrices ou les invitées/és après les diffusions1. L’émission a bénéficié d’une plage horaire idéale jusqu’à ce jour, étant diffusée à 17 heures tous les samedis à longueur d’année. Les objectifs, très clairement énoncés, ont toujours été respectés par l’équipe de production composée uniquement de femmes. Pawòl Fanm est depuis le début une émission d’éducation populaire qui donne la parole aux femmes, et qui veut avant tout développer la solidarité entre les femmes de toutes origines en diffusant des informations capables d’assurer leur plein épanouissement et leur intégration harmonieuse à la société québécoise. Les invités à l’émission sont majoritairement des femmes, mais des hommes dont le discours est jugé constructif ont également été invités au fil des ans. Par ailleurs, à différents moments, les femmes d’origine haïtienne impliquées activement à Radio Centre-Ville ont occupé des postes dans la gestion de l’organisme. Elles ont fait partie de différents comités de travail, du comité de direction de l’équipe haïtienne et du conseil d’administration de la radio, jusqu’à la présidence. Nous ne croyons pas que des femmes agissant individuellement auraient 1. Quoique la langue de diffusion de l’émission soit le créole, il arrive que des francophones l’écoutent puisque, à l’occasion, ils réagissent aux sujets traités. Il faut dire qu’il nous arrive, pour certains sujets, d’inviter des francophones comme personnes ressources et de faire une traduction libre tout au cours de l’émission.
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pu en faire autant, le fait d’être avant tout un groupe organisé a certainement contribué à la pérennité de leurs actions. Quinze ans plus tard, l’émission tient toujours l’antenne. Comme pour toute la programmation, elle est toujours vouée à l’éducation populaire et s’adresse à la communauté haïtienne dans son ensemble, mais elle s’adresse spécifiquement aux femmes. Année après année, elle tient ses promesses de favoriser la prise de parole par et pour les femmes de cette communauté. Dans les faits, nous croyons avoir gagné le pari de sortir notre parole du carcan traditionnel. Intervenir dans une radio aux mœurs plus démocratiques comme Radio Centre-Ville a permis au Point de ralliement d’élargir l’espace du discours pour les femmes haïtiennes. Nous, les femmes qui, depuis 15 ans, produisons, animons et réalisons l’émission de radio Pawòl Fanm en tirons énormément de satisfaction. Nous sommes conscientes de l’influence que nous avons pu exercer au fil des ans par les sujets que nous avons privilégiés. Comme citoyennes qui s’intéressent à plusieurs phénomènes sociaux, culturels et politiques, nous nous sommes donné le droit de choisir les thèmes sur lesquels intervenir, même si ceux-ci peuvent déranger à l’occasion. Cette expérience montre que la radio communautaire est un outil de communication de choix, un lieu d’intégration des citoyennes et des citoyens à la vie communautaire et civique, incluant les personnes arrivées plus récemment ; c’est aussi un lieu d’insertion sociale qui permet la création de lieux d’identités significatifs, capables d’améliorer le processus migratoire des uns et la capacité d’accueil des autres. Quant à nous, femmes appartenant entre autres, à ce que d’aucuns ont convenu d’appeler les minorités visibles, notre présence dans les médias alternatifs revêt une très grande importance. Tant que, nulle part, on ne nous voit, qu’on ne nous entende, qu’on ne nous lise, nous n’existons pas. Notre supposée visibilité, occultée volontairement ou fortuitement à cause du peu d’opportunités disponibles pour nous dans les médias, finit par nous réduire au silence et cacher notre existence. D’autres parlent à notre place et choisissent, selon leurs intérêts, les façons de parler de nous, le plus souvent en des termes peu positifs. Notre participation active dans les médias alternatifs est le moyen dont nous disposons pour faire entendre nos voix, marquer notre présence
Pawòl Fanm :
des femmes haïtiennes de
Montréal
au micro de
Radio Centre-Ville
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et signifier notre détermination à ne pas être des laissées pour compte en attendant de pouvoir utiliser significativement d’autres modes de communications. Cela dit, il n’est nullement question pour les femmes de notre communauté d’éviter d’œuvrer au sein des médias traditionnels, bien au contraire. Soyons lucides, les grands médias, qui sont détenus ou influencés par les milieux d’affaires et les multinationales, sont de loin les plus lus, écoutés et vus : il est donc absolument nécessaire pour les femmes d’origine haïtienne, comme celle d’autres communautés culturelles, d’y être présentes. La construction d’une information différente doit disposer de toutes les tribunes disponibles. Malheureusement, les minorités ethniques sont encore très peu représentées dans les grands médias et les femmes encore moins. Les possibilités pour qu’elles en fassent partie, même en 2008, sont plutôt minces. Michaëlle Jean, l’actuelle gouverneure générale du Canada et ancienne journaliste à la télévision de Radio-Canada, demeure un cas isolé. Un petit tour dans les coulisses des grands quotidiens des grandes villes du Québec montre l’homogénéité ethnique des journalistes qui y travaillent. Ils sont généralement d’origine canadienne-française et s’ils sont issus de l’immigration, ils sont européens. Les faits parlent d’eux-mêmes. Devons-nous nous contenter de dire que pour les femmes des minorités les possibilités d’œuvrer dans les grands médias sont très limitées et qu’il faut se résigner et passer à autre chose ? Au contraire, étant donné que ces médias sont de puissants véhicules de transformations sociales, culturelles, politiques et économiques, il est nécessaire, si l’on veut faire des changements dans les valeurs et les pratiques de la société, de les utiliser le plus possible. Les transformations auxquelles aspirent les jeunes femmes des minorités ne se feront pas dans les médias communautaires uniquement. Elles se feront lorsque leurs aspirations se retrouveront en force dans les images projetées sur les écrans de télévision ou que leurs voix se feront entendre sur les ondes des radios publiques et commerciales, et aussi lorsque les représentations de la réalité seront faites d’images et de personnages qui reflètent la diversité. C’est une tâche immense, mais c’est ce à quoi les jeunes femmes des minorités devront s’atteler. Le Point de ralliement des femmes d’origine haïtienne, comme groupe de réflexions et d’actions, leur a certainement pavé la voie.
Références
Agnant, Marie-Célie (2004), « Procès en six chapitres », Arcade, L’écriture au féminin, 60 : Le huitième péché, p. 47-51. Archer Watson, Béatrice (1993), « Expérience de travail au Canada », dans Arun Mukherjee (dir.), Des expériences à partager, Ottawa, CCCSF, p. 69-72.
Jacquard, Albert (2006), Mon utopie, Paris, Stock. Pineau, Gisèle (2000), « De la difficulté pour une femme d’écrire aux Antilles », dans Komlan Selom Gbanou (dir.), Palabres. Femmes et créations littéraires en Afrique et aux Antilles, III, 1 et 2 (avril), p. 202-217.
La féminisation du journalisme en Acadie : un enjeu démocratique
Marie-Linda Lord Chaire de recherche en études acadiennes Université de Moncton
« L’information est le premier pas vers la libération », affirmait Simone de Beauvoir, l’auteure du livre Le deuxième sexe, publié en 1949. Le pas suivant doit inexorablement s’inscrire dans une démarche démocratique où l’information ne serait plus dictée par une culture professionnelle et organisationnelle dominée par les hommes et où le fossé homme / femme s’estomperait quant à la prise de parole médiatique. Il s’agit bien sûr, encore aujourd’hui, d’une histoire inachevée partout dans le monde, y compris au Canada. Dans quelle mesure ce déséquilibre gênant existe-t-il dans les médias acadiens du Nouveau-Brunswick ? Nous nous penchons ici sur le clivage sexuel dans des fonctions journalistiques et médiatiques de premier plan, soit les rôles de rédacteur en chef, de directeur de l’information, d’éditorialiste et de chroniqueur sociopolitique, souvent valorisés par des photos promotionnelles dans la presse écrite, et ceux d’animateur d’émissions quotidiennes d’information à la radio et à la télévision, qui jouissent d’une grande visibilité dans l’espace public1. Nous choisissons d’analyser l’état 1. Nous avons décidé de limiter notre analyse à ces postes de premier plan en termes de visibilité.
188
Marie-Linda Lord
de la situation au sein des deux principaux médias acadiens d’information, le quotidien L’Acadie Nouvelle et la radio et la télévision de Radio-Canada Atlantique, c’est-à-dire ceux étant considérés comme responsables de la ligne d’action politique acadienne. L’un de nos objectifs est de quantifier cette asymétrie dans les rôles journalistiques porteurs d’un pouvoir social. Un autre objectif est de cerner l’étendue de cette absence de femmes-sujets pensant et parlant de premier plan dans l’espace médiatique acadien en comparaison avec la situation des femmes dans les médias anglophones au Nouveau-Brunswick et les médias francophones au Québec.
Médias en Acadie et femmes dans les médias : peu d’études La situation des femmes dans les fonctions journalistiques porteuses publiquement d’autorité et de leadership a fait l’objet de quelques études, que ce soit au Québec, ailleurs au Canada ainsi qu’aux États-Unis, mais elle n’a jamais été explorée en Acadie. Les médias acadiens en général sont très peu analysés, que ce soit sous la loupe sociologique, politique, économique, linguistique, historienne ; et pourtant, ils constituent l’un des principaux moyens d’expression, voire de pression, un lieu de revendication politique et linguistique de la société acadienne, et cela, depuis la fondation en 1887 du journal L’Évangéline disparu en 1982. Les thèses, essais et articles savants sur la presse acadienne sont rares : la thèse de doctorat de Thierry Watine, « Pratiques journalistiques en milieu minoritaire : la sélection et la mise en valeur des nouvelles en Acadie », achevée en 1993 à l’Université de Lille III – qui reste toujours l’étude la plus exhaustive menée jusqu’à ce jour sur le journalisme pratiqué en Acadie – ; un chapitre de Gérard Beaulieu, « Les médias en Acadie », dans L’Acadie des Maritimes publié en 1993 ; le recueil d’articles publié en 1997, intitulé L’Évangéline 1887-1982. Entre l’élite et le peuple de Gérard Beaulieu sur le journal L’Évangéline ; ainsi qu’un numéro de la revue Égalité en 1996 intitulé « Les médias acadiens ». Dans une thèse de maîtrise récente, Stéphane Guitard (2003) privilégie un angle nouveau en s’intéressant
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féminisation du journalisme en
Acadie :
un enjeu démocratique
189
aux politiques linguistiques des radios communautaires à partir du discours des principaux intervenants sur les normes et les pratiques langagières mises de l’avant par chacun de ces médias. Personnellement, j’ai également abordé un angle inédit dans un texte publié en 2006, « Les défis des médias acadiens du Nouveau-Brunswick : monopole de presse et prise de parole » (Lord, 2006), afin de lever le voile sur deux réalités médiatiques bien différentes, voire opposées, qui se côtoient : le monopole grandissant de la presse écrite par l’empire Irving depuis l’automne 2002 qui acquiert et fonde de nouveaux journaux tant anglophones que francophones et le réseau de radios communautaires qui s’étend puisqu’il compte neuf stations en 2005. Le sujet des femmes dans les médias acadiens est complètement absent de ces quelques études. Seule la thèse de maîtrise de Monique Boucher (1992), « Éros contre Thanatos : l’émergence de l’imaginaire acadien dans le journal L’Évangéline (1887-1920) », aborde la représentation littéraire des femmes dans la presse acadienne, ainsi que l’ouvrage Marichette : lettres acadiennes, 18951898, de Pierre Gérin et Pierre-Marie Gérin (1982), qui présente les lettres d’une institutrice acadienne, Émilie LeBlanc, parues dans L’Évangéline, et qui traite notamment des droits des femmes, dont le suffrage féminin. Qui plus est, peu importe le domaine, les études sur les femmes en Acadie sont rares. Il y a certes eu quelques publications collectives dont la dernière remonte à 2000, L’Acadie au féminin : un regard multidisciplinaire sur les Acadiennes et les Cadiennes (Basque, et al., 2000) qui se penche sur les rôles des femmes dans les domaines notamment de l’éducation, du pouvoir politique et de la littérature. Deux numéros de la revue acadienne d’analyse politique Égalité, parus pendant la décennie 1980, avaient abordé le thème des femmes : une première fois en 1983, dans la perspective de leurs préoccupations sociales, alors que la seconde fois, en 1989, la revue proposait le thème « Les femmes et le pouvoir ». Le champ « femmes et médias en Acadie » est encore complètement inexploré de nos jours. Il va sans dire que la présente étude n’est qu’un tout premier pas et ne constitue qu’une présentation de la situation actuelle. Il n’existe pas de lignée de femmes porte-parole médiatiques en Acadie. Cette postérité est encore à construire. Pourtant, des
190
Marie-Linda Lord
femmes acadiennes reconnues et bien connues, telles que l’écrivaine Antonine Maillet et les chanteuses Édith Butler et Angèle Arsenault, ont assumé, dans les années 1970, plus ou moins volontairement, cette fonction de représentante et de porte-parole de l’Acadie, alors que le reste du pays et la Francophonie redécouvraient l’existence de cette société de langue française restée jusque-là trop silencieuse. Il est facile de se rappeler l’impact sans précédent qu’a eu, tant en Acadie qu’au Québec, au début des années 1970, la pièce d’Antonine Maillet La Sagouine. Véritable archétype des exclus, la Sagouine est une personnification féminine d’une prise de parole acadienne, voire universelle, qui n’était rien de moins qu’un geste d’affirmation qui a réussi à se faire remarquer. Près de 40 ans plus tard, la Sagouine émerveille toujours, et le succès de cette prise de parole par une femme, même fictive, reste inégalé dans la réalité médiatique acadienne. La littérature acadienne est nettement plus auscultée que ne l’est le contenu journalistique. Les études sur la littérature acadienne sont nombreuses et émanent non seulement de l’Acadie, mais bien des cinq continents, ce qui est loin d’être le cas pour les médias acadiens ; et les auteures acadiennes occupent une place convaincante dans le corpus et les études littéraires : France Daigle et Antonine Maillet font de plus en plus l’objet d’articles savants tant au pays qu’à l’étranger. Or, aucune femme dans le monde médiatique acadien n’a encore de tribune pour accéder à un niveau supérieur d’énonciation journalistique qui ferait d’elle un objet tout désigné d’étude. Dans son essai percutant Le silence des médias, la Québécoise Colette Beauchamp avait, en 1987, abordé la résistance des médias masculins à résoudre le déséquilibre de la place des femmes en information. Elle ne lançait rien de moins qu’un appel à la prise de parole par les femmes et au droit à l’expression d’une vision féminine du monde : Être femme journaliste, ce n’est pas être journaliste de sexe féminin, c’est apporter à ce métier l’approche que nous apportons à la vie ; c’est aborder l’information autrement, la traiter différemment, concevoir autrement le rapport avec le public (Beauchamp, 1987 : 243).
Dans un article intitulé « Mâles médias » publié 12 ans plus tard dans La Gazette des femmes, Nicole Beaulieu démontrait que
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les femmes n’avaient jamais été aussi nombreuses et visibles dans les médias québécois, mais que ce n’était qu’une illusion, puisque les femmes étaient encore sous-représentées : Si les Québécoises constituent 52 % de la population et 44 % de la main-d’œuvre, elles ne représentent que 34 % de l’effectif global de la presse parlée et écrite. Le métier fait rêver. Bon an mal an, les écoles de journalisme diplôment 60 % de femmes. Mais les bons emplois manquent. Le seul secteur dans lequel elles surpassent les hommes, celui des magazines, se nourrit principalement de la pige, haut lieu de précarité. À l’opposé, les quotidiens demeurent très masculins : trois journalistes sur quatre sont des hommes... Il y a loin du rêve à la parité (Beaulieu, 1999 : 32).
En outre, la présence des femmes dans les postes journalistiques d’influence n’est toujours pas acquise au Québec si l’on se fie aux débats entourant l’affectation des chefs d’antenne à la Société Radio-Canada (SRC) depuis le départ en 1998 de Bernard Derome, animateur du prestigieux Téléjournal de fin de soirée en semaine. À la journaliste Céline Galipeau, pourtant pressentie pour lui succéder, la SRC a préféré les Gilles Gougeon, Stéphan Bureau, puis Bernard Derome lui-même, jusqu’en 2008. Dans un texte intitulé « Perspective : les femmes journalistes à Radio-Canada » placé sur le site de l’Observatoire du journalisme2, Frederick Bastien revient sur les réactions vives exprimées à la suite de l’annonce, en juin 2008, de nouvelles affectations pour les chefs d’antenne Pascale Nadeau de Radio-Canada et Dominique Poirier du RDI, réaffectations qui étaient perçues comme des rétrogradations. Le rôle public des femmes au sein des médias québécois est sporadiquement une question sensible alors qu’il ne semble pas l’être du tout en Acadie, même si les fonctions médiatiques de premier plan sont résolument masculines, comme nous le verrons plus loin. Pour preuve, cette question n’est pas du tout abordée dans le bulletin annuel de 75 pages publié en janvier par le Conseil consultatif sur la condition de la femme du Nouveau-Brunswick dans lequel il brosse notamment un portrait statistique des postes
2. Internet : .
192
Marie-Linda Lord
d’influence selon le sexe. Parmi les postes d’influence comptabilisés figurent les conseils et les commissions nommés par le gouvernement provincial, les juges nommés par la province et les avocats ayant plus de 10 ans d’expérience, les candidats et les élus lors des élections provinciales et municipales, les chefs autochtones et leurs conseillers ainsi que le corps professoral universitaire à temps plein. À la fin de 2007, 28 % des membres des conseils et commissions nommés par le gouvernement provincial sont des femmes. Certains conseils et commissions d’intérêt aux femmes comptent même moins de femmes qu’en 1996. Les femmes représentent 33 % des membres nommés des régies régionales de la santé. 19 % des juges nommés par la province et 28 % des juges nommés par le gouvernement fédéral sont des femmes. Les femmes comptent pour 13 % des membres de l’Assemblée législative, 26 % des conseillers municipaux et 12 % des maires. 47 % des membres élus ou nommés aux conseils d’éducation de districts sont des femmes. À la fin de 2007, les femmes sont 29 % des conseillers et 27 % des chefs des gouvernements élus des 15 Premières nations (Bulletin 2008).
Enfin au Nouveau-Brunswick, en 2007, presque la moitié des personnes actives sur le marché du travail était des femmes. Où sont les statistiques relatives aux médias ?
Déficit de femmes En Acadie, si les femmes devancent leurs homologues masculins en termes de délivrance de diplômes – y compris en Information-communication à l’Université de Moncton3 – depuis de nombreuses années, ces diplômées occupent le plus souvent les emplois devenus traditionnels pour les femmes dans les médias (journalistes, assistantes à la réalisation, voire réalisatrices) alors que leurs confrères de classe ont accédé depuis la fin de leurs études aux postes de premier plan en termes de visibilité et de prise de parole. Nous avons cherché à quantifier la présence des femmes acadiennes dans les fonctions de chefs d’antenne, d’animatrices 3. Depuis avril 1984, le Programme d’information-communication de l’université de Moncton compte 297 diplômés dont les deux tiers (188) sont des femmes.
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d’émission d’information, d’éditorialistes, de chroniqueuses, de rédactrice en chef et de directrice de l’information, en la comparant, dans un premier temps, aux autres stations régionales de RadioCanada, et dans un deuxième temps, à la situation des femmes journalistes dans les quotidiens de langue anglaise du NouveauBrunswick et les quotidiens de langue française du Québec.
La Société Radio-Canada en Atlantique et au pays Radio-Canada Atlantique, dont le siège social est situé à Moncton, dessert les quatre provinces de l’Atlantique (NouveauBrunswick, Nouvelle-Écosse, Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve). Tant le service de la radio que celui de la télévision compte, dans plusieurs régions de ces quatre provinces, des employés, dont des journalistes. Regardons maintenant le profil homme / femme à la radio de Radio-Canada Atlantique. Au cours de la saison 2007-2008, trois émissions locales d’information ponctuent la programmation quotidienne du lundi au vendredi : le matin, de 6 h à 9 h 30 : Le Réveil ; le midi, de 12 h à 14 h 30 : 3-60 ; l’après-midi, de 16 h à 18 h : Sam à 16 heures ; ces émissions sont toutes animées par des hommes. De plus, l’émission matinale est en réalité triple puisqu’il y a trois éditions pour autant de régions : Le Réveil du NouveauBrunswick à partir de Moncton, Le Réveil de Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve à partir d’Halifax et Le Réveil de l‘Île-du-Prince-Édouard à partir de Charlottetown. Cela reflète la tendance nationale pour l’émission du matin à la radio de Radio-Canada à travers le pays. Pour un total de 20 personnes animatrices le matin, seules deux émissions sont animées par des femmes, soit à Chicoutimi et à Vancouver. (Tableau 1) La situation est mieux partagée pour les émissions du midi où le nombre de femmes est presque égal à celui
194
Marie-Linda Lord
des hommes. Mais en fin d’après-midi, les hommes sont deux fois plus nombreux.
Matin
Midi
Après-midi
Total
Hommes
18
6
12
36
Femmes
2*
5
6
13
Total
20
11
18
49
* Au Saguenay et en Colombie-Britannique Données compilées en date de septembre 2007 par l’auteure.
Tableau 1 Hommes et femmes animateurs des émissions de radio de la SRC en régions La situation des chefs d’antenne régionaux à Radio-Canada à travers le pays, indépendamment de l’heure du bulletin de nouvelles télévisé, frôle à première vue l’égalité entre les sexes. Or quand on y regarde de plus près, les femmes dominent à l’heure du midi, mais sont un peu moins nombreuses à 18 h, créneau le plus valorisé. Aux Maritimes, à 18 h, les hommes assument les postes de chefs d’antenne tant à la SRC que chez les anglophones de la CBC New Brunswick, de ATV (station régionale de CTV) et de Global Maritimes.
Tableau 2 Hommes et femmes chefs d’antenne à la télévision De la SRC en régions Midi
Soir
Fin de semaine
Total
Hommes
2*
10
2**
14
Femmes
6
7
0
13
Total
8
17
2
27
* En Atlantique et en Estrie. ** En Atlantique et à Ottawa-Gatineau Données compilées en date de septembre 2007 par l’auteure.
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Des femmes vont parfois remplacer le chef d’antenne du Téléjournal Atlantique de 18 h ou un animateur radio quand il est absent, mais la présence de ces « remplaçantes » en ondes n’est que circonstancielle. Le Réseau de l’information (RDI) est tout à fait à l’image de la radio le matin : le bulletin du matin est animé par deux hommes, tant en semaine qu’en fin de semaine, soit Michel Viens du lundi au jeudi et Louis Lemieux du vendredi au dimanche. Le bulletin du midi est animé par deux femmes tant en semaine qu’en fin de semaine, soit Anne-Marie Dussault et Catherine Bourbonnais. En fin de soirée, la tâche est partagée entre un homme, Bernard Derome, du lundi au jeudi, et une femme, Céline Galipeau, du vendredi au dimanche pour le bulletin qui est à la fois présenté sur RDI et au réseau national. Une parité professionnelle est assurée pendant toute la semaine alors que 50 % des chefs d’antenne sont féminines, mais il faut toutefois considérer les différences de créneau horaire et de jour pour évaluer cette mixité à sa juste valeur. En effet, on note que les femmes sont à l’antenne le midi et en fin de soirée la fin de semaine alors que l’écoute est moindre que le matin et le soir en semaine. La valeur qualitative et symbolique de leur présence en ondes n’est pas égale à celle de leurs confrères qui effectuent le même travail, mais dans des créneaux horaires plus intéressants. Pour compléter le profil acadien, nous retenons deux émissions nationales, La Semaine verte et Second regard, auxquelles des réalisateurs-journalistes de diverses régions du Canada sont affectés. Le réalisateur-journaliste de Radio-Canada Atlantique est un homme. Au sein de La Semaine verte, ce sont quatre hommes sur six qui occupent cette fonction alors qu’au sein de Second regard, ce sont trois hommes sur quatre. Encore une fois, les hommes, y compris celui de l’Acadie, sont majoritaires au sein des équipes L’absence habituelle et régularisée de femmes dans les fonctions de premier plan à la radio et à la télévision publique francophone en Acadie projette une image et un modèle de domination masculine qui se justifie difficilement aujourd’hui, particulièrement à la SRC alors qu’une directive émise en 1991, il y de cela 17 ans, visait à assurer un équilibre entre les hommes et les femmes dans ses émissions4. 4. Certaines femmes occupent néanmoins des postes importants à la SRC, soit la directrice de Radio-Canada Atlantique, la directrice de l’information et l’affectatrice de la salle des nouvelles.
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Marie-Linda Lord
Les quotidiens au Nouveau-Brunswick et au Québec L’Acadie Nouvelle est un quotidien provincial indépendant dont le siège social est à Caraquet, ville de 4 000 habitants située dans le nord-est du Nouveau-Brunswick. Il est le seul quotidien de langue française de cette province officiellement bilingue. Le tableau 3 montre que L’Acadie Nouvelle ne comptait, au moment de cette compilation en septembre 2007, aucune femme dans les effectifs de premier rang. Ce sont tous des hommes qui sont à la tête du journal et de la salle des nouvelles que ce soit à la direction, à l’information, à la rédaction ou à l’éditorial. Depuis le 19 octobre 2007, le journal compte une femme parmi les six chroniqueurs acadiens qui sont des pigistes et non des employés réguliers. Elle publie une chronique hebdomadaire à l’instar des autres chroniqueurs.
Tableau 3 Hommes et femmes dans les fonctions de premier plan à L’Acadie Nouvelle
AN
Réd. en chef
Dir. de l’info.
Éditorialiste
Chroniqueur
Total (% F)
1H
1H
3H
6H
11 H (0 F)
Données compilées en date de septembre 2007 par l’auteure. AN = L’Acadie Nouvelle ; H-homme ; F= femme.
Tableau 4 Hommes et femmes dans les fonctions de premier plan des quotidiens de langue anglaise du Nouveau-Brunswick Réd. en chef
Dir. de l’info.
Éditorialiste
Chroniqueur
Total (% F)
TJ
1H
2H
4H
20 H – 6 F
33 (18,1 F)
TT
1H
1H–1F
4H–2F
11 H – 3 F
23 (26,1 F)
DG
1H
1H
1F
2H
5 (20 F)
Total
3H
4H–1F
8H–3F
33 H – 9 F
61 (21,3 F)
Données compilées en date de septembre 2007 par l’auteure. TJ = The New Brunswick Telegraph Journal ; TT = The Moncton Times&Transcript ; DG = The Fredericton Daily Gleaner ; H = homme ; F = femme.
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Les trois autres quotidiens du Nouveau-Brunswick, tous anglophones et propriété de l’empire industriel Irving, réservent une plus grande place aux femmes dans les fonctions de premier plan que ne le fait L’Acadie Nouvelle ; même si elles ne comblent qu’environ un poste de prestige sur cinq (tableau 4) dans le Telegraph Journal de Saint-Jean qui a une diffusion provinciale, le Daily Gleaner de Fredericton qui dessert la région de la capitale provinciale et, enfin, le Times&Transcript de Moncton qui couvre essentiellement la région du sud-est du Nouveau-Brunswick. Ce dernier fait figure de proue dans la province quant à la place des femmes dans la hiérarchie journalistique, puisqu’une femme et un homme se partagent la direction de l’information et que deux femmes font partie de l’équipe de six éditorialistes. Les postes de direction de la salle des nouvelles sont cependant presque exclusivement occupés par des hommes dans les quotidiens anglophones. Or, depuis la cueillette de nos informations en septembre 2007, le poste de rédacteur en chef au Daily Gleaner a été confié à celle qui occupait le poste d’éditorialiste en décembre 2007, soit après notre compilation initiale. Pour ce qui est des fonctions d’éditorialistes et de chroniqueurs, le clivage homme / femme est moins prononcé, et tranche d’autant plus avec la situation observée à L’Acadie Nouvelle. Afin de mieux cerner la particularité de L’Acadie Nouvelle, nous proposons maintenant de jeter un regard sur le profil de huit quotidiens de langue française publiés dans la province voisine, le Québec. Nous avons retenu les sept quotidiens du groupe Gesca et le quotidien indépendant Le Devoir, sélection qui ressemble à la situation de la presse quotidienne au Nouveau-Brunswick : un groupe dominant de presse et un quotidien indépendant. La pertinence de cette comparaison avec L’Acadie Nouvelle tient également au fait que cinq quotidiens du groupe Gesca ont leur siège social en régions et œuvrent au sein d’une communauté mi-rurale mi-urbaine et où sont présents les problèmes liés au déficit démographique, à l’exode des jeunes, au vieillissement de la population, au développement régional et à la diversification de l’économie.
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Marie-Linda Lord
Tableau 5 Hommes et femmes dans les fonctions de premier plan des quotidiens québécois Réd. chef
Dir. info.
Édito.
Chron.
Total (% F)
Quotidien
1H
1F
2H
1H–3F
8 (50 % F)
Nouvelliste
1H
1H
2H–1F
2H–2F
9 (33,3 % F)
Voix de l’Est
1H
1H
4H
_
6 ( % F)
La Tribune
1H
1H
3H–1F
2H–1F
9 (22,2 % F)
Le Droit
1H
1H
3H
6H
11 (0 % F)
Le Soleil
1H
1F
3H–1F
4H
10 (20 % F)
La Presse
1H
1H
3H–2F
13 H – 6 F
26 (30,8 % F)
Le Devoir
1H
3H–1F
3H–1F
23 H – 8 F
40 (25 % F)
Total
8H
8H–3F
23 H – 6 F
51 H – 20 F
119 (24,4 % F)
Données compilées en date du mois de septembre 2007 par l’auteure. H= homme ; F= femme.
La présence des femmes dans les fonctions journalistiques de premier plan (tableau 5) demeure limitée au Québec (24,4 %) en dépit des progrès des trois dernières décennies. Si quelques rares femmes sont directrices de l’information et éditorialistes, aucune n’est rédactrice en chef, et celles qui occupent une fonction de premier plan se retrouvent principalement dans la section des chroniques. En 1999, alors que la proportion de femmes était encore plus faible qu’aujourd’hui, le déficit de la main-d’œuvre féminine dans toutes ces fonctions avait fait dire à Nicole Beaulieu, dans la Gazette des femmes, que les Québécoises étaient les plus en retard du pays : De tous les « mâles médias », ce sont les quotidiens qui font la plus chiche part aux femmes. Sur ce chapitre (sic), les Québécoises paraissent les plus mal loties au pays. Une étude pancanadienne menée par Armande Saint-Jean, de l’Université de Sherbrooke, et Gertrude Robinson, de l’Université McGill, montre en effet que les Québécoises, désavantagées au départ, ont progressé plus lentement que les autres Canadiennes de 1974 à 1994. Non seulement l’effectif a à peine bougé (30 recrues en vingt ans !), mais les journalistes d’ici ont eu moins accès aux postes de responsabilité, même chez les cadres intermédiaires (Beaulieu, 1999 : 32).
L’Acadie remporterait-elle désormais la palme ? C’est ce que suggèrent les chiffres présentés qui montrent que, en termes de rôles
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journalistiques porteurs de pouvoir social, les Québécoises seraient malgré tout plus avantagées que les Acadiennes.
Des obstacles invisibles Cette faible – pour ne pas dire inexistante – présence des femmes aux postes journalistiques importants en Acadie du Nouveau-Brunswick nous amène à nous interroger sur les raisons qui ont conduit à cette situation qui existe toujours en 2008. Rappelons que jamais une femme n’a occupé un poste d’éditorialiste au sein du journal acadien de Moncton, L’Évangéline, alors qu’il était un quotidien (1949-1982), ni au quotidien provincial Le Matin de Moncton fondé le 11 août 1986 et disparu le 29 juin 1988. La féminisation des fonctions journalistiques porteuses de pouvoir social n’a pas encore eu lieu en Acadie. Pourquoi est-ce si important, pourrait-on se demander ? L’activité de parole est porteuse d’un héritage et d’un vécu collectif, qu’il soit féminin ou masculin. Les hommes et les femmes ne partagent pas nécessairement les mêmes aptitudes et attitudes sociales par rapport à l’acte de parole : chaque sexe a son système de valeurs, son histoire et son vécu collectif, lui-même à nuancer selon les autres appartenances sociales. Puisque les femmes n’ont pas acquis la légitimité journalistique que confèrent les premiers rôles porteurs d’un pouvoir prestigieux, elles doivent se servir des médias comme outil politique afin de démocratiser le discours social. L’acte de discours dans les médias crée des porte-parole qui, dans l’imaginaire social, deviennent des figures de références qui reformulent ce que Régine Robin (1989 : 47) appelle « l’“excès” du digressif ou du discours social dans ce qu’il [a] de menaçant ou de trop proliférant ». Ces porte-parole jouent un rôle important dans la transmission des préoccupations, des inquiétudes et des craintes dans l’espace public. Tout au long de son article « Mâles médias », Beaulieu (1999) insère des intertitres très évocateurs : « nœud de résistance », « barrières invisibles », « miroir déformant » qui pourraient tous être des éléments d’explication de la prédominance masculine tant à L’Acadie Nouvelle qu’à Radio-Canada Atlantique. Dans le cadre de l’accès limité des femmes aux postes de décision, il est souvent
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question du plafond de verre. Ce concept peut s’avérer utile pour notre étude puisqu’il désigne « l’ensemble des obstacles visibles ou invisibles qui peuvent rendre compte d’une certaine rareté des femmes en position de pouvoir et de décision dans les organisations publiques, dans les entreprises, mais aussi des associations ou les syndicats » (Laufer, 2004 : 11). Il fait référence à la ségrégation verticale dans les milieux professionnels qui permet d’expliquer la faible présence des femmes aux fonctions journalistiques porteuses publiquement d’autorité et de leadership. Il est parfois remplacé au Canada par celui de plancher collant qui se définit comme « une force antagoniste à la progression des femmes dans l’entreprise et qui les contraint à rester aux niveaux les moins élevés de la pyramide organisationnelle » (Laufer, 2004 : 12), aux positions considérées comme moins influentes et moins stratégiques. Ce concept nomme la ségrégation horizontale dans laquelle les femmes affrontent des obstacles difficiles à franchir, des obstacles généralement invisibles, qui sont la plupart du temps de nature psychosociale. Les Acadiennes sont-elles contraintes à la fois par le plafond de verre et le plancher collant qui les empêchent d’atteindre les sommets de la profession journalistique ? Ces ségrégations verticales et horizontales générées par des facteurs socioculturels propres aux sociétés occidentales ou nord-américaines, et d’autres particuliers à l’Acadie, semblent certes être une réalité qui freine l’accès des femmes aux mêmes responsabilités que les hommes dans les médias acadiens. Cette conjoncture médiatique met en question non seulement les pratiques de la parole dans la société acadienne, mais aussi les conditions sociales, historiques et même morales qui empêchent un déploiement démocratique. Des études complémentaires portant sur l’évolution de la situation des femmes dans tous les médias acadiens, y compris les hebdomadaires et les radios communautaires, ainsi que la réalisation d’entrevues avec des membres des salles de rédaction et même une période d’observation de longue durée dans les salles de nouvelles apporteraient certes des compléments d’information sur les raisons qui expliquent le retard qui prévaut au sein des médias acadiens. Or, le déséquilibre marqué entre les sexes dans les médias acadiens n’attire pas l’attention alors que les revendications pour le
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respect des droits linguistiques de la minorité francophone sont d’intérêt journalistique presque quotidiennement tant à L’Acadie Nouvelle qu’à Radio-Canada Atlantique. Le silence sur la question de la sous-représentation des femmes dans des fonctions de premier rang dans les médias acadiens a de quoi étonner pour deux autres raisons d’actualité. D’abord, au Nouveau-Brunswick, il est question d’équité salariale régulièrement dans les médias depuis la création de la Coalition de l’équité salariale du Nouveau-Brunswick en mai 1998 qui, « face à la pauvreté des femmes et à la discrimination que représentait la sous rémunération des emplois à prédominance féminine, revendique l’adoption d’une loi sur l’équité salariale dans les secteurs public et privé »5. Tant L’Acadie Nouvelle que RadioCanada Atlantique suivent de près l’évolution de ce dossier et L’Acadie Nouvelle s’est prononcée favorablement sur l’atteinte de l’équité salariale pour les femmes du Nouveau-Brunswick. Ensuite, il y a eu au Nouveau-Brunswick dans le cadre des élections municipales de mai 2008, une campagne gouvernementale dans les médias qui invitait les femmes à se porter candidates afin d’augmenter leur représentation et réduire le déficit démocratique entre les élus masculins et les élues féminines. L’objectif a été atteint puisque le nombre de femmes candidates et élues a augmenté sensiblement. Les médias acadiens ont cependant choisi de mettre l’accent sur le clivage homme / femme qui perdure dans la politique municipale et de le déplorer au nom de la démocratie. Or, les médias acadiens n’adoptent pas le même discours critique au sujet des inégalités entre les hommes et les femmes au sein même de leurs institutions alors que l’argument démocratique y serait tout aussi valable. L’avènement d’une femme éditorialiste à L’Acadie Nouvelle ou chef d’antenne à la télévision de Radio-Canada Atlantique donnerait, quoiqu’en doutent certains, un souffle nouveau au discours médiatique en Acadie. Avec des femmes aux postes de premier plan, les normes dites masculines – issues d’un milieu dominé par les hommes – ne seraient plus les seuls points de repère pour appréhender le monde, le rapport au pouvoir, les valeurs sociales, etc. La féminisation des postes d’influence journalistique, influence tant réelle que symbolique, constituerait un tremplin de l’engagement 5. Internet : .
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égalitaire et favoriserait assurément le renouvellement des valeurs démocratiques.
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204 Robin, Régine (1989), « Extension et incertitude de la notion de littérature », dans Marc Angenot et al. (dir.), Théorie littéraire. Problèmes et perspectives, Paris, PUF, p. 45-49.
Marie-Linda Lord Watine, Thierry (1993), « Pratiques journalistiques en milieu minoritaire : la sélection et la mise en valeur des nouvelles en Acadie », Thèse de doctorat (Communication), Université de Lille.
Les adolescentes dans le discours médiatique québécois : une présence paradoxale
Caroline Caron*, étudiante au doctorat Département de communication Université Concordia
Le thème de l’hypersexualisation a fait couler beaucoup d’encre au Québec au cours des dernières années. Le mot a d’abord évoqué une mode sexy ayant malencontreusement envahi un territoire réputé neutre : l’école. Au fil du temps, il est cependant devenu un référent flou, désignant à la fois une mode vestimentaire, des pratiques sexuelles jugées précoces, une image hypersexualisée des filles et des femmes dans les médias, de même qu’un symptôme de la « pornoïsation » (Levy, 2005) de la culture occidentale. Les médias, de même que les experts et le mouvement féministe, en ont parlé comme une mode dérangeante, un phénomène sexuel juvénile inquiétant et une situation potentiellement dangereuse pour l’intégrité physique et psychique des filles et des jeunes femmes. La
* Je remercie le CRSH et la Fondation Trudeau, grâce à qui la production de ce texte a été rendue possible. Je remercie également la professeure Josette Brun, pour m’avoir invitée à participer au séminaire de recherche de la CEFAN, puis à collaborer au présent ouvrage collectif. Enfin, je remercie ma directrice de thèse, Kim Sawchuk, pour la supervision de la recherche doctorale à l’origine de cette publication.
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notion de sexualisation précoce a été initialement utilisée comme synonyme d’hypersexualisation, mais c’est surtout cette dernière qui a perduré dans l’usage, jusqu’à quasiment évacuer la première. En 2005, l’Office québécois de la langue française en a d’ailleurs consacré l’usage dans une capsule linguistique diffusée dans son site Internet : Le terme […] se répand depuis quelques années, depuis en fait que la publicité érotise nos adolescentes, voire nos fillettes. Sexualiser, c’est donner un caractère sexuel à une chose qui n’en possède pas nécessairement. On parle d’hypersexualisation (sic) surtout pour dénoncer l’excès. La mode des pantalons taille basse et de ce qui est appelé familièrement des gilets(-)bedaine(s) incite bien des jeunes à nous dévoiler une bonne partie de leur anatomie, sans doute plus que la décence ou le bon goût ne le permettrait. […] Plusieurs écoles ont maintenant réglé ce problème en imposant le port d’un uniforme1 (OLF, 2005).
Cette définition saisit les principaux aspects de la sexualisation de la mode et de la culture de masse qui ont nourri des inquiétudes, ces dernières années, dans plusieurs pays occidentaux tels les ÉtatsUnis, l’Angleterre, la Norvège, la Suisse et l’Australie. À l’instar de ces pays, l’opinion publique canadienne s’est montrée préoccupée par la sexualisation précoce des corps féminins dans la publicité, les médias et la mode, qui est accompagnée de la troublante apparition, chez des préadolescentes et certaines fillettes, de pratiques vestimentaires et corporelles auparavant réservées aux femmes2. Mais d’après la revue de documentation de Gouin et Wais (2006), les recherches abordant ce type de problématiques socioculturelles tendent à ignorer les réalités des communautés francophones du pays. La variable linguistique paraît pourtant pertinente alors que c’est principalement la culture anglo-américaine qui est mise en cause en raison de son marketing exhibitionniste, incarné par des vedettes telles Britney Spears, Jennifer Lopez, Christina Aguilera, les Spice Girls et Rhianna. Le récent échec commercial de la chanteuse québécoise Caroline Néron, qui a tenté de créer et d’occuper ce créneau de la femme fatale usant d’une sexualité provocatrice, semble justement témoigner des limites de la transférabilité des 1. Italique dans le texte original. 2. En matière d’épilation et de chirurgie esthétique, par exemple.
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tendances anglosaxonnes au marché culturel québécois francophone. Les objectifs de vente du disque « Reprogrammée », lancé en avril 2006, sont loin d’avoir été atteints, à tel point que la chanteuse a dû revoir son plan de carrière et délaisser le monde de la chanson. Le vidéoclip de lancement, « Colle-toi à moi », a d’ailleurs reçu un accueil très mitigé ; la chanteuse y exécute une chorégraphie lascive et provocante qui n’a manifestement pas plu au public québécois. Si cet exemple est révélateur de l’influence de la langue sur le degré de perméabilité au phénomène mondial d’américanisation de la culture, on peut penser que l’hypersexualisation mérite d’être analysée dans le contexte particulier du Québec francophone. Un examen du discours public / médiatique sur l’hypersexualisation de la mode et des médias, ancré dans le contexte franco-québécois, pourrait donc jeter un éclairage utile à une appréhension plus générale d’un phénomène répandu dans le monde occidental. On sait, par ailleurs, qu’une meilleure compréhension des multiples expériences des filles francophones au Canada est nécessaire à l’adoption de politiques publiques adaptées à cette population dont la diversité est relativement ignorée dans la documentation existante (CWF, 2005 ; Gouin et Wais, 2006). Le cas du Québec francophone se présente donc ici comme un cas d’espèce pertinent tant du point de vue canadien que québécois. Le présent texte retrace et analyse quelques moments clés de la controverse au cours des dernières années. J’y discute aussi de la troublante observation à l’effet que dans le discours médiatique québécois au sujet de l’hypersexualisation, les filles et les adolescentes occupent une position paradoxale : l’inaudibilité de leurs voix contraste avec l’omni présence visuelle de leurs corps3. Que signifie ce paradoxe ? 3. Les résultats commentés dans ce texte proviennent d’une analyse de discours issue de ma recherche doctorale en cours au département de communication de l’Université Concordia. Ma thèse porte sur les processus de marginalisation de groupes sociaux dans l’espace public / médiatique et sur les effets sociopolitiques de cette marginalisation. Un des volets de cette recherche consiste à analyser la couverture médiatique et le contenu des échanges publics sur le sujet (2000-2008). L’analyse met en évidence le caractère genré des processus communicationnels et donne la parole à des adolescentes afin de compenser le silence auquel elles sont confinées dans l’espace public / médiatique québécois. L’adjectif « genré » est dérivé
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Autopsie d’une controverse Selon la sociologue canadienne Rebecca Raby (2005), les discours organisent notre manière de penser le monde et d’en parler ; ils produisent des visions particulières du monde et des gens. Les experts invités à commenter publiquement les problématiques sociales et les enjeux de société ont la possibilité d’articuler leurs visions du monde et de diffuser leur point de vue auprès d’un vaste public. Cet accès privilégié à la tribune publique permet à certains acteurs ou groupes sociaux de non seulement définir des problèmes et des enjeux, mais aussi, de privilégier certaines solutions à d’autres. Ce qui paraît relever du consensus social n’est souvent que le produit de ces inégalités, renforcé par un phénomène de communication publique attesté par la recherche : le conformisme d’opinion, à travers lequel s’exprime un effet répressif des médias de masse. Plus une opinion est émise fréquemment, plus elle paraît répandue ; la crainte du rejet social incite plusieurs personnes à taire des opinions contraires, ce qui a pour effet de renforcer la perception sociale quant à la dominance de cette opinion (Nœlle-Neuman, 1993). L’examen du traitement d’une problématique sociale dans l’espace public offre donc un terrain de recherche propice à l’étude des rapports sociaux tels qu’ils s’expriment dans l’espace social de la communication. Dans ma recherche doctorale en cours, j’ai analysé la couverture médiatique de la sexualisation précoce des jeunes filles et de du nom « genre », un concept hérité de la théorie féministe anglo-saxonne distinguant le sexe biologique (sex) du sexe social (gender). Ce concept, central dans mon travail de recherche, opérationnalise le célèbre aphorisme de Simone de Beauvoir (1949) : « On ne naît pas femme, on le devient ». Rémy Rieffel (2003 :10) précise que le genre est une catégorie d’analyse permettant « … de dépasser les analyses qui confinent les différences [hommes-femmes] à l’ordre de la nature et qui escamotent le poids des rapports sociaux dans la construction des identités sexuées ». Dans les écrits de langue française, le genre (gender) est désormais passé dans l’usage, tout autant que son adjectif « genré » (gendered). L’usage en est d’ailleurs corroboré par la traductrice Cynthia Krauss, qui a publié en 2005 la traduction du célèbre ouvrage Gender Trouble de la théoricienne féministe Judith Butler (1990). Pour en savoir plus, consulter les notes de la traductrice (Butler, 2005 : 23-24).
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l’hypersexualisation4, un terrain de recherche qui s’est avéré fructueux pour penser et comprendre la place qu’occupent les filles, les adolescentes et les jeunes femmes d’aujourd’hui dans la structure sociale. Le corpus analysé pour la production du présent texte est entièrement québécois et francophone. Il couvre la période allant de mars 2000 à mars 2006 et comprend : des articles de quotidiens et de magazines spécialisés (éditoriaux, reportages, lettres d’opinion), des émissions de télévision et de radio (chroniques, débats, information et divertissement), des rapports et des recherches commentés dans l’actualité, ainsi que des événements publics (des colloques, par exemple). Par discours public / médiatique, je réfère à l’ensemble des points de vue exprimés lors d’événements ou de rencontres à caractère public, ainsi que ceux médiatisés grâce aux médias écrits, radiophoniques, télévisuels et électroniques.
Des moments clés qui révèlent le malaise social… et induisent la panique Des préoccupations apparaissent dans les années 2000, quand des adultes, souvent des hommes du milieu de l’éducation, se plaignent dans le courrier des lecteurs du journal local, de la tenue inappropriée, offensante et provocante des élèves féminines. Les vêtements incriminés sont le string (qui dépasse), les gilets-bedaine (qui remontent), les pantalons à taille (trop) basse, les cols (trop) échancrés et les camisoles à bretelles spaghetti. Ces vêtements, disent les professeurs et directeurs d’écoles, sont à l’origine du jeu du chat et de la souris se déroulant quotidiennement dans la plupart des écoles québécoises. Comme enseignante au secondaire, j’ai perçu, de l’intérieur, le trouble et l’exaspération du personnel scolaire face à cette situation.
4. Comme il a été mentionné ci-dessus, la notion de sexualisation précoce a été surtout utilisée au début de la controverse, mais le terme a été supplanté par la notion d’hypersexualisation. M’alignant sur la tendance en vigueur, dans le présent texte, j’emploie les deux termes de manière synonyme, tout en recourant plus souvent au dernier.
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Au cours des années suivantes, les médias parlent régulièrement du phénomène et le traitent comme un problème social. Selon ce qui est rapporté, la mesure la plus courante pour endiguer le problème dans les écoles consiste à imposer, par-dessus les vêtements illicites, le port d’un vêtement chaud et laid, comme un immense chandail en coton ouaté portant l’inscription J’aime mon école. Ce n’est pas la seule mesure coercitive. D’autres règlements, moins courants, visent le respect des longueurs réglementaires. Certains enseignants et enseignantes mesurent les jupes ou exigent que les étudiantes lèvent les bras pour vérifier que le nombril reste camouflé. Certaines directions d’école retournent les fautives à la maison pour qu’elles se changent, ou pour une brève suspension. Légères, sévères ou draconiennes, ces mesures répressives n’ont pas résolu le problème de fond. Ainsi, en novembre 2004, le célèbre personnage animé, Gérard D. Laflaque, consacre son éditorial télévisuel hebdomadaire à « l’invasion des nombrils au Québec »5. Sur le ton caricatural qu’on lui connaît, Laflaque y emprunte le discours victimisant alors en vigueur dans la polémique concomitante à propos du décrochage scolaire des garçons. Laflaque prétend que les étudiants masculins sont désormais « victimes des nombrils » : à cause des excès vestimentaires de leurs collègues féminines, leurs résultats scolaires sont en chute libre. Un étudiant pris à témoin affirme sa « dépendance aux nombrils », dont il ne soupçonnait même pas l’existence avant que ses camarades féminines ne les exhibent outrageusement. Devant un constat aussi troublant, Laflaque déclare gravement, avec son indéniable sens de la parodie, que « le nombril devrait être illégal jusqu’à 18 ans ». Cet éditorial humoristique confirme l’importance et la place qu’occupent, dans l’espace public, les préoccupations associées à l’hypersexualisation. Le trouble est indéniablement partagé par un nombre suffisant d’acteurs pour qu’une satire puisse en être
5. L’émission Et Dieu créa…Laflaque est créée et produite en dessins animés, par le caricaturiste expérimenté Serge Chapleau. Elle est présentée à Radio-Canada le dimanche soir à 19h30. L’éditorial clôt l’émission, juste avant la très populaire émission Tout le monde en parle, animée par Guy A. Lepage.
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présentée à heure de grande écoute télévisuelle. Grâce à l’exagération, le propos met nettement en évidence la rhétorique du discours parodié. À cet égard, il est intéressant de noter qu’en dépit de son habituelle perspicacité, le caricaturiste n’a tout de même pas réussi à se soustraire de la logique androcentrique de ce discours : il a adopté un point de vue masculin sur le problème et fait témoigner un adolescent plutôt qu’une adolescente. L’absence de point de vue féminin est tout à fait conforme à la dynamique des rapports sociaux de sexe à l’œuvre dans la controverse sur l’hypersexualisation, où la centralité du point de vue masculin est tellement tenue pour acquise qu’elle passe inaperçue. Cet éditorial de Gérard D. Laflaque de l’automne 2004 peut être considéré comme un texte médiatique charnière dans la controverse analysée, car il fixe ce moment où, dans le discours public, l’inquiétude généralisée se mute en véritable anxiété collective. Quelle est la nature de la menace au juste ? Et qui menace qui ? Grâce à l’effet grossissant de la caricature, l’implicite se dérobe. Les propos du personnage exposent la logique discursive en vigueur qui positionne les filles comme un groupe social à l’origine d’un malaise public nécessitant une intervention. Cette perturbation touche les enseignants et les élèves de sexe masculin tout particulièrement. En fait, le phénomène d’hypersexualisation dérange parce qu’il entre en contradiction avec le présupposé de la neutralité sexuelle du territoire scolaire et qu’il transgresse une norme (hétéro)sexuelle postulant la primauté du désir masculin. Les attributs – tels obscène, provocante, offensante et choquante – utilisés pour qualifier la tenue incriminée indiquent que les commentateurs perçoivent la mode sexy comme une provocation à connotation (hétéro)sexuelle. Et ce qui paraît choquant, c’est que l’offre sexuelle soit posée par les filles elles-mêmes. En effet, les propos exprimés imputent souvent aux adolescentes une intention de choquer. Mais il s’agit là d’une lecture particulière : lorsqu’elles privilégient un style vestimentaire, il se peut que les adolescentes aient des intentions autres que celles leur étant imputées. Le corps féminin dévoilé par une mode dite « trop sexy »6 6. Notons que le « trop » semble néanmoins indiquer qu’elle doit tout de même l’être un peu…
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renvoie à une sexualité avec laquelle ni l’école, comme institution, ni les adultes, en tant que parents ou enseignants, ne sont à l’aise. Cela explique sans doute la prégnance du sujet dans l’actualité québécoise des dernières années et le ton généralement alarmiste sur lequel les experts et les journalistes l’ont abordé. La période qui s’étend du début de l’automne 2004 à la fin du printemps 2005 intensifie la couverture médiatique des pratiques sexuelles inquiétantes des jeunes. Le Journal de Québec publie à la une les aveux d’une mère consternée d’avoir découvert que sa fille se montrait nue sur Internet. Des tribunes radiophoniques permettent au public de s’exprimer sur les fellations que des jeunes filles auraient faites à des garçons dans une cour d’école montréalaise7. Des extraits d’enquêtes de Statistique Canada sur les pratiques sexuelles des jeunes sont abondamment commentés, avec une insistance sur la précocité des premières relations sexuelles chez une minorité d’adolescents et d’adolescentes canadiens. Des événements publics, comme des conférences ou des rencontres entre des directions scolaires et des parents, sont couverts de manière sensationnaliste : les conduites les plus débridées ou les plus précoces rapportées par les autorités scolaires sont mises en évidence. La panique s’enclenche et induit une telle perception de menace imminente que le monde politique se sent obligé de réagir. Entre mai et septembre 2005, l’Assemblée nationale aura abordé le sujet en Chambre, des instances gouvernementales auront commandé des rapports publics et l’aile jeunesse du Parti libéral du Québec aura même proposé l’adoption d’une loi anti-string ! Cette évolution de la couverture médiatique de l’hypersexualisation au Québec procure des bases empiriques illustrant un paradoxe décrit dans la théorie médiatique. D’une part, ce sont souvent les médias qui attirent l’attention du public sur des problèmes sociaux réels, mais, d’autre part, leur tendance à amplifier les inquiétudes et à polariser les débats a pour effet de les 7. Incident exceptionnel rapporté dans les médias en avril 2005, mais qui continue néanmoins à être cité en 2007, d’une manière le dénuant de son caractère événementiel isolé. Cela contribue au maintien d’une perception publique alarmiste quant aux pratiques sexuelles des préadolescents et des adolescents.
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exagérer. Cette amplification crée sporadiquement des angoisses collectives (moral panics) dans l’espace public / médiatique, souvent liées aux domaines du sexe, de la violence ou du crime (McQuail, 2000). Les implications sociopolitiques du phénomène sont qu’elles créent des climats propices à rendre acceptables des formes de contrôle social qui seraient autrement perçues comme inadéquates et injustifiées. Ainsi, l’indignation généralisée soulevée par la mode sexy au Québec a conféré une légitimité aux mesures accrues de contrôle des corps féminins que les institutions scolaires ont introduites au cours des dernières années8. Durant la période analysée, soit de 2000 à 2006, on constate effectivement un progrès constant de l’acceptabilité sociale de l’uniforme scolaire dans le discours public / médiatique. Bien que non scientifique, à l’automne 2005, un sondage télévisuel confirme la tendance. Au bulletin de nouvelles de 18 heures du canal TVA, à Québec, 88 % des téléspectateurs répondent positivement à la question « Les écoles devraient-elles opter pour l’uniforme ? »9. Il s’agit d’une période où les médias rapportent l’adoption de cette mesure par un nombre croissant de directions d’écoles qui se disent fières d’avoir ainsi ramené la sérénité dans leur institution. La plupart du temps, les élèves n’ont pas été partie prenante au processus décisionnel, mais les médias rapportent tout de même que tout le monde est ravi : élèves, parents et enseignants. Cette solution est cependant loin de faire l’unanimité auprès des parents, il existe une dissension plus vive sur le terrain que ne le révèlent les médias10. En somme, 8. Même s’il est parfois question de la tenue vestimentaire des garçons, le fait est que, la vaste majorité du temps, c’est la tenue des filles qui est dénoncée et qui fait l’objet d’un contrôle institutionnel. Un commentateur de la chaîne de télévision TQS a d’ailleurs résumé en 2005 : « Tout le monde sait que c’est à cause de la tenue vestimentaire des filles qu’on a rentré les uniformes dans les écoles. » 9. Selon le diffuseur, 2 000 personnes ont répondu au sondage. 10. Sur ce point, je me réfère à mon expérience professionnelle dans le milieu de l’éducation ainsi qu’aux commentaires recueillis lors de trois tournées de consultations auxquelles j’ai participé en tant que secrétaire de consultations publiques auprès du Conseil de la famille et de l’enfance. Bien que ces consultations n’aient pas porté directement sur le sujet discuté ici, elles ont été l’occasion de voir surgir des préoccupations, chez de nombreux parents, quant aux coûts des uniformes scolaires et à la manière peu démocratique avec laquelle ils ont été introduits.
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il apparaît clairement que le discours médiatique sur l’hypersexualisation a eu pour effet de créer un contexte sociopolitique où les institutions scolaires ont pu présenter comme légitime, une solution contraignante dépourvue d’intention éducative. Des chercheuses, des intervenantes et des militantes féministes avaient pourtant proposé une autre solution : une éducation sexuelle de qualité accessible à tous les jeunes de la province11. Leurs analyses de la culture de masse, axées sur les logiques socio économiques de production culturelle, ont pour leur part insisté sur les « effets de vulnérabilisation » possiblement engendrés par la sexualisation précoce des filles : une fragilisation de l’estime de soi ayant pour conséquence une plus grande exposition à la violence et aux abus sexuels (Bouchard et Bouchard, 2003, 2005). Les enjeux liés au développement psychosocial et à l’établissement de rapports égalitaires entre les garçons et les filles soulevés par la pornoïsation de la culture (Levy, 2005) ont incité le mouvement féministe à préconiser une intervention éducative adaptée aux réalités et aux besoins des jeunes. Sur ce point, l’analyse féministe se distinguait du discours dominant et se distançait des mesures de contrôle du corps privilégiées par les représentants scolaires. Mais les subtilités de l’analyse féministe n’ont pas été mises en évidence par les médias ; en outre, cette analyse ne semble pas avoir exercé d’influence significative sur la décision des institutions scolaires. L’analyse de discours public / médiatique peut être envisagée ici comme un outil permettant une meilleure compréhension du contexte dans lequel le mouvement de réforme des codes vestimentaires s’est enclenché au Québec. Mon analyse ne se présente pas comme un blâme à l’endroit du milieu scolaire, qui a réagi à un problème réel et persistant de gestion quotidienne des tenues vestimentaires. Elle met cependant en évidence comment ce climat empreint d’émotions (malaise, inquiétude, peur, puis angoisse) a facilité l’occultation des jeunes dans la résolution du problème. 11. Parmi les plus citées, notons la politologue Pierrette Bouchard et les sexologues Francine Duquette et Jocelyne Robert. J’ai moi-même été assistante de recherche lors du démarrage des premiers travaux de Pierrette Bouchard sur la sexualisation précoce (voir Bouchard et Bouchard, 2003).
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Cette analyse en plan général incite à interroger les paradoxes de cette attitude autoritaire, qui n’a pas permis aux élèves de faire des apprentissages au sein d’institutions dont c’est pourtant la mission. Tous les acteurs semblaient pourtant s’entendre sur la nécessité d’éduquer les jeunes aux effets de manipulation des médias et des industries de la mode, et de leur inculquer une forme d’étiquette vestimentaire. Or, rares ont été les réformes vestimentaires accompagnées d’interventions pédagogiques allant en ce sens. Le comportement des adultes mérite certainement, lui aussi, de faire l’objet d’une réflexion critique.
Une représentation dichotomique et paradoxale des adolescentes Dans un des rares articles traçant le bilan des études françaises sur la problématique femmes / médias, Michèle Mattelart (2003 : 39) souligne le consensus existant dans la documentation scientifique quant au rôle significatif des médias dans la production et la reproduction d’une conception hiérarchisée des sexes et des relations de genre12 : « En connotant le genre féminin avec des caractéristiques spécifiques, les moyens de communication sont des agents puissants dans la production et la rénovation constante de la signification imaginaire du sexe féminin. » Cette « valence différentielle des sexes » constitue un frein à la quête vers l’égalité ; l’anthropologue Françoise Héritier (1996) a longuement insisté sur la nécessité de dépasser le simplisme de ce schéma millénaire. L’analyse préliminaire de mon corpus atteste autant la difficulté cognitive à sortir de cette conception binaire et hiérarchisée des sexes, que de la tendance polarisante des médias qui contribue au maintien de cette vision dichotomique des relations de genre et, plus généralement, de la réalité sociale. Ces tendances se cristallisent dans la figure dichotomique de l’adolescente sexy omniprésente dans le discours analysé, où les filles adhérant à la mode en vigueur sont décrites soit comme des victimes, soit comme des aguicheuses. Un article paru en 2005 dans le magazine Parents-Ados est 12. Une définition du concept de genre est fournie à la note 3 du présent texte.
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e mblématique. Dans cet article, intitulé « Nos filles portent-elles des vêtements trop sexy ? », la journaliste explique « qu’il est crucial de comprendre qu’il y a deux sortes de filles sexy » : celles qui veulent délibérément montrer leur corps et celles qui ne suivent la mode qu’en toute inconscience. Victimes de la mode ou cherchant la provocation, ces jeunes filles et ces jeunes femmes doivent faire l’objet d’une surveillance particulière. Les parents ne devraient pas hésiter à recourir à leur autorité, tant pour les premières que pour les secondes (Hamel, 2005). Si cette catégorisation dichotomique flottait jusque-là de manière implicite dans le discours des experts, la voilà désormais mise à plat. Cet étiquetage s’aligne sur les points de vue médiatisés dans l’espace public : les adolescentes sexy sont soit (intentionnellement) provocatrices, soit (inconsciemment) manipulées par les médias et la mode. Dans cette controverse où règne un ton moralisateur, les adolescentes paraissent inadéquates, quoi qu’elles fassent. En fait, le point de vue féministe qui s’est exprimé dans l’espace public (recherches, interventions publiques et médiatiques) semble avoir, malgré lui, servi d’ancrage à la tendance polarisante des médias et à la reproduction d’une conception dichotomique des sexes et des relations de genre. On peut penser qu’un élément ayant facilité ce processus réside dans le fait que le discours féministe ne s’est pas inscrit en totale rupture avec le discours androcentrique auquel il réagissait. En effet, en dépit de leurs appartenances idéologiques, les experts et les commentateurs s’entendent pour désigner les médias comme principaux responsables du problème de société. La chanteuse Britney Spears apparaît comme l’icône incarnant cette responsabilité médiatique ; son nom surgit dans presque tous les documents du corpus analysé. L’autre sujet important d’intersection des points de vue énoncés est le postulat de l’adolescente manipulée. Les experts semblent effectivement considérer les adolescentes comme des êtres à la merci de multiples influences externes : mères trop sexy, amis, industries de la mode, publicité et marketing américain de la culture populaire. Il paraît impensable que des adolescentes puissent adhérer à la mode sexy par choix délibéré13. 13. À cet égard, l’article de Bouchard et Bouchard (2005) est très éloquent.
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Le discours féministe présentait peut-être trop de points communs avec le discours dominant pour avoir été présenté dans les médias comme un discours oppositionnel. En fait, la congruence des opinions semble avoir plutôt permis aux médias de capitaliser sur l’élément le plus sensationnel et le plus généralisé, c’est-à-dire le sentiment d’inquiétude et d’urgence partagé par une majorité d’acteurs. Il était alors facile d’éluder les solutions éducatives avancées par le mouvement féministe, au profit de la solution coercitive – les uniformes – plus visible, mais aussi, plus spectaculaire. Comme on a pu l’observer, cette solution a été en mesure d’alimenter la machine médiatique sur une base régulière, notamment en 2005. Mais cette couverture médiatique a produit cette curieuse inco hérence où les médias ont inlassablement dénoncé, sur un ton alarmiste et moralisateur, un problème de société pour lequel ils étaient tenus responsables, alors même qu’ils recouraient à des images suggestives d’adolescentes sexy dans leurs reportages. Paradoxalement, ce voyeurisme reproduisait le phénomène tout en le dénonçant14. Un autre aspect dérangeant du discours public / médiatique analysé est la monopolisation de l’espace public par des adultesexperts. Parmi ceux ayant eu voix au chapitre, on compte des directeurs d’école, des enseignants, des psychologues, des sexo logues, des intervenants sociaux, des parents, des commentateurs de tout acabit et des citoyens ordinaires. Désignées comme des victimes ou comme une source de provocation mal intentionnée, les adolescentes ont du mal à se faire entendre : les adultes s’expriment à leur place et en leur nom. Les rares occasions où des adolescentes sont interrogées, leurs propos confortent l’opinion publique. Au sein du discours public / médiatique, les filles sont au centre de la controverse, mais en marge des discussions; leurs voix sont inaudibles, instrumentalisées ou carrément absentes.
14. Des exemples : photographies d’adolescentes portant un pantalon à taille basse laissant apercevoir un string, images de gilets-bedaine, images brouillées de filles en petite tenue ou en train de se déshabiller, images brouillées montrant des écrans d’ordinateur affichant des pages de sites pornographiques. Ces exemples proviennent de médias écrits, électroniques et télévisuels.
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Dans la presse écrite, par exemple, les citations attribuées à des adolescentes sexy montrent que celles-ci considèrent qu’elles suivent simplement la mode (elles sont donc victimes malgré elles) ou qu’elles apprécient ce style vestimentaire (elles sont donc intentionnellement provocatrices). C’est un point de vue d’adultes qui s’exprime à travers cette voix instrumentalisée. La presse féminine adolescente aurait pu se montrer plus favorable à l’expression des idées de ses lectrices, mais la controverse sur l’hypersexualisation y est curieusement occultée. Dans mes travaux antérieurs, j’ai montré comment cette presse pratiquait le même ostracisme à l’endroit des adolescentes que les autres médias, réduisant pratiquement à néant les opportunités de prise de parole, et accordant davantage d’importance aux points de vue masculins (Caron, 2003). Ces constats montrent les limites d’un système médiatique que certains croient doté d’un rôle de chien de garde de la démocratie. Ils nous obligent à reconnaître le problème démocratique posé par l’absence d’une véritable tribune publique d’expression pour les filles et les jeunes en général. Cette dynamique de communication dans l’espace public, lieu d’expression des rapports sociaux, est visiblement marquée par le genre et s’inscrit dans la complexité croissante des rapports entre les femmes et les médias (Mattelart, 2003 : 25). Au moment où de nouvelles matrices conceptuelles sont à prendre en compte dans l’analyse de cette problématique, la persistance de stéréotypes séculaires, légués par les grands récits théologiques, apparaît effectivement troublante. À ce sujet, la sociologue Francine Descarries (2005) rappelle que le couple « femme victime » / « femme provocatrice » demeure fortement ancré dans l’imaginaire collectif occidental, ce qui a pour effet d’essentialiser les rapports sociaux de sexe et de cautionner leur dissymétrie. Cela explique sans doute la tendance à (sur)responsabiliser les femmes que j’ai observée dans le corpus analysé. Les mères sont accusées de donner un mauvais exemple à leurs filles en s’habillant ellesmêmes de façon trop sexy. Le féminisme est blâmé de ne pas avoir prévenu ni endigué le phénomène. Le rôle des hommes, quant à lui, demeure étrangement incontesté15. Ainsi, on a pu entendre un enseignant du secondaire avouer avec aplomb, et sans que cela ne soulève de tollé, qu’il ne se gênait pas pour regarder ce que les
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filles exhibaient, justifiant sa conduite en attribuant aux filles dites sexy une intention d’être ainsi regardées par des hommes matures (Fournier et Côté, 2003). Mon malaise est profond face à une telle affirmation qui s’aligne sur le comportement des agresseurs se donnant bonne conscience en reportant sur les victimes la responsabilité de leurs gestes inadmissibles. Il est également déconcertant que cette rhétorique évoque le symbole séculaire de la femme tentatrice – Ève, dans la Bible – qui entretient une représentation éculée de la féminité (Descarries, 2005).
Vers une meilleure prise en compte de la diversité des expériences vécues par les jeunes Québécoises francophones Le pouvoir du discours public / médiatique tient dans sa capacité à définir un problème social, à déterminer la légitimité des conceptions et des actions des acteurs impliqués, et donc, à privilégier certaines analyses et solutions (van Zoonen, 1994 : 40, traduction libre). L’exclusion des débats publics où se font de telles tractations discursives a des conséquences sociopolitiques. On l’a vu, l’omniprésence des corps féminins adolescents dans la couverture médiatique de l’hypersexualisation au Québec contraste avec l’inaudibilité des voix adolescentes. Il est sans doute permis de penser que ce silence a contribué à la perception d’un consensus social quant à la gravité du problème et à l’urgence d’agir. De plus, que la catégorie filles soit utilisée dans le discours médiatique au sujet de l’hypersexualisation comme un référent à un groupe monolithique tend à justifier le silence auquel les adultes-expertscommentateurs-décideurs confinent les adolescentes dans l’espace public et dans les institutions. Dès lors, on peut s’interroger sur ce qu’il en aurait été si des voix discordantes, dont celles des adolescentes, avaient été entendues dès le commencement de la controverse. La légitimité de l’uniforme scolaire s’en serait sûrement trouvée amoindrie, et il aurait été moins aisé de maintenir les jeunes 15. Deux exemples : un numéro spécial de la Gazette des femmes publié en septembreoctobre 2005, intitulé « Hypersexualisation des filles. Échec du féminisme ? » ; un débat animé par Marie-France Bazzo à Télé-Québec le 3 mars 2006, intitulé « Hypersexualisation : est-ce la faute aux femmes ? ».
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à l’écart du processus décisionnel. Or, si les jeunes avaient pu se prononcer sur la définition du problème et de la solution, ils auraient alors pris part au processus délibératif fondamental en démocratie; l’école aurait réglé ses problèmes de discipline dans le respect de sa mission. J’émets l’hypothèse qu’une conceptualisation de l’hypersexualisation qui adopterait un point de vue plus favorable aux filles et plus représentatif de la diversité de leurs expériences (linguistique, religieuse, ethnique, etc.) pourrait nous aider à sortir de ce blocage communicationnel. Pour l’instant, la recherche canadienne sur les filles est dominée par une vision anglocentrique qui ne permet pas d’appréhender l’ampleur de cette diversité ni les besoins spécifiques de cette population (Gouin et Wais, 2006). Quant à la documentation en langue française, surtout effectuée au Québec sur des thèmes reliés à la sexualité adolescente, elle renvoie une image homogénéisée et problématique de la catégorie filles, une image de victimisation et de vulnérabilité (Gouin et Wais, 2006). La négation du statut de sujet empreinte dans cette construction de la réalité me paraît très préoccupante. Elle invite à une réflexion théorique critique quant à la nature du phénomène d’hypersexualisation et des discours qui le sous-tendent, mais aussi, quant au statut même des filles et des jeunes femmes au sein du mouvement féministe.
Références
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La rencontre de l’antiféminisme et d’Internet : analyse de sites web qui se disent à la défense des droits des pères et des hommes*
Louise Langevin Professeure titulaire Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes Faculté de droit Université Laval
« Il n’existe pas de misogynie charmante ou bénigne, pas plus de racisme charmant ou sans danger. » (Groult, 1993, 42).
En réaction aux progrès réalisés par les femmes en tant que citoyennes à part entière, est apparu, au Québec et ailleurs dans le monde occidental, un mouvement de backlash (ressac) antiféministe qui se manifeste de différentes façons. Entre autres, des groupes antiféministes, qui disent faire la promotion des droits des pères et * Nous désirons remercier nos deux assistantes de recherche qui ont participé à la recherche et à la rédaction et qui désirent conserver l’anonymat afin de protéger leur vie privée, ainsi que la professeure Dominique Damant de l’École de travail social de l’Université Laval pour ses commentaires, le Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF) et la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes de l’Université Laval pour leur appui financier.
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des hommes et qui dénoncent le féminisme, ont mis en ligne des sites Internet. Leur discours attire l’attention des médias et a possiblement de l’influence tant sur les hommes que sur les femmes. Bien que les groupes antiféministes et leur présence sur le Web soient un phénomène occidental, l’enjeu est mondial : les sites Internet sont accessibles de partout sur la planète et leur contenu peut potentiellement influer sur beaucoup de personnes. Il est nécessaire ici de rappeler la force de pénétration d’Internet, qui constitue une innovation majeure dans les modes de communication. Le nombre d’internautes, répartis sur tous les continents, est aujourd’hui estimé à un milliard1. Il est impossible d’évaluer le nombre de sites Web présentement en ligne, pas plus que l’on ne peut dire combien sont créés, modifiés ou effacés chaque jour. Une chose est sûre : le monde Internet est vaste et son auditoire l’est tout autant. Par ailleurs, Internet offre des avantages certains pour les groupes qui nous intéressent. Un site Web est facile à mettre en ligne, sans contraintes géographiques ni financières. Il permet de communiquer avec les membres actuels ou d’en recruter de nouveaux. Leurs concepteurs peuvent s’en servir comme d’un forum pour exposer les opinions du groupe, ou encore en tant que médium éducatif destiné au public général. Le Web permet aussi à ces groupes de contrôler leur image par des sites de qualité professionnelle sans avoir l’air extrémiste ou antiféministe à première vue. Internet offre aussi l’occasion à des individus ou à des groupuscules de s’allier virtuellement. Ils ont l’impression qu’ils ne sont pas seuls à partager leurs opinions. L’autoroute électronique aide donc à former une communauté, lui donne un sens et une identité. Bref, les nouvelles technologies de l’information offrent aux groupes de défense des droits des pères et des hommes, ou à tout autre groupe, un outil de communication à portée internationale, efficace et peu coûteux. 1. En Amérique du Nord, 70 % de la population utilise Internet, comparativement à 55 % en Océanie et Australie, 41,7 % en Europe, 20 % en Amérique latine, 12,4 % en Asie, 17,3 % au Moyen-Orient et 4,7 % en Afrique. Ainsi, Internet demeure nettement plus courant dans les pays riches et développés. Il est néanmoins présent sur chaque continent. Ces chiffres datent du 18 septembre 2006. Internet : (24 novembre 2007). AFP, 2006.
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Pourtant, peu d’études se sont penchées sur le contenu de ces sites pour en dénoncer le caractère antiféministe2. La présente étude exploratoire analyse le contenu de sites Web québécois et francophones qui affirment travailler à la défense des droits des pères et des hommes ou réfléchir à la condition masculine3. Nous adoptons un cadre théorique féministe, qui tient compte des rapports sociaux inégalitaires de sexe et qui remet en question les concepts et leurs interprétations élaborés sans tenir compte des réalités des femmes (Ollivier et Tremblay, 2000 ; Dagenais, 1994). Il s’agit de poser la question sur les femmes : quels sont les effets des nouveaux phénomènes sociaux tels les sites web ? En plus d’aborder des champs inexplorés, le cadre féministe nous permet de reconceptualiser le savoir et de proposer des changements sociaux. Ce cadre d’analyse féministe nous permet d’affirmer que les sites que nous avons étudiés constituent un nouveau lieu de manifestation de l’antiféminisme. Au cours de l’été 2006, nous avons dressé une liste de 10 sites Web québécois et francophones qui affirment travailler à la défense des droits des pères ou des hommes ou proposer une réflexion sur la condition masculine. Cette liste a été élaborée en consultant les hyperliens mentionnés par le site d’un groupe de pères connu pour ses gestes publics très médiatisés. À partir de cette liste, nous en avons retenu cinq qui semblaient être mis à jour régulièrement4. 2. Nous n’avons recensé aucune étude qui porte sur le caractère haineux des sites web antiféministes. Nous ne nous penchons pas sur les sites Web haineux qui attaquent les minorités ethniques ou les homosexuels, et qui touchent aussi les femmes membres des minorités visées. Des organismes surveillent et recensent les sites Web haineux, par exemple le Simon Wiesenthal Centre, Internet : (24 novembre 2007). Voir Goodspeed, 2006. Pour une analyse de sites Web haineux, voir Gerstenfeld, Grant et Chiang, 2003. 3. Bien que les sites Web qui visent la défense des droits des pères et des hommes ne soient pas une réalité exclusive au monde francophone, nous avons cependant choisi d’analyser des sites Web de langue française hébergés au Québec (ou qui semblent l’être par leur contenu), parce qu’en tant que chercheuses francophones, nous sommes davantage en mesure de saisir le sens des mots, des expressions ou des tournures particulières en français. 4. Le nombre de cinq se justifie par des raisons budgétaires. Un site a été analysé et non retenu pour les fins de l’étude puisqu’il ne vise pas la défense des droits des pères ou des hommes et ne propose pas une réflexion sur la condition masculine, mais il se donne comme mission de « soutenir les pères dans la transition de vie liée à la rupture d’union ainsi que dans l’exercice de leur rôle parental afin d’améliorer la relation père-enfant » Internet : (18 janvier 2008).
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L’objectif de cette étude exploratoire visait d’abord à déterminer si les sites retenus étaient antiféministes dans leurs propos et à illustrer de quelles façons s’y manifestait l’antiféminisme. L’étude voulait ensuite analyser le caractère haineux, discriminatoire ou diffamatoire des propos, au sens où l’entendent les tribunaux canadiens, afin de proposer des moyens juridiques pour protéger les femmes et les groupes de femmes contre ce genre de discours (Langevin, 2008). L’analyse des sites retenus s’est faite en deux temps. D’abord, il s’agissait de décrire les sites de la façon la plus neutre, principalement en nous attardant au contenu manifeste des propos et, ensuite, de procéder à une analyse du contenu latent. Nous n’avons analysé que les sections des sites accessibles au grand public. Tout au long de ce processus, nous avons balisé nos informations en recourant de manière systématique à une grille d’analyse qui sera présentée ci-dessous. Afin d’éviter que l’auteure du texte soit harcelée par les représentants et les partisans des groupes dont les sites font l’objet de la présente étude5, aucun site Web analysé et aucun concepteur d’un tel site ne seront mentionnés.
Description des sites Nous décrivons les objectifs des sites tels que présentés par les auteurs eux-mêmes, le public visé, les grandes sections, les principaux sujets abordés et la présentation visuelle des sites. Ces derniers étaient mis à jour régulièrement ; l’un d’eux avait même été refait au cours de l’été 2006.
Les objectifs des sites Selon leurs concepteurs, quatre des cinq sites (sites 1, 2, 4 et 5) étudiés ont comme objectif la promotion des droits des pères et 5. Certains groupes qui se disent à la défense des droits des pères utilisent les tribunaux pour intimider les personnes qui ont des vues différentes des leurs. L’auteure du présent texte a déjà reçu des menaces de poursuites. Voir Cauchy, 2007 ; Santerre, 2007.
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des hommes. Un des sites (site 3) propose une réflexion sur la condition masculine. Cependant, le site 2 vise un objectif plus large. Il est dédié à tous les individus préoccupés par la construction d’une société exempte d’inégalités et par la protection de l’environnement, et à toute personne « pacifiste, anti-raciste, anti-sexiste, anti-homophobe, anti-hétérophobe et pro homme et pro femme ». Toutefois, le contenu du site 2 ne semble pas en accord avec une telle allégation. La seule thématique traitée en profondeur par ce site est celle qui aborde, selon les dires des concepteurs, « l’anti-sexisme ». La très grande majorité des textes portent sur la discrimination dont seraient victimes les hommes. Un « message à ceux qui militent pour la cause masculine » laisse toutefois croire que le site a été créé dans un but de sensibilisation et de conscientisation. L’internaute qui navigue sur le site 3 trouve un bref paragraphe qui indique que le but du site est « [d’] informer ses lecteurs sur le sujet de la condition masculine et [de] provoquer une réflexion qui mène vers une prise de conscience des besoins des hommes et des ressources nécessaires pour les combler ». Contrairement aux sites 5 ou 4, ce site ne propose toutefois pas directement de défendre les intérêts des pères ou des hommes qui se sentent lésés par le non-respect de leurs droits. Il semble que ce site soit plutôt un espace de discussion « ouvert et non censuré » pour certains hommes qui souhaitent exprimer leurs opinions. Selon les propos qui figurent dans la section faisant office de présentation, le site 4 se donne « comme mission de favoriser les liens significatifs père-enfants après une rupture familiale et de défendre les droits des pères / hommes ». Mais, contrairement aux autres sites analysés, l’organisme soutient dispenser des ateliers pour les liens père-enfants et offrir de multiples services. Depuis sa création en 1998 et grâce à un système provincial d’entraide constitué de pairs aidants, l’organisme aurait dispensé ses conseils et fait bénéficier de son support à 4 000 pères de famille québécois. Dans un autre texte, il est fait mention que l’organisme possède 12 points d’aide à travers la province, trois centres d’hébergement temporaire, qu’il a déjà offert des lignes téléphoniques pour la prévention du suicide et qu’il peut compter sur l’appui de centaines de bénévoles.
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En ce sens, le site 4 ne serait pas uniquement un site Internet, mais bien un centre d’aide qui dispense des services dans l’ensemble du Québec. Pourtant, même après avoir navigué à maintes reprises sur le site au cours de l’été 2006, jamais nous ne sommes parvenues à trouver les coordonnées de l’organisme ou de quelconques informations qui nous auraient permis d’en connaître davantage sur les activités et les services proposés. À première vue, le site 56 vise des objectifs différents, quoique toujours dans le même esprit. Le groupe de pères concepteur de ce site « revendique le droit des enfants d’être élevé [sic] par leurs deux parents, d’entretenir des liens significatifs et inaliénables entre les enfants et leurs deux parents, mais aussi entre les enfants et leurs grands-parents et la famille élargie ». Le site est préoccupé par le fait que le processus juridique entourant le divorce mine la vie des hommes, et ce, autant sur le plan financier que psychologique. Les auteurs estiment que les institutions qui composent le système judiciaire agissent de manière sexiste à leur égard : la police et la sécurité publique, le processus judiciaire, les lois, les juges et les avocats.
Le public visé par les sites Des cinq sites analysés, quatre s’adressent aux pères et aux hommes. Cependant, dans le but « d’atteindre l’égalité », les auteurs du site 2 soutiennent rejoindre non seulement les hommes, mais également les femmes « qui travaillent pour la cause masculine et pour dénoncer les exagérations d’un certain féminisme, c’est-à-dire le féminisme extrémiste et haineux ». Dans les faits, les propos tenus sur le portail, de même que l’ensemble de ceux qui se retrouvent sur le site, portent pourtant à croire que celui-ci s’adresse aux hommes – et principalement aux pères – qui s’estiment lésés à la 6. En fait, le site no 5 regroupait, lors de l’analyse, trois sites Internet québécois (un à l’intention des membres de l’Outaouais, un autre pour la région de Montréal et un pour la région de Québec). Il référait aussi à sept sites au Royaume-Uni, un aux États-Unis, un en Afrique du Sud, un en Italie et un aux Pays-Bas. Ces sites appartiennent tous au même mouvement international de défense des droits des pères. Dans le cadre de cette étude, seuls les sites québécois de ce mouvement ont retenu notre attention.
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fois par les femmes et par un système de justice « matriarcal ». Quant au site 5, il souhaite, par Internet, rejoindre les hommes préoccupés par le non-respect de leurs droits ou, encore, ceux qui se considèrent victimes de fausses accusations.
Les grandes sections des sites et les principaux sujets abordés L’internaute trouve les sections suivantes sur les sites étudiés : des éditoriaux sur des sujets d’actualité, les activités du groupe, des photos des activités tenues par le groupe, des sections qui s’adressent aux pères et qui leur donnent des conseils sur leur rôle, des dictionnaires, des sections humour, des hyperliens vers d’autres sites du même genre, des bibliographies sur la condition masculine et paternelle, des textes juridiques, des forums de discussion, des lettres ouvertes, des mémoires présentés en commissions parlementaires et des articles de journaux. Les cinq sites analysés abordent des thèmes en lien avec la rupture de l’union conjugale : la garde d’enfants, le paiement de la pension alimentaire, le partage du patrimoine familial et les procédures judiciaires. Des problèmes sociaux sont aussi traités : le suicide chez les hommes, le décrochage scolaire des garçons, la violence faite aux hommes, etc. Le site 3 traite en abondance de la sexualité et de thèmes connexes. L’internaute peut choisir entre autres sur la page d’accueil de ce site des photos de « belles femmes rondes », de « belles ados », de « belles du Québec » et de « belles femmes ». Sur ce même portail, d’autres rubriques portent des titres comme « Humour », « Les Canadiens de Montréal », « Musique », « Météo », « Message aux femmes », « Sexe », « Tous des cochons » ou, encore, « Trouvailles ». Contrairement aux autres sites consultés, le site 2 n’est pas constitué de textes en toutes parts rédigés par les concepteurs du site. Il pourrait être vu comme étant une revue de littérature virtuelle où figurent des articles provenant de journaux québécois et de reportages de télévision. Seul le site 5 vend des produits promotionnels, comme des tee-shirts et des affiches. En plus de servir à
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amasser des fonds, ces produits permettent une diffusion des revendications du groupe.
La présentation visuelle des sites La qualité de la présentation visuelle varie de l’amateurisme à la présentation très soignée. La page d’accueil du site 3 est si surchargée qu’il est difficile d’y repérer les différentes sections. À l’opposé, celle du site 2 a été particulièrement soignée par les concepteurs. Les couleurs jaune, rouge et vert sont constamment utilisées pour l’écriture, le tout sur un fond noir. D’un point de vue visuel, la présentation est donc colorée et attrayante, et les caractères gras, les polices de grandes tailles et les encadrés sont utilisés selon les règles de l’art. Si l’on compare le site 4 aux autres sites, force est de constater qu’il est de loin celui qui propose la présentation visuelle la plus sobre7. Ainsi, la page d’accueil, où se trouve le logo de l’organisme, laisse une bonne impression aux internautes, et le fait que l’organisme soit incorporé peut renforcer sa crédibilité. Sur cette même page, la présence d’un sondage où les internautes sont invités à répondre à la question : « Croyez-vous que notre société est sexiste envers les hommes ? » donne également l’impression d’un organisme sérieux véritablement préoccupé par la cause masculine.
Analyse des sites Aux fins de la discussion, définissons sommairement l’anti féminisme. Il s’agit d’une réaction d’hostilité et de ressentiment explicite de certains hommes et de certaines femmes face au féminisme et à l’égalité revendiquée par les femmes (Bard, 1999,
7. Si l’on considère le fait que le site 4 a été critiqué pour la virulence de ses propos à l’endroit des femmes et qu’il a été rendu inaccessible pendant un certain nombre de semaines, on peut prétendre que la reconstruction du site s’est faite en souhaitant projeter cette image plus modérée.
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21 ; Faludi, 1991 ; Lamoureux, 2006 ; Bouchard, 2003)8. Les antiféministes comprennent des individus ou des groupes d’individus (hommes ou femmes) qui, constatant les avancées effectuées par le féminisme, peuvent se sentir menacés, particulièrement dans la mesure où elles ont permis une remise en question des positions et des rapports sociaux de sexe « établis depuis le début du monde » (Perrot, 1999 : 15 ; Descarries 2005 : 143). Une précision terminologique s’impose. Ces groupes sont quelquefois qualifiés de masculinistes. Pour Dufresne (1998 : 126) comme pour Dulac (1989 : 52), il s’agit des « discours revendicateurs formulés par des hommes en tant qu’hommes ». À notre avis, le mot même de masculiniste – un néologisme – doit être proscrit. Comme il est phonétiquement très proche des termes féminisme et féministe, il peut sembler être leur pendant, mais il ne l’est pas. Il ne jouit pas de l’enracinement communautaire, social, politique et universitaire que le féminisme a développé depuis des décennies de réflexion et d’action. Nous préférons qualifier ces groupes d’anti féministes. Le contenu des sites a été analysé à partir de la grille suivante, qui a été inspirée de la littérature sur l’antiféminisme (Bard, 1999 ; Boyd, 2004 ; Perrot, 1999 ; Descarries, 2005 ; Lamoureux, 2006). Le site aborde-t-il des problèmes sociaux qu’il tente de régler ? Les concepteurs emploient-ils des techniques comme la victimisation, la distorsion des faits, etc. ? Utilisent-ils un langage qui choque, qui provoque ? Nuancent-ils leurs propos ? Leurs arguments sont-ils subtils ou démagogiques ? Sommairement, le langage est-il plutôt violent, c’est-à-dire incite-t-il à porter ou porte-t-il atteinte à la sécurité physique ou psychologique des femmes ? En quels termes parlent-ils des femmes, des hommes, des filles et des garçons ? Ont-ils recours à la généralisation à outrance ? Tentent-ils de semer le doute chez les internautes ? Cherchent-ils à se disculper ? Des auteurs sont-ils cités à l’appui des propos tenus ? Qui sont-ils ? D’où proviennent les statistiques ? Les sources sont-elles vérifiables ? Les citations et les références sont-elles utilisées de façon pertinente ? 8. Bien que l’antiféminisme puisse être le fait de femmes, nous nous concentrons ici sur l’antiféminisme de certains hommes. Sur l’antiféminisme de certaines femmes, voir Boyd, 2004 : 257 et s.
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À l’instar de résultats d’autres études qui portent sur le discours antiféministe (Bard, 1999 ; Bouchard et al., 2003 ; Descarries, 2005 ; Lamoureux, 2006), quatre caractéristiques sont présentes dans le contenu des cinq sites analysés : 1) le féminisme comme cause de nombreux problèmes sociaux, 2) la technique de la désinformation, 3) la victimisation des hommes et 4) le dénigrement de la mère, de la femme et des féministes. Ces quatre caractéristiques se retrouvent dans de nombreux thèmes abordés dans les sites : la violence faite aux hommes, le taux de suicide chez les hommes, la perte par les pères des droits de garde des enfants, l’appauvrissement des hommes à la suite du divorce, l’abandon scolaire des garçons, etc. Le résultat de notre analyse des contenus des sites rejoint celui d’études portant sur le contenu de mémoires présentés par ces groupes (Boyd, 1999 ; Dulac, 1989). Bien que les cinq sites analysés déclarent être à la défense des droits des pères ou des hommes ou prétendent proposer une réflexion sur la condition masculine, il s’agit en fait d’un discours en réaction aux acquis des femmes et aux remises en question de la famille traditionnelle au cours des dernières décennies (Bard, 2004 ; Bouchard et al., 2003 ; Descarries, 2005 ; Lamoureux, 2006).
Le féminisme comme cause des problèmes sociaux Des cinq sites analysés, quatre tiennent les féministes et les femmes directement responsables de nombreux problèmes sociaux. Cependant, le site 5 est plus subtil. Il reconnaît que le féminisme a été utile dans le passé et que les hommes doivent s’inspirer du courageux combat des femmes. Cependant, d’autres propos sur le site attaquent le féminisme : Cette « idéologie réductrice », voire, ce « féminazie [sic] [qui] sème le marasme dans tout l’occident [sic] depuis trente ans », et qui réussit, grâce à d’imposantes subventions, à mettre sur pied des campagnes haineuses, à affirmer sous [sic] tous les toits que les « hommes sont de violentes brutes et les femmes d’éternelles victimes. »
Le site 2 adopte la même approche. Ainsi, selon un des auteurs d’un texte figurant sur ce site, le féminisme actuel « n’a plus rien à
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voir avec les courageux combats de Simone Monet-Chartrand, [il] est carrément destructeur [particulièrement] lorsqu’il s’attaque à l’image du Père ». Certains propos tenus sur ce site montrent que les auteurs ne s’opposeraient pas systématiquement à toutes les idéologies féministes et reconnaîtraient que les femmes ont été victimes des pires injustices. Les femmes seraient responsables de l’éclatement de la cellule familiale et de ses présumées conséquences : la souffrance des hommes et des pères, le mal de vivre de plus en plus présent chez les jeunes, l’immaturité de la nouvelle génération, etc. Ainsi, selon le site 4, parce que les femmes ne seraient plus aussi présentes pour assurer amour et soins à leur progéniture, il est normal que les jeunes en souffrent : Les suicides, la drogue, le décrochage scolaire, la perte des valeurs chez nos jeunes sont le résultat des attaques incessantes contre le patriarcat, que ça plaise ou non, de la part de féministes qui ont pignon sur rue, que personne n’ose contester et qui feraient mieux d’aller se faire psychanalyser plutôt que d’utiliser des organismes subventionnés par l’État pour exorciser leur malaise intérieur.
Dans la même veine, d’autres auteurs du site 4 soutiennent qu’en accordant peu d’attention à leurs jeunes, les féministes sont aussi responsables du nombre record de grossesses précoces, tout comme de la croissance du phénomène des gangs de rues, de la prostitution et de l’itinérance. Le site 4 tient aussi des propos lesbophobes : Arrachés de leur domicile, privés de leur père chéri, séparés de leurs animaux domestiques, de leurs amis, de leur chambre, de leurs toutous, jetés dans une école nouvelle avec des compagnons de classe inconnus, les enfants baigneront dans une atmosphère de femmes en crise, de haine et de ressentiment contre les hommes – leur père – et souvent de lesbianisme.
Le site 1 reproche subtilement aux femmes d’être une des causes du « problème » de dénatalité : « est-ce que notre notion de la famille matriarcale n’est pas en partie responsable de la catastrophe démographique qui se trame ? ». Ne peut-on voir dans cet extrait une allusion à un désir de contrôler le corps des femmes ? Par ailleurs, le féminisme est, selon le site, à la source du taux élevé de divorce :
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Louise Langevin Je ne comprends pas tout à fait ce qui nous est arrivé pour qu’on aboutisse à une situation où, après quelques années d’union, tous les couples s’éteignent. […] mais qu’est-ce qu’il y a de normal là-dedans ? Je sais, je sais. Il est interdit de blâmer le féminisme d’État pour quoi que ce soit. […] Le féminisme d’État est une pourriture.
La désinformation : semer le doute dans l’esprit des internautes Les sites analysés tentent de semer le doute au sujet de la véracité de certaines statistiques portant sur la condition féminine, comme celles au sujet de la violence faite aux femmes, de l’écart salarial entre les hommes et les femmes, ainsi que de la pauvreté des femmes. Cette façon de faire vise à amener les internautes à adopter le point de vue de l’organisme en question. Bien que tous les sites analysés aient recours à cette technique, nous tirons des exemples des sites 1, 2 et 4. Ainsi, le site 1 tente de déconstruire le mouvement féministe dans le but de faire la promotion des droits des hommes. Il met en doute les fondements même du mouvement féministe afin de rehausser la crédibilité de celui qu’il soutient. Par exemple, il est beaucoup question des « mensonges du féminisme ». Le site 2 utilise aussi cette technique. Ainsi, il serait « faux » de dire qu’« après un divorce le niveau de vie des femmes baisse de 73 %, alors que le niveau de vie des hommes augmente de 43 % ». Le site 1 affirme par ailleurs que les femmes ne gagnent pas moins de revenus que les hommes : On tente de nous faire croire que les femmes gagnent 70 % du salaire des hommes. Ce qu’on évite de préciser, cependant, c’est [que] cette statistique mensongère s’applique pour comparer des travailleuses qui, en moyenne, occupent plus souvent que les hommes des emplois occasionnels.
Le site ajoute que les femmes n’ont pas un accès limité aux postes de direction. Elles n’occupent pas ces postes soit parce qu’elles consacrent plus de temps que les hommes à la famille, soit parce qu’elles ne possèdent pas les capacités intellectuelles suffisantes pour décrocher un tel poste.
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Selon le concepteur du site 1, les femmes ne sont pas victimes de violence ou, en tout cas, il n’y a pas autant de victimes que les statistiques le prétendent : « L’État québécois a répété pendant 24 ans que chaque année, au Québec, 300 000 femmes subissent la violence de leur conjoint. En 2004, une demande d’accès à l’information a démontré que cette affirmation est sans fondement. » Cette information n’est pas vérifiable sur le site. L’auteur avance qu’une demande d’accès à l’information a été présentée, mais ne précise pas la réponse qu’il a obtenue. L’idée que les statistiques sur la violence faite aux femmes soient fausses ou, à tout le moins, exagérées, est reprise sur le site 4 : Elles ne sont victimes que de 35 % des crimes violents, pourtant, à cause du souci exagéré et du respect dont elles bénéficient, des lois spéciales ont été [adoptées pour] punir « la violence contre les femmes » comme si c’était un crime pire que la violence contre les hommes.
Le site 1 discute de la violence qui est faite aux hommes. Tout en affirmant que les hommes sont victimes de violence conjugale, ce site met en doute que les femmes soient violentées. Le concepteur parle de « l’improbable violence faite aux femmes ». Il dit que « la fameuse violence faite aux femmes est une légende urbaine ». Il avance que les statistiques concernant le nombre de femmes battues chaque année sont fausses ou que les femmes jouent les victimes et font semblant, et que « le féminisme contemporain n’est qu’une affaire de victimes ». De surcroît, il reproche aux femmes de porter de fausses accusations contre les hommes en soutenant que « des milliers d’hommes sont arrêtés sans motif sur la foi de fausses allégations de violence conjugale ». Le site 2 reprend le thème de la violence faite aux hommes. Selon les concepteurs de ce site, le nombre de femmes violentes serait en hausse. La violence faite par les hommes, pour sa part, aurait tendance à diminuer. Or, puisque le nombre de femmes agresseuses est en hausse, qu’adviendra-t-il des enfants de la nouvelle génération ? Et pourquoi passer sous silence le fait que « le nazisme allemand avait comme pivot le pouvoir féminin » (un fait ayant supposément été démontré … par une historienne), qu’une soldate a été retrouvée en train de rire devant la dépouille d’un
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Irakien ou encore que de nombreuses femmes sont responsables d’horribles massacres au Rwanda ? La criminalité féminine serait présente et tolérée pour la simple et bonne raison que l’État matriarcal serait lui-même contaminé par l’idéologie féministe, ce qui permet ainsi aux femmes d’exercer une implacable violence sans conséquence aucune.
La victimisation des hommes Les cinq sites analysés abordent tous directement ou indirectement l’idée que la société québécoise est maintenant matriarcale et que les femmes contrôlent toutes les institutions : La société féminine dispose d’un puissant lobby qui a ses entrées au cœur de l’appareil gouvernemental. Les intérêts de la caste des femmes sont farouchement défendus. […] Le Pouvoir féminin contrôle un certain nombre d’institutions dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la famille. Il contrôle également l’appareil gouvernemental par l’entremise d’un lobby très influent.
Le site 2 reprend cette même idée : Face au pouvoir maternel, le père est peu de choses. Ajoutez à ce déséquilibre les tribunaux, les campagnes dénonçant la violence conjugale dans lesquelles l’homme est toujours coupable, le tripotage des statistiques, les fausses allégations. Tout est mis en place pour présenter la femme, la mère, comme un être pur, incapable de méchanceté, un être qui n’appartiendrait pas à la condition humaine.
Selon un des auteurs sur le site 4, les hommes seraient les victimes de cette société matriarcale et des avancées du féminisme : après tout, les femmes ne vivent-elles pas en moyenne sept ans de plus que les hommes, ne sont-elles pas les principales diplômées, leurs votes ne correspondent-ils pas à 54 % des votes lors des élections, ne gagnent-elles pas presque automatiquement les batailles de garde des enfants, ne meurent-elles pas moins au travail que les hommes, n’occupent-elles pas des emplois moins dangereux, ne bénéficient-elles pas des deux tiers de l’argent consacré aux soins de santé ? De même : Comment peut-on parler de justice alors que […] les sans-abris du monde sont majoritairement des hommes, que plus d’hommes sont dans l’obligation de recourir au bien-être social, qu’ils sont les seuls à être
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appauvris par les pensions alimentaires, qu’ils se suicident plus et qu’ils voient peu d’argent consacré à la recherche sur le cancer de la prostate comparativement aux sommes investies pour la recherche sur le cancer du sein.
La victimisation des hommes est souvent accompagnée d’exemples de généralisations à outrance, ce qui a pour effet de rendre les discours beaucoup plus persuasifs. Ainsi, selon le site 5, tous les divorces et les gardes d’enfants réglés en cour font en sorte que tous les hommes sont dans l’obligation de payer une pension alimentaire exorbitante, que toutes les femmes privent leur ex-conjoint de la présence de leurs enfants, qu’aucune femme ne respecte les horaires de garde ou encore, que toutes les femmes portent plainte pour violence conjugale9. Malgré tout, en fouillant davantage le site en question, il est possible de constater que les « cas vécus » présentés et que les documents juridiques rendus accessibles sur les sites réfèrent pourtant aux situations d’un nombre très limité d’hommes. En d’autres termes, les auteurs appuient leurs propos sur un nombre restreint de cas et l’ampleur mise sur ceux-ci porte les internautes à croire qu’il s’agit de situations très fréquentes. Le discours de la victimisation des hommes mène à celui de la symétrie et d’une certaine conception de l’égalité. Ainsi, puisque les hommes seraient tout aussi victimes de violence conjugale que les femmes, ils devraient avoir droit à des centres d’hébergement, aux mêmes ressources que les groupes de femmes, etc. Ces hommes dénoncent les programmes spéciaux pour les femmes, tels ceux conçus pour les aider à entrer en politique, la loi sur l’équité salariale, etc. Le discours de la symétrie prend même une tournure antiavortement sur un des sites. Bien qu’il ne se positionne pas clairement contre l’avortement, le site 3 revendique toutefois le droit, pour les hommes, de pouvoir faire un choix en matière de « parentalité ». Il souhaite que les hommes puissent refuser leur paternité, au même titre que les femmes peuvent refuser leur maternité en se faisant avorter. Il est écrit : « Pourquoi un homme n’a-t-il pas les mêmes droits ? Pourquoi un homme n’a pas le droit d’avorter 9. Déjà en 1985, le lobby de pères s’en prenait au système de justice qu’il considérait comme discriminatoire à leur égard. Voir Dulac, 1989.
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légalement sa paternité ? Pourquoi un homme doit-il assumer sa paternité contre son gré alors qu’une femme a le droit d’y échapper autant de fois qu’elle le juge nécessaire ? » Bref, l’impossibilité pour les hommes de renoncer à leur paternité est perçue comme une injustice sociale, alors que les femmes ont la possibilité de se faire avorter aux frais de l’État. Dans cet extrait se profile l’idée de la réappropriation de la reproduction et du contrôle du corps des femmes. Le site va toutefois plus loin en concluant : « Pi y’a du monde qui se demande encore pourquoi les gars se suicident plus que les femmes… » Le discours de la victimisation des hommes et du peu de ressources qui leur sont accordées par les gouvernements glisse parfois sur le terrain du racisme, comme en témoigne cet extrait du forum du site 3 : L’idéal se [sic] serait que tu sois une vieille grand-mère libanaise qui s’est fait crevé [sic] un œil par les bombardements des méchant [sic] Israéliens qui en avaient plein le … de se faire garocher [sic] des rockets et de se faire tuer des civiles [sic] par des kamikazes musulmans en quêtes [sic] du paradis avec vierges open bar.
Le dénigrement de la mère, de la femme et des féministes Les cinq sites analysés dénigrent le féminisme, la mère et la femme. Selon eux, il y aurait un bon / mauvais féminisme, une bonne / méchante mère et une bonne / méchante femme. Ainsi, ces sites adoptent la dichotomie du « eux (elles) / nous » pour fabriquer la différence et se valoriser par rapport aux modèles de féministes, de femmes et de mères qu’ils tentent de dénigrer. Cette technique se retrouve dans le discours des groupes haineux suprémacistes (Kallen, 1998 ; Perry, 2001, 142 ; Gerstenfeld et al., 2003). Le dénigrement se fait par l’emploi de vocabulaire grossier et vulgaire, de photos dégradantes, mais aussi par la diabolisation de la femme et de la mère10. En voici quelques exemples.
10. Descarries (2005 : 138) fait référence à cet archétype de la femme.
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La méchante femme et mère serait la source de tous les problèmes familiaux. Le concepteur du site 1 aborde la difficulté des pères à garder le contact avec leurs enfants. Les femmes sont dépeintes comme des manipulatrices qui voient en chaque homme un agresseur et un pourvoyeur. Les femmes sont indirectement accusées de faire de l’aliénation parentale, d’empêcher des pères de voir leurs enfants et de tout faire pour ruiner leurs ex-conjoints. Différents documents sur le site véhiculent l’idée que les femmes manipulent les hommes. Par exemple, dans le document « 12 conseils aux fistons qui pensent se marier », il est recommandé à l’homme de choisir sa partenaire avec soin, de ne pas parler d’actes de maltraitance qu’il a subis et de ne pas révéler son passé (car sa femme pourrait utiliser ces renseignements contre lui dans le cadre d’une procédure en divorce), de ne pas posséder de biens en commun, de ne pas endosser un emprunt contracté par sa femme, de garder les finances séparées, etc. Ainsi, les femmes sont présentées comme des menteuses et des manipulatrices prêtes à tout pour obtenir le plus d’argent possible. Le site fournit de plus un document contenant « les 30 critères qui permettent de reconnaître une manipulatrice » et un extrait de la bande dessinée Les Vaginocrates, qui montre une femme qui fait semblant de se faire violer afin d’obtenir de l’argent de l’homme – victime de son manège – faussement accusé. Au lieu d’opter pour un langage provocateur et agressif à l’instar des sites 1 et 2, la plupart des textes du site 5 cherchent à éveiller une certaine émotion et de nobles sentiments chez les internautes. La figure de l’enfant en tant qu’être fragile et innocent est ainsi très présente. Les auteurs s’expliquent mal le fait, par exemple, que la société soit si peu sensible aux besoins des enfants lors d’une séparation. Ainsi, ceux-ci seraient souvent « utilisés » pour justifier les revendications adressées par les pères. Des propos comme ceux-ci sont en effet fréquents sur le site : « Si vous saviez comment [sic] ce petit a besoin de son père, vous reviseriez [sic] vos textes de loi », « Est-il dans le meilleur intérêt de l’enfant de lui retirer l’amour de l’un de ses parents et de sa famille élargie ? », « Qui […] redonnera au ministère de la « famille » [son] véritable sens (famille = père + mère + enfant) ? Qui cessera de faire croire
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qu’une famille est composée d’un payeur de pension et d’une « mère mono-parentale » ? Et depuis quand les enfants sont-ils monoparents ? ». On peut toutefois considérer que de tels propos contribuent à alimenter une image négative de la femme et de la mère de famille. * * * La présente synthèse démontre bien la nature antiféministe des cinq sites Web analysés qui disent se porter à la défense des droits des pères ou des hommes ou qui affirment proposer une réflexion sur la condition masculine. Se profile derrière le contenu de ces sites l’idée de réaffirmation de l’autorité paternelle / patriarcale dans la sphère privée en présentant les hommes / pères comme les victimes de la féminisation de la société et des féministes. Le discours des cinq sites peut être considéré comme de l’anti féminisme ordinaire11 (Bard, 1999 ; Descarries, 2005) ; « ordinaire » non pas dans la mesure où les conséquences qu’il entraîne sont minimales et de moindre importance, mais bien parce que, au contraire, il est infusé dans l’ensemble de nos sociétés et est devenu si présent qu’il est souvent banalisé et passé sous silence. Composé de préjugés hostiles à l’égard des femmes, il se manifeste notamment par l’humour, la blague, la caricature et le comique (Bard, 1999 : 24). Il est présent dans les médias (Descarries, 2005 : 141) et la publicité et serait même indirectement véhiculé par l’intermédiaire de l’éducation et de la socialisation. Si certaines auteures le qualifient de subtil et de discret et soutiennent qu’il est moins virulent que l’antiféminisme explicite, il n’en demeure pas moins qu’il est souvent plus efficace que ce dernier, particulièrement parce qu’il imprègne le système patriarcal déjà dominant (Descarries, 2005 : 141 ; Perrot, 1999). D’autres études de contenu doivent être menées avec des sites canadiens anglophones du même genre. Notre étude exploratoire qui ne portait que sur cinq sites québécois et francophones ne s’est pas penchée sur les liens qu’entretiennent les groupes québécois
11. La chronique de Simone de Beauvoir (1993), « Le sexisme ordinaire », serait, selon Christine Bard (1999 : 24), à l’origine de l’emploi de cette expression.
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avec d’autres groupes internationaux du même genre afin de déterminer de quelle façon le Web facilite le réseautage. De même, des études futures devraient se pencher sur la perception qu’ont les internautes de ces sites afin de mesurer l’influence exercée par ces groupes sur le sentiment antiféministe.
Références
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Dufresne, Martin (1998), « Masculinisme et criminalité sexiste », Recherches féministes, 11, 2, p. 125-137. Dulac, Germain (1989), « Le lobby des pères, divorce et paternité », Revue juridique femmes et droit, 3, 1, p. 45-68. Faludi, Susan (1991), Backlash. The Undeclared War Against American Women, New York, Anchor Books. Gerstenfeld, Phyllis B., Diana R. Grant et Chau-Pu Chiang (2003), « Hate Online : A Content Analysis of Extremist Internet Sites », Analyses of Social Issues and Public Policy, 3, 1 (décembre), p. 29-44. Goodspeed, Peter (2006), « On-line hate growing rapidly : report », National Post (6 avril), A15. Groult, Benoîte (1993), Cette mâle assurance, Paris, Albin Michel. Kallen, Evelyn (1998), « Hate on the Net : A Question of Rights / A Question of Power », Electronic Journal of Sociology, 3, 1, Internet : (19 janvier 2008). Lamoureux, Diane (2006), « Les nouveaux visages de l’antiféminisme en Amérique du Nord », dans Josette Trat et al. (dir.), L’autonomie des femmes en question, antiféminismes et résistances en Amérique du Nord et en Europe, Paris, L’Harmattan, p. 31-50.
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Langevin, Louise (2008), « Internet et antiféminisme : le difficile équilibre entre la liberté d’expression et le droit des femmes à l’égalité », dans Louise Langevin (dir.), Rapports sociaux de sexe / genre et droit : repenser le droit, AUF (Coll. Manuel), Paris, Éditions des archives contemporaines. Ollivier, Michèle, et Manon Tremblay (2000), Questionnements féministes et méthodologie de la recherche, Montréal, L’Harmattan.
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Perrot, Michelle (1999), « Préface », dans Christine Bard (dir.), Un siècle d’anti féminisme, Paris, Fayard, p. 7-20. Perry, Barbara (2001), In the Name of Hate : Understanding Hate Crimes, New York, Routledge. Santerre, David (2007), « Andy Srougi, Plaideur quérulent », Le Journal de Montréal (22 février).
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Table
des matières
Table des sigles.......................................................................... VII Présentation................................................................................... 1 Josette Brun
Agentivité, voix et voies des Françaises au XVIIe siècle. Le cas de Marie de l’Incarnation 1599-1672............................. 13 Dominique Deslandres
Speaking for Herself ? Acadiennes Communicating Identity in Eighteenth-Century Île Royale ................................................ 41 Anne Marie Lane Jonah
Apprivoiser l’espace public. Les premières voix féminines dans la presse québécoise .......................................................... 63 Julie Roy
Madeleine, critique et mentor littéraire dans les pages féminines du quotidien La Patrie au tournant du XXe siècle ... 85 Chantal Savoie
Éva Circé-Côté. Journaliste montréalaise au-delà de la singularité, 1900-1916 ...................................................... 105 Andrée Lévesque
Marie-Rose Turcot, 1887-1977 : esquisse biographique d’une écrivaine et journaliste canadienne-française ............................ 127 Yves Frenette
Image et voix des femmes acadiennes dans les journaux L’Évangéline et Le Moniteur acadien (1887-1920) .................... 141 Agnès Torgue
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Présentation
Le Silence des médias... vingt ans après. Entrevue réalisée avec Colette Beauchamp . ........................................................... 161 Yasmine Berthou et Josette Brun
Pawòl Fanm : des femmes haïtiennes de Montréal au micro de Radio Centre-Ville .................................................................. 177 Marlène Rateau
La féminisation du journalisme en Acadie : un enjeu démocratique ............................................................................... 187 Marie-Linda Lord
Les adolescentes dans le discours médiatique québécois : une présence paradoxale . ......................................................... 205 Caroline Caron
La rencontre de l’antiféminisme et d’Internet : analyse de sites web qui se disent à la défense des droits des pères et des hommes ........................................................................... 223 Louise Langevin