Yves Perrousseaux
HISTOIRE de L’ÉCRITURE TYPOGRAPHIQUE
Le xviiie siècle, tome ii/ii
Du même auteur: Règles de l’écri...
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Yves Perrousseaux
HISTOIRE de L’ÉCRITURE TYPOGRAPHIQUE
Le xviiie siècle, tome ii/ii
Du même auteur: Règles de l’écriture typographique du français isbn 978-2-911220-28-9 Mise en page & impression, notions élémentaires isbn 2-911220-01-3 Histoire de l’écriture typographique volume I: De Gutenberg au xviie siècle isbn 2-911220-13-7 Histoire de l’écriture typographique volume II: Le xviiie siècle, tome I/II isbn 978-2-911220-24-1 Histoire de l’écriture typographique volume III: Le xviiie siècle, tome II/II isbn 978-2-911220-34-0
En préparation: Histoire de l’écriture typographique volume IV: Le xixe siècle
© Atelier Perrousseaux éditeur, 2010 ISBN 978-2-911220-34-0
Une collection dirigée par David Rault ADVERBUM SARL www.perrousseaux.com www.adverbum.fr Collection publiée avec le concours financier de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur
HISTOIRE de L’ÉCRITURE TYPOGRAPHIQUE Le xviiie siècle, tome ii/ii
Gravure extraite de La Jérusalem délivrée, tome premier, in-folio, à Paris, de l’imprimerie de Pierre Didot l’aîné, l’an IVe de la République (1796).
Yves Perrousseaux
HISTOIRE de L’ÉCRITURE TYPOGRAPHIQUE Le xviiie siècle, tome ii/ii
Table des matières
Introduction, page 8 L’influence de la calligraphie sur la typographie, 10 John Baskerville (1706-1775), 30 Un regard du xxie siècle sur l’inventaire de Pierre-Simon Fournier (1766) «des principales fonderies de caractères en Europe», 60 L’Imprimerie royale et Louis-René Luce, 62 Les fonderies Sanlecque & Loyson-Briquet-Cappon-Vakard, 70 La fonderie Cot, Lamesle puis Gando, 74 Les Gando, 80 Pause: la composition typographique de la musique, 88 La fonderie de Jacques-François Rosart, 96 La fonderie de Jean-Louis de Boubers, 104 En Allemagne, la fonderie de Johann Gottlob Immanuel Breitkopf, 106 La fonderie lyonnaise du sieur Delacolonge, 112 La fonderie Gillé, père et fils, ancêtre de celle de Deberny et Peignot, 116 En Angleterre, Edmund Fry et John Bell, 126 Fonderie et «matière», 134 Giambattista Bodoni (1740-1813), 140 Les Didot du xviiie siècle, 166 Le point typographique et les mesures de caractères, 194 Antoine-François Momoro (1756-1794), 220 Les unités de mesures sous l’Ancien Régime, 226
Bibliographie, 237 Index général et typographique, 238 Remerciements et colophon, 240
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Introduction Yves Perrousseaux
C
e troisième volume de l’Histoire de l’écriture typographique met l’accent sur les créations de caractères qui marquent la seconde moitié du xviiie siècle, c’est-à-dire sur une construction des lettres d’imprimerie de plus en plus dotées d’un fort contraste entre les pleins, des déliés très ins et un axe vertical. Ces propriétés, qui caractérisent la famille des Didones dans la classiication VoxAtypi (voir celle-ci dans le volume I), vont se mettre en place progressivement en quelques dizaines d’années. On les voit déjà s’esquisser dans le Grandjean (le Romain du roi) tout à la in du xviie siècle et au début du xviiie (voir le volume II), puis commencer à s’exprimer plus nettement dans le Baskerville (pages 30 et suivantes). Il ne faut pas perdre de vue que le dessin de ces caractères typographiques a été inluencé par les travaux manuscrits des maîtres en écriture (comme Louis Jarry, Louis Rossignol, Charles Paillasson [en France], et George Bickham, John Ayres et d’autres [en Angleterre]), mais également, et peut-être surtout, par le rendu imprimé de leurs écritures gravées sur cuivre, la technique permettant des pleins bien gras et des déliés très ins. Il faut encore préciser que les progrès dans la technique de fonte des caractères, ainsi que l’invention du papier vélin, ont alors permis de fabriquer et d’imprimer correctement ces caractères aux pleins et déliés si contrastés. Ces propriétés stylistiques, Giambattista Bodoni les réalise pleinement et ajoute à son caractère une touche subtile et délicate de sensibilité latine. Je devrais d’ailleurs écrire «ses caractères», parce qu’en fait Bodoni a modiié plusieurs fois son caractère (comme l’explique René Ponot), pour l’adapter au mieux à l’esprit de tel texte qu’il était en train de composer, car Giambattista était un perfectionniste. La première version du Bodoni a été imprimée en 1790 et sa version déinitive fut utilisée pour la première fois en 1798, la même année que la sortie de la première fonte du Didot. Ce Didot, caractère qui fut créé par Firmin Didot, est l’aboutissement de perfectionnements qui ont débuté dès le début des années 1780, dans l’atelier de son père, François-Ambroise, dans lequel il a commencé sa vie professionnelle (ainsi que son
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frère Pierre). Toutes les caractéristiques secondaires, qui, comme dans le Baskerville, peuvent encore rappeler les Humanes et les Garaldes, ont totalement disparu. Lorsqu’on regarde une page composée en Didot, le gris typographique exprime une sorte de légèreté, de simplicité et de solidité qui lui est bien particulière. Cela tient à ce que chaque lettre possède, par elle-même, ses qualités. Elle le doit à l’excellence du rapport entre les pleins et les déliés, à l’exacte verticalité des fûts, à l’exacte horizontalité des empattements et aux prolongements horizontaux donnés aux attaques. Ensuite, nous aborderons le citoyen AntoineFrançois Momoro (1756-1794), un imprimeur parisien (auteur d’un manuel d’imprimerie intéressant) qui mit sa carrière au service de la Révolution et périt sur l’échafaud avec ses amis hébertistes, les «Enragés». Il va jouer très rapidement, mais pour un temps, un rôle de premier plan dans le monde de la politique révolutionnaire. Il s’autoproclame haut et fort «premier imprimeur de la Liberté nationale», est entendu, est nommé «l’imprimeur ojciel» du Club des Cordeliers, dont il devient le président, et rentabilise ses presses en difusant les publications de ce club à l’ensemble de la Nation. L’histoire est passionnante et je regrette de ne pas avoir pu lui consacrer toute la place qu’elle aurait méritée. L’ouvrage examine conjointement les caractères des principales autres fonderies typographiques européennes qui marquèrent à leur façon cette seconde moitié du xviiie siècle, et l’on découvre des réalisations vraiment curieuses. C’est ainsi qu’en France, à partir de 1726, LouisRené Luce (il avait alors 21 ans) participa à la gravure des derniers corps des Romains du roi, gros travail qu’il acheva en 1740. Comme il avait acquis une bonne virtuosité dans cette activité, il grava également, dans diférents corps, en romain et italique, un caractère pour son propre compte, qu’il appela le «Luce». Mais il fut surtout reconnu de toute la profession par la gravure d’un caractère microscopique, merveilleusement inutilisable, qu’il nomma la «Perle». La force de corps de ce caractère est d’environ 4 points Didot, c’est-à-dire qu’il est encore plus petit que la Seda-
naise ou la Parisienne. La gravure d’un tel caractère, en romain et en italique, est une réelle prouesse technique et l’opération «marketing» fut une réussite complète, puisque Luce obtint ainsi, en 1738, le titre envié de «graveur du roi». En fait la Perle ne fut utilisée que deux fois: la première dans le tout petit ouvrage qui la présente, Épreuve du premier alphabet, publié en 1740, et la seconde dans les «Exemples de tous les Caractères romains & italiques en usage dans l’Imprimerie», parus dans la première édition du volume II de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, daté de 1751. Luce est encore connu pour la gravure de très nombreux motifs décoratifs modulaires d’une grande beauté, dont une partie est conservée dans le Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale. Luce est ainsi reconnu pour être l’inventeur des vignettes à combinaisons, dont s’inspireront de suite diférents graveurs, comme Pierre-Simon Fournier (volume II), Jacques-François Rosart à Bruxelles (pages 96 et suivantes), et un peu toutes les fonderies, comme nous allons le voir. Dans le courant du xviiie siècle, certaines fonderies se penchent sur le problème de la composition typographique de la musique (ce qui n’est vraiment pas évident avec des types en plomb devant associer les lignes de portées, les notes et les autres signes) et réalisent des progrès non négligeables par rapport à ce qu’on avait pris l’habitude de faire depuis la Renaissance, c’est-à-dire depuis les travaux de Pierre Haultin et de Guillaume Le Bé. Pierre-Simon Fournier, les Gando, JacquesFrançois Rosart, Christophe Ballard, se sont penchés sur la composition musicale avec des types en plomb, car l’impression de partitions gravées sur cuivre ne permettait que de petits tirages, les plaques s’usant trop rapidement. Celui qui it progresser le problème d’une façon signiicative est Johann Breitkopf, un imprimeur-libraire allemand spécialisé dans la musique, installé à Leipzig. Malgré tout le mérite des uns et des autres, l’impression de la musique ne deviendra véritablement aisée qu’à partir du début du xixe siècle, après l’invention de la lithographie. C’est encore ce Breitkopf qui eut un rôle important dans la remise en usage des caractères Fraktur. En déclin depuis la in du xviie siècle, ils resteront
la principale écriture typographique dans les pays de culture germanique, et cela jusque dans le courant du xxe siècle. C’est tout à la in du xviiie siècle que l’on commence à mesurer, par les rachats successifs des fonderies typographiques des unes par les autres (comme celle des Gando et celle des Gillé), que la société économique est vraiment en train de changer, et que se mettent en place les regroupements qui formeront les grandes fonderies qui s’imposeront au siècle suivant, comme celle de la dynastie des Peignot, ou encore la Fonderie Générale, avec Théophile Beaudoire. L’ouvrage aborde enin diférents sujets beaucoup plus techniques, qu’on ne traite généralement pas dans les ouvrages de typographie, et que Jacques André m’a fait découvrir avec patience, en apportant sa rigueur scientiique. Les mesures de caractères, qui aboutiront au point typographique, ainsi que les unités de mesures sous l’Ancien Régime, concernent des références de grandeurs diverses. Les premières se rapportent à la taille des caractères, soit de façon relative, soit de façon quantiiée, et les secondes se rapportent aux unités de longueurs, de supericies, de volumes, de poids, aux monnaies et aux signes typographiques qui les expriment, ce qui nous intéresse ici plus particulièrement. On prend conscience de la complexité d’utilisation de ces valeurs de mesures qui ont précédé les principes des systèmes métrique (1791) et décimal (1793), ainsi que la déinition du mètre (1798). On découvre avec curiosité les symboles typographiques qui exprimaient le pouce, le pied-deroi, la lieue, la toise, le denier, la livre tournois, la livre parisis, la livre-poids, l’once, l’obole, le scrupule, le baril, le boisseau, le tonneau, l’aune, la pinte, etc., tout cela fonctionnant en base 12 et parfois en base 16 (nous avons conservé la douzaine d’œufs, la livre de beurre et le tonneau pour évaluer le chargement des marchandises sur un navire). Les valeurs de ces unités de mesures variant d’un lieu à un autre, on réalisa de nombreux ouvrages d’équivalence. Nous en verrons quelques-uns et nous resterons songeurs devant la complexité de leur réalisation typographique. Je vous souhaite bonne lecture.
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L’influence de la calligraphie sur la typographie
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ans le courant des xviie et xviiie siècles, les maîtres d’écriture ont considérablement développé leur art et l’ont porté à un niveau de perfection encore jamais atteint. Aux xve et xvie siècles, les écritures calligraphiques sont issues de la cancellaresca italienne et des écritures humanistiques (tome I, p. 92 à 99), c’est l’époque de Tagliente, Mercator, Palatino, Arrighi, Niccolo de Niccoli. Les générations suivantes, aux xviie et xviiie siècles, ajoutent, aux formes cursives traditionnelles, d’autres formes qui se rapprochent des romains des caractères typographiques du temps. Ces écritures ont inspiré de nouvelles créations typographiques, et nous avons vu (p. 33 à 39 et 58 à 59 de cet ouvrage) l’inluence des travaux, pour le Cabinet du roi, d’un Nicolas Jarry ou d’un Jean-Pierre Rousselet (pour ne citer qu’eux) sur la création du Romain du roi. À la même époque, on a commencé à graver les textes de livres entiers sur cuivre, en taille-douce, en s’inspirant de ces nouveaux modèles calligraphiques, comme nous l’avons vu dans le premier tome (tome I, p. 388 à 395). À la suite de quoi, l’incision du burin dans la plaque de cuivre permettant des inesses et des libertés des tracés autrement plus subtiles que celles permises par la technique de fabrication des caractères en plomb, les caractères gravés ont évolué de leur côté, en fonction des possibilités ofertes par cette nouvelle technique. On assiste (comme dans un ilm passé en accéléré) à une course relais entre la calligraphie et la typographie, l’une inspirant la phase d’évolution suivante de l’autre, et cela Fig. 1. Plus souple et plus tendre que l’acier ou le zinc, le cuivre est le à tour de rôle. Au commencement était l’écriture callimétal le plus approprié pour la gravure en taille-douce. On appelle cuivre la plaque sur laquelle l’artiste grave son sujet. Celle-ci est graphique (si j’ose dire); ses formes ont alors été copiées ou généralement biseautée ain de ne pas couper le papier lors de ont inspiré les premiers caractères typographiques: les l’impression. [Photo Christian Bessigneul, professeur de gravure à l’École Estienne.] caractères de Gutenberg et des prototypographes proviennent des écritures gothiques en usage au xve siècle en Europe du Nord; de même ceux de Nicolas Jenson ou d’Alde Manuce sont issus de l’écriture humanistique créée, toujours au xve siècle, lors de la Renaissance italienne, c’est-à-dire en Europe du Sud. Dans le courant du xvie siècle, la typographie humanistique prend le pas sur la typographie gothique et évolue à son tour (Claude Garamont et Robert Granjon [en France], Christofel van Dijck [en Hollande], entre autres). La calligraphie s’en inspire avec Nicolas Jarry [volume II, page 59], Louis Senault [ci-contre], Pierre Moreau, JeanBaptiste Alais de Beaulieu ilsB (L’Art d’écrire, 1680) et bien d’autres, et leurs modèles 1. La bâtarde de Jean-Baptiste Alais d’écriture se développent alors dans le texte gravé sur cuivre. À son tour, ce dernier insde Beaulieu ils pire de nouvelles formes de caractères typographiques qui influenceront les tracés du a servi de modèle pour la formation Romain du roi, en partie ceux du Fournier, totalement ceux du Baskerville, du Bodoni de l’italique du et du Didot, particulièrement celui de Firmin Didot, qu’on appelle le «Didot absolu» Romain du roi (cf. Commision parce que c’est dans ce dernier (nous sommes alors au tout début du xixe siècle) que le Bignon, séance du contraste pleins et déliés est le plus marqué et arrivera même à la limite d’une lisibilité 10 septembre 1694). et d’un confort de lecture raisonnables. Voir aussi en pages 36 et 37. De la même façon, on peut se poser la question des causes du changement de l’axe de répartition des graisses des caractères typographiques, qui s’est produite à la in du xviie siècle. Il y a, bien sûr, la raison du passage de l’axe oblique des Garaldes (qui est la survivance formelle d’une nécessité pratique du ductus calligraphique nécessité par le geste de la main qui tient le calame ou la plume d’oiseau [voir volume I, p. 112]) à la
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Fig. 2. Page provenant des Exemples de nouvelles escritures de inances et italienne bastarde, écrits et gravés par Louis Senault vers 1667. Les textes igurant sur les planches ne sont employés que comme support pour démontrer les écritures : ici une ronde et une bâtarde. [Bibliothèque de Rémi Jimenes.]
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L’influence de la calligraphie sur la typographie construction géométrique des lettres qui n’avait plus besoin de cet axe oblique mais qui aurait tout aussi bien pu le conserver, mais il y a également, peu ou prou, des conséquences techniques, comme celles de la fabrication des pochoirs qui ont servi aux écritures de grand module des textes pochés des antiphonaires et autres graduels (réalisés en un seul exemplaire) dès la seconde moitié du xviie siècle. Dans ce cas précis, il semble évident [page 29] que l’adoption de l’axe vertical ne serait pas le résultat d’un choix stylistique, mais la conséquence d’une nécessité technique du positionnement des tenons du pochoir en laiton. Ces nouveaux alphabets obtenus ont certainement dû avoir quelque influence sur la création de nouveaux caractères typographiques, comme le Romain du roi, dont la construction géométrique sur une grille a facilité et formalisé le tracé à axe vertical qui ouvre l’ère des Réales. Tout interréagit et se tient.
1. «Il est clairement stipulé que les alphabets de Ronde et de Bâtarde réalisés par Barbedor et Le Bé sont ojcialisés comme modèle d’écriture par le parlement de Paris, le 26 février 1633, et devront être gravés, burinés et imprimés au nom de ladicte communauté [des maîtres écrivains].» Rémi Jimenes, CESR, «Callitypographie, tentatives d’imitation de l’écriture manuscrite dans les imprimés anciens» in Nouvelle Revue des Livres Anciens, juin 2009.
2. Je proite de ce chapitre pour parler de ce personnage dont on cite souvent le nom sans bien savoir de qui et de quoi il s’agit, du moins dans le monde de la typographie, ce qui fut longtemps mon cas.
À cette époque, la France bénéiciait des travaux de calligraphes renommés comme ceux de Louis Barbedor (1589-1670), Nicolas Jarry (1620-1673), Louis Senault (16301680), Nicolas Duval (vers 1638-vers 1701), Jean-Baptiste Alais de Beaulieu ils, Louis Rossignol (1694-1739), Charles Paillasson (1718-1789), et d’autres, dont les styles d’écriture faisaient notoriété. Ces écritures (chacune se divisant en plusieurs variantes) sont la Ronde B [ig. 15, p. 20 et 21], que l’Europe d’alors appelle écriture française, la BâtardeB [ig. 16, p. 22 et 23] et la Coulée [ig. 17, p. 24 et 25], dont une variante a donné la Financière, car cette écriture enlevée fut adoptée et largement utilisée dans les bureaux des inances ainsi que dans les secrétariats commerciaux ou administratifs. L’Anglaise, quant à elle, trouve son origine dans la Bâtarde italienne et dans l’interprétation qu’en a faite Lucas Materot [ig. 4, ci-contre] au début du xviie siècle. Les maîtres d’écriture hollandais Kneller et Ambrosius Perlingh, vers les années 1680, la feront progresser vers sa forme déinitive, relayés par la suite par leurs confrères anglais tels que John Ayres, Charles Snell, George Shelley ou John Clark. L’Anglaise s’épanouit au xixe siècle [ig. 25, page 27] pour devenir, pendant un bon siècle, l’écriture commerciale internationale (jusqu’à l’invention des machines à écrire vers 1900) et perdure encore de nos jours dans les faire-part bon chic bon genre. Pour être précis, historiquement parlant, il me faut signaler l’existence d’une écriture inancière existant déjà dans le deuxième quart du xviie siècle, mais qui tomba rapidement dans l’oubli pour être redécouverte au cours du siècle suivant. En efet, Pierre MoreauC (vers 1605-1648), expert-écrivain juré à Paris, édita plusieurs livres de ses travaux calligraphiques gravés en taille-douce. Le premier, édité en 1626, s’intitule Les Vrays Caracthères de l’escriture inancière, selon le naturel de la plume, escritz et gravé par P. Moreau, clerc aux inances. Dans cet ouvrage, l’écriture inancière apparaît déjà assez perfectionnée. Il en publia un second, en 1633, qui s’intitule Original des pièces écrites et burinées par Moreau maître écrivain à Paris. Contenant la facilité de bien écrire les lettres inancière et italienne bâtarde. Il se compose de douze planches gravées par Isaac Briot. Bien qu’artiste calligraphe apprécié de son temps, Pierre Moreau, dit le jeune, fut également imprimeur et libraire. C’est d’après ses propres modèles d’écriture calligraphique que furent réalisés ses caractères typographiques [voir ig. 7 et 9-13]. Comme Robert Granjon s’y était essayé au siècle précédent avec son caractère de civilité [voir tome I, p. 324 à 329, et dans ce chapitre ig. 8, p. 14], Moreau s’intéressa à reproduire l’écriture gothique cursive française de son temps en usage dans les actes commerciaux et la vie courante [ig. 7, p. 14]. Le 24 mars 1643, Moreau dédie ses premières épreuves de caractères au roi Louis XIII, ce qui lui permet d’obtenir le titre d’«Imprimeur ordinaire du Roy». Entre 1643 et sa mort en 1648 (c’est-à-dire en cinq ans seulement), il publie une trentaine d’ouvrages
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Fig. 3. Cette reproduction permet de mesurer l’extraordinaire liberté du tracé permise par la gravure sur cuivre. Louis Senault, Heures nouvelles dédiées à Madame la Dauphine, Paris, vers 1685. [Bibliothèque de Rémi Jimenes.]
Fig. 4. Lucas Materot, Les Œuvres, publié en Avignon en 1608. Dans cet ouvrage, il présente diférents modèles d’écriture dont cette lettre bâtarde qui est à l’origine de l’Anglaise qui sera finalisée au début du xixe siècle [voir fig. 435, p. 149]. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
Fig. 5, ci-dessous. Nicolas Duval (vers 1638--vers 1701), page de titre de Le Livre d’écriture et d’orthographe à présent en usage avec des instructions très curieuses et très utiles nouvellement mises en lumière en faveur du public… Grand in-quarto à l’italienne, Paris, 1677. Vous remarquerez l’harmonie et la grande élégance de l’ensemble, ainsi que la virtuosité du graveur. [Paris, Bibliothèque historique de la ville, et in Claude Mediavilla, Histoire de la calligraphie française, Albin Michel, Paris, 2006.]
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L’influence de la calligraphie sur la typographie
Fig. 6. Écriture manuscrite en gothique cursive, en usage au xvie siècle dans les actes commerciaux et la vie courante. C’est cette écriture-là qui a inspiré Robert Granjon pour son caractère de civilité (appelée également «lettres françoyses d’art de main» et «lettres façon d’écriture»). Pierre Moreau, quelque 80 ans plus tard, tente de renouveler la forme des caractères cursifs français, par ses travaux calligraphiques qu’il reproduit ensuite dans le plomb; il en grave trois corps de Bâtarde et deux de Ronde. Le dessin de ses lettres, parfaitement en phase avec les pratiques calligraphiques de son temps, est remarquable. Moreau utilise également des entrelacs et des arabesques pour orner les pages de ses livres; cependant, à la différence de ceux de Granjon, ses ornements ne sont pas gravés sur bois mais sur blocs de laiton.
Fig. 7. Pierre-Simon Fournier a reproduit la Ronde de Pierre Moreau dans son Manuel typographique (1766). Ce caractère (ci-dessus) procède de la même démarche que celle de Granjon (ci-contre) : reproduire dans le plomb l’écriture manuelle cursive courante de leur époque. Fig. 8. Page tirée de l’Amie des Amies, de Béranger de La Tour d’Albenas, l’un des premiers livres typographiés en caractères de civilité publié par Robert Granjon. Lyon, 1558, in-octavo. [Bibliothèque municipale d’Orléans.]
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Fig. 9. Épreuves de caractères de Pierre Moreau réalisé par Christian Paput à partir des fumés efectués sur les poinçons ci-contre.
Fig. 10. Quelques poinçons de Pierre Moreau extraits des boîtes de la collection du Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale et remis dans une boîte ancienne prévue à cet efet. Taille réduite.
[Photos aimablement communiquées par Christian Paput. Il fut longtemps le conservateur du Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale.]
avec ses caractères. Pour ses propres besoins, il réalisa les poinçons de cinq fontes typographiques «dans le goût de l’écriture»: deux rondes (moyen et petit modules) et trois bâtardes (gros, moyen et petit modules [voir ig. 422, page suivante]). Ces caractères furent considérés parmi les plus étonnants, les plus innovants et les plus beaux de l’époque. Ils étaient complétés par des araFig. 11. Lettrine de Pierre Moreau, gravée sur bloc de laiton et ixée sur besques lottantes, des leurons et de grandes let- cale de bois. trines gravées sur blocs de laiton [ig. 11]. Mais en ce temps-là, une rumeur véhiculait l’idée que la procédure pour l’obtention de son brevet d’imprimeur se fût trouvée entachée de quelque irrégularité. À la suite de quoi, il dut afronter l’hostilité de la corporation des maîtres imprimeurs de Paris qui obtinrent un jugement lui interdisant de vendre des ouvrages autres que ceux imprimés avec les caractères de son invention typographique. Aussi fut-il constamment en butte aux tracasseries des imprimeurs et des libraires. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne voulut ou ne put vendre ses caractères à des confrères imprimeurs, ce qui limita leur difusion. Après sa mort, «c’est l’imprimeur Denis Thierry qui it l’acquisition de son matériel, mais le goût pour cette sorte de caractères imitant l’écriture, comme elle n’était pas d’une utilité générale pour l’Imprimerie, sombra dans l’oubli». (Pierre-Simon Fournier, tome II de son Manuel typographique. Voir aussi ig. 24, p. 27.) Depuis le début du xixe siècle, quelques-uns des poinçons et des lettrines gravées sur laiton originaux de Pierre Moreau sont conservés dans le Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale [ig. 9 à 11, ci-dessus].
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L’influence de la calligraphie sur la typographie
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L’Énéide de Virgile imprimée par Pierre Moreau en 1648 et typographiée avec ses caractères. Format réel: 155 x 240 mm, in-quarto. Fig. 12, à gauche (page de titre) et ig. 13, ci-dessus (début du cinquième livre). [Bibliothèque de Rémi Jimenes.] L’ouvrage utilise les trois corps de Moreau de gros, moyen et petit modules imitant l’écriture bâtarde, auxquels sont ajoutés des «traits de plume» et des arabesques flottantes. Ces ornements, ainsi que les grandes majuscules, sont gravés sur des blocs de laiton ixés sur des cales de bois, de façon à conserver la «hauteur en papier».
Marius Audin (Le Livre, 1924), qui manifestement n’aimait pas les caractères imitant l’écriture en général, et ceux de Pierre Moreau en particulier, de poursuivre d’une manière que je trouve désobligeante: «Il n’est pas très malaisé de s’expliquer l’échec de ces “lettres d’écritures” dont on se sert peu aujourd’hui; en voici les avatars: Colombat les modiia en 1721; Fournier le jeune les baptisa, en 1760, du nom de “inancières” et en donna trois corps; Gillé père en fondit dix corps en 1780; en 1802, Gillé ils, qui avait succédé à son père, en publia de nouvelles épreuves [voir ig. 26, p. 29]; Firmin Didot, qui supportait mal la concurrence, it tout rentrer dans l’ordre en imposant ses propres gravures [ig. 25, p. 27] que le Romantisme remit un moment à la mode. Aujourd’hui le caractère d’écriture leurit dans la carte de visite de nos garçons coiffeurs… N’y touchons pas, et prions Dieu pour qu’il y reste!»
Les quatre doubles pages suivantes : fig. 14 à 17, pages 18 à 25. Charles Paillasson, planches gravées en taille-douce figurant dans l’article qu’il assura pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et qui s’intitule «L’Art d’écrire». Ces planches sont reproduites à l’échelle réelle pour le texte, les marges étant malheureusement un peu rognées. Elles sont positionnées de la même façon qu’ici, c’est-à-dire que chacune occupe une double page. Il convient de noter que les écritures françaises sont au nombre de trois: la Ronde (ou française), la Bâtarde (ou italienne) et la Coulée (dite de permission). Chacune d’elles se divise à son tour en cinq types. Ces planches indiquent également le nombre de corps d’interlignage qui convient à chaque type d’écriture. Durant tout le xviiie siècle, l’écriture française fut imitée par les cours d’Europe.
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Fig. 18. Livre gravé sur cuivre. Le Tableau de la Croix, chez Mazot, Paris, 1651. Sans graveur nommé. Taille réduite. [Bibliothèque de Rémi Jimenes.]
Fig. 19. Livre gravé sur cuivre. Heures nouvelles dédiées à Madame la Dauphine, textes et illustrations gravées par Louis Senault. Paris, entre 1680 et 1690. Réduit. [Bibliothèque de Rémi Jimenes.]
Fig. 20 et 21. Livre typographié. Page de titre et page X de l’introduction du même ouvrage in-octavo. Paris, 1767. À gauche le caractère de Première Partie est une magnifique reproduction d’une écriture calligraphique du temps, de même le caractère cursif de la page à droite. Comparez ce caractère avec l’Anglaise de Firmin Didot, ig. 25. Taille réduite.
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[Bibliothèque de l’auteur.]
Fig. 22
Fig. 23 Fig. 22 à 24. Caractères typographiques imitant l’écriture calligraphique, figurant dans le tome II du Manuel typographique de Fournier. Fig. 25 : Première apparition de l’Anglaise de Firmin Didot dans les Bucoliques de Virgile, 1806 (voir en pages 190-191).
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Coulée
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Ronde
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Anglaise
Fig. 24
Fig. 25
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Avant de terminer cette séquence, je voudrais encore attirer l’attention sur le fait que l’évolution formelle des caractères typographiques romains, depuis les Humanes jusqu’aux Didones, suit une même dynamique qui est de contraster de plus en plus l’épaisseur des pleins et des déliés. Pour ce faire, la lettre gravée sur cuivre a certainement été une étape essentielle, principalement au xviiie siècle. Pour être copiée, pour reproduire ses déliés si ins et ses entrelacs si beaux, il aura fallu perfectionner les techniques de gravure des poinçons et de fonte des caractères en plomb, perfectionner la qualité de l’encre d’impression, perfectionner la presse à imprimer et inventer le papier vélin qui ofre une surface bien plus lisse que celle du papier vergé. C’est ce à quoi John Baskerville (qui ne provenait pas du bercail du monde du livre) a réalisé, et que nous allons maintenant aborder. ■
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Golden Type Humane
Garamond Garalde
Grandjean Réale
Fournier Garalde-Réale
Baskerville Réale
Bodoni Didone
Didot Didone
Fig. 26, page ci-contre. Spécimen de la fonderie de Joseph-Gaspard Gillé ils, Paris, 1808. Exemple de caractères typographiques «dans le goût de l’écriture». Taille réduite. Ce spécimen est curieusement imprimé recto seul sur un vergé de très petit grammage: les traces d’impression qui apparaissent en arrière-plan de ces reproductions sont en fait l’impression du recto du feuillet suivant qui apparaît par transparence. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
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John Baskerville James Mosley, «John Baskerville», article pour l’ Oxford Dictionnary of National Biography. Daniel Berkeley Updike, Printing Types… Oxford University Press, 1937. Philip Gaskell, John Baskerville, a bibliography Cambridge University Press, 1959. F. E. Pardoe John Baskerville of Birmingham, letterfounder & printer, édité par Frederic Muller, Londres, 1975. Josiah Henry Benton John Baskerville type-founder and printer, 1706-1775, édité par Burt Franklin, New York, 1914. Reprinted 1968. André Babelon, «John Baskerville» in Arts et Métiers graphiques, n°9, janvier 1929, Paris.
J
ohn Baskerville est l’un des grands créateurs de caractères typographiques et imprimeurs anglais du xviiie siècle. Il naît en janvier 1706 et décède en janvier 1775, à 69 ans. Voici ce qu’en dit Pierre-Simon Fournier dans l’avertissement préliminaire du deuxième tome de son Manuel typographique, en 1766: «M. Baskerville, riche particulier, a établi à Birmingham, lieu de sa résidence, renommé pour les belles manufactures en acier, une Papeterie, une Imprimerie & une Fonderie; il n’a pas épargné ni soins ni dépenses pour les porter à la plus haute perfection: les caractères sont gravés avec beaucoup de hardiesse, les italiques sont les meilleures qu’il y ait dans toutes les Fonderies d’Angleterre; mais les romains sont un peu trop larges. Il a déjà publié quelques éditions faites avec ses nouveaux caractères, elles sont de vrais chefsd’œuvre pour la netteté. Quelques-unes sont sur du papier lisse; quoiqu’elles fatiguent un peu la vue, on ne peut disconvenir que ce ne soit la plus belle chose qu’on ait encore vue en ce genre.» John Baskerville est l’archétype du personnage anglais, astucieux et travailleur. Pour mieux le comprendre et comprendre ses réalisations, nous allons rappeler le contexte dans lequel il vécut. C’est une époque où les classes moyennes anglaises arrivent au pouvoir; les «droits divins» des rois ont été réduits à néant à Culloden en 1745. Dans le courant du xviiie siècle, l’Empire anglais se construit sur l’autorité des commerçants de la classe moyenne, et celle-ci a toujours été prédominante dans la ville de Birmingham, ville de 30 000 habitants, renommée pour ses franchises commerciales et sa tolérance religieuse, ce qui lui attirait les artisans de tout commerce ainsi que les dissidents de tout poil, baptistes, méthodistes, catholiques, Juifs, quakers et hérétiques de toutes sortes.
L’expansion commerciale avait créé en Angleterre une forte demande pour rédiger des actes commerciaux et inanciers divers, ce qui développa le métier d’employés aux écritures. Et à cette époque, en Angleterre, des calligraphes renommés parmi lesquels John Ayres, Fig. 27. Portrait de John Baskerville, par J. Millar, 1774. Charles Snell, George Shelley ou encore [National Portrait Gallery, Londres.] George Bickham, pour ne citer qu’eux, faisaient notoriété et créaient des vocations. Tant et si bien qu’une multitude de gens apprenait à écrire, et surtout à bien écrire à partir des écritures qui formaient le corpus de la calligraphie de ce temps, et qui durera jusqu’au début du xxe siècle. De plus, de nombreux enseignants s’étaient mis à répandre un nouveau style d’écriture arrondie, sobre et expéditive qui prendra le nom d’écriture inancière. Cette dernière donnera naissance à l’Anglaise tout à la in du xviiie siècle [voir ig. 25, p. 27]. Nous aurons l’occasion de l’étudier dans le tome IV de cette Histoire de l’écriture typographique, consacré au xixe siècle.
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Fig. 28. George Bickham, page modèle d’écriture gravée en taille-douce, datée de 1733 et publiée dans son ouvrage The Universal Penman, Londres, 1743. Réédition en fac-similé, Dover, 1941. Nous avons ici un exemple de lettres calligraphiques anglaises gravées sur cuivre, parmi celles qui ont influencé le dessin des caractères de Baskerville.
Fig. 29. John Ayres, fragment d’une planche gravée sur cuivre publiée dans son ouvrage A Tutor to Penmanship, Londres, 1698.
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John Baskerville Birmingham était alors la ville du commerce libre, sans restrictions ni commerciales ni municipales. Il n’existait pas d’associations de métiers, pas de guildes, pas de corporations professionnelles. Tout homme était libre d’aller et de venir, de créer ou d’arrêter une activité commerciale. Le jeune Baskerville, qui était un esprit libre, travailleur, inventif et persévérant, se trouva parfaitement à l’aise dans ce type d’organisation sociale.
Fig. 30. George Bickham, The Universal Penman, gravure de l’auteur représentant des employés aux écritures à leur table de travail, 1741. [In Claude Mediavilla, Histoire de la Calligraphie française, Albin Michel, 2006.]
Son premier travail (il avait alors 17 ans) a été d’être le domestique d’un homme d’Église. Celui-ci, découvrant son habileté pour la calligraphie, lui proposa d’apprendre à écrire aux pauvres garçons de la paroisse. C’est ce qu’il it, et si bien qu’il attira l’attention sur lui et qu’on lui conia le poste de maître d’écriture de l’école du prince Edward de Birmingham qui venait d’être vacant. Il assura ce poste pendant trois années (de 1733 à 1735), pendant lesquelles son esprit fut occupé par le tracé des diférentes écritures calligraphiques que nous venons de voir, à tel point qu’il s’essaya également sur la gravure de lettres dans la pierre, dont il ne reste à l’heure actuelle que deux réalisations, l’une conservée au cimetière d’Ebgbaston et l’autre sous la forme d’une petite ardoise qui porte l’inscription : «Gravestones Cut in any of the Hands by John Baskervill Writing Master». Vous remarquerez que le patronyme ne porte pas ici le e inal.
Sur ces entrefaites, arrive à Birmingham, vers 1736, un certain John Taylor qui vendait des articles laqués, nouvellement à la mode, concernant des ustensiles et des articles de décoration intérieure, comme cela se fabriquait au Japon et en Chine. Ce Taylor, qui avait commencé par un modeste commerce, était devenu prospère. De son côté, Baskerville, qui avait une grande envie de devenir riche, qui était bon dessinateur et plutôt doué pour la peinture, se dit que la meilleure chose qui pouvait lui arriver était de produire également des marchandises peintes et laquées mais d’une qualité supérieure à celle qu’ofrait Taylor, d’une qualité comme il n’en avait encore jamais été produite. Il se renseigna, remonta les ilières commerciales de Taylor et eut ainsi connaissance de ses fournisseurs, de son vernis excellent et bon marché, des ingrédients nécessaires et leurs proportions pour obtenir un bon laquage. Baskerville, qui avait cette capacité rare de combiner le talent artistique au talent commercial, créa alors une entreprise qui devint florissante et qui ne fabriqua jamais les mêmes produits que Taylor. Son ingéniosité lui suggérait continuellement des améliorations aussi bien dans les matériaux utilisés que dans les méthodes de fabrication. Par exemple, en 1742, il obtenait un brevet pour une amélioration de l’estampage des plaques minces en métal, à l’aide de rouleaux de fer et d’étampes. Par exemple encore, il améliora si bien les couleurs rouge foncé et noire de ses laques, que ses marchandises étaient aussi parfaites que celles provenant d’Asie, de même que son imitation de l’écaille de tortue était plus résistante et plus colorée que la vraie. Cet état d’esprit lui permettra, plus tard, de perfectionner les encres et les papiers d’imprimerie. Toujours est-il qu’en quelques années son commerce d’articles laqués lui permit d’amasser une fortune non négligeable. Il acheta au nord-est de Birmingham, à un mile de la ville,
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Fig. 31. Exemple de l’écriture de George Bickham : quelques lignes gravées extraites de son ouvrage The Universal Penman, 1741.
un grand terrain auquel il donna le nom de Easy Hill et sur lequel il it bâtir une superbe maison. Il y recevait ses amis «avec chocolat et café». Son luxueux carrosse, relet de la réussite de son commerce, « était une des merveilles de Birmingham; il était richement décoré de peintures laquées avec des petits cupidons nus et des leurs entourant des chevaux de couleur crème ». «Son habit préféré était vert, bordé d’un in lacet doré, un gilet écarlate avec une très large bordure dorée, et un petit chapeau rond dans un nouveau tissu aux couleurs lumineuses et au bord doré.» Aux alentours de 1750, madame Sarah Eaves est venue vivre à Easy Hill, chez Baskerville, probablement en tant que femme de ménage. Elle amenait avec elle ses deux illes et probablement son ils. Elle avait fait un mariage malchanceux avec Richard Eaves, qui «avait été coupable de pratiques frauduleuses et a été obligé de quitter le royaume» (in Gough’s British Topography, vol. II, p. 306, 1780) et la laissa sans argent. Assez peu de temps après son arrivée à Easy Hill, Baskerville et elle vécurent comme mari et femme, et bien que son mari ne soit pas décédé, elle prit le nom de Baskerville. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Elle l’accompagnait parfois dans ses visites et fut reçue partout comme sa femme. Ce qui n’empêchait pas les rigoristes de tout poil de pousser de hauts cris, d’autant plus que Baskerville était bien connu pour son mépris des religions et du clergé qu’il ne se privait pas de critiquer à chaque occasionB. Il n’apparaît pas que cette relation fut préjudiciable pour sa position sociale, du moins au sein de la communauté de Birmingham qui était la sienne. Il était très aimable et attentif avec Sarah, et quand Richard Eaves mourut, il la demanda en mariage. Ils eurent un garçon qui mourut en bas âge et Baskerville en fut inconsolable. En 1761, John Baskerville devint grand bailli de la ville. Ses fonctions étaient d’inspecter les marchés et de faire rectiier, si nécessaire, les poids et les mesures. C’est à lui qu’incombaient le discours et l’organisation d’un déjeuner pour les membres du conseil municipal lors des deux foires annuelles. Ce repas était prévu pour faciliter les afaires, mais la rumeur publique rapportait «qu’il était trop tôt pour parler afaires avant que les tables ne soient dressées avec les bouteilles, et trop tard après».
1. Un certain Mark Noble, homme d’Église très conservateur, né à Birmingham en 1754 (dont le père vendait des verroteries aux marchands d’esclaves) et qui n’aimait pas du tout Baskerville, a écrit «qu’il avait toujours pensé qu’il y avait beaucoup de similitudes entre lui et Voltaire».
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John Baskerville Il était l’un de ceux qui se nommaient «Midlands» (du nom de la région du centre de l’Angleterre, fortement industrialisée) et qui composaient la «Lunar Society». Ils avaient pour habitude de se réunir les soirs de pleine lune, ce qui leur permettait de voir assez clair pour pouvoir rentrer chez eux (raconte-t-on). En conséquence, les membres de ce club avaient pris le nom de «lunatiques» (the Lunaticks). À Birmingham, dans cette société qui regroupait des industriels, des technologues et des scientiiques, ont iguré de nombreuses personnes célèbres. Du vivant de Baskerville, on y rencontre Matthew Boulton (qui, avec James Watt, a développé le moteur à vapeur) et Erasmus Darwin (qui s’intéressait aux idées qui seront développées et publiées par son descendant Charles Darwin et de son contemporain le naturaliste Jean-Baptiste Lamarck). Plus tard, on y verra Joseph Priestley qui, comme Lavoisier, a identiié l’oxygène.
E Quand John Baskerville commença à s’intéresser à la typographie et à l’imprimerie, vers ses 45 ans, il avait amassé une belle fortune grâce à son commerce lucratif de laquage (qu’il continua d’ailleurs durant toute sa vie, ce qui lui permit de inancer ses travaux de recherches et d’impression indépendemment de toute rentabilité) et vivait dans un confort tranquille. Il ne provient pas du bercail du monde du livre. C’est un perfectionniste qui bénéicie d’un sens esthétique peu courant. Il a travaillé à améliorer diférentes dispositions techniques. D’abord créer de nouveaux caractères. Ensuite, il a amélioré la composition de l’encre d’imprimerie de son temps, amélioré le fonctionnement des presses à imprimer et participé à la mise au point d’un nouveau papier: le papier vélin, qui, progressivement, a remplacé le papier vergé. Nous allons revenir sur tout cela. Dans le monde du livre et plus généralement de l’imprimerie, Baskerville est atypique. Ses caractères, il les a fabriqués en fonction de ses goûts et non de la mode de l’époque. Il avait envie de réaliser de belles éditions, et pour ce faire il avait tout son temps et aucun problème d’argent, si bien que le résultat de son travail surpassait celui des autres imprimeurs (et il ne se privait de le claironner à la ronde), mais était également vendu beaucoup plus cher. Il produisit des livres sans tenir compte de la rentabilité (du moins durant les premières années), que ses confrères imprimeurs étaient bien obligés de considérer. En réaction, ces derniers refusèrent d’acheter ses caractères, en Angleterre du moins (car à l’étranger, ils connurent un succès immédiat), et ne rataient pas une occasion de critiquer violemment son travail. Par exemple: 1. Il s’agit de la Société Littéraire«Il est universellement connu que les impressions de Baskerville ne sont pas Typographique, créée lisibles: les meilleurs caractères de Londres sont ininiment préférables pour par Beaumarchais l’usage et même pour l’élégance. Les universités et les vendeurs de livres de dans le but d’éditer les œuvres complètes Londres n’ont pas à être blâmés pour avoir décliné l’ofre des caractères de de Voltaire Baskerville qui ont, d’après ce qu’on dit, été achetés par une société de ParisB, (voir page 270). Cette vente eut lieu où les tresses tape-à-l’œil et la soie sont préférées aux plus ins vêtements en 1779. anglais, ou même au velours de GênesC.» 2. John Chambers, A contrario, l’historien William Hutton, écrit en 1781 dans son History of Birmingham: Biographical Illustra«C’est un discrédit pour la nation anglaise qu’aucun imprimeur n’ait acheté de ses tions of Worcestershire, caractères.» Londres, 1820.
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Pour comprendre l’attitude des imprimeurs anglais, il faut se rappeler qu’à ce momentlà les caractères de William Caslon étaient perçus à la manière d’une expression graphique anglaise rassurante, car devenue familière. Par Caslon, la tradition formelle typographique n’avait pas été interrompue et, en un sens, il avait été prudent car on ne s’écarte pas sans péril de la tradition et des habitudes de lecture, surtout à cette époque. Les professionnels anglais de l’édition ne ménagèrent pas leur hostilité aux nouveaux caractères créés par Baskerville. Une innovation aussi radicale heurtait leurs goûts et leurs habitudes. Ils le montrèrent en ne souscrivant à aucun exemplaire de son Virgile, que plus de 500 amateurs de tout horizon, sollicités par un prospectus commercial, commandèrent eux-mêmes directement à Baskerville. Celui-ci imprima des auteurs qui étaient de réputation établie. Sur ce plan, il fut prudent. C’était un typographe et un imprimeur, pas un érudit comme un Robert Ier Estienne. Il imprima des Bibles et des livres de prières non parce qu’il était croyant, mais parce que ces ouvrages correspondaient à un marché. Il aimait Voltaire et le citait dans ses conversations. Il lui envoya, à Ferney, des exemplaires d’ouvrages de Virgile et de Milton qu’il venait de publier, en lui proposant de lui imprimer certains travaux. Voltaire et lui correspondaient en anglais. Baskerville avait également de bonnes relations avec Benjamin Franklin. Ce dernier, qui habitait alors Paris, lui rendit visite à Birmingham, le conseilla dans ses travaux d’imprimerie et lui proposa de vendre ses caractères au moment où il était sur le point d’abandonner ses afaires d’imprimerie, c’est-à-dire juste après la mort de son ils. Il est probable que, si Baskerville avait été aussi peu cultivé que certains de ses détracteurs l’ont ajrmé, il ne serait pas resté en si bons termes avec de tels personnages. Si William Caslon, quelque 30 ans plus tôt, avait créé son caractère dans l’esprit de la tradition garalde anglaise de son temps, dans l’esprit des édiFig. 32. Exemple de livre de prières, tions produites par les frères Robert et Andrew Foulis à Glasgow (qui tragenre de livre d’heures, que Baskerville vaillèrent beaucoup pour l’université de cette ville), John Baskerville, publia en 1761. Format : 117 x 197 mm. quant à lui, fut particulièrement inluencé par la calligraphie (qui fut sa première activité professionnelle). Il y a puisé l’inspiration du dessin de ses caractères typographiques, et plus particulièrement dans le tracé des lettres calligraphiques gravées sur cuivre, comme nous en avons parlé dans le chapitre précédent, pour la bonne compréhension du sujet. De 1750 à l’automne 1752, Baskerville mit tranquillement sa fonderie en place et l’installa dans sa demeure. Il dessina ses caractères et, pour la taille des poinçons, se it aider par un artiste nommé John Handy qui travaillait bien. «Ce fut un travail immense et dijcile » et, en 1752, un premier jeu complet de Great Primer était terminé. Vers 1756/1757, une série de caractères romains et italiques était achevée et a fait l’objet d’un spécimen sous la forme d’un feuillet, mis en page sur deux colonnes encadrées de vignettes et superbement imprimé [voir ig. 33, double page suivante]. Ce spécimen montre neuf tailles de caractères: du Double Pica pour le plus grand corps (équivalent au Gros Parangon en France, soit environ 22 points), à la Nonpareil pour le plus petit (équivalente à la Nompareille en France, environ 6 points). Ce spécimen a été joint à des exemplaires du Virgile, qui est le premier ouvrage que Baskerville a édité, en 1757, après sept années d’essais divers, de patience et de travail, et avoir investi plus de 600 £, ce qui à l’époque représentait une somme importante.
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Fig. 444 : le premier spécimen de caractères de John Baskerville, 1756/1757. Taille réelle.
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John Baskerville
Fig. 34 et 35. Le Baskerville romain et italique, gravés par la Monotype de Londres en 1924. Ce caractère s’inspire de la lettre Great Primer Type utilisée par Baskerville dans son ouvrage de 1772 sur Térence (voir p. 55 et 57). [In Jan Tschichold, Meisterbuch der Schrift, Otto Maier Verlag, Ravensburg, 1952. C’est un des ouvrages de travail que m’a donnés Adrian Frutiger en me disant : «Je n’en ai plus besoin maintenant, c’est à ton tour de t’en servir.» Ce que je fais.]
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L’expérience de John Baskerville en matière de calligraphie lui it directement attaquer le problème de «l’angle d’ombre»: au xvie siècle, la plume était maintenue presque verticale ce qui rendait plus accentués les contrastes entre les pleins et les déliés. Dans l’alphabet de Baskerville, le changement «d’angle d’ombre» apparaît nettement dans le traitement de jonction à la base, entre la courbe et la verticale du
fût de la majuscule B (voir la flèche rouge). Au lieu de joindre la base du demi-cercle inférieur au bas de la verticale du fût par un angle accusé (comme c’est le cas en haut du fût), il fait se rencontrer deux lignes selon un trait gracieux qui reproduit la forme de l’empattement externe et achève l’élan du cercle. On trouve cette construction dans les majuscules B, D, E et L. [André Babelon, «John Baskerville», in Arts et Métiers graphiques, n°9, janvier 1929.]
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John Baskerville Baskerville construisit ses propres presses à imprimer. Dès 1752, il en avait une en état de marche sur laquelle il imprima d’abord les épreuves des essais de ses caractères. Il écrit, dans une lettre pour la France, que «ses presses ont exactement la même construction que celle des autres et que ce qu’il a amélioré, particulièrement au niveau de la platineB et du marbreC, chacun peut le réaliser en faisant un peu attention; et ainsi pour imprimer, là où il utilisait seulement une pièce de lanelle la plus ine pliée en deux [cet «amortisseur» était placé entre la feuille de papier et la platine et permettait que la feuille de papier ne soit pas endommagée par le contact direct de la platine], les autres utilisaient deux ou trois épaisses peaux de cygnes pliées en deux».
1. 2.
En ce qui concerne le papier vélin, en réalité son inventeur n’est pas connu. Ce qui est attesté, par contre, c’est qu’il fut fabriqué pour la première fois dans le moulin à papier de James Whatman, situé à Maidstone près de Londres, moulin déjà réputé pour la fabrication de très beaux papiers pur chiffon. John Baskerville, entretenant d’étroites relations avec lui, et compte tenu de sa curiosité technicienne, on peut penser, sans grand risque de se Fig. 36 : une presse d’imprimerie du temps de Baskerville. tromper, qu’il n’a pas pu s’empêcher de s’intéresser à la nouvelle invention Philip Luckobe, The History and Art of et d’en faire des essais dans son atelier dans le but de voir de quoi il s’agissait Printing, Londres, 1771. et de participer à sa mise au point. Pour mémoire, rappelons que le papier vélin (fabriqué à la forme à partir d’une toile de ils de cuivre très ins et tissée très serrée) ofre une surface beaucoup plus lisse que le papier vergé (voir le tome I, pages 26 à 29), ce qui permet une meilleure impression de caractères au dessin délicat, comme ceux de Baskerville, de Bodoni, des Didot, etc. Chez Baskerville, le traitement des feuilles à peine imprimées était tout à fait particulier. Il maintenait des plaques de cuivre très chaudes et, dès sa sortie de la presse, chaque feuille de papier était insérée entre deux d’entre elles. Ce qui avait comme avantage «d’expulser l’humidité, de sécher l’encre et de glacer sa surface» (Hansard’s Typographia, 1825). Ce glaçage (en fait celui de l’encre, mais également de la surface du papier) caractérisait ses productions, plus précisément un certain nombre d’entre elles. Au xviiie siècle, ce procédé étonna et ne fut appliqué nulle part ailleurs. Vous vous rappelez qu’à force de déductions, Baskerville était parvenu à fabriquer des vernis et des laques «aussi parfaits que ceux des articles provenant de Chine». En ce qui concerne l’encre d’imprimerie, un noir de médiocre qualité a été utilisé par les imprimeurs pendant près de 200 ans, c’est-à-dire depuis le début de l’imprimerie. Et il faut bien dire que ce n’est qu’avec Baskerville que l’attention a été portée sur cette question. Celui-ci init par mettre au point une qualité supérieure de noir, très couvrant. Hansard pense que l’on peut attribuer en grande partie l’excellence des impressions de Baskerville à cette encre. Cet historien en donne la recette, dans sa Typographia: «Il prenait trois gallons de la plus ine et la plus ancienne huile de lin oléagineuse, qu’il mettait dans un récipient pouvant recevoir quatre fois cette quantité, et la faisait bouillir sur un feu continu jusqu’à ce qu’elle acquière une certaine épaisseur et ténacité, variable selon la qualité d’impression qu’il désirait, qu’il jugeait en en versant une petite quantité sur une pierre pour la refroidir, et la prenait entre le pouce et l’index; si un ilet d’un pouce [la mesure de longueur] ou plus apparaissait, la préparation était considérée comme sujsamment cuite. Ce mode de cuisson peut seulement être acquis avec une longue pratique et nécessite un talent et une attention particulière.
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Puis la préparation devait reposer quelques mois; elle était alors mélangée avec du noir de fumée très in, puis amenée à l’épaisseur appropriée avant d’être prête pour être utilisée. Il est certain que cela a stimulé ses rivaux et certaines imitations furent des réussites.» La sortie du Virgile fut un étonnement dans le monde de la bibliophilie et plus généralement dans celui du livre. C’était le premier ouvrage très rajné imprimé en Angleterre, le premier des éditions magniiques de Baskerville qui irent alors dire «qu’elles emplissaient de ierté tous les libraires d’Europe». Ce livre a marqué un tournant dans l’histoire de la typographie avec ses caractères d’un genre nouveau, une composition aérée, élégante, lisible, de grandes marges, une encre très dense et brillante, un papier nouveau bien lisse. Ce coup d’essai it la réputation de notre personnage. En regardant les pages composées et imprimées par Baskerville, reproduites dans cet ouvrage, vous vous rendez compte dès le premier coup d’œil qu’elles sont totalement diférentes de toutes les mises en pages que nous avons observées jusqu’à présent. Nous assistons à une rupture avec la tradition; et ce qui étonne le plus, c’est que cette rupture est due à quelqu’un qui ne vient pas de la profession mais qui, par sa réflexion, son bon sens et sa sensibilité artistique, parvient, dès son premier ouvrage, à exprimer l’association de l’ejcacité pratique et de la beauté. Ce style dépouillé va faire école, il engendrera celui des publications de Bodoni et de celles des Didot qui représentent les étapes suivantes qui nous rapprochent de notre époque. Pour la commercialisation, John Baskerville avait écrit à ses relations pour annoncer la préparation de son Virgile (double page suivante); la liste des acheteurs est d’ailleurs imprimée dans le livre ; elle comprend 513 noms et elle est impressionnante: les érudits et les bibliothèques d’Angleterre y igurent, des acheteurs provenant de Copenhague, de Berlin, de l’île de la Barbade, de Philadelphie, de la Caroline du Sud… Benjamin Franklin en acheta six. Mais le conservatisme des libraires anglais était tel qu’aucun n’en acheta plus d’un exemplaire, à part Dodsey (qui a pris part à la réalisation) qui en commanda vingt. Les détracteurs, de leur côté, estimaient que les caractères étaient «frivoles et excentriques», et que «la brillance de l’encre et le satiné du papier rendaient la lecture fatigante et faisaient mal aux yeux». L’année suivante, en 1758, Baskerville sort une édition du Paradise Lost (Le Paradis perdu) de Milton (ig. 39, p. 44). Cette édition se signale «par son mérite et sa beauté». On la décrit comme «un travail d’imprimerie très in qui égale le Virgile, s’il ne le surpasse pas». Il faut signaler, ici, que le fameux glaçage du papier qui a tant fait pour la renommée des éditions de Baskerville, ne se rencontre ni dans le Virgile de 1757 ni dans le Milton de 1758. Dans ses travaux de recherche, Baskerville n’en était pas encore là. Il est intéressant de noter que les libraires anglais représentent 159 des 1 153 acheteurs du Paradise Lost. La première édition fut imprimée à 1 500 exemplaires, la deuxième à 700 sur un papier plus grand [ig. 39, page 44] et fut réimprimée trois fois dans les deux années suivantes.
Fig. 37 et 38, double page suivante. Les Œuvres de Virgile, en latin (ici Les Bucoliques), page de titre et page de début. C’est le premier ouvrage imprimé par Baskerville, en 1757, celui qu’il envoya à Voltaire. Taille réelle ou au plus près. En fait, les textes des reproductions pleines pages des classiques latins édités par Baskerville igurant dans cet ouvrage sont à la taille réelle, par contre les marges sont un peu rognées en largeur. Les formats des originaux vont de 22 x 29 cm à 24 x 30,5 cm. Ce sont des in-quarto.
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Fig. 39. John Milton, Paradise Lost, a Poem in Twelve Books, édition de 1759. Taille réelle : 17,7 x 25 cm. [Bibliothèque municipale de Blois.]
Fig. 40. Page de titre de la Bible imprimée à Cambridge avec le patronage de l’université, édition de 1763. Format réel : 33,7 x 56,5 cm. C’est l’impression maîtresse de Baskerville. [Bibliohèque municipale de Blois.]
John Baskerville L’édition in-folio de la Bible (1759, puis rééditée), imprimée à Cambridge avec le patronage de l’université [ig. 40, p. 45], est vraiment l’impression maîtresse de Baskerville et la plus artistique, mais ce fut un échec inancier. «Les dépenses importantes obligatoires pour ce genre de travail le rendaient non seulement audacieux, mais également impossible pour l’éditeur sans l’aide d’une souscription.» Ce que Baskerville it par la suite pour d’autres ouvrages. En 1759, Baskerville, qui était prêt à commencer l’impression du livre de prières à Cambridge, écrit au vice-chancelier de l’université: «L’importance de ce travail requiert toute mon intention, pas seulement pour ma réputation, mais également pour convaincre le monde entier que l’Université ne s’est pas trompée en me faisant l’honneur de réaliser ces travaux.» Dans le même temps, Baskerville avançait l’impression de son livre de prières, qu’il qualiiait «d’aussi parfait qu’il pouvait». Il disait qu’ «il voulait le réaliser dans un corps typographique adapté aux personnes commençant à devoir porter des lunettes mais qui sont honteuses de les porter à l’église». C’est peut-être la raison pour laquelle le vieux châtelain du comté d’Oxford refusait d’utiliser tout autre livre de prières que celui de Baskerville. S’il travailla quelque peu en collaboration avec l’université de Cambridge, comme pour l’impression de ses livres de prières, Baskerville eut quelques problèmes avec celle d’Oxford au sujet de la création d’un caractère grec que cette université lui avait commandé. Il livra les poinçons en mars 1761, on le paya et la collaboration s’arrêta là. Il n’imprima pas le Nouveau Testament grec composé avec ses caractères, ouvrage édité à Oxford en 1763 [ig. 45, p. 51]. On raconta que ses caractères grecs étaient de mauvaise qualité et le conservatisme anglais frappa à nouveau: «L’aspect du livre justiie la critique.» «Le type de caractère grec est trop régulier, raide et étroit, comme aucun autre caractère grec que j’ai vu.» Mais, un siècle plus tard, des professionnels «les trouvaient grands et bien distincts, certainement plus anglais que grecs». Dans l’usage, ils ont été les précurseurs de nombreux caractères taillés en Angleterre durant le xixe siècle, et pour l’étudiant d’aujourd’hui, les caractères grecs de Baskerville sont bien plus faciles à lire que n’importe quels autres de son époque. 1. Josiah Henry Benton, John Baskerville, Type-Founder and Printer, New York, 1914.
En fait, Josiah Henry BentonB, en 1914, nous donne certainement la bonne explication: «Oxford voulait un caractère grec meilleur que ceux qui existaient alors et conia la commande à Baskerville. Il la réalisa et sa création nous apportait un caractère grec bien plus rajné et plus lisible que ceux que nous avions auparavant. Malgré cela, les imprimeurs anglais le rejetèrent.»
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Fig. 41. Page de droite : page de titre des Œuvres de Juvénal (Decimus Junius Juvenalis), poète satirique latin (vers 60 – vers 125), 1761. Les 14 Satires que l’on possède de lui fustigent des vices de Rome. Taille réelle ou au plus près. Fig. 42 et 43, double page suivante. Le même ouvrage. Deux pages en vis-à-vis pour observer le gris typographique du Baskerville romain. Vous remarquerez que pour bien s’exprimer, ce caractère demande malgré tout un corps assez fort et assez d’interlignage. En page 48, igurent deux mots en caractères grecs dont nous venons de parler. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
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John Baskerville Toutes les impressions de Baskerville se sont réalisées sur environ seize ans, pendant lesquelles il imprima environ 67 livres. Compte tenu des réimpressions, il réalisa de fait entre 50 et 60 originaux. Ces livres ne sont pas tous de la même qualité et sa réputation de grand imprimeur ne repose pas sur plus d’une douzaine d’entre eux, parmi lesquels on trouve le Virgile de 1757, le Milton de 1758, le livre de prières communes de 1760, sa Bible in-folio de 1759, les Fables d’Ésope, et certains de ses classiques latins parmi lesquels ceux montrés dans cet ouvrage. En fait, c’est dans ses premières années d’imprimeur qu’il a réalisé ses plus beaux livres. Ensuite, il lui a bien fallu tenir un peu compte de la rentabilité de son travail. En 1762, il prit conscience qu’il passait beaucoup trop de temps à la taille des caractères et à son imprimerie, aux dépens de son commerce d’articles et de meubles laqués qui, rappelons-le, faisait bouillir la marmite. C’est ainsi qu’il écrivit à Franklin: «Si je n’avais d’autre passion que celle de l’imprimerie et de la taille des caractères, je mourrais de faim». Un beau jour, fatigué d’imprimer et n’étant plus tout jeune, John Baskerville se décida à vendre son imprimerie, mais aucun professionnel anglais ne daigna s’y intéresser. Il se rendit alors à Paris pour tenter de vendre et sa fonderie et son imprimerie. Il en demanda 8 000 £, mais l’ofre fut déclinée. Les négociations ont été renouvelées en 1765, avec la médiation de Benjamin Franklin, qui était toujours à Paris à cette époque, et le prix proposé fut alors réduit à 6000 £. Mais Franklin écrivit que le gouvernement français avait d’autres urgences et qu’il était trop pauvre pour un tel achat, si bien que les diférentes tentatives de Baskerville pour vendre son afaire restèrent vaines de son vivant. À sa mort, en 1775, sa veuve, Sarah Baskerville, ex-madame Eaves, passa une annonce de vente mais apparemment elle ne reçut aucune réponse. Le 11 décembre 1775, elle en passa une autre pour vendre, aux enchères cette fois-ci, tout le matériel d’impression. Cette vente eut lieu le 1er avril de l’année suivante, lors de laquelle seulement quelques fontes de caractères furent vendues. Apparemment, les imprimeurs avaient peur des idées reçues concernant ces fameux caractères « qui faisaient mal aux yeux ». Un distingué biographe, le docteur Harwood, suggéra alors que la Nation pourrait les acheter pour en faire la base d’une typographie nationale. Peine perdue. L’imprimeur James Bridgewater acheta malgré tout quelques caractères avec lesquels il imprima un petit ouvrage de Hervey, appelé Meditations. Mais cette louable attention ne résolvait pas le problème de Sarah.
Fig. 44. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799). Fils d’horloger parisien, génial touche-à-tout, il acquiert une immense fortune, vend des armes aux insurgents américains, mène des missions pour le roi de France, écope de la prison et gagne les faveurs du public comme auteur des pièces de théâtre Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro. Il est emprisonné pendant la Révolution; la mort de Robespierre, en 1794, lui évite de peu la guillotine.
En in de compte, «après avoir utilisé tous les moyens pour vendre les caractères de son mari en Angleterre, Sarah Baskerville vendit le tout pour 3 700 £, en 1779, à une société française» – la Société Littéraire-Typographique – qui avait été fondée par le sieur de Beaumarchais, dans le but d’imprimer une édition complète des œuvres de Voltaire (qui était mort l’année précédente, le 30 mai 1778, à 84 ans). C’est la célèbre «édition de Kehl»: soixante-dix volumes in-octavo (120 x 180 mm), publiés de 1784 à 1789. Mais à l’époque, presque la moitié des écrits de Voltaire était prohibée en France; leurs éditions étaient fréquemment brûlées et toute personne les achetant et/ou les lisant pouvait être envoyée en prison. C’est pour cette raison que l’imprimerie avait été établie à Kehl (en face de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin, sur les terres du margrave de Bade),
Fig. 45, ci-contre. Page de titre du Nouveau Testament, en grec, évangile selon saint Matthieu, Oxford University Press, 1763. Format réel : 23,3 x 29,5 cm. Ce sont les caractères grecs que Baskerville grava pour l’université d’Oxford (p. 46). [Bibliohèque municipale de Blois.]
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John Baskerville dans un fort désafecté. Au fur et à mesure de leur publication, les livres circulèrent discrètement en France, et ils étaient de suite traduits en anglais et commercialisés librement en Angleterre. En in de compte, après de nombreux retards dus à diférentes causes, sur l’édition française imprimée à 15000 exemplaires, seulement 2000 trouvèrent acheteurs, et l’entreprise de Beaumarchais fut un superbe désastre inancier. L’imprimerie de Kehl cessa de fonctionner en 1810. À Paris, entre les années 1789 à 1806 principalement, on imprima avec des caractères de Baskerville non seulement des livres, mais également des revues comme La Gazette nationale et Le Moniteur universel, le journal ojciel du Consulat et du Premier Empire. Les poinçons et les matrices de Baskerville changèrent plusieurs fois de propriétaire (dont les Didot et les frères Plon) pour inir par être acquis par l’imprimerie Bertrand, à Paris, en 1893. Les matrices originales furent déposées à l’Imprimerie nationale. C’est en Angleterre qu’eut lieu la renaissance du Baskerville: en 1919, Bruce Rogers, conseilla à l’Harvard University Press d’acheter des caractères fondus à partir des matrices originales et de les utiliser pour leurs éditions. Ensuite, ce fut un efet boule de neige: Monotype grava un Baskerville en 1923, Stempel en 1926 et Linotype en 1931. En France, les poinçons originaux du Baskerville qui avaient survécu furent rachetés et restaurés par la société Deberny & Peignot qui, inalement, en it don en 1953 à l’Angleterre, plus précisément à la Cambridge University Press, des mains mêmes de Charles Peignot. Ils sont maintenant à la Cambridge University Library.
Fig. 46. Charles Peignot en 1954.
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Fig. 47. Texte composé en Baskerville de la Monotype et publié dans Caractère Noël 1953. Taille réelle.
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John Baskerville
Fig. 48. Texte composé en Baskerville de Deberny & Peignot en corps 12, 14 et 30, et publié dans Caractère Noël 1956. Taille réelle.
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Voici diférents Baskerville numérisés que l’on trouve aujourd’hui sur le marché. Certaines de ces polices sont dotées d’un certain nombre de variantes : book, medium, bold, black, alternates, swashes, tout ceci en romain et en italique, ainsi que des ornements.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Le Monotype Baskerville, corps 16.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Le Berthold Baskerville, corps 16.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Le Berthold Baskerville BE, corps 16.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le refl et des connaissances & acquisitions d’une époque. Le Berthold New Baskerville BQ, corps 16.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Le ITC New Baskerville, corps 16.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Le Baskerville Ten Pro, corps 16.
LES FORMES D’ÉCRITURE RÉVÈLENT L’ESPRIT… Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Le Fry’s Baskerville BT, corps 16. Ce caractère n’existe qu’en romain regular et a été conçu pour le titrage et les textes très courts.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Le Mrs Eaves, corps 16. Ce caractère a été créé par Zuzana Licko (Emigre) en l’honneur de Sarah Eaves, que John Baskerville a recueillie chez lui avec ses enfants et qui devint son épouse. Ce caractère est un très beau « Baskerville».
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John Baskerville Avant de clore ce chapitre, j’aimerais encore vous raconter ce que John Baskerville avait prévu pour sa sépulture et ce qu’il advint ensuite. Jusqu’au bout, il restera un librepenseur, méprisant les conventions sociales étriquées et puritaines de son époque, un athée mais un spirituel au sens large du terme, et un anticlérical convaincu. Il avait écrit de sa main son testament le 6 janvier 1773. Il semble que sa fortune se montait à quelque 12000 £, et je ne vous ennuierai pas en vous expliquant par le menu la façon dont il partagea son bien entre ses héritiers. La suite du testament fut alors jugée trop indécente pour être publiée, mais la voici, 236 années plus tard : «Mon autre volonté est que le dispositif ci-dessous soit réalisé par mon épouse, de concert avec mes exécuteurs testamentaires [il léguait six guinées à chacun d’eux pour s’acheter une bague, en souvenir de lui]. Je veux que mon corps soit enterré dans un caveau que j’ai préparé à cet efet dans le bâtiment conique qui se trouve sur mes terres, qui était auparavant utilisé comme moulin et que j’ai récemment fait agrandir et repeint. Ceci, sans doute, ressemble-t-il à un caprice; peut-être qu’il en est ainsi, mais j’ai choisi de procéder de cette façon car j’ai un grand mépris pour toutes ces superstitions religieuses, la boufonnerie d’une “terre consacrée”, la barbarie irlandaise comme condition d’espérances assurées à venir dans l’au-delà, etc. Je considère également ce qui est appelé “Révélation” comme l’abus le plus cynique qui n’ait jamais été inventé par l’homme. Je prévois que certaines remarques vont être faites à propos de ma déclaration par les ignorants et les bigots qui ne sont pas capables de distinguer la religion de la superstition, et qui pensent que cette moralité naturelle de bon sens (par laquelle j’entends Dieu et toutes ses créatures) n’est pas sujsante pour leur permettre d’atteindre la relation avec le sacré, et qu’il est nécessaire de croire, par dessus le marché, en certaines doctrines et mystères absurdes, dont ils n’ont pas plus l’entendement que ne pourrait l’avoir un cheval. Je déclare que cette seule moralité naturelle a été ma religion et la raison de toutes mes actions.» Quelque temps avant sa mort, des amis lui demandèrent de quelle manière il voulait être enterré. Il leur répondit «qu’ils pouvaient l’enterrer assis, debout ou allongé, mais qu’il ne pensait pas qu’ils pourraient l’enterrer en train de voler comme un oiseau». (Secular Rewiev, 8 septembre 1877.) Il fut enterré dans le bâtiment conique, utilisé précédemment comme moulin, dans le caveau qu’il avait lui-même préparé. Il a lui-même gravé l’épitaphe que voici :
Fig. 49. ci-contre. Les Comédies de Térence (Publius Terentius Afer, 194-159 av. J.-C., poète comique latin, esclave afranchi). 1772. Taille réelle. Page de titre. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
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STRANGER BENEATH THIS CONE IN UNCONSACRED GROUND A FRIEND TO THE LIBERTIES OF MANKIND DIRECTED HIS BODY TO BE INHUMED MAY THE EXAMPLE CONTRIBUTE TO EMANCIPATE THY MIND FROM THE IDLE FEARS OF SUPERSTITION AND THE WICKED ARTS OF PRIESTHOOD. Étranger | c’est sous ce cône dans une terre non consacrée | qu’un ami des libertés de l’humanité | décida que son corps devait être inhumé | en espérant que cet exemple contribuera | à l’émancipation des esprits | des peurs vaines de la superstition | et de l’action malfaisante du clergé.
John Baskerville La suite de l’histoire, décidément, est encore rocambolesque. Quand la maison des Baskerville fut vendue à Mr. Ryland en 1789, celui-ci se garda bien de déranger le corps dans le tombeau conique. Mais durant les émeutes qui eurent lieu à Birmingham en 1791, soit deux ans plus tard, la maison de Easy Hill fut prise d’assaut, saccagée et brûlée. Le cercueil de Baskerville fut emmené dans un entrepôt où il resta quelque temps, mais il fut visité par des curieux et des scientiiques pour étudier l’état de conservation du corps. Mr. Ryland, qui s’en était rendu compte, insista alors pour que les restes soient enterrés convenablement. Le propriétaire de l’entrepôt, Mr. Marston, demanda au recteur de l’église St Philip la permission d’y enterrer le corps, mais le recteur refusa parce que Baskerville était athée. Apprenant la nouvelle, Mr. Knott, le libraire, déclara que ce serait pour lui un honneur que Baskerville soit enterré dans le caveau qu’il possédait dans l’église du Christ; ce qui fut fait en 1829. Mais même ici, les restes de Baskerville ne restèrent pas longtemps, car du fait de l’extension de Birmingham, l’église du Christ fut démolie. On pensa alors que les restes pourraient être placés à côté de ceux de sa femme, mais le recteur ayant refusé une nouvelle fois, on les déposa dans une des catacombes du cimetière de l’Église d’Angleterre, sur Warsone Lane, où ils reposent toujours dans la paix. C’est dans cet endroit à l’écart que l’on peut voir la pierre tombale, réalisée par l’Église d’Angleterre, et sur laquelle on peut lire l’inscription suivante : « Dans cette tombe se trouvent les restes de John Baskerville, le fameux imprimeur, qui mourut en 1775, mais dont l’endroit de sa sépulture fut méconnue jusqu’au 12 avril 1893, quand l’ouverture de la catacombe n°521 non enregistrée laissa entrevoir un cercueil qui, après vérification, contenait son corps. »
E John Baskerville fut un personnage quelque peu excentrique, presque dandy, un créatif passionné par l’amélioration de tout ce qui le concernait. Toute sa vie, il fut en butte envers le poids des traditions. Intelligent, imaginatif, pragmatique et grand travailleur, il est l’auteur de perfectionnements techniques non négligeables dans son activité d’arti-cles laqués et celle d’imprimeur. Il ne doit sa réussite qu’à son seul mérite. Il avait une haute estime de lui-même et ne se privait pas de le faire remarquer, ce qui lui valut, comme souvent dans ce cas, l’inimitié de bien des gens. Les caractères imaginés par John Baskerville, dans sa carrière d’imprimeur, furent violemment rejetés par ses confrères anglais, car ils étaient totalement diférents de ceux de la tradition qui incarnaient le goût typiquement anglo-saxon fait de discrétion, d’ejcacité et de pragmatisme. Par contre, les caractères de Baskerville ont suscité l’admiration et l’adhésion immédiate des imprimeurs continentaux. Mais une génération plus tard, non seulement les créations de Baskerville avaient supplanté celles de Caslon dans l’édition britannique dès la in du xviiie siècle, mais elles annonçaient également les caractères néoclassiques de Giambattista Bodoni (en Italie), des Didot (en France) et de Justus Erich Walbaum (en Allemagne). ■
Fig. 50. ci-contre. Les Comédies de Térence. Taille réelle. Exemple du caractère Great Primer Italic de Baskerville. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
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Un regard du xxie siècle sur l’inventaire de Fournier (1766) « des principales fonderies de caractères qui sont en Europe» Marius Audin, Les livrets typographiques des fonderies françaises créées avant 1800, Paris, 1934, et G. van Heusden, Amsterdam, 1964. Luc Devroye, «Foundries of the 18th century», http://cg.scs.carleton.ca/~luc/ext18.ht ml, 2009. John Dreyfus, Aspects of French Eighteenth Century Typography, Cambridge, Roxborough Club, 1982. André Jammes et Isabelle Jammes, Collection de spécimens de caractères 1517-2006, Éditions des Cendres, Paris, 2006. James Mosley, «The materials of typefounding», http://typefoundry. blogspot.com/2006/ 01/materials-oftypefounding.html, 2006. Daniel Berkeley Updike, Printing type, their history forms and use, Cambridge, Harvard University Press, 1922. Jeanne Veyrin-Forrer, «Aperçu sur la fonderie typographique parisienne au xviiie siècle», in La lettre & le texte, ENS, Sèvres, 1987.
L
e xviiie siècle a été marqué par un renouveau de la création typographique «rationnelle» et les noms des grands typographes viennent de suite en tête: Fournier et les Didot en France, Caslon et Baskerville en Angleterre, Bodoni en Italie, Ibarra en Espagne, etc. Les second et troisième volumes de cette Histoire de l’écriture typographique leur consacrent un nombre représentatif de pages. Mais la notoriété de ces ténors atténue du coup la reconnaissance d’autres graveurs ou fondeurs qui, s’ils n’ont pas eu l’importance des grands, ont quand même eu quelque inluence sur la typographie de leur époque, que ce soit en production ou en création, ou qui ont fait parler d’eux d’une façon ou d’une autre. Pierre-Simon Fournier, dans l’avertissement préliminaire au tome second de son Manuel typographique (1766), a consacré un chapitre intitulé «Des principales fonderies de caractères qui sont en Europe» (d’où le titre de ce chapitre). On sait maintenant qu’une partie des informations consignées par Fournier provient de sa correspondance avec Johann Gottlob Immanuel Breitkopf [voir p. 106]. On se sert donc de cette liste de Fournier comme point de départ. Et comme lui et Breitkopf ont beaucoup travaillé sur la typographie des partitions de musique, j’ai consacré une «pause» sur ce sujet dont on parle rarement et qui a pourtant été une activité typographique importante, bien que fort complexe [voir p. 86 à 93]. Si les historiens de la typographie ont recherché et disséqué les «épreuves» et autres «spécimens» des fonderies de ce xviiie siècle, c’est que ces documentations racontent, en quelques pages, l’histoire des signes typographiques et permettent ainsi d’étudier celle des livres imprimés. Ce sont en quelque sorte les miroirs de la typographie. Ainsi, le spécimen de Lamesle [voir p. 73 à 77] bien que datant du début du xviiie siècle, montre essentiellement des caractères antérieurs et, selon l’historien anglais Updike, on a ici le meilleur condensé de l’histoire de la typographie française du xviie siècle. De même, le spécimen du sieur Delacolonge [voir p. 112 à 115] est une mine pour les chercheurs: cette fonderie utilisait des matrices des xvie et xviie siècles ; Harry Carter en a analysé les types représentés et a ainsi pu établir un catalogue de la quasi-totalité des caractères gravés pendant trois siècles, ce qui permet depuis aux bibliographes de déterminer les caractères utilisés dans les livres concernés. Mais ces spécimens racontent aussi l’histoire industrielle de la production des caractères dans ces fonderies (souvent de simples ateliers) qui sont passées de main en main, par héritage ou par rachat, avant de devenir constitutives des grandes fonderies de l’ère industrielle. Citons quelques exemples. Un spécimen de Rosart et un de Stephenson, entre autres, donnent les prix des caractères (voir ig. 51 et 52, page ci-contre), donnée précieuse pour l’histoire économique; on trouve même, parfois, cette information écrite à la main comme par exemple sur un exemplaire des Modèles des caractères de l’imprimerie, daté de 1742 (voir tome II, p. 140), où Fournier a indiqué ses tarifs à l’intention d’un client étranger, d’où l’intérêt de l’étude minutieuse de ces spécimens. Par ailleurs, on note que les ornements rococo (notamment ceux de Fournier et de ses imitateurs) très abondants dans les spécimens jusqu’à la Révolution de 1789, en disparaissent alors subitement car ils connotent l’Ancien Régime; ainsi, Joseph-Gaspard Gillé ils (qui reprit la fonderie paternelle en 1789, voir p. 116 à 125) les remplace-t-il par de larges cadres noirs (par exemple ig. 172 et 173, p. 122 et 123). Rappelons ici que les fabricants de caractères relevaient de l’ordonnance de VillersCotterêts (1539), puis du Règlement de la librairie de 1723. Mais, contrairement aux
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imprimeurs, l’accès à la profession de fondeur était libre. Rappelons également que les fondeurs et les graveurs, moins bien représentés syndicalement car bien moins nombreux que les compositeurs et imprimeurs, s’unirent avec ces derniers lors des mouvements sociaux de cette époque chargée. Sans cependant être exhaustif, ce chapitre a pour but d’informer sur les principales fonderies typographiques moins connues que les grandes. Nous en avons d’ailleurs croisé quelques-unes dans le deuxième volume de cette Histoire de l’écriture typographique (le xviiie siècle, tome I/II); il s’agissait alors de montrer des petites fonderies qui s’inspiraient, ou plagiaient carrément, les créations de PierreSimon Fournier. Dans cette Histoire, les sujets se recoupent forcément. Quant aux grandes fonderies et pour mémoire, je rappelle que les caractères de Pierre-Simon Fournier et ceux de William Caslon sont étudiés dans le deuxième volume, et que ceux de John Baskerville, de Giambattista Bodoni et des Didot (du moins ceux réalisés au xviiie siècle car leur épopée se poursuit au siècle suivant) sont étudiés dans ce troisième volume (le xviiie siècle, tome II/II).
Ci-dessus : fig. 52. Liste de prix de caractères anglais (notez les noms des forces de corps) en livressterling par livres-poids. Plus ils sont petits, plus ils sont chers. Extrait du Specimen of Printing Types de Simon Stephenson (1796). [Facsimilé de James Mosley (1990).]
Ci-contre : fig. 51. Tarif des caractères figurant dans Épreuves de caractères qui se gravent et se fondent dans la nouvelle fonderie de Jacques-François Rosart, Bruxelles, 1768. [Réédition : The Type Specimen of Jacques-François Rosart, 1768, par Fernand Baudin et Netty Hœflake, Amsterdam, Van Gendt & Co, 1973.]
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L’Imprimerie royale et Louis-René Luce Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
A
1. Frédéric Morel, neveu de Robert Estienne, gendre de Vascosan, imprime son premier ouvrage en 1558. Il est nommé imprimeur ordinaire du roi en 1571. 2. D’abord le Gros-Romain (corps 16) en 1543, puis le Cicéro (c. 11) en 1546, puis le Gros-Parangon (c. 20) en 1550. 3. Guillaume Morel est reçu imprimeur à Paris en 1548. Typographe habile, il enseigne en outre avec distinction la langue grecque, et compose plusieurs ouvrages estimés. Il meurt en 1564.
4. Les caractères de l’Imprimerie nationale, Imprimerie nationale Éditions, 1990. D. Elisseeff-Poisle, «Les caractères chinois de Fourmont», in L’art du livre à l’Imprimerie nationale, Paris, 1973.
u milieu du xviiie siècle, Fournier écrit dans son Manuel: «Parmi les fonderies qui existent aujourd’hui en France, celle dont l’origine remonte le plus haut, est la Fonderie du Roi. Elle a été commencée sous François Ier.» En fait, si les lettres patentes du 17 janvier 1538 préfigurent la création d’une imprimerie royale, c’est une typographie (et non une fonderie) royale qui est créée et qui disparaît en 1583, à la mort de Frédéric MorelB, dernier imprimeur du roi pour le grec depuis 1562. Si c’est bien Claude Garamont qui a gravé les poinçons des caractères grecs (dits «Grecs du roi», voir volume I) en 3 corpsC, on ne sait pas s’il fondait lui-même les types ou s’il confiait cette tâche à un fondeur spécialisé; on sait juste que c’est un certain Paterne Robelot (compagnon qu’il avait formé) qui lui justifiait les matrices, et cela avec adresse. Les successeurs de Garamont conservant mal les poinçons, Guillaume MorelD décida en 1662 de les retirer de la bibliothèque du roi à Fontainebleau pour les déposer dans les cofres de la Chambre des comptes. Selon une lettre patente de Louis XIV du 15 novembre 1683, ils furent remis cette année-là à l’Imprimerie royale (fondée à l’instigation du cardinal de Richelieu en 1640 et installée au Louvre; voir Histoire de l’écriture typographique, volume I, page 374). Philippe Grandjean de Fouchy (1665-1714) [voir volume II, pages 12 à 39] fut nommé premier graveur du roi et le resta jusqu’à sa mort. Vers 1705 il invita à travailler avec lui, comme graveur de poinçons typographiques, un dénommé Jean-Louis Gando, graveur et fondeur de caractères à Bâle, lequel invita à son tour son neveu Nicolas à Paris. Nous reviendrons plus loin sur ces Gando. En fait, Grandjean avait son propre atelier de gravure et sa propre fonderie qui étaient installés chez lui (rue de l’Estrapade) où ils restèrent jusqu’en 1725, sa veuve ayant hérité de la charge. C’est alors seulement que l’atelier (avec tous ses poinçons et ses types) rejoignit l’Imprimerie royale dans ses nouveaux locaux du Louvre. Le travail de Grandjean fut continué après sa mort par Jean Alexandre (qui avait été son élève) et finalement complété par Louis-René Luce (qui était le gendre d’Alexandre). Ce dernier grava, en outre, pour son propre compte, un certain nombre de caractères romains présentés dans son Essai d’une nouvelle typographie en 1771 [fig. 61]. Luce reçut la charge de graveur du roi, mais Louis-Laurent Anisson-Dupéron (le directeur de l’Imprimerie royale) garda jalousement le titre de «gardien des poinçons». Bien que des caractères orientaux aient été présents dans les premiers imprimés religieux des Églises d’Orient, et bien qu’il y ait eu auparavant quelques imprimeries spécialisées en langues orientales, il s’agissait alors de caractères de langues du MoyenOrient, comme l’hébreu, le samaritain, l’araméen, le syriaque, etc. Ce n’est que dans le premier quart du xviiie siècle que naît la tradition d’orientalisme de l’Imprimerie royale, au sens de caractères de langues de pays d’Extrême-Orient. Cela provient du fait qu’à l’initiative du duc d’Orléans, l’abbé Bignon [voir le «Romain du roi», volume II, p. 12 à 39] envoya en Chine des missionnaires et de jeunes savants linguistes qui en rapportèrent des documents qui excitèrent tellement la curiosité de ce prince, devenu alors régent à la suite de la mort de Louis XIV, qu’il chargea, en 1715, Étienne Fourmont de faire graver sur bois une série de caractères chinois qui fut achetée et devint la fameuse collection des «Buis du Régent» E [fig. 53 et 54]. Il en fut gravé 86 000 caractères en corps 40, de 1723 à 1730. Mais il faudra attendre 1813 pour que le projet initial de Dictionnaire chinois, français et latin soit réalisé à l’Imprimerie impériale par Chrétien-Louis-Joseph de Guignes. Depuis, l’Imprimerie royale, qualifiée selon les régimes politiques qui se sont succédé en France d’«Imprimerie de l’Assemblée nationale», d’«Imprimerie impériale», puis d’«Imprimerie nationale», s’est toujours enorgueillie de ses collections orientales qu’elle a développées, entretenues et utilisées dans des œuvres fameuses.
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Fig. 53, à gauche. Quatre des caractères des «Buis du Régent», dessinés par Étienne Fourmont vers 1716. Fig. 54. Premier usage des buis du Régent. Extrait d’Étienne Fourmont, Linguae Sinarum mandarinicae hieroglyphicae grammaticae duplex, Imprimerie royale, Paris, 1742. Tailles réduites. [In L’art du livre à l’Imprimerie nationale, Paris, 1973.]
Fig. 55, ci-dessous. L’Imprimerie nationale possède trois corps de tibétain : le corps 25 (reproduit ici à la taille réelle) a été gravé en 1738 et provient de l’Imprimerie de la Propagande (imprimerie de Rome, célèbre par la variété des caractères qu'elle possède, voir page 140 et le chapitre concernant Giambattista Bodoni) ; les corps 18 et 15, gravés sous la direction de Landresse par Marcellin Legrand à l’Imprimerie nationale, respectivement en 1839 et en 1841, comprennent 745 poinçons au total. [Cabinet des poinçons, Imprimerie Nationale.]
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L’Imprimerie royale et Louis-René Luce Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe Mais revenons à Jean Alexandre qui a comme activité principale de graver les Romains du roi. C’est un gros travail de gravure, et c’est en 1726 qu’il embauche son gendre, Louis-René Luce. Originaire d’une famille d’orfèvres, et ayant lui-même suivi un apprentissage en orfèvrerie, le jeune Luce (né en 1695, il avait donc 21 ans) avait acquis une grande virtuosité dans la gravure qu’il met au profit du caractère Grandjean. Ce dernier, lorsqu’il sera achevé, totalisera 9236 poinçons répartis en 21 corps, gravés entre 1693 et 1740. Mais son habileté, Luce la prouvera plus tard en gravant un corps minuscule, un corps 4, appelé la « Perle», le plus petit corps d’alors (la Parisienne correspondait à notre corps 5). Mais, quelques années plus tard, l’Encyclopédie de Diderot signale que «comme ledit caractère [la Perle] a été gravé pour le roi, & qu’on n’en a pas encore gravé de pareil jusqu’à présent, cela n’empêche pas que la Parisienne ne soit comptée dans l’Imprimerie [de tout le monde], comme le premier des caractères». C’est pour cette raison que Fournier ne commence son échelle des corps qu’avec la Parisienne. En fait, ce corps 5 était également connu sous le nom de Sedanaise, du nom de la ville de Sedan où exerça Jean Jannon, qui, le premier, grava ce corps (entre 1610 et 1621). Luce, devenu graveur du roi en 1738, commente lui-même son nouveau corps dans son Épreuve du premier alphabet paru en 1740 (fig. 59, p. 66) en utilisant sa Perle, ce qui donnait à peu près ceci: «Lorsque l’Épreuve du Caractere du Second Alphabeth appelé LA SEDANOISE, parut en 1728, on jugea que c’etoit ce qu’il pouvoit y avoir de plus petit: neanmoins, suivant l’ordre retrograde que l’on a retenu, ce second alphabet n’annonçoit pas moins qu’il seroit necessaire qu’il y en eut un Premier, afin de rendre complet par-là les CARACTÈRES DE L’IMPRIMERIE ROYALE. On a donc entrepris de graver un Premier Alphabeth; mais il a fallu beaucoup de temps pour un Caractere aussi fin que son premier degré le demandoit, ce qui a été cause qu’il n’a pu être fini qu’en cette année 1740. Il est le plus petit & le plus délicat qui se soit vû jusqu’à present, étant d’un tiers de corps & d’œil au-dessous de la SEDANOISE. Pour mieux faire sentir la difference de ces deux Caracteres, & en avoir sur le champ la facilité de la comparaison, l’on s’est servi de la Sedanoise pour ce qui reste à dire icy.»
En voici la restitution en corps 10, pour ceux qui ont égaré leurs lunettes: «Lorsque l’Épreuve du Caractère du Second Alphabeth appelé LA SEDANOISE, parut en 1728, on jugea que c’etoit ce qu’il pouvoit y avoir de plus petit: neanmoins, suivant l’ordre rétrograde que l’on a retenu, ce second alphabet n’annonçoit pas moins qu’il seroit nécessaire qu’il y en eut un Premier, afin de rendre complet par-là les CARACTÈRES DE L’IMPRIMERIE ROYALE. On a donc entrepris de graver un Premier Alphabeth; mais il a fallu beaucoup de temps pour un Caractère aussi fin que son premier degré le demandoit, ce qui a été cause qu’il n’a pu être fini qu’en cette année 1740. Il est le plus petit & le plus délicat qui se soit vû jusqu’à present, étant d’un tiers de corps & d’œil au-dessous de la SEDANOISE. Pour mieux faire sentir la diférence de ces deux Caractères, & en avoir sur le champ la facilité de la comparaison, l’on s’est servi de la Sedanoise pour ce qui reste à dire icy.» Pour se rendre compte du travail que représente la gravure d’un corps 4, il sujt d’imaginer qu’il fallait creuser avec des gouges, burins et autres échoppes, des lettres «minuscules» (comme a ou é), sur un poinçon dont la tranche faisait environ un tiers de millimètre! Cet exploit n’a, semble-t-il, jamais été vraiment égalé, mais il est resté au rang des exploits car, hormis son utilisation dans ce spécimen en 1740, ce caractère n’a jamais été utilisé, sauf dans un exemple de l’Encyclopédie de Diderot (fig. 57 et 58, ci-contre).
1. Auguste Bernard, Histoire de l’Imprimerie Royale du Louvre, Paris, 1867.
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«En 1745 Luce grave aussi le 21e caractère (par taille croissante) des types de Louis XIV, le Quadruple-Canon. Il eut ainsi l’honneur de graver le plus petit et le plus gros, d’ouvrir et de fermer la nomenclature.B» Je dois préciser que Luce a gravé le Quadruple-Canon après 1751, c’est-à-dire après la première édition du tome II de l’Encyclopédie qui termine la liste des caractères alors en usage à la Grosse-Nompareille, cette dernière portant le numéro 20.
Fig. 56. Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, première édition du volume II datée de 1751, contenant l’article «Caractères d’imprimerie» réalisé par Pierre-Simon Fournier. Cette note venant en bas de la page 662 précède trois pages consacrées à montrer tous les caractères alors en usage et classés du plus petit (la Perle) au plus grand (la Grosse-Nompareille). On y apprend que ces caractères proviennent tous de la fonderie de Fournier, excepté la Perle et la Sedanaise, parce qu’elles sont la propriété exclusive de l’Imprimerie royale, et que ces deux caractères ont pu être montrés ici grâce à la permission de M. Anisson, directeur de cette imprimerie d’État. Quant à M. Le Breton, il s’agit de l’un des éditeurs associés commanditaires de l’Encyclopédie. Taille réelle. [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
Fig. 58. Détail de la fig. 57, pour montrer la Perle, la Sedanaise et la Nompareille à leur taille réelle (ou au plus près). [Bibliothèque municipale de Rennes.]
La Perle est avant tout un exploit technique de gravure qui qualifie et honore son auteur. Ce fut un peu son examen de passage pour obtenir le titre de « graveur du roi » en 1738. Mais ses dimensions sont si petites qu’elle est inutilisable dans des conditions de lecture normales. Elle n’a été utilisée que deux fois: la première, dans le spécimen de caractères édité en 1740, Épreuve du premier alphabeth droit et penché [fig. 59, page suivante], et la seconde, dans la première édition du tome II de l’Encyclopédie, dans cette fameuse page 663 reproduite ici. Fig. 57. Suite de la légende de la figure précédente. Sur cette page 663, figure la liste des premiers caractères existant en imprimerie, la suite se trouvant sur les deux pages suivantes. Vous remarquerez que la Perle ne fait pas partie de la numérotation qui commence en fait au caractère suivant, la Sedanaise (ou Parisienne). Taille très réduite. Vous retrouverez cette page 633, presque à la taille réelle, dans un tout autre contexte, en page 197 de cet ouvrage.
Les relations entre Louis-Laurent Anisson-Dupéron (le directeur et «gardien des poinçons» de l’Imprimerie royale) et les éditeurs (commanditaires de l’Encyclopédie) ont dû se dégrader car dans les rééditions du tome II, la Perle ne figure plus. En tout cas, il s’est passé quelque chose.
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L’Imprimerie royale et Louis-René Luce Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 59. Le premier spécimen de Luce, Épreuve du premier alphabeth droit et penché ornées de quadres et de cartouches, 1740. Le premier paragraphe de l’introduction (page du milieu) et le texte de la page de droite sont typographiés en caractère Perle (corps 4, environ). Taille réelle ou au plus près. [In John Dreyfus, Aspects of the French 18th Century Typography, p. 20.]
Dans ce Premier alphabet, on trouve aussi des ornements dont Luce dit : «L’on n’avoit point encore inventé pour l’Imprimerie d’Ornements en fonte, tels que sont entr’autres les petits Cartouches aux Armes & au Chifre du Roy, &c. que l’on a placés dans cette Épreuve; ils sont d’autant plus nouveaux & utiles qu’ils sont composés de diférentes pièces ou morceaux qui peuvent s’arranger de plusieurs manières pour varier ces Cartouches, en former des Culs-de-lampe et des Quadres d’ornements.» Ce qui est, en quelque sorte, le certificat de naissance des «vignettes à combinaisons» dont l’invention revient à Luce. On a vu, dans le volume II, que Fournier s’empara de cette découverte: il copia même une dizaine des ornements de Luce, mais en inventa beaucoup d’autres.
Fig. 60. À gauche : le l minuscule du Grandjean possède un ergot à gauche du fût; celui du Luce, à droite.
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De 1740 à 1770, Luce dessine et grave un nouveau caractère pour l’Imprimerie royale, dont il publie, en 1771, un spécimen sous le nom de Essai d’une nouvelle typographie, Ornée de Vignettes, Fleurons, Trophées, Filets, Cadres & Cartels… [fig. 61]. Dans son introduction, il précise en quoi ses romains et ses italiques sont diférents de ceux du Grandjean, notamment au niveau des empattements auxquels il donne une allure plus proche du ductus calligraphique (c’est d’ailleurs ce qui explique que l’ergot du l soit à droite, dans le sens de l’écriture, contrairement à celui de Grandjean [fig. 60]). En dehors des sept corps de caractères d’écriture, des huit corps d’initiales, de quelques 6000 vignettes et ornements formés d’éléments mobiles, Luce grave quinze corps de types poétiques. Avec ces caractères, plus étroits qu’usuellement, les derniers mots des vers n’ont plus besoin d’être rejetés à la droite de la ligne suivante. Fournier dessina lui aussi un tel caractère (voir volume II, page 148) et tous deux revendiquèrent la paternité de l’invention… En dehors de son Essai d’une nouvelle typographie, les «types poétiques» de Luce ne serviront presque jamais en raison de leur fragilité. C’est, avec la Perle, son second échec. Mais ses autres caractères et notamment ses ornements sont omniprésents dans les ouvrages imprimés par l’Imprimerie royale de 1773 à 1789.
Fig. 61. Gravure sur bois. Exemple de vignettes décoratives modulaires gravées par Luce. On pouvait ainsi composer un motif en adaptant sa longueur à la demande. [Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale.]
Fig. 62. L’Imprimerie de la Veuve Hérissant était installée à Paris, rue SaintJacques, puis dans la Cité, rue NotreDame, à l’enseigne de la Croix d’Or. Elle était bien implantée dans le milieu de l’imprimerie car, en 1788, elle est recensée au nombre des 36 imprimeries autorisées à exercer à Paris. En 1779, c’est elle qui imprima le dernier bréviaire de l’ordre de Cluny. De 1789 à 1791, elle imprima L’Ami du Peuple ou Le Publiciste parisien, le journal de Marat [fig. 347, page 224].
Fig. 61. Page de titre du spécimen de Luce de 1771, Essai d’une nouvelle typographie… Taille réduite. C’est dans cet ouvrage que figure l’essentiel des créations typographiques de Luce, tant au niveau des caractères que des vignettes à combinaisons. Voir également pages suivantes.
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L’Imprimerie royale et Louis-René Luce Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe En 1773, Louis XV fit acquérir, pour la somme de cent mille livres, l’ensemble des types poétiques de Luce (qui lui appartenaient, car il les avait gravés sur son propre temps libre) afin de ne pas les dissocier des vignettes gravées à et pour l’Imprimerie royale. Luce meurt (vraisemblablement) en 1773 et fut remplacé en 1774 par Fagnon, qui sera le dernier graveur royal. Vers 1780, l’Imprimerie royale est le plus grand atelier typographique d’Europe: trentedeux presses à bras en service, un magasin des papiers, un dépôt de livres… et une fonderie de caractères. Mais à la Révolution, son directeur, Étienne Anisson-Duperron, fut remplacé par François-Jean Baudouin (le nouvel «imprimeur de l’Assemblée nationale») et fut guillotiné (en même temps que l’imprimeur Antoine-François Momoro, voir pages 220 à 225). Mis à part une petite imprimerie privée, réservée au Cabinet du roi Louis XVI à Versailles qui fut supprimée après 1789, il fallut attendre 1794 pour voir la création d’une imprimerie spéciale de l’État installée tout d’abord à l’hôtel Beaujon, puis la même année transférée à l’hôtel de Penthièvre. Imprimerie de la Convention en 1794, elle devint Imprimerie de la République en 1795. L’atelier d’impression fut transféré au ministère de l’Intérieur sous le nom d’Imprimerie des Administrations nationales, mais il reprit bien vite le nom d’Imprimerie de la République. ■
Fig. 63. Le caractère Luce, corps 20 (Palestine), reconstitué d’après les poinçons originaux. Le Luce, caractère exclusif de l’Imprimerie nationale, est disponible en romain, italique, bas de casse, petites capitales et grandes capitales, en corps 12 (Saint-Augustin) et 20 (Palestine). Ces types ont été reconstitués respectivement en 1955 et 1963 et gravés d’après les poinçons d’origine par Louis Gauthier, graveur alors attaché à l’Imprimerie nationale. Les poinçons de treize autres corps, romain et italique, de la Nompareille (corps 6) au Petit-Canon (corps 24), sont conservés au Cabinet des poinçons de l’établissement.
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Fig. 64. Le caractère Luce, corps 20, en romain et en italique.
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Les fonderies Sanlecque et Loyson-Briquet-Cappon-Vakard Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 65. La page de titre du seul spécimen de la fonderie des Sanlecque connu, et daté de 1757. Taille réduite.
Fig. 66. La page de titre du spécimen de la fonderie du sieur Loyson, daté de 1728. Taille réduite.
A
près avoir parlé de la fonderie royale et de celle des Le Bé (pour cette dernière, voir le volume II de cette Histoire de l’écriture typographique, page 138) devenue celle de Jean-Pierre Fournier l’aîné. Pierre-Simon, son frère, écrit dans son Manuel: «Les commencements de la seconde fonderie remontent vers 1596, ils sont dus à Jacques de Sanlecque, célèbre graveur et fondeur, élève de Guillaume Le Bé; elle fut augmentée par Jacques de Sanlecque, son fils, qui avait les mêmes talents. Celui-ci la laissa à son fils, Louis de Sanlecque, après le décès duquel elle fut régie par sa veuve, de qui M. Louis Eustache de Sanlecque, son fils, l’a héritée et la fait valoir. Cette fonderie assez bien assortie, joint, aux diférents caractères des anciens graveurs, les productions particulières des deux premiers de Sanlecque.»
Cette fonderie eut quelque célébrité au xviie siècle, notamment en caractères de musique et en caractères hébreux, syriaques, arméniens, chaldéens, arabes, dont certains servirent à l’impression de la Bible polyglotte de Lejay en 1628, ainsi que la Parisienne qui fut gravée par Jacques de Sanlecque (il faut le dire ici) pour concurrencer la Sedanaise de Jannon. Les caractères employés par les Elzevier, en Hollande, provenaient de la fonderie des Sanlecque. Celle-ci a disparu, avec le nom, vers 1780 et ses caractères furent rachetés par l’Imprimerie royale. Elle n’est plus guère connue, en ce qui concerne le xviiie siècle, que pour un spécimen daté de 1757 [fig. 65, 67 à 72], pour quelques-unes de ses acquisitions (comme des matrices italiques de Fournier le jeune) et par son apprenti, Loyson, dont nous parlerons bientôt.
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Fig. 67 et 68. Spécimen de Jacques de Sanlecque de 1757. Caractères anciens italiques.
Fig. 69 et 70. Spécimen de Jacques de Sanlecque de 1757. Caractères destinés aux livres liturgiques, missels, graduels, etc.
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Les fonderies Sanlecque et Loyson-Briquet-Cappon-Vakard Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 71 et 72. Spécimen de Jacques de Sanlecque de 1757. Caractères anciens de musique datant du xvie siècle (Guillaume Ier Le Bé).
Fig. 73. Augustin-Martin Lottin était libraire et imprimeur de Mgr le duc de Berry. Il a édité un spécimen de 36 pages in-12 en 1761.
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Fig. 74. Caractère de de Sanlecque présenté dans le spécimen de Lottin. Il s’agit de l’une des premières apparitions de caractères gras. Philippe-Denis Pierres (1741-1808) n’avait que 20 ans lorsqu’il composa cet ouvrage. Par la suite, il devint un imprimeur de premier plan.
Fig. 76 : une page du spécimen de la fonderie Cappon.
Fig. 75. Page de titre du spécimen de la fonderie Loyson et Briquet, daté de 1751.
Plus loin, Fournier écrit: «Une autre fonderie […] qui n’est pas sans mérite, fut commencée par M. Loyson, vers 1727. Il avait épousé la veuve Briquet, qui lui apporta en mariage une très petite fonderie [créée vers 1725 par Briquet, à partir de matériel acheté en Hollande]; il l’augmenta par des caractères qu’il acheta en diférents endroits et par d’autres qu’il fit graver. Il l’a cédée à M. Briquet son beau-fils, et celui-ci l’a vendue en 1758 à M. Cappon, fondeur de caractères.» Élève de Loyson, Vincent Cappon acquit la fonderie que celui-ci avait transmise à son beau-fils Briquet. Il mourut en 1783 et sa veuve continua de la faire fonctionner encore deux années, jusqu’en 1785, date à laquelle elle la vendit à Louis Vakard (on écrit aussi Wakard), un graveur que François-Ambroise Didot avait associé à ses travaux et qui «apprit les premiers éléments de la gravure» à Pierre et Firmin Didot. Wakard déposa son bilan peu après la Révolution et entra plus tard chez les Didot. La fonderie typographique lui doit un caractère «sur le corps de la Perle et qu’il appela Sans-Pareille» (cf. Updike). Vincent Cappon avait racheté la fonderie 24 000 livres; à sa mort, vingtcinq ans plus tard, elle fut évaluée à 27000 livres. Il est intéressant de voir, dans les actes de succession, qu’une petite fonderie comme celle-ci contenait deux fourneaux à trois places, 128 moules, des poinçons (comme des «Cicéro romain complet de Garamond, Hollande») et surtout des matrices. À titre de comparaison, une imprimerie de cinq presses était alors chifrée à une dizaine de milliers de livres (cf. Jeanne Veyrin-Forrer). ■
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La fonderie Cot, Lamesle puis Gando Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
D
ans l’avertissement du tome II de son Manuel typographique, Pierre-Simon Fournier continue son étude des fonderies typographiques: «Dans le dernier siècle [le xviie], les fonderies de Paris étaient en beaucoup plus grand nombre qu’elles ne sont à présent; plusieurs imprimeurs en avaient, et joignaient l’exercice de cet art au leur. Vers 1670, Jean Cot, fondeur à Paris, acheta plusieurs de ces petites fonderies et en forma une plus complète. Pierre Cot, son fils, l’augmenta encore par la réunion de plusieurs autres; après lui, sa mère la fit valoir et la laissa à deux de ses filles.» Pierre Cot, qui n’a qu’exceptionnellement gravé lui-même des caractères [fig. 69], publia en 1707 des Essais de caractères d’imprimerie [fig. 70] et rédigea une histoire de la fonte des caractères et de l’imprimerie, qui n’est jamais parue.
Fig. 77. «Cicéro la police» de Matthieu des Portes (1699), gravé par Pierre Cot. Taille réduite.
Fig. 78. La page de titre du spécimen de la fonderie Cot, 1707. Taille réduite.
Fournier continue: «Elle passa en partage à Claude Lamesle, fondeur et libraire. M. Gando a acheté cette fonderie en 1758 et l’a réunie à celle qu’il avait eue de M. Gando son oncle, qui en avait fait graver la plus grande partie des poinçons par un nommé Félix, graveur sur métaux, lequel n’avait que des talents fort médiocres dans cette partie, ayant été réduit à copier des modèles de caractères des autres graveurs, et ne connaissant rien d’ailleurs dans l’art typographique.» Mais Fournier se garde bien de préciser que Claude Lamesle et les Gando, le père et le fils, font partie de ses ennemis jurés. Nous allons voir pourquoi.
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On ne connaît pas grand-chose en fait de Claude Lamesle, avant qu’il n’hérite des demoiselles Cot en 1738. Moins de quatre années plus tard, il publie les Épreuves générales des caractères qui se trouvent chez Claude Lamesle [fig. 79]. Ce catalogue montre que la fonderie disposait de caractères issus de grands graveurs tels que Peter Schöfer, Claude Garamont et Robert Granjon. Selon l’historien américain Daniel B. Updike (1860-1941), cet ouvrage montre le meilleur condensé, en contenu et en qualité, de l’histoire de la typographie française du xviie et de la première moitié du xviiie siècle. Lamesle ne fait preuve d’aucune création (d’ailleurs il signe ses Épreuves avec le titre de fondeur) et vit ainsi dans la typographie du xviie siècle passé. Mais son spécimen ne manque pas d’intérêt. D’abord, il est sans doute l’un des premiers à être rigoureusement construit et numéroté, du romain à l’italique, d’un corps à l’autre. Les ornements,
Fig. 79. La page de titre du spécimen de Claude Lamesle de 1742. Taille réelle = 155 x 215 mm.
Fig. 80. « Cicéro la police » de Matthieu des Portes (1699), gravé par Pierre Cot. Taille réduite.
lettres de titrage, etc., sont montrés en situation, rendant ce spécimen en véritable guide d’utilisation de ces caractères à l’usage des imprimeurs. Ensuite, il emploie une nouvelle terminologie: parmi les caractères de sa fonderie se trouvent des lettres qu’on appelait alors «lettres françoises» et qui, pour la première fois, deviennent les «lettres de civilité» [fig. 80], terme employé peu après par Jacques-François Rosart [fig.128, p. 99] mais qui ne sera accepté par tous qu’après la publication du Manuel du libraire de Brunet (1810). Enfin, ce spécimen contient des exemples rares de certains caractères. C’est notamment le cas du «Cicero la police» que Jeanne Veyrin-Forrer attribue à Mathieu des Portes en 1699 et dont elle qualifie d’admirable la copie qu’en a fait Pierre Cot [fig. 77].
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La fonderie Cot, Lamesle puis Gando Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 81. Exemple à la taille réelle, y compris les marges, d’une page extraite des Épreuves générales des caractères qui se trouvent chez Claude Lamesle, pour une meilleure compréhension des reproductions réduites des fig. 82 à 89. Paris, 1742.
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Fig. 82 à 85. Pages extraites des Épreuves générales des caractères qui se trouvent chez Claude Lamesle, Paris, 1742.Taille réduite.
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La fonderie Cot, Lamesle puis Gando Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 86 et 87.
Fig. 88 et 89. Vous remarquerez que nombre de ces vignettes sont du xviie siècle et d’autres du xvie (de Robert Granjon).
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Fig. 90. Spécimen de Claude Lamesle, à Avignon, 1769. La typographie est passée de celle du xviie à celle du xviiie s.
Fig. 91. Spécimen d’Antoine Perrenot, Avignon, 1784.Taille réduite.
En 1742, Claude Lamesle publia dans les Observations sur les écrits modernes une lettre où il reprochait à Fournier d’avoir plagié Luce, de manquer de caractères, d’ignorer le graveur Keblins qui grava les petits corps (Nompareille, Mignonne, Petit-texte) de la fonderie Briquet-Loyson, etc. Fournier répondit par une lettre où il montrait son mépris pour un fondeur sans créativité… Claude Lamesle vendit sa fonderie à Gando (nous y reviendrons) et en créa une nouvelle à Avignon. En 1769, il y publia un nouveau spécimen, Modèles des Caractères de l’imprimerie, nouvellement gravés par Claude Lamesle, Graveur & Fondeur de Caractères [fig. 90]. Rien que la couverture montre un passage de la typo du xviie à celle du xviiie, et une très forte inspiration chez Fournier. Contrairement à son premier spécimen, Lamesle se désigne ici comme «graveur et fondeur» et prend soin de signer les 35 types qu’il a gravés dans ce spécimen. Curieusement, le livret est daté de 1769 alors que la dernière planche de caractères (en fait des notes de musique) porte la date de 1775. À Avignon se trouvait aussi la fonderie Legrand à laquelle succéda en 1747 la fonderie d’Antoine Perrenot [fig. 91]. (L. Morin, «Une fonderie typographique à Avignon au xviiie siècle», in La Fonderie typographique, 1899, nos 10 et 11.) ■
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Les Gando Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe Gabriel Peignot, Dictionnaire raisonné de bibliologie, Paris, 1804.
J
ean-Louis Gando était graveur et fondeur de caractères à Bâle au commencement du xviiie siècle. Il fut attiré au Louvre vers 1705 par Philippe Grandjean, premier graveur du roi à l’Imprimerie royale. Il s’établit ensuite à Paris avec la fonderie qu’il avait à Bâle et qu’il augmenta beaucoup. Nicolas Gando, né à Genève vers 1700 (mort en 1767), neveu et élève de Jean-Louis, travailla longtemps avec lui et acquit une fonderie à Genève. Jean-Louis, désirant finir ses jours dans sa patrie d’origine, proposa à Nicolas sa fonderie de Paris en prenant la sienne à Genève. L’échange eut lieu en 1736. Nicolas fit beaucoup d’ajouts à la fonderie de son oncle. Il publia un premier spécimen en 1745 [fig. 92] où l’on note des caractères d’un genre nouveau (comme son Cicéro romain gros œil [fig. 93 et 94], probablement gravé du temps de son oncle) que l’on trouve utilisé dans de nombreux
Fig. 92. Spécimen de la fonderie de Nicolas Gando de 1745.
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Fig. 93. Le Cicéro romain gros œil, extrait du spécimen de Nicolas Gando de 1745, taille réduite, et ci-dessous [fig. 94] taille réelle.
ouvrages parisiens vers 1725. Gando faisait du Fournier avant lui, et c’est sans doute une des raisons du mépris de ce dernier envers les Gando! Nicolas Gando publie en 1758 des Épreuves générales des caractères provenant de la fonderie Claude Lamesle, lesquels se trouvent présentement dans celle de Nicolas Gando, l’aîné, puisqu’en efet c’était lui l’acquéreur de la fonderie de Claude Lamesle dont nous venons de parler. Nicolas Gando avait un fils du même prénom, avec qui il s’associa, et ils publièrent un nouveau spécimen [fig. 95]. On y retrouve à peu près les mêmes caractères que dans le précédent, souvent dans un ordre diférent, mais avec quelques nouveautés dites «de nouveau goût». L’historien Updike dit que les Gando n’étaient que d’adroits copistes, parfois lourds, notamment dans les ornements, mais que ces nouveaux types maigres et grossiers, bien que mauvais, étaient déjà populaires. De fait, il semble que les Gando
Fig. 95. Spécimen de la fonderie des Gando père et fils, tous deux prénommés Nicolas. Paris, 1760.
fournirent beaucoup d’imprimeurs et on trouve de nombreux ouvrages classiques composés avec leurs caractères. Il faut dire que les Gando pratiquaient une politique commerciale de rabais. James Mosley signale B qu’ils vendaient leur Bâtarde coulée 36 sols la livre-poids, alors que Fournier vendait la sienne 40, ce qui bien sûr n’arrangea pas l’opinion de Fournier vis-à-vis des Gando! Ces derniers eurent de nombreux échanges virulents avec leur concurrent, souvent par l’intermédiaire d’articles dans le Mercure de France, voire de Mémoires spécifiques, concernant des problèmes de plagiat, comme nous allons le voir, en particulier au sujet de la notation musicale.
1. James Mosley, Manuel typographique de Fournier, tome III (en anglais), page 11, note 4.
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Les Gando Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe 1. Voir également l’Avis de François Gando, adressé aux libraires et aux imprimeurs, reproduit en bas de la page 84.
Parmi ces disputesB frisant le procès, l’une est intéressante car elle concerne la composition de la musique. Dans un mémoire de 50 pages, Traité historique et critique sur l’origine et les progrès des caractères de fonte pour l’impression de la musique [fig. 96], paru à Berne en 1765 (et où il cite son propre Manuel typographique qui, bien que daté de 1764, n’était pas encore sorti de presse quand ce traité a été publié l’année suivante), Fournier raconte ce qu’il sait de cette invention dont nous allons bientôt reparler. Dans ce petit ouvrage, adressé aux imprimeurs de France, il écrit sans détours : «MM. Gando père & fils, qui ne sont pas Graveurs ni l’un ni l’autre, mais seulement Fondeurs, ont fait graver quelques poinçons de ces mêmes Caractères de Musique imprimée à deux fois, comme ceux que j’ai publiés en 1756, & ont été imités par M. Loyseau; ainsi c’est un double plagiat de leur part…» Aussitôt, les Gando répondent à ce mémoire par un autre, de 34 pages, également imprimé à Berne: Observations sur le Traité historique et critique de Monsieur Fournier le jeune, sur l’origine et les progrès des caractères de fonte, pour l’impression de la musique [fig. 97]. Fournier y répondra à son tour dans sa Réponse à un mémoire publié en 1766 par
Fig. 96 et 97. Si ces deux mémoires nous renseignent utilement sur l’histoire de la composition typographique de la musique, ils sont d’abord le reflet des disputes entre Pierre-Simon Fournier et les Gando père et fils, que le premier a inséré dans le tome II de son Manuel typographique. [Bibliothèque de l’École Estienne.]
MM. Gando, au sujet des caractères de fonte pour la musique, qu’il annexe au tome II de son Manuel typographique (pages 289 à 306). Ces trois mémoires montrent tout l’art de la dialectique des deux parties, ce qui est de peu d’intérêt. En revanche, la discussion tourne parfois sur la méthode de l’un ou de l’autre et il se trouve que ce sont ainsi pratiquement les seules approches un peu techniques que l’on ait (en plus des explications figurant dans les pages 49 à 63 et 183 à 186 du Manuel typographique de Fournier) sur la façon dont on a composé (au plomb) la musique au xviiie siècle.
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Nicolas Gando père avait un frère, François qui, après avoir aussi étudié avec Jean-Louis Gando et s’être installé à Paris, fut sollicité par le sieur Henry, imprimeur libraire et syndic de sa communauté en la ville de Lille, pour créer une fonderie typographique dans cette ville où il n’y avait jamais eu de fondeur de caractères, ni même dans toute la Flandre française. Mais le peu d’imprimeurs qu’il y avait, joint au peu d’ouvrages qui s’y imprimaient, font qu’un fondeur y était inutile. Il retourne alors à Paris, se spécialise dans la gravure de nouveaux caractères, principalement des italiques (1752), notamment un Gros-Canon, un Petit-Canon, un GrosRomain [fig. 91], une écriture financière [fig. 92], un Saint-Augustin, un Cicéro, un Petit-Romain, un Petit-Texte et une Nompareille. Il s’associe à un fondeur de chez JeanPierre Fournier l’aîné pour former une société mais, ne s’étant pas accordés ensemble, ils l’ont dissoute en juillet 1756. Il a publié diférents spécimens (fig. 98 à 101). Sa fille, Marie-Élisabeth, s’est mariée avec le neveu de Fournier le jeune: Jean-François Fournier, fils de Jean-Pierre Fournier l’aîné. Ils eurent une fille, Sophie, qui se maria à l’imprimeur parisien Antoine Momoro (voir pages 220 à 225).
Fig. 98 et 99. Pages de titres des spécimens de caractères de François Gando le jeune, de 1757 et 1763. Tailles réduites.
Nicolas père décède le 26 mars 1768, à Paris. Son fils Pierre-François lui succède, puis Nicolas-Pierre reprend la direction de l’entreprise [fig. 102], qui finalement sera vendue à Germain Félix Locquain en 1838. On connaît un spécimen des caractères de la fonderie de Nicolas-Pierre Gando à Paris et de son fils Th. S. Gando à Bruxelles (1812), qui nous apprend, par conséquent, que ce dernier s’est installé à Bruxelles (où l’on trouve encore des Gando fondeurs en 1917). L’ultime publication de cette fonderie est sans doute un spécimen de caractères de plain-chant daté de 1837 [fig 103, p. 87]. ■
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Les Gando Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 100. Le Gros-Romain gros œil gravé par François Gando et publié dans son spécimen de 1757. Taille réelle.
François Gando : texte de présentation de son caractère romain Gros-Canon (non reproduit dans cet ouvrage) :
Avis. À Messieurs les Libraires et Imprimeurs, tant de cette ville de Paris que des autres villes du Royaume. Gando le jeune a l’honneur de vous présenter ce modèle de Caractères appelé Gros-Canon qu’il vient de graver et de fondre. Mettez-le, Messieurs, en parallèle avec celui du Sieur Fournier le jeune, qui est d’entre tous les Carac-
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tères Italiques un de ceux où il ait le mieux réussi, & vous conviendrez sans doute qu’il n’est pas le seul en cette Ville capable de graver des Caractères. Sa demeure est rue Saint-Jacques, la seconde porte cochère au-dessus de la rue des Noyers. [12 mai 1758, de Paris.]
Fig. 101. Le caractère de finance de François Gando, Gros-Canon, fondu en mai 1759. Il contient 142 sortes de différentes lettres. Taille réelle.
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Les Gando Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 102. Caractère romain de 12 points (Didot), romain et italique, de Nicolas-Pierre Gando, xviiie siècle, in La Maison Enschedé 1703-1953. Johannes Enschedé en Zonen, Haarlem, 1953. Taille réelle. [Bibliothèque de l’auteur.]
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Fig. 103. La dernière publication connue de la fonderie Gando, Paris, janvier 1837 [In Collection de spécimens de caractères 1517-2004, Librairie Paul Jammes/Éditions des Cendres, Paris, 2006.
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Pause : la composition typographique de la musique Ici commence la pause consacrée à la composition typographique Fig. 104. Au Moyen Âge, l’écriture manuscrite de la musique se composait de signes dont l’unique but était d’aider les chanteurs qui connaissaient déjà la mélodie. La tonalité n’étant pas fixée, l’intonation démarrait au gré des interprètes. de la musique
Fig. 105. Puis, progressivement, est apparue une première ligne horizontale (ici en rouge) pour fixer la tonalité, puis une deuxième, puis une troisième, etc. Actuellement, dans la plupart des cas, une portée d’écriture de grégorien utilise quatre lignes horizontales, et une portée de musique à notes rondes en utilise cinq.
Marius Audin, « Les origines de la typographie musicale», Le Bibliophile, 1931: pages 142-148, 223-229 et 1932: pages 13-19.
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ans entrer dans les détails (qui sortiraient du cadre de cette Histoire de l’écriture typographique), voici ce qu’on peut dire sur l’impression de la musique au xviiie s.
1. Au xvie siècle, les premières impressions de musique ont fait l’objet de deux impressions successives: d’abord celle de la portée, puis celle des notes et autres signes musicaux, ce qui donnait de mauvais résultats car il était dijcile de repérer correctement l’impression de la seconde sur la première. C’est pour cette raison que bien souvent on n’imprimait que les portées (ce qui était sans risque) sur lesquelles on reportait les notes à la main (Fernand Baudin, le Spécimen de Rosart, p. 22) et, dans certains cas bien particuliers, par l’utilisation de pochoirs [voir la fig. 102 p. 89, ainsi que la pause concernant les pochoirs, dans le volume précédent, Le xvi1ie siècle, tome i/ii]. Pourtant, au milieu du xvie siècle, on fit des impressions en un seul passage, procédé dont Fournier attribue l’invention à Pierre Haultin. Il semble aujourd’hui que celuici n’en a été «que» le graveur, le procédé étant dû à Pierre Attaignant vers 1525. Ce procédé consistait à disposer des groupes de neumes sur des portées de plain-champ.
Fig. 106. Impression en un seul passage. Christophe Plantin, son fameux Antiphonaire, Anvers, 1573, in-folio. Taille réduite. Les «types» en plomb sont constitués de neumes ou de groupes de neumes associés à un segment des quatre lignes de la même portée, et mis bout à bout. On distingue bien la séparation verticale entre chaque type de plomb.
Fig. 107. Impression en un seul passage. Notes de musique utilisées pour la Octo Missæ, quinque, sex et septem vocum de Georges de La Hèle. Christophe Plantin, Anvers, 1578, in-folio. Taille réduite. Le principe de cette écriture musicale utilise 5 lignes par portée. La composition, à partir de types de plomb, procède du même système modulaire associant une ou plusieurs notes et un segment des 5 lignes et mis bout à bout, que celui de la figure précédente. Ici, les raccords verticaux sont à peine visibles.
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Fig. 108. Les Gando, dans leurs Observations sur le traité historique et critique de Monsieur Fournier le jeune, Berne, 1766, donnent cet intéressant résumé de l’histoire de la composition typographique de la musique aux xvie et xviie siècles. Taille réelle. [Bibliothèque de l’École Estienne.]
Depuis 1675, c’est la taille-douce qui devint la technique la plus employée, notamment par Christophe Ballard et ses descendants dont la famille disposait, en France du moins, du monopole du droit d’imprimer de la musique depuis 1553! Elle consiste à graver sur une plaque de cuivre des portées et d’y poinçonner les notes, clés, etc. [fig. 109]. Cette tech-
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Pause : la composition typographique de la musique
Fig. 109. Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, livre Les métiers du livre, article «Gravure sur cuivre». Parmi les figures, on reconnaît : Fig. 1 = un burin à graver les 5 lignes d’une même portée, Fig. 2 = la règle (b) qui sert de guide au burin sur la plaque de cuivre (c), Fig. 4 = la gravure des portées contenues sur une feuille, Fig. 5, 6 et 7 = les poinçons de différents signes de l’écriture de la musique (qui sont montrés sur la Fig. A). Fig. B, C et D = trois exemples de gravure de notes.
nique (qui a été en usage très longtemps, et qui l’est encore, avec quelques améliorations, pour des impressions de haute qualité) donne des partitions de très bonne tenue mais coûteuse (temps de gravure, dijculté de faire des corrections, écrasement des morsures ne permettant pas de nombreuses impressions, non-réutilisation du matériel, etc.) et ne s’applique par conséquent qu’à des petits tirages. Notons par ailleurs que la musique s’écrivait encore au début du xviiie siècle essentiellement à l’aide des notes losangées ou carrées [fig. 106, 107 et 108], même si les notes rondes étaient apparues à la fin du xviie avec les plaques en cuivre [fig. 109], mais également en typographie chez les Ballard [fig. 108].
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Fig. 110. Graduel de Reillanne, xviie siècle. Il s’agit d’un ouvrage de liturgie catholique, utilisé par un très grand nombre de paroisses. Il y a cinq lignes de portée. Le tirage important a par conséquent justifié sa réalisation imprimée. Ici, tout est en typographie plomb. Impression ordinaire en noir et rouge sur papier commun. Format in-folio, c’est-à-dire, ici, un petit A3.
Fig. 111. Contrairement à la figure précédente, il s’agit ici d’un antiphonaire réalisé en un seul exemplaire car il concerne (par exemple) la liturgie spécifique de la fête du saint patron de tel endroit, qui se célèbre une fois par an. Pour des raisons de prix de revient, une réalisation imprimée est ici exclue. C’est pourquoi les lignes rouges sont réalisées à la plume, ici sur parchemin et avec quatre lignes de portée (mais il y a des antiphonaires réalisés sur papier), et les notes ainsi que le texte sont réalisés par la technique du pochoir, manuellement, signe après signe, lettre après lettre (voir le chapitre consacré à l’écriture au pochoir dans le volume précédent Histoire de l’écriture typographique, Le xviiie siècle, tome i/ii, pages 48 à 77). Format d’un tel ouvrage : de l’ordre de 55 x 75 cm.
2. Le Belge Jacques-François Rosart (voir plus loin) reprend ce problème et, en 1749, grave de premiers poinçons et les montre à la fonderie Enschedé de Haarlem. Sans doute à partir de là, l’Allemand Bernhard Christoph Breitkopf (1695-1777) (voir plus loin également), définit en 1755 un système de composition en «mosaïque». «Sa musique n’est fondue que sur un seul moule, ce qui ne fait que la cinquième partie d’une ligne de musique; il se trouve partout cinq pièces composées les unes sur les autres, & quelques fois plus…» précisent les Gando dans leurs Observations… (p. 82). Cette composition en mosaïque sera utilisée jusqu’au début du xixe siècle.
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Pause : la composition typographique de la musique
Fig. 112. Détail d’une plaque gravée pour L’art de la fugue de J.-S. Bach, en 2009, par les Éditions Henle Verlag.
3. En France, reprenant des travaux commencés «il y a déjà du temps», Pierre-Simon Fournier avait déjà gravé un caractère de musique. Mais, après discussion avec Breitkopf qui l’avait tenu au courant de ses recherches (voir plus loin), discussion qui relevait d’ailleurs plus du dessin des notes que de leur gravure ou leur fonte, Fournier grave dès janvier 1756 un système de notes reprenant un peu de sa technique et de celle de Breitkopf. Dans son Manuel typographique (p. 49 à 63), Fournier décrit longuement cette technique. «Les nouveaux Caractères sont gravés pour être fondus sur cinq moules diférens, suivant l’étendue des figures qu’ils doivent porter; par-là les notes blanches, noires & simples croches, les clefs, mesures et autres figures de même hauteur sont d’une seule pièce, au lieu de trois ou quatre dont les autres sont composées […]. Le nombre de pièces nécessaires pour ladite composition se trouve diminué de moitié, mon caractère n’étant plus que de 160 matrices environ.»
Fig. 113. Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, tome II de l’édition de 1751, article «Caractères d’imprimerie», p. 661. On montre comment Pierre-Simon Fournier incluait une note, un bécarre ou un dièse dans les lignes de portée (ici il n’y a que quatre lignes, car il s’agit de plain-chant). Reproduction un peu agrandie.
Page ci-contre : fig. 114 à 117. Manuel typographique, tome I (1764). Quatre des douze pages que Pierre-Simon Fournier consacre à présenter ses polices pour la musique. Remarquez les notes (carrées et rondes) avec des morceaux de portée. Taille réelle, sauf les marges ici réduites.
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Fig. 114
Fig. 115
Fig. 116
Fig. 117
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Pause : la composition typographique de la musique Fig. 118. Dépliant intégré dans le tome II du Manuel typographique (1766) de Pierre-Simon Fournier. Taille réduite.
Fig. 119, ci-contre. Extrait d’une Ariette avec accompagnement de harpe, composée par Fournier, avec ses caractères de musique. Taille réduite.
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Ce document figure dans son fameux Traité historique et critique sur l’origine et les progrès des caractères de fonte pour l’impression de la musique, imprimé à Berne en 1765. (Voir aussi p. 82 et fig. 96.)
Fig. 120, ci-dessus. Détail de l’Ariette, composée par Fournier. Dans leurs Observations… (ouvrage qui répond donc au Traité historique et critique… de Fournier), les Gando ont fait remarquer que la barre verticale de la sixième note de la ligne du bas (le si) était incomplète et qu’il manquait un morceau horizontal sous cette note à la troisième ligne de la portée (la ligne du si) (flèches rouges), démontrant par là que la technique de Fournier n’était pas facile d’emploi puisque lui-même se trompait.
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5. Les Gando, de leur côté, remettent en cause l’honnêteté de Fournier et comparent les deux procédés, trouvent celui de Fournier peu facile [fig. 109] et disent avoir eux aussi gravé des notes (mais Fournier [Réponse à un mémoire] dit que c’est son ancien apprenti, un certain Loiseau, qui est l’auteur de ce plagiat) dont ils ont fait un essai qui a été présenté à l’Académie, qui d’ailleurs le certifie en mai 1765 (soit donc une dizaine d’années après Breitkopf et Fournier). Dans leurs Observations de 1766, ils publient aussi un psaume composé par eux [fig. 121].
Fig. 121, ci-contre. Extrait du psaume 150, imprimé par les Gando et repris dans leurs Observations sur le Traité historique et critique sur l’origine et les progrès des caractères de fonte pour l’impression de la musique, imprimé à Berne en 1766. (Voir aussi p. 82 et fig. 97.) Taille réduite. [Bibliothèque de l’École Estienne.]
Fig. 122, ci-dessus. Grégorien composé à l’aide de types mobiles. Extrait du spécimen de caractères de plain-chant de la fonderie des frères Gando de 1837 [fig. 103, p. 87]. Taille réduite. [In Collection de spécimens de caractères 1517-2004, Librairie Paul Jammes/ Éditions des Cendres, Paris, 2006.
6. Mais cette dispute entre Fournier et les Gando s’envenime, des huissiers interviennent, Fournier meurt et les Gando continuent à imprimer de la musique. En fin de compte, comme on va bientôt le voir, c’est Breitkopf qui trouve la bonne solution pour l’impression de la musique en changeant complètement de technique au profit de la lithographie, puis de la stéréotypieB. La querelle Fournier-Gando n’a alors plus de raison d’être. Toutefois, les héritiers Gando continuèrent à composer de la musique avec des types mobiles [fig. 122, ci-dessus] jusqu’à la fin de cette fonderie en 1838. Leur imprimeur, Adrien Le Clere (cité par André Jammes, Collection de spécimens de caractères, 1517-2004, p. 164), écrit alors dans la préface de leur dernier spécimen [fig. 103, p. 87]: «Vous êtes parvenus, en réduisant le nombre de sortes, à simplifier le travail de la composition, vous avez aussi amélioré l’œil de la note et l’alignement des filets.» La fonderie Gando fut vendue à Germain-Félix Locquin en 1838.
1. Stéréotypie. Voir page 193.
Ici se termine la pause, consacrée à la composition typographique de la musique
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La fonderie de Jacques-François Rosart Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
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Après la pause consacrée à la composition typographique de la musique au xviiie s., nous reprenons l’inventaire de Fournier des principales fonderies de caractères typographiques en Europe.
ournier, dans sa note sur les «Principales fonderies qui sont en Europe», ne cite pas la Belgique car elle relevait alors des Pays-Bas autrichiens B, mais mentionne quelques petites fonderies hollandaises, dont celle de Plantin qui avait alors beaucoup perdu de son lustre. Il fait allusion à une petite fonderie qui s’installa à Haarlem en 1729 et qui deviendra la grande fonderie Enschedé, et à son très habile graveur Johan Fleischman. Il feint d’ignorer une autre petite fonderie, dont il parle pourtant du propriétaire, Rosart, à propos des notes de musique dans son Manuel typographique. Il est donc intéressant de donner, ici, quelques précisions sur ce personnage.
1. Le traité de Rastatt, signé le 6 mars 1714 entre la France et l’Autriche, mettait fin à la guerre de succession d’Espagne et cédait la Belgique aux Habsbourg d’Autriche. Il a été rédigé en français, consacrant le rôle international de la langue française, qui prit fin à la suite de la guerre de 1914-1918.
Jacques-François Rosart C est né en 1714 à Namur (et décédera en 1777 à Bruxelles), où son père et son oncle étaient orfèvres. On ne sait rien de sa jeunesse, sauf qu’il quitta Namur, alors en crise économique, peu après 1736 pour le nord de la Hollande où il devint graveur de caractères, puis s’installa à Haarlem en 1740 et y installa une fonderie typographique dans sa maison. Il se maria en 1741 et cette même année publia un premier spécimen de caractères et un second en 1742. Ces deux ouvrages montrent un certain intérêt de Rosart pour les fleurons.
2. The type specimen of J.-F. Rosart, Brussels, 1768, a facsimile with an introduction and notes by Fernand Baudin and Netty Hoeflake, Van Gendt & Co, Amsterdam, 1973.
En 1743, l’imprimerie Enschedé, installée depuis 14 ans à Haarlem, achète la fonderie Wetstein d’Amsterdam et l’installe à Haarlem. Le graveur de cette fonderie, Johan Fleischman, deviendra le graveur principal de la maison Enschedé pendant plus de trente ans. Cette firme ne manqua pas de faire de la concurrence à Rosart qui, même s’il grava quelques caractères pour elle, fut contraint de vendre sa maison, puis divers poinçons et même sa fonderie en 1752. Durant tout ce temps, il continua à graver des caractères mais, s’étant rendu compte que finalement il n’arriverait jamais à concurrencer Fleischman sur son propre terrain, il s’orienta alors vers quelque chose de nouveau: la gravure des poinçons des notes de musique. Rosart «réinvente» l’impression de la musique de façon typographique en divisant les notes et portées en petits morceaux. En 1749, il grave une série de poinçons. Son système, toutefois, nécessitait deux opérations, l’impression de la portée d’abord, celle des notes et autres signes ensuite. En 1750, il présenta à Johann Enschedé un spécimen imprimé selon ce procédé, mais avec néanmoins de grandes dijcultés (on n’a plus aucune trace de ce document). Il est probable que l’imprimeur Johann Gottlob Emmanuel Breitkopf [voir p. 106 à 111], travaillant à Leipzig mais en relation avec la firme d’Haarlem, fut mis au courant des tentatives de Rosart. Passionné par la question, il solutionna les dijcultés occasionnées par les deux phases d’impression de la technique de Rosart, en reliant de petits fragments de portée avec la note, ce qui permit une impression de la musique en une seule opération. Fournier demanda vers 1760 à Rosart pourquoi il venait si tard revendiquer la gloire de cette invention: «[Rosart] m’a fait réponse [écrit Fournier dans son Manuel typographique (tome I, page 52, note)] que des raisons particulières l’avaient empêché de publier plus tôt son caractère, qu’il avait commencé en 1750 à Haarlem, où il en avait fait voir plusieurs épreuves. Ces raisons ne me paraissent pas assez fortes pour détruire ce qu’on vient de voir en faveur de M. Breitkopf.» Mais les documents de la firme Enschedé prouvent bien que Rosart avait fait ses poinçons de musique en 1750. Même si Enschedé ne donna pas suite à ses recherches, Rosart en reste bien le premier pionnier!
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Mais si Rosart tira quelque fierté de cette invention et à juste raison, elle ne lui rapporta aucun argent, pas plus que la gravure de poinçons qu’il continua cependant de 1746 à 1752, puis de 1753 à 1759 alors qu’il s’était associé avec le pasteur Nozeman (on voit ses caractères dans Épreuve des caractères, qui se fondent dans la nouvelle fonderie de Corn. Nozeman & Comp. 1756). Mais Rosart rompit le contrat avec ce dernier et alla s’installer à Bruxelles, dont il créa la première fonderie, quai au Foin. Dès 1761, il publia un premier spécimen, en utilisant nombre des poinçons qu’il gravait depuis des années et qu’il avait conservés. Dans ce spécimen, il en annonce un suivant qui, en fait, ne paraîtra qu’en 1768 [fig. 123 à 136] (dont on dispose désormais d’un fac-similé grâce à Fernand Baudin, voir la note 2 de la page précédente).
Fig. 123 et 124. Frontispice et page de titre du spécimen de Rosart de 1768. Taille réduite: l’ouvrage fait 13 cm x 22 cm; les reproductions des pages de ce spécimen qui sont représentées dans les pages suivantes de cet ouvrage sont réduites de la même façon. [Fernand Baudin et Netty Hoeflake.]
Ce spécimen a souvent été critiqué et il en ressort une impression de mépris de la part des historiens Updike et Stanley Morison qui parlent des caractères gravés par Rosart, comme la Coulée et la Financière [fig. 127 et 128], avec des termes comme detestable, unattractive scripts, faded characters; de son côté, Jérôme PeignotB aboie avec les loups en taxant les caractères de Rosart de monstruosité. Fernand Baudin tempère ces jugements en replaçant Rosart dans son époque. En 1808, Hendrik Jansen (Essai sur l’origine de la gravure en bois et en taille-douce, publié par Schœll) signale à propos de ces Coulée et
1. Marcel Cohen et Jérôme Peignot, Histoire et art de l’écriture, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 2005, page 975.
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La fonderie de Jacques-François Rosart Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 125 et 126. Spécimen de Rosart de 1768. Cet avis aux amateurs de l’art de l’imprimerie est intéressant car il reflète bien l’esprit polémique concurrentiel de ces fondeurs typographiques du xviiie siècle. Rosart demande (à la fin du texte) qu’on lui envoie deux «m» pour prendre la hauteur; il s’agit de la hauteur d’œil pour déterminer exactement le corps et la position de la ligne de base qui servent de repère pour positionner les matrices dans le moule. Fournier dit: «[…] un m et un m à l’envers, un “cran dessus” et un “cran dessous”.»
Financière que «J. -L. Boubers, fondeur de caractères à Bruxelles [voir p. 104 et 105] a fait graver pour son imprimerie, par le fils du susdit Rosart [Matthias ou Matthew], une Financière qui approche plus de l’écriture française que les deux caractères précédents». Dans le fac-similé du spécimen de Rosart de 1768, Fernand Baudin poursuit : «Rosart et Boubers, à Bruxelles, approchent un peu plus, dans leurs italiques, des modèles de Fournier de Paris, sans en avoir cependant toute la beauté.» Ce spécimen présente toutefois un caractère de civilité gravé par Grandjean [fig. 128] mais aussi des caractères «fleuragés» empruntés à Fournier [fig. 129], grecs [fig. 129], hébreux [fig. 130], almanachs [fig. 130], etc. Mais une grande partie de ce spécimen comprend des fleurons ou ornements très inspirés de ce qui se faisait alors en France. Enfin, c’est dans ce spécimen que se trouvent également les tarotées [fig. 131 et 132] dont nous avons déjà parlé (dans le volume précédent) ainsi qu’une planche de musique [fig. 137]. On a vu (page 91) que Rosart avait gravé dès 1750 des poinçons de musique dont il montra quelques essais à Enschedé qui n’en voulut pas. Mais, au vu de l’édition du Trionfo de Breitkopf [fig. 147, p. 110], la firme ordonna à son graveur, Johan Fleischman, de graver un assortiment de caractères analogues. Après un travail de deux ans, une série de 226 poinçons était terminée et environ 240 matrices étaient prêtes. C’est ainsi que fut imprimée à Haarlem, par Johannes Enschedé, la seconde édition de Versuch
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Fig. 127 et 128. Spécimen de Rosart de 1768. En bas de la ig. 128, on lit: «Gravé par feu le Sr. Grandjant à Paris.»
einer grundlichen Violinschule, une méthode de violon de Leopold Mozart, le père de Wolgang Amadeus (Augsburg, 1756). Cette édition est le premier ouvrage dont les exemples musicaux furent imprimés aux Pays-Bas à l’aide de caractères mobiles, et elle semble avoir égalé la qualité des impressions musicales de Breitkopf. Rosart cependant ne désarme pas et propose donc dans son nouveau spécimen une partition [fig. 137] dont les caractères du texte sont en Coulée [fig 127, où Rosart précise qu’il a gravé ce caractère en 1753, se basant sur le Double-Médian ou Cicéro qu’il avait gravé en 1750]. Matthias Rosart, le fils de Jacques-François, reprit la fonderie de son père à sa mort en 1777. Auparavant, en conflit avec son père, il vécut un moment à Amsterdam, travaillant même, depuis 1772, pour le concurrent de son père (de Boubers). En 1789, Matthias publia un spécimen Épreuve de Boubers Caractères où il annonce qu’il peut fournir toutes les fontes et tous les fleurons qui se trouvaient dans le catalogue de son père, ce qui (selon Fernand Baudin et Netty Hoeflak) indique que les fonderies Boubers et Rosart avaient fusionné. Il existe en efet un spécimen daté de 1779, Épreuve des Caractères de la Fonderie de la Veuve Decellier, successeur de Jacques-François Rosart, à Bruxelles, rue dite Vinckt, près du Marché aux Grains, qui reproduit tous les fleurons et fontes de Jacques-François Rosart. On attribue à Matthias Rosart un Gros-Romain de civilité (Bruxelles, 1777) et une des plus lisibles fontes de Fraktur. ■
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La fonderie de Jacques-François Rosart Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 129 et 132. Spécimen de Rosart de 1768. Ces vignettes à combinaisons (ci-dessous), appelées «tarotées», étaient, entre autres applications, utilisées en décor des dos des cartes à jouer.
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Fig. 133 et 136. Spécimen de Rosart de 1768. Fig. 136 : «Moyenne de Fonte» correspond à de très gros caractères fondus, environ de corps 100. «Double Moyenne de Fonte» correspond-il alors à un corps 200? Ces lettres font 5 cm de hauteur d’œil. Fournier ne parle pas de ce corps, mais que des Moyennes de Fonte dont il dit qu’elles sont réservées pour les ajches et dont la fabrication n’est pas évidente. En 1768, Rosart semble donc avoir su faire mieux que Fournier.
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La fonderie de Jacques-François Rosart Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 137. Partition musicale composée avec les types de musique et le caractère de inance de Rosart, et imprimée par luimême en 1750. [Fernand Baudin et Netty Hoeflake, The type specimen of J.-F. Rosart, Brussels, 1768.]
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Fig. 138. Doubles capitales italiques de fantaisie (n°819 du catalogue Enschedé), Doubles capitales romaines de fantaisie (n°818), Doubles capitales écrites ombrées (n°820) et Doubles capitales romaines de fantaisie (n°821), créées par Jacques-François Rosart. [In Charles Enschedé, Fonderies de Caractères et leur Matériel dans les Pays-Bas du xve au xixe siècle, Haarlem, 1908. Bibliothèque de l’auteur.]
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La fonderie de Jean-Louis de Boubers Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 139. Page de titre du spécimen de De Bouvers de 1777.
J.-B. Vincent, Essai sur l’histoire de l’imprimerie en Belgique, publié par BiblioBazaar, LLC, 2009. ISBN : 978-1-103-02174-1
J
ean-Louis de Boubers de Corbeville (1731-1804) est le descendant d’une famille d’imprimeurs lillois. Après une faillite (?) en 1766, il obtint le droit, en 1768, de s’installer comme fondeur à Bruxelles. Son atelier est attesté «au bas de la rue de la Magdelaine» (1776), puis «rue de l’Assaut, près de Sainte Gudule». En 1776, son spécimen de caractères présente des types gravés par Gillé (voir plus loin) à Paris, et d’autres par Matthias Rosart. Le spécimen de 1777 [fig. 139] donne le nom des graveurs dans ses exemples. Par ailleurs, il signale qu’il a gravé des caractères exactement semblables à ceux de Baskerville. En 1779, il édite un nouveau spécimen avec deux suppléments. On lit dans la Gazette de Liège, en 1781, la publicité suivante : «J.-L. de Boubers, imprimeur-libraire et fondeur de caractères à Bruxelles, vient de mettre à disposition du public le second supplément au catalogue de sa fonderie, avec tous les types connus français, hollandais, allemands, grecs, hébreux, de musique, de fleurons, et en général tout ce qui concerne ce secteur d’activité. Il a aussi coulé des tarots pour les cartes à jouer. Il n’a pas peur de dire que sa fonderie est l’une des meilleures et des plus grandes en Europe. »
Contrairement à Jacques-François Rosart, De Boubers était un commerçant de haut niveau. Il avait les faveurs de son gouvernement et s’était spécialisé dans l’édition de livres interdits (notamment en France). On lui doit par exemple un Alzire de Voltaire publié à Liège en 1769. Et surtout, c’est lui qui imprima les plus belles éditions de JeanJacques Rousseau illustrées par Moreau le jeune [fig. 140].
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Fig. 140. Page de titre des Œuvres mêlées de Mr. Rousseau de Genève, imprimées par J.-L. de Boubers en 1776, à la fausse adresse de Londres (à l’époque, ce livre était interdit en France).
J.-B. Vincent, dans son ouvrage cité en marge page de gauche, écrit: «Ce monument de la typographie nationale se distingue surtout par sa grande simplicité; on n’y remarque aucune transition brusque de caractères, ni aucun colifichet… C’est en 1774 qu’il commença les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, qu’il divisa en douze volumes in-quarto portant pour lieu d’impression le nom de la ville de Londres, sans doute pour ne pas éveiller la susceptibilité du gouvernement qui avait défendu, en 1768, la vente de l’Émile, mais qui, depuis, avait relâché un peu de sa sévérité, surtout envers son imprimeur de prédilection… avec le crayon et le burin du fameux Moreau le jeune, illustre graveur français, auquel De Boubers commanda plus de trente planches en taille-douce. Le caractère que De Boubers a choisi pour le texte de son grand labeur est un Cicéro à petit œil d’une belle forme, et pour les notes il a employé une Philosophie maigre ou poétique, imitant les types hollandais d’Elzevir.» De Boubers aussi espérait devenir le plus grand fondeur d’Europe; dans ses Épreuves des caractères de la fonderie de J.-L. de Boubers, on lit en efet : «Jaloux de rendre ma Fonderie la plus belle de l’Europe, j’ai associé à mes travaux les plus célèbres artistes…»
Fig. 141.
Il a imprimé pendant un certain temps l’hebdomadaire intitulé Le Courrier véritable des Pays-Bas, qui a propagé l’usage de la langue française (J.-B. Vincent, p. 76). Il meurt en 1804. La fonderie fut alors reprise par sa femme jusqu’en 1821. ■
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La fonderie de Johann Gottlob Immanuel Breitkopf Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe Fournier (toujours dans son Manuel typographique, tome II, page xxix, 1764) écrit: «L’Allemagne, le berceau de l’imprimerie, a cultivé cet art avec succès, en établissant plusieurs fonderies célèbres, lesquelles sont communément plus riches que celles des autres pays; parce qu’aux caractères d’usage & communs des autres fonderies, on ajoute ceux qui sont propres au pays, comme l’allemand, dit Fracture, & le Schwabacher, dont il faut avoir des frappes sur tous les corps. […] À Leipzick, il y en a trois; la première & la plus considérable est à M. Jean Gottlob Immanuel Breitkopf, fondeur et imprimeur. C’est la fonderie la plus intéressante que je connaisse en Allemagne, par le nombre & la diversité des caractères anciens & modernes, des caractères de musique & des ornements de fonte.» Justement, Fournier faisait déjà état (dans le tome II de son Manuel, page 50) de sa correspondance avec Breitkopf sur l’apport de ce dernier en matière de caractères de musique (voir page 96 de cet ouvrage), sur lesquels nous allons encore revenir. Bernhard Christoph Breitkopf (1695-1777) était, à Leipzig, imprimeur-libraire spécialisé en musique. Son fils, Johann Gottlob Immanuel Breitkopf (23 novembre 1719 – 28 janvier 1794) fit des études de philosophie, mais la découverte des travaux d’Albrecht Dürer, sur le tracé des lettres, lui fit surmonter l’aversion qu’il avait pour le travail de son père, dont il apprit alors le métier en 1745 avant de devenir en 1762 son associé, puis de diriger l’imprimerie qu’il développa considérablement. Son fils, Christoph Gottlob (1750-1800) continua l’afaire et s’associa en 1795 avec Gottfried Christoph Härtel pour fonder la célèbre maison d’éditions musicales Breitkopf & Härtel, qui est encore aujourd’hui (j’écris cela en 2010) l’une des premières au monde dans ce domaine.
Fig. 142. Travaux d’Albrecht Dürer sur l’étude du tracé géométrique des lettres gothiques, à la règle et au compas. Underweyesung der Messung mit dem Zirckel und Richtscheyt, imprimé à Nuremberg en 1525.
À l’instar de Dürer, Johann Breitkopf étudia les modèles mathématiques des caractères et devint un collectionneur de caractères dont il refit de nombreux poinçons; sa fonderie disposa de plus de 400 alphabets du monde entier. Il en prêta ainsi à Fournier qui s’en servit dans son Manuel, ainsi qu’à Baskerville. Il entretenait d’ailleurs des relations avec beaucoup de graveurs européens: Fournier donc, puis aussi Firmin Didot dont il freina cependant l’entrée des caractères en Allemagne (mais que Unger introduisit depuis Berlin). Ce travail d’historien se compléta par la publication de divers ouvrages comme un Ueber die Geschischte der Erfindeung der Buchdruckerkunst (Essai sur l’histoire de l’invention de l’imprimerie), Leipzig, 1774, Nachricht von der Stempelschneideren und Schriftgieseren: Zur Erläuterung der Enschedischen Schriftprobe (Nouvelles de la taille des poinçons…) en 1777 [fig. 143], Versuch den Ursprung der Spielkarten, die Einführung des Leinenpapiers und den Anfang der Holzschneidekunst in Europa zu erforschen… IIter Theil… aus des Verfassers Nachlasse herausgegeben (Essai sur l’origine des cartes à jouer, l’introduction du papier en tissus et les commencements de la gravure sur bois en Europe), en 1784, et Ueber Bibliographie und Bibliophilie, en 1793. Mais Johann Breitkopf ne fut pas qu’imprimeur et historien: il était fondeur. Sa fonderie contenant 12 fourneaux (celle de Fournier n’en avait que quatre, et celle de Briquet-Cappon deux) occupait 39 ouvriers, et ce nombre était à peine sujsant pour fabriquer les caractères qu’il utilisait pour ses propres besoins et ceux qu’il envoyait en Pologne, en Russie, en Suède et jusqu’en Amérique.
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Bref, Johann Breitkopf était vraiment typographe au sens où l’entendait Fournier. Il a eu un rôle important dans les caractères Fraktur qui, en déclin à la fin du xviie siècle, ont été rénovés et remis en usage par Breitkopf et Unger [fig. 143 et 146] et qui restèrent la principale écriture typographique dans les pays de culture germanique, jusque dans le courant du xxe siècleB avec évidemment quelques variantes au long des époques et des pays concernés. Les Français connaissent peu ces caractères gothiques auxquels ils ont préféré les caractères romains dès le xvie siècle. Breitkopf est en quelque sorte le Garamont d’Outre-Rhin, c’est-à-dire une référence culturelle nationale.
1. Par un décret nazi daté du 3 janvier 1941 et signé de Martin Bormann, l’Allemagne bannissait l’écriture gothique, considérée subitement comme «caractères juifs». (Voir le volume I, pages 84 et 87.)
Fig. 143 et 144. Johann Breitkopf, Nachricht von der Stempelschneideren… (Nouvelles de la taille des poinçons…), imprimé à Leipzig en 1777. Page de titre et comparaison des noms des corps dans divers systèmes (Fleischman, Fournier, Baskerville). [Bibliothèque de l’École Estienne.]
On lui doit également des caractères esclavons ou illyriens, dont on trouve les modèles dans ses épreuves typographiques. Par ailleurs, il a gravé des caractères très originaux puisqu’il ne s’agissait plus ni de lettres ni de signes, mais de notes de musique [fig. 147] ou d’éléments pour dessiner des cartes de géographie [fig. 148 à 150]. Mais revenons sur l’apport de Breitkopf pour la typographie musicale. Tout d’abord, il s’est intéressé à l’impression de partitions musicales de façon typographique et non plus en taille-douce. Il ne se contenta pas de travailler les techniques d’impression en deux passages utilisées parfois par son père, mais il développa et améliora une méthode d’impression de la musique avec des types mobiles, sans doute en se basant sur les
Suite du texte p. 110.
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La fonderie de Johann Gottlob Immanuel Breitkopf Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 146. Le caractère Fraktur de Johann Breitkopf est considéré comme le chef-d’œuvre qui exprime pleinement les subtilités de son origine calligraphique au xvie siècle, époque où la Fraktur était l’écriture d’apparat à la cour des Habsbourg et du Saint Empire romain germanique. [In Gerard Knuttel, The Letter as a Work of Art, Lettergieterij «Amsterdam» voorheen N. Tetterode, 1951. Typograische Bibliotheck, Amsterdam.]
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Ic weiß nict wa+ soll e+ bedeuten Daß ic so traurig bin Ein Märcen au+ alten Zeiten Daß kommt mir nict au+ dem Sinn. Le DS Breitkopf Fraktur, corps 17, de la société allemande Gerda Delbanco.
Die Luft iſt kühl und es dunkelt Und ruhig fließt der Rhein Der Gipfel des Berges funkelt Im Abendſonnenſchein. Le Humboldt Fraktur, corps 17.
Die #chˆön#te Jungfrau #itzet Dort oben wunderbar Ihr goldnes Ge#chmeide blitzet Sie kä‰mmt ihr goldenes Haar. Le Muenchner Fraktur, corps 17.
Sie kämmt es mit goldenem Kamme Und #ingt ein Lied dabei Das hat eine wunder#ame Gewaltige Melodei. Le Schwabacher, corps 17.
Den Schiffer im kleinen Schiffe Ergreift es mit wildem Weh Er schaut nicht die Felsenriffe Er schaut nur hinauf in die Höh. Le Wilhelm Klingspor Gotisch, corps 17.
Voici diférents caractères gothiques numérisés que l’on trouve aujourd’hui sur le marché, en particulier de la famille des Schwabacher et de celle des Fraktur. Vous remarquerez que ces majuscules sont généralement moins hautes que celles des caractères romains comme le Garamond, leur hauteur approchant celle des longues du haut comme les b, d, h, l. Ce sont des «capitales initiales». Pour en savoir plus, voir l’étude sur les diférentes écritures gothiques dans le volume I (de Gutenberg au xviie siècle), p. 78 à 89.
Ce poème est Die Lorelei écrit en 1823 par le grand poète allemand Heinrich Heine (Düsseldorf 1797 – Paris 1856) dont voici une traduction française: Je ne sais pas pourquoi Mon cœur est si triste. Un conte des temps anciens Me revient toujours à l’esprit. L’air est frais, le soir tombe Et le Rhin coule paisiblement. La cime des monts flamboie Aux rayons du soleil couchant. Là-haut assise est la plus belle Des jeunes filles, une merveille. Sa parure d’or étincelle Elle peigne ses cheveux d’or. Elle les peigne avec un peigne en or En chantant une romance. Son chant a un pouvoir Étrange et prestigieux. Le batelier dans sa petite barque Est saisi d’une vive douleur. Il ne regarde plus les récifs Il regarde toujours en l’air. Je crois que les vagues ont finalement Englouti le batelier et sa barque Et c’est la Lorelei, avec son chant fatal Qui aura fait tout ce mal.
Ich glaube,die Wellen verschlingen Am Ende Schiffer und Kahn Und das hat mit ihrem Singen Die Lorelei getan. Le Wittenberger Fraktur, corps 17. Ce caractère possède deux graisses.
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La fonderie de Johann Gottlob Immanuel Breitkopf Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe Suite de la page 107.
Fig. 147 bis.
1. Cité par Jean-Baptiste Weckerlin, Bibliothèque du Conservatoire national de musique et de déclamation, Paris, 1885.
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recherches de Rosart. Selon Fournier (Manuel typographique, tome I, p. 50, note), «il commença vers Pâques 1754», d’abord avec l’aide du Berlinois Schmidt, puis seul à partir de juillet «et au mois de septembre suivant, il n’en eut que ce qu’il fallait pour composer une chanson de quatre lignes, qu’il fit présenter par M. Gottsched à la Princesse royale et électorale de Saxe». Le principe était de couper les caractères en petits morceaux (deux pour une clé, trois ou quatre pour une note; on en aura une idée en regardant ceux de Fournier, fig. 114 à 117, p. 93) et de calculer mathématiquement la proportion de chaque pièce, ce qui donnait une apparence plus plaisante que les anciennes techniques. Il décrivit sa nouvelle méthode d’impression de la musique avec des types «mosaïque» (comme on l’appelle désormais), dans son livret Nachtricht von einer neuer Art Notenzu drucken daté de 1755. L’année suivante, il dévoila le procédé dans une édition en trois volumes de l’opéra Il Trionfo della Fedeltà composé en italien par la même
Fig. 147 et 147 bis. Partition musicale extraite du Trionfo della Fedeltà, premier ouvrage imprimée avec le procédé de Johann Breitkopf qui consiste à décomposer les types musicaux en diférents morceaux (1755). «Womit zugleich eine neue Art Noten zu drucken bekannt gemachet wird» : avec une nouvelle façon d’imprimer les notes qui commence à se faire.
princesse de Saxe, Maria Antonia Walpurgis [fig. 147 et 147 bis]. La page de titre annonce que l’édition « fut imprimée à Leipzig dans l’imprimerie de Johann Gottlob Immanuel Breitkopf, inventeur de cette nouvelle manière d’imprimer la musique avec des types élémentaires et mobiles ». Ce drame est la première œuvre imprimée de cette façon; elle fut commencée en juillet 1755 et terminée en avril 1756. Il en envoie un exemplaire à Fournier qui a écrit dessus: «Ce recueil de musique est précieux par la nouvelle exécution des caractères de fonte avec lesquels il a été imprimé […]. Les caractères [sont] un chef-d’œuvre de la typographie et d’une exécution admirable. Le caractère de musique que j’avois imaginé avant celui-cy, et dont j’ai fait épreuve est d’un autre mécanisme. B» On a vu que Fournier a modifié sa première méthode en améliorant donc celle de Breitkopf et en reconnaissant à ce dernier la
Fig. 148.
Fig. 149. Fig. 148 à 150. Trois rapports d’agrandissement de la carte géographique dépliante Eine Landkartensatz Probe, datée de 1776 et représentant les environs de Leipzig. Johann Breitkopf adapte ici son invention pour ses notes de musique, c’est-à-dire que cette carte est uniquement composée avec des caractères et des signes typographiques mobiles, mis bout à bout et parangonnés. [In André Jammes, Collection de spécimens de caractères, 1517-2004, p. 92-93, Éditions des Cendres, 2006.]
Fig. 150.
paternité. Même si elle n’égale pas les techniques d’aujourd’hui, cette méthode était déjà une nette amélioration par rapport à ce qui se pratiquait auparavant. De plus, sur le plan technique, comparé à la gravure sur cuivre, ceci permettait de réutiliser les types, de faire des corrections en cours de composition, la mise en page demandait moins de travail et surtout permettait de faire des tirages bien plus importants: ainsi Breitkopf qui n’avait pu, en 1747, n’imprimer à partir de plaques que 200 exemplaires de l’Ofrande musicale de Jean-Sébastien Bach, produisit trente ans plus tard, avec des types mobiles, plus de 1500 exemplaires des Clavier-Sonaten für Kenner und Liebhaber de Carl Philipp Emmanuel Bach. Selon Fournier (Manuel typographique, tome I, p. 51, note), Breitkopf utilisa cette méthode pour une cinquantaine d’œuvres. Ce procédé fut toutefois remplacé par le procédé lithographique de Senefelder par Härtel (le collaborateur de Breitkopf) en 1806, puis, en 1829, par la stéréotypie (polytypage) de Duverger (directeur de l’Imprimerie nationale par la suite), procédé d’impression qui fut présenté à l’Exposition universelle de 1834. Chercheur passionné, Johann Breitkopf tenta également d’utiliser des types mobiles pour imprimer des cartes de géographie [fig. 148 à 150] et des figures de géométrie et même des portraits, restés inédits. Quelques années plus tard, ces réalisations en plomb vraiment complexes, se trouvèrent dépassées par l’invention de la lithographie. Breitkopf s’est enfin rendu célèbre par l’impression de textes en chinois à l’aide de types mobiles, non plus en bois comme les buis du Régent (voir «Imprimerie royale», p. 62 et 63), mais par éléments fondus séparément, qu’il utilisa notamment dans son Exemplum typographiae Sinicae, figuris characterum et typis mobilibus composition, imprimé à Leipzig en 1789. Enfin, comme Pierre-Simon Fournier, il s’est intéressé à la composition chimique du plomb typographique. ■
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La fonderie lyonnaise du sieur Delacolonge Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 151. Page de titre du spécimen édité en 1773 par le sieur Louis Delacolonge.
Pages 113 à 115 : Fig. 152. Ce caractère, dont Guillaume II Le Bé a envoyé un exemplaire à Jean Ier Moretus en 1599, est proche d’un des derniers caractères gravés par Garamont. Fig. 157. Les poinçons de ce caractère sont très probablement dus à Pierre Haultin, un célèbre graveur de caractères contemporain de Claude Garamont dans les années 1540. Fig. 161. Delacolonge ne vend pas que des caractères anciens. Sur cette page 89, on trouve (de haut en bas) des lettrines ornées de deux-points de Pierre-Simon Fournier dans une imitation par François Gando, puis des capitales de De Sanlecque, et en bas, une italique non identifiée. Fig. 162. Les vignettes 239, 246 et 247 sont typiques de l’époque de Granjon, alors que les rayons de la vignette 243 sont attribués à Louis-René Luce et repris par Fournier. Fig. 163. Les vignettes 269 à 273 figurent dans le tome II du Manuel de Fournier. Les reproductions de ce spécimen ont été directement scannées sur l’original de Ladislas Mandel.
The Type Specimen of Delacolonge. Les caractères et les vignettes de la fonderie du Sieur Delacolonge, Lyon, 1773. Introduction et notes par Harry Carter, Van Gendt & Co, Amsterdam, 1969. René Ponot, «La fonderie Delacolonge», La Lumitype-Photon, Alan Marshall éd., Musée de l’imprimerie, Lyon, 1995, p. 9 à 45.
P
ierre-Simon Fournier (Manuel typographique, tome II, p. xxix) dit qu’«à Lyon, il y a deux fonderies; l’une ancienne & bien fournie de frappes de caractères, qui appartient depuis long temps, de père en fils, à Mrs. Lacolongue; l’autre étant de peu de conséquence.» En efet, Alexandre de Lacolonge y exerçait depuis 1720, mais sans doute plus comme vendeur que comme fondeur. Son fils Louis s’occupa de cet atelier en 1752 et sortit en 1773 un spécimen: Les Caractères et les vignettes de la fonderie du Sieur Delacolonge, Lyon, 1773, in-octavo (115 x 175 mm). Alexandre Delacolonge possédait un ensemble de matrices (beaucoup datant du xvie siècle) qu’il avait reçues avec sa fonderie, et provenant sans doute d’autres petites fonderies lyonnaises. C’est pourquoi ce spécimen, le seul qu’il ait jamais publié, ressemble à une galerie des maîtres du temps passé en ce qu’il présente des types de caractères des xvie, xviie et xviiie siècles et constitue un recueil important pour les historiens de la typographie; en particulier, Harry Carter, qui a publié le fac-similé de ce spécimen, a étudié un par un l’origine de tous ces caractères (courant sur quelque 120 pages) et précise éventuellement où se trouvent les poinçons et les matrices concernés. Le fac-similé de Carter est ainsi aussi important désormais que le spécimen de Delacolonge! Mais ce spécimen, publié donc dans la seconde moitié du xviiie siècle, est aussi tout imprégné de la typographie de l’époque, en particulier de celle de Fournier, notamment par l’emploi des vignettes (citées d’ailleurs dans le titre) à toutes les pages du spécimen et par la nature des citations (extraits de La Rochefoucauld, Pascal, etc., comme l’a fait Fournier). Ce spécimen montre d’ailleurs divers caractères que l’on retrouve chez Gillé, Gando, Lamesle, Fournier… Selon René Ponot, la fonderie Delacolonge n’a pas disparu à la Révolution comme on le lit généralement. Elle a été rachetée par Milou et Cie qui republia en 1791 ce spécimen, mais avec une nouvelle page de titre.
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Fig. 152.
Fig. 153.
Fig. 154.
Fig. 155.
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La fonderie lyonnaise du sieur Delacolonge Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 156 et 157. «Caractères des temps anciens» romains et italiques, œil maigre. En fait, ce sont des Garaldes typiques du xvie siècle.
Fig. 158 et 159. «Caractères des temps anciens» romains et italiques, œil gras. C’est l’une des premières apparitions de caractères gras.
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Fig. 160.
Fig. 161.
Fig. 162 et 163.
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La fonderie Gillé, ancêtre de celle de Deberny et Peignot Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe John Dreyfus, Aspects of French Eighteenth Century Typography, Cambridge, Roxborough Club, 1982. Marius Audin, Les livrets typographiques des fonderies françaises créées avant 1800. Paris, 1934.
J
oseph Gillé a été un élève de Fournier le jeune. Il obtint en 1748 l’autorisation de créer une fonderie à Paris, et publie dès 1764 un premier spécimen [fig. 164] dans la préface duquel il dit qu’il serait grandement honoré si on le qualifiait de copiste de Fournier (sans doute une allusion à une critique de Fournier à Gando cinq ans plus tôt). Ses maîtres sont de fait Grandjean, Luce et Fournier. Comme eux, il obtint les faveurs du roi puisqu’en 1773 il publie un nouveau spécimen [fig. 165] où il se déclare graveur et fondeur de caractères de l’Imprimerie des Départements de la Guerre, Marine & Affaires Étrangères, ce qui l’obligea (précise-t-il dans la préface) à graver des «l» spéciaux avec l’ergot comme ceux de l’Imprimerie royale. En 1778, nouveau spécimen, avec un nouveau titre: graveur et fondeur du roi pour les caractères de l’Imprimerie de la Loterie Royale de France. Ces spécimens contiennent de nombreux ornements, très inspirés par ceux de Luce et Fournier, l’apport de Gillé étant, en revanche, d’avoir gravé des gros corps allant jusqu’au Gros-Canon (95 points). Par ailleurs, à la suite de Fournier, il utilise une métrique très rigoureuse pour ses ornements (il utilise 52 grilles) et emploie une méthode de numérotation décimale pour ses vignettes [voir pages 122 à 125]. Joseph Gillé meurt en 1789 en laissant une fonderie très prospère (elle utilisait une centaine d’ouvriers) à son fils Joseph Gaspard, dit «Gillé fils», selon l’usage de l’époque.
Fig. 164 et 165. Page de titre du spécimen de Joseph Gillé père daté de 1764 et celle de celui daté de 1773. Dans ce dernier, il se dit «Graveur & Fondeur des Caractères de l’Imprimerie des Départements de la Guerre, Marine & Affaires Étrangères». [In Marius Audin, Les livrets typographiques des fonderies françaises créées avant 1800.]
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Joseph Gaspard développa encore l’afaire et créa de nouveaux ornements. Mais c’est sa démarche commerciale, combinée avec une réputation de qualité et une ouverture aux nouveautés, qui le rendit célèbre. Comme il disait «qu’un bon fondeur ne peut être un artiste que s’il dispose d’une imprimerie comme Didot, Baskerville et Bodoni», il alla jusqu’à compléter sa fonderie par une imprimerie, ce qui aurait été syndicalement inconcevable avant la Révolution. Celle-ci, par ailleurs, a marqué son style d’ornements; dans un Prospectus de nouvelles gravures, il écrit: «Il existait en 1789 dans nos imprimeries quatrevingt mille motifs gravés sur bois. […] Les sujets religieux ont été détruits sous nos yeux. […] Le blason a disparu avec l’ancienne monarchie. […] Le paysage, l’ornement ne peuvent plus être employés que par des imprimeurs sans goût.» Alors, les vignettes de son spécimen de 1808 (Recueil des divers caractères, vignettes et ornements de la fonderie et imprimerie de J. G. Gillé [fig. 166 à 176]) prennent des allures de style davidien. Mais peu après, les aigles et fleurs de lys se côtoient avec le retour des Bourbon. Gillé fils s’intéresse aux nouvelles technologies et notamment au polytypage (reproduction du bois gravé par cliché sur une plaque en métal).
Fig. 166. Page de titre du spécimen de Gillé ils, de 1808. Vous remarquerez la diférence de style typographique avec les deux reproductions de la page précédente.
Joseph Gaspard Gillé meurt en 1827, après bien des péripéties et couvert de dettes. «La fonderie fut vendue judiciairement», nous apprend Marius Audin. Une partie de son fonds fut alors acquise par son ancien prote, Jean-François Laurent, et deux associés, André Barbier et Honoré de Balzac. Ils constituèrent, en septembre 1827, une Société de douze années pour l’exploitation de la fonderie de caractères d’imprimerie, la gravure sur acier, sur cuivre et sur bois, la polytypie, etc., sous le nom de Maison Laurent, Balzac et Barbier. Mais cette société ne rencontra pas le succès escompté par ses fondateurs et dut être renflouée par Madame Laure de Berny (le premier grand amour de Balzac). Le fils de celle-ci, Alexandre, alors âgé de dix-neuf ans, prit la place de Balzac dans l’entreprise. C’était un homme d’afaires avisé, si bien qu’en 1840, il se retrouve seul propriétaire de la fonderie. Alexandre de Berny (devenu Deberny de façon à ne pas ternir son nom d’homme d’affaires en utilisant le titre aristocratique de son père) s’associa, en 1877, à Charles Tuleu, son fils illégitime (dont la mère aurait été fermière), sous la raison sociale de Deberny & Cie. Alexandre Deberny était également saint-simonienB; il fut un des organisateurs des retraites ouvrières et il institua la participation du personnel aux bénéfices.
1. Le saintsimonisme est une doctrine socio-économique et politique, dont l’influence au xixe siècle fut déterminante, et qui peut être considérée comme le courant fondateur de la société industrielle française. Cette doctrine tient son nom de Claude Henri de Rouvroy, comte de SaintSimon (1760-1825). Sur le plan social, la société doit être fondée sur le principe de l’égalité parfaite et sur l’association entre les hommes.
Fig. 167. Entête d’un document administratif figurant dans le catalogue de Gillé fils de 1808. Réduction à 55%.
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La fonderie Gillé, ancêtre de celle de Deberny et Peignot Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe Les reproductions du spécimen de Gillé fils daté de 1808, ont été directement scannées sur l’original de François Richaudeau. Son format est de 240 x 395 mm, c’est-à-dire qu’il est plus grand que celui de cet ouvrage (210 x 290 mm), d’où la nécessité de réduire les pleines pages. Il est imprimé sur un papier vergé de faible grammage, recto seul, ce qui fait que sur les reproductions en quadrichromie, on devine, par transparence, ce qui est imprimé sur le recto de la feuille suivante.
D’un autre côté, un certain Pierre Leclerc avait créé, en 1842, une petite fonderie qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1856. Puis, pendant neuf années, l’afaire fut gérée par Clémentine Peignot, amie de la veuve Leclerc et mère de Gustave Peignot (1839-1889), qui fut ingénieur des Arts et Métiers. Celui-ci acquit en 1865 le fonds Leclerc et la dirigea seul de 1875 jusqu’à sa mort survenue en 1899. Le développement de la maison fut assuré, après la mort de Gustave, par son fils Georges (1872-1915). Ce dernier lança un programme ambitieux de création de caractères et racheta la Fonderie générale (dont l’origine remontait à François-Ambroise Didot, imprimeur et fondeur de 1767 à 1789). Avec le mariage, en 1887, de la fille de Gustave Peignot, Jeanne, avec Charles Tuleu, les fonderies Charles Tuleu et Gustave Peignot & Fils étaient dirigées par deux beaux-frères. Employant chacune deux cents à trois cents personnes, elles restèrent concurrentes. La Grande Guerre fut catastrophique pour la famille Peignot: Georges et trois de ses fils qui travaillaient dans la société (André, Lucien et Rémy) sont morts au front. Littéralement décapitée, la société fut alors dirigée par le jeune Charles Peignot (1897-1983), fils de Georges. En 1923, les maisons Deberny et Peignot fusionnèrent pour devenir la fameuse société Deberny et Peignot, qui fut le fleuron de la typographie française jusqu’à sa disparition en 1974. Voilà, très résumée, la filiation de la fonderie typographique de Joseph Gillé à celle de Deberny et Peignot. Nous y reviendrons dans notre quatrième volume.
Fig. 168. Spécimen de Gillé fils de 1808. Présentation in situ de la nouvelle Anglaise en corps de Petit-Parangon. Corps 20. Haut du document. Taille réelle.
Fig. 169 à 175, pages suivantes. Fig. 169, p. 119: exemple de caractères d’écriture traditionnels, la Bâtarde, la Coulée et la Ronde (à 82%). Fig. 170 et 171, p. 120 et 121 : caractères de Firmin Didot (à 70%). Fig. 172, p. 122: cadres décoratifs monoblocs réalisés par polytypage (à 100% et 70%). Fig. 173, p. 123 : cadre et éléments décoratifs pour réaliser des cadres, réalisés par polytypage et au mètre, que l’on coupe à la longueur désirée, les angles étant des vignettes rajoutées (à 70%). Fig. 174 et 175, p. 124 et 225 : quelques exemples de vignettes, ornements, écussons, armoriales de l’Empire et du Royaume de France (à généralement 80%. La plupart des sujets, comme les armoriales, existent dans diférentes dimensions). Dès le retour des Bourbon, Gillé avait ressorti le matériel de l’Ancien Régime et gravé de nouveaux symboles prêts en quelques mois. Dans le présent spécimen, aigles et fleurs de lys se côtoient (pages 124-125).
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119 fig. 169
120, fig. 170
fig. 171
121
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fig. 172
titre tralalala
123 fig. 173
La fonderie Gillé, ancêtre de celle de Deberny et Peignot Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
124,
fig. 174
fig. 175
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En Angleterre : Edmund Fry et John Bell Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe À propos de l’Angleterre, Fournier écrit: «L’Angleterre a peu de fonderies, mais elles sont bien fournies en toutes sortes de caractères: les principales sont celles de Thomas Cottrell à Oxford; de Jacques Watson à Édimbourg, de Guillaume Caslon et fils à Londres, et de Jean de Baskerville à Birmingham. Ces deux dernières méritent une attention particulière. Les caractères de celle de Caslon ont été gravés, pour la plus grande partie, par Caslon fils, avec beaucoup d’adresse et de propreté. Les épreuves qui en ont été publiées en 1749 contiennent beaucoup de sortes différentes de caractères.» Un chapitre est consacré à William Caslon dans notre volume précédent, et vous retrouverez John Baskerville dans ce troisième volume, pages 30 à 59. L’importance typographique de ces deux personnages demandait de leur consacrer une étude plus approfondie. Voici un petit complément pour la fin du xviiie siècle anglais.
Edmund Fry (1754-1835), docteur en médecine, est probablement le plus érudit des fondeurs de caractères de son temps. Il avait succédé à son père en 1787. Fils d’une famille quaker, son père, Joseph Fry, avait ouvert, en 1753, une petite manufacture de pâte de chocolat à destination des pharmacies et drogueries de Bristol, alors port colonial qui s’intéressait à l’industrie, dans une Angleterre en forte croissance: importation de porcelaine de Chine, fabrication de savon, ou fonte de caractères d’imprimerie. Il investit ensuite dans une imprimerie (Joseph Fry & Co) à qui l’université d’Oxford confia, en 1758, la charge de fabriquer des caractères de grec ancien. Il édite des livres de Virgile et de Milton. L’un de ses fils, Edmund Fry (1754 – 1835), reprend l’imprimerie en 1787, à 33 ans, qu’il rebaptise Edmund Fry & Co. On lui doit Pantographia, édité en 1799, un ouvrage fabuleux qui contient les épreuves de plus de 200 alphabets typographiques du monde entier, dont 39 pour le seul grec [fig. 176 à 178]. Un grand nombre des caractères figurant dans Pantographia ont été gravés par Edmund Fly lui-même, d’autres proviennent de la James’ Foundery. L’ouvrage a demandé seize années de travail.
S. & C. Stephenson, A Specimen of Printing Types & Various Ornaments, 1796, suivi de Sale Catalogue of The British Letter-Foundry, 1797, avec une introduction de James Mosley, Printing Historical Society, Londres, 1990.
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La British-Letter Foundry, John Bell et Simon Stephenson En Angleterre, jusqu’au xviiie siècle, le concept de copyright était perpétuel et les grandes œuvres ne relevaient jamais du domaine public. Mais suite au procès en 1774 de l’éditeur écossais Donaldson contre Becket, cette conception de perpétuité a été abandonnée, ce qui provoqua un renouveau des éditions anglaises et, par là, des techniques d’impression et même de fonderies de caractères. C’est ainsi qu’en 1788, l’éditeur et imprimeur John Bell créa une nouvelle fonderie: la Bell’s British Letter Foundry [fig. 179], dans le but de donner à l’Angleterre des caractères de la qualité de ceux que l’on trouvait à cette époque en France et aux Pays-Bas. On lui doit diférentes publications [fig. 180] et un caractère qui porte son nom [fig. 185 et 186]. Le Bell, s’il reflétait les conceptions graphiques de son auteur en matière de caractères, avait bénéficié du talent de Richard Austin qui l’avait gravé. Dans l’esprit du Baskerville, ce caractère est un peu plus étroit et possède des empattements plus ajrmés. Malheureusement, ce caractère arrivait à un moment où triomphaient sur la scène typographique européenne ceux de Didot et de Bodoni. Si bien que c’est plutôt aux États-Unis qu’il connut un certain succès. En Angleterre, le Bell dut son salut à l’action de Stanley Morison (1889-1967), alors conseiller typographique de la fonderie Lanston Monotype et engagé dans un programme de redécouverte des grands caractères d’imprimerie de l’histoire. Morison considérait le Bell comme étant le premier caractère anglais moderne. La réalisation de Monotype date de 1930.
Fig. 177. Page de titre du spécimen d’Edmund Fry de 1794. [in Type, a Visual History of Typefaces and Graphic Styles, Taschen, 2009.]
Fig. 176. Page de titre de Pantographia, réalisé par Edmund Fry en 16 années de labeur. C’est un grand in-octavo de xxxvi-320 p. [In Collection de spécimens de caractères, André Jammes.]
Selon la classification des caractères Vox-Atypi (1962), le Bell possède des caractéristiques des Réales (comme le Baskerville) et d’autres des Didones (comme le Didot et le Bodoni). Le contraste entre les pleins et les déliés est assez marqué, les jonctions entre les fûts sont souvent arrondies (comme dans le Baskerville) à l’image de la queue du Q ou encore du jambage inférieur du K de l’alphabet romain [voir fig. 185]. John Bell dirigea également un journal, The World, et c’est là que, pour la première fois en Angleterre, le 1er janvier 1787 précisément, le s long «s», graphiquement très ressemblant au «f», fut abandonné au profit du s actuel (en France, rappelons-le, cet abandon se fit progressivement dans le courant de la seconde moitié du xviiie siècle). Fin 1789, Bell céda sa fonderie à son partenaire Simon Stephenson. Il publia plusieurs spécimens. Le dernier est daté de 1797, et James Mosley en a édité un fac-similé en 1990. On y trouve divers caractères [fig. 181 à 182], classés selon leurs forces de corps, selon la terminologie anglaise bien sûr [voir la pause Point en page 194 à 219 et la fig.52, page 61], des filets en cuivre, des vignettes moulées [fig 183] mais aussi en bois. Pour des raisons pas très claires, cette fonderie a dû fermer et tout le matériel a été mis aux enchères; le catalogue de vente qui a alors été imprimé est également joint au fac-similé de Mosley. C’est une liste impressionnante d’outils, poinçons, matrices, moules, matières premières et même de manuels [fig. 184]. C’est probablement la description la plus complète d’une fonderie que l’on connaisse; les inventaires de fonderies, même de celle de Claude Garamont par Guillaume Ier Le Bé (en 1562) ou celui de la veuve Fournier B (en 1769), étaient en général manuscrits et n’ont ni la richesse ni la précision des détails de celui de la British-Letter Foundry de 1797. ■
1. Stanley Morison, L’inventaire de la fonderie Le Bé selon la transcription de Jean-Pierre Fournier, Paris, 1957. James Mosley, «The Inventory of Fournier’s Foundry, 1768», in The Manuel typographique of Pierre-Simon Fournier le jeune, tome III (en anglais), Darmstadt, 1995, pages 457-479.
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En Angleterre : Edmund Fry et John Bell Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 178. Le caractère Ornamented Number Two d’Edmund Fry. [In Jan Tschichold, Meisterbuch der Schrift, Otto Maier Verlag, Ravensburg, 1952. Bibliothèque de l’auteur.]
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Fig. 179. John Bell, annonce du premier spécimen de caractères de sa fonderie, Londres, 1788. [In Stanley Morison et Kenneth Day, The Typographic Book 1450-1935, Ernest Benn Limited, Londres, 1963.]
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En Angleterre : Edmund Fry et John Bell Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 180. John Bell, Fugitive Poetry, Londres, 1789. Vous remarquerez la marque de John Bell avec ses deux initiales décoratives entrelacées. [In Stanley Morison et Kenneth Day, The Typographic Book 1450-1935, Ernest Benn Limited, Londres, 1963.]
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Fig. 181 et 182. Les quatre reproductions de cette page proviennent du fac-similé du spécimen de Simon Stephenson de 1797: Stephenson, Simon & Charles. A Specimen of Printing Types & various Ornaments, 1796, reproduced together with the Sale Catalogue of the British Letter Foundry, 1797; with an Introduction by James Mosley. Londres, 1990.
Fig. 183.
Fig. 184.
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En Angleterre : Edmund Fry et John Bell Un regard sur l’inventaire de Fournier (1766) des principales fonderies de caractères en Europe
Fig. 185. Le caractère Bell Roman de la Monotype, 1930. [In Jan Tschichold, Meisterbuch der Schrift, Otto Maier Verlag, Ravensburg, 1952.]
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Fig. 186. Le caractère Bell Italic de la Monotype, 1930. [In Jan Tschichold, Meisterbuch der Schrift, Otto Maier Verlag, Ravensburg, 1952.]
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Fonderies et «matière» De la composition chimique du plomb typographique au cours des siècles Guy Bechtel, Gutenberg et l’invention de l’imprimerie, Fayard, Paris, 1992. Joseph Beaune et René Ponot, Qui a ramassé la plume d’oie ? Dessain et Tolra, Paris, 1979. Harry Carter, «The composition of early typemetal», Mechanick exercises on the whole art of printing by Joseph Moxon, Dover Publications, 1962, p. 379-380. L.A. Legros & J.C. Grant, Typographical printing-surfaces. The technology and mechanism of their production, Londres, 1916. Charles Mortet, Les origines et les débuts de l’imprimerie d’après les recherches les plus récentes, Paris, Picard, 1922. James Mosley, «Early Lyonnaise Printing Types», La Lumitype-Photon (Alan Marshall éd.), Musée de l’imprimerie, Lyon, 1995, p. 13-28.
1. The Pirotechnia of Vannoccio Biringuccio, traduction anglaise et commentaires par Cyril Stanley Smith et Martha Teach Gnudi, Dover, 1990.
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L
e chapitre précédent a été consacré aux principales fonderies du xviiie siècle, et nous avons surtout privilégié le côté «typographie», gravure de caractères, spécimens, avec quelques allusions à des aspects socio-économiques. Nous voudrions aborder, ici, l’aspect «chimique» de la composition des caractères typographiques, c’est-à-dire ce que l’on appelle dans le monde de l’imprimerie la «matière». Chacun sait que l’une des inventions de Gutenberg a été un «alliage de plomb», mais si nombre d’auteurs font perdurer l’idée que ce mélange était composé, comme aujourd’hui, (sensiblement) de 70% de plomb, de 25% d’antimoine pour la résistance et de 5% d’étain pour abaisser le point de fusion, une telle assertion n’a rien d’assuré pour les siècles passés, loin de là. Avant d’en venir à ce qu’il en était au xviiie siècle, voici quelques données historiques vérifiables de ce fameux alliage. Rappelons tout d’abord que l’on n’a pas trace des caractères moulés de l’époque de Gutenberg et que les plus anciens caractères connus sont ceux de la fin xve siècle, trouvés dans le lit de la Saône à Lyon peu après 1870 [voir fig. 187-189, et aussi pages 54 et 55 du premier volume]. Par ailleurs, la chimie (pour ne pas dire l’alchimie) de la Renaissance n’était pas celle d’aujourd’hui, et il faut se méfier des termes alors employés; ainsi plumbum signifie aussi bien plomb (plumbum nigrum) qu’étain (plumbum canditum) ou que bismuth (plumbum cinereum), ce dernier n’a d’ailleurs été distingué de l’antimoine qu’en 1757 par le Français Geofrey; de même, aes (airain) s’emploie au xve siècle comme terme générique pour tout métal dur, etc. De plus, le secret semble avoir été de mise à l’époque (encore au xviiie siècle, Fournier reste, sans doute volontairement, imprécis tout en disant: «Le mécanisme par lequel se fait la matière ou le métal des caractères […] est passé longtemps pour un secret»); enfin, tous les écrits ne sont pas fiables, comme le rappelle Guy Bechtel. On peut néanmoins dire ceci: 1. La plupart des caractères coréens, apparus aux environs de 1234, furent fondus en bronze, un alliage de cuivre et d’étain (cf. René Ponot, p. 119). 2. Il est probable que pour Gutenberg et ses successeurs des xive et xve siècles, le métal qui entrait pour la plus forte part dans l’alliage fusible était l’étain. En efet, un des plus anciens témoignages est celui de Jacob Wimpheling (1515) qui dit, pour l’avoir entendu de Peter Schöfer, que [Gutenberg et Furst] inventèrent un moyen de couler les «formes» de toutes les lettres […] avec lesquelles ils coulèrent des types en airain ou en étain qui résistaient à la pression (cf. Guy Bechtel, p. 484, et James Mosley, p. 17). Plus tôt, un acte de 1444 (cf. Marius Audin, Somme typographique) fait allusion à la livraison d’instrumenta [matériel], de lethone [laiton], de plumbo [plomb ?], de stagno [étain]. Des colophons de livres imprimés à Augsburg et Ulm (vers 1475) font mention de stanneis caracteribus (caractères en étain). On sait aussi que Gutenberg et Furst étaient en relation avec des orfèvres pour qui l’étain est une des matières traditionnelles. 3. Au xvie siècle, on commence à avoir des descriptions plus techniques. L’Italien Vannoccio Biringuccio publie en 1540 le premier traité européen de métallurgie, De la pirotechnia, traduit en français en 1556 par Jacques Vincent. On y lit, dans le chapitre sur l’étain (utilisé en fonderie pour les pots et ustensiles de cuisine, par exemple) [fig. 190]: «Les lettres pour imprimer les livres se font premièrement en composition de trois parties d’étain fin, une huitième partie de plomb noir, et autant de margasite et d’antimoine fondus et mêlés ensemble.» (Cyril Smith signale que le troisième composant est en fait du régule d’antimoine.) Notez la forte proportion d’étain et la faible de plomb (respectivement 75% d’étain et 12,5% de plombB.)
Fig. 190. Vannoccio Biringuccio, De la Pirotechnia. Extrait de la version française, La pyrotechnie ou l’art du feu, contenant dix livres, ausquels est amplement traicté de toutes sortes et diversités de minieres, fusions et separation des metaux : des formes, moules pour getter artilleries, cloches et toutes autres figures. Composée par le Seigneur Vanoccio Biringuccio et traduite de l’italien en françois par feu maistre Jaques Vincent. 1572.
4. Dans son De Natura Fossilium (1546), Agricola dit en parlant du stibium (l’antimoine) que «mélangé avec de l’étain, on obtient l’alliage des imprimeurs avec lequel on moule les types utilisés par ceux qui impriment les livres».
Fig. 190. Le fourneau à faire le métal. Planche I venant à la fin du tome I du Manuel typographique de Fournier. Il s’agit d’un dépliant. La gravure mesure 176 x 120 mm.
5. Plantin, dans La Première et la seconde partie des dialogues françois pour les jeunes enfans, p. 236 (1567), parle de types faits de «plomb ou étain», mais en restant vague comme pour cacher un secret. Pourtant, il s’y connaissait bien et ses livres de compte attestent de nombreuses commandes de ces métaux; on y trouve, par exemple, outre du cuivre et du fer utilisé pour les matrices, 600 livres de plomb, 150 livres d’étain, 125 livres d’antimoine et même 300 livres «de vieil plomb de conduicts pour faire de la matiere pour fondre lectres», c’est-à-dire de vieux tuyaux de plomb qu’il recyclait. C’est la première fois où l’on parle explicitement de plomb et où ce mot n’est vraiment pas ambigu. 6. Les types trouvés dans la Saône, à Lyon vers 1870 [fig. 187-189], qui ont été datés de la fin du xve siècle ou du début du xvie, sont les plus anciens types connus. Ils ont été étudiés par Marius Audin, et se sont révélés à l’analyse spectrale formés d’un alliage ternaire: étain, plomb, antimoine, avec parfois un peu d’argent ou de fer. Les résultats ne sont pas très précis car les minerais utilisés à la Renaissance étaient souvent mélangés, mais cette fois le plomb est bien indiqué. Hélas, le projet d’une nouvelle analyse spectrale de leur composition, en fonction des technologies d’aujourd’hui, n’a toujours pas abouti (ou alors ça reste décidément un secret!).
Fig. 187 à 189.
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Fonderies et «matière» De la composition chimique du plomb typographique au cours des siècles 7. Au xviie siècle, en 1683-1684, Moxon publie ses Mechanick Exercises on the whole art of printing (voir Histoire de l’écriture typographique, volume II,) où il consacre une section sur la fabrication du métal utilisé pour les caractères d’imprimerie (Of making Mettal) qui est un «mélange de fer et de plomb». Mais Harry Carter (The Compositon, p. 379) dit que Moxon a confondu la préparation des matrices avec la fonte… Au xviiie siècle, les choses changent et on a d’autres précisions, même si certains des auteurs de cette époque, comme Martin Dominique Fertel (La science pratique de l’imprimerie) ou Prosper Marchand (Histoire de l’origine et des premiers progrès de l’imprimerie), éludent le problème, ce qui n’a rien d’étonnant, car ces auteurs, du fait de leur profession, n’étaient pas directement concernés par la fabrication des caractères (voir le volume II).
Fig. 191. Le fondeur. Gravure sur bois du graveur allemand Jost Amman. In De Omnibus illiberalibus sive mechanicis artibus, imprimé par Hartmann Schopper, Francfort, 1568.
Fig. 192. La fonte des caractères typographiques. Joseph Moxon, Mechanick Exercises…, Londres, 1683.
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8. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à l’article «Caractères d’imprimerie» (page 659, tome II de la première édition, 1751) [fig. 193, 2e §, ci-dessous] donne une composition, datant du début du xviiie siècle: «Prenez de l’antimoine crud, prenez égale quantité de potin; mettez le tout ensemble avec du plomb fondu.» Le potin est un laiton impur avec fer et antimoine que le dictionnaire de Furetière définissait en 1694 comme «un métal factice et cassant composé de cuivre jaune et de quelques mélanges de plomb, d’étain et de calamine». Mais l’Encyclopédie ajoute: «Il semble qu’on [l’] ait abandonné en France depuis une vingtaine d’années, parce qu’on a trouvé que le potin & l’antimoine faisoient beaucoup de scories, rendoient la matiere pâteuse, & exigeoient beaucoup plus de feu.»
Fig. 193. Extrait de l’article «Caractères d’imprimerie» écrit par Pierre-Simon Fournier dans l’Encyclopédie de Diderot, première édition, tome II, 1751.
Fig. 194. Planche gravée sur cuivre par Louis Simonneau, au début du xviiie siècle, pour la section de la Description des arts et métiers concernant la fonderie typographique. Voir, dans le volume II, le chapitre consacrée à l’Encyclopédie. [James Mosley, St Bride Library, Londres.]
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Fonderies et «matière» De la composition chimique du plomb typographique au cours des siècles La nouvelle composition donnée alors par l’Encyclopédie est la suivante [fig. 193, 1er §]: «La premiere opération qu’on ait à faire […] est de préparer la matière dont les caractères doivent être fondus. Pour cet efet, prenez du plomb & du régule d’antimoine, fondez-les séparément; mêlez-les ensuite, mettant quatre cinquièmes de plomb & un cinquième de régule; & ce mélange vous donnera un composé propre pour la fonte des caractères.» En fait, l’auteur de ce texte est Pierre-Simon Fournier, qui donne des précisions supplémentaires dans son Manuel typographique (tome I): «L’antimoine dégagé de ses parties terrestres, sulfureuses, et salines, et réduit à ses seules parties brillantes, dures ou métalliques, est ce qu’on appelle le régule. La dose qu’il en faut pour renforcer le plomb, est de quinze, vingt ou vingt-cinq pour cent, c’est-à-dire que l’on mettra quinze, vingt ou vingt-cinq livres de régule, ou environ, sur cent livres de plomb, selon la qualité de la matière que l’on veut faire: on la distingue en matière faible, matière moyenne et matière forte, qu’on emploie suivant la nature de l’ouvrage ou selon le prix que l’imprimeur veut mettre au caractère. La dernière dose est destinée pour les caractères de Nompareille et de Mignonne ou Petit-texte.» D’étain, point. Il semble bien que la priorité de Fournier (qui avait sa propre usine de régule d’antimoine à Orléans et considérait le plomb de Bretagne comme de mauvaise qualité) était la dureté (obtenue donc par l’antimoine, dans une proportion dépendant de la force du corps), comme celle d’autres fondeurs de son époque, et comme c’était encore le cas chez Monotype et Linotype au début du xxe siècle. Jacques-François Rosart (pages 96-103), par exemple, dit dans son Spécimen (Fernand Baudin, Spécimen…, page 91): « Je n’exalterai pas ici la dureté de la matière que je donne à mes Caractères… » En revanche, ses caractères étaient réputés s’user plus que ceux de Hollande. 9. Dans les Épreuves des caractères de la fonderie de J. L. de Boubers, 1777 (pages 104-105), ce dernier se vante de la force de ses caractères « qui sont aussi durs que ceux utilisés en Hollande et à Francfort et même plus durs que ceux de France ». Il est donc quasi certain que si, au début de l’imprimerie, le plomb était absent des caractères qui étaient essentiellement composés d’étain, en revanche, au xviiie siècle, certains fondeurs n’utilisaient pas d’étain! Firmin Didot fit des expérimentations sur les proportions et le xixe siècle verra ces proportions varier pour converger vers celles que l’on connaît; nous y reviendrons dans le volume IV. ■
Fig. 195. Moule à arçon à fondre les caractères, caractères démoulés avec leur masselotte, caractères débarrassés de leur masselotte. In l’Encyclopédie, 1751.
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Fig. 196. 1. Poinçon en acier trempé.
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2. Matrice en cuivre.
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3 et 4. Caractère au sortir du moule: la masselotte (3) est solidaire du type (4). La masselotte est le plomb durci qui occupait, dans le moule, le canal d’introduction du plomb en fusion.
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5. Cuillère (ou pochon) servant à verser le plomb en fusion dans le haut du moule. On a une petite idée de son utilisation sur les fig. 191, 193 et 194 (le personnage en haut à gauche). 6. Les deux parties du moule à arçon.
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7. Arçon. C’est une tige cintrée formant ressort, dont une des extrémités se déboîte du moule, qui sert à bloquer la matrice au fond du moule en verrouillant les deux moitiés du moule l’une sur l’autre. À chaque fonte, il faut déverrouiller l’ensemble pour extraire le type et sa masselotte, puis reverrouiller avant de couler le plomb du type suivant. Du temps de Gutenberg, la production devait tourner autour d’un type par minute, soit 600 types par jour et par fondeur. Au xviiie siècle, un bon fondeur réalisait quatre types par minute.
Fig. 197. Poinçons du caractère Baskerville Canon Roman (c. 48), taillés par John Handy vers 1754.
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes G. Avanzi, «Giambatista Bodoni tra due centenari». Saggio bibliografico, in Archivio storico par le provincie parmensi, 1940. Bella Parma n°12, juillet-sept. 2006. Gazzetta di Parma du 25 nov. 2008. René Ponot, «Actualité de Bodoni», in Caractère Noël 1961.
G
iambattista Bodoni naît le 26 février 1740 à Saluzzo, dans la province de Coni, dans le Piémont italien alors gouverné par Charles-Emmanuel de Savoie. Fils et petit-fils d’imprimeurs, il est le troisième garçon de Paola Margherita Gioletti et de Franco Agostino Bodoni qui lui apprend le métier dès son plus jeune âge. Très tôt, Giambattista fait preuve d’une volonté et d’un tempérament ajrmés, il aime apprendre et devient vite passionné par les études. Parallèlement, il s’intéresse par ce qui se passe dans l’atelier de son père: on y crée des poinçons typographiques, on fond des caractères, on compose des textes et on imprime. Pour lui, cette découverte est une révélation. En dehors de sa scolarité, Giambattista y passe des heures à observer, à s’imprégner des astuces et ficelles du métier, à réaliser des petits travaux, et il trouve là sa vocation.
Anne de Margerie, J. B. Bodoni, typographe italien, Jacques Damase éd., Paris, 1985.
Ses études au collège de Saluzzo terminées, il n’a qu’une idée en tête, celle d’aller approfondir à Rome ses connaissances du métier de typographe. Il prépare minutieusement son projet et se met en route. Il a alors 18 ans. La ville (196 000 habitants dont 38 000 hommes d’Église de toute position) possède l’une des plus grandes imprimeries de cette époque, fondée en 1622 (c’est-à-dire 18 ans avant la création en France de l’Imprimerie royale), la Stamperia di Propaganda Fide, financée par le Vatican, dont l’activité principale consiste à réaliser des ouvrages de philosophie, de théologie et des manuels pratiques destinés aux missionnaires du monde entier, et conçus avant tout pour la propagation de la doctrine de l’Église catholique. Il est reçu par l’abbé Ruggeri et plaide si bien sa cause (sa volonté de perfectionner ce métier familial et aussi la nécessité de gagner sa vie) que sa demande est acceptée. On commence par lui faire nettoyer et classer les vieux caractères garaldes (dont certains provenaient de Garamont et de Guillaume Ier Le Bé) et ceux du fonds oriental de l’imprimerie, tous étant inutilisés depuis des lustres. Il remit également de l’ordre dans les poinçons qui avaient été réalisés par Robert Granjon qui, appelé à Rome par le pape Grégoire XIII en 1578, y avait passé les dix dernières années de sa vie à tailler, pour les publications du Vatican, des poinçons de caractères orientaux et d’autres destinés à imprimer de la musique [voir dans le volume I, le chapitre consacré à Robert Granjon, p. 316 à 331]. Ensuite, on le fait travailler dans diférents secteurs de l’imprimerie: taille et fonte de caractères, composition, encrage des formes et impression. En dehors de son travail, il met à profit sa présence à Rome pour étudier à l’Università degli studi di Fig. 198. Portrait de Bodoni jeune par G. Baldrighi. Roma «La Sapienza» (fondée par une bulle du pape Boniface VIII, le 20 avril 1303) les rudiments de plusieurs langues orientales. À la Stamperia di Propaganda Fide, on lui confie alors le Fernand Baudin, poste de composeur en langues orientales qui était vacant, et Giambattista s’en sort L’efet Gutenberg, bien. En 1762, à 22 ans, il est capable de composer deux ouvrages en langues orienLe Cercle tales: un missel arabo-copte et un alphabet tibétain, et son travail est si parfait que, de la Librairie, Paris, 1994. fait exceptionnel surtout pour un jeune ouvrier, on l’autorise à signer: Roxane Jubert, Romæ excudebat Johannes Baptista Bodonus, salutiensis, m.dcc.lxii. Graphisme, À Rome, ses qualités avaient été remarquées par Mgr Paciaudi, un prélat érudit qui l’a typographie, histoire, considérablement aidé dans ses débuts et plus tard, comme nous allons le voir. Flammarion, Paris, 2005.
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Ensuite, Bodoni a envie de se rendre en Angleterre. Le talent des imprimeurs y était renommé, John Baskerville tout particulièrement qu’il compte bien visiter à Birmingham. Comme en France, le développement technologique y était en avance sur les autres pays européens, et l’italien y était lu et parlé; cette langue y était à la mode.
En 1766, Bodoni se met en route, s’arrête un temps à Saluzzo pour saluer sa famille et continue son voyage. Arrivé à Turin (qui se trouve au nord de Saluzzo), il doit s’aliter à cause d’une de ces fièvres que l’on appelait alors tierces ou quartes, en fait pour cause de paludisme. Il se soigne mais est incapable de continuer et doit songer à gagner un peu d’argent. Pour ce faire, il se met alors à graver des poinçons et frapper des matrices qu’il vend aux imprimeurs de Turin. Le duché de Parme, cédé en 1748 à Philippe de Bourbon, est, dans la seconde moitié du xviiie siècle, au sommet de son rayonnement. L’un des principaux artisans de la grandeur du duché est le Français Guillaume du Tillot, intendant de Philippe de Bourbon. (La France a joué un rôle de premier plan dans l’histoire de la ville. Les Français entrent à Parme en 1796, elle est adjointe à la République française en 1802 et est restée française jusqu’au Congrès de Vienne, en 1815, qui redécoupa l’Europe à la suite de la chute de Napoléon Ier.) L’intendant favorise les échanges culturels: étudiants, artistes, médecins se rendent à la cour de France ou vont étudier dans les collèges de Paris, tandis que des Français en font autant à Parme. Les commerces se développent, on améliore la circulation de l’eau dans la ville. Toutes les formes d’art sont protégées et encouragées. Du Tillot fonde une académie, ouvre une université. Parallèlement, le duc Ferdinand de Parme veut créer une imprimerie ducale capable d’égaler et, pourquoi pas, de surpasser celles qui existent à Rome, Londres, Madrid ou Paris. Et pour mener ce projet à bien, du Tillot charge Mgr Paciaudi (qui, à Rome, avait protégé Bodoni) de trouver l’homme capable de diriger une telle imprimerie. Historien et archéologue, le prélat avait déjà créé à Parme le Musée des antiquités et fondé la Bibliothèque palatine. Tout de suite, il pense à Giambattista, le fait rechercher et on le retrouve à Turin. Le prélat lui envoie 142 livres piémontaises en le priant de venir le rejoindre à Parme dans les meilleurs délais, et on sait que «Bodoni arriva dans cette ville le 25 février 1768, jour de la Saint-Mathias, à midi». Il accepte la proposition, signe le contrat et se retrouve, à 28 ans, directeur de la future Imprimerie ducale de Parme (la Stamperia Reale). Son contrat stipule qu’il devra composer et corriger luimême tous les textes secrets ou confidentiels, veiller à la bonne gestion de l’entreprise (tâche dont on le dispensera quelques années plus tard), former des élèves, diriger leurs travaux afin d’en assurer la beauté, la correction et l’élégance. On lui verse pour cela un salaire annuel de 6 450 lires (ce qui était alors une belle somme). L’imprimerie est située à l’intérieur du vieux palais ducal de La Pilotta, où se trouve actuellement le Musée Bodoni. Un inventaire, daté de décembre 1770, nous apprend qu’elle possédait six presses et employait 20 personnes.
Fig. 199. I Voti, petits poèmes en vers de l’abbé Frugoni et premier ouvrage imprimé par Bodoni dans la toute nouvelle Stamperia Reale, dédié à Guillaume du Tillot, intendant du duc de Parme, en octobre 1768.
La première urgence était, bien sûr, l’approvisionnement en caractères. Commandée à Paris, une première série de huit caractères lui parvient de la fonderie Fournier. Il en fait également venir de Saluzzo et de Turin, appelle la maison paternelle à l’aide, engage deux de ses frères, Giuseppe et Giandomenico, ainsi qu’un ami d’enfance qui
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes étudiait à Rome en même temps que lui, Domenico Costa. Le premier ouvrage publié, en octobre 1768, est de circonstance: I voti, petits poèmes en vers de l’abbé Frugoni, dédiés à «Son Excellence Dom Guillaume du Tillot, Marquis de Felino, Premier Ministre et Secrétaire d’État de Son Altesse Royale» [fig. 199]. La préoccupation majeure de Bodoni était de doter l’imprimerie d’une gamme de caractères étendue. Quand le gouvernement l’autorise à créer sa propre fonderie et à vendre à l’imprimerie les caractères fabriqués dans cette fonderie, il en confie la direction à son frère Giuseppe. Cette fonderie est installée dans un local situé près de son appartement, c’est là qu’il dessine, taille, fond, cherchant à obtenir des caractères aussi beaux que solides. Le grand œuvre de Bodoni pouvait commencer.
Fig. 200 et 201. Page de titre du premier spécimen de Giambattista Bodoni, Fregi e Majuscole (1771), de format 16 x 24 cm, comparée à celle du second tome du Manuel typographique de Pierre-Simon Fournier (1766), de format 11 x 17,5 cm.
L’imprimerie ducale ne fonctionne que depuis un an et Bodoni commence à être connu. En 1769, il imprime le premier grand ouvrage qui caractérisera son style, à l’occasion du mariage de l’infant Don Ferdinand avec l’archiduchesse Marie-Amélie d’Autriche, ouvrage intitulé Descrizione delle feste celebrate in Parma l’anno m.dcc.lxix per le auguste nozze du Sua Altezza Reale l’Infante Don Ferdinando colla Reale Archiduchessa Maria Amalia. C’est un grand in-folio de 97 planches ornées de 69 gravures dont six en double page, une entreprise somptueuse qui mobilisa quelques-uns des plus grands talents du milieu parmesan de l’époque. De Paris, le collectionneur Jean Mariette écrit à Giambattista: «Je ne m’attendais pas, je vous l’avoue, à voir sortir d’une imprimerie naissante un livre si parfaitement exécuté dans toutes ses parties. […] Je voulais vous dire en un mot qu’aucun ouvrage de cette espèce ne m’avait donné autant de satisfaction, & que je le considère comme un chef-d’œuvre.» De Paris également, la reine Marie-Antoinette écrit à sa sœur Marie-Amélie pour lui exprimer son admiration ainsi que celle du dauphin pour la somptuosité de l’ouvrage.
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En 1771, il publie son premier catalogue, Fregi e Majuscole [fig. 200, 202 et 204-207], une première collection de 409 vignettes sur 32 pages et des majuscules dans neuf corps, le tout inspiré des créations de Pierre-Simon Fournier auquel il rend hommage dans sa préface: «fondeur habile et intelligent, auteur d’un admirable manuel typographique». Il dit avoir essayé d’améliorer ses caractères, mais il sujt de comparer la page de titre de son manuel avec celle du tome II de celui de Fournier (daté 1766 mais publié à Paris en 1768, quelques mois avant sa mort) [fig. 200 à 203], pour comprendre tout ce que Giambattista doit encore à son maître. C’est à cette époque qu’il décide de doter l’imprimerie d’une collection de caractères orientaux la plus complète possible et publie, en 1775, Epithalamia exoticis linguis
Fig. 202 et 203. L’une des premières pages du premier spécimen de Giambattista Bodoni, Fregi e Majuscole (1771), comparée à l’une des premières pages du second tome du Manuel typographique de Pierre-Simon Fournier (1766).
reddita, qu’il réalise à l’occasion du mariage de la sœur de Louis XV, Marie Adélaïde Clotilde (1759-1802), avec le prince Charles Emmanuel Ferdinand, prince royal du Piémont et futur roi de Sardaigne [fig. 208]. L’ouvrage montre 3200 caractères, dont il a taillé les poinçons d’une manière minutieuse et régulière qui caractérise son savoir-faire en matière de gravure, et 24 inscriptions composées en 25 langues d’Afrique et d’Asie. Il est orné par d’excellents graveurs et est réalisé en collaboration avec Gian Bernardo de Rossi, professeur de langues orientales à l’université de Parme. La beauté de la typographie ne passe pas inaperçue et lui vaut des louanges: «Je vous invite à jeter les yeux sur ce livre qui, en consacrant un événement aussi précieux à la France qu’au Piémont, mérite l’accueil des sçavans par le goût infini des gravures, par l’élégance & la netteté des caractères typographiques que Monsieur Bodoni a gravés & fondus lui-même. Les presses de Bodoni n’ont rien produit d’aussi beau que ce volume.» (Élie Fréron, l’Année littéraire du 16 décembre, Paris, 1775.)
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Fig. 204 à 207. Fregi e Majuscole (1771), in-octavo, 16 x 24 cm, 74 pages. Ces caractères ont été gravés par Bodoni entre 1768 et 1771. Vous remarquerez comme il est alors très influencé par les travaux de Fournier, aussi bien pour le dessin des caractères que pour la décoration réalisée à l’aide de vignettes à combinaisons.
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Fig. 208. Epithalamia exoticis linguis reddita, réalisé à l’occasion du mariage de la sœur du roi Louis XV, Marie Adélaïde Clotilde, avec le prince Charles Emmanuel Ferdinand, prince royal du Piémont et futur roi de Sardaigne. Parme, 1775. In-folio, 35 x 51 cm, 250 pages.
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes Avant Bodoni, on rencontre de temps à autre des écarts disgracieux dans la forme des lettres d’un même alphabet. Je ne veux pas parler d’écarts voulus par le créateur (comme par exemple les diférences de pentes que Claude Garamont a données volontairement à ses italiques pour créer une vibration de la composition), mais bien d’irrégularités de graisse, d’inclinaison, de hauteur d’œil, qui proviennent de la maladresse du graveur de poinçons. Ce qui caractérise le travail de Bodoni en matière de caractères et ce qui provoque l’admiration du résultat obtenu, c’est son étonnante habilité technique qui lui a permis de tailler des poinçons d’une manière si précise et si régulière, en ajoutant une esthétique particulièrement rajnée. Bodoni a puisé son inspiration dans les travaux de John Baskerville [voir p. 30 à 59], de Pierre-Simon Fournier [voir volume II, p. 138 à 173], de Johann Michael Fleischmann [voir volume I, pages 404 et 405] et surtout de Firmin Didot [p. 183 à 190].
Fig. 209. Page de titre du spécimen de Bodoni de 1788. Comparez la différence stylistique avec la page de titre du Fregi e Majuscole, ig. 200, p. 143. Dix-sept ans les séparent.
Le Bodoni s’inspire des caractéristiques générales des caractères de Firmin Didot et se définit par une opposition des pleins et des déliés, des empattements filiformes et horizontaux (mais un peu plus épais et moins rectilignes que dans le Didot), un équilibre des droites et des obliques, une harmonie des proportions et une grande régularité. Comme pour le Didot, mais également d’autres caractères de la même mouvance stylistique de cette époque (voir la p. 117 du volume I consacrée à cette famille de caractères, les Didones) comme le Baskerville et le Bell (en Angleterre), et le Walbaum (en Allemagne), la finesse de surface du papier vélin qui venait d’être inventé en Angleterre, par le papetier James Watman vers 1750 et introduit en France par François-Ambroise Didot en 1781, permettait d’imprimer convenablement et donc de mettre en valeur ces caractères à déliés si fins, chose impossible à obtenir avec le séculaire et traditionnel papier vergé. De même, les progrès techniques de cette époque permettaient de fondre les caractères à déliés très fins, ce qui n’avait pas été possible auparavant. De plus, à l’exemple de Baskerville, Bodoni attache de l’importance au lissage du papier et à la densité du noir de l’encre d’impression. Il s’est également penché sur l’amélioration du fonctionnement de ses presses.
En 1788, Bodoni fait paraître un nouveau spécimen, Manuale Tipografico, qui rassemble le résultat de vingt années de travail dont la première version de l’alphabet de son invention, 290 alphabets dont plusieurs de langues mortes (comme l’araméen, le chaldéen, l’hébreu, l’étrusque, le palmyréen…) ou non latines (comme le russe, le turc, le grec, le tartare, l’éthiopien…), ainsi que des centaines de filets, vignettes et ornements de toutes sortes. Les caractères présentés dans son manuel sont évidemment conçus en fonction des principes qu’il a définis. Ces principes, au nombre de quatre, il les fera figurer dans l’introduction de l’édition de 1818 de son Manuale Tipografico, réalisée avec bien des améliorations et éditée par les soins de son épouse après sa mort, survenue en 1813. Nous y reviendrons. «Des quatre principes d’où paraît provenir la beauté d’un caractère, le premier est l’uniformité et la régularité de son dessin, qui résultent des éléments que les diférents caractères d’un même alphabet doivent avoir en commun. En second lieu, viennent la netteté et le polissage, qui ont leur origine dans la perfection des poinçons et la fonte parfaite des caractères.
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Fig. 210 à 213. Manuale Tipograico de 1788. Une édition in-quarto, 23 x 31 cm, et une autre grand in-octavo, 16 x 23 cm, 360 pages. Seules changent les dimensions des marges, la composition restant la même. La plus grande partie des caractères présentés dans ce spécimen a été reprise dans l’édition de 1818.
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Fig. 214 à 215. Manuale Tipograico de 1788.
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Fig. 218. Bodoni en 1810 par Appiani.
Fig. 219. Exemple de la mise en page d’une page de titre du style de Bodoni en 1800. Il Mattino de Giuseppe Parini, in octavo, 11 x 16 cm (ici taille réelle), 92 pages, Parme. Nous sommes maintenant très loin de ses débuts, comme le Fregi e Majuscole de 1771 ou l’Epithalamia exotis linguis reddita de 1775, pages 142 à 145. [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
Le troisième principe est le bon goût, qui choisit les formes les plus agréables et, pour ce faire, est guidé par une simplicité élégante, telle qu’on la voit dans l’harmonieux contraste des ombres et des lumières qui jouent de concert dans tout écrit réalisé avec une plume bien taillée et bien tenue en main. La grâce est le quatrième et dernier principe requis pour parfaire la beauté d’un caractère. On sait qu’il est dijcile de dire en quoi consiste ce qu’il y a de séduisant, de charmant et d’exquis dans ce qu’on nomme la grâce, mais cette qualité procure aux lettres l’impression d’avoir été écrites d’une façon naturelle, sans afectation ni efort, comme un acte d’amour.» Et Bodoni de poursuivre: «Un caractère sera donc d’autant plus beau qu’il aura de régularité, de netteté, de bon goût et de grâce. […] Ce n’est qu’avec beaucoup d’amour que je puis parler de l’art typographique. […] L’idée du beau ne doit certes pas être confondue avec celle du bien et de l’utile. Ces trois idées n’en sont pas moins comme les trois aspects d’un seul et même ensemble considéré de trois côtés
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Fig. 220. Il Mattino, de Giuseppe Parini. Exemple caractéristique de la mise en pages de Bodoni. Ici, son caractère romain dans sa version 1800. Vous remarquerez la dimension des marges. Taille un peu réduite. [Bibliothèque municipale de Rennes.]
diférents. […] Mais en quoi dirons-nous que consiste la beauté ? En deux choses, me semble-t-il : la convenance, qui satisfait l’esprit, quand, à la réflexion, on peut constater que toutes les parties d’un ouvrage tendent à un seul et même but; et la proportion qui réjouit l’œil, ou, plus exactement, qui réjouit la mémoire qui garde en soi certaines images et certaines formes, et qui se réjouira de ce qui rappelle le plus fidèlement ces formes. La convenance provient de l’accord de toutes les parties, réunies non par hasard mais dans un but déterminé; elle est dictée par la raison et peut se définir clairement; c’est ainsi que l’on estime que tout doit être magnifique dans les éditions haut de gamme et que, dans les éditions plus courantes mais quand même élégantes, tout doit concourir à la commodité sans pour autant d’économie mesquine. Quant à la proportion, autant il est évident qu’elle correspond aux archétypes que nous avons dans la tête et nous servent de normes (comme autrefois, aux sculpteurs, la fameuse statue de Polyctète), autant il est bien dijcile, en raison de la grande variété de telles normes dans les divers esprits, de définir quelle doit être la vraie nature de chaque genre.
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1. Selon une lettre écrite de Parme, le 14 novembre 1817, par la Signora Bodoni à M. Durand l’aîné, de Metz, le Manuale Tipografico a été tité à 290 exemplaires. Cf. René Ponot.
Fig. 221. Il Mattino, de Giuseppe Parini. Exemple caractéristique de la mise en pages de Bodoni. Ici, son caractère italique dans sa version 1800.
Il me paraît assez raisonnable de s’en tenir à une juste mesure entre les proportions les plus fréquemment utilisées, à la condition de le faire avec discernement. Par exemple, pour juger de la beauté d’un livre en ce qui concerne sa hauteur, sa largeur et son épaisseur, il convient de tenir compte de son format (in-folio, in-quarto, in-octavo ou encore un format plus petit) sachant que dans les formats petits on peut, sans inconvénients, user de plus de fantaisie. Pour la largeur des marges, ce serait une grave erreur de prendre la moyenne de celles des éditions de toutes sortes, qui ne sont, bien souvent, que le fruit d’une sordide économie. Il ne convient pas non plus de prendre modèle sur les éditions magnifiques, mais de tenir compte du genre, étant donné que la somptuosité des marges requises pour ces éditions fastueuses ne convient pas à des éditions simplement élégantes dont le premier but est d’être utilitaire. Plus un livre est classique, plus il convient que la beauté des caractères y apparaisse seule: c’est en elle que réside et s’exprime souverainement la magnificence de la typographie.»
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes Et Bodoni, ayant réalisé nombre d’ouvrages de diférents formats et de diférentes finalités, comme ses somptueuses éditions de bibliophilie d’auteurs classiques, telles les œuvres d’Horace (1791), de Virgile (1793) ou d’Homère (1803-1810), pour les plus prestigieuses, a eu la chance de bénéficier de tout l’éventail éditorial nécessaire à l’expérimentation de ses réflexions qu’il consigne à la fin de sa vie. S’il bénéficie toujours de la protection et de l’estime de Mgr Paciaudi, Bodoni a acquis également celles de Nicola de Azara, l’ambassadeur du roi d’Espagne à Rome, et imprime pour lui quelques ouvrages, à la suite de quoi, Charles III d’Espagne le Fig. 222. Bodoni par Biagio Martini. nomme «typographe de la Chambre» et lui octroie une pension à vie de 6 000 reales, sans aucune obligation en contrepartie. Avec cet argent, il crée, en 1790, sa propre imprimerie, avec la permission du duc de Parme, dans le même Palais de la Pilotta. Il installe trois presses, engage des ouvriers à ses frais et en aura jusqu’à douze. C’est là qu’il imprime les Odes d’Anacréon pour lesquelles il utilise de nouveaux caractères grecs. L’aristocratie, qui forme l’essentiel de sa clientèle, l’influence dans son goût pour le néoclassicisme, et si les œuvres publiées ne sont pas d’un intérêt universel (n’oublions pas que l’imprimerie est avant tout un service du duc), les résultats financiers, par contre, sont excellents. En plus des textes de commande, Bodoni en imprime une infinité d’autres, certains étant de sa composition. On reconnaît en lui un homme d’une immense érudition. L’imprimeur est effectivement devenu un humaniste. En 12 mars 1792, il épouse Paola Margherita dall’Aglio, fille d’un général autrichien, qui lui voua un amour et une admiration que les années ne démentiront pas. Au cours de leurs vingt années communes, Bodoni donne à sa femme les qualificatifs les plus tendres. Margherita remplit admirablement son double rôle d’épouse et de collaboratrice. Gaie et vivante, aussi tendre que discrète, elle sait s’efacer auprès de celui qui côtoie alors les grands de ce monde. Malheureusement, ils n’auront pas d’enfant. L’imprimerie Propaganda de Fide, à Rome, lui commande des caractères orientaux. Le roi de Prusse, Frédéric Guillaume II recherche ses travaux. Il reçoit la visite de grands de ce monde, comme Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles. Il entretient une correspondance suivie avec de nombreux érudits d’Europe sur l’art et l’industrie typographiques, comme Benjamin Franklin qui était à Paris à cette Fig. 224. Paola Margherita dall’Aglio. époque. Stendhal, de passage à Parme, lui rend visite et fut «agréablement surpris. Ce Piémontais n’est point fat, mais bien passionné par son art.» (Certains historiens pensent que cette visite est de pure invention.) De Paris également, l’imprimeur Philippe-Denis Pierres (qui avait fait ses débuts dans l’imprimerie d’Auguste-Martin Lottin [voir la légende de la fig. 74, page 72]), qui était devenu célèbre et correspond avec lui, le considère comme «le premier typographe d’Europe». Dans une lettre, il lui demande: «Si vous aviez la bonté de me faire part de la manière dont vous lissez votre papier, je vous serais bien obligé. Votre lettre est bien lustrée. Votre noir aussi est bien égal. Faites-vous votre encre vous-même? Avez-vous une recette particulière? Je vous demande pardon si je vous fais tant de questions, mais je ne rougirai jamais d’apprendre quelque chose de vous.»
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La gloire de Bodoni ne cesse de s’étendre. Les événements politiques semblent peu l’afecter. En revanche, les critiques dont il est l’objet de la part de Français, et en particulier des frères Didot, Firmin et Pierre, l’atteignent de plein fouet. Les Didot, dont les caractères de Firmin avaient été adoptés pour les grandes éditions du Louvre, imprimées par Pierre [p. 175 à 182], ne supportaient pas que de grands imprimeurs français, comme Philippe-Denis Pierres ou Antoine-Augustin Renouard, lui passent des commandes de caractères. Dans pareils cas, les prétextes sont souvent futiles: on dénigrait ses créations, comme les Manoscritti et Cancellaresca, c’est-à-dire ses caractères d’écriture. Par ailleurs, dans son édition bilingue de Callimaque de Syrène, réalisée en 1792 en grec et italien, Bodoni n’avait pas été tendre avec les Didot en critiquant leurs caractères grecs qu’il jugeait trop grêles. S’ils n’étaient pas directement nommés, du moins étaient-ils visés et personne n’avait été dupe. En 1797, Renouard écrit à Bodoni: «Vous avez des détracteurs, cela ne doit pas vous étonner. Le mérite a toujours fait des envieux; on cherche à discréditer vos éditions. Ne pouvant pas les attaquer sur le plan typographique, on répand qu’elles fourmillent d’erreurs.» Ces querelles de célébrités, animées par les sempiternels problèmes d’égo et de vanité, finirent par se calmer. En 1801, Didot écrit dans Le Magasin encyclopédique : «Vous trouverez peut-être que j’ai jugé Bodoni avec trop de sévérité ; comme littérateur je condamne ses éditions, comme typographe, je les admire.» Et plus tard : «Nous avouerons sans peine que le célèbre imprimeur de Parme, Bodoni, a fait faire, avec une constance admirable, de très grands progrès à la typographie.» Bodoni accepte de participer à l’exposition des Produits de l’industrie qui se tient à Paris en 1806. Le jury se félicite d’avoir à exprimer son estime pour le talent de cet homme célèbre et lui décerne une médaille d’or. L’un des ouvrages primés, le Pater polyglotte (ou Oratio Domenica, 155 langues, 215 polices de caractères diférentes, c’est le plus vaste catalogue alphabétique et de caractères typographiques jamais publié) qui vient d’être édité, est dédié au prince Eugène-Napoléon, vice-roi d’Italie, qui, en remerciement, remet à Bodoni 10 000 louis d’or, une pension à vie de 12 000 lires réversible sur sa femme et de nombreux bijoux. À plusieurs reprises, ce prince avait fait part à Bodoni de son désir de lui voir occuper le poste de directeur général de l’Imprimerie royale d’Italie à Milan. La municipalité de Parme frappe une médaille en son honneur (elle lui sera remise le 24 février 1806 au cours d’une cérémonie publique). Il fait parvenir à l’empereur Napoléon un exemplaire de son Iliade, qu’il termine d’imprimer en 1810, en échange de quoi ce dernier lui octroie une pension à vie de 3000 francs «en considération des progrès qu’il a fait faire à l’art typographique». En 1811, Bodoni est nommé chevalier des Deux-Siciles. Sur ordre du roi de Naples, il commence l’édition de classiques français: Fénelon, Racine… Parmi les ouvrages importants que Bodoni a imprimés à Parme, citons Horace (1791, 1792), Théocrite (1792), Virgile (1792), Pétrarque (1799), Catulle (1794), La Jérusalem délivrée (1794, 1807), La Divine Comédie de Dante Alighieri (1795, 1796), Sophocle (1796), diférentes œuvres de Voltaire (1797, 1798, 1804, 1805), les Lamentations de Jérémie (1800), un Homère en grec et italien (1805), les Métamorphoses d’Ovide (1806), une célébration de la victoire d’Austerlitz (1806), L’Iliade (1810), Le Songe de Poliphile (1811), les Maximes et réflexions morales du duc de La Rochefoucauld (1811), Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1812), le théâtre complet de Jean Racine (1813) [fig. 225 et 226]. Au fil des années, il perfectionne son Manuale Tipografico.
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Fig. 225 et 226. Théâtre complet de Jean Racine, Esther. Imprimé par Giambattista Bodoni à Parme en 1813. Format réel : 31 x 46 cm. Le caractère de Bodoni a atteint sa plénitude. Vous remarquerez l’équilibre entre le corps du caractère, la justification et l’interlignage. Les caractères sont à leur taille réelle, pour bien les voir. Les marges sont réduites à cause du format de cet ouvrage.
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes
Fig. 227 et 228. Frontispice et page de titre du Manuale Tipograico de 1818. Taille réduite. Le format de l’ouvrage est de 22 x 32 cm. [La majorité des reproductions du Manuale Tipograico igurant dans ce chapitre provient du fac-similé réalisé par le Club des libraires de France en 1955. Bibliothèque de François Richaudeau. Les autres reproductions proviennent de celle de l’auteur.]
1. Selon une lettre écrite de Parme, le 14 novembre 1818, par la Signora Bodoni à M. Durand l’aîné, de Metz, le Manuale Tipografico a été tiré à 290 exemplaires (cf. René Ponot).
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La santé de Bodoni, jusque-là robuste, se détériore et l’oblige souvent à interrompre son travail. La Stamperia Reale n’a plus la rentabilité ni le prestige qu’elle avait depuis des années. Elle est fermée le 5 avril 1813, mais Bodoni conserve sa propre fonderie et sa propre imprimerie. En mars de la même année, il subit une intervention chirurgicale, s’en remet pour peu de temps et rédige son testament. Il meurt le 30 novembre 1813, à sept heures et demie, entouré d’amis intimes dont il avait réclamé la présence. Un inventaire réalisé peu après sa mort, dans sa fonderie et son imprimerie, recensait 25 491 poinçons et 50 283 matrices. En 1818, son épouse fait paraître la dernière version de son Manuale Tipografico, en deux gros volumes totalisant 546 pages dont 72 de texte, composé et imprimé dans son imprimerie par son prote Luigi Orsi. C’est un véritable catalogue-spécimen de ses caractères, «monument de l’art typographique» selon Jan Tschichold, l’œuvre de 50 années de travail comprenant 665 alphabets (ses caractères latins, romains et italiques, ses caractères d’écriture et ses 100 caractères orientaux), ainsi que 1300 vignettes, frises et ornements plus raffinés les uns que les autres. L’ouvrage se termine par deux feuilles de musique en notes rondes [fig. 241, page 160] et une en neumes grégoriens. Il comporte également une préface dont nous avons déjà fait référence. Le véritable intérêt de cet ouvrage ne réside pas tant dans le fait d’être le testament du créateur typographique le plus important de son époque, ni dans le fait d’être merveilleusement imprimé et d’une grande raretéB, mais c’est de présenter un éventail de
Fig. 229 et 230. Manuale Tipograico de 1818. Le romain de l’introduction (Au lecteur…) et l’italique de la préface. En réalité, l’extérieur de l’encadrement de chaque panneau mesure 76 x 120 mm. Comme pour la plupart des reproductions figurant dans cet ouvrage, les marges sont ici réduites au bénéice de l’agrandissement des caractères ain de vous permettre de mieux les voir.
la création typographique de la seconde moitié du xviiie siècle, depuis ceux publiés dans son Fregi e Majuscole, en 1771, puis ceux figurant dans son Manuale Tipografico de 1788, jusqu’aux premiers caractères modernes, rajnés et rigoureux, comme ceux créés par John Baskerville, et pourtant pas aussi rigides et formels que ceux réalisés par son rival français Firmin Didot. Cette œuvre monumentale est encore remarquable par son intégrité de style qui constitue un modèle de cohérence artistique. La véritable carrière de Bodoni commence avec sa nomination à la tête de la Stamperia Reale de Parme, en 1768, et s’achève au jour de sa mort. Son œuvre se divise en deux périodes: l’une nettement influencée par Fournier le jeune, et l’autre dans le style qui marquera le xixe siècle et commence vers 1785.
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes
Fig. 231 et 234. Manuale Tipograico de 1818. Certains de ces caractères igurent déjà dans le spécimen de 1788.
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Fig. 235 et 238. Bodoni a d’abord bâti des livres en fonction de l’œuvre et des caractères dont il disposait, puis il a gravé ses caractères en fonction de l’œuvre et du livre qu’il voulait réaliser (cf. René Ponot). Les igures 235 et 236 (en haut) et 237 et 238 montrent des caractères assez proches les uns des autres, Bodoni les ayant modiiés pour transcrire inement l’atmosphère d’un texte nouveau.
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes
Fig. 239 à 240. Manuale Tipograico de 1818. À partir de 1771-1772, Bodoni a gravé un nombre important de caractères de langues africaines et asiatiques. En voici quelques-unes. Fig. 241. Manuale Tipograico de 1818. L’une des deux pages de notation de la musique en notes rondes.
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Fig. 242. En pages 116 à 125, nous avons aperçu la fonderie de Joseph Gillé père, puis de Joseph Gaspard Gillé ils qui prit sa succession en 1789. En 1819, Gillé ils écrivit, imprima et envoya à «Messieurs les membres du Jury pour le concours des Progrès de l’Industrie française de 1819» un fascicule de 16 pages dont 11 concernent une «Notice sur l’état de la Typographie en France». En page 9 de cette notice igure, en note, la transcription typographiée d’une lettre que Giambattista Bodoni lui avait écrite de Parme le 11 mai 1812, pour lui confirmer qu’il attendait bien la visite de son ils, que son cabinet lui sera ouvert et qu’il ne lui cachera rien. Bodoni dit également qu’il refuse le titre de «premier Typographe de l’Europe» étant donné qu’il a déjà été décerné à M. Pierre Didot et qu’il ne veut empiéter sur les droits de personne. Remarquez également la dernière phrase, sous la signature : une façon de rappeler à ses confrères qu’il ne doit pas être si mauvais professionnel! Format 170 x 240 mm. Le texte ici est à la taille réelle et les marges réduites. [Bibliothèque de François Richaudeau.]
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes Giambattista Bodoni aura gravé des milliers de types emprunts d’une sensibilité exquise toute latine et aura privilégié une mise en pages harmonieuse se caractérisant par le rajnement des formes des caractères, l’équilibre des blancs, des marges, de la longueur des lignes, des espacements et de la largeur des colonnes. Et pourtant, quand on considère la production de ces 45 années de carrière, on trouve une telle diférence entre les premières œuvres et les dernières qu’on ne peut que s’étonner que le même homme les ait conçues [comparez la fig. 199, p. 141, avec la fig. 219, p. 149]. La première version du caractère Bodoni a été imprimée en 1790. Sa version définitive fut utilisée pour la première fois en 1798, la même année que la première fonte de Firmin Didot ayant marqué profondément l’esthétique du livre français, utilisée pour l’impression de l’édition de son Virgile illustrée sous la direction de David. Le Bodoni fut ensuite adopté par un grand nombre d’imprimeurs en Europe et connut un succès similaire à celui du «Didot» de Firmin. Jamais imprimeur n’a été autant apprécié et honoré de son vivant. Empereurs, rois et princes de l’Église lui décernaient titres et décorations. On s’est souvenu, pour la lui appliquer, de l’épitaphe gravée sur la tombe de Christophe Plantin: le typographe des rois et le roi des typographes.
D Caractère Noël 1961 reproduit dans son intégralité le texte de la communication que René Ponot a produite à Lurs, le 24 août 1961, lors de la session annuelle des Rencontres internationales de Lure. C’est une étude rigoureuse des caractères Bodoni en plomb des fonderies de cette époque, comparés aux caractères qui figurent dans certains ouvrages réalisés par Bodoni et dans son Manuale Tipografico de 1818. Cette étude concerne les caractères Bodoni des fonderies Amsterdam, ATF (American Type Founders), Bauer, Deberny et Peignot, Haas (1922 et 1924), Linotype, Ludlow, Monotype, Nebiolo (1913) et Stempel. Il explique que le Bodoni de l’ATF, dessiné par Morris Fuller Benton en 1909-1910, est le plus largement difusé et se retrouve chez la plupart des fondeurs européens; seuls les Bodoni Bauer, Ludlow, Monotype n°4 et Lumitype proviennent d’autres interprétations. René Ponot montre alors que chaque Bodoni du commerce est une synthèse de plusieurs fontes de Giambattista Bodoni plutôt que la reproduction de l’une d’entre elles, et que Morris Fuller Benton a incontestablement mis au point un caractère que ne renierait sûrement pas Bodoni, mais qu’il l’a fait en fonction de servitudes dont Bodoni n’avait pas à tenir compte et auxquelles il aurait certainement refusé de se plier. Et Ponot d’expliquer: «Je veux parler surtout de la fragilité des déliés et des empattements. Bodoni l’a dit lui-même: “Je ne veux que du magnifique, je ne travaille pas pour le vulgaire des lecteurs.” Une telle déclaration, dans la bouche de celui qui la prononçait, n’avait aucune intention blessante, mais elle indique assez que nous avons affaire à un imprimeur de cour, pour qui les rassortiments de caractères cassés ne posaient aucun problème. Morris Fuller Benton, au contraire, avait le devoir d’y penser et il a su doter ses types de déliés assez vigoureux pour sup-
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porter un usage prolongé sans que leur silhouette en fût regrettablement affectée. Remarquons au passage que si le Didot n’a pas la cote du Bodoni, cela tient peut-être uniquement à ce que personne ne s’est occupé de lui donner les mêmes qualités mécaniques. Mais “le Didot n’est admirable que dans son état de pureté originelle (Maximilien Vox, Caractère Noël 1953)”.»
En ce qui concerne le Bodoni de Deberny et Peignot, réalisé pour la LumitypePhoton, donc pour la photocomposition, René Ponot explique: «Ce nouveau Bodoni résulte d’un travail d’équipe conduit par notre compagnon [des Rencontres de Lure] Adrian Frutiger. C’est dire que rien, dans sa conception, n’a été laissé au hasard. S’il y a des erreurs, pourrait-on dire, elles sont voulues.»
Fig. 243. Le Bodoni de la fonderie Deberny et Peignot, réalisé pour la photocomposition, résulte d’un travail d’équipe dirigée par Adrian Frutiger dans le début des années 1960.
«Si je cherche à le comparer aux autres Bodoni dont nous avons parlé, je dirai que c’est avec celui de Bauer que ce Bodoni Lumitype offre le plus d’analogie, et cependant on ne peut imaginer caractères plus dissemblables. Autant l’un est spontané, autant l’autre est élaboré, précis, rigoureux et calibré.»
Fig. 244. Le Bodoni de la fonderie Bauer (en plomb), dessiné par Heinrich Jost en 1924, a inspiré le Bodoni d’autres fondeurs européens. Il est assez idèle à la «patte» de Bodoni. Sa version numérisée également.
«Le Bodoni de Heinrich Jost [celui de la fonderie Bauer, qui restitue les formes le plus souvent utilisées par Bodoni] sent le burin et l’officine du graveur, alors que celui de la Lumitype connote la blouse blanche, l’éprouvette et le laboratoire. Mais il n’est pas pour autant stérilisé: le peu que nous en connaissons nous semble garant de son succès.»
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Giambattista Bodoni le typographe des rois et le roi des typographes Concernant la façon de travailler de Bodoni, René Ponot poursuit: «Manuel en main, on constate, d’une page à l’autre, des modifications incessantes. Si l’on ne savait d’avance que Bodoni a gravé toute sa vie, on serait bien obligé de s’en rendre compte. On devine qu’il a taillé d’abord un certain nombre de corps, ceux qui lui étaient immédiatement indispensables pour entreprendre tel de ses premiers ouvrages, puis qu’il a complété son échelle au fur et à mesure de nouveaux besoins. Mais l’évolution continuelle de son style l’amenait à refaire des corps déjà existants. Tant et si bien qu’il serait dijcile de trouver dans le Manuel une échelle parfaitement homogène du c. 6 au c. 60. Et pourtant c’est indiscutable, tout cela s’accorde merveilleusement: c’est du Bodoni [voir par exemple les fig. 235 à 238, p. 159]. Une page de Giambattista Bodoni, même la plus dépouillée, est toujours empreinte d’une grâce sous-jacente provenant, sans aucun doute possible, de ce qu’on sent constamment la main du graveur dans les caractères utilisés.» Au sujet des Rencontres internationales de Lure, dont la session d’été réunit chaque années, au village de Lurs-en-Provence, des professionnels de la typographie et de la communication visuelle depuis 1952, les participants de la session 1989 ont été reçus avec faste à Saluzzo, la ville natale de Giambattista, qui célébrait le 250e anniversaire de sa naissance. Un moment inoubliable de confraternité, organisée par notre ami l’imprimeur Luigi Cesare Maletto, de Turin.
Fig. 245. Les compagnons de Lure accueillis à la mairie de Saluzzo. Fig. 245 bis, ci-contre. L’étiquette de vin (L’encre de Bodoni) réalisée par des graphistes piémontais à l’occasion des célébrations de cet anniversaire. Fig. 246. Poster réalisé par la société Alfac à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Bodoni. [Archives de Piero De Macchi, Turin.]
Actuellement à Parme, le Musée Bodoni, créé par Angelo Ciavarella (ancien directeur de la Bibliothèque palatine), situé dans le Palais de la Pilotta et inauguré en 1963, conserve au total quelque 25 000 poinçons d’acier et matrices de cuivre gravés et frappées par Bodoni, dans le lieu même où se trouvaient sa fonderie et son imprimerie. ■
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Voici quelques Bodoni numérisés (parmi bien d’autres) que l’on trouve aujourd’hui sur le marché. Certaines de ces polices sont dotées d’un certain nombre de variantes : book, medium, bold, black, alternates, swashes, tout ceci en romain et en italique, ainsi que des ornements.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. 1234567890 1234567890 12345 67890 Le Bauer Bodoni, corps 16.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. 1234567890 1234567890 Le Bodoni, de la Monotype, corps 16.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. 1234567890 1234567890 12345 67890 Le Bodoni Old Face de Berthold, corps 16.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. 1234567890 1234567890 Le Bodoni Antique, corps 16.
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Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. 1234567890 1234567890 ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Les formes d’écriture révèlent l ’esprit propre de chaque siècle. ABCDEFGHIJKLMNOPQRS TUWX XZ 1234567890 A B C D E F G J K L M N O P Q W X Y Z Le Bodoni Classic Roman [1], Italic [2], Alternate Romain [3] et Alt. Italic [4], Chancery [5] et English Initials [6], c. 16. Créé par Gert Wiescher, 1993.
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Les Didot du xviiie siècle
Fig. 247, 248 et 249, ci-dessus à droite. Œuvres diverses de M. de La Fontaine, éditées par François Didot en 1729 et imprimées par Joseph Barbou (sans doute le même imprimeur qui a imprimé les manuels de Pierre-Simon Fournier, les dates coïncident). Dans les extraits du privilège (à droite), on apprend que l’approbation a été donnée le 21 février 1728, que François Didot partage son privilège avec cinq libraires (dont Barbou) en date du 4 mars 1728, et que le tout a été enregistré à Paris le 29 avril 1728, pour une impression l’année suivante. In-octavo. [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
Eugène Piton, La Famille FirminDidot, Paris, 1856. Edmond Werdet, Étude biographique sur la famille Didot, Paris, 1864. C. Lucas de Peslouan, «Les Didot», in Arts et Métiers graphiques n°13, Paris, sept. 1929. André Jammes et Françoise Courbage, Les Didot. Trois siècles de typographie et de bibliophilie 1698-1998, catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, puis au Musée de l’imprimerie à Lyon, en 1998.
L
a famille Didot est originaire de Lorraine. C’est une dynastie d’imprimeurs, éditeurs et typographes français, qui commence au début du xviiie siècle et se poursuit de nos jours. La Société nouvelle Firmin-Didot est actuellement (en 2010) située à Mesnil-sur-l’Estrée dans l’Eure, en Haute-Normandie. Leur action s’est marquée dans toutes les branches de l’imprimerie se rapportant à la fabrication du livre, qu’il s’agisse des caractères, des papiers, des encres, des presses ou de l’édition. Les Didot ont aussi été des hommes de culture et de goût, des érudits et des bibliophiles passionnés. Ils ont créé des types de livres qui les distinguent des autres éditeurs. François Didot 1689-1757
François-Ambroise ➷ le papier vélin en France Didot, l’aîné le point Didot 1730-1804 la presse à un coup
Pierre Didot 1761-1853
Firmin Didot ➷ Henry Didot 1764-1836 le Didot 1765-1852 l’Anglaise le Didot millimétrique
Pierre-François Didot, le jeune 1732-1795
Saint-Léger Didot 1767-1829
Didot jeune ?-1796
Dans ce chapitre, nous allons, bien sûr, n’évoquer que les membres de cette famille en activité au xviiie siècle, et plus particulièrement les trois dont les apports à la typographie et à l’imprimerie nous concernent plus particulièrement, c’est-à-dire FrançoisAmbroise et ses deux fils, Pierre et Firmin.
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Fig. 250. Œuvres diverses de Monsieur Pellisson, éditées par François Didot à Paris, quai des Augustins, à la Bible d’Or, en 1735. In-octavo. [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
Fig. 251 et 252. La Cyropædie ou l’Histoire de Cyrus traduite du grec, de Xénophon, éditée par François Didot à Paris, quai des Augustins, à la Bible d’Or, en 1749. In-octavo. Vous remarquerez que les caractères employés et les mises en pages reproduites ig. 247 et 250 sont encore tout à fait de style xviie siècle. Sur les ig. 251 et 252, on observe une nette influence de Pierre-Simon Fournier. [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
François Didot (1689-1757). Le premier, François Didot, fils de Denis Didot, marchand boucher à Paris. Après une formation chez André Pralart, il est reçu libraire en 1713 et ouvre son commerce à l’enseigne de «La Bible d’Or», rue Pavée, à Paris, et la transfère ensuite quai des Augustins. La communauté de cette corporation le nomme syndic en 1753. Il est reçu imprimeur en 1754 et devient ainsi le premier à exercer cette profession dans la famille. Il éleva onze enfants. Ce fut un homme instruit, estimé de tous ceux qui étaient à même de le côtoyer. Ami intime de l’abbé Prévost, il publia tous ses ouvrages, en particulier son Histoire des voyages. L’abbé Pierre de Bernis, si célèbre par la suite fut quelque temps employé chez lui, comme correcteur, à sa sortie du séminaire. Deux de ses fils furent associés à son travail: François-Ambroise (1730-1804) qui devint le chef de lignée des Didot-Aîné, et Pierre-François (1732-1795), chef de la lignée des Didot-Jeune. Cette dernière s’est plus particulièrement occupée de la fabrication du papier et a établi des papeteries à Essones. On lui doit la fabrication du papier dit «sans fin». Dans les deux lignées cependant, on s’occupa de fonte de caractères et d’éditions en concurrence cordiale, car dans la famille Didot chacun profitait du travail des autres. On peut (au moins d’après le nom de l’éditeur) distinguer la production de Didot-Jeune de celle de Didot-Aîné, mais on ne saurait, dans chaque lignée, établir le départ entre ce qui est travail du père de ce qui est travail des enfants. Pierre-François travailla en étroite collaboration avec ses trois fils Henry (1765-1852), Saint-Léger (1767-1829) et le troisième appelé particulièrement Didot-Jeune (décédé en 1796), et François-Ambroise fit de même avec ses fils, Pierre (1761-1853) qui lui succéda comme imprimeur en 1789, et Firmin (1764-1836) qui se spécialisa plus particulièrement dans la fonderie typographique.
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Les Didot du xviiie siècle
Fig. 253. Histoire de la vie de Henri IV. Didot l’aîné (François-Ambroise), Paris, 1765. Taille très réduite. [Bibliothèque municipale de Blois.]
Fig. 254. Essai de fables nouvelles dédiées au Roi, suivies de poésies diverses et d’une épître sur les progrès de l’imprimerie, par Didot Fils aîné [son ils Pierre], Paris, imprimé par Franç. Ambr. Didot l’aîné avec les caractères de Firmin son 2d ils, 1786. Taille réelle y compris les marges. [Bibliothèque de l’auteur.] Vous remarquerez l’évolution du dessin des caractères, mais la mise en page conserve la même architecture. Vingt et un ans séparent ces deux pages de titre.
1. D’après Marius Audin, Vakard fut probablement apprenti chez Joseph Gillé [voir pages 116 et suivantes] avant de travailler pour François-Ambroise Didot. On sait qu’il fut graveur et fondeur à son compte, entre 1797 et 1804, Cloître Notre-Dame, n° 7, à Paris, tout en continuant à travailler pour Pierre Didot. [Marius Audin, Les livrets typographiques des fonderies françaises créées avant 1800.]
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François-Ambroise Didot, dit Didot l’aîné. Fils aîné de François, François-Ambroise fut reçu imprimeur en 1753 et nommé imprimeur du clergé en 1788. C’est le premier de la famille qui a su s’écarter du cadre traditionnel de la profession. Ayant bénéficié d’une instruction supérieure, il fit preuve de talents multiples et mit au point plusieurs innovations techniques, dont la presse à un coup, le point typographique et le papier vélin. Il doit être considéré comme le créateur du «romain Didot», qu’il aurait fait graver par Pierre-Louis VakardB qui travaillait alors probablement dans son atelier. C’est ce Vakard qui «montra les premiers éléments de la gravure de poinçons à Pierre et à Firmin». «Il créa un caractère sur le corps de la Perle [de Louis-René Luce, voir page 64 à 66] qu’il appela SansPareille.» Mais celui qui établit vraiment le type Didot, c’est Firmin, le cadet et le plus grand homme de cette célèbre famille, et cela dans les dernières années du siècle. François-Ambroise a réalisé de belles éditions réputées pour la qualité de leur exécution et leur correction, sous la forme de collections, parmi lesquelles: • la «Collection du comte d’Artois» (1780-1784), collection de 64 volumes d’ouvrages français, en vers et en prose, imprimée par ordre du comte d’Artois (jeune frère de
Louis XVI et futur Charles X), dont Le Temple de Gnide, Zayde, La Princesse de Clèves, les Contes de Voltaire, Daphnis & Chloé, Manon Lescaut, Tom Jones… Ces ouvrages se classent parmi les chefs-d’œuvre des Didot. • la «Collection des Moralistes Anciens» (1782-1795), dont Épictète, Confucius, Théophraste, Sénèque, Isocrate… • et la «Collection des Classiques français et latins imprimés pour l’éducation du Dauphin» (1783-1797), dont Boileau, Bossuet (Discours sur l’histoire universelle), Corneille, Fénelon (Télémaque), La Fontaine (Fables), Malherbe, Molière, Racine, La Rochefoucault, Voltaire (La Henriade)… Les caractères employés à ces éditions, plus élégants que ceux qui existaient alors, avaient été gravés par son fils Firmin. On peut dater de ce moment la spécialisation des Didot dans les auteurs classiques qui les distinguera longtemps. Benjamin Franklin a visité son imprimerie et lui a confié son petit-fils auquel Firmin apprit la gravure et la fonte des caractères. Retiré des afaires en 1789, François-Ambroise laissait son entreprise à ses deux fils.
Fig. 255, 256 et 257. Trois gravures concernant la presse à imprimer, extraites du Traité élémentaire de l’imprimerie ou Manuel de l’imprimeur d’Antoine-François Momoro, 1783. Voir pages 220 à 225. [Bibliothèque de l’École Estienne.]
La presse à un coup. Depuis l’invention de l’imprimerie, les techniques de fabrication du livre n’avaient guère varié. En particulier, les presses (en bois) ne permettaient pas d’imprimer en un seul coup une feuille de papier, par manque de pression sujsante de la platine. Le pressier [voir le volume I, p. 58 et 59] devait donc s’y prendre en deux temps par côté de feuille, d’où l’appellation de «presse à deux coups». De 1777 à 1784, FrançoisAmbroise s’eforce d’améliorer le système. En modifiant la vis, en construisant une presse mieux ajustée, il réussit plus ou moins bien à imprimer la forme d’un seul coup. Ce qui permit de multiplier par deux la vitesse du tirage. De son côté, le directeur de l’Imprimerie royale, Anisson-Duperron, procédait à des transformations analogues: en réduisant de moitié la course de la vis, il doublait la pression de la platine. À son tour, François-Ambroise Didot assimilait les trouvailles d’Anisson et les perfectionnait un peu plus, d’où une querelle entre les deux hommes au sujet de la paternité du progrès accompli. Ces tentatives technologiques sont les prémices d’une révolution industrielle qui s’épanouira au siècle suivant, à laquelle les Didot apporteront leur participation. Les modifications des vieilles machines en bois deviendront totalement inutiles lorsqu’Ambroise Firmin-DidotB rapportera d’Angleterre la presse à imprimer tout en métal de Stanhope.
1. Firmin-Didot. En 1827, Firmin Didot céda à ses trois fils la direction de ses afaires pour se consacrer à la députation et se démit ojciellement de ses activités professionnelles deux ans plus tard. En mémoire de cette figure impressionnante, ses descendants ont été autorisés à joindre son prénom à leur patronyme.
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Les Didot du xviiie siècle Le papier vélin. Dans le chapitre consacré à John Baskerville, nous avons vu [page 40] que le papier vélin a été fabriqué pour la première fois dans le moulin de James Watman, situé à Maidstone, dans les environs de Londres, dans les années 1750. Depuis l’origine de l’imprimerie, la pâte à papier, que l’ouvreur ramène dans la forme après l’avoir plongée dans la cuve, se dépose sur un tapis résistant composé de fils de laiton rectilignes et parallèles qui constitue un plan filtrant. Ces fils de laiton se nomment «vergeures». Ils laissent une légère empreinte dans la feuille de papier sous la forme de lignes parallèles un peu plus claires que la couleur de la feuille, du fait d’une épaisseur de la pâte moindre à l’aplomb des vergeures, d’où le nom de «papier vergé» [voir le volume I, «La fabrication du papier à la forme», p. 18 et 19].
Fig. 258, ci-dessus. Nous sommes dans le moulin à papier Vallis Clausa à Fontaine-de-Vaucluse. L’ouvreur, après l’avoir plongée dans la cuve, retire la forme remplie de pâte à papier alors à l’état de pulpe. Une grande partie de l’eau va s’écouler à travers le treillis métallique. Fig. 259, ci-contre. Œuvres de François de Salignac de La Mothe Fénelon, imprimées par François-Ambroise Didot en 1787. [Bibliothèque municipale de Blois.]
Le papier vélin est toujours fabriqué à la forme, donc feuille à feuille, mais le tapis résistant est cette fois-ci composé d’un treillis métallique extrêmement fin dont la structure n’apparaît pas dans l’épaisseur du papier. C’est Benjamin Franklin (17061790), qui, alors imprimeur dans sa maison de Passy entre 1776 et 1785, le lui aurait fait connaître. Le papier vélin, sans grain, soyeux et lisse, convenait particulièrement bien à l’impression avec les nouveaux caractères Didot, fins et légers, de style néoclassique, mais son coût élevé le réservait à des tirages de luxe. François-Ambroise Didot mit au point, avec les papetiers Johannot d’Annonay, la fabrication du papier vélin en France. Les Johannot père et fils, aidés des conseils de François-Ambroise, après plusieurs essais infructueux, réussirent en 1781 à lui fournir du papier vélin de format grand-raisin (qui, au xviiie siècle, approchait les 62x48 cm). Grâce à François-Ambroise, les Johannot fabriquaient et vendaient d’importantes quantités de papier vélin, quand les Montgolfier en étaient encore aux essais.
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Fig. 260. Conte allégorique…, Épreuve d’un nouveau caractère de Didot l’aîné sur un essai de papier vélin de France. 1781. Il s’agit d’un Petit-Parangon (corps 20) gravé par Vakard pour François-Ambroise Didot en 1781. Taille réelle. [Bibliothèque de l’auteur.]
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Les Didot du xviiie siècle
Fig. 261. Édit du roi donné à la Muette au mois de mai 1774. Épreuve d’un second caractère de Didot l’aîné sur un essai de papier vélin de France. Il s’agit d’un Gros-Romain (corps 18) gravé par Vakard pour François-Ambroise Didot en 1782. Taille réelle. [Bibliothèque de l’auteur.]
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Fig. 262. Avis aux souscripteurs de La Gerusalemme liberata… Il s’agit d’un autre Gros-Romain, toujours gravé par Vakard pour François-Ambroise Didot, mais en 1784. Taille réelle. [Bibliothèque de l’auteur.]
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Les Didot du xviiie siècle
Fig. 263. Le spécimen de la Fonderie Gauthier Frères et Cie, Besançon, 1835, utilise encore le nom des caractères pour désigner leurs tailles. [Bibliothèque de Claude-Laurent François.]
Fig. 264. Le spécimen de la Fonderie de Laurent et de Berny, Paris, 1828, créée l’année précédente par Honoré de Balzac, utilise et le nom des caractères et les points Didot pour désigner la taille des caractères.
Fig. 265. Le spécimen de la Fonderie Biesta, Laboulaye & Cie, Paris, 1843, utilise uniquement les points Didot pour désigner la taille des caractères. Il ajoute le prix au kg. [Bibliothèque de l’École Estienne.]
[Fac-similé, Éditions des Cendres, Paris, 1992, p. 15.]
Le point typographique ou point Didot. Depuis le début du xvie siècle, la prolifération de la diversité des tailles des caractères s’est faite dans la fantaisie la plus complète, sans relation logique les unes avec les autres, et, le temps passant, cela a posé de nombreux problèmes, entre autres celui de la compatibilité entre les caractères provenant de fonderies diférentes. De plus, si chaque taille de caractère portait le même nom d’un fabricant à un autre, leurs dimensions étaient quelque peu dissemblables. Au xviie siècle, Joseph Moxon [voir le volume II, p. 40 à 47], à Londres, a été le premier à imaginer une solution d’échelle en donnant aux diférents caractères une valeur progressive basée sur le pied anglais, ce qui permit une correspondance entre le nom de taille et l’unité de longueur. Mais son étude, ayant été fort peu difusée, sombra rapidement dans l’oubli. Un peu plus tard, c’est le Père Sébastien Truchet qui se pencha sur ce problème dans les années 1690 [voir le volume II, p. 12 et suivantes], alors qu’il participait aux travaux d’étude concernant le Romain du roi. En 1737, Pierre-Simon Fournier tenta de constituer une métrique des caractères [voir le volume II, p. 138 et suivantes], qui ne fut que partiellement adoptée par la profession, faute de baser son système sur une mesure légale reconnue par tout un chacun. Vers 1785, François-Ambroise Didot a repris les travaux de Fournier et imaginé un système typographique rationnel pour mesurer les caractères et fixer le rapport des diférents corps entre eux. Dans la préface de la Première épreuve des nouveaux caractères de la fonderie de Fr. Amb. Didot l’aîné, on peut lire: «On n’a point suivi les proportions ordinaires qui ne sont point parfaitement justes, et qui d’ailleurs ne sont nulle part les mêmes. On a pris une mesure connue, fixe et invariable, la ligne de pied-de-roi et on a divisé cette ligne en 6 mètres ou mesures. Ces 6 mètres forment le plus petit de nos caractères…» Vous trouverez le développement de ce sujet dans le chapitre «Le point typographique et les mesures de caractères» qui fait suite à ce chapitre sur les Didot.
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Fig. 266. Illustration gravée par Giraudet d’après Percier, in les Fables de La Fontaine, de l’imprimerie de Pierre Didot, au Palais national des sciences et des arts (le Louvre), Paris, an X, 1802, in-folio en 2 volumes.
Pierre Didot. Fils aîné de François-Ambroise, Pierre Didot succéda à son père qui lui avait cédé son imprimerie en 1789 quand il se retira des affaires. À l’exposition des Produits de l’industrie de 1798, son Virgile, imprimé entièrement en latin Fig. 267. Pierre Didot. et considéré comme le plus représentatif de l’esthétique Médaille gravée par F. Veyrat, 1823. Didot, lui valut (ainsi qu’à son frère Firmin qui en avait fondu et gravé les caractères en 1794) la grande médaille d’or qui ne fut décernée qu’à douze exposants. Par les soins qu’il apportait à son art et la beauté de ses éditions, il obtint la plus belle des récompenses qui fut jamais décernée à l’imprimerie. Pour honorer l’imprimerie en sa personne, le gouvernement fit placer ses presses au Louvre, où elles restèrent sous le Consulat et jusqu’au commencement de l’Empire. C’est là que furent imprimées les magnifiques éditions dites «du Louvre», dont la collection des grands in-folio qui se composent principalement: • du Virgile, commencé en 1791 et achevé qu’en l’an VI (1798), grand in-folio avec 23 gravures d’après les dessins réalisés par Gérard et Girodet [fig. 270, p. 177]. «Cet ouvrage, le premier et le plus célèbre de la série des grands in-folio publiés au Louvre par Pierre Didot, tient une place exceptionnelle dans la production de toutes les générations de cette famille. Il a été tiré à 250 exemplaires, plus un sur papier vélin vendu en Angleterre avec les dessins originaux. Ces derniers ont été dispersés.» (Cf. André Jammes, Les Didot, trois siècles de typographie…) • de l’Horace, in-folio, publié en l’an VII (1799), orné de charmantes vignettes dessinées par Percier et gravées par Girardet ; • des Œuvres de Jean Racine, an IX (1801-1805), en trois grands in-folio, ornés de 56 gravures exécutées par d’habiles artistes d’après les dessins de Prud’hon, Girodet, Gérard et Chaudet [fig. 268 et 269, page suivante].
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Fig. 268 et 269. Œuvres de Jean Racine en 3 volumes grand in-folio, imprimé sur pur vélin par Pierre Didot au Louvre, frontispice de Prud’hon, Paris, an IX (1801-1805), avec le caractère «Didot» de Firmin. Cet ouvrage réalisé en un seul exemplaire fut déclaré «la plus parfaite production typographique de tous les pays et de tous les âges» à l’Exposition nationale de Paris de 1806 et à l’Exposition universelle de Londres en 1851.
«Exemplaire unique pur vélin. Il a appartenu à Firmin Didot et a figuré dans la vente de ses livres en 1811 avec les 57 dessins originaux […]. Mis à prix à 32000 francs, il a été retiré “sans enchères”. En 1824, il appartenait encore à Firmin, puis est entré à la Bibliothèque nationale, mais sans les dessins qui ont été dispersés.» (Cf. André Jammes.) Le jury de l’Exposition nationale de 1806 à Paris (à laquelle participait également Giambattista Bodoni, voir page 153) et celui de l’Exposition universelle de Londres de 1851 (la première exposition universelle) proclamèrent le Racine «la plus parfaite production typographique de tous les pays et de tous les âges». • des Fables de Jean de La Fontaine, an X (1802), en deux volumes, avec 12 charmants bandeaux de Giraudet gravées par Percier, imprimées à 250 exemplaires, plus un exemplaire sur vélin [fig. 266, page précédente]. Outre les belles éditions dont nous venons de parler, il faut citer les Voyages de Denon, l’Iconographie grecque et romaine de Visconti et surtout la Collection des chefs-d'œuvre français, de format in-octavo, dédiée aux Amis de l’art typographique, et digne par sa beauté et sa pureté de ceux à qui elle était destinée.
Fig. 270, page ci-contre. La Jérusalem délivrée, à Paris, de l’imprimerie de Pierre Didot l’aîné, l’an IVe de la République, 1796. In-folio. [Bibliothèque de Ladislas Mandel.] Fig. 271 et 272, pages 178 et 179. Virgile, Publius Virgilius Maro, Bucolica, Georgica et Aeneis, de l’imprimerie de Pierre Didot, Paris, 1798. Cet ouvrage est le premier et le plus célèbre de la série des grands in-folio publiés au Louvre. Fig. 273 et 274, pages 180 et 181. Jean de La Fontaine, Les amours de Psyché et de Cupidon avec le poème d’Adonis, grand in-quarto (230 x 300 mm), édition ornée de figures dessinées par Moreau le jeune et gravées sous sa direction, à Paris de l’imprimerie de Didot le jeune (il s’agit de Pierre-François, le frère de François Ambroise et l’oncle de Pierre et Firmin), Paris, l’an troisième (1795). Taille réelle, seules les marges sont à peine diminuées. [Bibliothèque de l’auteur.]
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Fig. 275 et 276. Ollivier, poème par Cazotte, tome premier, imprimé par Pierre Didot l’aîné, l’an VI, 1798.
Pierre Didot est probablement, de tous les Didot, celui qui a le plus profondément marqué l’art du livre français. En associant David, Prud’hon, Fragonard à ses entreprises éditoriales, il a donné à l’illustration dans le livre une dignité nouvelle. Il a assuré la difusion du style néoclassique dans toute l’Europe. Pendant la période révolutionnaire, il a imprimé des millions d’assignats. Il a eu le privilège d’installer ses presses au Louvre d’où sont sorties les grandes éditions classiques qui ont fait sa renommée. Il fut également décoré de l’ordre de Saint-Michel. Il a participé au grand élan artistique du romantisme, en publiant notamment les premiers volumes des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Si son frère Firmin lui fournissait les caractères nécessaires à ses publications, cela ne l’empêcha pas d’établir sa propre fonderie dont le Spécimen [fig. 278 et 279, p. 184 à 186], publié en 1819, contenait de nouveaux styles gravés par Vibert (dont le fameux Gras-Vibert). Pierre Didot eut pour successeur son fils, Jules, qui fut dépressif et n’arriva pas à gérer son entreprise. Après 1830, il transporta son imprimerie et sa fonderie à Bruxelles et les vendit au gouvernement belge pour en faire l’Imprimerie royale de Belgique. Mais nous voici trop entrés dans le xixe siècle, et nous continuerons cette histoire dans le volume suivant. Pierre Didot se distingue également par son œuvre poétique. Il est l’auteur d’un Essai de Fables nouvelles dédiées au Roi, suivies de diverses poésies et des traductions en vers français du ive livre des Géorgiques ainsi que du ier livre des Odes d’Horace. Il est encore l’auteur de la fameuse Épître sur les progrès de l’imprimerie, écrite en vers et dédiée à son père, ainsi que des Notes sur l’Épître qui y font suite [voir fig. 254 p. 168, et fig. 326 à 329 p. 212 et 213 dans un tout autre contexte]. Ces deux textes ofrent un intérêt documentaire certain.
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Fig. 277. Portrait de Firmin Didot, gravé par G. Schultz d’après un dessin d’Anne-Louis Girodet.
Firmin Didot. Né à Paris le 14 avril 1764 et mort au Mesnil-sur-l’Estrée le 24 avril 1836, Firmin Didot avait succédé à son père, François-Ambroise, en 1789, se spécialisant dans la gravure et la fonderie de caractères, tandis que son frère Pierre, comme nous l’avons vu, se consacrait principalement à l’édition. Mais les attributions n’étaient pas aussi nettement définies. Firmin a déployé également une activité non négligeable de libraire-éditeur et a mis en place, autour d’un moulin à papier, à l’origine modeste, au Mesnil-sur-l’Estrée, une véritable fabrique regroupant les diverses branches de l’industrie du livre. En 1829, il abandonna l’imprimerie pour la politique et fut élu député d’Eure-et-Loir de 1827 à 1834. Ses fils Ambroise (1790-1876), Hyacinthe (1794-1880) et Frédéric (1798-1836) lui succédèrent.
Firmin était un homme cultivé. Il avait voyagé en Italie, en Grèce, en Espagne, il avait traduit Virgile en vers français. À deux reprises, il tenta son entrée à l’Académie française, en 1819 et en 1826, mais sans succès. C’était également un remarquable technicien et, à ce titre, il fut l’un des principaux experts chargés de la fabrication des assignats, pendant la Révolution. Ses recherches à ce sujet aboutirent à la mise en point de la technique de stéréotypage (voir plus loin) qui a permis aux Didot d’imprimer des ouvrages bon marché. Firmin fut encore un bibliophile d’une grande finesse. Firmin Didot fut traducteur, auteur de deux tragédies, et de poésies. Il avait le culte des grands auteurs grecs et latins. Il est ainsi l’auteur de: • Annibal, tragédie en cinq actes, grand in-octavo, Paris, 1817, de l’imprimerie de Firmin Didot. Cette pièce, qualifiée par l’auteur «du genre le plus sévère», ne fut jamais représentée. • La Reine de Portugal. Tragédie en cinq actes, représentée pour la première fois sur le second Théâtre français le 20 octobre 1823, grand in-octavo, Paris, 1823, de la Typographie de l’auteur. • Poésies de Firmin Didot, député de l’Eure-et-Loir, suivies d’observations littéraires et typographiques sur Robert et Henri Estienne, 2 volumes in-octavo, Paris, 1834, Typographie de Firmin-Didot Frères. Le caractère Didot. À le regarder isolé, le caractère Didot ne semble pas diférer sensiblement de tel ou tel autre caractère romain de cette époque, particulièrement le Baskerville et le Bodoni. Mais qu’on regarde une page composée avec ce caractère, cette page a tout ensemble une sorte de légèreté, de simplicité et de solidité qui lui est bien particulière. Cela tient à ce que chaque lettre a par elle-même ses qualités. Elle le doit à l’excellence du rapport entre les pleins et les déliés, les déliés jouant le rôle de contrefort auprès des pleins, à l’exacte verticalité des fûts, à l’exacte horizontalité des empattements et aux prolongements horizontaux donnés aux attaques. (Dans la classification Vox-Atypi, le Didot fait partie de la famille des Didones. Voir à la page 117 du premier volume.) Que ces qualités appartiennent au seul Didot, il serait exagéré de l’assurer. On les trouve, bien que moins ajrmées, dans le Baskerville et le Bodoni. Certains critiques d’ailleurs ont tout simplement accusé Didot d’avoir été un plagiaire : «On a dit, écrit Marius Audin, que didot se prononce en anglais baskerville et en italien bodoni…» et il ajoute: «Pourquoi altérer ainsi la vérité ? Le vrai, c’est que le type Didot, esquissé dans le Grandjean, en puissance dans le Baskerville, réalisé à peu près complètement par le grand typographe Bodoni, ne fut définitivement fixé qu’à l’époque où Firmin Didot grava ses dernières lettres; à ce moment l’obit est strictement horizontal et toutes les caractéristiques secondaires qui, dans le Baskerville peuvent encore rappeler le Jenson, ont disparu.»
Fig. 278 et 279, pages 184 à 187. « Caractères de la fonderie de Firmin Didot, rue Jacob, n°24 à Paris. » Planche n°2, moitié gauche p. 184-185 et moitié droite p. 186-187. In Spécimen de caractères de Firmin et Jules Didot, Librairie Paul Jammes et Éditions des Cendres, Paris, 2002. Taille réelle.
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Le «Firmin Didot» de la fonderie Deberny et Peignot. En 1912, Georges Peignot rachetait le fonds Beaudoire pour compléter sa collection de types classiques, dont tout l’héritage des Didot. Théophile Beaudoire (1838-1909) était devenu le gérant de la Fonderie Générale en 1872. C’est à lui que l’on doit, en 1858, la résurrection des types latins anciens qu’il nomma Elzévirs.
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Voici quelques Didot numérisés (il y en a peu) et autres caractères de la même famille des Didones, que l’on trouve aujourd’hui sur le marché.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. 1234567890 1234567890 1234567890 Le Didot LH, Linotype-Hell, headline, regular romain et italique, bold, corps 15. Ce caractère a été dessiné par Adrian Frutiger en 1991.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. 1234567890 1234567890 1234567890 Le Walbaum Book,regular, italic, bold et bold italic, corps 14. Justus Erich Walbaum (1768-1839), de nationalité allemande, était un contemporain de Giambattista Bodoni et de Firmin Didot.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de 1234567890 1234567890 1234567890 L’ Ambroise, light, regular, demi, bold et black, corps 16, de Jean-François Porchez. L’ Ambroise n’a pas d’italique.
Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. Les formes d’écriture révèlent l’esprit propre de chaque siècle. Elles sont le reflet des connaissances & acquisitions d’une époque. 1234567890 1234567890 1234567890 1234567890 Le Cecilini, de FontFont, regular, regular italique, medium et bold, corps 15.
empattements plats et filiformes
fûts rectangulaires
pleins et déliés très contrastés
axes verticaux
contre-poinçon des Garaldes
barre horizontale
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Les Didot du xviiie siècle
Fig. 280-284. Cinq des sept pages de la préface du premier livre de Firmin Didot, qu’il dédie à son frère Pierre, les Bucoliques de Virgile (1806), dont il avait traduit le texte en vers français. Cette préface utilise pour la première fois le caractère cursif appelé «Anglaise» que Firmin venait de créer. Taille réelle: 13 x 20 cm. Voir aussi les pages de garde où quatre de ces pages sont reproduites à la taille réelle. [Bibliothèque de Ladislas Mandel.]
Détail de la page 2, taille réelle.
Fig. 285, page ci-contre. « Méthode pour faciliter la composition du caractère dit Anglaise », in Spécimen de la Fonderie Biesta, Laboulaye & Cie, Paris, 1843. Taille réelle. [Bibliothèque de l’École Estienne.]
L’Anglaise de Firmin Didot. Le premier ouvrage édité par Firmin Didot est un Virgile, plus exactement les Bucoliques, traduites en vers français par lui-même. À Paris, 1806. L’épître, dédiée à son frère Pierre, est typographiée avec le caractère appelé «Anglaise» [voir page 27], dont c’était la première utilisation, une création pour laquelle Firmin venait d’obtenir un brevet d’invention. Dans cette préface, il décrit les dijcultés de la gravure et de la fonte du caractère qui ont nécessité l’établissement d’un système nouveau qu’il se garde bien de divulguer ici. Ce caractère a valu à l’ouvrage la médaille d’or de l’exposition des produits de l’industrie française de 1806. La prouesse réside dans la résolution des problèmes de crénage de ce caractère cursif et dans le fait que l’on ne voit pas la liaison des lettres entre elles. L’invraisemblable gageure de Firmin Didot de faire une Anglaise typographique (jusque-là, l’Anglaise n’avait été qu’une écriture manuelle) présuppose une imagination audacieuse: il fait un «type» de chaque liaison et il les fond sur plombs obliques parallèles aux fûts, ce qui résout également la difficulté du crénage des ascendantes et des descendantes.
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En haut: un caractère «scripte» avec fonte traditionnelle : les caractères en plomb sont rectangulaires, et certains, comme le i et le l, doivent déborder sur le voisin (crénage : voir volume I, p. 184). Les liaisons, par exemple entre u - m ou m - i, peuvent ne pas tomber d’aplomb. En bas, même scripte avec les principes de l’Anglaise de Firmin Didot: caractères obliques, chacun ofre un morceau de lettre (la in du a est aussi le début du u), souvent avec la liaison avec une suivante (par exemple u - m). Les liaisons ne sont pas cassées et on a besoin de moins de crénage. Mais il faut des espaces triangulaires en début et in de ligne, et… un bon mode d’emploi ! [Dessin de Jacques André.]
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Les Didot du xviiie siècle
Fig. 286, en haut à droite. Matrice pour la fabrication des assignats de 500 livres. Cette « matricebloc », comme on disait à l’époque, a été conservée par la Bibliothèque nationale comme témoignage du génie inventif des artistes qui ont contribué à la fabrication des assignats. Les lettres ont été probablement gravées par Henri et Firmin Didot. [BNF, Département des monnaies et médailles, 98 B 113901.] Format réel : 150 x 113 mm.
Fig. 287 et 288. Assignats de dix sous et de vingtcinq livres. Pour lutter contre la contrefaçon, les lettres gravées sont réunies entre elles par un trait continu, ce que permettait la technique du clichage (et stéréotypie), résultat qu’un imprimeur normal ne pouvait pas reproduire aisément.
Jeanne Veyrin-Forrer, La fonderie typographique et la lettre d’imprimerie au début de la Révolution française. Du livre à l’assignat. [Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne. Livre et Révolution, Paris, s.d.]
1.Il s’agissait de l’impression de : « 150 000 assignats de 2 000 livres, soit 75 000 feuilles; 220 000 feuilles pour les billets de 500 livres; 166 666 feuilles pour les 50 000 assignats de 100 livres, 133 333 feuilles pour ceux de 90 livres, et pour les assignats de 80, 70 et 60 livres, un total de 2 933 333 feuilles.»
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La fabrication des assignats. Au début de 1790, l’Assemblée nationale avait donné l’ordre d’imprimer pour huit cents millions de papier-monnaie, et «Pierre Didot a été chargé d’organiser leur impressionB. En quelques mois, de la fin de l’année 1790 au début d’avril 1791, il avait été tiré plus de 3 500 000 feuilles d’un papier pur chifon, filigrané d’une manière “infalsifiable”». La fabrication d’une telle quantité de papier se heurtait à d’énormes difficultés: les moulins, tributaires des variations saisonnières des cours d’eau, et l’approvisionnement en chifons qui ne pouvait se renouveler indéfiniment. La gravure des matrices d’assignats, leur multiplication par la stéréotypie (qui se cherchait depuis près d’un siècle, mais les tentatives s’étaient soldées par des échecs), la gravure des timbres, la préparation des formes et des filigranes pour le papier, avaient lieu dans diférents locaux répartis dans Paris. Le nombre considérable d’assignats qu’il fallait produire exigeait l’impression de plusieurs billets par feuille: de trois à vingt, suivant leur valeur, mais tous devaient être rigoureusement identiques. Dans ce but, de nouvelles méthodes de stéréotypage ont dû être mises au point. Au début de l’année 1796, cette monnaie de papier était complètement dépréciée. Le 2 février, le Directoire adopta une loi qui ordonnait la destruction de tout le matériel. C’est au directeur du moment, Reth de Servières, consterné par une telle décision, que l’on doit la survie des précieuses matrices déposées à la Bibliothèque nationale. Ce formidable travail de recherche ne sera pas perdu. À la fin du mois d’octobre 1796, les Domaines vendaient aux enchères tout l’outillage de fabrication. Il est fort probable que les Didot, qui en connaissaient forcément et parfaitement l’usage, l’acquirent en tout ou en partie. Leur collection de livres stéréotypée apparaîtra sur le marché deux ans plus tard. Il faut voir là un des acquis de la Révolution qui débouchera finalement sur une production industrielle privée d’un type nouveau.
Fig. 289, ci-dessus. Monobloc en plomb d’une composition typo stéréotypée. Fig. 290 et 291, ci-contre en haut. Exemple de livre littéraire stéréotypé : La Henriade de Voltaire, de l’imprimerie et de la fonderie stéréotypes de Pierre Didot l’aîné, et de Firmin Didot, an X (1801), 80 x 135 mm. [Bibliothèque de l’auteur.]
Fig. 292, ci-contre en bas. Exemple de composition scientiique stéréotypée : Éléments de géométrie, par Adrien Le Gendre, chez Firmin Didot, an II (1794), 118 x 200 mm. [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
La stéréotypie. La stéréotypie consiste à mouler des pages de texte déjà composées en caractères mobiles, pour en obtenir des blocs en plomb d’imprimerie. Elle ofrait de nombreux avantages sur l’imprimerie traditionnelle: économie du rachat de caractères que l’on pouvait distribuer aussitôt les textes composés; économie de matière, les blocs fondus étant relativement minces [fig. 289] et montés sur planchettes de bois; fixation définitive des textes non soumis aux aléas des mises en pages et aux remaniements en types mobiles; possibilité de stockage des formes et de réimpressions à l’identique. La stéréotypie trouvait son application dans l’édition, mais également dans les administrations en permettant l’impression de formulaires et de circulaires identiques dans toutes les provinces, en cas d’événements graves, comme une épidémie. Les Didot ne sont pas les inventeurs du procédé, mais ils ont été les premiers à l’utiliser à l’échelle industrielle. Par ailleurs, ils avaient su créer un réseau de distribution commerciale sujsamment important pour écouler une production à bas prix et satisfaire ainsi les nouvelles couches de lecteurs qui étaient en train de naître. Les éditions stéréotypes, et d’une façon plus générale le clichage, ont introduit une révolution dans la production du livre et joué un grand rôle dans les pratiques de lecture du xixe siècle. Il faut également souligner que le clichage, au moyen de flancsB permettant d’obtenir des formes courbes adaptées aux cylindres des rotatives, a permis les impressions de la presse à grands tirages qui allait bientôt apparaître. ■
1. Flancs. En typographie, carton spécial que l’on applique humide sur une forme de composition et de clichés, afin d’en prendre une empreinte en creux. Le moule ainsi obtenu est utilisé, après séchage, pour le coulage d’un cliché cylindrique destiné au tirage sur rotative.
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Le point typographique et les mesures de caractères
Q
uand on saisit un texte sur ordinateur, on peut généralement choisir la taille des caractères grâce à un menu comme celui de la fig. 293. Mais que veut dire une «taille 12» (un typographe dirait d’ailleurs plutôt un «corps 12 »), douze quoi ? Et pourquoi ces valeurs discontinues 28, 36, 48, 72, etc.? Pour bien comprendre cette séquence, il vaut mieux commencer par un minimum d’explications techniques propres à la typographie plomb. C’est toute une histoire et voici l’essentiel.
Fig. 293. Les logiciels de PAO ont hérité du principe de l’échelle des corps des caractères en plomb et proposent directement les corps suivant la progression typographique traditionnelle. Les valeurs sont, ici, en points PAO (sur logiciel Word).
Au commencement…
1. En typographie, le mot œil s’écrit œils au pluriel. Il exprime la hauteur des lettres minuscules qui ne possèdent pas d’ascendantes ni de descendantes, par exemple les a, c, e, m, n, x, etc.
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Depuis Gutenberg, l’imprimerie utilise des types, tiges parallélépipédiques dont la surface de la lettre en relief laisse une trace imprimée sur le papier [fig. 295 et voir le volume I de cet ouvrage, p. 54]. Ces types, ou caractères, ont trois dimensions [fig. 294]: deux sont variables (le corps et la chasse), l’autre (la hauteur en papier) est une constante. Nous ne dirons que quelques mots de cette dernière (page 204). La chasse (la largeur des caractères) s’exprime en fonction du corps qui est la dimension d’un caractère prise perpendiculairement à la ligne d’impression. Le corps correspond au parallélépipède en plomb, dont la projection imaginaire sur une feuille de papier serait le rectangle en rouge de la fig. 2, et non pas à la trace imprimée (le A noir de cette même figure). Les divers caractères ayant servi à composer la ligne de la fig. 296 sont donc tous de même corps, alors que les traces imprimées sont de tailles diférentes. Les premiers ouvrages imprimés ont été composés avec une seule fonte, tous les caractères ayant le même corps. Ainsi la Bible à 42 lignes de Gutenberg [fig. 297] ne comprend-elle que ce que l’on appellerait aujourd’hui des «corps 16 » (un gros corps, nécessité pour une lecture d’une bible posée sur un lutrin). Le reste (vignettes, rubriques, etc.) était réalisé à la main comme pour les manuscrits enluminés. En revanche, dès 1454, on commence à employer dans un même document (comme les Indulgences [fig. 298 ci-contre, et voir également le volume I, fig. 126, p. 68]) deux caractères non seulement d’œilsB diférents mais aussi de tailles diférentes. Quelques années plus tard, le Catholicon était composé dans un caractère nouveau et encore différent [fig. 299]. Toutefois, en ces tout débuts de l’imprimerie, on n’avait probablement encore nul besoin de distinguer les caractères ni par un nom ni par une mesure ! Puis, dans le dernier tiers du xve siècle, le livre se cherche, et peu à peu des caractères en plomb de tailles diférentes sont utilisés pour remplacer les lettres peintes, les vignettes en bois, etc. Le retour aux gloses consacre l’usage de plus petits caractères, et la structuration des documents conduit à l’emploi de grands caractères de titres [fig. 300] et des vignettes. L’invention du «livre de poche» par Alde Manuce (voir le volume I, pages 173 à 185) contribue à la nécessité, pour les imprimeurs, de disposer d’une gamme étendue de caractères.
sse
cha
chasse
corps
ps
hauteur en papier
co r
chasse
hauteur en papier
Fig. 294. Un caractère typographique comprend trois dimensions principales: deux horizontales (le corps et la chasse) et une verticale (la hauteur en papier).
Fig. 296. Tous ces «caractères» ont la même taille (corps 40) même si celles des traces imprimées difèrent. De gauche à droite: E capitale, e petite capitale, e bas-decasse (c’est-à-dire e minuscule), e supérieur, etc. Entre parenthèses: e bas-de-casse dans trois fontes diférentes (Lucida, de gros œil ou de goût hollandais, Utopia et Times) mais toujours dans ce même corps 40. Vous remarquerez que ces trois polices possèdent donc des hauteurs d’œil diférentes. À droite, le É montre que parfois il y a un «débord» de l’accent sur le caractère de la ligne précédente, d’où une certaine fragilité du caractère qui pouvait se casser; c’est une des raisons pour laquelle certains imprimeurs rechignaient à utiliser les capitales accentuées. Les caractères coûtaient cher et ne duraient pas bien longtemps.
Fig. 297. Gros caractère imitant l’écriture gothique Textura, utilisé par Gutenberg pour sa Bible à 42 lignes, 1452-1454. Taille réelle. Ce caractère a environ la taille de notre corps 16 Didot.
Fig. 295. Vous remarquerez que la «hauteur en papier» (23,69 mm), c’est-à-dire la hauteur totale des types, reste rigoureusement la même pour chacun des corps. Ici, la lettre n, du corps 5 au corps 36. Taille réelle. [in Arts et métiers graphiques, n°4, avril 1928, « La fabrication des caractères d’imprimerie » par Charles Peignot.]
Fig. 298. Gutenberg (mais pas certain). Tout petit caractère imitant l’écriture bâtarde gothique du temps, pour l’impression de l’Indulgence à 30 lignes, 1455. Taille réelle, environ corps 6 Didot.
Fig. 299. Gutenberg (mais pas certain). Caractère imitant l’écriture bâtarde Rotunda du temps, pour l’impression, dans les années 1460, du Catholicon, un gros in-folio de 746 pages à 66 lignes chacune, qui est une sorte de grande encyclopédie latine contenant à la fois un dictionnaire et une grammaire. Taille réelle, environ corps 10 Didot. (Voir également volume I, pages 70 et 71.)
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Le point typographique et les mesures de caractères
Fig. 300. Le mot T|y|p|o|g|r|a|p|h|i|e composé en caractères mobiles de grand corps italique (remarquez le crénage des longues du bas y, p et g). C’est dans ce sens que travaillent les typographes avec les caractères en plomb, ce qui demande une certaine habitude. [Photo Les mille univers, Bourges.]
Problèmes Dès le début du xvie siècle, on trouve donc une grande diversité de tailles de caractères et il faut alors pouvoir les distinguer. Pour cela, on leur donne des noms, un peu comme aujourd’hui pour distinguer les tailles de vêtements (S, L, M, XL, etc.). Ces noms sont souvent choisis en fonction du premier ouvrage composé avec eux. Sans doute a-t-on d’abord dit «Composez ce livre avec les mêmes caractères que ceux utilisés pour le De Oratore de Cicéron», et par la suite: «Composez en Cicéro ». Il en était de même pour les Saint-Augustin (caractère utilisé par Schweynheim et Pannartz pour imprimer la Civitate Dei de saint Augustin, en 1467, à Rome), de même également pour Philosophie et Palestine, etc. D’autres noms sont issus de la nature des livres, notamment religieux : Canon en France, Brevier en Angleterre (car ces noms se répandirent de la même façon dans toute l’Europe, chaque pays ayant son propre catalogue, voir le tableau comparatif en page 219), Missal et Bibel en Allemagne, Corale en Italie, etc. La «couleur» d’un caractère donnant à un livre des noirs et blancs très contrastés serait à l’origine du nom anglais pica (en latin : la pie). Enfin, beaucoup de ces noms font allusion à la taille des caractères, soit de façon relative : Petit-Texte et Gros-Texte, Nompareille et Grosse-Nompareille, soit de façon quantifiée : Petit-Canon et Double-Canon, voire Triple-Canon, lequel n’est toutefois pas trois fois plus grand que le Petit-Canon ! Car, pour charmants qu’ils furent, ces noms manquaient sérieusement de rigueur et les fondeurs faisaient un peu ce qu’ils voulaient ou ce qu’ils pouvaient (certains noms, donc certaines tailles, ont même été le propre de tel ou tel graveur et ont disparu, par exemple la Sedanaise [voir volume I, p. 372], taille d’un très petit caractère gravé en 1620 par Jean Jannon à Sedan, qui a été supplantée plus tard par la Parisienne).
Fig. 301, page ci-contre, et ig. 302 et 303, double page suivante. «Exemples de tous les caractères romains et italiques en usage dans l’imprimerie», in Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, première édition du volume II datée de 1751, contenant l’article «Caractères d’imprimerie» réalisé par Pierre-Simon Fournier. Sur ces trois pages figure donc la liste des 20 tailles des caractères existant à cette époque. Vous remarquerez que la Perle ne fait pas partie de la numérotation qui commence en fait au caractère suivant, la Sedanaise (ou Parisienne), car, étant propriété exclusive de l’Imprimerie royale, elle n’était pas «en usage dans l’imprimerie» privée. Pour reproduire ces pages dans leur totalité, j’ai dû les réduire à 90%. (Voir également en page 65.) [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
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Le point typographique et les mesures de caractères Plusieurs autres problèmes concernèrent ainsi les imprimeurs. Le premier concernait la compatibilité entre les caractères issus de fonderies diférentes. Outre une hauteur en papier commune, il fallait aussi des corps homogènes. La fig. 304 montre que les caractères italiques du mot percipio sont d’un corps plus petit que ceux en romain situés à sa droite. Pour les solidariser au restant de la composition, il a fallu opérer un calage avec des petites lamelles de plomb (qu’on appelle le parangonnage). Sans cela, il y avait toutes les chances pour que se produise un incident: la composition aurait pu tomber lors de manipulations, elle aurait pu bouger lors du passage de la galée au marbre, voire sur le marbre lors de l’impression.
C
Irca tertiam, tiam illius Pro dinis, quam hanc Regulam percipio. Cæterum licent
Fig. 304. Nous avons à faire ici à deux problèmes: le mot percipio est composé en italique d’un corps plus petit que celui du texte en romain ; ensuite la lettrine C est trop petite pour «embrasser» les quatre lignes de texte, selon les canons de l’époque. Manifestement, l’imprimeur a dû faire au mieux avec les caractères qu’il possédait. La fig. 305 (à droite) montre ce qu’il aurait fallu obtenir.
Le deuxième est un problème d’encombrement et de calibrage. En efet, avant de se lancer dans la composition d’un ouvrage, il est bon de connaître l’influence de la force du corps envisagé sur le nombre de pages. Pour un même texte, plus un caractère est fort, plus il faudra de pages. Les imprimeurs ayant besoin de quantifier cela, des tables existaient indiquant, par exemple, que pour un in-folio on pouvait mettre 55 lignes de Gros-Romain par page, ou 68 de Saint-Augustin, ou 96 de Petit-Romain [fig. 306]. Toutefois, ces tables pouvaient varier selon les fonderies.
Fig. 306. Exemple de table donnant le nombre de lignes composées dans six corps typographiques entrant dans une forme de format in-folio. Martin-Dominique Fertel, La Science pratique de l’imprimerie, Saint-Omer, 1723. Taille réelle. Cet ouvrage est le premier manuel d’imprimerie réalisé en France. [Bibliothèque de l’auteur.]
Le troisième problème est lié au parangonnage: ce nom désigne la façon de faire tenir côte à côte des caractères n’ayant pas le même corps. Par exemple, pour faire une lettrine qui «embrasse» deux lignes [c’est l’expression typographique consacrée], il faut que le corps de la lettrine soit exactement le double de celui des caractères des lignes concernées [fig. 307], sinon, là aussi, la composition doit être calée. De même pour les lettrines de trois lignes, quatre lignes et davantage. Le C de la fig. 304 n’est pas une «lettre de quatre points» comme celui de la fig. 305.
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Fig. 307. Bel exemple de l’utilisation de lettrines réalisées en lettres de deux points (c’est-à-dire d’une dimension de deux fois la force du corps du texte concerné). La colonne de gauche est très certainement en Mignonne (corps 7) et sa lettrine en Saint-Augustin (corps 14). La colonne centrale (Christophe Plantin…) est en Petit-Romain (corps 10) et sa lettrine en Petit-Parangon (corps 20). Vous remarquerez l’utilisation des petites capitales. Martin-Dominique Fertel, La Science pratique de l’imprimerie, page 73. Taille réelle.
Fig. 308. Comme dans la fig. 304, nous avons ici une lettrine de trois lignes qui ne possède pas tout à fait l’encombrement vertical des trois lignes de texte qu’elle embrasse. Ce cas de non-compatibilité était assez fréquent. La cause pouvait en être l’absence de mesures précises régissant le travail des fonderies de caractères, chacune faisant alors un peu à sa guise. Peut-être aussi, l’imprimeur, ne possédant pas le caractère qui convenait, a-t-il puisé dans son stock le caractère le plus approprié. Deux retraites de dix jours sur les principaux devoirs de la vie religieuse… Lyon, 1697. [Bibliothèque de l’auteur.]
Fig. 309. Pour des raisons techniques, jusqu’à la fin du xviiie siècle, avant les Didot, il n’était pas possible de réaliser des caractères en plomb de dimension supérieure à 96 points (Grosse-Nompareille), soit environ 26 mm. Lorsqu’il s’agissait d’embrasser un nombre de lignes dépassant cette dimension, on se servait alors de lettrines sous la forme de vignettes gravées sur bois ou sur métal (ce qui n’empêchait nullement l’utilisation de petites lettrines gravées de plus petits corps, non plus alors par nécessité technique mais par choix décoratif). Guillaume Salluste du Bartas, La Semaine de la création du monde, imprimée à Paris par Jean de Bordeau en 1610. Taille réelle. Cet ouvrage est composé avec le romain et l’italique de Robert Granjon. [Bibliothèque de l’auteur.]
Le quatrième problème est celui de ce qu’on appelle l’échelle des corps: il n’était pas possible de graver des caractères de toutes les tailles imaginables et c’était d’ailleurs inutile. Autant on a besoin de subtiles variations de tailles pour les caractères de lecture courante, autant peut-on se limiter dans le choix des grands corps qui ne servent guère que pour les titres. Le choix de ces tailles de caractères retenues n’est pas vraiment expliqué aujourd’hui et ne l’était pas davantage au xviie siècle et même plus tard: «Il y a toute apparence que ceux qui ont formé ces Corps, ont étudié quelque proportion » écrit encore Fertel dans sa Science pratique de l’Imprimerie B. Ce choix s’est sans doute établi peu à peu, d’une part à partir de l’existant des caractères utilisés en calligraphie, d’autre part en se basant sur des considérations esthétiques et enfin en prenant des proportions double, triple, etc. (permettant justement de faire des
I. Dans ses Notes de l’épître [sur les progrès de l’imprimerie] (1784), Pierre Didot explique la numérotation de l’échelle de la force des corps en fonction de sous-multiples du pied-de-roi qui était une mesure légale de l’époque. (voir p. 212 et 213).
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Le point typographique et les mesures de caractères lettrines comme nous l’expliquons en légende de la fig. 309). Quoi qu’il en soit, on disposait au xviie siècle, dans tous les pays européens, d’un système de proportions, appelé parfois «échelle des corps», donnant donc les tailles possibles des caractères, les noms de ces tailles et le rapport entre ces tailles [fig. 310].
Fig. 310. L’échelle traditionnelle des corps donne les noms des diverses tailles de caractères existants et leurs proportions entre elles. Martin-Dominique Fertel, La Science pratique de l’imprimerie, Saint-Omer, 1723. Taille réelle.
Un cinquième problème, enfin, est celui de la normalisation, concept du xxe siècle mais qui ne l’était pas trois siècles plus tôt: normaliser une mesure nécessite d’abord de prendre conscience de l’importance de cette mesure. Cela impose non seulement de définir rigoureusement ladite mesure, mais aussi d’employer les moyens nécessaires pour l’adoption de cette mesure et la suppression des anciennes. Ce qui signifie aussi reconnaître l’autorité et la compétence de celui qui prend cette norme. On va ainsi assister, depuis le milieu du xviie siècle jusqu’à nos jours (et ce n’est pas fini!), à une lente évolution de la prise de conscience de l’importance de normes de mesure des caractères et à l’application industrielle de ces normes.
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Premières mesures : Joseph Moxon (1683) Au milieu du xviie siècle, l’échelle des corps existait déjà mais les imprimeurs se plaignaient de l’incompatibilité des fontes qu’ils achetaient. C’est sans doute l’Anglais Joseph Moxon [voir volume II, p. 40 à 47] qui le premier essaya de s’attaquer au problème de la compatibilité des caractères, c’est-à-dire de définir un moyen de vérifier que les types avaient la bonne taille. Il donna, en 1683 dans ses Mechanick Exercises, une table [fig. 311] montrant le nombre de caractères de chaque corps qu’on pouvait mettre dans un pied so that the Reader may the better understand the sizes of these several Bodies (pour que le lecteur puisse mieux comprendre la taille de ces divers corps), donnant ainsi une correspondance entre nom de taille et unité de longueur. Toutefois, cette étude reste anecdotique, le livre de Moxon n’ayant pas été très difusé à l’époque, principalement sur le continent.
Fig. 311. Le premier essai de relation entre un corps et une longueur a été fait par l’Anglais Joseph Moxon qui, dès 1683, nota le nombre constant de caractères d’un corps donné dans un pied anglais. On en déduit notamment que le pica, par exemple, mesure alors 4,06 mm. [Photo provenant d’un exemplaire original des Mechanick Exercices de la St Bride Library à Londres, et fournie par James Mosley.]
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Le point typographique et les mesures de caractères Sébastien Truchet et ses études théoriques (vers 1700) Le Père Sébastien Truchet, à la fin du xviie siècle, fut le premier à proposer un modèle pour décrire la hiérarchie des tailles de caractères en se basant sur une longueur dont il propose une unité. Il participa en efet à la Commission Bignon lors des études préliminaires de la Description des arts et des métiers, et dans ce cadre il définit un système pour le dessin des caractères du Romain du roi (voir volume II, p. 12 à 39). Grâce aux travaux récents d’André Jammes et de James Mosley, on connaît bien maintenant son travail. En se servant d’un bon microscope (dont l’invention était toute récente), Truchet a mesuré de nombreux caractères imprimés et rédigé une table [fig. 312] chifrant les corps des caractères alors en usage et proposant une nouvelle gradation.
Fig. 312. Tableau des proportions proposé par le Père Sébastien Truchet vers 1694. À gauche, estimation en «points» du corps des caractères qui sont en usage (à son époque, notons que certains caractères, comme le PetitRomain, ont plusieurs tailles possibles à cause des variations observées d’une fonderie à une autre). À droite, sa proposition de mesures plus rationnelles, basée sur une progression arithmético-géométrique. [Archives nationales, Paris.]
Ce faisant, Truchet devient l’inventeur de plusieurs choses tellement classiques aujourd’hui en typographie qu’on finit par oublier qu’il a bien fallu les inventer: 1. Il caractérise chaque corps par une longueur et propose de mesurer celle-ci en se basant sur le pied-de-roi, unité «géométrique» sous l’Ancien Régime. Il utilise en fait une unité alors peu connue et de longueur mal normalisée, la ligne seconde ou point, qu’il définit comme étant le douzième de la ligne (soit le 1/144 de pouce, environ 0,19 mm). C’est donc Truchet qui invente le principe d’une unité et son nom, le point typographique, dont on se sert encore aujourd’hui pour mesurer les caractères (mais avec une valeur diférente comme nous le verrons).
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2. Il utilise, comme on le faisait à l’époque, la base 12 pour faire des sous-divisions (1 pied = 12 pouces, 1 pouce = 12 lignes, 1 ligne = 12 points). De même, son étude des lettrines [voir fig. 304, 307 et 308] lui montre l’intérêt des multiples de 2, 3 et 4 dont les bons élèves en maths, au lycée, se souviennent que le ppcm est 12. On retrouvera cette base 12 en typographie jusqu’à la disparition du plomb dans les années 1970.
Quelques unités de mesures sous l’Ancien Régime:
3. Il remarque qu’il n’existe pas de caractères de n’importe quelle taille [fig. 310], surtout pour les moyens et grands corps; il part non plus des noms mais de valeurs numériques: dans son système, on a les corps 42, 48, 60, 72, etc. Dans le système Fournier, on aura de même des corps 36, 44, 56, 72, etc., mais rien entre ces nombres. C’est l’échelle des corps pour laquelle il propose une double progression (arithmétique et géométrique) permettant d’exprimer les proportions des divers corps. Les corps possibles sont groupés par gammes de quatre. Dans chaque gamme, on passe de l’un à l’autre en ajoutant le même multiple (ou sous-multiple) de trois (par exemple 12 + 3 = 15, + 3 = 18, + 3 = 21, + 3 = 24). On passe d’une gamme à l’autre en multipliant les corps par deux (la gamme 15 sera suivie de la gamme 30, puis de la gamme 60, etc.). C’est ce qu’indiquent la colonne de droite de la fig. 312, le tableau fig. 313 et la fig. 314. En réalité, le Père Truchet a défini successivement trois valeurs pour le point typographique: 1/12, puis 1/24 et enfin 1/204 de la ligne. Cette dernière valeur, utilisée dans les planches du Romain du roi, était très petite (environ un centième de millimètre), et on n’a pas manqué de se moquer de Truchet (notamment Pierre-Simon Fournier) car aucun outil ne permet d’atteindre cette précision.
le pied-de-roi = 12 pouces = 325 mm;
+ 1,5
+3
+6
+ 12
+ 24
7,5 9 10,5 12
15 18 21 24
30 36 42 48
60 72 84 96
120 144 168 192
la ligne = 12 points = 2,256 mm; le pouce = 12 lignes = 27 mm;
la toise = 6 pieds = 1,949 m. (Voir aussi le chapitre consacré aux unités de mesures sous l’Ancien Régime pages 226 à 236.)
Fig. 313. Le système de Truchet pour l’échelle des corps (1694): on passe d’un corps au suivant de la même colonne en ajoutant l’incrément indiqué en haut (ce sont des multiples de 3); on passe d’une colonne à l’autre en multipliant par deux.
Fig. 314. Échelle des corps de Truchet; les arcs de cercle indiquent les sauts des corps quatre par quatre. [D’après une planche de la Description des arts et métiers, extraite de James Mosley, Les caractères de l’Imprimerie royale, «Le Romain du roi, la typographie au service de l’État, 1702-2002», Musée de l’imprimerie, Lyon, 2002, p. 33-78.]
Il faudra attendre la fin du xxe siècle pour comprendre que cette précision était indispensable à cause des erreurs de chutes lors des calculs du tracé des courbes (d’ailleurs, aujourd’hui, on donne la valeur des points en millimètres avec 4 ou 5 chifres après la virgule).
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Le point typographique et les mesures de caractères
Fig. 314. Article LIX du règlement arrêté au Conseil d’État du Roi le 28 février 1723, Code de la librairie et imprimerie de Paris, 1744. Ce texte est la première normalisation ojcielle des tailles de caractères (corps et hauteur en papier).
L’ordonnance de Louis XV (1723) et la hauteur en papier Hélas, Truchet était un savant complètement coupé du monde de l’imprimerie, et ses travaux restèrent purement «académiques» (il a d’ailleurs été reçu à l’Académie comme «mécanicien»). L’anarchie la plus complète en matière de taille des caractères semble avoir perduré dans les fonderies de caractères en ce qui concerne leur compatibilité. Cette anarchie amène Louis XV à insérer, en 1723 dans son ordonnance dite Règlement de la librairie, un article pour fixer la taille des caractères [fig. 314], tant pour les corps que pour la hauteur en papier.
Fig. 315. Types lyonnais du xve s., retrouvés dans la Saône vers 1870. Taille à peu près exacte. [Musée de l’Imprimerie de Lyon.]
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Donnons rapidement quelques précisions sur la hauteur en papier qui sort un peu de cet ouvrage. Il s’agit de la dimension verticale du caractère du pied de la tige à la surface d’œil [voir fig. 294 et 295]. On ne connaît pas la hauteur utilisée par Gutenberg mais on sait qu’au xve siècle celle des types trouvés dans la Saône [fig. 315] avait déjà environ 24 mm. Pour éviter que le papier ne se troue et pour que l’encre soit bien déposée sur le papier, il faut évidemment une hauteur rigoureusement identique pour tous les caractères. Celle-ci variait d’une fonderie à l’autre (c’est en fonderie que se passait la mise en hauteur en rabotant la base des types). Louis XV ordonne alors d’unifier la hauteur en papier à 10 lignes et demie (soit 23,69 mm). Trente ans plus tard, Fournier agrée cette définition et crée ce qu’il appelle un «prototype» [voir fig. 323] pour vérifier que les corps avaient la bonne force. Sur cet appareil, il a ajouté un petit ergo (visible sur la fig. 323) qui permet de vérifier la hauteur en papier des types. Mais il regrette ne pas toujours être suivi par ses contemporains et écrit
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Fig. 316. Manuel typographique, tome I. Fournier se plaint que la « hauteur en papier », ixée à 10 lignes et demie (soit 23,69 mm) par l’article LIX du 28 février 1723, ne soit pas vraiment suivie par ses contemporains, ce qui n’est pas pour solutionner le problème que cet article prétend résoudre.
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Fig. 317. Manuel typographique, tome I. C’est ici que Fournier fait connaître les nouvelles proportions qu’il a données aux corps des caractères par des mesures ixes qu’il nomme points typographiques. Aujourd’hui, le nom est toujours utilisé, mais sa valeur a été perfectionnée.
dans son Manuel typographique que «cette loi cependant, quoique très sage et très bonne, n’a été que faiblement exécutée: plusieurs imprimeurs ont conservé la hauteur des caractères qui se trouvaient pour lors dans leur imprimerie» [fig. 316]. Cette hauteur fut ensuite redéfinie en termes de points Didot (hauteur en papier = 63 didots), puis s’établit à 23,56 mm et fut adoptée dans la majorité des pays européens, sauf à l’Imprimerie nationale [voir légende de la fig. 336, p. 215] et dans les pays anglosaxons où elle est de 0,918 pouce (soit 23,32 mm).
Le point Fournier (1737) En ce qui concerne les divers corps, cet article LIX du Règlement de Louis XV «étoit très-important, puisqu’il s’agissoit de corriger des abus & de mettre de l’ordre & de la précision où il n’y en avoit jamais eu» comme le commente Pierre-Simon Fournier, en 1764, dans le premier tome de son Manuel typographique. Mais il regrette qu’on pourra faire «un corps de Saint-Augustin plus foible qu’un autre, & on assujettira le Petit-Canon à cette double épaisseur, au moyen de quoi la loi est remplie», puisqu’en efet les proportions relatives sont gardées; mais si le corps de base est faux (si le SaintAugustin est trop petit par exemple) tout est faux! Fournier avait publié en 1737 (il avait 25 ans) une Table générale de la proportion des diférents corps de caractères où il dit «inventer le point typographique» [fig. 317].
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Le point typographique et les mesures de caractères
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Fig. 318 et 319. Manuel typographique, tome I. Sur ces deux pages (et les suivantes), Fournier se moque vigoureusement des choix formels de la Commission Bignon [voir volume II, «Le Romain du roi», p. 25 et 26] qui ont abouti au dessin des lettres du Romain du roi. Il critique la valeur du point du Père Sébastien Truchet (1/204 de ligne, soit environ un centième de millimètre) incompatible avec la réalité matérielle des outils et des œils des caractères dont l’ordre de grandeur n’est que d’une demi-ligne (soit environ un millimètre).
On ne sait pas bien s’il connaissait en 1737 les travaux de son prédécesseur le Père Truchet, mais c’est probable; en tout cas, en 1766, dans le second tome de son Manuel typographique, il en parle de façon caustique [fig. 318 et 319]. Fournier propose essentiellement deux choses : 1. Il mesure les forces des corps à l’aide d’une unité, le «point typographique». Ce point, il le décrit comme étant le 1/144 d’une longueur définie par un étalon: la règle fixe qu’il donne dans sa Table des proportions [fig. 320]. Cette «échelle» mesurant 5 cm, on en déduit que le point Fournier valait 5/144 = 0,347 mm (diverses autres considérations montrent aussi que c’est bien cet ordre de grandeur). Cette longueur avait à peu près 2 pouces de long, mais correspondait selon sa définition à 12 cicéros. Soixante ans plus tard, le mètre sera lui aussi défini par un étalon (déposé à Breteuil), mais qui sera plus fiable que la règle imprimée par Fournier: ce dernier s’est aperçu que le papier en séchant avait rétréci un peu la juste dimension de l’échelle. Il a alors republié cette table, dans le second tome de son Manuel en suppléant ce qu’il fallait pour le rétrécissement du papier. Les calculs de points se font, comme Truchet et comme à l’époque, en base 12. En particulier, Fournier divise cette échelle fixe en deux pouces, le pouce en douze lignes, et la ligne en six de ces points typographiques. 2. À chaque corps correspond une mesure en points (par exemple le Cicéro = 12 points, le Gros-Romain = 18 points). Mais alors que Truchet explicitait la hiérarchie des corps par une progression géométrique, Fournier ne donne aucun modèle
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Nb Nom 10
Équivalent à
Gros-texte
2 Petits-Textes
Pts 16
1 Parisienne + 1 Philosophie 1 Nompareille + 1 Petit-romain 1 Mignonne + 1 Gaillarde 2 Parisiennes + 1 Nompareille
➛
11
Gros-Romain
2 Gaillardes
18
3 Nompareilles 1 Nompareille + 1 Cicéro 1 Mignonne + 1 Philosophie 1 Petit-texte + 1 Petit-Romain 2 Parisiennes + 1 Petit-texte 1 Parisienne + 1 Nompareille + 1 Mignonne 12
Fig. 320. Manuel typographique, tome I, page 133. Première page de la «Table générale de la proportion des diférents corps de caractères ». Ce document est ici réduit à 86 %. La longueur de l’échelle ixe de 144 points typographiques (flèche rouge), qui sert d’étalon à toute la construction de Fournier, mesure en réalité 5 cm (voir également page 229).
Petit-Parangon
2 Petits-Romains
20
4 Parisiennes
etc.
Fig. 321. Manuel typographique, tome I, suite du contenu de la ig. 320 dans une présentation d’aujourd’hui, ain de mieux comprendre le principe (car la composition de Fournier, pour ses pages 134 et suivantes, n’est pas des plus limpides).
mais s’intéresse plutôt aux possibilités additives. En fait, praticien de la composition, il s’occupe du parangonnage: par exemple, dans une ligne en Cicéro, on peut remplacer un caractère (de Cicéro donc, c’est-à-dire de 12 points), soit par 2 Nompareilles (2 6 points = 12 points), soit par une Parisienne et une Mignonne (5 points + 7 points = 12 points), aucune autre combinaison n’étant possible.
Gros-Romain (corps 18)
=
Gaillarde (c.9)
Nompareille (c.6) Nompareille (c.6)
Gaillarde (c.9)
Cicéro (c.12)
Philosophie Petit-Romain (c.10) (c.11)
Nompareille Nompareille Mignonne (c.7) (c.6) (c.6)
Petit-Texte (c.8)
Mignonne (c.7) Nompareille (c.6) Parisienne (c.5)
Fig. 322. Parangonnage. La Table des proportions de Fournier déinit en fait la possibilité de parangonner chaque corps, c’est-à-dire comment remplacer un caractère donné (ici un caractère Gros-omain de corps 18) par une combinaison d’autres caractères (par exemple par un Cicéro de corps 12 + une Nompareille de corps 6), de façon que la hauteur inale soit la même (18 points, ici).
De plus, Fournier, en bon technicien, invente un moyen de vérifier que les corps des caractères sont corrects (ou plutôt réinvente, car c’était déjà l’idée de la table de Moxon, mais Fournier ne la connaissait sûrement pas). Il s’agit d’une sorte de composteur, qu’il appelle le prototype [fig. 323, page suivante] et qu’il décrit en pages 187
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Le point typographique et les mesures de caractères à 190 du premier tome de son Manuel typographique: «On met dans un récipient d’une longueur exacte de 240 points autant de caractères du même corps que l’on peut. Une table permet de vérifier que le compte est bon (il faut par exemple exactement 48 Parisiennes, ou 15 Gros-Textes ou 12 Petits-Parangons)». Ce prototype est l’ancêtre des body-gauges anglo-saxonnes utilisées il y a encore peu.
Fig. 323. «Prototype. C’est une espèce d’étalon pour fixer la force & la correspondance générale des corps des caractères. La retraite qui est en haut & en dehors est un calibre de 10 lignes & demie de profondeur, pour guider la hauteur en papier des mêmes caractères.» Fournier, Manuel typographique, tome I, 1764, planche VIII. Pour remplir ce prototype de 240 points de longueur, il fallait 48 Parisiennes, ou 40 Nompareilles, ou 33 Mignonnes et 1 Gaillarde, etc. Sinon, les forces des caractères utilisés n’étaient pas valides.
On ne sait pas si le système de Fournier a été bien suivi, mais Didot (voir ci-après) semble dire que non. La difusion de ce système est probablement liée à celle des caractères que Fournier a vendus, c’est-à-dire un peu partout en Europe (sauf en Angleterre ?). En tout cas, ses propres productions de caractères sont basées sur son point, quoiqu’il continue à nommer la force de ses caractères par leur nom et non par leur valeur numérique (voir, par exemple, les reproductions de pages de caractères présentées sur le second tome du Manuel typographique de Fournier, reproduites en pages 48 à 52 du volume II de cet ouvrage). Le point Fournier a été utilisé en Belgique jusqu’à la fin de l’ère du plomb (les années 1970), mes amis bruxellois, comme Jacques Bollens, me l’ont précisé. Il a même été légalement redéfini à 0,34875 mm (le Belgian Fournier point, selon Legros et Grant).
Fig. 324. Typomètre en points Fournier et en centimètres. Taille réelle. Page ci-contre: texte de Charles Peignot, «Fabrication des caractères d’imprimerie», paru dans Arts et métiers graphiques, n°4, Paris, avril 1928. La fin du texte permet de comprendre que, pour conserver l’esprit formel d’une police d’un bout à l’autre de l’échelle des corps, un seul dessin de lettre ne peut pas être agrandi au-delà de certaines limites. C’est malheureusement ce que permet l’ordinateur.
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Fig. 326. Casse de caractères Plantin romain de corps 18. [Les mille univers, Bourges.]
«Il faut se souvenir que toute la composition, c’est-à-dire l’ensemble des caractères, n’est retenue et n’adhère à la forme que par simple serrage. Il est donc nécessaire que toutes les lignes aient exactement la même longueur, et que l’ensemble forme un bloc qui puisse être serré et soulevé sans qu’aucune lettre ne glisse. Ceci implique une précision de fabrication absolument indispensable. On imagine en efet que sur des milliers de pièces réunies, une erreur répétée d’un centième de millimètre par pièce rendrait l’assemblage impossible. Cette précision a obligé les inventeurs et les typographes à adopter une unité de mesure beaucoup plus petite que le millimètre et qui s’appelle le point. Le point est l’unité typographique: il représente 0m000376; douze points font ce qu’on appelle un douze ou encore un cicéro. L’inventeur de ce point est Didot. Le point Fournier, qui était en usage auparavant, ne permettait pas de subdivision facile, alors que le point Didot est compatible avec le système duodécimal. Mais abordons la fabrication de la lettre. L’origine en est un dessin. L’alphabet choisi, les premiers essais de gravure commencent. Le graveur établit tout d’abord l’échelle de la série et pour cela il grave trois lettres capitales (H, O, E) et trois lettres bas de casse (minuscules) (m, o, p) dans tous les corps. Toutes les séries ne comprennent pas tous les corps du 3 au 120. Une échelle bien suivie part d’un corps 6 et comprend les 7, 8, 9, 10, 12, 14, 16, 18, 24, 36, 48 et 60. L’échelle permet d’étudier, pour chaque corps, l’épaisseur ou graisse qu’il faudra donner aux lettres. L’échelle une fois adoptée, le graveur commence son travail et cela généralement par la gravure d’un corps moyen, le 12 ou le 14 par exemple. Or, pour conserver dans la gravure de tous les corps l’esprit du dessin initial, il faut tricher avec le modèle et y apporter quelques modifications. Autrement dit, si nous prenons les épreuves du corps 6 et que nous les fassions agrandir jusqu’au corps 60, le résultat serait complètement diférent de la lettre qui aura été créée pour le corps 60. C’est grâce à cette diférence que l’unité d’aspect peut être respectée dans tous les corps. » (Charles Peignot.)
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Le point typographique et les mesures de caractères
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Fig. 326.
Fig. 327.
Fig. 326 à 329. Dans un petit ouvrage intitulé Épître sur les progrès de l’imprimerie (écrite en vers), et plus précisément dans les Notes de l’épître qui suivent (en prose), ouvrage écrit et imprimé en 1784 par Pierre Didot et dédicacé à son père François-Ambroise, figurent de précieuses précisions techniques. Dans les quatre pages reproduites ici, il s’exprime sur le point Didot et le typomètre, et l’on comprend pourquoi la gradation des corps est fixée à 6, 7, 8, 9 et 10 points,
Le point Didot (vers 1783) Contrairement à Truchet, Fournier partit des caractères existants et choisit son point en fonction (144 points = 12 de ses cicéros). Il fit toutefois l’erreur de ne pas partir d’une unité légale, mais d’une échelle arbitraire [fig. 320]. Ce sera alors FrançoisAmbroise Didot qui corrigera cette erreur vers 1783, moins d’un demi-siècle après Fournier [voir également le chapitre sur les Didot, pages 166 à 193]. François-Ambroise Didot utilise quatre principes : 1. On abandonne la terminologie traditionnelle par noms et on désigne les caractères par une mesure: «un caractère en six, en sept, en dix, etc.» et on parlera plus tard de «corps 20» et non plus de «Petit-Parangon». Deux substantifs sont restés: le «didot» (on écrira «12 didots» comme un peu plus tard «12 ampères») et le «douze», synonyme de «12 points». Le douze fut notamment utilisé pour les grands corps (pour un caractère d’ajche on parle, par exemple, d’«une Antique de 15 douzes» pour exprimer «180 points»), mais aussi pour les justifications («cette colonne fera 2 douzes et demi de large», soit 30 points).
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Fig. 328.
Fig. 329.
puis à leurs doubles: 12, 14, 16, 18 et 20 points. Dans ce texte, le mot «mètre» est à prendre simplement dans son sens de «mesure» qu’il avait à cette époque-là, et ne doit pas être confondu avec la dimension du «mètre» du système métrique. Reproduction à la taille réelle, dont les marges. [Bibliothèque de l’auteur.]
2. Comme Fournier, on mesure les forces des corps à l’aide d’une unité, le «point typographique», mais cette fois en partant d’une unité légale, le pied-de-roi, plus précisément par 1 point = 1/6 de la ligne de pied-de-roi = 1 /72 du pouce français (soit à peu près 0,376 mm). Pour cela, il redéfinit les valeurs en points des corps connus par leur nom. Ainsi, par exemple, le Cicéro, qui chez Fournier valait 12 points, ne correspond plus désormais qu’à 11 pointsB (mais garde la même taille: on n’a pas eu besoin de fondre de nouveaux caractères). Certains noms peuvent prêter à diverses interprétations (par exemple le Saint-Augustin [fig. 330]), mais ce qui compte, c’est de bien définir les tailles en points et que le point soit défini rigoureusement. 3. Les calculs de points se font, comme Truchet puis Fournier et comme à l’époque, en base 12. François-Ambroise Didot utilisa le demi-point pour le Petit-Texte qui chez Fournier valait 8 points. Firmin, son fils, a utilisé systématiquement les demi-points, du corps 6 au corps 12. Ces corps N et demi sont parfois appelés «bâtards ». 4. Les forces de corps sont définies par la même progression que celle de Fournier (aux valeurs exactes près). Pour ce faire, il divise la ligne de pied-de-roi en 6 « mètres ». Cette mesure sert en même temps à graduer et à dénommer les diférents caractères.
1. Le Cicéro valait normalement 11 points Didot. Mais pour être cohérent avec la base 12, on a, peu à peu, pris l’habitude d’assimiler le Cicéro et le Douze, et on a eu pendant quelque temps deux Cicéros : celui de 11 points et celui de 12 points. Dans la pratique, le Cicéro de 12 points a prévalu.
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Le point typographique et les mesures de caractères Les premiers caractères gravés avec l’échelle de Didot l’ont été par Pierre-Louis Vakard, célèbre graveur de poinçons de cette époque, salarié de la fonderie Didot avant de créer la sienne par la suite. Les Didot, contrairement à Baskerville, n’étaient pas contre l’utilisation de leurs caractères et ceux-ci se répandirent d’abord en Allemagne (chez l’imprimeur berlinois Unger; on y parlait alors de «système parisien» ou français), puis partout en Europe, sauf en Angleterre. Le didot est ainsi devenu, au xixe siècle, pratiquement la seule unité quasi mondiale pour la mesure des caractères, et est resté très employé dans le monde non anglo-saxon jusque dans les années 1980. Rappelons qu’en Belgique le point Didot n’a pas complètement supplanté le point Fournier, qui y est resté en usage jusque dans les années 1980 [fig. 324]. En revanche, les pays Anciens noms Truchet Fournier Didot nordiques lui furent fidèles, car la Diamant 3 taille du didot, plus grande que le Perle 4 pica, permettait, à œil égal, Sedanaise d’avoir plus de places pour frappuis Parisienne 9 5 5 per des caractères comme le Å. Nompareille 10,5 6 6 Mignonne Petit-Texte Gaillarde Petit-Romain Philosophie Cicéro Saint-Augustin Gros-Texte Gros-Romain Petit-Parangon Gros-Parangon Palestine Petit-Canon Trimégiste Gros-Canon Double-Canon Double-Trimégiste Grosse-Nompareille Triple-Canon
12 15 18 24
30 36 42 60 72 96 192
7 8 9 10 11 12
7 7,5 8 9 10 11
14 16 18 20 22 24 28 36 44 56 72 96
12 ou 13 14, 15 ou 16 18 20 22 24 28 36 44 ou 48 56 72 96 98
Moyenne de fonte Quadruple-Canon
100 112
Fig. 330. Correspondance entre les noms des caractères et leurs valeurs en points Truchet, en points Fournier et en points Didot. Cette table ne peut être qu’approximative, car les noms des caractères ne correspondaient pas à des valeurs uniformes ni rigoureuses. [Les valeurs en points Didot, qui utilisent encore le Cicéro « originel» à 11 points, détrôné par la suite par celui à 12 points ou Douze, sont extraites du Traité de typographie d’Henri Fournier et Viot, 1903.]
Fig. 331. Typomètre en points Fournier et en points Didot (et correspondance en cm), taille réelle.
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Fig. 332. Caractères millimétriques de Firmin Didot; 1812. Ceux-ci n’ont servi qu’à un seul ouvrage, l’Histoire du couronnement, ou Relation des cérémonies religieuses, politiques et militaires qui ont eu lieu pendant les jours mémorables consacrés à célébrer le sacre et le couronnement de SM.I. Napoléon Ier. Ci-dessus, un passage concernant «Le grand habillement de l’impératrice». Se ralliant au système métrique institué par décret du 2 novembre 1801, Firmin Didot donna au point de ces nouveaux caractères la valeur de 0,25 mm. Sur ces bases, il grava, de 1812 à 1815, le Didot millimétrique, composé de 13 corps romains et italiques. II fallut attendre 1974 pour que l'Imprimerie nationale procède à une nouvelle fonte et remette en honneur ce Didot millimétrique. Cette reproduction est réduite à 86%.
Point et système métrique On l’a vu, quand, vers 1783, François-Ambroise Didot parlait de «mètre», ce mot était alors utilisé dans le sens de «mesure» ou «longueur». Ce mot «mètre» a pris le sens d’unité de longueur vers 1790 lorsque fut défini le système métrique (voir les unités sous l’Ancien Régime, pages 226 à 235). Sans doute parce que le point n’était pas qu’une unité de longueur (il faisait aussi partie d’un système de proportions) et que cette unité était nouvelle, l’imprimerie échappa à l’uniformisation nationale. En fait, adopter le système métrique aurait nécessité de refondre tous les caractères existants (et recaler les machines pour les hauteurs en papier), car il aurait fallu que le point soit défini par une fraction (multiple de dix) du mètre. (Le système métrique a nécessité de modifier non seulement les mesures alors en usage, mais également les appareils, les contenants, etc., ce qui a été une œuvre médiatique énorme pour l’époque.) Cependant, en 1812-1813, sur l’ordre de Napoléon, Firmin Didot a défini un point de 0,4 mm pour son didot millimétrique, valeur adoptée par la seule Imprimerie nationale (mais ramenée à 0,398 77 mm, suite à… une erreur d’étalonnage). Curieusement, l’Imprimerie nationale a donc été la seule à utiliser le système métrique, mais sans adopter le système décimal, remplaçant la base 12 par la base 16 [fig. 336].
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Le point typographique et les mesures de caractères
Fig. 333. Spécimen des nouveaux caractères de la fonderie et de l’imprimerie de Pierre Didot l’aîné, Paris, 1819. Les forces des caractères sont nommées en points Didot, chaque exemple de corps étant visualisé par un texte long.
Fig. 334. Spécimen de la fonderie Gauthier Frères et Cie, Besançon, 1835. À cette date, cette fonderie utilise toujours les anciennes dénominations.
Fig. 335. Spécimen de la fonderie Biesta, Laboulaye & Cie, Paris, 1843. Les forces des caractères sont nommées en points Didot.
[Bibliothèque de Claude-Laurent François, Besançon.]
[Bibliothèque de l’École Estienne, Paris.]
En pratique, le point Didot a été très progressivement adopté par les imprimeurs, [fig. 333 à 335] mais, en 1879, il a été redéfini ojciellement en fonction du mètre (1 point = 0,376 mm) et formellement adopté comme standard européen. Mais, finalement, hormis les historiens du livre qui depuis des années mesurent, en millimètres, l’intervalle entre 8 lignes d’un texte imprimé pour avoir une idée du caractère utilisé, la profession n’a jamais vraiment utilisé directement le mètre, malgré diverses tentatives, notamment d’Allemands et d’organismes comme l’ISO. Souvent par refus Fig. 336. Typomètre en points Didot et en centimètres, taille réelle. Il m’a servi plusieurs dizaines d’années durant.
Fig. 337. Typomètre en pouces, en points Pica et en centimètres, taille réelle.
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Fig. 336. Ci-contre. Règle en bois qui fut en usage à l’Imprimerie nationale (IN). La graduation de droite (1 2, 3…) est en centimètres. Celle de gauche est en points IN, mais par 16 points (352 points IN font presque 14 cm, limite de la photo). Mais pourquoi ce facteur 16, alors que le système métrique laisserait supposer avoir des multiples de 10 ? Un typomètre sert à mesurer des types (et la longueur des justifications des colonnes de texte), mais vu la très petite taille des caractères de labeur en plomb, il faut un appareil de précision (comme les autres typomètres montrés dans cette séquence), ce qui n’est pas le cas avec cette règle. Celle-ci devait probablement servir à mesurer des caractères en bois, pour des affiches par exemple, caractères qui sont de très grande taille. Et on ne manque pas de remarquer qu’à partir du corps 16, presque tous les caractères de l’époque sont des multiples de 16. [Musée Jean Brito à 35550 Pipriac. Photo Christian Laucou-Soulignac.]
d’avoir à refabriquer machines et caractères. Mais aussi à cause de la difusion du point pica utilisé pour les caractères par les matériels (presses, mais également linotypes, monotypes, photocomposeuses, etc.) et maintenant par les logiciels informatiques américains.
Le point pica américain (1886) On a vu que l’Angleterre utilisait le même type d’échelle des corps qu’en Europe continentale, mais elle avait son propre jeu de noms de caractères [fig. 339, p. 219]. Outre Pica pour Cicéro, il y avait aussi par exemple Pearl pour Parisienne, Brevier pour Petit-Texte, Bourgeois pour Gaillarde, etc., noms restés en usage jusqu’au milieu du xxe siècle. En revanche, aux États-Unis, naissent vers 1850 divers projets de mesures et de normalisation du pica. Bagarres commerciales, peur de changer les matériels, facilités de calcul des équivalences, redéfinition de la longueur exacte du pouce, autant de bonnes raisons pour voir paraître de nombreux standards. Une certaine stabilité arrive en 1886 avec la définition d’un point un peu plus petit que le soixante-douzième de pouce (exactement 1/72,27 soit 0,35146 mm).
Fig. 337. Ci-contre à droite. Règle en bois appelée lignomètre. Lors de la conception de la mise en pages, il sert à mesurer à l’avance le nombre de lignes, c’est-à-dire l’encombrement vertical que prendra, dans telle force de corps, le volume du texte à faire entrer. La section du lignomètre est carrée. Sur chacune des quatre faces figurent deux graduations en points Didot : corps 5 et 6, 7 et 8, 9 et 10 (photo), 11 et 12. Ces forces de corps ne correspondent pas forcément à celles des caractères utilisés : en efet (comme aujourd’hui sur ordinateur), on peut très bien composer un texte dans un corps donné en ajoutant une valeur d’interlignage (par exemple un texte composé en corps 10 interligné 12 ; du temps du plomb et de l’usage de la linotype, on disait « corps 10 fondu 12 »). Connaissant le nombre de signes 1 dans un corps donné (supposons 53 signes en corps 10), contenu dans une ligne d’une justification donnée (19 cicéros ou 85 mm), et multiplié par le nombre de lignes dans une colonne (supposons 38 lignes), on obtient le nombre de signes contenu dans chaque colonne, ce qui donne (dans cet exemple) 2014 signes par colonne. En divisant le nombre total de signes du texte par le nombre de signes par colonne, on connaît le nombre de colonnes qu’il faudra prévoir pour contenir tout le texte. Ensuite, c’est au graphiste de ventiler cet encombrement, en fonction de son projet de mise en pages. 1. En typographie, on appelle signe chacun des constituants de la composition : caractères, signes de ponctuation, signes autres et espaces. L’addition donne un total moyen que l’on augmente un peu par sécurité.
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Le point typographique et les mesures de caractères Le point à l’ère de l’électronique À mesure que la mécanisation (Linotype, Monotype, à partir de la fin du xixe siècle), puis la photocomposition (1960-1990), puis la numérisation (le premier Macintosh date de 1980) ont supplanté l’imprimerie plomb traditionnelle, une nouvelle fonction du point est arrivée: jusqu’alors, il n’était guère question que de compatibilité entre caractères (et à la rigueur à exprimer l’échelle des corps); maintenant, il faut permettre les calculs de justification, basés sur la chasse des caractères, elle-même fonction du corps et s’exprimant finalement encore en points. On en serait pratiquement resté aux deux points (didot et pica) si, pour des raisons de commodité de calculs, la société américaine Adobe n’était revenue, en 1984, au soixante-douzième de pouce (0,3528 mm), très légèrement plus grand que le pica. La diférence (de l’ordre du centième de millimètre) peut évidemment faire sourire les habitués du plomb. Mais les calculs pour la justification nécessitent une grande précision. C’est ce qu’avait déjà pressenti le Père Truchet il y a quatre siècles…
Fig. 293. Microsoft Word : fenêtre du choix des corps typographiques en points PAO.
Aujourd’hui, on peut encore se poser deux questions. 1. Mesurer quoi? Il y a deux écoles: celle des anciens, partisans de la tradition, qui veulent conserver la mesure des «corps» et par là le concept d’échelle progressive, et celle des modernes qui notent qu’aujourd’hui il n’existe plus aucune matérialité au concept de «caractère» puisqu’on ne manipule plus que les glyphes, les œils; mais on ne sait pas bien quoi mesurer (une proposition assez raisonnable cependant étant de mesurer la hauteur des capitales). 2. En fait, a-t-on besoin d’une unité de mesure? C’est-à-dire à quoi sert le point? On dispose aujourd’hui de quatre unités principales [fig. 338] et les logiciels savent très bien passer d’un système à l’autre ! Et, même s’ils proposent quelque chose qui ressemble à une échelle des corps [fig. 293, qui débute et termine cette séquence], rien n’interdit d’utiliser un corps 37,4 (mais à quoi ça sert vraiment?). Finalement, a-t-on fait des progrès depuis que Moxon, Truchet, Fertel et autres Fournier et Didot, se sont émus de l’anarchie des valeurs des corps? ■
point Fournier = 0,3475 mm point Didot = 0,376065 mm point Pica = 0,3514598 mm point PAO = 0,3527785 mm
0,0
0,1
0,2
0,3
0,4 mm
Fig. 338. Les quatre points typographiques les plus utilisés, agrandis ici et comparés avec une (sous-) unité du système métrique international.
Je remercie infiniment Jacques ANDRÉ pour son travail et son organisation de chercheur scientifique qui ont permis de parfaire cette séquence. J’avais fait sa connaissance lors de sessions des Rencontres internationales de Lure, il y a déjà longtemps, puis notre passion commune pour l’histoire de la typographie a soudé notre amitié. Après un doctorat en mathématiques à Nancy en 1965, un passage au CNRS, puis au Centre de recherche et développement de Control Data (Paris et Londres), il entre à l’INRIA-Rennes en 1975 et y fera le reste de sa carrière comme directeur de recherche, où il s’est notamment occupé, au niveau de l’Union européenne, du projet DIDOT. Il a organisé de nombreux colloques et diférentes publications en typographie numérique, dont les Cahiers GUTenberg.
218
Fig. 339.
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FRANÇAIS
ALLEMAND
HOLLANDAIS
ITALIEN
ESPAGNOL
James Mosley a mesuré avec précision (en tenant compte du foulage) les valeurs des corps des divers systèmes (Moxon, Truchet, Fournier, etc.) ou de spécimens (Lamesle, Enschedé, etc.) et donne leurs équivalences en millimètres: http://typefoundry.blogspot.com/2008/04/type-bodies-compared.html (2008).
ANGLAIS
[d’après Talbot Baines Reed, A History of the old English Letter Foundries, Cambridge University Press, London, 1952.]
DÉNOMINATION DES CARACTÈRES TYPOGRAPHIQUES UTILISÉE EN EUROPE, CLASSÉS PAR TAILLES ET LEUR ÉQUIVALENCE EN POINTS
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POINTS
Antoine-François Momoro Plutôt «imprimeur» que «typographe», Momoro est l’auteur d’un Traité élémentaire de l’imprimerie ou le Manuel de l’imprimeur qui est toujours intéressant. Il était apparenté, par sa femme Sophie, à la famille de Pierre-Simon Fournier. Sa fin, sur l’échafaud, à 38 ans, fait partie de l’Histoire de France! Antoine-François Momoro est né à Besançon en 1756 (Momoro serait un nom espagnol, ce qui peut s’expliquer par le fait que cette ville, comme toute la FrancheComté, après avoir été un fief des ducs de Bourgogne, revint au Saint Empire romain germanique à la succession du dernier duc, Charles le Téméraire, décédé en 1477 à Nancy à 44 ans, puis plus tard au royaume d’Espagne dont héritera Charles Quint au siècle suivant). Il y reçoit une formation de graveur et d’imprimeur, monte à Paris en 1780 où il acquiert rapidement une bonne réputation comme graveur de lettres, et, en 1787, il est admis comme libraire par la communauté des imprimeurs et libraires de Paris. Il épouse Sophie Fournier et devint le gendre de Jean-François Fournier le jeune (fils de Jean-Pierre, le frère aîné de PierreSimon), puis, par ce mariage, successeur en partie de la fonderie dont l’origine remonte à Guillaume Ier Le Bé au xvie siècle [voir pages 80 et 81]. Momoro se gargarise ainsi d’être «parent» des Fournier. En 1785 il rédige un Traité élémentaire de l’imprimerie ou le Manuel de l’imprimeur [fig. 341 à 343], mais il ne le publiera qu’en 1793, en pleine Révolution. Il s’agit d’un de ces ouvrages du xviiie siècle, comme les manuels de Fertel, de Prosper Marchand, de Fournier, de Castillon, Fig. 340. Portrait d’Antoine-François Momoro, 1756-1794. de Boulard ou certains articles de l’Encyclopédie [voir Il sera l’une des meilleures têtes du Club des Cordeliers, de la fondation au drame de ventôse de l’an II (mars 1794). dans le volume 2], qui ont été écrits par des maîtresimprimeurs pour glorifier leur art ou enseigner les règles du métier. Ici, ce traité prend la forme d’un dictionnaire plus orienté composition et imprimerie (comme le Fertel) que typographie (comme le Fournier, qu’il cite cependant très souvent, essentiellement le tome 2). Cet ouvrage est resté célèbre notamment par ses définitions liées à la vie dans les imprimeries, dont Eugène Boutmy fera la base de son Dictionnaire de l’argot des typographes en 1883, et que tous 1. En 1789, ce catalogue recensait les les ouvrages sur l’histoire sociale et technique de l’imprimerie se doivent de citer. 195 libraires et les 47 imprimeurs légalement autorisés à exercer leur métier à Paris. Dix ans plus tard, en 1798-1799, figuraient dans l’Almanach du commerce de Paris de M. Duverneuil, les noms des 337 libraires et 223 imprimeurs de la capitale. Puis, en 1810-1811, une étude officielle du gouvernement recensait 508 libraires et 157 imprimeurs.
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Momoro a publié, outre ce traité et une Histoire curieuse et amusante d’un nouveau voyage dans la Lune, fait par une aéromanne, en 1784, écho de l’aventure des premiers ballons à air chaud qui venait d’avoir lieu l’année précédente avec les deux frères Montgolfier, une Épreuve d’une partie des caractères de la fonderie de Ant.-Franç. Momoro, gendre et successeur de Fournier le jeune, etc., Paris, 1787, in-16. Les afaires de Momoro n’étaient pas brillantes et son activité n’apparaît qu’à la fin de la «liste Lottin». (Les principaux événements de la vie de Momoro peuvent être retracés à partir du Catalogue chronologique des libraires et imprimeurs-libraires de Paris, 14701789, d’Augustin-Martin Lottin, Paris, 1789B.) Il était l’un de ces petits imprimeurslibraires parisiens pour qui l’espoir de prospérer était bien faible sous les lois de l’Ancien Régime. En 1790, le stock de sa boutique se limitant à onze ouvrages, il doit même se déclarer en faillite. Lorsqu’éclate la Révolution française, Momoro a 33 ans.
Fig. 341 et 342. Antoine-François Momoro, Traité élémentaire de l’imprimerie ou le Manuel de l’imprimeur, Paris, 1793. Voir également les fig. 255 à 257, page 169. [Bibliothèque de l’École Estienne. Photos Jean-Yves Quellet.]
Habilement, il sait profiter de l’ouverture de l’espace culturel créée par la Déclaration de la liberté de la presse et du commerce B et de nouvelles perspectives s’ouvrent alors devant lui. «Dans l’expression “liberté de la presse”, l’association entre “la presse” et “des presses” n’est pas une coïncidence ou un simple jeu de mots: il s’agit bien d’une réalité historique. C» Partisan enthousiaste du mouvement révolutionnaire, il ouvre un atelier d’imprimerie au 171 rue de la Harpe, s’autoproclame haut et fort «premier imprimeur de la Liberté nationale» et obtient la concession des publications de la Commune de Paris. Son activité reprend force et vigueur : en l’espace d’une année, il fait l’acquisition de quatre presses supplémentaires, de dix casses de caractères et s’équipe d’une fonderie de caractères. Il était convaincu de la puissance de la presse pour promouvoir les idées révolutionnaires. Par ailleurs, il connaissait bien le monde de l’imprimerie. En 1793, il publie donc son Traité élémentaire de l’imprimerie, et, dans son esprit, il s’agissait principalement de rendre la pratique de cet art accessible à un large public. Momoro va très rapidement jouer, pour un temps, un rôle de premier plan dans le monde de la politique ultra-révolutionnaire. Il participe activement à l’insurrection du 10 août et devient un des membres de la nouvelle administration du Département de Paris. Il est l’un des pères de la devise «Liberté, Égalité, Fraternité» (juin 1791) et la fait graver sur les façades des édifices publics. Il prend une part active à la déchristianisation et c’est son épouse, Sophie Momoro (née Fournier), qui incarne la déesse
1. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le 3 septembre 1791, annonçait la liberté d’imprimer: «Art. II. – La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.» 2. Claude Labrosse et Pierre Rétat, Naissance du journal révolutionnaire, PUL, Lyon, 1989.
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Antoine-François Momoro
Fig. 343. Antoine-François Momoro, Traité élémentaire de l’imprimerie ou le Manuel de l’imprimeur. [Bibliothèque de l’École Estienne.]
Raison lors de la première fête de la Liberté et de la Raison du 20 brumaire de l’an II, à l’issue de laquelle la Commune décrète la fermeture de toutes les églises. Triste anecdote toutefois : Lamartine rapporte «qu’un tiers de l’année elle avait les yeux au beurre noir, car son mari la rossait pour sa conduite…». Son imprimerie lui permet de se lancer dans une activité qui évoluait en parallèle avec la politique révolutionnaire des sections parisiennes. Il devient «l’imprimeur ojciel» du Club des Cordeliers dont il sert de machine de propagande et dont il deviendra le président. Il imprime des productions éphémères comme des pamphlets, les comptes rendus de réunions du Club, des prospectus, des ajches de propagande et des libelles destinés à dénoncer les contrerévolutionnaires et leurs « machinations perfides ». Il accroît la prospérité de Fig. 344. L’enrôlement des Volontaires son activité en difusant les publications des Cordeliers de Paris dans le reste en 1792. Peinture d’Auguste Vachon. de la Nation, afin qu’elles soient lues aux tribunes des clubs provinciaux. Le Club des Cordeliers décide de publier un journal collectif en son propre nom; pour mieux se réclamer de Marat (dont les Cordeliers conservent le cœur en relique), ce journal s’appellera Le Vieux Cordelier [fig. 346]; il ne comptera que sept numéros. Momoro fait et défait les carrières des politiciens des sections et des bureaucrates 1. Voir le catalogue de l’exposition municipaux à travers des campagnes médiatiques «terroristes» qu’il menait régulièL’ajche en révolution rement. Il pouvait sortir une grande quantité de prospectus et d’ajches de ses presses réalisée en 1998 au et influencer presque instantanément l’opinion publique dans un sens ou dans un musée de la Révolution française, autre. Ses tactiques politiques, implacables et démagogiques, s’avérèrent ejcaces, du au château de Vizille moins à court termeB. (Isère).
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Il s’écarte de Camille Desmoulins qu’il juge trop indulgent pour se rapprocher des hébertistes, ces ultra-révolutionnaires qu’on appelait «les Enragés». La faction hébertiste l’entraîna dans son ascension puis dans sa chute. Après avoir contribué à celle des Girondins, Momoro participe aux attaques contre Danton et Robespierre, ce qui lui valut d’être arrêté dans la nuit du 13 au 14 mars 1794 (en pleine Terreur) avec ses amis hébertistes (Hébert, Ronsin, Mazuel, Ducroquet, Vincent et d’autres). Leur procès a lieu du 21 au 24 mars, c’est «le procès du comportement social de la sans-culotterie et de la pratique politique de ses militants populaires B», procès auquel les appels à l’insurrection de ces chefs cordeliers n’ont servi que de prétexte. Toujours est-il qu’ils sont tous condamnés à mort et exécutés. Un mois plus tard, ce sera Étienne-Alexandre-Jacques Anisson-Dupéron (1748-1794), directeur de l’Imprimerie royale à partir de 1788, qui à son tour sera guillotiné. ■
1. Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, Quadrige, 2005
Fig. 345. «L’exécuteur des Jugements Criminels ne fera faute de se rendre ce jourdhuy à la maison de Justice de la Conciergerie pour y mettre à exécution le Jugement qui condamne Hébert & dix-huit autres conspirateurs à la peine de mort. L’exécution aura lieu sur la place de la révolution de cette ville, ce jourdhuy à trois heures précises de relevée. L’Accusateur public A. Q. [AntoineQuentin] Fouquier. Fait au Tribunal, le 4 germinal, l’an second de la République Française.» Fouquier a ensuite barré «& dix-huit conspirateurs» pour énumérer les condamnés nominativement dans l’ordre de leur exécution. Momoro vient en deuxième position. Considéré comme le chef de la conspiration, Hébert sera exécuté le dernier, il reçoit le numéro 19. Et Fouquier ajoute la dernière précision au bas du document : « trois voitures ». [Musée Carnavalet, Paris.]
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Antoine-François Momoro
Fig. 10.
Fig. 346. Le Vieux Cordelier est un journal rédigé par Camille Desmoulins, dont sept numéros parurent du 5 décembre 1793 au 25 janvier 1794. Camille Desmoulins a réalisé ce journal à l’instigation de Danton, qui l’encourage à en faire la tribune de l’Indulgence et des Indulgents, et par Robespierre qui entend en faire un concurrent du Père Duchesne et une arme contre les hébertistes.
Fig. 348. Vivre libre ou mourir, Les Fédérés… Imprimerie de Guillaume-François Galletti, Paris, 1792. 26 x 42 cm. Imprimé sur papier bistre. [Bibliothèque de l’Assemblée nationale.]
Les placards de format «à l’italienne» (en paysage) sont plutôt rares à cette époque. Celui-ci se remarque par la présence du slogan «Vivre libre ou mourir» et par la disproportion entre le titre et le texte qui semble écrasé par celui-ci.
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Fig. 347. Marat fonde, le 12 septembre 1789, Le Publiciste parisien qui prend très vite le titre plus significatif de L’Ami du peuple et la devise Vitam impendere vero («Consacrer sa vie à la vérité»). C’est une publication de huit à seize pages de petit format, rédigée tout entière par le seul Marat, et qui a plus la forme d’un pamphlet périodique que d’un quotidien d’information.
Fig. 350.
Fig. 349.
Fig. 351. Fig. 349. Le Père Duchêne, le journal de Hébert. Fig. 350. Vive la Bondans et ça ira, faïence de Nevers [Musée Carnavalet.] Fig. 351. Jacques-René Hébert, rédacteur en chef et animateur du Père Duchêne, et meneur des «Enragés». Fig. 352, ci-dessous. Exécution des «hébertistes» : le convoi passe rue Saint-Honoré devant la porte du Club des Jacobins. [Gravure de Duplessis-Bertaux, détail. Bibliothèque nationale de France.]
Fig. 352.
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Les unités de mesures sous l’Ancien Régime Chapitre réalisé avec la complicité de Jacques André
Fig. 353, 354 et 355. Cahier de classe d’arithmétique réalisé par l’élève Joseph Richard, à partir de 1826. On lui fait utiliser les anciennes mesures : marcs, onces, gros, deniers, grains…
Format réel : 190 x 290 mm. [Bibliothèque d’Henri Gouttard, dit Mérou, calligraphe et touche-à-tout astucieux, à Reillanne.]
O
n trouve dans les ouvrages de typographie des phrases comme celle-ci: «Un fourneau […] de quatre à cinq pieds de long […] renferme une marmite propre à contenir quatre à cinq cents pesants de métal […], enclavée à huit ou neuf pouces de l’âtre.» (Fournier, Manuel typographique, tome I, page 111), ou comme celle-là : «Un moule de cuivre à réglets de sept pouces de long […] prisé 120 livres tournois.» (Inventaire de la fonderie Fournier, 1768, cité par James Mosley.) Peut-être est-il bon de rappeler ce que valaient ces unités de l’Ancien Régime (ici pieds, pouces, cents, pesants et livres tournois), du moins celles utiles en typographie. Le «point typographique», principale unité de longueur des typographes, a déjà fait l’objet d’un chapitre [pages 194 à 219]. Nous n’y reviendrons donc pas ici, d’autant que, n’ayant été inventé que dans la seconde moitié du xviiie siècle, il ne faisait pas partie des unités traditionnelles de l’Ancien Régime. Mais il n’entra pas dans le système métrique, soit qu’il fût oublié à cause de sa nouveauté, soit que l’on considérât que l’on devait utiliser les nouvelles unités de longueur (rappelons toutefois que les essais de point millimétrique furent un échec). On se contentera donc, ici, de parler des unités utiles pour la préparation du matériel (unités de longueur et de poids), ou des signes typographiques utilisés pour désigner des unités de mesures ou de monnaies. Alors que jusque vers l’an 800 de notre ère, les unités utilisées en France relevaient d’un vieux système antique plutôt cohérent (notamment le pied et la livre romaine), à la mort de Charlemagne la multiplicité des noms et des valeurs des unités de mesures devint la règle, marquant ainsi une certaine autonomie, voire indépendance, de
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Fig. 356. Page de titre du Nouveau négociant, de Samuel Ricard (1686), qui est resté longtemps le grand classique des conversions (on disait réductions) d’unités et de monnaies pour les commerçants.
Fig. 357. Page de titre de Métrologie ou traité des mesures, de Paucton (1780).
Fig. 358. Traité de Paucton, nouvelles déinitions des capacités et poids en 1780.
[Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
[Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
[Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
chaque division territoriale. Cette situation était intolérable notamment pour le commerce et l’administration, et des ouvrages comme Le nouveau négociant de S. Ricard (1686) [fig. 356] ou les cinq tomes de cet énorme Dictionnaire universel de commerce de Jacques Savary des Brûlons (1759) proposèrent les indispensables tables de correspondance entre ces mesures. En fait, ce qu’il fallait d’abord, c’était unifier ces unités de mesures, mais jusqu’au xviie siècle toutes les tentatives échouèrent. Ce sont des scientifiques (qui avaient besoin de plus en plus de précision) qui finalement firent avancer les choses, notamment en proposant de déduire les unités les unes des autres (c’est-à-dire relier, par exemple, les poids à des volumes) et de prendre pour base une unité liée au globe terrestre. De nombreuses mesures sont faites dès 1615 pour trouver un étalon de base. C’est ainsi que le Père Mouton propose la virga basée sur un arc d’un degré; l’abbé Picard, la longueur d’un pendule qui bat la seconde; et Cassini, un arc d’une seconde (de degré). Une simplification est dans l’air et déjà quelques ouvrages essayent de rationaliser les mesures [fig. 357 et 358]. C’est donc tout naturellement qu’une unification sera à l’ordre du jour des États généraux, que naîtront les principes des systèmes métrique (1791) et décimal (1793), et que sera définie la valeur du mètre (1798). Malgré une intense action «médiatique», notamment par voie d’affiches [fig. 359] et par des amendes dissuasives aux commerçants utilisant encore les anciennes unités [fig. 360], le système métrique a mis du temps à remplacer les anciennes mesures, sauf dans les imprimés et textes légaux. Les ajches par exemple n’étaient pas appropriées à cause des nombreux illettrés, et Napoléon, en 1812, fut obligé de tolérer ojciellement d’anciennes
Fig. 359. Ajchette populaire montrant les nouvelles unités à utiliser à la place des plus usuelles des anciennes. 24 ventôse, an VIII, 15 mars 1800.
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Les unités de mesures sous l’Ancien Régime unités mais les adaptant aux nouvelles. L’enseignement primaire ayant peu à peu porté ses fruits (on y enseignait les deux systèmes, dont encore les anciennes mesures en 1826, comme le montre les fig. 353 à 355, page 226), le système métrique est devenu le seul «légal» en 1837.
Fig. 360. Extrait de la Gazette nationale (dite également Le Moniteur), n°184, 3 juillet 1791, p. 1. Ce boulanger aurait été condamné pour ne pas avoir utilisé les bonnes mesures.
Le système métrique s’appelle, depuis 1960, le «système international d’unités» et a pour sigle «SI» quelle que soit la langue: nous l’emploierons désormais pour donner les valeurs équivalentes dans le SI de celles de l’Ancien Régime.
Signalons dès à présent que les «savans» de la fin du xviiie convertirent les unités anciennes dans le système métrique en donnant plusieurs chifres après la virgule. Aujourd’hui, on sait que ces conversions ne pouvaient se faire avec une telle précision, les unités anciennes n’étant pas rigoureusement définies. C’est pourquoi on ne donnera que des valeurs approchées, d’autant qu’ici ce qui nous intéresse, c’est l’ordre de grandeur. Malgré ses variations entre les divers lieux de France, et entre les pays, le système de l’Ancien Régime était cependant assez cohérent (du moins dans le cadre d’un type d’unités car, par exemple, il n’y avait pas de rapport bien marqué entre les poids et les volumes).
1. Unités de longueurs du système «royal». Depuis Charlemagne, plusieurs systèmes de mesures se sont installés: le système «royal» (ojciel donc), divers systèmes locaux (provinces, comtés, villes, etc.) et des systèmes spécifiques à certaines corporations (les orfèvres, les maçons, les arpenteurs, etc.). Le système de mesures du roi était défini par trois choses: • une unité de base: le pied-de-roi, • des multiples et sous-multiples, non pas en suivant le système décimal (multiples de 10) comme aujourd’hui, mais selon le système duodécimal (multiples de 12, parfois de 6), • un étalon de longueur, garantissant la mesure de base à partir de laquelle celles des (sous-) multiples sont définies, et permettant au peuple de vérifier ses propres instruments de mesure.
Nom
Définition
Valeur SI
Point Ligne Pouce Pied de roi Toise Lieue de Paris
1/12 de ligne 1/12 de pouce 1/12 de pied
0, 19 mm 2, 26 mm 27 mm 32, 5 cm 1, 95 m 3, 9 km
6 pieds 12 000 pieds
Tableau 1 : principales longueurs du système du roi (France).
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Pied-de-roi, sous-multiples et multiples C’est un édit royal d’Henri II, en 1557, qui a défini les relations suivantes [voir tableau 1]. Elles sont restées en usage jusqu’à la Révolution. Le point n’était pas le point typographique, mais une unité «inventée» en 1678 et qui est restée plutôt inutilisée. Elle est toutefois citée par Truchet quand il a défini son premier point typographique en 1697 [voir le chapitre sur le point typographique, p. 204-205].
Étalon de longueur. L’unité de base était le pied-de-roi, connu aussi sous le nom de « pied-de-Charlemagne », qui en avait précisé la valeur (le pied existait depuis les Égyptiens, puis de nombreuses valeurs du pied furent définies, notamment par les Romains). Mais en fait l’étalon pour le pied en était un multiple: il y avait dans un mur extérieur du Châtelet, à Paris, une toise servant d’«étalon» depuis des siècles (on a des documents d’elle datant de 1398, mais elle existait probablement bien avant); c’était une barre de fer munie d’un ergot à chaque extrémité, la distance entre les deux (environ 1,95 m d’aujourd’hui) définissant ainsi exactement la longueur de six pieds. Au xviie siècle, cette toise-étalon du pied fut abîmée et Colbert en fit reposer une, mais avec une longueur légèrement erronée (et diférente de la «toise de l’Écritoire» utilisée notamment par les maçons). Cet étalon a été suivi en 1766 par deux autres toises. L’une d’elles, appelée la « toise du Pérou » car elle a servi à la mesure d’un arc du méridien au niveau de l’équateur, deviendra la toise ojcielle avant son abandon pour le mètre (qui a d’ailleurs été choisi car il valait presque ½ toise).
Fig. 361. Définition du point typographique de Pierre-Simon Fournier (1737) : un point est égal à 1/144 de cette échelle qui mesure 5 cm. In Manuel typographique, tome I, page 133. Taille réelle. Voir également page 209.
Fig. 362. C’est la longueur de cette barre qui déinissait le mètre en 1795, avant qu’il soit défini par l’étalon conservé au Pavillon de Breteuil. Cette barre-étalon est encore conservée au 36, rue de Vaugirard à Paris. Taille réduite (évidemment). [Photo Étienne André.]
Le principe est donc de dire : «L’unité de mesure (par exemple une toise) est la longueur de tel objet (par exemple la barre fichée dans le Châtelet).» C’est de cette façon que Fournier a défini son point typographique (voir p. 207) comme étant une nouvelle unité, en écrivant : «La barre que j’imprime dans ce texte fait, par définition, 144 points» [fig. 361]. Tout comme quelques années plus tard on dira : «Le mètre est défini par le mètre étalon déposé en six endroits de Paris» [fig. 362]. Cette définition sera changée au début du xixe siècle par «Le mètre est défini par le mètre étalon déposé au Pavillon de Breteuil», puis au xxe siècle par «Le mètre est défini par telle longueur d’onde», et enfin par «Le mètre est la distance parcourue par la lumière en tant de temps». En revanche, le point typographique suggéré par Moxon dès le xviie siècle et ceux définis par Truchet puis Didot ont été, eux, considérés comme des longueurs et donc reliés à une unité de longueur existante; plus précisément, François-Ambroise Didot a défini son point typographique comme le 1/12 du 1/6 du pied-de-roi [voir p. 174 et 212]. Aujourd’hui encore, l’ISO propose d’utiliser le système métrique, donc le mètre et ses sous-multiples, pour les forces de corps.
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Les unités de mesures sous l’Ancien Régime Autres valeurs et autres unités de longueur. La valeur du pied n’a jamais été reconnue universellement. En France, comme à l’étranger, il y avait de nombreuses autres valeurs du pied, comme le montrent le Dictionnaire de Trévoux [fig. 363] et l’Encyclopédie (par exemple à l’article « Lieue »). Diverses autres unités de longueur ont même été utilisées dans des contextes locaux ou professionnels, comme la «palme du Languedoc», les «perches» pour l’arpentage des champs, l’«aulne» pour les tissus, le «mille marin» et la «brasse», etc. Par ailleurs, même si les unités métriques furent adoptées par beaucoup, les anciens noms restèrent en usage assez longtemps et Napoléon dut, en 1812, définir un système de «mesures usuelles» reprenant certaines valeurs anciennes, mais adaptées au système métrique. C’est ainsi que l’on disposa légalement jusqu’en 1837 du «pied métrique» (1/3 de mètre), de la «toise» (2 m), du pouce (2,75 cm) et de la livre (0,500 kg), ce qui aujourd’hui peut encore conduire à des erreurs de calculs si on ne fait pas attention (2,5% d’erreur entre la toise napoléonienne et la toise royale par exemple).
Unités de superficie. En général, on élevait au carré l’unité correspondante, par exemple «un pouce carré», «un pied carré». Toutefois, il existait des noms spécifiques pour certains usages spécifiques comme, chez les arpenteurs, la «perche carrée», l’«arpent carré» ou l’«acre». En typographie et en imprimerie, on utilise des «surfaces» un peu particulières qui sont celles constituées Fig. 363. Extrait du Dictionnaire de Trévoux, 1771. par le rectangle de la page et celles de la feuille de [Bibliothèque de Rennes-Métrolole.] papier avant pliage et éventuel massicotage. Aujourd’hui, ces formats de papier sont définis en fonction du SI par des normes; on parle par exemple de A4 (21 cm × 29,7 cm) ou de P102 (format pour platine de 71 cm × 102 cm, selon la norme ISO-3872). Le tableau 2 donne une description d’un certain nombre d’anciens formats de papier (1741) qui, comme les forces de corps, étaient non pas mesurés, mais dénommés.
Unités de volume, capacités. Les volumes pouvaient aussi se compter comme des «unités» au cube. On pouvait parler de pied-cube ou de pouce-cube. Mais dans l’usage le plus courant, on parlait surtout des volumes contenus (ou capacités) que l’on distinguait selon qu’il s’agissait de liquides ou de matières sèches (comme les grains). Pour les liquides, l’étalon était la pinte d’environ 0,95 litre (en fait un pied-de-roi cube), la demi-pinte (ou chopine) et le muid (env. 275 litres). Pour les solides, c’était le boisseau qui en était l’étalon (env. 13 litres), des sous-multiples (comme le quart) et des multiples (comme le setier [ou septier] de 12 boisseaux) ou le muid (env. 175 litres, soit 7 fois plus que celui des liquides!). Ces unités de volumes variaient bien sûr d’une région à l’autre [voir fig. 364].
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Tableau 2. Extrait des formats et poids des papiers d’imprimerie en 1741.
Fig. 364, ci-dessus. Extrait du Nouveau négociant de Samuel Ricard (1686). [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
2. Unités de poids. Le système de poids de marc. Le système de poids était, lui aussi, complexe et variable d’un endroit à l’autre. Le système du roi était appelé poids de marc [tableau 3]. Pour la diférencier de la livre tournois (monnaie), la livre-poids s’est vu appelée «livre pesant», voire «pesant» tout court (c’est ce terme qu’emploie, par exemple, Pierre-Simon Fournier dans son Manuel typographique). Tout comme le pied était défini par un étalon plus grand
Tableau 3. Principales unités du système poids de marc.
Nom
Définition
Valeur SI
Prime Grain de Paris Denier Gros Once Marc Livre Quintal Tonneau
1/24 de grain 1/24 de denier 1/24 d'once 1/8 d'once 1/16 de livre 1/2 livre
2, 2 mg 53 mg 1, 28 g 3, 82 g 30, 6 g 244, 8 g 0, 489 kg 48, 9 kg 979 kg
100 livres 20 quintaux
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Les unités de mesures sous l’Ancien Régime (la toise), l’étalon royal de la livre était défini par un objet de 25 livres, la «Pile de Charlemagne», objet fabriqué vers la fin du xve siècle, qui tient son nom d’une pile élaborée du temps de Charlemagne, mais disparue depuis. Sa masse totale est de 50 marcs et l’unité étalon est la «livre poids-de-marc» qui vaut 2 marcs de cette pile, soit 489,5 g. Autres (sous–) unités de poids. Mais ces unités ne convenaient pas aux corporations qui, manipulant les métaux précieux (les monnayeurs, bijoutiers, orfèvres, etc.), avaient besoin de très petits poids, comme le felin (1/80 d’once) ou l’estelin, dont le nom se retrouve dans celui de la livre sterling. Mais pour les achats de matières premières (en quantité), les commandes se faisaient en poids de marc [fig. 365]. Les médecins et apothicaires, quant à eux, utilisaient, jusqu’au milieu du xixe siècle, des sous-unités de la livre; elles étaient d’origine grecque et ont perduré grâce aux alchimistes [voir fig. 366 et 367, notamment pour les signes typographiques correspondants]. Mais les rapports entre ces unités restèrent très variables, la livre faisant parfois 12 onces, parfois 16… [tableau 4]. La même relation entre poids et volume (comme aujourd’hui où le kilogramme peut être considéré comme le poids d’un litre d’eau) a existé : la livre valait aussi 1/ 70 de talent, le talent (qui n’était pourtant pas une unité ojcielle) étant le poids d’un pied cube rempli d’eau. Lors de la mise en place du système métrique, on utilisa de même la « livre pesant d’eau de pluie », c’est-à-dire de la « livre [ayant le] poids de la chopine d’eau de pluie » [fig. 358, page 227].
Nom
Définition
Valeur SI
Grain Obole Scrupule Dragme Once Livre
1/20 de scrupule 1/2 scrupule 1/3 dragme 1/8 d'once 1/12 de livre
0, 08 g 0, 80 g 1, 7 g 5g 40 g 0, 489 kg
Tableau 4. Unités du système de poids des médecins et apothicaires (ici, version du xviiie siècle, avec une livre de 12 onces).
Fig. 365. Poids de l’or dont se servent les orfèvres. Extrait du Dictionnaire de Trévoux (1771). [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
Fig. 366. Unités médicales. Principaux signes typographiques. In Les caractères et les vignettes de la fonderie du sieur Delacolonge, Paris, 1773.
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Fig. 367. Exemple de préparation d’un médicament, in Nicolas Lémery, Pharmacopée universelle, Paris, Desaint et Saillant, 1763. La première ligne se lit : «Prenez des feuilles de séné mondées (3/4 et 1/2 d’once).» On y voit les signes pour dragme, scrupule et livre.
3. Monnaies. Le système monétaire français date du Moyen Âge et, comme les autres unités, était basé sur un système duodécimal. Par ailleurs, le titre en métal précieux se mesurant en poids, nombre de monnaies ont des noms de poids, ou le contraire. C’est notamment le cas de la livre! Deux modèles principaux ont accompagné la royauté en France: jusqu’en 1203, la livre parisis était la référence, basée sur le marc de Troyes (ou de Paris). Ensuite, ce fut la livre tournois basée sur le marc de Tours; la livre tournois valait environ 4/5 de la livre parisis. Depuis 1720, livre tout court signifiait ojciellement livre tournois. Qu’elles soient tournois ou parisis, les livres étaient divisées comme suit : 1 livre = 20 sols ; 1 sol = 12 deniers [voir fig. 368 et 369, ci-dessous, pour les signes typographiques de ces divisions].
Symboles typographiques d’abréviations de monnaies et de poids. Fig. 368 (à gauche), symboles d’unités monétaires (extraits de Antoine-François Momoro, Traité élémentaire de l’imprimerie, 1793, page 174). Fig. 369 (à droite), abréviation de la livre-poids lb (lb, pour libra en latin) en situation (extrait de Épreuve des caractères… de Jacques-François Rosart, Bruxelles, 1768). On retrouve ces symboles dans le tableau 5, page 235.
À la Révolution, le système décimal remplaça le système duodécimal et le franc fut défini en 1795 avec une équation du type: 100 francs = 101 livres tournois + 5 sol tournois, c’est-à-dire qu’en gros 1 franc = 1 livre tournoisB. Finalement, ce système était très simple et le passage au franc encore plus. Sauf qu’il fallait tenir compte des monnaies réellement utilisées (écu, louis, etc.), de leur teneur en métal, des modifications du cours légal et, par là, des valeurs comparées de la livre selon la date, et selon leur change avec les monnaies des autres pays. Il est paru du xviie au xixe siècle de très nombreux ouvrages [voir fig. 358, p. 227, et 370, ci-dessous] donnant les valeurs des pièces.
1. Une livre tournois de 1793 valait environ 20 euros en 2010.
Fig. 370. Exemple de tables d’équivalence de la valeur des monnaies en fonction des pièces, dates, etc. In Traité de métrologie de Paucton (1780).
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Les unités de mesures sous l’Ancien Régime En savoir plus : H. Doursther, Dictionnaire universel des poids et mesures anciens et modernes, contenant des tables des monnaies de tous les pays, Bruxelles, 1860. B. Garnier et coll., Introduction à la métrologie historique, Economica, Paris, 1989. O. Guyotjeannin, « Métrologie française d’Ancien Régime : guide bibliographique sommaire », La Gazette des archives, nº 139, 1987, p. 233-247. Jean Antoine Bouthillier, Traité d’arithmétique pour l’usage des écoles, Québec, 1852. Contient de nombreuses tables de conversion entre systèmes d’Ancien Régime, système métrique et systèmes anglosaxons. Le Système international d’unités (SI), édité par le BIPM, Pavillon de Breteuil, Sèvres, 8e édition, 2003. Roger Lamouline, Des poids, des mesures, Le Sureau, 2004.
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Fig. 371. François Barrême, Le livre facile pour apprendre l’arithmétique de soy-mesme et sans maistre, Paris, 1689. Fig. 372, à droite. Arithmétique du Sieur Barrême, Paris, 1716. [Bibliothèque de Rennes-Métropole.]
La dijculté était de faire des calculs en base 12 et en base 20. Si 3 × 150 deniers font bien 450 deniers, il faut traduire en 37 sols et 6 deniers, c’est-à-dire en 1 livre 17 sols et 6 deniers. Les ouvrages d’arithmétique trouvèrent donc dans ces conversions la matière à de très nombreux exemples [fig. 353 et 355, p. 226, et 371 et 372, ci-dessus]. 4. Signes typographiques pour les unités. Durant l’Antiquité, des signes manuscrits non alphabétiques ont été utilisés pour désigner diverses unités de mesures. Il s’agissait d’ailleurs dans la majorité des cas de ligatures ou de déformations de lettres. Certains de ces signes ont été repris dans l’imprimé et quelques autres y ont été introduits. Paradoxalement, on y trouve peu d’unités de longueurs, plus de poids et beaucoup de monnaies! Le tableau 5 donne une liste des principaux signes spéciaux: on n’y a pas mis les abréviations littérales comme l pour livre et d pour denier, ni les unités actuelles du SI, ni nombre de symboles monétaires (dont on trouvera quelques exemples en fig. 375, page 236). Il a bien fallu graver tous ces signes et les fonderies en proposaient, mais «hors style» (c’est-à-dire que le même signe scrupule servait aussi bien pour être associé à un Garamond, que plus tard à un Fournier, voire à un Didot). Il est probable que des imprimeurs ne disposaient que de certains d’eux et que, par nécessité, certains firent graver des poinçons maison pas toujours très beaux [fig. 371, 372, 374]. C’est aussi sans doute une des raisons de l’emploi fréquent d’abréviations littérales (en fig. 363, p. 230, par exemple, on trouve p pour pied et po pour pouce, tandis qu’en fig. 372 on trouve d, de et den pour denier, etc.). Là encore, le SI a simplifié la typographie ! Enfin, ces caractères n’avaient pas de cassetin prévu dans les casses standard. Il fallait les mettre dans un casseau lorsque la composition en nécessitait. ■
Signe
Nom
@
Ar(r)obe
$
₤ £ -lb lt
Unité de poids espagnole d'environ 11,5 kg
Denier
Poids de 1/24 d'once ou monnaie de 1/12 de sol
Dollar
Monnaie
Dragme
ƒ ~~ g
Symbole de
Poids de 3 scrupules (médecine)
Florin
Monnaie
Grain
Poids de 1/20 de scrupule (médecine) Monnaie
Livre
Monnaie (dite parfois « livre sterling »)
Livre
Poids et monnaie (ligature lb pour libra, livre) notamment livre « parisis » ou « tournois »
Livre
Monnaie (ligature lt pour « livre tournois ») signe dit « livre française »
Obole
Poids de 1/2 scrupule (médecine)
Once
Poids de 1/12 de livre (médecine)
Pied
Unité de longueur (signe anglais > 1800)
Pouce
Unité de longueur (signe anglais > 1800)
S
Lire
Scrupule
Poids de 1/24 d'once (médecine)
Sol, sou
Monnaie
Fig. 373, en haut à gauche. Augustin-Martin Lottin, libraire et imprimeur à Paris, fait figurer dans son spécimen daté de 1761 des types de signes d’algèbre et de pharmacie, à la suite de ses caractères d’imprimerie autres que des lettres, qu’il propose à ses clients éditeurs. Fig. 374, en haut à droite. Charles de Neuvéglise, Traité méthodique et abrégé de toutes les mathématiques, Trévoux, tome I, p. 373. La conversion entre elles des unités et des monnaies n’était pas simple, et les auteurs de cours et de traités d’arithmétique y ont trouvé une mine d’exercices. Les trois ouvrages ici [fig. 371, 372 et 374] résolvent un problème de type: «Si n choses valent l livres, s sols et d deniers, combien valent p choses ?» Les typographes devaient disposer des types des symboles de ces différentes unités de mesures, dont certains ont sans doute, vu leur mauvaise qualité, été produits localement par un graveur (peu expérimenté) attaché à l’imprimerie. La composition de ces calculs n’est pas évidente à réaliser car elle doit être très souvent parangonnée.
Tableau 5. Principaux symboles typographiques (caractères fondus) en usage du xvie au xixe siècle pour des unités de mesures ou des monnaies. On remarquera la grande diversité de style de ceux-ci: on ne trouve pas aujourd’hui de fonte ayant tous ces symboles (ils n’existent pas tous dans Unicode). Il en était de même d’ailleurs du temps du plomb.
235
Les unités de mesures sous l’Ancien Régime
Fig. 375. Symboles typographiques de monnaies et de poids, Spécimen de la fonderie Deberny et Peignot de 1935.
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Bibliographie complémentaire à celle figurant dans chacun des deux premiers volumes de cette Histoire de l’écriture typographique. Elle concerne principalement les ouvrages consultés pour la réalisation de ce troisième volume.
Audin Marius, Le Livre français, Les Éditions Rieder, Paris, 1930.
Margerie Anne (de), J. B. Bodoni, typographe italien, Jacques Damase éditeur, Paris, 1985.
Audin Marius, «Les origines de la typographie musicale», Le Bibliophile, numéros de juin 1931 et décembre 1932.
Momoro Antoine-François, Traité élémentaire de l’imprimerie ou le Manuel de l’imprimeur, Paris, 1793.
Audin Marius, Les livrets typographiques des fonderies françaises créées avant 1800, Paris, 1934.
Morin L., «Une Fonderie typographique à Avignon au xviiie siècle», in La Fonderie typographique, 1899.
Avanzi G., «Giambatista Bodoni tra due centenari», in Archivio storico par le provincie parmensi, 1940.
Mosley James, «Early Lyonnaise Printing Types», in La Lumitype-Photon, Musée de l’imprimerie, Lyon, 1995.
Babelon André, «John Baskerville», in Arts et Métiers graphiques n°9, janvier 1929, Paris.
Mosley James, «The materials of typefounding», http://typefoundry.blogspot.com/2006/01/materials-of-typefounding.html, 2006.
Baudin Fernand et Hoeflake Netty, The Type Specimen of J.-F. Rosart, Brussels, 1768, a fac-simile with an introduction and notes by Van Gendt & Co, Amsterdam, 1973.
Mosley James, «John Baskerville», article pour l’Oxford Dictionnary of National Biography, 2005.
Benton Josiah Henry, John Baskerville Type-Founder and Printer, 1706-1775, édité par Burt Franklin, New York, 1914.
Pardoe F. E., John Baskerville of Birmingham, letter-founder & printer, édité par Frederic Muller, Londres, 1975.
Bouthillier Jean-Antoine, Traité d’arithmétique pour l’usage des écoles, Québec, 1852. Contient de nombreuses tables de conversion entre systèmes d’Ancien Régime, système métrique et systèmes anglo-saxons.
Peslouan C. Lucas (de), «Les Didot», in Arts et Métiers graphiques n°13, septembre 1929, Paris.
Doursther H., Dictionnaire universel des poids et mesures anciens et modernes, contenant des tables des monnaies de tous les pays, Bruxelles, 1860. Dreyfus John, Aspects of French Eighteenth Century Typography, Cambridge, Roxborough Club, 1982. Elisseeff-Poisle D., «Les caractères chinois de Fourmont», in L’art du Livre à l’Imprimerie nationale, Paris, 1973. Enschedé Charles, Fonderies de Caractères et leur Matériel dans les Pays-Bas, du xve au xixe siècle, Haarlem, 1908. Épreuves de caractères qui se gravent et se fondent dans la nouvelle fonderie de Jacques-François Rosart, Bruxelles, 1768.
Piton Eugène, La Famille Firmin-Didot, Paris, 1856. Ponot René, «Actualité de Bodoni», in Caractère Noël 1961. Ponot René, «La fonderie Delacolonge», in La LumitypePhoton, Musée de l’imprimerie, Lyon, 1995. Poole H. E., «New Music Types. Invention in the Eighteenth Century», in Journal of the Printing Historical Society, 1965, n° 1, p. 21-38, et 1966, n°2, p. 23-44. Soboul Albert, Dictionnaire historique de la Révolution française, PUF, Paris, 2005. Spécimen de caractères de Firmin et Jules Didot, fac-similé, Librairie Paul Jammes/Éditions des Cendres, Paris, 2002. Spécimen de la fonderie Biesta, Laboulaye & Cie, Paris, 1843.
Froissart Jean-Luc, L’or, l’âme et les cendres du plomb. L’épopée des Peignot, 1815-1983. Chez l’auteur, 17 rue St-Gilles, Paris 3e.
Spécimen de la fonderie de Laurent et de Berny, Paris, 1828. Fac-similé, Éditions des Cendres, Paris, 1992.
Garnier B. et coll., «Introduction à la métrologie historique», in Economica, Paris, 1989.
Spécimen de la fonderie Deberny et Peignot, Paris, 1935.
Gaskell Philip, John Baskerville, a bibliography, Cambridge University Press, 1959.
Spécimen des nouveaux caractères de la fonderie et de l’imprimerie de Pierre Didot l’aîné, Paris, 1819.
Gillé Joseph-Gaspard, Spécimen de sa fonderie typographique, Paris, 1808.
Stauffer Georges B., J.-S. Bach, the Breitkopfs and EighteenthCentury Music Trade, University of Nebraska Press, 1996.
Guyotjeannin O., «Métrologie française d’Ancien Régime: guide bibliographique sommaire», in La Gazette des archives, nº 139, 1987.
Stephenson Simon, Specimen of Printing Types, Londres, 1796. Fac-similé de James Mosley, Londres, 1990.
Jammes André et Courbage Françoise, Les Didot. Trois siècles de typographie et de bibliophilie 1698-1998, catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, puis au Musée de l’imprimerie à Lyon, en 1998.
Spécimen de la fonderie Gauthier Frères et Cie, Besançon, 1835.
Tschichold Jan, Meisterbuch der Schrift, Otto Maier Verlag, Ravensburg, 1952. Updike Daniel Berkeley, Printing type, their history forms and use, Cambridge, Harvard University Press, 1922.
Jammes André et Jammes Isabelle, Collection de spécimens de caractères 1517-2006, Librairie Paul Jammes/Éditions des Cendres, Paris, 2006.
Veyrin-Forrer Jeanne, «Aperçu sur la fonderie typographique parisienne au xviiie siècle», in La lettre & le texte, ENS, Sèvres, 1987.
Johnson A. F., The Type-Specimens of Claude Lamesle, a fac-simile of the first edition printed at Paris in 1742, Menno Hertzberger & Co, 1965.
Veyrin-Forrer Jeanne, La Fonderie typographique et la lettre d’imprimerie au début de la Révolution française. Du Livre à l’assignat. Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne. Livre et Révolution, Paris, s.d.
L’ajche en révolution, catalogue de l’exposition réalisée au Musée de la Révolution, château de Vizille (Isère), en 1998. Lamesle Claude, Modèles des Caractères de l’Imprimerie, nouvellement gravés par Claude Lamesle, Graveur & Fondeur de Caractères, Avignon, 1769. Le Système international d’unités (SI), édité par le BIPM, pavillon de Breteuil, Sèvres, 8e édition, 2003.
Vincent J. B., Essai sur l’histoire de l’imprimerie en Belgique, BiblioBazaar, LLC, 2009. Volkmann Ludwig, «F.G.I. Breitkopf und P.S. Fournier le jeune», in Gutenberg Jahrbuch, 1928. Werdet Edmond, Étude biographique sur la famille Didot, Paris, 1864.
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Index général et typographique Les caractères typographiques montrés ou cités dans cet ouvrage sont indiqués en caractères gras. J’ai réservé l’italique maigre aux titres d’ouvrages ou de documents, qui, pour une raison ou pour une autre, ont marqué leur époque.
Audin (Marius), 17, 60, 69, 116, 117, 134, 135, 168, 183
Buis du Régent (caractères chinois), 62, 63, 111
Alais de Beaulieu (Jean-Baptiste), 10, 12
Cabinet des poinçons (de l’Imprimerie nationale), 15, 63, 67, 68
Alexandre (Jean), 62, 64 Amsterdam (fonderie), 162 Ancien Régime, 60, 204, 220, 226, 228
Cambridge University Library, 52 Cambridge University Press, 46, 52
157, 162, 168, 175, 182-191, 215
Gaillarde (typo), 209, 210, 217
Didot (François-Ambroise), 73, 118, 167-174, 175, 183, 212, 213, 215, 218, 229
Gando (fonderie), 74, 79, 87, 95, 112
Didot (Jules), 182
cancellaresca, 10
Anisson-Dupéron (Étienne), 68, 169, 223
Cappon-Vakard (fonderie), 73
Didot (Pierre-François), 167, 176, 180, 181
Anisson-Dupéron (Louis-Laurent), 62
Caractère Noël, 53, 54, 162, 163 caractères de civilité, 14, 75, 98
Didot (typo), 10, 29, 40, 163, 183, 184
antimoine, 134, 135, 136, 138
caractères de finance, 85
Didot absolu (typo), 10
arabes (caractères), 70
caractères de musique, 82, 92, 93, 94, 96, 102, 104, 110
Didot millimétrique, 215
araméens (caractères), 62 arméniens (caractères), 70 assignats, 183, 192 ATF (American Type Founders), 162 Ayres (John), 12, 30, 31 Ballard (Christophe), 89, 90 Balzac (Honoré de), 117
caractères de plain-chant, 83, 93, 95 Carré au Raisin (format papier), 231
Dreyfus (John), 60, 66, 116
Carter (Harry), 60, 112, 134, 136
Dürer (Albrecht), 106
base 12, 205, 234
chaldéen (caractères), 70
Baskerville (John), 29, 30, 32-59, 60, 61, 106, 117, 126, 146, 157, 170, 214
chinois (caractères), 62, 111
Baskerville (Sarah), 50
Clark (John), 12
Baskerville (typo), 10, 31, 36, 37, 38, 39, 55, 139, 146, 183
classification des caractères Vox-Atypi, 127
Bâtarde (écriture et typo), 14, 17
clichage, 193
Bâtarde italienne (typo), 12 Baudin (Fernand), 61, 88, 96, 97, 98, 99, 138, 140 Bauer (fonderie), 162, 163 Beaudoire, 188 Beaumarchais (PierreAugustin Caron de), 34, 50, 52 Bechtel (Guy), 134 Bell (John), 126, 127, 129, 132, 133, 146 Benton (Morris Fuller), 162
Cicéro (typo), 80, 83, 99, 105, 196, 208, 209, 213, 217
Cloche (format papier), 231 Cohen (Marcel), 97 composition de la musique, 89
Eaves (Sarah), 33, 50 échelle des corps, 201, 202, 203, 205, 209, 218 Écu (format papier), 231 Édition de Kehl, 50 encre d’imprimerie, 40, 166
Épreuve du premier alphabet (Luce), 64, 65, 66 étain, 134, 135, 136, 138
flanc, 193
Coulée (écriture et typo), 12, 17, 27, 99, 118
Fleischman (Johan), 96, 146
Deberny et Peignot, 52, 54, 118, 162, 163, 188, 236
Bodoni (typo), 10, 29, 40, 162, 163, 165, 183
Delacolonge (le sieur de), 60, 112-115
Boubers (Jean-Louis de), 98, 99, 104, 105, 138
Didones (typo), 29, 127, 146, 234
Breitkopf (Johann Gottlob Immanuel), 98, 99, 106-111
Didot (les), 41, 52, 58, 60, 61, 117, 153, 166-193, 214
Breitkopf & Härtel, 106
Didot (Firmin), 10, 17, 26, 27, 73, 106, 118, 126, 138, 146,
Garaldes (typo), 10, 140 Garamont (Claude), 10, 29, 62, 75, 112, 127, 140, 146 Gillé fils (Joseph-Gaspard), 17, 60, 117, 161 Gillé père (Joseph), 17, 104, 112, 116, 161, 168 Grand-Aigle (format papier), 231 Grand-Compte, (format papier), 231 Grand-Jésus (format papier), 231 Grand-Raisin (format papier), 231 Grand-Soleil (format papier), 231 Grande-Licorne à la Cloche (format papier), 231 Grandjean (typo), 29, 64, 66, 183
Gras Vibert (typo), 182
Cot (fonderie), 74
Bodoni (Giambattista), 41, 58, 60, 61, 117, 126, 140-165, 176
Gando (Nicolas, père et fils), 62, 80, 83, 89, 91, 94, 95, 116
Enschedé (fonderie), 61, 86, 91, 96, 98
Financière (écriture et typo), 12, 30, 98, 102, 115
Darwin (Charles), 34
Gando (Jean-Louis), 62, 74, 80
Grandjean de Fouchy (Philippe), 62, 80, 98, 116
corrections typographiques, 90
Couronne (format papier), 231
Gando (François), 83-85, 112
Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 17, 64, 65, 90, 92, 136, 137, 138, 196, 220, 230
Fertel (Martin Dominique), 136, 200, 201, 202, 218, 220
crénage, 196
238
ductus calligraphique, 66
composition musicale en mosaïque, 91
Bickham (George), 30, 31, 32, 33
Briquet (fonderie), 70, 73, 79
Double-Pica (typo), 35 Double-Canon (typo), 196
Caslon (William), 35, 58, 60, 61, 126
Bâtarde coulée (typo), 81, 118
Double-Cloche (format papier), 231
Carré (format papier), 231
Barbedor (Louis), 12
Fry (typo), 128
Didot (François), 166, 167, 168
Didot (Pierre, l’aîné), 4, 73, 161, 175, 176, 177, 178, 179, 182-191, 212
Anglaise (écriture et typo), 12, 13, 26, 27, 30, 118, 190, 191
Fry (Edmund), 126-128
Fourmont (Étienne), 62, 63 Fournier (Pierre-Simon), 14, 27, 30, 60, 61, 62, 64, 65, 66, 70, 74, 79, 92, 95, 106, 110, 111, 112, 116, 126, 138, 144, 166, 174, 196, 205, 208, 213, 218 Fournier (typo), 10, 29, 210 Fraktur (typo), 99, 106, 107, 108, 109 Franklin (Benjamin), 35, 41, 50, 152, 169, 170 Fregi e Majuscole, 142, 143, 144, 149, 157 Frutiger (Adrian), 163
Granjon (Robert), 10, 12, 14, 75, 78, 112, 140, 201 Great Primer (typo), 35, 38 grecs (caractères), 46, 51, 62, 98, 104, 113, 153 Grifon (format papier), 231 Gros-Canon (typo), 83, 84, 85, 114, 116 Gros-Parangon (typo), 35 Gros-Romain (typo), 83, 84, 99, 115, 172, 173, 200, 208, 209 Gros-Texte, 196, 210 Grosse-Nompareille (typo), 64, 65, 196, 201 Haas (fonderie), 162 Härtel (Gottfried Christoph), 106, 111 Haultin (Pierre), 88, 112 hauteur en papier, 195, 206, 207, 215 hébreu (cractères), 62, 70, 98, 104, 113 Humanes (typo), 29 Ibarra (Joachim), 60 impression de la musique, 88, 90
Imprimerie de l’Assemblée nationale, 62
96, 106, 138, 208, 209, 210, 220, 226
Petit-Romain (typo), 83, 200
rotative, 193
Petit-Soleil (format papier), 231
Rousselet (Jean-Pierre), 10
Imprimerie de la Convention, 68
Marshall (Alan), 112
Imprimerie de la Propagande, 63, 140, 152
matrice, 52, 70, 73, 92, 156
Petit-Texte (typo), 79, 83, 138, 196, 213, 217
Mignonne (typo), 79, 138, 201, 209
Petite Fleur de Lys (format papier), 231
samaritain (caractères), 62
Milton (John), 35, 50, 126
Philosophie (typo), 105, 196, 209
Sanlecque (Jacques de), 70, 71, 72
pied anglais (typo), 203
Sans-Pareille (typo), 73, 168
pied-de-roi, 204, 213, 228
Schwabacher (typo), 106, 109
Pierres (Philippe-Denis), 72, 152, 153
scrupule (mesure de poids), 232, 234, 235
Moreau le jeune, 104, 176
Plantin (Christophe), 88, 96, 135, 162, 201, 211
Sedanaise (typo), 64, 65, 70, 196
Morison (Stanley), 97, 126
platine, 40
Senault (Louis), 10, 11, 13, 26
Mosley (James), 30, 60, 61, 81, 127, 131, 134, 204, 219, 226
plomb typographique, 134, 135, 136, 138, 193
Shelley (George), 12, 30
moule à arçon, 138, 139
pochoir, 88
Jarry (Nicolas), 10, 12
Moxon (Joseph), 136, 174, 203, 209, 218, 229
poinçon, 52, 62, 64, 68, 73, 90, 96, 97, 106, 139, 156, 234
Jenson (Nicolas), 10
Mrs Eaves (typo), 55
Jenson (typo), 29, 183 Johannot (papetiers), 170
Napoléon Ier, 141, 153, 215, 227, 230
poinçons de musique, 96, 97, 98
Juvénal, 46
Nebiolo (fonderie), 162
L’Ami du Peuple (de Marat), 67
Nompareille (typo), 35, 65, 79, 83, 138, 196, 209
Imprimerie de la République, 68 imprimerie de la Veuve Hérissant, 67 Imprimerie des Administrations nationales, 68 Imprimerie impériale, 62 Imprimerie nationale, 15, 62, 63, 207, 215, 217 Imprimerie royale, 62, 63, 64, 66, 68, 70, 80 Jammes (André), 60, 95, 166, 175, 176, 204 Jannon (Jean), 64
La Jérusalem délivrée, 4, 173, 176, 177 Lamarck (Jean-Baptiste), 34 Lamesle (Claude), 60, 74, 75, 76, 77, 79, 112
Materot (Louis), 12, 13
Momoro (Antoine-François), 68, 83, 169, 220-225, 233 Monotype de Londres, 38, 52, 53, 126, 132, 133, 138, 162, 218 Moreau (Pierre), 10, 12, 14, 15, 17
point Didot, 174, 207, 212, 214, 216, 217 point Fournier, 207, 210, 214, 229
Saint-Augustin (typo), 68, 83, 113, 196, 200, 201, 207, 213 Sanlecque (fonderie), 70-72
Snell (Charles), 12, 30 Stamperia di Propaganda Fide (Rome), 140 Stamperia Reale (Parme), 141, 156, 157 Stempel (fonderie), 52, 162 Stephenson (Simon), 60, 126, 127, 131 stéréotypie, 111, 183, 192, 193 syriaque (caractères), 62, 70
notation musicale, 81, 160
point IN (Imprimerie nationale), 217
Oxford University Press, 46, 50
point millimétrique, 215
système international d’unités (SI), 228, 234
point pica, 214, 216, 217
tarotées (typo), 98, 100
point pica américain, 217
Térence, 38, 56, 58
point Truchet, 204, 205, 214
tibétain (caractères), 63, 140
point typographique, 194-217
Triple-Canon (typo), 196
polytypage, 111, 118
Truchet (Père Sébastien), 204, 205, 206, 207, 212, 213, 218, 229
Paillasson (Charles), 12, 17
Lamesle (fonderie), 74, 81, 112
Palestine (typo), 68, 196
Le Publiciste parisien (de Marat), 67
Pantalon (format papier), 231
Legrand (Marcellin), 63
papier vélin, 34, 40, 168, 170
lignomètre, 217
papier vergé, 34, 170
Ponot (René), 112, 134, 140, 156, 159, 162, 163, 164
Linotype, 52, 138, 162, 218
Paput (Christian), 15
Portes (Matthieu des), 74, 75
livre parisis, 233
Tschichold (Jan), 128, 132, 133, 156
Paradise Lost, 41
Pot (format papier), 231
livre-poids, 61, 81
typographie musicale, 107
parangonnage, 200, 209, 235
presse à un coup, 168, 169
livre poids-de-marc, 232
Parisienne (typo), 64, 65, 196, 209, 210, 217
presse Stanhope, 169
typomètre, 210, 212, 214, 216, 217
Peignot (Charles), 52, 118, 210, 211
Quadruple-Canon (typo), 64
livre sterling, 61, 232 livre tournois, 226, 231, 233 Lottin (Augustin-Martin), 72, 152, 220, 235
papier « sans fin », 167
Peignot (Clémentine), 118
Louvre (éditions du), 62, 80, 153, 176, 182
Peignot (Georges), 118, 188
Loyson (fonderie), 70, 73, 73, 79
Peignot (Jérôme), 97
Luce (Louis-René), 62, 64, 66, 67, 79, 116 Luce (typo), 64, 68, 69, 112 Lumitype-Photon, 163 Manuale Tipografico de 1788 (de Giambattista Bodoni), 146, 147, 148, 157
Peignot (Gustave), 118 Perle (typo), 64, 65, 66, 73, 168
prototype (Fournier), 209, 210 Rault (David), 2 Réales (typo), 127 Règlement de la librairie (1744), 206 Rencontres internationales de Lure, 162, 163, 164, 218
Updike (Daniel Berkeley), 60, 75, 81, 97 Vakard (Pierre-Louis), 73, 168, 171, 172, 173, 214 Van Dick (Christofel), 10 Veuve Hérissant (imprimerie), 67 Veyrin-Forrer (Jeanne), 60, 73, 75
Perrenot (Antoine), 79
Renouard (Antoine-Augustin), 153
Petit-Canon (typo), 68, 83, 196, 207
Révolution française, 60, 68, 73, 112, 117, 183, 192, 220, 233
vignettes à combinaisons, 66, 67, 78, 100, 115, 144
Robert Ier Estienne, 35
Virgile, 35, 41, 50, 126, 152, 153, 162, 175, 183, 190
Petit Cornet à la grande Sorte (format papier), 231
Vibert, 182
Manuale Tipografico de 1818 (de Giambattista Bodoni), 153, 156-160, 162
Petit-Jésus (format papier), 231
Romains du roi (typo), 10, 62, 64, 174, 204, 205, 208
Petit Nom de Jésus (format papier), 231
Ronde (écriture et typo), 12, 14, 17, 27, 118
Manuce (Alde), 10, 196
Petit-Parangon (typo), 118, 171, 210, 212
Rosart (Jacques-François), 60, 61, 75, 91, 96-103, 110, 138, 233
Walbaum (Justus Erich), 58, 146
Rossignol (Louis), 12
Watt (James), 34
Manuel typographique (de Pierre-Simon Fournier), 14, 27, 30, 60, 62, 74, 82, 92,
Petit-Raisin (format papier), 231
Voltaire, 33, 35, 41, 50, 104, 153, 169, 193 Vox (Maximilien), 163
Watman (John), 40, 146, 170
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Remerciements Jacques André, pour son aide précieuse et ses précisions très techniques de certains sujets abordés. Didier Barrière, conservateur de la bibliothèque de l’Imprimerie nationale. Pierre Duplan, professeur émérite de l’École Estienne. Bruno Guignard, responsable du fonds patrimonial des bibliothèques de Blois. Paul-Marie Grinevald, conservateur de 1982 à 2002 de la bibliothèque de l’Imprimerie nationale et depuis de la bibliothèque du Comité d’histoire économique et inancière de la France. Rémi Jimenes, doctorant au Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours, pour ses conseils sur le rapport entre la calligraphie et la typographie aux xviie et xviiie siècles, et sa bibliothèque de livres anciens. Alan Marshall, directeur du Musée de l’imprimerie de Lyon. Michel Melot, pour ses conseils précieux. Il fut directeur du département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France, puis directeur de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou et enin président du Conseil supérieur des bibliothèques. Henri Gouttard, dit Mérou, calligraphe et spécialiste des écritures anciennes, pour ses conseils et sa bibliothèque. James Mosley, historien de la typographie, qui pendant près de 40 ans a dirigé la St Bride Library. Christian Paput, qui fut longtemps le conservateur du Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale. Jean-Yves Quellet, graphiste et professeur de typographie à l’École Estienne. David Rault, graphiste et journaliste, auteur, directeur de la collection « Atelier Perrousseaux » et membre de l’Atypi, pour ses critiques avisées. François Richaudeau, pour ses conseils et sa bibliothèque de livres anciens. Anouk Seng, responsable de la bibliothèque de l’École Estienne. Madame Sarah Toulouse, conservateur en chef de la Bibliothèque de Rennes-Métropole.
Les caractères typographiques utilisés pour cet ouvrage ont été créés par Jean-François Porchez : Le Monde Livre, corps 10, pour le corps de texte et Le Monde Sans, corps 7, pour les notes et les légendes des illustrations Mise en pages : Yves Perrousseaux Crédit des illustrations : droits réservés Première édition Achevé d’imprimer sur les presses de G. Canale & C. spa, 12011 Borgo San Dalmazzo (Cuneo), Italie pour le compte d’Adverbum sarl Dépôt légal : octobre 2010 IMPRIMÉ EN ITALIE
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L
’ensemble de cette Histoire de l’écriture typographique, en plusieurs volumes, est conçu pour proposer une vision générale et relativement complète, en fonction de ce que nous pouvons en dire aujourd’hui. Poursuivant cette histoire, ce troisième volume met l’accent sur les créations typographiques qui marquent la seconde moitié du xviiie siècle, c’est-à-dire des caractères dotés d’un fort contraste entre les pleins et des déliés très ins, ce que permettaient alors l’évolution des techniques de gravure des poinçons, de fonte des caractères et l’impression sur papier vélin (inventé en Angleterre vers 1757), papier sans grain, soyeux et lisse permettant de reproduire la inesse de ces déliés, ce que le séculaire et traditionnel papier vergé ne permettait pas. L’ouvrage analyse les contextes et les réalisations des grandes figures de la profession de cette époque, que sont John Baskerville (en Angleterre), Giambattista Bodoni, «le typographe des rois et le roi des typographes» (en Italie), François-Ambroise Didot (qui établit le point typographique sur le pied-de-roi, une mesure légale d’alors) et ses deux fils : Pierre (imprimeur de haute volée, avec ses impressions de bibliophilie dites des Éditions du Louvre) et Firmin (créateur de caractères, dont le fameux «Didot»). Ce sont encore les Didot qui introduisirent le papier vélin en France (1780) et qui mirent au point la stéréotypie (vers 1795), technique permettant de reproduire en relief, en un seul bloc de métal, la composition des milliers de caractères qui composent une page et ainsi de réimprimer des livres à bon marché. L’ouvrage examine conjointement les caractères des principales autres fonderies typographiques européennes qui marquèrent à leur façon ce xviiie siècle. En France: l’Imprimerie royale avec Louis-René Luce, les fonderies Sanlecque, Loyson, Briquet, Cappon, Vakard, Cot, Lamesle, des Gando père et ils, du sieur Delacolonge (Lyon), des Gillé père et fils. En Belgique: Jacques-François Rosart (Bruxelles). En Allemagne: Johann Breitkopf (Leipzig). En Angleterre: Edmund Fry et John Bell. On aborde également Antoine-François Momoro (1756-1794) un imprimeur parisien (auteur d’un manuel d’imprimerie intéressant) qui mit sa carrière au service de la Révolution et périt sur l’échafaud avec ses amis hébertistes. L’ouvrage explique, d’autre part, les mouvements culturels et les innovations techniques qui marquent l’époque, comme l’influence de la calligraphie sur la typographie, la composition typographique de la musique, la composition chimique du plomb typographique, la nomination des caractères et la inalisation du point typographique, les symboles typographiques des unités de mesures en usage sous l’Ancien Régime.
www.perrousseaux.com
isbn 978-2-911220-34-0
45 euros