HISTOIRE MORALE'&? IMMORALE
DELA MONNAIE
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HISTOIRE MORALE'&? IMMORALE
DELA MONNAIE
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René Sédillot
HISTOIRE MORALE'(Q IMMORALE
DELA MONNAIE
Bordas Cultures
Édition Révision Correction Recherche iconographique Fabrication
Christiane OCHSNER Raymond LEROI Jean de SAINT-TRIVIER
Marie-Hélène REICHLEN Jacqueline HARISPE
ISBN 2-04-018406-6 Dépôt légal 1er tirage: juillet 1989 © Bordas, Paris 1989 Achevé d'imprimer en juillet 1989 par Marne Imprimeur
«Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit, ou ayants cause, est illicite» (loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. La loi du 11 mars 1957 n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisat~on collective, d'une part, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration.
Sommaire Avan t -propos
9
Chapitre 1
Avant la monnaie
Chapitre 2
La monnaie-marchandise
27
Chapitre 3
La monnaie-métal
45
Chapitre 4
La monnaie frappée
55
Chapitre 5
Le métal roi
71
Chapitre 6
De l'or-butin à l'or-étalon
93
Chapitre 7
Quand le papier entre en scène
125
Chapitre 8
L'avènement des monnaies contemporaines
161
Chapitre
Les débâcles du xxesiècle
185
Chapitre 10
L'érosion des grandes monnaies
211
Chapitre 11
La police des monnaies
249
Chapitre 12
État civil des monnaies
283
Chapitre 13
Peut-on se passer de la monnaie?
299
Chapitre 14
Peut-on s'affranchir de l'or?
333
Chapitre 15
Peut-on se passer des espèces monétaires?
363
Index
379
9
Avant-propos L 'histoire de la civilisation est jalonnée par quelques étapes significatives : la découverte du jèu marque le véritable début de la carrière des hommes. Celle de la roue, qui les dispense de porter ou de traîner, les libère de servitudes millénaires. Novation suprême, l'invention de la monnaie leur ouvre des perspectives insoupçonnées, en facilitant l'échange et en libérant l'économie. Voilà l'étape décisive, celle qui permet de passer de la préhistoire à l'histoire, de la stagnation à l'expansion. C'est de l'apparition de la monnaie que datent les progrès les plus flagrants du genre humain. C'est par la monnaie et pour la monnaie que bien des peuples ont décidé de leur avenir. Positives ou négatives, morales ou immorales, on n'enfinirait pas de recenser les responsabilités de la monnaie dans le déroulement de l'histoire. La monnaie frappée, sous forme de pièces, vient des Grecs. Le nom même de la monnaie vient de Rome : au sommet du Capitole, là où s'élèvera plus tard l'église Santa Maria in Aracoeli, les Romains dressent un sanctuaire à la déesse qu'ils révèrent par-dessus toutes : Junon. Les Étrusques ont appris aux Latins à lui consacrer un culte jèrvent. Déjà présente dans le temple voisin de Jupiter Capitolin, Junon règne sans partage au cœur même de la citadelle, dans ce temple où lui est accolée une étrange épithète : Moneta. Pourquoi moneta ? Le mot vient du latin monere qui signifie « avertir ». Junon l'Avertisseuse, Junon la Prophétesse passe pour avoir prévenu les Romains d'un tremblement de terre - à moins qu'elle ne les ait aidés de ses bons conseils lors de la guerre contre Pyrrhus. Toujours est-il que c'est dans les dépendances de ce temple de Junon la Monitrice, ad Monetam, à l'abri des assauts et des tentations, que Rome installe l'atelier dans lequel vont être frappées ses pièces. Et celles-ci, adoptant le qualificatifde la déesse, prennent le nom qu'elles conserveront dans les langues latines : elles deviennent des monnaies. Par-delà les siècles, la monnaie restera fidèle à son étymologie : à sa manière, elle prodiguera les avertissements. Il se peut d'ailleurs que le vocable « monnaie» provienne directement du verbe monere, parce que la monnaie avertit (tant bien que mal) de son poids, de son titre, de son pouvoir d'achat. Il n'est pas exclu non plus qu'on y retrouve le grec monas, unité. Les étymologistes en débattent. À l'origine, le mot monnaie ne désigne que les espèces frappées. Il garde ce sens lorsque l'on parle de « petite monnaie» ou lorsque l'on rend la !!l0nnaie. Il désigne aussi bien, avec majuscule, l'hôtel où l'on frappe la monnaie. A Paris, la rue de la Monnaie, près du quai de la Mégisserie, garde le souvenir d'un établissement monétaire, avant son transfert rive gauche en 1774. À Bruxelles, le théâtre de la Monnaie rappelle pareillement un atelier de frappe. L'italien dit moneta, l'espagnol moneda, l'allemand dit aussi Münze, et l'anglais money pour le numéraire, Mint pour l'hôtel de la Monnaie.
Dans la langue française comme dans les langues latines, le sens du mot monnaie» s'est élargi à tous les instruments monétaires, qu'ils soient de métal ou de papier, qu'ils soient concrets ou abstraits. Ainsi comprise, la monnaie sert à la fois à compter, à payer, à épargner; elle est étalon des valeurs, moyen de règlement, instrument d'épargne. C'est en termes de monnaie que s'expriment les prix, les contrats et les cours. En ce sens large, la monnaie se confond avec l'argent : non pas l'argent-métal, matière première de bijoux ou de pièces, mais l'argent-richesse, qui est à la base des avoirs mobiliers et se distingue des avoirs fonciers ; encore que les biens immeubles puissent se mesurer ou se convertir en argent. Dans cette acception rajeunie, l'anglais dit currency, d'un mot qui désigne des avoirs courants, l'allemand dit Geld, d'un mot qui évoque la valeur (gelten, valoir). Le mot «argent» lui-même, qui est d'origine latine, relève d'une souche indo-européenne, arg, qui désigne l'éclat, la blancheur. Comparer le grec argos (brillant), le latin argutus (clair), duquel dérive l'argument. Ainsi la linguistique vient-elle au secours de l'économiste et du sociologue pour éclairer le phénomène monétaire. Celui-ci n'a rien de mystérieux même si, à ses débuts, il s'apparente aux domaines du fétichisme et de la religion, et si, tout au long de sa carrière, il fait appel à la confiance, c'est-à-dire à la foi. La monnaie appartient désormais à la vie quotidienne, et Monsieur Tout-le-Monde en use à la manière de Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir. Il nous est aussi naturel de recourir à l'instrument monétaire en achetant, en vendant, en souscrivant des contrats, en prêtant, en remboursant, en spéculant, que de marcher ou de respirer. Nous nous servons de la monnaie sans nous interroger sur sa nature et safonction. Nous finissons par la méconnaître, au point de ne plus avoir conscience de son existence, à mesure qu'elle se dématérialise. Les pièces d'or ou d'argent ont fait place aux billets, aux chèques, aux virements, aux cartes de crédit, à la puce électronique. Dans ces instruments nouveaux, la monnaie semble absente, alors qu'elle est plus présente que jamais. Nous l'ignorons d'autant mieux qu'elle s'incorpore secrètement à la trame de nos jours. Imagine-t-on, pour demain, un monde sans monnaie ? Ce problème n'a de solution que pour les amateurs de cataclysmes ou d'utopies. Mais il alimentera longtemps le grand débat politique et social, à l'usage de ceux des philosophes qui raisonnent ou déraisonnent hors de l'espace et du temps. «
Chapitre 1
AVANT LA MONNAIE
Les hommes de Cortez, débarqués au Mexique, sont reçus par les indigènes avec lesquels ils échangent des cadeaux. Peinture de Miguel Gonzales, XVIIe siècle. (Musée de l'Amérique, Madrid. Phot. J. Martin @ Archives Photeb.)
Une maturation millénaire Aujourd'hui, il nous semble tout simple de parler et de penser en termes de monnaie. Cette table vaut tant de francs, j'ai acheté cette machine pour tant de dollars, j'ai vendu des titres à Zurich pour tant de francs suisses, j'ai fait venir une voiture de Francfort pour tant de marks. Ce qui nous permet, sans effort, de comparer le prix de la table à celui de la machine, celui de la voiture à celui des titres. Comment pourrions-nous compter, gagner, dépenser, épargner, si ce n'est avec le secours de l'unité monétaire? C'est vrai: il nous faut encore convertir les francs en dollars, les marks en francs suisses. La moindre cote des changes résout ce petit problème. La monnaie fait partie de notre univers quotidien. Pourtant, il a fallu des millénaires, dans l'histoire de l'humanité, pour que l'usage s'en répande: ce qui a exigé d'en concevoir la nécessité et l'avantage, d'en imposer et d'en accepter l'emploi, de le maintenir et de le généraliser. Mais toutes les inventions, celles-là mêmes qui maintenant nous paraissent inséparables de notre mode de vie, ont pareillement requis du temps et de la peine. Le langage, l'écriture n'ont pas fait partie du premier bagage humain. L'apprentissage de la parole articulée, celui de la communication par des signes gravés sur la pierre sont des conquêtes de l'homme à l'aube des civilisations. La monnaie, bien plus jeune encore, représente une autre étape de la carrière des hommes. Au commencement, nul n'en soupçonne la notion; nul non plus n'en éprouve le besoin. Le monde animal s'en passe fort bien, même quand il s'organise en sociétés: point de monnaie dans les ruches des abeilles ni dans les constructions des castors. Le monde humain s'en passe également, aussi longtemps qu'il balbutie. Avant l'apparition de la monnaie, il y a les siècles du troc. Avant le troc et ses variantes, il y a les millénaires d'une autarcie à l'échelle tribale ou familiale. La monnaie n'éclate qu'au terme d'une longue nuit, au cours de laquelle l'espèce humaine n'en a nul soupçon. Elle est l'aboutissement d'une lente gestation, le fruit d'un interminable enfantement, la récompense d'une tardive maturation. Bien sûr, on ne saurait imaginer aucune forme d'échange à l'âge des primates, héritiers des simiens, et pas davantage au temps des hominidés, qui ébauchent seulement les premières étapes de l'humanité naissante. Les archanthropes apprennent à tailler le silex, mais ne conçoivent pas qu'on en puisse faire commerce. Ceux qui vivent en Extrême-Orient, du côté de la Chine et de l'Insulinde, ignorent ceux qui vivent en Afrique australe. Les uns et les autres sont trop peu nombreux, et ils vivent trop en économie fermée pour amorcer les pratiques de l'échange. Tout au long du paléolithique, et même quand s'affirme l'Homo sapiens ou l'Homo faber, c'est-à-dire celui qui accède à l'intelligence et à ses manifestations artisanales, même quand s'éveille le sens social du genre humain, la vie se cantonne en des grottes isolées, au sein de cellules patriarcales: elles sont de statut autoritaire, avec le père de famille pour chef responsable, ou à la rigueur avec un conseil des Anciens qui impose 11
AVANT LA MONNAIE
les disciplines nécessaires : organisation du travail, répartition des tâches selon les affinités et les compétences de chacun, mise en commun des produits de la chasse, de la pêche, de la cueillette. C'est le collectivisme de la nature. À supposer qu'une grotte voisine rassemble un autre groupe humain, elle est rivale dans la collecte des fruits et dans la poursuite de proies animales, elle est peut-être ennemie. De caverne à caverne, on s'ignore ou l'on se combat, plus souvent qu'on ne collabore. Dans ce type d'économie, il n'est pas encore de place pour le troc, à plus forte raison pour la monnaie. Quand le climat, devenu plus clément, permet à l'homme de quitter ses abris souterrains pour planter sa hutte au soleil, le chasseur-pêcheur devient pasteur, le cueilleur deviendra agriculteur. L'âge néolithique utilise la nature au lieu de la subir. C'est alors assurément que s'ébauchent les premiers échanges entre les groupes humains, qui ne vivent plus tout à fait en cellules closes. Non pas déjà selon la procédure classique du troc, qui nous semble pourtant toute simple: '« Je te donne une peau de bison, tu me donnes une hache de silex poli. » Un tel commerce suppose une diplomatie préalable, une confiance réciproque, un comportement respectueux des usages et des règles. Avant d'en arriver là, il faut des étapes intermédiaires, dont la pratique s'échelonne sur des générations. Le troc n'est pas un commencement, c'est déjà un aboutissement.
Du vol au don Première esquisse de ce qui n'est pas encore un négoce: pour faire passer une marchandise d'un clan à un autre, le procédé le plus sommaire, en même temps que le plus expéditif, c'est le rapt : si le rapt s'exécute dans la violence, s'il accompagne un acte de guerre, il s'appelle pillage et son produit s'appelle le butin; s'il suit l'opération belliqueuse, il peut prendre la forme d'une rançon; s'il se limite dans la paix à une simple prise de possession, il s'appelle le vol. Cette dernière technique est-elle de tous les temps? Elle a pu être mise en œuvre dès l'âge de la propriété collective, elle s'est diversifiée à l'âge de la propriété individuelle. Elle représente une étape dans l'histoire des hommes. De ce stade primitif du transfert des biens, il subsistera quelques traces dans la mythologie et le langage. Ce n'est pas par hasard qu'HermèsMercure sera à la fois le dieu du Commerce et celui des Voleurs; de même la langue allemande distinguera peu entre le verbe tauschen (échanger) et le verbe taüschen (tromper), le mot Handel désignera aussi bien le commerce que la querelle. Ainsi le souvenir des hommes associera-t-il l'échange et le mensonge, le négoce et la violence: vestige obscur des mœurs de la préhistoire. . Si la tribu qui a pillé est en retour victime d'une rapine, si le voleur est 12
AVANT LA MONNAIE
en retour volé par celui qu'il a dépossédé, cet enchaînement de procédés implique une sorte de compensation: il est une manière d'échange. À cet échange non consenti peut succéder un échange tacitement consenti. Je te vole, mais il est convenu que tu me voleras. Les dieux peut-être, ou les esprits supérieurs, veilleront à la régularité de l'opération. Le vol compensé devient un rite. Il prend forme de cérémonie. Il se mue aisément en un don compensé. Je te donne, mais il est convenu que tu me donneras; et même tu me donneras plus que je ne t'ai donné, car ce surcroît dans l'offre témoignera de ta générosité, donc de ta supériorité, de ta puissance, comme de ton respect pour les dieux ou les mages arbitres de la compensation. Entre les deux parties, point de contact direct: de nuit, silencieusement, le premier présent est déposé par la tribu donatrice sur terrain neutre, et bientôt consacré. La tribu donataire a fait le guet. Elle va prendre possession de l'offrande: une fraîche venaison, des fruits abondants, promesses de festins pour tout le clan. Elle laisse sur place ses propres cadeaux : des poteries emplies de grains, dont vont prendre livraison les donateurs précédents. L'offrande répond à l'offrande. Les partenaires se comprennent, délivrés de toute méfiance, toujours prêts à rendre la politesse. Une fois établis la procédure et le cérémonial de la double opération, elle devient rituelle. De part et d'autre, on en mesure les avantages, on en fixe les règles. Il faut accepter le don, sous peine de légitimer un conflit. Il faut rendre autant qu'on a reçu, ou plus. La tribu la plus généreuse est assurément la plus forte. La prodigalité est signe d'opulence, donc d'importance.
Les bégaiements de l'échange Les ethnologues et les sociologues des siècles savants étudieront avec soin ces bégaiements de l'échange. Ils en retrouveront des traces dans les coutumes des tribus restées primitives, de la brousse africaine à la savane américaine. Ils les catalogueront sous les noms mêmes qui leur restent attachés, aux lieux où elles sont pratiquées : le taonga en pays maori, le kula aux îles Trobriand, le potlatch chez les Indiens de la prairie; ailleurs le gnagnampa ou le taoussa. Dans tous les cas, il s'agit d'échanges de type noble, dont les phases se déroulent selon une étiquette rigoureuse et en deux temps : le don et le contre-don. La cérémonie salue parfois des circonstances exceptionnelles : le chef prend épouse, le sorcier meurt. Ou bien elle accompagne un événement saisonnier: le solstice, la fin des pluies. Elle peut être annoncée avec des sonneries de conques, des roulements de tam-tam ou des chœurs incantatoires. 13
AVANT LA MONNAIE
Souvent, le don s'apparente à un défi: il est la première phase d'un véritable tournoi de largesses, dont le vaincu - celui qui a donné le moins - devient le débiteur du vainqueur, et ne règle sa dette qu'en renonçant à certaines de ses prérogatives. Ainsi en est-il dans le potlatch, quand le chef de la tribu compte enlever au chef de la tribu rivale des noms et des titres honorifiques, des totems fameux, des privilèges enviés. Ainsi en est-il encore dans le kula, lorsque tel partenaire, en offrant à profusion des bananes et des ignames, des paniers et des nattes, des porcs vivants et des crocodiles morts, espère recevoir, en contrepartie, les bracelets magiques qui assurent à leurs porteurs la complicité des esprits de la mer et de la brousse.
Ce bracelet mélanésien, fait dans le coquillage d'un cône (gastropode marin), a été utilisé dans les échanges du cycle du kula. Ce n'est pas une parure. Il exprime la richesse et le rang social de son possesseur. Il passe de main en main entre partenaires traditionnels. XIX' siècle. (Musée de l'Homme, Paris. Phot. © M. Delaplanche - Coll. Musée de l'Homme/Photeb.)
Tout porte à présumer que les hommes de la préhistoire n'ont pas agi autrement : eux aussi ont dû passer par ces liturgies formalistes, dans lesquelles l'échange compte moins que le cérémonial, et la marchandise moins que le prestige. Car le prestige est en cause, prestige individuel et collectif. Le chef se déshonore, la tribu se déconsidère si, dans l'assaut des offrandes, ils se laissent distancer. Le but est de ne jamais rester dans l'état d'obligé. Autant que de donner, il est conseillé de détruire. L'essentiel est de dépenser, pour étonner: on brûle des huiles précieuses, on met à mort des esclaves, on jette des cuivres à la mer, on incendie des couvertures, voire des maisons princières, de façon à écraser l'antagoniste. Le potlatch se gagne dans la dilapidation. 14
AVANT LA MONNAIE
Celui qui donne ou qui détruit ne se grandit pas seulement parmi les hommes, il achète la paix avec les dieux. En donnant, en sacrifiant, il écarte les mauvais esprits. Le chef qui ne sait pas donner a la face et l'âme pourries, et il expie ses fautes dans la mort. S'agit-il là de pratiques et de croyances exceptionnelles? Ce potlatch des clans indiens du nord-ouest de l'Alaska, dans lequel les économistes croiront retrouver les prémices du commerce, survivra de bien des manières. On le décèlera avec des variantes tout autour du Pacifique : aux Samoa, en Mélanésie, en Papouasie, aux Célèbes, en Sibérie. On en repérera des vestiges dans le droit romain, dans les coutumes hindoues, chez les Germains, chez les Thraces, chez les Annamites. «Un cadeau donné attend toujours un cadeau en retour », dira un poème islandais. Aussi bien, les religions des siècles policés ne reprendront-elles pas à leur compte le thème du don rédempteur, en promettant le ciel à ceux qui ont su donner ou renoncer aux biens de ce monde? Le principe même de l'aumône relèvera de la vieille morale du sacrifice. Les règles d'honneur du jeu prolongeront les rivalités exaspérées du potlatch; et les « tournées» qui se répondent au café du Commerce participent à un semblable défi.
Le premier âge du troc Des formes nouvelles, plus dépouillées, finissent par donner à l'échange et à l'objet échangé le pas sur toutes ces pieuses coquetteries. Une étape est franchie lorsque est pris un contact direct, même si l'opération continue à se dérouler en deux épisodes. Tel est l'usage aux Nouvelles-Hébrides (devenues Vanuatu), quand une tribu de l'intérieur remet des ignames à une tribu de la côte, qui, une dizaine de jours plus tard, va rendre des poissons. Paysans et pêcheurs se sont vus lors de la première rencontre et ils ont arrêté les termes de l'échange. Le geste des gens de la terre a appelé celui des gens de la mer. Un cadeau a appelé l'autre. Les partenaires ne s'ignorent plus. Ce troc différé conduit au troc simultané. Il suffit que le délai pour la remise de la contrepartie se raccourcisse, le trafic cesse d'être muet. Puisque les parties sont en présence, elles parlent: les gestes s'accompagnent de commentaires et d'exclamations. Le commerce, presque pour l'éternité, devient volubile. Il ne redeviendra silencieux qu'à l'âge de l'ordinateur. Où va-t-on troquer les marchandises? De préférence dans un endroit découvert, pour éviter les agressions. Le site choisi reste placé sous l'égide des puissances surnaturelles, de façon à faire respecter les principes de bonne foi. Sans doute est-il interdit de s'y rendre avec des armes, interdit de s'y prendre de querelle. Un mur d'enceinte délimite parfois le terrain des transactions, sur lequel règnent les prêtres, gérants de sa neutralité. Ce terrain sera un marché. 15
AVANT LA MONNAIE
Quand va-t-on troquer sur le marché? Si la rencontre a pu d'abord être fortuite, ou si elle a été provoquée par quelque solennité tribale, elle finira par devenir périodique. Les positions du Soleil et de la Lune dans le ciel en décideront. Les contacts pour l'échange se suivront à dates régulières: tel jour de la semaine, ou du mois, ou telle période de l'année. La vie des hommes sera désormais rythmée par le calendrier des marchés. Encore tarde-t-il à se fixer: les sociétés ne vont pas si vite en besogne. Il leur faut des générations, par dizaines et par centaines, pour parcourir cette étape. Il se peut que la pratique du don compensé remonte aux millénaires de la pierre taillée. Le troc direct ne doit apparaître qu'à l'âge de la pierre polie. Alors seulement, il laissera des traces non équivoques. Que troque-t-on ? L'échange porte sur des vivres, s'il s'effectue entre voisins. A plus longue distance, il porte sur des matières premières ou sur les produits de l'artisanat naissant. Des matières premières ? Ce sont, avec le silex, toutes ces roches dures, à base de quartz, de jade, qui servent à faire des armes et des outils. Les régions qui en sont dépourvues en demandent à celles qui en sont riches. Ainsi retrouvera-t-on en pays belge des silex venus des Alpes, en Suisse de l'obsidienne venue des Cyclades. Des articles déjà manufacturés, c'est-à-dire, au sens étymologique, travaillés à la main? Le troc déplace des pierres ciselées et polies, prêtes à être emmanchées pour devenir des haches, des pics, des flèches. Les ateliers les plus denses de l'Occident se situent d'abord au Danemark, d'où ils rayonnent vers les pays d'Elbe, puis en Touraine, aux alentours du Grand Pressigny; ils exportent leurs lames jusque sur les rives du lac de Neuchâtel ou sur les bords de la Meuse. Les minéraux qui peuvent servir au décor ou à la parure voyagent encore davantage: la callaïs, ou callaïde, veinée de glauque, la turquoise aux reflets de ciel, les pépites d'or, qui semblent de flamme, circulent assez loin de leurs sites d'origine. De même verra-t-on des coquillages marins circuler à l'intérieur des continents, où ils sont appréciés comme récipients ménagers, comme ornements ou comme amulettes. Tous les groupes humains recherchent pareillement les fourrures, les cuirs tannés, les os affûtés, les poteries de glaise, sans oublier les esclaves, qui sont considérés comme des marchandises. Nul alors ne soupçonne que plusieurs de ces « articles », à commencer par les coquillages ou les fourrures, serviront un jour de monnaies. On aurait tort cependant d'imaginer que le troc, à l'âge de la pierre, se joue de l'espace. La plupart des trafics ne s'effectuent qu'entre peuplades contiguës. Les pierres précieuses et l'or que l'on retrouve sous les dolmens de France ou du Portugal ne viennent pas de l'Orient, même Proche: les gisements locaux y pourvoient. De même, les jadéites ou saussurites qu'on décèlera en Suisse ou en Bretagne ne viennent pas de Chine: l'Europe les produit alors, comme elle produit l'obsidienne, de l'Auvergne à la Bohême, de la Hongrie à la Campanie. Les distances sont trop longues, les peuples sont trop épars, ils se connaissent trop peu, la méfiance réciproque est trop grande. Par nécessité, chaque groupe vit en économie presque fermée, en couvrant ses propres besoins. Et, à l'intérieur de la cellule, la technique de l'échange reste inutile: c'est le chef qui, par voie autoritaire, distribue les produits. S'il y 16
En 1517, au cours de son voyage en Chine, Fernao Andrade débarque à Canton. Pour la première fois les Portugais rencontrent les mandarins. F. Andrade leur offre colliers et chapelets: embryons de monnaies, amorce d'échanges ... Gravure de l'édition hollandaise illustrée du Voyage en Chine de F. Andrade, par Joao de Barros, Leyde, 1706. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. J.-L. Charmet © Archives Photeb.) A Port-du-roi-George, lors du premier voyage de Dumont d'Urville, en 1826, un indigène d'Australie montre à ses compagnons les cadeaux qu'il a reçus à bord de lj\strolabe : un collier, un couteau, des chaussures - tous objets qui peuvent tenir lieu de monnaie. Lithographie de N. Maurin. (Bibliothèque du Muséum d'histoire naturelle, Paris. Phot. © Bibl. du Muséum/Archives Photeb.)
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. Même tendance en Allemagne (où Charles Quint est chez lui), en Angleterre, en Suisse, en Italie: là c'est de Gênes que part l'élan, qui se précipite bientôt en Toscane, puis à Rome, où la moyenne des prix triple en cent ans, et où le blé quadruple. Tandis que les prix s'envolent, les salaires et les fermages progressent moins vite, si bien que les conditions sociales sont modifiées. Comme il est d'usage en temps d'inflation, les détenteurs de revenus fixes et les créanciers perdent de leur pouvoir d'achat : les simples comp'agnons, les propriétaires fonciers (qui sont souvent les descendants des féodaux, hidalgos espagnols, squires anglais, nobles de tous pays) sont les victimes de cette distorsion. Les débiteurs et les détenteurs de revenus variables, paysans et marchands, en sont les bénéficiaires. Ces remous insolites troublent les esprits et contribuent à une révision déchirante des dogmes. Les mécontents inclinent à rallier le parti huguenot, qui «proteste}) contre la dictature de la papauté, et milite pour une « réforme}) de la religion. Les satisfaits, ceux qui profitent de l'afflux des métaux et de l'inflation, Espagnols en tête, se rangent sous la bannière catholique: ainsi la Réforme et les guerres de Religion apparaissent-elles, pour une part, comme la conséquence de la crise monétaire. De même, dans une large mesure, la Renaissance est fille de l'inflation. On consomme de nouvelles denrées, on modifie le décor de la vie quotidienne. Les Bourses prospèrent, de Lyon à Hambourg et Anvers, de Londres à Amsterdam. C'est le temps des Fugger et des Welser qui sont les puissances d'argent de l'époque. L'axe du trafic international se déplace de la Méditerranée à l'Atlantique, aux dépens de Venise, au profit de Lisbonne, de Nantes, de Rouen, de Bristol. L'agriculture est stimulée par la ha!1sse des prix: on plante des vignes, des oliviers. L'industrie voit s'élargir ses débouchés: Grenade vend ses soieries, Tolède ses cuirs, Florence ses draps. Le luxe déferle, avec l'or comme premier symbole. Au Camp du Drap d'or, François 1er veut éblouir Henri VIII d'Angleterre. Dans les' belles demeures, les dorures font étinceler les boiseries des murs et les caissons des plafonds. L'orfèvrerie est en plein renouveau: à l'école des Italiens, les maîtres joailliers enfantent des chefs-d'œuvre avec des pendentifs, des bagues, des broches à chapeau. En Allemagne, ils mettent à la mode les grosses chaînes d'or. En Angleterre, les courtisans ne dédaignent pas de porter un bijou à l'oreille, une bague à chaque doigt. À Florence, Benvenuto Cellini travaille pour le duc, pour le pape, pour le roi de France. Partout, les orfèvres, qui ont pour matière première les plus précieux des métaux, comptent parmi les rois de la société. Ils appartiennent aux corps privilégiés dans les cérémonies. Souvent, ils font office de banquiers. Un monde nouveau est en gestation. À eux seuls, l'or et l'argent, la pistole et le douro n'ont pas fait la Réforme et la Renaissance. À eux seuls, ils n'ont pas fait Charles Quint et Luther, Copernic et Léonard de Vinci. Mais ils y ont contribué. 105
Les siècles du bimétallisme Après la découverte de l'Amérique, la masse monétaire a crû plus que la production. Mais ensuite, sur l'élan de la Renaissance, les besoins de l'économie ont grandi plus que la masse des moyens de paiement: la terre s'est peuplée, la consommation s'est développée, si bien que la monnaie, même avec les apports américains, ne répond plus aux exigences nouvelles. Au XVIIe siècle, tout l'Occident se plaint de manquer d'instruments monétaires. La disette de monnaie freine l'expansion. Le XVIIIe siècle, au contraire, bénéficie d'un nouvel afflux de métal, la production d'or double presque par rapport au siècle précédent, encore par la grâce de l'Amérique, d'où proviennent les trois quarts de l'or extrait dans le monde. Aux côtés de la Colombie et du Mexique, en progrès, surgit un partenaire nouveau, qu'on n'attendait pas : le Brésil, qui devient le premier fournisseur d'or de la planète. Les rois de l'or sont désormais, non plus les Espagnols, mais les Portugais. Et comme le Portugal, depuis le traité signé par lord Methuen (1703), est étroitement lié par l'amitié et les affaires avec le Royaume-Uni, ce sont les Anglais qui absorbent le métal. Londres tend à devenir le grand centre du trafic de l'or et de ce fait, sans le savoir, se prépare déjà à se tourner vers l'étalon-or. Mais l'or, on l'a dit, n'est que le métal des gros règlements, celui des gouvernements et des négociants. C'est l'argent la monnaie de base, c'est-à-dire la piastre en Espagne ou en Amérique, l'écu en France, le shilling en Angleterre, le thaler dans les pays allemands. Souvent même, la monnaie la plus usuelle est le billon, quand les règlements ne se font pas en nature. Si la production de l'argent n'a pas toujours augmenté autant que celle de l'or, si le Potosi, distancé par les mines du Mexique, a perdu sa suprématie, le métal blanc demeure le métal monétaire par excellence, dans le cadre d'un système qui lui fait place à côté de l'or. Ce régime est celui du bimétallisme, puisque l'or et l'argent jouissent de la frappe libre et du plein pouvoir libératoire. Les États ne veulent refuser ni l'un ni l'autre, puisqu'ils ont besoin des deux. Les particuliers peuvent se libérer à volonté dans l'un ou l'autre métal. C'est un bimétallisme de fait, le mot, comme la chose, étant parfaitement ignoré. À certains égards pourtant, ce régime est plutôt celui de l'étalon-argent, parce que l'opinion attache une importance plus grande au métal blanc (en Asie encore plus qu'en Europe et en Amérique), et parce que, notamment en Angleterre depuis la réforme de 1601, l'unité de compte est définie uniquement en argent, et les pièces d'or sont simplement tarifées par rapport à cette unité de compte. Seulement, comme l'Angleterre commerce beaucoup avec l'Orient et l'Extrême-Orient, et que l'argent vaut dans ces pays plus qu'en Europe, Londres exporte de grosses quantités de métal blanc, tandis que l'or afflue dans ses caisses. L'Angleterre, qui a monnayé plus d'argent que d'or aux XVIe et XVIIe siècles, monnaie plus d'or que d'argent au XVIIIe. Le rapport des valeurs or-argent se tend: de moins de onze au seuil du XVIe siècle, il progresse à plus de douze au début du XVIIe et à quinze au 106
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Les États cherchent de plus ou moins près à adapter les cours de leurs monnaies à cette évolution. C'est un jeu difficile et décevant. Ne faudra-t-il pas songer un jour à n'avoir plus qu'un seul étalon?
XVIIIe.
Les altérations monétaires Il est d'autres causes aux« remuements» des monnaies. Ayant de grands besoins, les gouvernements cèdent à la tentation d'alléger leurs frappes, ou bien de conférer aux pièces une valeur accrue en monnaie de compte. Autrement dit, ils dévaluent, et, ce faisant, ils aggravent la hausse des prix au lieu de la contrarier. Ainsi voit-on, par étapes, l'escudo espagnol passer de 350 à 626 maravédis, le louis français de 10 livres à 24, le souverain anglais de 20 shillings à 30, le florin d'Empire de 60 kreuzers à 180. Cependant que se répandent, au bas de l'échelle monétaire, des pièces d'un alliage douteux, comme le vellon espagnol, qui associe argent et cuivre, avec toujours un peu moins d'argent et un peu plus de cuivre. La doctrine et l'opinion réagissent contre ces altérations. Entre deux observations des astres, le Polonais Copernic conseille de maintenir la monnaie «d'une façon inviolable, immuable, et d'éviter que ne soit excessive la quantité de monnaie ». A Florence, le patricien Davanzati s'en prend à la cupidité des princes «qui trouvent de bonnes occasions et excuses pour avilir la monnaie ». Jean Bodin en France et Lopez de Gomaru en Espagne incriminent l'afflux des métaux américains, facteur présumé de vie chère. Ainsi se fait jour, par tâtonnements successifs, cette double idée que la quantité et la qualité de la monnaie ont des responsabilités dans la hausse des prix. Les pouvoirs publics ne se refusent pas à y porter remède et, en de brefs accès de probité, ils s'évertuent à établir une monnaie saine et stable : Philippe II s'y essaie en Espagne, Henri III tente en France de confondre monnaie réelle et monnaie de compte (le franc à 20 sous), Élisabeth en Angleterre immobilise les espèces d'argent. Ces tentatives ne résistent pas à l'épreuve des faits : les monnaies restent tributaires, en quantité, d'une production minière qui échappe au contrôle, et, en qualité, des manipulations auxquelles ne peuvent renoncer les gouvernements, parce qu'elles sont pour eux simples et fructueuses. La doctrine et la pratique se rejoignent pour considérer la possession des métaux précieux, par les États comme par leurs sujets, comme un signe de prospérité. En conséquence, il faut tout faire pour les acquérir et pour les retenir, stimuler l'exportation des marchandises, freiner leur importation, pénaliser ou interdire les transports sur navires étrangers, prohiber la sortie de l'or, contrarier la consommation intérieure des produits de luxe (pour pouvoir les exporter). De ce dernier type de mesure relèvent les lois somptuaires : l'Angleterre frappe d'un impôt la vaisselle de métal, Venise 107
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interdit de dorer les gondoles, la France de Louis XV aménage une taxe, née au XVIe siècle, qui soumet à une garantie tous les objets d'or et d'argent, la Suède de Charles XII soumet ,à redevance les épées dorées ... La politique qui tend ainsi à refouler vers l'Etat le plus d'or possible est professée par nombre de penseurs, pratiquée par nombre de ministres responsables. Le XIXe siècle libéral lui donnera le nom de « mercantilisme », de résonance péjorative. À la vérité, le mercantilisme n'est pas toujours aussi rigoureux et aveugle que voudront le présenter ses détracteurs. Quand Sully proclame que « labourage et pâturage sont les vraies mines d'or du Pérou », il laisse bien entendre que le métal n'est pas la seule richesse au monde. Quand Colbert assure que « le commerce doit être extrêmement libre: tout ce qui consiste à restreindre cette liberté ne peut rien valoir », il semble prendre le contre-pied du mercantilisme. Pour les Anglais, le mercantilisme est le moyen de privilégier leur commerce et leur marine; pour les Français, de protéger leurs industries naissantes; pour les Espagnols, de contrôler leurs colonies. Il apparaît rarement comme une fin en soi. . Mais moyen ou fin, il incite les uns et les autres à altérer leurs pièces ou à en relever le cours en monnaie de compte, de façon à attirer ou à maintenir sur le territoire de chacun le plus de métal possible. En présence de cette frénésie métallique, nombre de philosophes invitent une nouvelle fois au mépris de l'or. Thomas More, dans son Utopie, en dénonce la vanité. Le Gulliver de Swift, le Persan de Montesquieu et le Candide de Voltaire raillent la passion des chrysolâtres. Mais il est facile, tout à la fois, de médire de l'or et des richesses sans en faire fi.
De l'Asie à l'Afrique À l'inverse des conquistadors qui, au Nouveau Monde, commencent par affirmer qu'ils veulent de l'or en échange de pacotille, Vasco de Gama aux Indes s'entend dire: «Je veux de toi de l'or, de l'argent, du corail» tandis qu'on lui propose du poivre, de la cannelle ou de l'ivoire. L'Inde devient d'ailleurs un pays industriel, expert en tissus de laine, de coton et de soie, et capable de faire payer cher, en métal précieux, ses productions. Mais elle persiste à thésauriser le métal plus qu'à le monnayer. En or, les États du sud de la péninsule disposent d'une petite pièce, le hun, que les Portugais appellent la pagode, et que frapperont à leur tour les Compagnies des Indes. La Golconde monnaie en or une roupie; mais la roupie indienne, émise de Bénarès à Madras, de Bombay à Calcutta, est plus souvent d'argent. La Chine, qui se satisfait de lingots et de tablettes de métal, n'utilise ses propres pièces d'or qu'à l'occasion de dons exceptionnels et de gratifications. Jusqu'au XIXe siècle, le taël d'argent y servira d'unité de compte et de poids. Mais elle s'ouvre largement, dès la fin du XVIe siècle, aux piastres 108
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mexicaines d'argent, introduites par les commerçants portugais, ou par l'intermédiaire des commerçants espagnols installés aux Philippines. Le Japon accède à peine à l'économie monétaire. Le riz y demeure l'étalon traditionnel des valeurs. Mais les féodaux font frapper quelques pièces rectangulaires, ou circulaires à trous carrés. Parce qu'elle leur fait défaut, la monnaie acquiert de l'importance aux yeux des personnages les plus avertis. Une vieille anecdote, qu'à la Banque du Japon le département des Recherches économiques consignera soigneusement, témoigne de cette évolution du sentiment public: certain samouraï, nommé Aoto Fujitsuna, vit à Kamura, la cité où vient d'être érigé un grand bouddha de bronze. Il fait maladroitement tomber dix pièces dans la ,rivière. C'est la nuit: il ne sait pas où les retrouver. Le voici qui donne l'ordre à nombre de villageois d'allumer des torches et d'entreprendre les recherches. «Je vous donnerai, promet-il, 50 pièces pour ce travail. » Les bonnes gens raillent Fujitsuna. « C'est absurde de dépenser cinquante pièces pour en retrouver dix. » Mais le samouraï de répondre: « Si je laisse la monnaie au fond de la rivière, ce sera aux dépens de l'économie du pays, qui en a besoin. Si les villageois empochent cinquante pièces, elles s'ajoutent aux dix autres pour faire marcher les affaires. » Sept siècles plus tard, John Maynard Keynes sera ravi d'une telle leçon d'économie politique. En Afrique, où le troc reste de pratique courante, là où le cauri ne fait pas prime, quelques pièces blanches font irruption : la piastre mexicaine, encore elle, a passé l'océan Indien pour atteindre Madagascar et pénétrer le continent noir; et, plus surprenant, certain thaler à l'effigie d'une impératrice autrichienne a séduit et conquis une partie de l'Afrique. Ce thaler, frappé par la Monnaie de Vienne (28,07 grammes, dont 23,4 d'argent), porte l'image de Marie-Thérèse, veuve de l'empereur François 1er • Le voile de la souveraine n'évoque-t-il pas la manière qu'ont les femmes arabes d'orner leur chevelure? Le thaler Marie-Thérèse, type 1765, et de préférence au millésime 1780, colportée en milieu musulman, devient la monnaie traditionnelle de nombreux pays arabes. Il y sert de pendentif, il passe pour avoir des vert,:s magiques. Gagnant les pays riverains de la mer Rouge, la Somalie, l'Ethiopie, il parvient au Soudan, pénètre jusqu'aux oasis touaregs, aux communautés du Niger, au bassin du Congo. Il rivalise avec le vieux cauri, à la fois dans les bijoux, au cou des filles et dans les transactions.
Le thaler Marie- Thérèse, millésime 1780, ou comment une monnaie d'argent, représentant une impératrice autrichienne, devient un instrument d'échange et de thésaurisation de la mer Rouge à l'Atlantique. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. @ Bibl. nat./Photeb.)
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Puisque les Arabes et les Noirs ne veulent plus d'autre pièce que celle-là, l'Europe la frappe à l'envi. D'abord les Monnaies autrichiennes de Vienne, de Milan et de Venise puis de Prague, mais aussi, après la libération de l'Italie, les Monnaies italiennes et bientôt, sans scrupules, celles de Paris, de Londres, de Bruxelles, de Bombay. Par millions, de faux thalers au millésime anachronique répandront le profil de l'impératrice défunte, à l'usage des marchands. En vain, les Anglais auront tenté de l'évincer sur le haut Nil. En vain, les Italiens s'évertueront à l'interdire en Érythrée. L'Éthiopie de Ménélik l'adoptera, sous le nom de talari, et en fera frapper deux cent mille par la Monnaie de Paris. Il en sera encore frappé en 1924 pour l'Arabie, en 1935 pour l'Afriq~e. A Djibouti, le thaler Marie-Thérèse ne perdra le cours légal qu'en 1943. Etrange destinée que celle de cette pièce bohémienne, adoptée par une partie de la planète sans que les gouvernements en aient jamais débattu, et promue au rang de monnaie intercontinentale hors de toute concertation officielle !
Or ou argent ? Depuis des siècles, deux métaux précieux se disputent la vocation monétaire: l'or et l'argent. Les autres métaux qui ont pu être monnayés ne prétendent pas au même rang: le fer ou l'étain n'ont accédé à la fonction monétaire que dans peu de pays et pour peu de temps; le cuivre et le bronze sont traditionnellement réservés aux pièces d'appoint; le platine ne jouera de rôle qu'en Russie. Entre l'or et l'argent, la bataille est inégale. L'or est plus rare, donc plus cher, donc réservé aux gros paiements. L'argent est, en général, la monnaie usuelle de base. Peut-on pour autant le considérer comme l'étalon monétaire? Ce serait trop dire. Aussi longtemps que la monnaie de compte est distincte de la monnaie de paiement, il n'est pas indispensable de désigner un métal plutôt que tel autre comme étalon. Si une dette est libellée en livres, sous et deniers, peu importe qu'elle soit réglée en louis d'or ou en écus d'argent. Il suffit qu'un rapport précis soit édicté entre les pièces de métal et la monnaie de compte. Le débiteur s'acquitte selon son gré et selon les circonstances. Mais du jour où l'on va confondre le système de compte et le système de paiement, la question de l'étalon va se poser. Faut-il définir la monnaie en or ou en argent? Réserver à l'un des deux métaux une fonction privilégiée, à l'autre une fonction accessoire, comme celle que joue déjà le bronze? Le problème surgit à l'aube du XIX" siècle. Pourquoi précisément à ce moment? Parce que des révolutions en Amérique, en France, font table rase et balaient les vieilles pratiques monétaires; parce que, au sortir des guerres napoléoniennes, l'Angleterre elle aussi fait peau neuve; et parce que, à l'époque, derrière ces trois meneurs de jeu, le reste du monde civilisé ne compte guère. 110
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Si le sentiment et l'instinct peuvent intervenir en ce domaine pour départager l'or et l'argent, ils jouent en faveur de l'argent, moins inaccessible, plus bourgeois, plus populaire. L'Anglais John Locke opine dans ce sens: «Un seul métal doit être retenu comme étalon monétaire, et celui qui s'y prête le mieux est incontestablement l'argent. » Lord Lauderdale ajoute que l'argent est un métal plus dur que l'or et moins périssable, et qu'il est plus facilement divisible, en raison de sa moindre valeur. Les Américains ne cachent pas leur préférence pour l'argent, qui jouit du solide prestige de la piastre espagnole, ancêtre direct du dollar. Les Français sont familiers de l'écu, qui a longtemps été leur monnaie courante. Partout, l'usage plaide pour le métal blanc. Cependant, la paresse et la routine, chères aux gouvernements et aux peuples, les incite à ne pas choisir, et à conserver les deux métaux en les associant dans le rôle de double étalon. Le bimétallisme, hérité des siècles, est dans les faits, avant d'être dans les lois, dans les esprits et dans le langage. Pourquoi se priver des services de deux métaux précieux? Les États-Unis, les premiers, décident de ne pas décider. Leur Constitution reste dans le flou, en interdisant de « donner pouvoir libératoire à autre chose que la monnaie d'or et d'argent ». Le secrétaire au Trésor Hamilton, constatant que « supprimer l'usage monétaire de l'un ou l'autre métal, ce serait réduire le montant de la circulation », fait voter une loi selon laquelle toutes les monnaies d'or et d'argent ont plein pouvoir libératoire, avec frappe libre et gratuite. Le dollar, adopté en 1792 comme unité monétaire, est défini à la fois en or et en argent, les deux métaux étant dans le rapport de quinze à un, qui est alors le rapport marchand. Sont frappées en or les pièces de 2,5 à 10 dollars, en argent les pièces de 1 dollar et de 5 à 50 cents. Le bimétallisme marque un point. Il en marque un second quand la France, à son tour, définit sa monnaie. Après quelques tergiversations durant la période révolutionnaire, la loi de 1803, qui sera connue sous le nom de loi de Germinal, arrête la charte finale du franc, défini en argent (5 grammes à 9/10), ordonne la frappe de pièces d'argent (d'un quart de franc à 5 francs), mais édicte aussi qu'« il sera frappé des pièces d'or de 20 et de 40 francs », dont le poids de fin situe les deux métaux dans le rapport de 15,5, hérité de l'Ancien Régime. Deux grandes nations optent donc pour le double étalon. Reste l'Angleterre.
Londres tranche pour l'étalon-or En Angleterre, la monnaie courante, le shilling, est d'argent, comme le sont ses multiples, florin et couronne. Apparemment, l'or n'a aucune chance de l'emporter, même si certains hommes d'État, comme lord Liverpool, ministre de George III, plaident en sa faveur. Mais les faits desservent le métal blanc. Les pièces blanches, pour avoir trop circulé, sont usées et allégées. Il a fallu les refondre. Elles s'usent encore. En 1774, la 111
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Chambre des communes se résigne à voter une loi qui limite le pouvoir libératoire des pièces d'argent à 25 livres. Au-delà de ce montant, l'argent ne peut être utilisé qu'au poids, c'est-à-dire à la condition de peser les pièces. Sans s'en douter le moins du monde, l'Angleterre franchit une première étape en direction de l'étalon-or. Deuxième étape en 1798 : durant la Révolution française, l'argent a fui le continent, et son afflux a fait baisser ses cours à Londres. Le public trouve profit à se procurer des lingots et à les présenter à la frappe, pour obtenir des pièces. En hâte, une loi suspend la frappe libre de l'argent tout en maintenant la frappe libre de l'or. Troisième étape en 1816: la paix est rétablie, l'Angleterre remet en ordre son système monétaire. Pour tenir compte de l'usure grandissante des pièces les plus courantes, elle limite à 40 shillings le pouvoir libératoire de l'argent. Au-delà de ce montant, il n'est plus question de peser les pièces. Les règlements doivent s'effectuer en or. Comme la frappe libre de l'argent n'est pas restaurée, l'étalon-or est en place, sans que nul ne l'ait su ni voulu. Après coup, l'Angleterre découvrira les vertus du système et, d'une politique imposée par les événements, se fera gloire comme d'une théorie préétablie. Elle déifiera le Gold standard, lui érigera un temple et conviera le monde au culte nouveau. Près de quarante années durant, de 1816 à 1854, l'Angleterre reste seule adepte de l'étalon-or. En 1854, elle trouve enfin un disciple : le Portugal. Lisbonne, qui suit traditionnellement les leçons de Londres, imite sans conviction l'exemple du maître. L'étalon-or marque un point, mais un point qui ne compte guère. L'or finira quand même par l'emporter. Pour une part en raison du prestige du Royaume-Uni: au siècle de Victoria, reine durant soixantequatre années, l'Angleterre triomphe par son charbon et ses machines, par son Empire et sa marine, par ses banques et sa monnaie. Si l'Angleterre sert l'étalon-or, celui-ci la servira en retour. L'or gagne aussi par ses propres mérites. Il est, sans nul doute, le métal roi. Si l'on n'avait pas trouvé de nouveaux gisements au XIX" siècle, il serait devenu trop rare, et quasiment hors de portée. Par bonheur, on en trouve beaucoup, en quantités suffisantes pour lui permettre de s'imposer; mais non pas en quantités telles qu'il soit disqualifié. L'argent finira par capituler devant l'or, et avec lui le bimétallisme. Mais seulement au terme d'une longue résistance.
L'Union latine L'étalon-argent ne devrait être menacé que par une dépréciation profonde du métal blanc. Le bimétallisme est plus vulnérable, parce qu'il est à la merci des fluctuations intempestives des deux métaux. Que l'un d'eux monte ou baisse trop, et le fameux rapport que la loi édicte entre eux (15 puis 16 aux États-Unis, 15,5 en France) deviendrait incorrect, au risque de fausser le système. 112
Un camp de forty niners en Californie. C'est ainsi qu'on appelait les chercheurs d'or venus du monde entier, dans les années quarante-neuf, tenter leur chance en Californie. Lithographie de Currier et Ives, fin du XIX' siècle. (Phot. © P.P.P.-IPS/Archives Photeb.)
Un camp de chercheurs d'or en Australie: mêmes instruments, mêmes gestes, même fièvre ... (National Library ofAustralia, Sydney. Phot.Jeanbor © Nat. Library ofAustralia/Arch. Photeb.)
En Afrique du Sud, des ouvriers à l'entrée d'une mine d'or de la Gold Mining Company, 1888. (Phot. @ Hulton Picture Library/Archives Photeb.) Maquette du décor de Georges Wakhevitch, pour Donogoo-Tonka, pièce de Jules Romains (1930) jouée à la Comédie-Française en 1951. Donogoo, site imaginaire du Brésil auriÎere... (Bibl.-Musée de la Comédie-Française, Paris. Phot. S. Guiley-Lagache @ Arch. Photeb @ ADAGP 1989.)
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Par une chance assez extraordinaire, qui explique la longévité du bimétallisme, les cours respectifs de l'or et de l'argent restent presque stables durant les deux premiers tiers du XIXe siècle. Sur les marchés, leur rapport, ne dépassant 16 que rarement et de fort peu, évolue constamment entre 15,11 (au plus bas en 1817) et 15,95 (au plus haut en 1821). Dans ces conditions, le bimétallisme ne pose guère de problèmes et l'opinion peut même croire qu'il est dans l'ordre naturel des choses. Si l'Amérique ne rejoint pas l'Angleterre dans le camp de l'étalon-or, c'est aussi et surtout pour des raisons politiques: les propriétaires de mines d'argent, qu'on appelle les silvermen, sont puissants et ils animent un groupe de pression qui lutte et luttera longtemps pour la défense de son métal. En Europe, le bimétallisme français (que le conseiller Crétet, futur gouverneur de la Banque de France, a qualifié de « système sublime ») fait des adeptes. Plutôt que d'imiter la livre sterling, qui fait figure d'archaïsme avec sa structure duodécimale, les nouvelles monnaies prennent pour prototype ce franc cartésien, divisé en centimes selon le système décimal. La pièce française de 20 francs, dite louis de 1815 à 1848, plus souvent dénommée napoléon même quand elle porte l'image du coq républicain, devient le modèle idéal. La jeune Belgique frappe des pièces toutes semblables, à l'effigie de Léopold, roi des Belges. L'Italie naissante émet des pièces de 20 livres, qu'orne la tête de Victor-Emmanuel, avec moustache conquérante et barbiche. En décembre 1865, une convention signée à Paris scelle l'Union latine, qui uniformise les frappes d'or et d'argent entre la France, la Belgique, l'Italie et la Suisse, avec plein pouvoir libératoire pour les monnaies d'or et la pièce d'argent de 5 francs. À son tour, la Confédération helvétique frappe des pièces de 20 francs, marquées Helvetia. Les quatre pays emploient désormais les mêmes pièces, de 5 à 100 francs, toutes au titre 0,900. Le napoléon gagne du terrain au-delà des frontières initiales de l'Union latine. La Grèce adhère au système, et elle fait frapper sur le modèle français des pièces de 5 à 100 drachmes. En Espagne, la peseta devient l'exacte réplique du franc, mais sans référence explicite à l'Union latine. Puis la Finlande se dote de pièces de 20 marks, analogues à celles de l'Union latine. En Autriche et en Hongrie, une patente impériale prescrit la frappe de pièces semblables, de 4 et 8 florins, correspondant exactement à 10 et 20 francs. En Russie, un oukase ordonne la frappe de pièces de 10 roubles (l'impériale) qui correspondent au double napoléon (40 francs) et de 5 roubles (la demi-impériale) qui sont l'équivalent de la pièce de 20 francs. Ce n'est pas tout: les Balkans entrent dans le jeu. En Roumanie, la loi monétaire aligne le système sur celui de l'Union latine, avec des pièces de 20 à 100 lei. Même ralliement en Bulgarie, pour des pièces de 10 à 100 leva. En Serbie, le système latin est adopté, avec des pièces de 10 et 20 dinars. La Colombie et Haïti, l'Argentine et le Venezuela suivent le mouvement. Pour un peu, le franc serait devenu la monnaie du monde entier. Sans qu'il soit besoin de « faire le change », et quelle que soit son effigie, la même pièce d'or est acceptée à Zurich comme à Athènes, à Saint-Pétersbourg comme à Vienne, à Rome comme à Bruxelles, à Bucarest et à Budapest comme à Paris. 113
DE L'OR-BUTIN À L'OR-ÉTALON
Un moment, la France a pu se bercer de l'illusion que l'Europe, sinon la planète, adoptera le franc à double étalon comme monnaie unique. Napoléon III a espéré faire de la pièce française l'unité de base du monde entier. Il a convié dix-huit nations à une conférence internationale pour appeler « leur attention sur la grande idée de l'uniformité monétaire », et proposer le franc comme monnaie universelle. On applaudit beaucoup. Mais Londres et Washington ne sont pas disposés à s'aligner. D'ailleurs, il est déjà trop tard: le double étalon s'est mis à craquer.
L'argent craque Il arrive ce qui devait arriver tôt ou tard : le rapport des valeurs marchandes des deux métaux s'écarte du rapport des valeurs légales. C'est d'abord l'or qui a baissé, après les découvertes de Californie et d'Australie. L'argent, devenu la « bonne monnaie », tend à disparaître de la circulation. Pour freiner ce mouvement, la Suisse, puis l'Italie et timidement la France réduisent le titre de leurs petites pièces d'argent. Mesure bâtarde, qui ne résout rien. La guerre de Sécession ne fait qu'aggraver la pénurie de métal blanc, en suspendant les ventes américaines de coton. L'Europe ne peut s'approvisionner en coton qu'auprès de l'Inde, qu'il faut payer en argent. La famine du coton risque de devenir une famine de l'argent. Les pays qui constituent l'Union latine décident de réduire la frappe des petites pièces d'argent et de limiter leur pouvoir libératoire. Seules désormais sont acceptées pour tous règlements les pièces d'or et les pièces d'argent de 5 francs. Le bimétallisme tend à devenir boiteux. Mais l'Union latine est née pour faire face aux problèmes que soulève la baisse de l'or. La voici maintenant affrontée à la baisse de l'argent: une baisse que provoque et précipite la découverte des mines du Nevada. En quelques années, la production mondiale de l'argent quintuple. Les cours du métal blanc s'effondrent, l'argent, glissant presque au rang des métaux communs, devient un sous-produit. Entre or et argent, le rapport de valeur dépasse 16 en 1873,20 en 1886,33 à la fin du siècle, 38 en 1910. Maintenir dans ces conditions l'équivalence entre pièces d'or et pièces de 5 francs en argent, c'est accepter la fuite de l'or: n'importe qui peut acquérir pour 4 francs d'argent, le porter à l'hôtel des Monnaies et faire frapper une pièce de 5 francs. N'importe qui peut, avec quatre de ces pièces blanches, acquérir une pièce d'or de 20 francs. Si ce n'importe qui est un étranger, il peut inonder la France d'argent déprécié et en exporter l'or apprécié. Les spéculateurs se régalent. Résultat : les pièces d'argent se multiplient, l'or disparaît. Une parade s'impose: d'abord, ici et là, la suspension de la libre frappe de l'argent; puis l'arrêt du monnayage des pièces de 5 francs. Même si ces dernières gardent cours légal, le bimétallisme agonise. Plus ou moins amendé, il prolonge sa laborieuse carrière en Espagne, en Autriche, dans 114
L'OR-REFUGE
Pour se prémunir contre le risque monétaire, que ce soit la dévaluation ou l'inflation, l'or est le premier des refuges: il est plus accessible que les autres métaux rares, plus sûr que les diamants et autres pierres précieuses, plus discret que les immeubles ou les valeurs de Bourse, moins capricieux que les tableaux, les timbres, les objets d'art, les autographes, les devises. De tous les refuges, l'or est le plus classique, le plus désiré. Il brave en tous temps toutes les menaces. Quand la Gaule romaine est traversée par le premier raid germanique, ses habitants apeurés enfouissent dans le sol des trésors de métal: on les déterrera au long des siècles. Ce qu'a fait la crainte de l'invasion, la crainte du fisc le refera, et plus encore la crainte des manipulations monétaires. Si l'on ferme ses marchés, l'or en trouve aussitôt de clandestins. Si on le retire de la circulation, il emprunte des voies souterraines. La stabilité du papier lui fait perdre ses vertus, l'inflation les lui rend. Quand la monnaie officielle capitule, l'or reprend de lui-même, dans les faits, ses fonctions monétaires. Sans doute, il est un autre moyen de se prémunir contre la détérioration monétaire. Ce moyen s'appelle l'indexation. Il consiste à transformer un revenu fixe en revenu mobile, en le rattachant à une valeur sûre, ou présumée telle. Indexer, ce n'est plus combattre l'inflation, c'est traiter avec elle. On indexe tout sur tout : les salaires, les prêts, les contrats, les loyers ... On les indexe sur certains prix pilotes, ceux du blé, du seigle, sur les tarifs de l'énergie, sur des indices de prix, sur des cours de change, et, bien entendu, sur l'or. Ainsi certains emprunts ont dû leur succès à une clause-or, qui a été plus souvent bénéfique au prêteur qu'à l'État emprunteur. L'or revêt dans ce cas une fonction de refuge légal, même si l'État, dans le même temps, le met hors la loi.
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les Balkans, en Amérique latine. L'argent reste le métal dominant en Asie, de la Perse à l'Inde et à la Chine. Aux États-Unis, les «argentistes» s'accrochent aux lambeaux du bimétallisme, mais le législateur a dû limiter le pouvoir libératoire des pièces d'argent. Le coup fatal a été porté au métal blanc par l'Allemagne née de la guerre de 1870-1871 : elle a suspendu la frappe de l'argent, consacré son indemnité de guerre à se constituer une réserve d'or, et fait du mark, défini en or, l'unité monétaire du jeune Empire. Dans le sillage de l'Allemagne, c'est à qui se ralliera à l'étalon-or: les États scandinaves, puis les Pays-Bas, la Roumanie, la Finlande, et, au Nouveau Monde, le Brésil et l'Uruguay, l'Argentine et le Chili, le Pérou et le Mexique. Avec l'étalon-or triomphant, l'Angleterre gagne la partie.
Les ruées vers l'or Avant même d'être le siècle de l'étalon-or, le XIX e siècle est celui des ruées vers les gisements de métal jaune. Quatre fois au moins, les chercheurs d'or croient retrouver l'Eldorado. D'abord en Sibérie: un filon au-delà du lac Baïkal, des sables à paillettes dans un affluent de la Lena mobilisent des milliers de salariés pendant les quatre mois que ne condamnent pas le froid et la nuit. En 1847, la Russie d'Asie, détrônant le Brésil, devient le premier producteur du monde. Il y a bientôt mieux que la Sibérie : sur la rivière Sacramento, en Californie, le charpentier James Marshall, au service du capitaine Sutter qui a obtenu une concession agricole, remarque au fil de l'eau quelques étincelles d'or. Cela se passe le 24 janvier 1848. Toute la Californie retentit d'un seul cri: « De l'or! » La nouvelle de la trouvaille se répand dans tous les États-Unis, et presque aussitôt dans le monde entier. Américains, Anglais, Français, Polonais, Autrichiens, Mexicains, Chinois se retrouvent en Californie, avec pelles et pioches. Comme les pistes à travers les Rocheuses ne sont pas sûres, les immigrants ont doublé le cap Horn, ou bien ils ont passé à dos d'âne l'isthme de Panama, ou bien encore, dans leurs voitures à bâches, ils ont traversé l'Oregon, gagné le lac Salé, roulé vers l'Ouest jusqu'aux pentes de la sierra Nevada. Ils ont bravé la faim et la fatigue, la montagne et les Indiens, les moustiques, le choléra et la fièvre jaune. Dans l'Or, Blaise Cendrars contera cette épopée. Même si les tenanciers de tavernes et de maisons de jeux s'enrichissent plus sûrement que les pionniers, l'or californien n'est pas un mythe. Il engendre la ville de San Francisco. Il permet à la Monnaie américaine de frapper sans tarder des pièces portant l'image de l'aigle. En neuf ans, la seule production locale (déclarée !) représente 752 tonnes, soit presque autant qu'en a extrait l'Ibérie, premier producteur de l'Empire romain, en cinq cents ans, ou que le Brésil durant tout le XVIIIe siècle. Jamais aucun gisement n'a été aussi fécond. 116
L'AVENTURE DE LA KOLYMA
Au nom du tsar, dès 1643, des coureurs de steppes descendent la Kolyma sur des milliers de kilomètres, jusqu'à son embouchure dans l'océan Arctique. Ils y commencent l'extermination des zibelines et des renards bleus. En 1908, l'Estonien Rosenfeld, arpentant la toundra, remarque des veines de quartz serties dans l'argile. Il revient en 1914, monte une expédition avec quelques pionniers, dont un certain Boriska et, avec eux, prélève et rapporte quelques échantillons. Boriska poursuit seul les recherches. En 1916, trois Yakoutes trouvent son corps gelé près d'un ruisseau et, à côté de lui, de petits sacs remplis de poudre d'or. Rosenfeld se rend à Petrograd, informe le gouvernement de sa découverte, obtient la promesse d'une exploration. La Révolution ne détourne pas l'Estonien de son projet. Il rédige un rapport sur le potentiel aurifère de la Kolyma, assure qu'elle est le plus riche des gisements de toute la Sibérie, soumet son document à des marchands de Vladivostok qui le transmettent à Moscou. Un géologue nommé Bilibine sy intéresse et, après des années, parvient à obtenir des crédits pour une prospection. ...f. ..
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Entre-temps, les sachets d'or retrouvés sur le cadavre de Boriska ont fait du bruit dans l'extrême Sibérie. Des chercheurs d'or ont, à leur tour, déniché un peu de métal, qu'ils ont vendu clandestinement à des marins japonais et chinois. Staline, qui s'est pris de passion pour l'or, accepte des recherches individuelles, puis les préconise. Une ruée vers l'or peuple la Kolyma de Russes et d'Ukrainiens, de Géorgiens et de Mongols. Dans le bassin de la Kolyma, certains sables se révèlent d'une teneur extraordinaire : 200 grammes au mètre cube. Certains filons s'étendent sur des kilomètres. C'est décidément trop beau pour être abandonné à des amateurs. Staline répudie son libéralisme d'un moment, encercle et contrôle la Kolyma dorée, qu'exploiteront des milliers de forçats pour le compte de l'État soviétique.
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L'or californien, bien sûr, ne reste pas en Californie. Comme celui des conquistadors, qui gagnait l'Espagne pour se répandre en Europe, il se retrouve bientôt dans les coffres des banques de N ew York, voire dans ceux de la Banque d'Angleterre et de la Banque de France. Au Nouveau Monde, il n'est pas que la Californie. Sur leur chemin, les aventuriers rencontrent les gisements du Nevada puis ceux du Colorado. Mis en appétit, ils cherchent et trouvent du métal dans le Grand Nord, en cet Alaska que les Russes ont vendu aux Américains. Des pêcheurs de saumons croient déceler des reflets dorés dans la rivière Klondike. Une frénésie renouvelée précipite vers l'Eldorado polaire une foule d'émigrants. Voir Charlie Chaplin dans la Ruée vers l'or. Des villes surgissent dans le désert glacé. Est-ce l'ultime épopée de l'or américain? Auparavant, de l'autre côté de la planète, l'Australie est entrée dans la danse. Un chercheur, nommé Hargraves, a été frappé par la ressemblance de structures des gisements de Californie et de certains districts australiens. Dans le bassin de la rivière Macquarie, il plante sa tente au confluent de deux torrents, recueille une première cuvette d'or, prend la tête d'une compagnie de mineurs, se fait nommer commissaire des Domaines de l'État. De l'or, on en découvre aussi en Nouvelle-Galles du Sud, et dans l'État de Victoria. Le pays « est semé d'or comme un champ de blé », note un voyageur admiratif. Certain pionnier met la main sur une pépite de 92 kilos, certain autre sur cinq pépites de cinquante kilos. Hargraves à baptisé Ophir la première ville des. champs d'or. La maison Samuel Montagu a ouvert ses portes sur le marché australien : elle deviendra la première banque de l'or. Avec le métal jaune, l'Australie est sortie du sous-développement. Elle n'était qu'une colonie pénitentiaire, elle devient une puissance économique. En six ans, elle a reçu 1 250 000 immigrants, qui ont quintuplé sa population. En ces mêmes six années, elle a produit 500 tonnes d'or. Décidément, les découvertes ne cessent de bouleverser la hiérarchie des grands producteurs d'or. Le premier rang, qui avait appartenu au Brésil au siècle précédent, est passé tour à tour à la Russie, puis aux États-Unis. En 1903, l'Australie l'emporte à son tour, mais pour un instant. Un nouveau venu, et pour longtemps cette fois, va enlever le titre de champion : l'Afrique du Sud.
Le Rand sud-africain Le 5 juin 1885, à Pretoria, les frères Frederick et Henrick Struben présentent aux ministres assemblés que préside Paul Kruger les minerais aurifères qu'ils ont trouvés dans des conglomérats de galets quartzeux, sur les terres de la ferme de Wilgespruit, à deux mille mètres d'altitude, dans les montagnes arides et pelées du Witwatersrand. 119
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Dernier portrait du président Kruger. (Phot. © Coll. Viollet/Arch. Photeb.)
Déjà, depuis une trentaine d'années, des paysans boers (mais le mot boer» veut dire paysan), quelques géologues, quelques chasseurs ont décelé des traces du précieux métal ici et là, dans la République du Transvaal. Les puritains qui veillent sur la jeune République hésitent à s'enflammer comme devant un piège du démon. Au début de 1886, les indices de la présence de l'or se confirment: un coup de pioche de l'Australien Harrison dans le domaine de Langlaagte, un caillou ramassé sur le même site par le prospecteur anglais Walker suggèrent que le Rand recèle un tas d'or. Ce sera le plus gros tas du monde. Le 20 septembre 1886, un campement informe, sur l'emplacement du filon, reçoit le nom de Johannesburg: il rassemble un flot d'émigrants anglais, parvenus au pays de l'or à pied, à cheval, dans des caravanes de chariots traînés par des bœufs; il est fait de tentes, de cabanes de bois, de torchis ou de tôle, dans la poussière ou la boue. Les Boers y sont minoritaires. Les pionniers eux-mêmes sont dans les mains des financiers, qui achètent les terrains, investissent les capitaux, fournissent le matériel de forage. Cecil Rhodes, le fils d'un pasteur anglican, allié aux Rothschild de Londres, met sur pied la Goldfields, la Rand Mines, la Chanered : de «
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PAUL KRUGER Paul Kruger est un paysan de l'Orange. Un Boer à 100 % (le Boer, en néerlandais, n'est rien d'autre qu'un paysan). Il sait soigner les bêtes, galoper à cheval, mais aussi lire la Bible, chanter les psaumes. Avec une barbe frisée, il ressemble à Jéhovah. Il a la voix grave et profonde qu'on prête à un Dieu. Porté par ses compatriotes à la présidence de la République du Transvaal, il veut en foire un État austère et paternaliste. Entre ses amis paysans et les spéculateurs de l'or, il n 'hésite pas. Il maudit les Anglais et parque dans des enceintes les travailleurs noirs. Johannesburg, avec ses bals et ses tavernes, lui paraît une ville de perdition. Publiquement, il traite ses habitants de « voleurs, assassins et brigands ». Il n'a pas toujours tort. « Ne me parlez pas de l'or, aurait-il déclaré, ce métal d'où l'on tire moins de bénéfice que de dissensions, de malheurs et de fléaux ... Je vous le dis : chaque once extraite de notre sol aura pour contrepartie des flots de larmes, et le sang de milliers des meilleurs d'entre nous. » Mais, entre Kruger et l'or, la lutte est inégale. L'or sera trois fois vainqueur du vaillant champion des Boers : vainqueur d'abord avec les Anglais, lorsqu'ils s'adjugent l'Afrique du Sud; vainqueur en s'affirmant comme le meilleur atout de l'économie sud-africaine, même libérée de la tutelle britannique; vainqueur enfin avec le krugerrand, cette pièce d'or frappée à l'effigie du héros, et qui, contre son gré, réconcilie le patriote et le métal précieux.
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puissantes compagnies, prêtes à exploiter et à coloniser. Il élimine le président Kruger, l'or sud-africain devient un or anglais, au service de l'étalon-or. Tous les records sont battus, toutes les productions antérieures de métal semblent désormais dérisoires auprès des tonnes d'or de l'Afrique australe: 16 tonnes en 1890, mais près de 15 000 tonnes pour la première moitié du xx· siècle: ce sera dix fois ce qu'a produit la Californie; ce sera quinze fois ce qu'a produit le monde entier au XVI· siècle, après la découverte de l'Amérique. Politiquement, ce fleuve de métal jaune assure la suprématie de l'Empire britannique: celui-ci, au début du xx· siècle, additionne les productions du Canada, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et de l'incomparable Afrique du Sud, sans parler de la Côte-de-l'Or et de l'Inde. De tous les points du globe, l'or afflue vers Londres, principal centre de raffinage, capitale du négoce du métal précieux. Au cœur de la Cité, la Banque d'Angleterre surveille la cote du métal, déterminée par l'offre et la demande dans la limite des cours édictés par les règles de l'étalon-or: elle intervient pour empêcher l'once de fin (de 31,10 grammes) de s'écarter du tarif légal de 84 shillings et quelque pence. Si les Britanniques se sont emparés du pays des Boers aussitôt après la découverte du Rand, et lorsqu'ils ont la certitude que le gisement est sans égal, on imagine mal que leur conquête soit désintéressée. Mais se comportent-ils autrement que les Américains qui ont contraint le Mexique à leur vendre la Californie, dix jours après la trouvaille de la rivière Sacramento? L'or n'est jamais innocent.
Bilan de quatre siècles De Christophe Colomb à Cecil Rhodes, quatre siècles ont donné au monde un visage nouveau. D'abord, un continent supplémentaire, riche en métaux précieux. À la suprématie politique de l'Espagne ont succédé celle de la France, puis celle de l'Angleterre, en attendant celle des États-Unis. Durant ces quatre siècles, l'or et l'argent ont collaboré et rivalisé, pour s'achever sur la déconfiture du bimétallisme et la victoire de l'or. L'or est à l'origine de véritables migrations humaines: de celle qui a déterminé les conquistadors à franchir l'Atlantique jusqu'à celles qui ont déferlé sur la Californie, l'Australie, l'Afrique du Sud. Il est à l'origine de cités toutes neuves: San Francisco, où les navires des immigrants parviennent en passant par la Golden Gate, la porte de l'Or; Bendigo ou Ballarat, villes-champignons du continent australien, Johannesburg, brusquement surgie sur une montagne d'or. Ces émergences seront symbolisées, avec Jules Romains, par le mythe de Donogoo-Tonka. Les villes que l'on construit disparaîtront peut-être aussi vite qu'elles sont nées; mais il se peut qu'elles survivent à leur raison première: San 122
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Francisco durera plus que l'or californien. C'est l'histoire des alchimistes qui, en rêvant de la pierre philosophale, ont ouvert les voies de la chimie et de la physique nucléaire. C'est l'histoire des enfants du laboureur qui, pour trouver de l'or, retournent et fécondent un champ. L'or a sans doute aussi des responsabilités dans les guerres, à tout le moins dans l'issue des guerres. Durant la grande Sécession américaine, si le métal californien était allé aux sudistes, ne leur aurait-il pas donné le moyen de vaincre? Mais il arrive à point pour assurer le triomphe du Nord. Par un singulier retour des choses, l'or, pour lequel ont été déportés tant d'esclaves, contribue à leur libération. L'or a d'autres mérites. Sa recherche, en peuplant des déserts, les vivifie. Dans leur poursuite de l'or, les prospecteurs trouvent d'autres métaux: de l'argent au Nevada, de l'étain, du fer, du plomb en Australie, du nickel au Canada, de l'uranium en Afrique du Sud. Pour l'or, on aménage des ports, on trace des routes, on installe des voies ferrées. La production de l'or (et de l'argent) fait s'envoler les prix, parfois sur les lieux mêmes de l'extraction. Les pionniers règlent leur verre d'alcool avec une pincée de métal. A « Frisco » comme naguère sur les quais de Séville, à Sydney comme dans les cabarets de l'Alaska, enchérissent tous les biens et tous les services. À l'échelle du monde, l'afflux des métaux précieux fait s'envoler les prix chaque fois que la production et l'offre des marchandises n'augmentent pas davantage. Bataille entre la croissance monétaire et la croissance économique. Où vont les métaux, arrachés au sol du Nouveau et de l'Ancien Monde? Ils ont des emplois industriels, depuis les bijoux jusqu'aux prothèses dentaires. Ils ont des débouchés monétaires, depuis les caves et les coffres des États, des banques centrales et de tous les Harpagon de la planète, jusqu'à la frappe des pièces. Reine des monnaies, la livre sterling est monnayée à l'effigie de Victoria, de ses prédécesseurs ou des ses successeurs: le souverain, de 7,98 grammes à 22 carats, est aussi indiscuté que l'Empire britannique, qui renferme le quart de la population du monde, et que, selon Joseph Chamberlain, « aucun autre Empire ne pourra surpasser en grandeur et en richesse ». Héritière du louis, la pièce française de 20 francs, couramment dite napoléon, fait école, comme on l'a vu, dans les pays de l'Union latine, et au-delà. L'Allemagne, une fois forgée son unité, répudie ses ducats et ses florins pour frapper des pièces de 10 et 20 marks, avec le secours du métal que lui procure, après 1870, l'indemnité de guerre. L'Autriche, plus hésitante, a des couronnes, d'abord alignées sur celles de Prusse, puis autonomes, et des florins qui reproduisent les pièces de l'Union latine. La Russie frappe des impériales, multiples du rouble, mais aussi des ducats de platine. L'Espagne d'Isabelle a ses isabellines, celle des rois Alphonse émet des pièces de 10 à 100 pesetas, dont certaines s'alignent sur les pièces françaises. Le Portugal frappe cruzades, portugaises et couronnes. Les États scandinaves adoptent des couronnes communes. La Turquie garde ses sequins, libellés en piastres. Aux États-Unis, le dollar est frappé en or, à raison de 1 504 milligrammes de fin par dollar. L'Amérique latine émet en or des multiples de pesos, d'escudos ou de milreis. En or, l'Inde a des mohurs, l'Iran des tomans, le Siam des bats. Le Japon ne vient qu'en 1871 aux monnaies 123
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rondes de métal jaune. La Chine s'en tient aux taëls d'argent et aux pièces étrangères. Avant l'arrivée de l'or sud-africain, en 1884, le total de l'or monétaire (en banque et en circulation) doit atteindre quelque 5 350 tonnes. Trente ans plus tard, en 1914, il s'élève à 13 120 tonnes, dont 6 150 dans les banques et 6 970 en circulation. À cette date, l'avoir le plus important est celui des États-Unis (2 880 tonnes) devant ceux de la France, de la Russie, de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne. L'ensemble des avoirs de ces cinq nations représente les trois quarts des avoirs monétaires du monde en or. Auprès de cette masse monétaire, les pièces d'argent importent assez peu, puisque le plus souvent elles ne servent qu'à des règlements d'appoint. Mais depuis longtemps déjà d'autres moyens de paiement concurrencent le métal, et parfois le supplantent : la monnaie de papier a entamé sa carrière.
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Chapitre 7
QUAND LE PArIER ENTRE EN SCENE
La Rue Quincampoix, gravure de chez Marlinet, fin du XVIIIe siècle, illustrant les Folies de nos grands-pères et les nôtres.
(Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Arch. Photeb.)
Antécédents Lorsque la monnaie est une marchandise, ou lorsqu'elle est frappée en métal (mais le métal, lui aussi, est une marchandise), sa valeur est en principe déterminée par celle de la marchandise ou du métal. Flle ne doit d'être monnaie qu'en raison du prix qu'elle incorpore: le coquillage-cauri ou le souverain frappé en or sont convoités et acceptés du fait de leur rareté, qui les rend désirables. Mais certaines monnaies ont une valeur réelle inférieure à celle qui leur est officiellement attribuée: soit parce que le pouvoir émetteur entend tirer profit de la différence, soit parce que la collectivité se prête à une fiction commode. Ces monnaies-là, auxquelles l'opinion est invitée à faire confiance, sont dites fiduciaires; la loi supplée à ce qui leur manque en valeur concrète. Se trouve-t-on déjà en présence de monnaies fiduciaires quand Carthage attribue une valeur de convention à de petits morceaux de cuir? Quand la Chine utilise, en guise de moyens de paiement, des carrés de daim blanc pourvus du sceau officiel (les P'i-pi de l'empereur Wou-ti), puis des soieries? Sont fiduciaires à coup sûr les pièces de métal frelaté que le prince ·fait circuler sans tenir compte de leur valeur marchande: pièces à faible teneur de fin, pièces fourrées (c'est-à-dire faites d'un métal vil revêtu d'une pellicule d'or), pièces saucées (n'ayant que l'apparence de l'argent). La Rome du Bas-Empire, la France aux pires heures de la guerre de Cent Ans ont recouru à ces tricheries. Avec le papier, il n'y a plus tentative délibérée de fraude: la monnaie de papier ne prétend être que le signe représentatif d'une valeur. Elle ne cache pas sa propre indignité. Tout le problème, pour elle, est de se faire accepter au lieu et place de la marchandise à laquelle elle est censée se substituer. Avant d'inventer la monnaie de papier, il a fallu inventer le papier. Rien de commun avec le papyrus des Égyptiens, que procure l'écorce de la tige d'une sorte de roseau. C'est en Chine, en l'an 105, qu'un ministre de l'Agriculture nommé Tsaï-Iun s'est mis en quête d'un support moins coûteux que la soie pour écrire au pinceau. Il a fait tremper des déchets de soie et obtenu une pâte qui, travaillée, foulée, étendue en fines couches sur des cages de bambou, a donné en séchant des feuilles minces et lisses. Plus tard, Tsaï-Iun remplace les déchets de soie par des fibres broyées de bambou ou de mûrier. La Chine n'a pu conserver le secret du papier. Il a gagné Samarkand, puis Bagdad et Damas. Il est parvenu en Espagne en 1154. Avant la fin du XIIe siècle, des moulins à papier se sont installés en France, en Italie. Désormais, la pâte est à base de vieux chiffons de lin ou de coton, réduits en bouillie. Sur le papier, qui détrône les rouleaux de parchemin, les scribes tracent des caractères, non plus au pinceau, mais à .la plume d'oie. Gutenberg n'a plus qu'à venir avec les lettres mobiles de son imprimerie. Tout est en place pour les billets de monnaie.
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De la Chine ... Inventeurs du papier, les Chinois sont aussi les initiateurs de la monnaie de papier. Vers l'an 650, les T'ang émettent des « billets de valeur », dits Pao-teh'ao, dont chacun est censé valoir dix mille unités de cuivre. (Leur nom exact est Ta-t'ang pang-hing pao-teh'ao, ce qui signifie «billets de valeur émis pour la circulation générale par les grands T'ang »). Au début du IXe siècle, dans le désarroi financier qui suit la guerre civile, sont émises des «sapèques volantes» (Fei-ts'ien), qui sont des sortes de chèques représentant, en principe, un dépôt de métal. Après quoi resurgissent les Pao-teh'ao, qui valent cette fois jusqu'à 90 000 pièces de cuivre. Aux xe et XIe siècles, apparaissent des billets de papier émis par des commerçants, puis par l'Administration, jalouse de ses prérogatives : ils circulent si vite que, pour remédier à leur usure, on en décide l'échange tous les trois ans. Suivent, toujours sur papier, des bons de thé (Teh'a-yin), des bons de sel (Yen-teh'ao). des bons de soie grège (Ssen-teh'ao). Le franciscain Guillaume de Rubrouk, que Saint Louis envoie chez les Mongols, est le premier Occidental à découvrir l'emploi du papier-monnaie en Extrême-Orient (1255). Marco Polo partage bientôt son étonnement (1275). À ses yeux, les Chinois ont découvert la pierre philosophale: « Et je vous dis que chacun prend volontiers un billet, parce que partout où les gens se rendent sur la terre du Grand Khan, ils peuvent acheter et vendre, tout comme si c'était de l'or fin. » Peut-être Marco Polo s'émerveille-t-il un peu vite: il a vu la monnaie de papier, sans voir que, sous la menace de l'inflation, elle risque d'engendrer le papier-monnaie, voué à la dépréciation. Mais il rapporte ses observations à Venise, qui retiendra la leçon. Tandis que les Chinois assagis reviennent à des pratiques plus archaïques, en donnant la première place aux lingots d'argent et aux pièces étrangères d'importation, les Japonais à leur tour font l'expérience d'une monnaie fiduciaire à base de papier: un marchand de Yamada, en échange de dépôts d'argent, délivre des billets (Yamada hagaki) six fois plus longs que larges (1620). Forts de cet exemple, à partir de 1661, plusieurs féodaux, imités par des villes, des villages, des temples bouddhistes, des sanctuaires taoïstes, émettent des coupures dont la circulation reste locale. Mais, sauf par Marco Polo, l'Occident ne soupçonne rien de ces initiatives. Il s'en tient à ses instruments monétaires de métal, et ne se risque à recourir à des monnaies fiduciaires que lors de circonstances d'exception: dans une ville assiégée, dans un pays en état d'insurrection, lorsque, devant la carence de la monnaie métallique, il faut inventer un outil de remplacement. Le chapitre des monnaies obsidionales est riche en monnaies de substitution, largement fiduciaires. Ces expériences, qui ne laissent que de mauvais souvenirs, ne font pas école.
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... à la Champagne Le papier, dans l'Europe du Moyen Âge et de la Renaissance, tient sa place dans le domaine du crédit plus que dans celui de la monnaie. Aux rendez-vous des foires, les marchands redécouvrent la lettre de change, dont avaient usé jadis les prêtres banquiers de Babylone : instrument de crédit, elle ébauche un moyen de paiement. Malgré les interdits de l'Église, selon lesquels l'argent « ne peut être capable de progéniture ni de moisson », et qui condamnent le prêt à intérêt, le commerce se grise des commodités de la finance. Changer, prêter, virer, c'est aux foires de Champagne ou d'ailleurs le propre de l'intermédiaire spécialisé qui se livre au négoce de l'argent: il pose ses livres de comptes et ses sacs de pièces à côté de lui, sur le banc même qui lui sert de siège, ce pourquoi il devient un banquier. Quand il gagne en importance, il dispose d'une table, qui devient la banque. Pour peu qu'il fasse mal ses affaires, sa table est rompue: c'est la banqueroute. Les banquiers réinventent ce qu'avant eux avaient pratiqué les trapézites grecs et les argentarii romains. Ils tiennent la caisse de leurs clients, exécutent leurs ordres de paiement en faveur de tiers, compensent dettes et créances. Ils communiquent entre eux, de façon à permettre les compensations sur l'ensemble de la place. Avec la lettre de change ils disposent d'une reconnaissance de dette, qui vaut engagement de payer. À l'origine, elle est bien un contrat de change, impliquant conversion d'une monnaie en une autre monnaie. Par la suite, la notion de change pourra disparaître. La pratique de l'endossement ne viendra que plus tard. Devant l'évidence, l'Église, débordée, révise progressivement sa position. Les théologiens consentent à des distinctions qui ouvrent la voie à des compromis. N'est-il pas normal de rémunérer le travail, le mérite et le risque? Simplement on appellera le fruit de l'argent une indemnité plutôt qu'un intérêt. Moyennant quoi, les grandes foires prospèrent; Provins et Troyes en Champagne, Gand en pays flamand, Francfort, Augsbourg, Nuremberg, Leipzig en pays allemand, Nijni-Novgorod en Russie. L'Italie excelle dans les jeux du crédit: les foires s'y multiplient, de Milan à Bergame, de Vérone à Pise et Ferrare. Les maisons de banque prolifèrent, à Gênes ou Lucques, à Sienne ou Florence. Leurs noms valent des enseignes : Buonsignori, Peruzzi, Bardi ... Elles allongent leurs tentacules hors d'Italie, organisent des réseaux jusqu'en Angleterre, en Espagne, en Tunisie. C'est le temps des « Lombards », rois de l'argent. Venise remet aux déposants de fonds des certificats qui, nominatifs au XIIe siècle, deviendront au porteur au XV". Mais cet essor et pas davantage la montée des places de Lyon ou d'Anvers ne donneront naissance à une véritable monnaie de papier. Au contraire, l'afflux des métaux américains dissuade l'Occident de s'aventurer sur cette voie. Il faudra des conditions très particulières, à une échelle très localisée, pour engendrer le miracle.
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La monnaie de carte Le miracle va se produire dans la Nouvelle-France, le futur Canada: l'épisode est curieux et peu connu. Il mérite que l'on s'y attarde. On approche de l'été 1685. En France, Corneille vient de mourir, Racine n'a pas encore écrit Esther, La Fontaine est l'hôte de Mme de La Sablière, Mme de Sévigné écrit quelques-unes de ses plus jolies lettres, et le roi songe à révoquer l'édit de Nantes. De l'autre côté de l'Océan, les colons français sont en contact avec des indigènes plus habitués au troc qu'aux règlements monétaires, à moins qu'ils n'utilisent, comme intermédiaire des transactions, des coquillages, des pointes de flèche, des peaux d'ours ou de castor. À l'occasion, les Indiens acceptent l'eau-de-vie en guise de paiement. Entre colons, circulent des piastres espagnoles, voire des shillings anglais, mais surtout des espèces françaises, liards et sols, écus et louis, qui se comptent en livres-tournois. Ces espèces qui viennent de France n'ont qu'un tort, celui d'être trop rares. L'intendant Jacques de Meulles guette avec impatience l'arrivée du navire qui doit lui apporter le numéraire nécessaire à la solde des militaires et à l'achat des fourrures. Le sieur Jacques de Meulles est chevalier, conseiller du roi en ses Conseils, seigneur de la Source, grand bailli d'Orléans. Il a été nommé intendant de justice, police et finances «au Canada, Acadie, île de Terre-Neuve et autres pays de la France septentrionale ». Il est courageux et ingénieux. L'usage est bien établi : chaque printemps dans la métropole un navire est chargé d'espèces sonnantes et trébuchantes, destinées à couvrir les besoins annuels de la colonie : frais de l'intendant, dépenses administratives, soldes du régiment de Carignan. Le vaisseau repart du Canada à l'automne, lesté des pièces qui représentent le paiement des impôts et le prix des marchandises qui seront livrées l'année suivante. Il en résulte que, chaque hiver, la colonie est fort démunie de moyens de paiement métalliques. L'intendant doit réaliser des acrobaties pour régler les dépenses courantes et faire face à la disette provisoire de numéraire. Il s'en expliquera en écrivant à Jean-Baptiste de Seignelay, fils aîné de Colbert, ministre secrétaire d'État au département de la Marine, dont dépendent les colonies: «Je me suis trouvé dans une très grande nécessité touchant la subsistance des soldats [... ] J'ai tiré de mon coffre et de mes amis tout ce que j'ai pu. Mais enfin ... ne sachant plus à quel saint me vouer, l'argent étant dans une extrême rareté, je me suis imaginé [ ... ] » Que s'est-il imaginé? Le 8 juin 1685, Jacques de Meulles a pris une décision insolite: puisqu'il n'a pas de monnaie, il va en fabriquer. En ce pays perdu où l'hiver est rude, où les nuits sont interminables, où les loisirs sont rares, il dispose d'une belle quantité de cartes à jouer promises à la distraction des colons (en un temps où les jeux de cartes font fureur, de la cour à la ville, de la ville aux champs, de la métropole à l'outre-mer). Le dos des cartes est alors vierge. Jacques de Meulles possède donc des cartonnets, qu'il peut fractionner, remplir et estampiller à sa guise: il y portera une indication de valeur, ainsi que l'empreinte dans la cire à cacheter d'une fleur de lis couronnée, y apposera sa signature, celles du 130
QUAND LE PAPIER ENTRE EN SCÈNE
Imitation de la «monnaie de carte» qui circula au Canada français de 1685 à 1759. Extrait de « l'Histoire de la monnaie au Canada", 1966. (© by Collection de la Banque du Canada.)
commis et du trésorier. Il proposera ce bon à tous ceux qu'il doit régler, soldats, agents ou fournisseurs. L'intendant s'explique: « [ ... ] Je me suis imaginé de donner cours au lieu d'argent à des billets de cartes que j'avais fait couper en quatre. Je vous envoie, Monseigneur, des trois espèces, l'une étant de 4 francs, l'autre de 40 sols, et la troisième de 15 sols, parce qu'avec ces trois espèces je pouvais faire leur solde juste d'un mois. J'ai rendu une ordonnance par laquelle j'ai obligé tous les habitants de recevoir cette monnaie en paiement et lui donner cours en m'obligeant en mon nom de rembourser lesdits billets. Personne ne les a refusés et cela a fait un si bon effet que, par ce moyen, les troupes ont vécu à l'ordinaire. » Tout y est: le cours légal, le cours forcé, la convertibilité à terme. On regrettera seulement, trois grands siècles plus tard, que ces quarts de carte aient disparu, non pas du souvenir, mais des collections : la Banque du Canada elle-même n'en possédera que des imitations, et l'on sera réduit à reconstituer ce qu'ont pu être les premiers cartons de monnaie.
Suite de l'expérience Émise le 8 juin 1685, la monnaie de carte est remboursée en espèces dès le 5 septembre, à l'arrivée des fonds venus de France. Mais Versailles s'inquiète de l'initiative. Par une réponse datée du 20 mai 1686, de Meulles apprend que Sa Majesté « a fort désapprouvé l'expédient dont il s'est servi de donner cours à des billets de cartes, au lieu d'argent, cela étant extrêmement dangereux, rien n'étant plus facile à contrefaire que cette sorte de monnaie ». Est-ce timidité? Est-ce prudence ? Est-ce prémonition des risques que comporte le papier-monnaie? Le fait est que ce genre de procédé est à la fois commode et redoutable: commode, puisqu'il permet de résoudre provisoirement un manque de liquidités; redoutable, s'il ouvre la porte à de trop faciles abus. 131
QUAND LE PAPIER ENTRE EN SCÈNE
La preuve que l'expérience est séduisante, c'est qu'elle est renouvelée, dès lors qu'elle a réussi. En 1686, l'intendant la fait durer un peu plus qu'en 1685. Il la commence plus tôt, le 9 février, et la termine plus tard, le 26 septembre. Les Canadiens s'accoutument, acceptent les cartes de bon gré et se mettent à thésauriser les coupures, qui sont maintenant des quarts de cartes, des demi-cartes et des cartes entières. Ils prennent goût à ces as de pique, à ces dames de cœur, à ces valets de carreau, à ces quatre de trèfle ... à ce point qu'il faut menacer de mort les porteurs qui conserveraient les billets après la date annoncée de leur rachat. Les autorités de la Nouvelle-France se complaisent dans ce genre d'émission, qui leur donne le moyen de régler aisément certaines dépenses. La formule, qui n'était que saisonnière, tend à devenir permanente. Versailles continue à la blâmer:« Sa Majesté a trouvé très mauvais qu'on ait fait des monnaies de carte, son intention est qu'on les retire incessamment et qu'on n'en fasse plus à l'avenir. » On en refait quand même, et jusque hors du Québec. En 1703, le capitaine commandant l'Acadie informe la métropole que, faute d'argent pour continuer à fortifier Port-Royal, il se voit « obligé de suivre l'exemple du Canada en faisant de la monnaie de carte ». Cette émission durera jusqu'en 1710. Au Canada même, les intendants qui se succèdent émettent chaque année de la monnaie de carte et, après 1709, ne la retirent pas toujours. Ce qui devait arriver arriva : après le cours forcé, l'inflation. Les cartes en circulation sont si nombreuses qu'on commence à douter qu'elles puissent jamais être remboursées. La jeune monnaie canadienne flotte et se déprécie. Les prix des marchandises montent: première découverte, par des Occidentaux, du papier-monnaie. En 1711, le montant des cartes émises doit atteindre 244 000 livres. En 1714, 1 600 000, avec des coupures dont le montant nominal peut dépasser 50 livres. « M. Begon, intendant du Canada, ayant marqué que les habitants se trouveraient heureux d'en être remboursés en y perdant moitié » décide « de retirer toute cette monnaie de cartes sur le pied de la moitié de perte ». On assure que les colons y consentent (de bon ou de mauvais gré) ; mais les 800 000 livres qu'il faudrait leur remettre en espèces ou en lettres de change sur la France représentent encore une somme trop considérable pour qu'on puisse les verser en une seule fois. On échelonne le remboursement sur cinq années, à raison de 160 000 livres par an. Versailles, maintenant, est tantôt consentant, tantôt sévère. C'est parfois la métropole qui ravitaille la colonie en cartes nouvelles. Mais, en 1717, Versailles interdit derechef l'émission de cette« monnaie imaginaire ». Joli qualificatif pour une monnaie en images - et qui stimule l'imagination. L'édit n'est respecté que durant quelques années. En 1727, le Canada prospère, et il a grand besoin de moyens de paiement. Les négociants, qui n'apprécient pas les deniers de cuivre, trop lourds, réclament «une monnaie en billets ou autrement ». Le marquis Charles de Beauharnais, gouverneur et lieutenant général, transmet la requête au roi. Sa Majesté, en 1729, convient « de la nécessité, tant par rapport au commerce extérieur et intérieur, que pour l'accroissement de la colonie, qu'il y ait une monnaie sédentaire dans le pays ». En conséquence, « Elle veut qu'il soit fabriqUé pour 400 000 livres de la monnaie de carte ». C'est la consécration officielle. 132
Fin de la monnaie de carte Tandis que la monnaie de carte gagne la Louisiane, puis la Guyane, le Canada s'y complaît, et il lui faut résoudre de petits problèmes de fabrication: comment se procurer assez de jeux de cartes? Comment remplacer les cartes vieillies? Comment trouver le temps de signer tout ce papier? Premier point : Beauharnais a fait emplette à Paris de deux mille jeux de cartes blanches des deux côtés (car il est manifestement superflu de continuer à recourir à des rois de cœur et à des dames de pique). Mais, explique-t-il, «il y en a eu les deux tiers de mouillées et entièrement perdues dans le naufrage du vaisseau du roi ». Alors « nous vous supplions, Monseigneur, de faire envoyer par le vaisseau de l'année prochaine deux cents jeux de cinquante-deux cartes chacun, afin que nous soyons en état de faire de nouvelles monnaies ». On retrouvera nombre de ces cartons jaunis, où figure l'indication de la valeur (