François Lévêque et Yann Ménière
Économie de la propriété intellectuelle
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François Lévêque et Yann Ménière
Économie de la propriété intellectuelle
Éditions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Paris
OUVRAGES DE FRANÇOIS LÉVÊQUE Merger Remedies in US and EU Competition Law, Edward Elgar, 2003. Transmission Pricing of Electricity Networks, Kluver Academic Publisher, 2003. Économie de la réglementation, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 1998.
Le logo qui figure au dos de la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.
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Éditions La Découverte, Paris, 2003. ISBN 2-7071-3905-X
Introduction
Faut-il durcir ou assouplir le droit de la propriété intellectuelle ? Donner raison à Kazaa, qui s’est enfui au Vanuatu pour y élire son nouveau domicile, ou aux géants de l’industrie du disque qui ont obtenu la fermeture de Napster ? Autoriser la brevetabilité des programmes d’ordinateurs et laisser Microsoft fermer ses interfaces, au risque alors de bloquer le développement du logiciel libre ? Obliger les entreprises pharmaceutiques à céder leurs licences à bas prix, ou renforcer leur protection pour les encourager à trouver de nouvelles molécules ? D’un côté le piratage et la contrefaçon s’étendent et sont susceptibles de réduire les incitations à créer et à inventer. D’un autre côté, le droit de la propriété intellectuelle se renforce et peut conduire à limiter la diffusion des œuvres et l’usage des innovations. Quel est le bon équilibre ? L’objet de cet ouvrage est de présenter les apports de l’analyse économique à cette question. Le droit de la propriété intellectuelle est un domaine d’étude économique récent. Pour l’essentiel, les travaux ont débuté dans les années 1960. Ils portaient alors sur le brevet et sa contribution au progrès technique. L’étude de la propriété intellectuelle s’est ensuite progressivement élargie au-delà du cercle des spécialistes de l’innovation. Des économistes de tous horizons s’intéressent aujourd’hui à la propriété intellectuelle. Afin d’être complet, le panorama proposé dans cet ouvrage couvre donc une grande diversité de questionnements. Il inclut aussi bien les réflexions des spécialistes de l’analyse de la concurrence ou de 3
la réglementation que ceux de la culture ou des nouvelles technologies. L’ouvrage se veut néanmoins accessible aux non-économistes, en particulier aux juristes. Il a été construit de manière à faciliter leur lecture en alternant des parties générales et des parties d’approfondissement, et en renvoyant la description de modèles dans des encadrés. Inversement, l’analyse économique offre à ceux qui n’ont pas de connaissances juridiques des clefs simples pour comprendre le droit de la propriété intellectuelle. La propriété intellectuelle comprend de nombreux droits : brevet, droit d’auteur, mais aussi des droits spécifiques protégeant les obtentions végétales, les schémas de semi-conducteurs ou les bases de données. Tous obéissent à des principes économiques communs. L’ouvrage vise à présenter ces principes. Il propose en outre une analyse approfondie des spécificités du droit d’auteur et du brevet. L’ouvrage est découpé en 5 chapitres. Le premier est un chapitre didactique. Il présente les bases au lecteur considéré comme totalement ignorant du sujet. Il montre comment le caractère temporaire et exclusif des droits de propriété intellectuelle répond aux caractéristiques particulières de l’information. Il montre également comment l’attribution de droits de propriété intellectuelle facilite l’échange et permet l’exploitation des idées et des créations par ceux qui sont capables de mieux les valoriser. Le second et le troisième chapitre sont tous deux consacrés au brevet. L’un traite des questions normatives, l’autre des aspects positifs. Le chapitre III considère le réglage fin de la définition du brevet afin d’en maximiser l’efficacité : effort optimal de recherche, durée, largeur et profondeur souhaitables du brevet. Par son objet — l’économie politique du brevet —, le chapitre IV offre au lecteur une vision plus concrète de la propriété intellectuelle. Il analyse et discute le renforcement, l’harmonisation, et l’extension du droit des brevets à de nouvelles catégories d’inventions, pour en faire apparaître les conséquences sur l’innovation et les comportements effectifs des firmes. Le quatrième chapitre analyse le droit d’auteur et ses spécificités. Sont d’abord présentés les problèmes de piratage qui 4
justifient selon la théorie économique l’existence de ce droit. Le propos est ensuite élargi aux institutions spécifiques fondées sur le droit d’auteur. Le chapitre est complété par des éléments descriptifs, qui fournissent une illustration à la présentation théorique du droit d’auteur, et qui introduisent aux débats qu’il suscite aujourd’hui. Le cinquième chapitre est consacré à l’étude de l’interface entre le droit de la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence. Il porte à la fois sur le brevet et le droit d’auteur et intègre les aspects juridiques. La question est abordée dans un premier temps d’un point de vue général. Il s’agit de déterminer si les deux droits s’opposent ou bien s’ils se complètent. L’accent est mis ensuite sur les effets anticoncurrentiels de l’exercice des droits de propriété intellectuelle, à travers l’étude des accords de licences. Le lecteur constatera que l’ouvrage n’aborde pas le droit des marques commerciales. Au même titre que le brevet ou le droit d’auteur, elles font pourtant bien partie du domaine juridique de la propriété intellectuelle. Mais le droit et l’analyse économique ici divergent. Pour l’économiste [Landes et Posner, 1987], le droit des marques répond à un problème différent de celui des autres titres de la propriété intellectuelle : il s’agit de signaler aux consommateurs la qualité des biens et services. Les outils d’analyse pour étudier les marques sont par conséquent notablement différents de ceux utilisés pour comprendre les autres formes de la propriété intellectuelle. Le droit des marques a donc été écarté. Un autre choix délibéré des auteurs est d’avoir mis l’accent sur le rôle de la propriété intellectuelle pour faciliter l’échange et la division du travail. En réduisant les coûts de transaction, le système juridique de protection des œuvres de l’esprit facilite l’exploitation des inventions et des créations par ceux capables de mieux les valoriser. Ce rôle passe plus facilement inaperçu que celui de l’incitation à innover. Il n’en est pas moins aussi essentiel d’un point de vue économique. Un déséquilibre qui est en revanche subi et non voulu par les auteurs concerne le poids respectif accordé dans cet ouvrage au brevet et au droit d’auteur ainsi qu’aux illustrations américaines et européennes. Les travaux qui portent exclusivement sur le droit d’auteur sont beaucoup moins nombreux que ceux relatifs 5
au brevet. Il en est de même pour les études empiriques et descriptives de la propriété intellectuelle en France et en Europe comparées à celles menées sur les États-Unis. Nous espérons que cet ouvrage contribuera à rétablir la balance en suscitant de nouveaux travaux appliqués sur le droit d’auteur ainsi que sur la mise en œuvre et le respect de la propriété intellectuelle en Europe.
I / Fondements économiques du droit de la propriété intellectuelle
La propriété intellectuelle s’applique aux créations de l’esprit. Son cadre juridique permet de protéger sous forme de droits exclusifs et cessibles des marques, des innovations techniques, des bases de données, des ouvrages littéraires, musicaux ou cinématographiques, et même des variétés végétales. Chacune de ces créations fait l’objet d’une législation particulière que le juriste réunit sous le terme de droit de la propriété intellectuelle. Pour l’économiste, le droit de la propriété intellectuelle répond à deux impératifs : inciter à l’innovation et faciliter les échanges. Un compromis entre incitation et usage Pourquoi la loi protège-t-elle les inventions et les œuvres artistiques ? La réponse des législateurs et des juristes est que le droit de la propriété intellectuelle vise à encourager l’innovation et la création, tout en préservant leur usage. Ce fondement est mis en évidence par l’analyse économique en considérant les œuvres de l’esprit comme de la production d’information, bien qui présente deux caractéristiques délicates du point de vue de l’allocation des ressources [Arrow, 1962]. En premier lieu, l’information est un bien non excluable, c’est-à-dire qu’il est impossible d’exclure de l’usage un utilisateur même si ce dernier ne contribue pas au financement du bien. Par exemple, un éditeur ne peut pas empêcher qu’un même livre soit prêté et lu par plusieurs personnes. De même, un journaliste 7
de presse ne peut éviter que l’information originale qu’il dévoile ne soit reprise par ses confrères. Le problème pratique que peuvent poser de tels biens est celui du manque d’incitations des entrepreneurs à les produire. Ils savent à l’avance qu’ils auront du mal à se faire payer et donc à rentrer dans leurs frais. Du point de vue de la richesse, la collectivité est perdante puisque des biens qui auraient pu trouver un débouché ne vont pas être produits. En second lieu, l’information est un bien non rival : sa consommation par un individu ne diminue pas la quantité qui reste disponible pour les autres. Par exemple, assister à la retransmission d’un match de football n’empêche pas d’autres téléspectateurs de consommer le même programme. La nonrivalité est en quelque sorte l’envers de la congestion. Le plaisir retiré du match de football n’est pas affecté par la présence d’un grand nombre d’autres téléspectateurs dans le monde. En d’autres termes, le coût additionnel pour servir un consommateur supplémentaire est nul. De ce fait, dès lors que le producteur fait payer son service, la consommation du bien est inutilement rationnée. Des consommateurs, ceux dont le consentement à payer est inférieur au prix demandé, sont exclus de l’usage du bien alors qu’ils en auraient retiré un bénéfice sans qu’il en coûte à quiconque. La richesse collective la plus grande n’est pas atteinte. En offrant un droit exclusif sur une période limitée, le droit de la propriété intellectuelle résout ces deux problèmes de façon séquentielle. Dans un premier temps, le mécanisme juridique de la protection, rend le bien excluable. Il oblige les utilisateurs à payer sous forme de royalties les services offerts. Dans un second temps, l’œuvre étant tombée dans le domaine public, le droit permet à tous les consommateurs d’y accéder gratuitement. Le droit de la propriété intellectuelle réalise ainsi un compromis entre, d’une part, l’incitation à créer et à innover, et d’autre part, la diffusion des résultats obtenus. Cette contradiction entre incitation et usage se traduit dans le langage économique par un arbitrage entre l’efficacité dynamique et l’efficacité statique. Le traitement séquentiel, assuré par le brevet ou le droit d’auteur, des problèmes de non-excluabilité et de non-rivalité de 8
Efficacité statique versus efficacité dynamique Le droit de la propriété intellectuelle réalise un compromis entre deux objectifs d’efficacité économique. L’atteinte de l’efficacité dite statique requiert que les ressources soient allouées de telle sorte que le surplus total soit maximisé. Ce surplus se compose du profit des producteurs — mesuré par l’aire entre le prix et le coût marginal —, et du gain des consommateurs — mesuré par l’aire entre la courbe de demande et le prix. L’efficacité dynamique se réfère à l’amélioration et au renouvellement dans le temps des techniques de production et des biens. Elle est le résultat des investissements consacrés à la R & D et aux activités de conception et de création. La figure ci-dessous montre l’effet de la protection dans le cas du brevet. L’innovation considérée ici réduit les coûts d’un procédé de fabrication de C0 à C1. Avant l’invention, la quantité de bien produite Q 0 est vendue au prix P0 = C0. On suppose que le marché est parfaitement concurrentiel et par conséquent que le profit des producteurs est nul. Le surplus total se réduit donc au surplus des consommateurs égal à l’aire du triangle I. Pendant la durée de vie du brevet, la quantité de bien produite est toujours Q0 et le prix P0. Mais le surplus total a augmenté de l’aire du rectangle II qui représente les économies réalisées grâce à l’innovation. Ce surplus du producteur est approprié par l’inventeur à travers les revenus de la licence fixé à r = C0 - C1 par unité produite. Les autres entreprises continuent de faire un profit nul car elles perçoivent une recette de P0xQ0 pour une dépense de (C1 + R), soit P 0 Q 0 . De même, le surplus des
consommateurs reste inchangé. À ce stade, le seul gagnant est donc l’inventeur. Quand le brevet tombe dans le domaine public, le prix chute à P1 = C1 et la quantité produite passe à Q1. Le surplus total augmente encore d’un cran : de l’aire du triangle III grâce à l’accès de nouveaux consommateurs au bien. Du fait de la baisse du prix, le surplus des consommateurs passe ainsi de l’aire I à l’aire (I + II + III) tandis que le profit de l’inventeur devient nul. Les consommateurs sont maintenant les seuls gagnants. Pendant la protection :
Après l’expiration de la protection :
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Récapitulons : avant l’invention le surplus total est égal à l’aire I ; durant la protection, il est égal I + II ; après l’expiration du brevet, il s’élève à I + II + III. Il en découle que la société s’en trouve mieux si une invention est réalisée et d’autant mieux que le brevet est tombé. Il semble donc préférable de passer directement de l’invention au domaine public sans passer par la case protection. Le problème qui surgit
alors est que sans arrêt sur cette case, l’invention ne sera pas réalisée : l’inventeur sachant que le prix de marché tombera à P 1 ne pourra pas recouvrer ses dépenses de R & D et donc n’a aucun intérêt à les engager. En d’autres termes, la protection entraîne une perte sèche pour la société (l’aire du triangle III) mais c’est le sacrifice à payer pour que les créateurs et inventeurs soient incités à l’effort.
l’information est nécessairement imparfait. Pendant la durée de la protection, le rationnement de la consommation conduit à une perte sèche de bien-être. À partir du moment où l’œuvre tombe dans le domaine public, la perte sèche disparaît mais une partie des bénéfices est perdue pour les innovateurs, ce qui empêche des innovations bénéfiques à la société de voir le jour. Considérons à titre d’exemple une invention de coût 70, de valeur 100 pour l’ensemble de la société, et dont l’entreprise peut tirer un revenu annuel de 3 par an. L’invention est socialement utile puisque sa valeur est supérieure à son coût. Pourtant, si le titre de propriété dure 20 ans, il n’est pas rentable pour l’entreprise de réaliser l’investissement en R & D correspondant. En d’autres termes, pour limiter le problème posé par la non-excluabilité, la durée de la protection juridique doit être infinie alors qu’elle doit être nulle pour éliminer le problème posé par la non-rivalité. Solutions alternatives L’attribution d’un droit exclusif de durée limitée étant un mécanisme imparfait, pourquoi l’utiliser ? N’y aurait-il pas d’autres instruments ? Le financement par l’État de la création artistique et technique, ou bien, à l’opposé, la préservation par les seuls inventeurs du secret de leur découverte, sont les deux principales solutions alternatives à la propriété intellectuelle. En présence d’un bien à la fois non excluable et non rival (on parle alors de bien public pur), la théorie économique prescrit de façon canonique [Samuelson, 1954] de recourir à la subvention. Le mécanisme consiste à rembourser l’entreprise pour ses dépenses — ce qui élimine le déficit et donc le problème de 10
manque d’incitations à produire — et à assurer l’accès gratuit au bien ou service — ce qui évite la perte sèche et donc corrige le problème du rationnement sous-optimal. Cette solution qui finance la production par les contribuables et non par les usagers est employée par exemple dans le cas de la défense et de l’éclairage urbain. Dans le domaine artistique, elle correspond au mécénat, grâce auquel ont été réalisées des œuvres d’art majeures [Plant, 1934]. Elle est aussi mise en œuvre dans le domaine des idées et de la science : c’est la recherche publique ! Dans ce cas, la subvention prend la forme d’une dotation à des organismes publics soumis à des objectifs généraux (par exemple, les contrats de plan passés entre l’État et le CNRS) ou de contrats offerts à des associations ou entreprises pour la réalisation d’un cahier des charges (par exemple, les contrats de recherches européens). La subvention sous forme de récompense attribuée à celui qui met au point une innovation précisément définie par un cahier des charges est plus rarement utilisée. Un exemple est celui du prix offert par le Parlement anglais à Edward Jenner pour la mise au point d’un vaccin contre la variole [MacLeod, 1988]. Cette solution est en revanche très répandue dans le domaine artistique, en particulier littéraire. Il est vrai que le prix remis y joue aussi un rôle de signalement de la qualité auprès des consommateurs. Il ne s’agit pas simplement d’inciter les créateurs. Le mécanisme alternatif de la subvention n’est pas non plus exempt de défauts tant du point de vue de l’efficacité statique que de l’efficacité dynamique. La suppression de la perte sèche s’obtient au prix d’une taxation sur d’autres biens, qui a pour effet d’introduire des distorsions dans d’autres compartiments de l’économie. En d’autres termes, le financement public n’est pas gratuit. D’autre part, si l’administration ne connaît pas précisément les coûts et les bénéfices de la recherche, le montant de la subvention offerte ne sera pas parfaitement ajusté à la valeur sociale des innovations. Dès lors, le montant des contrats de recherche ou des récompenses sera trop ou pas assez incitatif. Ainsi la comparaison terme à terme du droit exclusif et de la subvention [Gallini et Scotchmer, 2001] ne permet pas d’affirmer qu’un instrument est meilleur que l’autre dans l’absolu. Cela dépend des circonstances, en particulier de l’information dont dispose la puissance publique. 11
Qu’il s’agisse de financement public, ou même de la protection par le droit de la propriété intellectuelle, l’intervention des autorités publiques n’est pas toujours indispensable à la création. Conserver le secret d’un procédé, à l’exemple de Michelin pour la fabrication du pneu radial, ou d’une formule à l’instar de Coca-Cola, est une autre stratégie possible pour les firmes. Tant que le secret n’est pas percé, l’innovation ne pourra pas être copiée par les concurrents et l’entreprise pourra donc s’en approprier les bénéfices. Inutile dans ce cas d’instituer un mécanisme juridique complexe pour résoudre le problème de non-excluabilité puisqu’il ne se pose pas ! Par définition, en effet, le maintien d’un secret signifie qu’il existe des barrières physiques permettant d’exclure les passagers clandestins. En revanche, même si l’information peut être cachée, elle reste un bien non rival. Sa non-diffusion entraîne un coût pour la société. Même quand l’innovation peut être protégée par le secret, le brevet conserve un intérêt pour la société à travers la divulgation qu’il impose. Le droit du brevet oblige en effet à décrire l’invention de telle sorte qu’elle puisse être reproduite pas un homme du métier. Ces informations, rendues publiques, peuvent être utilisées à leur tour par d’autres pour continuer de faire avancer le front de la connaissance. Le brevet favorise ainsi le progrès technique. De leur côté, les inventeurs peuvent gagner à utiliser le brevet plutôt que le secret dans la mesure où il protège également contre les innovations réalisées indépendamment. Si le pneu radial de Michelin ou la formule de Coca-Cola sont mis au point par un concurrent ingénieux, les entreprises de Clermont-Ferrand et d’Atlanta perdent leur exclusivité alors que le brevet les aurait protégées contre ces inventions rivales. Bien évidemment, le secret n’est d’aucun secours dès lors que les informations créées sont incorporées dans le nouveau produit commercialisé. C’est le cas général des œuvres littéraires et artistiques mais aussi des races animales et des variétés végétales. Pour les techniques industrielles, les semi-conducteurs par exemple, les innovations peuvent également être accessibles en démontant les produits commercialisés.
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Droits exclusifs et pouvoir de marché Le système de la propriété intellectuelle procure un droit de monopole aux inventeurs et créateurs sur l’œuvre produite. Cela ne veut pas dire qu’ils obtiennent un monopole sur le débouché de leurs œuvres. Le nouveau produit mis au point ou la baisse des coûts peuvent être obtenus de différentes façons. Par exemple, l’insuline humaine qui permet de mieux traiter le diabète que l’insuline de porc peut être obtenue en éliminant par voie enzymatique un acide aminé de cette dernière ou en utilisant des bactéries modifiées génétiquement. Aucun des deux brevets accordés pour ces inventions n’a conféré un monopole du marché de l’insuline à leurs déposants, Novo et Genentech. De même, dans le domaine littéraire, chaque œuvre est unique mais si son prix augmente des consommateurs se reporteront sur un ouvrage proche. Du fait de cette substitution, le marché pertinent du point de vue de la concurrence est en général plus large que celui de l’œuvre elle-même. Examinons donc de plus près le lien entre droit exclusif et monopole. La théorie économique établit que la situation est différente selon que l’innovation est drastique ou non drastique. Dans le premier cas, la propriété intellectuelle confère un monopole sur le marché tandis que dans le second elle procure simplement un pouvoir de monopole (ou pouvoir de marché — les deux termes sont employés indifféremment). Formellement, une innovation est qualifiée de drastique quand elle abaisse le coût de production ou améliore la qualité d’un produit au point que le nouveau prix de monopole passe sous le coût de production des concurrents. L’entreprise qui dispose du droit de propriété n’a plus à se soucier de la concurrence. Elle peut agir comme un monopoleur qui maximiserait son profit sans aucune crainte d’entrée d’un autre producteur. À l’inverse, si l’innovation est non drastique, le prix de monopole de l’entreprise innovante reste supérieur au coût des concurrents. Pour exclure ses rivaux, l’entreprise innovante est obligée de fixer un prix inférieur au cas de l’innovation drastique. Ce prix restant supérieur à son coût marginal, elle dispose néanmoins d’un pouvoir de marché, défini comme la possibilité d’exercer de façon durable un prix supérieur au prix concurrentiel. 13
À aborder le lien entre droit de propriété intellectuelle et monopole consiste à se demander quelle est la structure de marché la plus favorable à l’innovation : le monopole ou la concurrence parfaite ? Cette question classique a longtemps opposé les économistes. Dans ses travaux sur l’innovation et le brevet, Arrow [1962] cherchait à porter la contradiction à Schumpeter pour qui l’organisation de la grande entreprise en monopole est le gage d’un rythme d’innovation plus soutenu. Intuitivement, la démonstration de la supériorité de la concurrence avancée par le père fondateur de l’analyse de la propriété intellectuelle est simple à comprendre. Avant l’invention, l’entreprise sur un marché concurrentiel recoupe simplement ses coûts, elle ne dégage aucun profit. Elle valorise donc l’innovation à hauteur de tout le profit qu’elle apportera. La situation de départ du monopole est différente puisqu’il réalise déjà un profit. L’innovation ne lui laisse espérer qu’une rente de monopole supérieure. Son gain (i.e., le profit de monopole après l’invention moins le profit de monopole avant l’invention) étant plus faible que celui de l’entreprise en concurrence, l’entreprise en monopole est moins incitée à innover. Ce raisonnement fait cependant abstraction d’une rivalité entre les entreprises pour conquérir les marchés. Les incitations sont différentes si le monopole sait qu’une entreprise concurrente peut pénétrer son marché en inventant et en brevetant un procédé moins coûteux ou un produit nouveau similaire. Les deux entreprises se lancent alors dans une course au brevet. Si le producteur historique n’arrive pas le premier, il perd sa rente et ses investissements ; si le nouvel entrant échoue, il perd seulement les dépenses de R & D. L’incitation à innover est cette fois plus forte pour le monopoleur, quitte d’ailleurs à maintenir dormant le brevet qu’il obtient [Gilbert et Newberry, 1982]. Des droits de propriété pour échanger La propriété physique et la propriété intellectuelle partagent certaines fonctions économiques. Le rôle incitatif du brevet ou du droit d’auteur que nous venons d’examiner n’est pas différent du rôle général de la propriété en matière d’efficacité dynamique. Imaginons une société sans droit foncier, ni code rural. 14
Un agriculteur défriche une parcelle, la fertilise, la sème et quand la récolte est mûre le voisin s’en empare. Comme il ne dispose ni du titre de propriété sur la terre, ni de celui sur la récolte, l’agriculteur n’a aucun recours. Après quelques tentatives, il abandonnera et choisira des activités dont le cycle d’investissement est plus court. Nous allons voir que, de la même façon, le rôle général de la propriété pour régler les échanges s’applique aux biens intangibles. Droits de propriété et efficacité statique Le droit de la propriété intellectuelle crée des droits exclusifs et cessibles. D’un point de vue économique, la cessibilité est aussi importante que l’exclusivité car elle permet que l’actif soit utilisé par celui qui le valorise le mieux. Prenons l’exemple d’un producteur de cinéma intégré qui réalise un film à succès dont l’exploitation dans ses salles lui permettra de dégager un revenu net actualisé de 100. Un exploitant concurrent qui dispose d’un réseau de salles plus grand obtiendrait 120. Il est dans l’intérêt du premier de céder son droit au second pour un prix supérieur à 100 et du second de l’acheter à un prix inférieur à 120. Les entreprises peuvent, par exemple, tomber d’accord pour partager en deux le gain mutuel de 20 associé à l’échange et réaliser alors la transaction au prix de 110. Si les droits n’avaient pu être transférés, l’allocation des ressources serait restée dans un état sousoptimal ; la richesse de la société — limitée ici à deux agents —, n’aurait pas été maximisée. De façon analogue, une entreprise innovante moins efficace pour développer son invention a intérêt à vendre son brevet ou à céder une licence à une entreprise plus efficace. La négociation des transferts de droits de propriété et ses effets sur l’efficacité font l’objet d’un théorème économique, le théorème de Coase [Coase, 1960 ; Stigler, 1966]. Il avance que la négociation aboutit à une allocation efficace des ressources dès lors que les droits de propriété sont clairement définis et qu’il n’y a pas d’autres obstacles à l’échange. De plus, l’allocation est efficace quelle que soit la répartition initiale des droits de propriété. Ainsi dans un monde hypothétique où les droits sur les inventions et les créations seraient parfaitement délimités et 15
où la préparation, la signature et l’exécution des contrats ne nécessiteraient aucune dépense, les innovations seraient toujours utilisées par ceux qui les valorisent le mieux et peu importerait qui les a réalisées en premier. En d’autres termes, tout problème d’incitation mis à part, si les coûts de transaction sont nuls, la répartition des droits initiaux sur les innovations n’affecte pas la richesse créée. Accorder un droit étendu au premier innovateur — par exemple une exclusivité sur la production de toutes les protéines recombinées ou de tous les films sur la conquête de l’Ouest —, ou accorder un droit restreint — par exemple sur l’insuline humaine fabriquée à partir de bactéries modifiées génétiquement ou sur le premier western The Great Train Robbery —, n’aurait pas d’effet sur l’efficacité statique. Dans un tel monde, on pourrait même envisager que chaque nouveau mot et idée soient associés à un titre de propriété et à un propriétaire, et que chaque usager paye pour leur emploi. L’hypothèse pertinente pour dépeindre le système économique est cependant de considérer que l’échange est coûteux : les droits de propriété ne sont pas toujours bien définis ; la préparation d’un contrat de vente ou de licence réclame du temps et de l’expertise ; et le respect des engagements des parties doit être assuré par un mécanisme de suivi et de sanction éventuelle. Le point clef est de savoir si les coûts de transaction sont supérieurs ou inférieurs au gain de l’échange. Supposons que dans l’exemple précédent du producteur et de l’exploitant de cinéma, la transaction ne puisse se réaliser que pour un coût de 21. Cela change complètement la donne. L’échange ferait maintenant perdre de l’argent pour un montant de 1 aux deux parties. Elles n’ont donc plus intérêt à le réaliser. Par conséquent, le droit de propriété va rester dans les mains de l’entreprise la moins efficace. Si en revanche le coût de transaction vaut moins de 20 l’échange se réalisera mais grèvera le gain des parties. S’il coûte 19, par exemple, elles n’auront plus que 1 à se partager. La puissance publique dispose de deux moyens d’action complémentaires pour favoriser l’efficacité quand les coûts de transactions sont positifs. Elle peut attribuer d’emblée le droit de propriété à celui qui est le mieux placé pour en tirer parti, ou bien elle peut chercher à faciliter l’échange en diminuant les coûts de transaction. Ainsi, le droit de la propriété intellectuelle maintient dans le domaine public les idées non techniques et les théories. 16
Cette exemption permet d’éviter de devoir négocier avec un propriétaire à chaque fois qu’une phrase est prononcée ou un raisonnement élaboré. Autre exemple, en Europe et aux États-Unis, la législation autorise les associations d’auteurs et de compositeurs à négocier et à collecter le revenu des droits auprès des radios et des organisateurs de spectacle. De même, pour les innovations conjointes, les entreprises peuvent réunir leurs brevets au sein d’un pool qui délivrera une seule licence aux utilisateurs. Le standard MPEG2 qui permet de compresser les données vidéo, par exemple, a regroupé à sa création 8 entreprises propriétaires d’une centaine de brevets. En autorisant ces associations, la puissance publique contribue à réduire les coûts de transaction car elle évite que chaque usager doive négocier avec chaque détenteur d’un morceau de propriété intellectuelle. En réduisant le nombre de contrats passés, ces dispositifs collectifs diminuent les coûts de transaction. La délimitation des droits de propriété intellectuelle Il ne suffit pas d’instituer des droits de propriété pour faciliter les échanges. Il est également nécessaire d’en définir précisément les contours. En effet, lorsque la propriété d’un bien n’est pas clairement définie, son changement de main est rendu plus difficile. L’acheteur, ne sachant pas exactement ce qu’il acquiert, ne peut pas fixer correctement un prix plafond. Le vendeur peut, de son côté, mentir sur la marchandise afin de réaliser une meilleure opération. Malgré un gain à l’échange mutuel, la négociation risque alors d’achopper. Imaginons que les œuvres de l’esprit forment un espace fini d’éléments [Friedman, 2000]. Le droit de propriété intellectuelle découpe cet espace en deux grandes zones. Une première zone comprend les créations à venir, ainsi que celles du passé tombées dans le domaine public. Cette zone, de loin la plus large, est d’un seul tenant. Elle se prête à un usage collectif et gratuit. C’est l’équivalent des terrains communaux ouverts à tous les troupeaux du village. La seconde zone, privée, correspond aux inventions et créations contemporaines protégeables. Elle est morcelée à l’image des terres arables clôturées. Chaque parcelle peut être louée, vendue ou ouverte au passage en contrepartie d’un péage. Mais comment sont-elles délimitées ? Pour le 17
cas des créations artistiques, les frontières de chaque parcelle sont relativement faciles à identifier. L’ensemble de l’œuvre est protégé contre la copie littérale. En France, la reproduction d’extraits reste cependant autorisée sans demander l’approbation de l’auteur dès lors qu’elle ne dépasse pas quelques paragraphes. Dans la même veine, au Royaume-Uni, un parody right permet que l’œuvre soit pastichée et caricaturée afin de laisser le champ libre à la critique. Il est ainsi facile à un nouvel auteur de savoir s’il enfreint ou non la propriété d’un voisin. Le bornage de la propriété dans le cas des inventions est beaucoup plus délicat que celui des terres agricoles et des œuvres artistiques. Les idées ont un contour moins net que les parcelles de terrain et les expressions. La délimitation de l’étendue de l’invention est d’ailleurs laissée au bon soin de l’inventeur luimême. Chaque déposant doit en effet assortir la description de son invention d’une liste de revendications dans laquelle il indique ses prétentions. Samuel Morse, par exemple, revendiquait dans son brevet sur le télégraphe non seulement le dispositif précis qu’il avait mis au point mais aussi, de façon générale, toutes les façons d’utiliser la force électromagnétique pour transmettre les lettres ou les symboles à distance. Dans l’espace des œuvres de l’esprit, l’inventeur américain traçait ainsi les limites d’une concession qui contiendrait le télégraphe mais aussi le sémaphore, le fax et même la télévision ! Cette latitude laissée aux inventeurs fait penser aux permis de prospection minière pendant la ruée vers l’or [Kitch, 1977]. Les pionniers du Grand Nord américain ayant mis en évidence des indices de dépôt aurifère devaient jalonner eux-mêmes leur terrain. La délimitation du terrain du brevet reste cependant encadrée par des règles. Imposées par la loi, les conditions de nouveauté (i.e., une invention ne doit pas avoir été réalisée auparavant), d’inventivité (i.e., une invention ne doit pas être évidente pour un homme de l’art) et de caractère technique (i.e., une invention doit être applicable techniquement) contraignent les possibilités de revendication. Mais les limites maximales qu’elles imposent restent très peu précises. Cette incertitude sur les bornes du brevet peut ainsi détourner des entreprises plus efficaces de l’achat du droit. Inversement, elle peut aussi conduire à l’acquisition d’une licence par précaution, l’acquéreur ne sachant pas si son propre procédé enfreint le brevet du concurrent. 18
La définition des droits et ses conséquences : une comparaison entre le brevet et le droit d’auteur Le brevet et le droit d’auteur peuvent être traités indistinctement du point de vue de l’équilibre entre incitation et usage. Leurs définitions respectives induisent, en revanche, des coûts de transaction plus faibles pour le droit d’auteur que pour le brevet. En effet, l’étendue d’une invention est difficile à cerner. Il en résulte une délimitation imprécise de la propriété liée au brevet, mais aussi des coûts de dépôt importants. L’inventeur doit jalonner son territoire par des revendications qu’il soumet à un examen de la part de l’office de brevet. Rien de tel pour le droit d’auteur. Les procédures de dépôt, quand elles existent, sont réduites au minimum, l’office de droit d’auteur jouant alors le rôle d’une simple chambre d’enregistrement. Le contour général de la propriété est celle de l’œuvre elle-même. Il n’est éventuellement précisé qu’ex post par le juge en cas de litige. La plus grande clarté du droit d’auteur explique aussi pourquoi sa violation non intentionnelle est peu fréquente. À l’opposé, un inventeur peut facilement enfreindre un brevet sans s’en rendre compte. Pour l’éviter il doit engager des recherches préalables coûteuses sur l’état de la protection dans son domaine technique et analyser la validité des revendications des brevets clefs. Aucune recherche analogue n’est nécessaire pour le droit d’auteur puisqu’une création indépendante n’enfreint pas la propriété d’autrui. Elle serait au contraire contre-produc-
tive, car le caractère indépendant ne pourrait plus être admis. Enfin, le coût de contrôle et de poursuite des infractions est également plus élevé pour le brevet que pour le droit d’auteur. Cela est dû au manque de précision des limites du brevet, mais aussi à la plus grande facilité de détection du piratage industriel dans le cas du droit d’auteur. Les infractions prennent en général la forme d’une publication et sont donc facilement observables, contrairement à l’imitation de procédés brevetés par exemple. Le brevet se prête aussi plus facilement à des comportements stratégiques que le droit d’auteur. La protection d’une œuvre littéraire ou artistique n’enclôt qu’une partie infinitésimale de l’espace des créations. Le dépôt d’un droit d’auteur réduit peu les opportunités pour les autres écrivains, musiciens ou peintres. Le brevet offre, en revanche, une protection beaucoup plus étendue. L’obtenir en premier peut permettre de bloquer des concurrents, en les obligeant à changer de voie de recherche ou à payer une licence. Le brevet déclenche ainsi une course de vitesse entre inventeurs, le premier arrivé emportant tout. D’autre part, si le brevet initial est suffisamment large, il peut également bloquer les innovations suivantes, susceptibles d’améliorer ou de compléter la première. En d’autres termes, le brevet offre des perspectives de rente de monopole que les entreprises rivales peuvent chercher à capter.
19
Détecter et punir les infractions Un droit de propriété n’a de valeur que s’il est respecté. Pour ce faire, tout un arsenal de règles et d’institutions judiciaires est nécessaire. C’est généralement aux propriétaires de brevets, de droits d’auteur ou de marques de contrôler et de détecter les délits. En cas d’infraction, le litige peut ensuite être porté devant le tribunal. Aux États-Unis, le nombre de procès en matière de brevet s’élève à une centaine par an. Ce chiffre est très en deçà du nombre d’infractions observées. La plupart des conflits en matière de propriété intellectuelle sont en effet tranchés à l’amiable entre les parties et ne font donc pas l’objet d’une décision du tribunal. Cette disproportion s’explique par les coûts et les délais judiciaires. Ainsi, pour le brevet américain, le nombre de plaintes est 16 fois supérieur au nombre de procès [Lemley, 2001]. La théorie économique de la criminalité [Becker, 1968] enseigne que pour être dissuasive la sanction doit ajuster le montant de l’amende à la probabilité de détection. L’idée est qu’un délinquant économique en puissance respectera la loi tant que le bénéfice qu’il retirera de son délit est inférieur à la sanction qu’il encourt multipliée par la probabilité d’être attrapé. Or cette dernière est particulièrement faible en ce qui concerne la propriété intellectuelle car l’infraction est le plus souvent difficile à établir. Détecter l’utilisation d’un brevet de procédé par un concurrent nécessite d’entrer dans son usine ; repérer un pirate à la petite semaine qui recopie des logiciels pour les vendre à des membres de son entourage réclame une surveillance d’État policier. En conséquence, le niveau des peines encourues devrait être extrêmement élevé. Ce n’est pourtant pas en général le cas. Il n’est pas aisé, dans un régime démocratique moderne, d’assortir la photocopie d’un livre ou la reproduction d’une cassette enregistrée d’une lourde amende ou d’une peine d’emprisonnement [Watt, 2000]. Il apparaît ainsi que les coûts de mise en œuvre du droit de la propriété intellectuelle sont élevés et sont directement supportés par les parties. Ce phénomène agit en retour sur les échanges en les freinant. Sachant que le droit qu’il acquiert sera difficile à défendre, l’acheteur révise son évaluation à la baisse, ce qui peut annuler le gain mutuel et finalement empêcher la 20
transaction. Les coûts de transaction ex post produisent ainsi le même effet que les coûts entamés avant la signature du contrat. Ils peuvent empêcher l’exploitation des droits par les entreprises les plus efficaces. La tragédie des anticommunaux Le morcellement de la propriété intellectuelle est un obstacle à l’échange que les économistes qualifient de tragédie des anticommunaux [Heller et Eisenberg, 1998]. Ce terme décrit la situation de plusieurs propriétaires disposant d’un droit d’exclusion. En l’exerçant, ils restreignent l’accès, et partant l’usage, des ressources communes. Prenons l’exemple d’une technologie qui repose sur deux brevets détenus par deux inventeurs différents. Pour l’utiliser les entreprises doivent donc obtenir une licence auprès de chaque inventeur. Cette double négociation renchérit bien sûr les coûts de transaction des acheteurs en regard d’une situation où ils n’auraient eu à s’adresser qu’à un seul propriétaire. La tragédie des anticommunaux ne se noue cependant pas seulement autour de ce point. Elle réside aussi dans l’indépendance des décisions des deux inventeurs dans la fixation du prix de leur licence. Si l’un baisse son prix, il vendra un plus grand nombre de licences car le coût d’accès à la technologie pour les consommateurs diminue. Mais cette demande supplémentaire va aussi profiter à l’autre inventeur qui n’aura pourtant réalisé aucun sacrifice sur sa marge unitaire. Dès lors où le bénéfice de la baisse n’est approprié qu’en partie par celui qui la décide, aucun n’est incité à jouer cette carte à plein. Le prix total de la technologie sera supérieur à celui qu’aurait fixé un seul propriétaire. En conséquence, la technologie va être sous-utilisée. Cette sous-utilisation des ressources techniques ou artistiques liée au morcellement de la propriété intellectuelle est souvent comparée à la surexploitation des ressources naturelles dont l’accès est laissé libre. C’est à ce parallèle que la tragédie des anticommunaux doit d’ailleurs son nom. Prenons l’exemple des réserves halieutiques. Lorsqu’un pêcheur capture des poissons en âge de se reproduire, il contribue à réduire le stock de poissons futur ; cette action pénalise l’ensemble des pêcheurs, y compris son auteur. Mais, à la différence des autres pêcheurs, 21
Quand un propriétaire vaut mieux que deux Soit une chanson écrite par un parolier et un compositeur de musique (ou bien une technologie construite à partir de deux inventions). Chaque consommateur de la chanson (ou de la technologie) doit obtenir la licence des deux créateurs à la fois pour avoir accès au bien qu’il désire. Supposons que le consentement à payer des consommateurs se distribue uniformément le long d’un continuum entre [0,1]. Notons P1 et P2 les prix demandés par les détenteurs de droit. Tous les consommateurs dont le consentement à payer est supérieur à P1 + P2 vont demander une licence auprès de chacun des deux propriétaires. Du fait de la distribution des préférences, la demande de licences est égale à : 1 – (P1 + P 2 ). Le profit du détenteur de droit 1 peut alors s’écrire : P1 [(1 – [(P1 + P2)] et celui du détenteur de droit 2 : P2[(1 – (P1 – P2)]. Le profit du premier sera maximum quand la dérivée s’annule, soit 2Pr1 + P2 = 1 ; de même, le profit du second sera maximum pour 2P2 + P1 =1. La résolution de ce système d’équations conduit à P1 = P2 = 1/3. Le prix du bien pour le consommateur sera donc de 2/3. Imaginons maintenant qu’il n’y a qu’un seul propriétaire de la chanson ou de la technologie et qu’il demande un prix P. Son profit s’écrit P(1 – P), et la dérivée est égale 1 – 2 P. Elle
s’annule maintenant pour la valeur P = 1/2. En d’autres termes, quand les droits exclusifs sont aux mains d’une seule et même personne, le prix du bien sera fixé plus bas et les consommateurs seront donc plus nombreux à y accéder. Notons que la concentration des droits est également favorable à la propriété. Lorsqu’il y a deux détenteurs, chacun retire un profit de 1/9, soit un profit total de 2/9 alors que dans le cas d’un seul propriétaire son profit est de 1/4 qui est plus grand que 2/9. Intuitivement, le résultat précédent peut s’expliquer en disant que lorsqu’il y a plusieurs détenteurs d’un droit d’accès chacun prend une marge. Au final, le bien est donc plus cher. Cela ne vaut cependant qu’en régime de monopole. Si les détenteurs de droit sont soumis à une concurrence parfaite, le prix des licences est égal au coût marginal et le profit est nul. La supériorité d’un monopole unique sur une chaîne de plusieurs monopoles est un résultat connu des économistes depuis Augustin Cournot [1838]. À partir de l’exemple du cuivre et du zinc, éléments nécessaires à la production de laiton, il a établi que deux monopoles verticaux séparés sont plus défavorables pour la société qu’un seul.
celui qui agit ainsi voit sa nuisance compensée par un gain qu’il est le seul à s’approprier, une prise supplémentaire ; sa situation nette peut ainsi s’améliorer. Chaque pêcheur est tenté de suivre ce comportement de passager clandestin, ce qui aboutit à l’épuisement de la ressource naturelle, à la tragédie des communaux selon Hardin [1968]. 22
La différence entre les deux tragédies tient à l’effet favorable ou défavorable des actions vis-à-vis des tiers. Lorsque le détenteur d’un droit d’accès exclusif baisse son prix, il est à l’origine d’une externalité positive : sa décision bénéficie aux autres détenteurs de licences complémentaires. À l’inverse quand l’utilisateur d’une ressource naturelle augmente son prélèvement, il est à l’origine d’une externalité négative : son action entraîne un préjudice auprès des autres usagers du bien commun. Les deux cas de figure sont symétriques [Buchanan et Yoon, 2000]. L’un aboutit à la surexploitation, l’autre à la sousutilisation. On retrouve ici la règle économique générale qui veut que le niveau de production n’est pas optimal en présence d’externalités. Le droit de la propriété intellectuelle a construit un ensemble de droits exclusifs, temporaires et cessibles. Les deux premières caractéristiques répondent aux propriétés particulières de l’information. Elles scellent un compromis entre l’efficacité dynamique pour favoriser les innovations et l’efficacité statique qui réclame qu’elles soient utilisées par le plus grand nombre. La cessibilité, de son côté, renvoie à un autre versant de la propriété. En autorisant les échanges et en réduisant les coûts de transaction, le système juridique de la protection des œuvres de l’esprit facilite l’exploitation des inventions et des créations par ceux capables de mieux les valoriser. Les deux volets sont complémentaires. Lorsque les coûts de cession de licence diminuent, grâce par exemple à une meilleure définition des droits, l’inventeur ou le créateur peuvent espérer obtenir un meilleur profit. Les incitations à innover en sortent renforcées. Les deux volets fournissent également un plan d’épreuve pour discuter, dans les chapitres suivants, des façons de mettre en œuvre et de réformer le droit de la propriété intellectuelle : le compromis réalisé entre incitation et usage est-il le plus favorable à l’intérêt général ? L’attribution, le respect et les conflits des droits de propriété intellectuelle sont-ils assurés au moindre coût pour la société ?
II / Brevet et efficacité
Le brevet repose sur un principe simple : accorder aux inventeurs un monopole temporaire sur leur découverte, de manière à encourager l’innovation. Cependant la mise en œuvre de ce principe ne va pas de soi. À quoi doit ressembler, concrètement, ce droit accordé aux innovateurs ? Autrement dit, comment définir un brevet ? De fait, le droit répond à cette question. Les accords ADPIC (accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce) du 15 avril 1994, qui constituent une base juridique commune à un grand nombre de pays en matière de propriété intellectuelle, établissent par exemple que le brevet dure vingt ans, et qu’il protège les innovations nouvelles, inventives, et susceptibles d’application industrielle. Pourquoi le brevet ne dure-t-il pas indéfiniment ? Et pourquoi ne protèget-il pas toutes les innovations ? L’analyse économique du brevet vise à apporter des réponses à ces questions. Elle permet de fonder, ou au contraire de critiquer, le droit au regard des effets économiques du brevet. Brevet et produit net de l’innovation Le produit net social d’une innovation est la différence entre le bien-être qu’elle apporte à la société, et le montant des investissements en R & D qu’elle nécessite. Toute innovation dont le produit net social est positif devrait ainsi être réalisée [Guellec, 1998]. En donnant aux innovateurs le bénéfice de leurs 24
innovations, le brevet permet de se rapprocher de cet objectif, mais pas de l’atteindre. Le brevet est en effet à l’origine de différents mécanismes qui font diverger le produit net social et le produit net privé en fonction duquel décide l’innovateur. Définir un brevet optimal consiste alors à rechercher le meilleur compromis entre ces différents effets. La première partie du chapitre vise à présenter ces mécanismes, qui sont récapitulés dans le tableau. L’EFFET DU BREVET SUR LE PRODUIT NET DE L’INNOVATION Privé
Public
Bénéfice – Monopole temporaire
– Externalités de connaissance
Coût
– Duplication des investissements – Perte sèche
– Investissement en R&D
Brevet et surplus de l’innovation Les distorsions induites par le monopole accordé à l’innovateur modifient à la fois le montant et la répartition du surplus créé par l’innovation. Le monopole est en mesure de décider son prix. Il le fixe à un niveau plus élevé qu’en situtation de concurrence. Ce faisant, il exclut certains consommateurs, qui auraient pourtant acheté l’innovation si elle avait été vendue à son coût de revient. Cette perte sèche réduit le surplus total créé par l’innovation — du moins pendant la durée de vie du brevet. Le profit perçu par l’innovateur est cependant inférieur à cette nouvelle valeur sociale de l’innovation. En effet, si le monopole fixait son prix en fonction des seuls consommateurs valorisant le plus l’innovation, il découragerait du même coup l’ensemble des autres consommateurs. Le monopole doit donc fixer un prix plus bas, et abandonner ainsi aux consommateurs une part de leur surplus. Cette part des consommateurs est d’autant plus élevée que ceux-ci réagissent vivement à un changement de prix, c’est-à-dire que l’élasticité de la demande est forte. Ainsi le mécanisme qui vise à rémunérer l’inventeur d’une innovation a pour effet de réduire la valeur sociale de cette 25
innovation, et ne permet à l’innovateur de ne s’approprier qu’une partie seulement de la valeur restante. Il faut cependant relativiser cette limite à la privatisation des bénéfices de l’innovation. Il n’est pas nécessaire que l’innovateur soit rémunéré à la hauteur de la totalité du surplus créé par l’innovation. Il suffit, pour que l’innovation soit réalisée, qu’il puisse amortir son investissement en R & D. Externalités de connaissance et rôle du brevet Si le brevet, du fait qu’il crée un monopole, réduit le surplus social créé par l’innovation, il peut aussi augmenter ce surplus par un autre biais : en favorisant la circulation des connaissances. Une innovation peut en effet être définie comme un ensemble d’informations nouvelles. Or les informations sont des biens très particuliers. Elles sont naturellement non rivales : elles ne sont pas détruites quand elles sont consommées. Un théorème mathématique, par exemple, ne se détériore pas à l’usage. Cette propriété de non-rivalité, combinée avec un accès et un usage libre de l’information (non-exclusivité), est à l’origine des externalités de connaissance créées par les innovations : les informations constituant une innovation peuvent être utilisées sans limites, par tous. Il s’agit là d’externalités positives, car elles contribuent au bien-être social. Le rôle de ces externalités est particulièrement important dans le secteur même de la recherche. En effet, les activités de R & D s’appuient sur l’ensemble des résultats des innovations passées. C’est là le sens de la célèbre phrase d’Isaac Newton, selon laquelle « nous sommes des nains montés sur les épaules de géants ». C’est, par exemple, en partie parce qu’il connaissait, et pour dépasser, la théorie de la gravité de ce même Isaac Newton qu’Albert Einstein a proposé sa théorie de la relativité. De la même manière, une équipe d’ingénieurs chargée de créer un nouveau type de moteur à explosion n’aura pas à tout réinventer elle-même. Elle pourra notamment s’appuyer sur l’ensemble des brevets existants qui portent sur les moteurs à explosion. L’observation de ces externalités de connaissance permet de faire apparaître différentes catégories d’innovations, en fonction de leur fertilité pour la recherche future. 26
Si les informations qui constituent une innovation sont non rivales, elles ne créent cependant une externalité que pour autant qu’elles sont aussi accessibles. Or cette condition ne va pas de soi en l’absence de brevet. Posséder un produit n’informe pas nécessairement sur sa technologie. Pour accéder à l’innovation, il est alors nécessaire de procéder à la rétro-ingénierie (reverse engineering) du produit. Il s’agit de le démonter, de manière à comprendre comment il fonctionne. Cette méthode peut être efficace pour certaines technologies, les semi-conducteurs par exemple, dont les circuits imprimés sont directement observables. Elle peut s’avérer beaucoup plus longue et coûteuse dans d’autres cas. Il est ainsi très difficile de retrouver le code source — le programme — d’un logiciel à partir de son code objet — la traduction du code source en langage machine, seule accessible à partir de la version commercialisée du logiciel. Le brevet, dans la mesure où il impose la publication de l’innovation, trouve là une autre justification. Il permet de rendre accessibles sans coûts les connaissances contenues dans les innovations. Le monopole temporaire, outre une incitation à investir dans la R & D, devient alors également une incitation pour les firmes à révéler les connaissances produites. Cette fonction des systèmes de brevets se matérialise dans les bases de données entretenues par les offices de brevets, qui offrent un accès libre à l’ensemble des brevets existants. Dans ce cas précis, le brevet est donc un facteur de diffusion de l’information. Il augmente à ce titre le rendement social de l’innovation, sans en affaiblir le rendement privé perçu par l’innovateur. Les effets pervers des courses au brevet S’agissant de l’effet du monopole sur le niveau et le partage du surplus créé par l’innovation, ou encore des externalités de connaissance, l’impact du brevet porte exclusivement sur les bénéfices induits par l’innovation. Or le brevet influence également le coût de l’innovation. Le monopole qu’il confère peut créer une situation où, parmi toutes les firmes ayant réalisé des investissements de R & D pour une innovation donnée, une seule va s’arroger l’ensemble des profits liés à l’innovation. Cette situation où « le premier gagne tout » provoque des 27
Un modèle simple de course au brevet L’épuisement de la valeur d’une innovation par la course au brevet peut être illustré par un modèle simple. Soit p(n) la probabilité que l’innovation soit réalisée quand n firmes ont entrepris des investissements de R & D. Chaque investissement supplémentaire fait augmenter la probabilité que l’innovation voie le jour, mais moins que le précédent. Donc p(n) est croissante et concave. Si n firmes ont pris part à la course et que l’innovation est réalisée, chaque firme a une chance sur n de l’emporter. Par conséquent si l’innovation a une valeur v (identique pour simplifier pour l’innovateur et pour la société) et qu’un investissement en R & D coûte c, l’espérance de profit d’une firme qui entre dans la course est :
Une version graphique du modèle permet d’illustrer en quoi cette course
28
E(n) =
p(n) v – c. n
Des firmes entreront dans la course tant que le profit espéré sera positif (E(n) 1 0). Comme l’augmentation du nombre de firmes fait baisser le profit espéré, le nombre total n e de firmes participant à la course sera finalement celui qui vérifie E(ne) = 0. Il peut être facilement vérifié qu’alors le bénéfice social de la course, c’est-à-dire la différence entre l’espérance de gain pour la société et la somme des investissements réalisés, est nul. En effet : p(ne)v – nec = 0. Ce modèle élémentaire permet de capturer l’effet de dissipation de la rente d’innovation qui caractérise la course au brevet.
est sous-optimale. Le graphique représente ainsi sur un même plan le béné-
fice espéré (privé et public) p(n)v de l’innovation en fonction de l’effort total d’investissement n, et le coût social de cet effort d’investissemnt, nc, fonction de n également. L’effort d’investissement socialement optimal est celui qui maximise la différence entre le bénéfice social espéré (courbe p(n)v) et le coût total de R & D correspondant (droite nc). Sur le graphique, il s’agit du niveau n*. Mais la
possibilité pour les firmes d’entrer librement dans la course au brevet conduit au point ne où le coût total égalise le bénéfice espéré. On observe que ne 1 n*. Ainsi le nombre de firmes participant à la course est systématiquement supérieur à celui qui maximise le bien-être. Ces investissements excessifs consentis par les firmes gaspillent en quelque sorte le bénéfice que la société tire de l’innovation.
courses au brevet, qui ont pour résultat de dilapider en investissements de R & D la valeur future d’une innovation. Les courses au brevet peuvent être considérées comme un cas particulier du problème plus général de la tragédie des communaux. La perspective d’une innovation à réaliser conduit un nombre trop élevé de firmes à essayer d’obtenir le brevet. Au total, ces firmes auront entrepris des investissements de R & D supérieurs à ce qui aurait été suffisant pour réaliser l’innovation. Autrement dit, l’effort d’investissement collectif est supérieur à l’effort optimal. Il ne maximise pas le rendement social de l’innovation, défini par la différence entre son bénéfice espéré et son coût. Le phénomène de course au brevet peut prendre une autre forme. Pour que tous les coureurs puissent entrer librement dans la course, ils doivent être informés de la possibilité de réaliser l’innovation [O’Donoghue et al., 1998]. Si l’existence d’une innovation à réaliser n’est pas une information publique, la course sera limitée aux firmes détenant cette information, ce qui réduit a priori le niveau d’investissement. Dans le modèle précédent, toutes les firmes sont de plus supposées pouvoir prendre part à la course dans les mêmes conditions, et notamment au même coût. À cette vision peut être opposé le cas où un nombre fixe de firmes déjà en place disposent seules des informations sur une piste technologique à explorer, ainsi que des moyens techniques et financiers permettant cette exploration. Il est, par exemple, vraisemblable que seuls les grands groupes pétroliers investissent dans le développement de nouvelles techniques de forage maritime. La course et ses investissements excessifs ne disparaissent pas pour autant. À l’entrée de nouveaux coureurs 29
se substitue, en effet, un effort plus soutenu de la part des compétiteurs en place. Les groupes pétroliers investiront ainsi d’autant plus dans la recherche que les retours attendus seront importants. Ces décalages entre le rendement social du brevet d’une part, et son rendement privé — le seul qui motive les innovateurs — d’autre part, invitent à détailler les caractéristiques du brevet. Comment la durée du brevet influe-t-elle sur ces différents effets ? La définition du brevet permet-elle de modifier les conditions d’exercice du monopole ? Les externalités de connaissance échappent-elles toujours au contrôle du propriétaire du brevet ? La durée optimale du brevet La durée du brevet est sans doute le moyen le plus direct dont dispose le législateur pour contrôler l’étendue des droits accordés aux innovateurs. Cette durée est aujourd’hui fixée à vingt ans. La prolonger reviendrait à accorder des profits supplémentaires aux innovateurs, et ainsi à augmenter leurs incitations à innover. Pourquoi alors les brevets ne durent-ils pas indéfiniment ? En effet, pour qu’une innovation soit réalisée, il faut que les profits induits par le brevet compensent les coûts de R & D. Un monopole éternel, en garantissant une rémunération maximale à l’innovateur, permettrait d’amortir des investissements d’autant plus importants. Il en résulterait donc un nombre supérieur d’innovations. Comment expliquer que son pouvoir incitatif soit ainsi bridé ? Le problème est que l’incitation par la longueur du brevet a également un coût, qui tient à la fois au taux d’intérêt, le « coût du temps », et aux pertes sèches induites par le monopole. Pourquoi la durée d’un brevet est-elle limitée ? Le taux d’intérêt constitue une première limite à l’efficacité des brevets longs, dans la mesure où il érode le pouvoir incitatif des profits éloignés dans le temps. En effet, un innovateur compare ses profits futurs à l’investissement de R & D qu’il doit 30
La valeur d’un brevet Un brevet n’est pas un droit de propriété à part entière, car il ne dure pas aussi longtemps que le bien qu’il protège. Il a en effet une durée de validité limitée à 20 ans, tandis que les informations qu’il protège ne disparaîtront pas. Un brevet constitue néanmoins un actif, qui peut être acheté et vendu à un certain prix. Quel est alors le juste prix, la valeur de l’actif brevet ? Il doit permettre au propriétaire du brevet de céder celui-ci sans perdre d’argent. Il doit aussi permettre à l’acheteur d’acquérir le brevet sans perdre d’argent. Le prix doit donc refléter très exactement les profits liés au monopole conféré par le brevet. Plus précisément, il synthétise l’ensemble des revenus futurs générés par le brevet, pondérés par leur éloignement dans le temps. En effet, une même somme n’a pas la même valeur suivant qu’elle est perçue aujourd’hui ou à une date ultérieure, car entre ces deux dates elle peut rapporter des intérets. Ainsi, 100 euros placés à 10 % aujourd’hui vaudront 110 euros (= 100*1,10) dans un an. Inversement, un revenu de 100 euros supposé être généré dans un an par un brevet vaut
seulement 90,9 euros (= 100/1,10) aujourd’hui. De même, 100 euros dans deux ans valent 82,6 euros aujourd’hui, soit (100/1,10)/1,10 = 100/1, 102. La valeur d’un brevet est calculée suivant ce principe d’actualisation, chaque flux de profit futur étant ramené à une valeur présente, appelée aussi valeur actuelle. Supposons ainsi qu’un brevet dure T années, que le taux d’intérêt est r, et que ce brevet rapporte pour chaque année t un profit p t . La valeur V du brevet au moment où il est accordé (au début des T années) est alors : T
V=
S
t=1
pt (1 + r)t
Il apparaît que la valeur du brevet dépend négativement du taux d’intérêt r. Cela vient du fait que plus ce taux est élevé, moins les profits futurs ont de valeur présente. La valeur du brevet dépend aussi, positivement cette fois, de sa durée T. Plus le brevet est long, plus il permet en effet d’accumuler des profits. Inversement, la valeur du brevet diminue à mesure que le terme de celui-ci approche. Elle est bien sûr nulle pour T = 0.
consentir pour réaliser une innovation. Pour que la décision d’innover soit rentable, il faut que l’argent investi dans la recherche rapporte au moins autant que s’il était placé et rémunéré, disons, sur un compte en banque. Plus le profit attendu de l’innovation est éloigné dans le temps, plus il lui est donc difficile de rivaliser avec les intérêts des intérêts des intérêts… qui rémunèrent ce compte en banque. Le fait que les profits éloignés dans le temps aient moins de pouvoir incitatif pour l’innovateur permet de justifier la longueur limitée du brevet. Ils compensent en effet plus 31
difficilement le coût social de la durée. Ce coût résulte de la tarification de monopole. À cause de la perte sèche, il est coûteux pour la société de prolonger ce monopole au-delà de la durée nécessaire pour rembourser l’innovateur. Rallonger uniformément la durée des brevets entraîne donc à la fois un bénéfice et un coût pour la société. D’une part, des innovations nécessitant des investissements importants peuvent désormais être financées. Mais d’autre part, les propriétaires de brevets sur des innovations moins coûteuses sont inutilement subventionnés via un prolongement de leur monopole. Cet arbitrage a été formulé pour la première fois par Nordhaus [1969], pour expliquer la durée finie des brevets. Il y utilise un modèle, dont une version très simplifiée est proposée, pour calculer une durée optimale, finie, du brevet. Pour aboutir à cette conclusion, Nordhaus suppose que lorsque les bénéfices des innovations augmentent, leurs coûts de R & D augmentent encore plus vite — ce qui correspond à une hypothèse de rendements décroissants de la R & D. Dès lors, il existe une durée du brevet au-delà de laquelle le bénéfice social créé par de nouvelles innovations plus coûteuses ne compense plus la perte liée à l’allongement des monopoles existants. Une durée modulable dans les faits : le rôle des règles de renouvellement des brevets L’argument de Nordhaus peut être généralisé : le problème est qu’il n’existe qu’une durée uniforme pour des innovations de valeurs et de coûts différents. En particulier, les brevets sont aussi longs quels que soient les acteurs de l’économie concernés. Or les investissements de R & D nécessaires pour obtenir une innovation brevetable sont très différents d’un secteur à l’autre. Un nouveau grille-pain est plus facile à développer qu’un nouveau médicament. Les élasticités de la demande, et donc les pertes sèches induites par un monopole, varient aussi fortement. Si le pouvoir de marché d’un monopole est plus élevé dans la chimie que dans la pharmacie, il serait alors cohérent, compte tenu de l’argument de Nordhaus, de compenser ce pouvoir par une durée du brevet plus courte dans la chimie. Notons que les systèmes modernes de brevets prévoient une parade à ce problème d’uniformité du brevet. Un mécanisme de 32
Le principe du modèle de Nordhaus Le modèle de Nordhaus [1969] permet de déterminer la durée optimale du brevet. Cet encadré en présente une version simplifiée, qui en retient l’idée principale. Considérons que la durée de vie d’une innovation peut être divisée en trois périodes égales. Deux innovations peuvent être réalisées au début de la première période, pour des coûts de R & D c 1 = 10 pour la première, et c2 = 30 pour la seconde. L’innovation 1, si elle est protégée par un brevet, rapporte à chaque période un profit p1 = 10 et une utilité u1 = 2 aux consommateurs. En l’absence de monopole, le surplus total est augmenté grâce à la concurrence, et profite entièrement aux consommateurs. Leur utilité devient U1 = 20 1 p1 + u1. L’innovation 2, plus coûteuse, est aussi de plus grande valeur. Protégée par un brevet, elle apporte p2 = 12 à l’innovateur et u2 = 4 aux consommateurs. Sans brevet, elle apporte U2 + 24 1 p2 + u2 aux consommateurs. Le problème du législateur est de fixer une durée du brevet suffisante pour que les deux innovations soient réalisées. Il suffit d’une période de monopole pour amortir l’investissement dans l’innovation 1. En revanche il faut trois périodes de monopole pour amortir l’innovation 2. La durée du brevet devrait donc être de trois
périodes. Pourtant le surplus total sur l’ensemble des périodes s’avère supérieur quand le brevet ne dure qu’une période, bien que seule l’innovation 1 soit alors réalisée. Ce résultat vient du fait que la création d’un brevet plus long, si elle pemet de réaliser l’innovation 2, n’est pas neutre pour l’innovation 1 : elle allonge inutilement de deux périodes le monopole de son exploitation. Cet effet négatif l’emporte ici sur l’effet positif de la réalisation de nouvelles innovations. Le brevet dure une période :
W(1) = 2 + 20 + 20 = 42. Le brevet dure trois périodes :
W(3) = – 22 + 28 + 28 = 34. Le bien-être créé par le brevet court s’avère supérieur au bien-être créé par le brevet long : W(3) ! W(1). Par conséquent, le brevet court est ici préférable bien qu’il ne permette pas de réaliser toutes les innovations.
renouvellement permet en effet aux firmes de modifier à la marge la durée de leurs brevets. À intervalles réguliers, elles peuvent choisir de la prolonger, jusqu’à une durée plafond, en échange de redevances dont le montant augmente avec le temps. 33
Ainsi, moins de 50 % des brevets seulement sont maintenus audelà de 10 ans en France [Schankerman, 1998], et moins de 7 % sont prolongés jusqu’à leur terme [Pakes, 1986]. Cette solution est-elle est socialement efficace [Scotchmer, 1999] ? Plus le brevet vieillit, plus le bénéfice attendu d’une année de monopole supplémentaire doit être élevé pour compenser la redevance. Dès lors, seules les innovations de valeur plus élevée verront leur protection prolongée. Le renouvellement est donc utile à condition que ces innovations soient aussi les plus coûteuses. Ainsi, l’analyse économique fournit un argument clef en faveur d’une durée limitée : il est préférable de renoncer à la création des innovations les plus coûteuses, pour améliorer l’accès des consommateurs aux innovations moins coûteuses. Elle permet également de mettre en évidence la fonction des systèmes de renouvellement payant des brevets : les taxes curieusement demandées aux innovateurs souhaitant prolonger leurs brevets ont pour effet de trier les innovations en fonction de leur valeur.
La largeur optimale du brevet Le concept de largeur d’un brevet mesure l’usage que peut en faire l’innovateur face à ses concurrents. Ainsi, un brevet étroit ne permet pas de se protéger convenablement de la contrefaçon. Au contraire, un brevet large dissuade efficacement les concurrents d’imiter l’innovation. Si la durée d’un brevet est fixée légalement et ne fait l’objet d’aucune ambiguïté, sa largeur n’est en revanche définie qu’indirectement par le droit, et bien souvent c’est à un tribunal qu’il revient de l’interpréter en dernier ressort. Reste à savoir comment la définir au mieux. Un brevet large, dans la mesure où il favorise son propriétaire face à la concurrence, est un moyen de renforcer les incitations à l’innovation. Longueur et largeur sont-elles alors des variables équivalentes de l’action publique ? Existe-t-il une largeur optimale ?
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Les liens entre la largeur et la définition juridique du brevet Les juristes ne parlent pas de largeur des brevets. Il est donc important de préciser la relation entre ce concept économique et leurs pratiques juridiques. Un brevet comprend deux parties : une description de l’innovation et une liste de revendications. Ce sont ces revendications qui délimitent les droits conférés par le brevet, et donc la largeur. Pour éviter que les revendications ne soient démesurées, elles doivent être rédigées en cohérence avec la description de l’innovation. Or le droit prévoit qu’une innovation ne peut être brevetée que si sa description satisfait à trois critères. La définition exacte de ces critères varie d’un droit à l’autre, mais reste en substance identique. Ainsi selon l’Office européen des brevets, une innovation doit être nouvelle, inventive et susceptible d’application industrielle pour être brevetée. La largeur dépend donc d’abord des examinateurs des Offices, qui appliquent les trois critères et jugent de la cohérence entre les revendications et la description de l’innovation. Une firme armée d’un brevet pourra faire valoir son monopole légal en attaquant un concurrent pour contrefaçon sur la base des revendications du brevet. Cependant, il est courant que le concurrent se défende en invoquant la nullité du brevet au regard des critères de brevetabilité. Ainsi, à la suite de l’examinateur, le juge peut finalement être conduit à confirmer, invalider ou redéfinir la largeur d’un brevet. Outre les critères de brevetabilité, la jurisprudence et les doctrines qui en découlent constituent donc une autre voie de définition de la largeur. La doctrine américaine dite « des équivalents » en est un exemple important, qui va dans le sens d’un accroissement de la largeur des brevets. Elle consiste à juger de la largeur d’un brevet en interprétant l’esprit, plutôt que la lettre, des revendications. Après avoir précisé les liens entre la largeur du brevet et sa définition juridique, nous pouvons revenir à notre question : la largeur est-elle un instrument d’incitation à l’innovation comparable à la longueur ? Plus précisément, vaut-il mieux, pour garantir un niveau d’incitation donné, accorder aux innovateurs des brevets courts et larges, ou des brevets longs et étroits ? Cette question a fait l’objet de nombreux travaux de théorie 35
Quelques intuitions du concept de largeur La description de quelques brevets permet d’affiner l’intuition de la largeur. Les exemples présentés ici sont tirés de Merges et Nelson [1990]. Ils portent sur des brevets américains. En 1885, Thomas Edison a contesté la validité d’un brevet très large portant sur les matériaux utilisés pour faire des filaments d’ampoules électriques. Le propriétaire du brevet, ayant découvert que le papier carboné était un conducteur d’électricité incandescent, avait déposé des revendications couvrant l’ensemble des fibres carbonées et matériaux textiles utilisés comme conducteurs incandescents. Edison a obtenu gain de cause car les revendications allaient bien au-delà de ce que l’invention brevetée permettait de réaliser techniquement. En particulier elles ne précisaient pas quels
matériaux carbonés ou fibres textiles pouvaient être utilisés avec succès comme conducteurs incandescents. Cet exemple illustre le lien nécessaire entre description de l’invention et revendications. Un deuxième exemple illustre cette fois la doctrine des équivalents. Il s’agit d’un brevet détenu par International Nickel, relatif à la fabrication d’un alliage ferreux. Le brevet protégeait l’addition à du fer d’une petite quantité de magnésium, dans une proportion minimale de 0,04 %. Il fut contourné par Ford Motor, qui parvint à réduire cette proportion minimale à 0,02 %. Bien que cette technique soit littéralement hors du champ de la revendication, il a été jugé selon la doctrine des équivalents que le brevet était contrefait par Ford.
économique, qui ont permis de dégager progressivement les éléments d’une analyse complète. Largeur et pouvoir de marché Une première manière d’apprécier la largeur d’un brevet consiste à se référer au pouvoir qu’il confère sur le marché des produits [Gilbert et Shapiro, 1990]. Dans ce cas, un brevet large renforce le monopole de l’innovateur en procurant une meilleure protection contre la contrefaçon. Il permet notamment d’évincer du marché un plus grand nombre de produits différents du produit breveté, mais qui lui sont substituables [Klemperer, 1990]. Howard Head, l’inventeur de la raquette de tennis de grand format, détient par exemple un brevet lui confèrant un monopole sur les raquettes dont la surface du tamis est comprise entre 5,5 et 8,4 décimètres carrés. Dans la mesure où les 36
consommateurs sont rendus captifs par l’absence de solutions de repli, le propriétaire du brevet peut pratiquer des prix plus élevés, et augmenter ainsi ses profits. La stratégie adoptée par Texas Instruments à partir de 1986 en est une illustration [Hall et Ziedonis, 2001]. Après avoir gagné un nombre important de procès en contrefaçon au cours des années 1985-1986, TI s’est en effet appuyé sur cette confirmation de la largeur de ses brevets pour exiger des redevances plus élevées de la part de toutes les firmes utilisant ses technologies. Augmenter la largeur d’un brevet pour renforcer le monopole de l’innovateur revient alors à augmenter la perte sèche et, partant, à réduire le bien-être total. En comparaison, la neutralité de la longueur du brevet vis-à-vis du pouvoir de marché en fait un outil facile à manipuler. Certes, augmenter la longueur étend le monopole dans le temps. Mais son pouvoir de marché et la perte sèche qu’il crée à un instant donné restent constants. Choisir entre longueur et largeur du brevet revient alors à comparer le coût social du prolongement du monopole dans le temps à celui du renforcement du monopole pendant la durée — fixée — du brevet. Dans un premier modèle visant à établir une largeur optimale, Gilbert et Shapiro ont ainsi montré que la perte sèche augmentait plus rapidement avec la largeur qu’avec la longueur. Cela les a conduits à conclure qu’un brevet étroit et de durée infinie était préférable à un brevet court et large pour assurer un niveau d’incitation donné. La largeur a pour mesure le coût d’imitation L’appréciation de la largeur du brevet en terme de pouvoir de marché permet de mieux comprendre son effet sur la concurrence. Elle ignore cependant les effets de la largeur sur l’effort de recherche. D’où viennent les éventuels produits concurrents ? Quel est le coût de leur création ? Pour répondre correctement à ces questions, il est nécessaire d’adopter une définition plus précise de la largeur, en termes de technologie cette fois. En effet, un brevet est rédigé de manière à désigner une technologie particulière plutôt que les services qu’elle rend. Un tel brevet laisse alors la possibilité à d’autres innovateurs de concurrencer l’innovation en s’appuyant sur des technologies suffisamment différentes pour ne pas être considérées comme des 37
contrefaçons. Autrement dit, les concurrents peuvent contourner un brevet, et proposer des produits substituables à l’innovation. Quelle est alors l’effet de la largeur sur leurs stratégies ? Si la largeur d’un brevet est interprétée en termes de technologie, alors il sera d’autant plus difficile d’imiter cette technologie ou de proposer une technologie alternative que ce brevet est large. Gallini [1992] propose ainsi une définition de la largeur permettant d’expliquer directement son effet sur la concurrence. Selon elle, la largeur peut être mesurée par le coût de R & D nécessaire pour imiter une innovation brevetée sans enfreindre le brevet. Dans ce cas, le brevet ne confère plus à l’innovateur un monopole sur un marché. Il définit plutôt dans quelles conditions l’innovateur va devoir partager ce marché. En effet, l’innovation étant en accès libre à l’expiration du brevet, il n’est possible de tirer un bénéfice du marché que pendant la durée de validité du brevet. Dès lors les imitateurs seront d’autant plus incités à investir dans la création de technologies alternatives que le brevet est long. En revanche, il sera coûteux pour des imitateurs d’entrer sur le marché si le brevet est large. Autrement dit, un brevet long attire les imitateurs en leur donnant le temps d’amortir le coût de leur imitation. Et un brevet large dissuade les imitateurs en augmentant le coût de l’imitation. Quelles sont alors les conséquences de la définition du brevet au niveau social ? Un brevet long, en encourageant l’imitation, crée de la concurrence. Bien que limitée à l’innovateur et aux imitateurs, cette concurrence favorise les consommateurs. Mais l’imitation a aussi un coût pour la société. En effet, les dépenses de R & D réalisées par les imitateurs sont inutiles, puisqu’une technologie équivalente — la technologie brevetée — a déjà été mise au point. Dans un modèle tenant compte de ces différents effets, Gallini a inversé ainsi la conclusion de Gilbert et Shapiro en montrant qu’un brevet court et large est généralement préférable. Autrement dit, mieux vaut selon elle un monopole fort pendant une courte période, qu’un oligopole pendant une période plus longue, et les coûts d’imitation inutiles qui vont avec. Un modèle simple permet de comprendre la logique de ce résultat.
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Le principe du modèle de Gallini [1992] Considérons à nouveau une innovation dont la durée de vie est composée de deux périodes. Si elle est distribuée gratuitement, l’innovation crée un surplus V = 40, profitant intégralement aux consommateurs. En présence d’un monopole et sans imitation, le surplus total S(1) = 25 est composé du profit de monopole p(1) = 20 et de l’utilité des consommateurs u(1) = 5. En présence d’une imitation, le marché devient un duopole. Le surplus total est alors S(2) = 30, réparti entre un profit p(2) = 10 par firme, et une utilité u(2) = 10 pour les consommateurs. Enfin, en présence de deux imitations, le surplus total devient S(3) = 35, soit p(3) = 5 pour chaque firme et u(3) = 20 pour les consommateurs. On vérifie que V 1 S(3) 1 S(2) 1 S(1), ce qui correspond au fait que la perte sèche augmente quand la concurrence diminue. Le problème du régulateur est de définir le brevet optimal. Pour ce faire il peut choisir la durée du brevet : une ou deux périodes. Il peut aussi fixer la largeur, c’est-à-dire le coût de R & D, noté C, nécessaire pour produire l’innovation ou une imitation. Une première possibilité est d’adopter un brevet court (une période) et suffisamment large pour empêcher toute imitation. Le coût de R & D doit alors être supérieur à 10, c’est-à-dire au profit d’un premier innovateur pendant la durée de validité du brevet. Fixons-le à 11. Dans ce cas le profit du brevet est suffisant pour que l’innovation soit réalisée. L’alternative consiste à définir un brevet long (2 périodes), et
suffisamment étroit pour permettre l’imitation. Considérons ainsi que le coût d’imitation est cette fois inférieur à 10. Fixons-le à 9. Dans ce cas, deux imitations vont être réalisées. Brevet court (une période) et large (C = 11) :
W(1) = 14 + 40 = 54. Brevet long (2 périodes) et étroit (C = 9) :
W(2) = 8 + 35 = 43. On a cette fois W(1) 1 W(2). Le surplus total est supérieur si le brevet est large et de courte durée. Ce résultat tient principalement à deux causes. Tout d’abord le brevet long étend la perte sèche à une période supplémentaire. Mais, surtout, la perspective d’une concurrence réduite pendant la durée de vie du brevet attire les imitateurs. Or, si leur entrée sur le marché permet de faire baisser le prix de monopole pratiqué par l’innovateur, elle conduit aussi à multiplier inutilement les investissements de R & D. L’imitation conduit alors à des duplications inutiles d’investissements, qui ne compensent pas forcément son effet positif sur la concurrence.
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De la technologie au marché Une approche de la largeur par la technologie est particulièrement intéressante : proche de la définition juridique du brevet, elle permet de comprendre la dynamique de l’innovation et de l’imitation. Elle s’avère cependant elle aussi incomplète. En effet, elle ne tient pas compte de la possibilité pour le propriétaire du brevet d’accorder des licences. Or il dispose là d’un moyen de partager volontairement le marché avec les imitateurs potentiels, plutôt que de les laisser investir dans leurs propres technologies alternatives [Gallini, 1984]. Quelles sont alors les conséquences des accords de licence sur les stratégies de R & D, et par conséquent sur la largeur optimale ? En accordant des licences sur sa technologie, le propriétaire du brevet crée de nouveaux concurrents sur son marché. Son profit de monopole s’en trouve donc érodé, mais dans une proportion limitée car il peut, via les royalties des licences, s’approprier les profits réalisés par les concurrents qu’il s’est lui-même créés. Quel est alors l’intérêt d’éroder ainsi son pouvoir de marché ? La création de concurrents licenciés est en fait un moyen de faire baisser le prix, tout en gardant son contrôle. Le propriétaire du brevet peut ainsi accorder des licences jusqu’à ce que le prix du marché soit dissuasif pour les imitateurs. Pour cela, il faut que le profit espéré d’un imitateur, compte tenu du niveau de concurrence régnant sur le marché, ne lui permette pas de récupérer son investissement en R & D. Le coût de l’imitation est donc un facteur déterminant. Si l’imitation est très coûteuse, le propriétaire du brevet n’a pas besoin d’accorder des licences : il peut tirer plein profit de son monopole. En revanche, si l’imitation est aisée, le propriétaire du brevet est contraint, pour dissuader les imitateurs, de renoncer à une partie de ses profits en accordant des licences. Ce cas de figure est favorable à l’intérêt général. En effet, il permet à la société de bénéficier d’un prix concurrenciel, en faisant l’économie d’investissements de R & D redondants. Le seul problème est alors d’assurer un profit suffisant pour inciter le premier innovateur. Maurer et Scotchmer [1998a] ont montré que cette condition est satisfaite dès lors que le coût d’une imitation est suffisamment proche de celui de la première innovation. Ils en déduisent que les brevets devraient certes sanctionner les 40
contrefaçons, mais qu’ils devraient, en revanche, épargner les inventeurs de bonne foi, ayant réalisé une innovation concurrente par leurs propres moyens. Cette conclusion synthétique est d’autant plus intéressante qu’elle répond également au problème des courses au brevet. En effet, le prix du vainqueur de la course, c’est-à-dire le profit réalisé par l’innovateur, est moins important si le propriétaire du brevet est obligé de licencier son innovation pour dissuader les imitateurs. Dès lors, la course est moins attractive, et les investissements redondants sont réduits. Un brevet étroit permet donc à la fois de faire l’économie des coûts d’imitation, et de limiter les coûts excessifs de la course au brevet. L’ÉVOLUTION DES MODÈLES DE LARGEUR
Marché des produits Coût de l’imitation Licences Brevet optimal
Gilbert et Shapiro [1990]
Gallini [1992]
Maurer & Scotchmer [1998a]
oui – – long et étroit
oui oui – court et large
oui oui oui long et étroit
Faut-il conclure que la longueur doit primer sur la largeur dans la définition du brevet optimal ? Cette conclusion semble raisonnable… pourvu qu’elle soit appliquée raisonnablement ! Les arguments exposés jusqu’à présent concernent la protection conférée par le brevet contre l’imitation, ou contre des innovations concurrentes. La mesure de la largeur est alors la différence entre ces innovations concurrentes et l’innovation brevetée. C’est cette définition de la largeur qui marque la limite au-delà de laquelle les analyses présentées dans cette partie ne sont plus valides. En effet, une dimension importante de la largeur a été délibérément ignorée jusqu’à présent. Si le propriétaire d’un brevet cherche à se protéger contre des innovations différentes et concurrentes, il peut également être confronté à une autre forme d’innovation qui, sans nécessairement représenter une menace, résulte cette fois d’une amélioration de sa propre invention. Ce prolongement technologique des 41
innovations soulève une question nouvelle quant à la largeur du brevet : la propriété intellectuelle s’applique-t-elle également à la postérité d’une innovation ? De par son originalité, mais aussi ses enjeux, cette question nécessite une analyse à part entière. L’efficacité du brevet dans le cas des innovations cumulatives La protection des investissements en R & D n’est pas l’unique finalité du brevet. Celui-ci facilite également la diffusion d’externalités de connaissance, comme cela a été montré dans la première partie de ce chapitre. La publication permet en effet de rendre publiques des connaissances scientifiques qui pourront profiter à d’autres chercheurs. La publication d’un brevet profite ainsi indirectement aux recherches ultérieures, en contribuant par exemple à mieux cerner une question qui reste ouverte. Mais une publication peut aussi ouvrir la voie à des recherches directement reliées à l’innovation initiale, qui n’auraient pas pu être entreprises sans elle. Le brevet pionnier déposé en 1895 par Georges Selden en est un exemple. Décrivant pour la première fois une automobile équipée d’un moteur à explosion, il a suscité de nombreuses innovations visant à l’améliorer, qui ont conduit aux moteurs utilisés aujourd’hui. Dans un autre domaine, la publication du brevet de Cohen et Boyer déposé en 1973 a ouvert un vaste champ de recherche en biologie génétique. Ce brevet décrit en effet une technique permettant de savoir quelle protéine est codée par un gène donné. Des innovations résultant ainsi les unes des autres sont dites cumulatives. Elles sont fréquentes dans l’informatique ou les biotechnologies. Sans nécessairement se substituer à l’innovation initiale, elles l’utilisent et la reproduisent. Faut-il alors les considérer comme des contrefaçons ? L’inventeur du gène doit-il avoir des droits sur le médicament ? Qu’est-ce qu’une innovation cumulative ? Le lien séquentiel entre des innovations cumulatives peut prendre différentes formes. Une première catégorie d’innovations cumulatives correspond aux innovations qui améliorent la 42
qualité d’un produit existant. Il s’agit, par exemple, d’augmenter la résistance d’un alliage en ajoutant un élément à sa composition. La diminution du coût d’un procédé de production constitue une autre catégorie. La découverte d’un catalyseur permettant d’accélérer le processus de production d’un produit chimique en est une illustration. La cumulativité peut aussi venir de la découverte de nouvelles applications d’une invention. L’idée d’utiliser la machine à vapeur — conçue au départ pour fonctionner dans des manufactures — pour propulser un navire est ainsi une innovation cumulative. Enfin la cumulativité est caractéristique des outils de recherche, innovations servant à réaliser d’autres innovations. Partage des incitations et hold-up Si plusieurs innovations sont dépendantes les unes des autres, il est très probable que l’exploitation du filon technologique correspondant nécessite l’intervention de plusieurs acteurs différents. La création d’un médicament est par exemple l’aboutissement de plusieurs découvertes, ayant impliqué différentes équipes de recherche tant fondamentale qu’appliquée. Comment alors répartir les profits générés par le médicament ? Faut-il donner un brevet à chaque innovateur, ou bien donner au premier innovateur l’ensemble des droits sur les innovations ultérieures ? Bien que le succès final des recherches soit dans l’intérêt de tous, une distribution inadéquate des droits parmi les différents innovateurs successifs risque tout simplement d’en empêcher la réalisation. Un agent rationnel réfléchira en effet à deux fois avant d’entreprendre une recherche dont l’exploitation du résultat dépendra d’un tiers détenteur d’un brevet antérieur. C’est là le problème, classique en économie, du hold-up. Ce problème peut être présenté à travers un modèle simple emprunté à Green et Scotchmer [1995]. Soit deux innovations cumulatives. Considérée isolément, la première innovation a une valeur v1. Elle ne peut être réalisée que par la firme A, pour un coût de R & D c1. La deuxième innovation ne peut être réalisée que par la firme B, et uniquement si la première existe déjà. Elle a une valeur v2 et nécessite un investissement en R & D c2. Par hypothèse, il est admis que v1 + v2 – c1 – c2 1 0. Il est donc 43
socialement souhaitable que les deux innovations soient réalisées. Comment faut-il alors utiliser le brevet pour obtenir ce résultat ? Une première possibilité consiste à distribuer un brevet pour chaque innovation. Cette solution ne fonctionne cependant que si la valeur de la première innovation suffit à amortir son coût. Au contraire, si v1 – c1 ! 0, il ne sera pas rentable pour la firme A d’investir. Dans ce cas, la première innovation n’étant pas réalisée, la seconde ne verra pas non plus le jour. Faut-il alors donner à la firme A des droits sur la postérité de son innovation ? Dans ce cas la firme B n’a aucune garantie de récupérer son investissement. Une fois celui-ci effectué, elle ne peut en effet tirer un bénéfice de son innovation qu’avec l’accord de la firme A. Elle est par conséquent à la merci des conditions que lui impose la firme A, qui a tout intérêt à s’approprier la totalité des bénéfices de la seconde innovation, soit v2. Sachant qu’elle ne pourra pas rentabiliser son investissement, la firme B ne va donc pas investir. Enfin, si v1 – c1 ! 0, et sachant que la firme B n’investira pas, la firme A n’a pas non plus intérêt à investir. Ainsi, dans la mesure où il crée des situations de hold-up qui dissuadent l’investissement, un brevet large couvrant les développements ultérieurs d’une innovation n’est pas plus efficace que plusieurs brevets étroits. Des technologies cumulatives De nouvelles technologies aussi importantes que l’informatique ou les biotechnologies ont un caractère fortement cumulatif. Les codes sources des logiciels sont constitués de « briques » élémentaires de programmation, qui peuvent être utilisées dans des logiciels différents. De plus ils sont écrits dans des langages de programmation, en conformité avec des protocoles — tels que TCP-IP dans le cas des applications pour l’Internet — qui sont eux-mêmes des innovations. Cette forte cumulativité explique que l’extension de la propriété intellectuelle aux logiciels suscite l’inquiétude de beaucoup de programmeurs, qui craignent de devoir travailler sous la menace perpétuelle d’un procès en contrefaçon. La cumulativité dans les biotechnologies tient au rôle essentiel que jouent les outils de recherche, issus eux-mêmes de la 44
recherche fondamentale. L’enjeu est alors de savoir si ces outils sont brevetables. Dans ce cas, les recherches qu’ils permettent de mener sont contrôlées par les propriétaires des brevets correspondants, et contribuent ainsi au financement de la création des outils. Dans le cas contraire, ils peuvent être utilisés par tous. Au-delà de l’incitation à innover, la définition des brevets correspond donc surtout à un choix d’organisation de la recherche. La découverte des anticorps monoclonaux en fournit un exemple intéressant. Deux chercheurs, Kohler et Milstein, ont réussi en 1975 à fabriquer des « usines » biologiques d’anticorps à partir de cellules. Ils n’ont pas breveté leur invention, qui leur a néanmoins valu d’obtenir un prix Nobel. Leur découverte pouvant se prêter à un très grand nombre d’applications commerciales, elle a rapidement été développée. En particulier, la société Hybritech a été la première à l’utiliser pour fabriquer des kits de diagnostic, et a déposé dans la foulée un brevet couvrant ces kits. Ce brevet, validé par les tribunaux, lui a permis d’écarter des concurrents ayant réalisé entre-temps des kits similaires. Dans ce cas, l’exclusivité de la recherche sur un vaste filon technologique a donc été accordée à une unique firme, et ce bien que l’innovation majeure ait été réalisée par d’autres. Qu’il s’agisse d’informatique ou de biotechnologies, mais aussi de semi-conducteurs ou d’aéronautique, le caractère cumulatif de certaines catégories d’innovations soulève ainsi des difficultés spécifiques en matière de propriété intellectuelle. Dans la mesure où les innovations sont technologiquement dépendantes les unes des autres, il n’est plus possible de rechercher l’incitation optimale en considérant chaque innovation isolément. Innovations cumulatives et brevet optimal Quelle est le brevet optimal lorsque les innovations sont cumulatives ? Une première position consiste à défendre un brevet « profond », étendu à toutes les innovations faisant suite à une première découverte. En confiant au premier innovateur l’exclusivité de l’approfondissement d’une direction technologique, ce brevet lui donne le pouvoir d’organiser la recherche efficacement [Kitch, 1977]. La menace d’un procès en contrefaçon permet en particulier d’éviter les courses au brevet et les 45
investissements excessifs qui les caractérisent. De plus, le brevet étant publié, il permet aux autres firmes d’identifier de nouvelles applications, qu’elles peuvent proposer au propriétaire du brevet. Celui-ci a tout intérêt à accorder des licences sur sa technologie, ou à nouer des partenariats de recherche, du moment qu’il peut en tirer un bénéfice. L’approfondissement de la recherche par d’autres firmes se heurte cependant au problème du hold-up. Pour éviter cette difficulté, il faut que le propriétaire du brevet et ces firmes puissent conclure des accords ex ante — sous la forme d’une société conjointe par exemple. De tels accords permettent en effet de fixer le mode de partage des bénéfices de l’innovation avant que l’investissement ne soit réalisé. Ces accords sont cependant difficiles à réaliser, car les parties doivent s’entendre sur des résultats qui sont encore très incertains. Par ailleurs, les faits semblent montrer qu’un brevet profond a tendance à freiner l’innovation [Merges et Nelson, 1990]. Ainsi dans l’industrie des ampoules électriques, le progrès technique a été fortement ralenti pendant la durée de validité du brevet d’Edison sur l’utilisation d’un filament de carbone comme source de lumière. Il en a été de même dans l’aéronautique, suite au brevet des frères Wright sur un système de stabilisation et de pilotage des avions. Face à ce constat, une position inverse consiste à supprimer la propriété intellectuelle lorsque les innovations sont cumulatives. Dans ce cas, les innovateurs sont contraints d’affronter des concurrents directs, ce qui réduit leur incitation à investir. Mais en contrepartie, ils peuvent puiser gratuitement dans l’ensemble des innovations existantes, et innover à leur tour sans craindre d’enfreindre un brevet. Bessen et Maskin [2000] soutiennent ainsi que, pour les innovateurs, le manque à gagner dû à une concurrence accrue peut être compensé par le gain à long terme du partage des technologies disponibles. Le développement du logiciel libre fournit un exemple proche de cette forme d’organisation. Il s’agit cependant d’un modèle d’innovation original à bien d’autres égards, de sorte qu’il est difficilement transposable à d’autres secteurs. De manière plus générale, le débat sur la profondeur optimale des brevets reste donc ouvert, les arguments avancés ne permettant pas de définir des solutions claires. Ce chapitre a été l’occasion d’évaluer successivement les principaux paramètres de la définition d’un brevet — durée, 46
Logiciel libre et innovation cumulative Le développement du logiciel libre, dont le système d’exploitation Linux est l’exemple le plus célèbre, est un cas d’innovation cumulative en l’absence de propriété intellectuelle. Comme leur nom l’indique, les logiciels libres sont disponibles gratuitement. Mais ce n’est pas là leur seule spécificité. Leurs codes sources (les textes des programmes) sont également accessibles à tous. Les utilisateurs peuvent ainsi adapter les logiciels à leurs besoins, et proposer des modifications ou des ajouts, à condition cependant de les mettre à leur tour gratuitement à la disposition de tous. En ce sens les licences de logiciel libre ont un caractère viral : le développement d’un logiciel libre ne peut être poursuivi que sous la forme de logiciel libre. L’innovation dans le logiciel libre s’appuie sur une forme d’organisation originale. Les constantes modifications apportées par des programmeurs nécessitent en effet un effort de coordination pour préserver la cohérence d’ensemble du logiciel. Dans une firme, cette coordination passe par les relations hiérarchiques au sein des équipes de programmeurs. En l’absence de hiérarchie formelle, les programmeurs de logiciel libre se regroupent autour d’un chef de file charismatique, généralement le créateur du logiciel, qui dispose de
l’autorité morale pour imposer ses décisions [Lerner et Tirole, 2000]. Une autre différence tient au niveau d’incitation des programmeurs, qui conditionne le rythme d’innovation. Outre les motivations altruistes, les principaux auteurs de logiciels libres peuvent être incités par des objectifs de carrière, ou par des défis techniques. Le logiciel libre modifie également la direction du progrès technique. Le processus d’innovation y est inhabituel, car ce sont les consommateurs euxmêmes qui innovent, pour remédier à leurs propres besoins [Von Hippel, 2002]. Étant mieux au fait des problèmes à résoudre, ils innovent généralement plus rapidement que les firmes, et accordent un plus grand soin à la qualité de leurs solutions techniques. Mais cette formule présente aussi des inconvénients. Les logiciels libres sont le plus souvent conçus pour des utilisateurs ayant un niveau significatif en informatique. Des fonctionnalités de peu d’intérêt pour les programmeurs, telles que les interfaces utilisateurs, sont ainsi souvent moins soignées que dans les logiciels propriétaires. Pour compenser ce défaut d’incitations, certaines licences de logiciel libre autorisent donc la protection par le droit d’auteur des innovations en bout de chaîne.
largeur et profondeur — à l’aune d’un critère simple : le bien-être apporté à la société. Cette méthode permet de dégager progressivement les éléments de la définition d’un brevet optimal. Ainsi, un brevet de durée limitée crée plus de bien-être qu’un brevet de durée infinie. Entre ces deux extrémités du rai47
sonnement — la définition du brevet, et son effet sur le bienêtre — intervient le jeu des acteurs de l’économie. Car c’est bien des réactions des agents et de leurs conséquences que dépend l’effet final de la définition du brevet. L’intérêt de brevets étroits n’apparaît par exemple qu’à la lumière de la menace que représentent les imitateurs, et des stratégies permettant au propriétaire du brevet d’y faire face. L’innovateur a en effet tout intérêt à accorder des licences pour décourager les imitateurs, ce qui permet à la fois de faire l’économie d’investissements inutiles dans l’imitation, et de réduire la perte sèche en créant de la concurrence. De même, l’efficacité de la protection des innovations cumulatives dépend crucialement des relations entre innovateurs successifs — de leur capacité à créer une société conjointe de Recherche et Développement par exemple.
III / Économie politique du brevet
Au cours des vingt dernières années, le brevet s’est vu accorder une place toujours plus importante au cœur des économies développées, devenues à bien des égards des « économies de la connaissance » [Foray, 2000]. Le nombre de brevets accordés a ainsi fortement augmenté, faisant plus que tripler aux États-Unis entre 1980 et 2001, alors qu’il était resté presque stable durant les décennies précédentes. Parallèlement, l’innovation a connu un essor considérable. Faut-il voir un lien entre ces deux tendances ? L’harmonisation et le renforcement du droit des brevets Depuis le début des années 1980, les États-Unis et l’Europe ont renforcé le droit du brevet, encouragé son harmonisation au plan international et élargi son champ d’application à de nouveaux domaines. Les réformes de la propriété intellectuelle aux États-Unis et en Europe Jusqu’à la fin des années 1970, les brevets suscitaient traditionnellement la méfiance des autorités et des tribunaux américains. Les réformes engagées depuis aux États-Unis marquent un changement d’attitude. Promulgué en 1980, le Bayh-Dole Act autorise les universités et les autres organisations à but non 49
lucratif à breveter les découvertes réalisées dans leurs laboratoires. Cette loi les encourage aussi à transférer les technologies brevetées vers le secteur privé. Elle leur permet notamment d’accorder des licences exclusives, ce qui revient bien à transposer la logique économique du brevet à la recherche publique. L’année 1982 a vu la création de la cour d’appel du Circuit fédéral, afin d’harmoniser le droit des brevets sur le plan géographique. La mise en place de cette cour a également eu pour effet de renforcer la protection conférée par le brevet. Avant 1980, un jugement à l’avantage d’un plaignant en contrefaçon n’avait en effet que 62 % de chances d’être confirmé par une cour d’appel. En revanche, lorsque la contrefaçon ou la validité du brevet étaient rejetées, le verdict était confirmé par les cours d’appel dans 88 % des cas. Entre 1982 et 1990, ces statistiques sont devenues très favorables aux plaignants. En effet, 90 % des jugements concluant à une contrefaçon ont été confirmés, tandis que la proportion de jugements défavorables au plaignant confirmés en appel est descendue à 72 % [Jaffe, 2000]. Signée en 1973 en dehors du cadre de la Communauté européenne, la convention de Munich a donné naissance au système de brevet européen. Celui-ci consiste principalement à centraliser la procédure d’examen des inventions auprès de l’Office européen des brevets (OEB), créé à cet effet. Cette centralisation garantit l’utilisation de critères de brevetabilité rigoureusement identiques d’un pays à l’autre. Elle permet aussi de réaliser des économies d’échelle, dans la mesure où la procédure n’est effectuée qu’une fois pour l’ensemble des pays. Cependant le brevet européen ne se substitue pas aux brevets nationaux. Une fois une invention déclarée brevetable par l’OEB, son inventeur doit se tourner vers les États de son choix pour obtenir des brevets nationaux. Ce système présente des faiblesses importantes. Il incite les innovateurs à « faire leur marché » parmi les brevets nationaux, en négligeant les petits pays où les bénéfices attendus ne sont pas assez importants par rapport aux coûts à engager. Il en résulte des asymétries entre États contraires au principe de marché unique, et surtout un affaiblissement des incitations à innover. Par ailleurs, les procès en contrefaçon sont traités au niveau national, ce qui multiplie les coûts de procédures pour les innovateurs et accentue les asymétries. 50
Pour remédier à ces faiblesses, la création d’un véritable brevet communautaire a finalement été décidée en mars 2003. À partir de 2010, les litiges le concernant seront de plus centralisés au niveau d’une juridiction communautaire rattachée à la Cour de justice de Luxembourg. Un problème demeure cependant : les revendications du brevet devront être traduites dans toutes les langues de la Communauté. Dès lors, le coût d’un brevet sera de 23 000 euros, contre 28 000 euros en moyenne aujourd’hui, mais respectivement 10 000 et 16 500 euros pour les brevets américains et japonais ! L’anglais étant de fait la langue universelle des brevets, ces coûts sont particulièrement élevés. En France par exemple, les traductions ne sont consultées que dans 2 % des cas… Les accords internationaux À une autre échelle, l’internationalisation du droit de la propriété intellectuelle a connu plusieurs étapes, depuis la convention de Paris de 1883, qui ne s’applique qu’au brevet, jusqu’aux accords ADPIC de 1994, qui concernent plus généralement les « Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce ». Trois principaux degrés d’intégration peuvent être distingués. Un État a tout d’abord la possibilité d’accorder unilatéralement des droits de propriété intellectuelle aux ressortissants de pays tiers. Le plus souvent, les accords impliquent cependant la réciprocité, qui correspond à un degré supplémentaire. Chaque pays signataire s’engage alors à traiter les ressortissants des autres pays signataires comme les siens, en contrepartie de l’accès aux mêmes avantages pour ses propres ressortissants à l’étranger. Ces deux premières formes d’accords ne modifient pas le contenu des droits nationaux de propriété intellectuelle. Ils se limitent à étendre leur application à des nouvelles catégories de personnes. Une troisième étape consiste alors à harmoniser les droits nationaux, en définissant des règles communes quant au contenu du droit de la propriété intellectuelle. Peuvent par exemple être harmonisées les catégories d’innovation brevetables, la durée de validité du brevet, ou encore les procédures d’examen des demandes de brevets. La convention de Paris, signée en 1883, prévoit en effet que les pays signataires accordent aux ressortissants d’autres pays 51
signataires les mêmes droits qu’à leurs innovateurs nationaux. Les accords ADPIC, négociés dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, marquent pour leur part une avancée importante en matière d’harmonisation des droits. Les États-Unis y ont, par exemple, accepté de prolonger de 3 ans la durée légale de validité des brevets, la faisant passer de 17 à 20 ans pour se conformer au standard international. Les accords prévoient également que les propriétaires de brevets peuvent s’opposer à l’importation de produits de contrefaçon. Ils incluent surtout une définition générale du brevet. Cette définition, qui reprend les critères américains, va dans le sens d’un élargissement du domaine de la brevetabilité. Contrairement aux différents droits nationaux, elle considère que toutes les innovations techniques peuvent recevoir une protection minimale. Dès lors, elle a pour effet d’annuler les exceptions aménagées jusqu’alors par certains États signataires. En conduisant notamment des pays signataires à accorder des brevets sur certains médicaments, les accords ADPIC ont ouvert la voie à la conférence de Doha consacrée à cette question. L’extension du brevet à de nouvelles catégories d’inventions Les droits nationaux prévoient généralement que certaines catégories d’innovations ne peuvent donner droit à des brevets. En Europe, par exemple, l’article 52b de la convention de Munich dispose que ne sont pas brevetables « en tant que tels » les théories scientifiques, les créations esthétiques, les méthodes commerciales, ou encore les logiciels. L’article 53 exclut, entre autres, les races animales et les variétés végétales. Suite à l’essor de nouvelles technologies, le domaine de la brevetabilité ne s’en est pas moins étendu de fait à de nouvelles catégories d’inventions, et ce malgré les règles d’exemption. Le cas des programmes informatiques illustre bien cette évolution. Les autorités et les tribunaux américains étaient hostiles aux brevets logiciels au début des années 1980. La convention de Munich prévoit que les logiciels ne sont pas brevetables « en tant que tels ». Pourtant, en 2002, on recensait environ 100 000 brevets logiciels accordés par l’USPTO (Office américain des brevets et des marques commerciales), et 30 000 par l’OEB (Office européen des brevets). Ces brevets 52
Brevets pharmaceutiques : la conférence de Doha Compte tenu des investissements considérables qu’ils nécessitent, les médicaments sont l’une des catégories d’innovations auxquelles la logique incitative des brevets s’applique le mieux. Mais ils sont aussi l’une des catégories d’innovations où les pertes sèches sont les plus cruelles. Les consommateurs évincés par la tarification de monopole sont en effet des malades privés de soins alors que le médicament adapté existe. Cette éviction est particulièrement sensible dans les pays pauvres. Le sida frappe par exemple 42 millions de personnes dans le monde, très majoritairement dans ces pays. La malaria tue 1 million de personnes en Afrique chaque année, soit 3 000 par jour. Dans bien des cas, il est en fait peu probable que le monopole de l’offre d’un médicament dans un pays pauvre soit une source de profit significative pour un innovateur. Dès lors, il semble approprié d’y faire un tri entre brevets utiles et brevets nuisibles. Les firmes pharmaceutiques mettent par ailleurs en avant le risque de voir leurs innovations produites par d’autres dans d’autres pays, puis réimportées et vendues à prix cassés dans les pays riches, qui constituent leur marché traditionnel. Ainsi, comment garantir un accès aux soins aux populations des pays pauvres, tout en assurant la protection des investissements passés et futurs des firmes pharmaceutiques des pays développés ? Cette question a fait l’objet de la conférence de Doha, qui s’est déroulée en novembre 2001 dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce. Les conclusions de cette conférence accordent la priorité à
l’accès aux médicaments, en déclarant que « rien n’empêche les États membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique, en particulier contre le VIH/SIDA, la tuberculose, le paludisme et d’autres pandémies ». Les États ont la possibilité d’accorder des licences obligatoires, permettant à leurs industries nationales de produire des versions génériques des médicaments. Ne sont cependant concernés que les pays dotés d’une industrie pharmaceutique, tels que l’Union indienne, l’Afrique du Sud, le Brésil ou la Thaïlande. La mise au point de mécanismes d’importations parallèles de génériques par les autres pays pauvres est donc déterminante pour le succès des accords de Doha. Il en est de même de la définition de la liste des maladies rentrant dans le cadre des accords. Reportée à la fin 2002, la discussion de ces questions n’a cependant pas abouti du fait de la résistance des pays développés. Le principal point d’achoppement tient aux conditions dans lesquelles la production de médicaments génériques peut être décidée par des pays pauvres, et notamment au caractère ouvert ou fermé de la liste des médicaments concernés. Les États-Unis ont ainsi fait valoir que le texte proposé permettait l’extension du dispositif à des maladies non transmissibles comme l’asthme ou le diabète, et qu’il risquait d’éroder excessivement les incitations à investir des firmes pharmaceutiques. De fait, les ventes de médicaments menacés par l’arrivée des génériques d’ici 2007 ont été évaluées à 50 milliards de dollars, dont 17,8 milliards pour les Américains Merck et Pfizer.
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correspondent pour partie à des logiciels « embarqués », comme ceux qui gèrent le fonctionnement d’une machine à laver par exemple. Mais ils reflètent aussi une tolérance nouvelle de la part des Offices, qui attribuent désormais des brevets pour des logiciels en tant que tels. Il semble en particulier que l’Office américain soit particulièrement permissif [Merges, 1999]. L’Office européen reste plus exigeant, tandis que l’entrée officielle des programmes d’ordinateurs dans le domaine de la brevetabilité est en projet au niveau de l’Union européenne. En marge des brevets logiciels, l’attribution de brevets couvrant des « méthodes commerciales » a été officialisée en 1998 par la cour d’appel du Circuit fédéral américain. Ce jugement a ouvert la voie à un nombre croissant de demandes de brevets de méthodes commerciales aux États-Unis : 1 300 en 1998, puis 2 600 en 1999. En Europe, ces demandes sont en augmentation depuis la fin des années 1990. Elles restent cependant à un niveau très inférieur au niveau américain (400 demandes au total pour 1998 et 1999). Le secteur des services, en particulier les services financiers, et le commerce sur l’Internet sont les principaux acteurs de cette évolution. Citons le brevet détenu par Cybergold sur une méthode permettant de mesurer et de commercialiser l’attention des clients pour la publicité, ou le brevet « 1-Click » de Amazon.com, qui facilite les ordres d’achat en ligne. L’attribution de brevets sur le vivant constitue sans doute la forme la plus significative de l’élargissement du domaine de la brevetabilité à de nouvelles catégories d’inventions. À partir des années 1980, ont été accordés aux États-Unis des brevets sur des bactéries créées en laboratoire, sur des souris génétiquement modifiées, ou encore sur des séquences de gènes. En Europe, les droits nationaux ont longtemps fait obstacle à la brevetabilité du vivant. La Directive du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques tend cependant à aligner le droit européen sur le droit américain. Elle sanctuarise le corps humain, et prévoit qu’il n’est pas suffisant de découvrir un gène ou une séquence de gène pour obtenir un brevet. Ces derniers sont néanmoins brevetables, même s’ils proviennent du corps humain, dès lors qu’un procédé permet de les isoler. Dans certains cas, l’extension de la propriété intellectuelle à de nouvelles catégories d’invention est passée par la création de 54
nouveaux droits spécifiques, dits sui generis. La logique de telles réformes est que les inventions en question doivent être protégées, mais que les droits existants — brevet ou droit d’auteur — ne sont pas adaptés. En 1984, un droit sui generis a ainsi été créé aux États-Unis pour protéger les innovations dans le domaine des semi-conducteurs. En Europe, une Directive de 1996 définit quant à elle un droit de propriété intellectuelle spécifique aux bases de données ; il vient compléter la protection jugée insuffisante conférée par le droit d’auteur. Renforcement, harmonisation et élargissement du champ d’application du droit des brevets sont autant d’éléments qui placent la propriété intellectuelle au cœur des politiques d’innovation. Reste alors à vérifier si ce choix est le bon, si la vague de réformes du droit des brevets engagées dans de nombreux pays au cours des années 1980 a contribué à promouvoir l’innovation. Le brevet dans la pratique La propriété intellectuelle répond-elle à sa mission ? L’attribution d’un monopole temporaire incite-t-elle efficacement les innovateurs ? Si c’est le cas, les réformes favorables au droit des brevets entreprises depuis le début des années 1980 doivent s’être traduites par une augmentation de l’innovation. Ce lien est cependant difficile à établir. Cela suppose tout d’abord de pouvoir mesurer l’innovation. Il faut de plus expliquer en quoi l’évolution du droit des brevets a pu faire évoluer les comportements des firmes dans un sens favorable à l’innovation. L’observation du rôle joué par les brevets dans les stratégies des firmes peut alors conduire à relativiser, voire à contredire l’idée selon laquelle le renforcement de la propriété intellectuelle favorise l’innovation. Depuis vingt ans, les demandes de brevets ont explosé Le renforcement du droit de la propriété intellectuelle depuis le début des années 1980 s’est traduit par un accroissement du nombre de brevet ; il est particulièrement marqué aux 55
États-Unis. Le graphique représente le nombre de brevets accordés par l’Office américain des brevets et des marques commerciales entre 1963 et 2001. Si la tendance générale est à la croissance de cet indicateur durant toute la période, une rupture nette apparaît clairement à partir du début des années 1980. À compter de cette date, les attributions de brevets ont commencé à augmenter à un rythme beaucoup plus élevé. Elles ont plus que triplé entre 1980 et 2001, alors qu’elles étaient restées presque stables durant les vingt années précédentes. Ainsi, 48 971 brevets ont été accordés en 1963, contre 66 170 en 1980, et 183 975 en 2001. ATTRIBUTIONS DE BREVETS PAR L’USPTO AUX ÉTATS-UNIS, 1963-2001
DEMANDES DE BREVETS EN FRANCE AUPRÈS DE L’INPI, 1976-2000
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L’exemple français de l’évolution des demandes de brevets auprès de l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) entre 1975 et 2000 montre que les pays européens ont connu une tendance comparable, bien que plus tardive. Il existe en effet des liens étroits entre les différents systèmes nationaux de brevets. Un grand nombre de brevets « jumeaux » protègent en fait les mêmes innovations de part et d’autre de l’Atlantique, et plus généralement dans le monde. Le tableau montre les parts respectives des ressortissants américains, japonais, et européens dans les brevets accordés dans ces différentes zones en 2001. À l’exception du Japon, très protégé, l’internationalisation des demandes de brevets est frappante. RÉPARTITION DES BREVETS ACCORDÉS PAR ORIGINES GÉOGRAPHIQUES EN 2001
États membres du système européen Japon États-Unis Autres TOTAL
Office européen
Office japonais
Office américain
18 303 53 % 6 580 19 % 8 583 25 % 1 238 4%
5 076 4% 109 375 90 % 6 020 5% 1 280 1%
28 459 17 % 33 223 20 % 87 607 53 % 16 750 10 %
34 704
121 742
166 039
Source : Trilateral Report [2001].
Comment expliquer le décollage des attributions de brevets ? Une première explication est d’y voir l’effet bénéfique des réformes renforçant le droit des brevets. Ainsi, la protection supplémentaire accordée aux innovateurs aura entraîné de nouveaux investissements, conduisant à la découverte et à l’exploitation de nouveaux « filons » technologiques. Revenons aux chiffres américains disponibles. Les investissements en R & D des firmes américaines de moins de 5 000 employés ont plus que doublé entre 1987 et 1997 [National Science Fundation, 1997]. Si l’augmentation du nombre de brevets accordés touche 57
Économétrie du brevet (d’après Hall et al., 2000) Les bases de données de brevets sont le plus souvent créées et entretenues par les offices de brevets. Elles permettent aux innovateurs et aux examinateurs de connaître facilement l’état de l’art, en fonction duquel sont évaluées la nouveauté et l’inventivité des innovations. Les informations contenues dans ces bases peuvent cependant connaître une seconde vie. Elles représentent en effet d’utiles indicateurs statistiques pour les économistes, et un matériau très pratique pour les économètres. Le nombre de brevets accordés pendant une période donnée fournit une mesure intéressante de l’innovation — qui s’avère difficile à quantifier par ailleurs. En outre, comme les brevets référencés comprennent des informations sur l’identité du propriétaire, les mesures de l’innovation peuvent être déclinées indifféremment au niveau d’un pays, d’une industrie, ou d’une firme. Chaque brevet comprend également des références à des brevets antérieurs, relevant du même domaine technique. Destinées aux examinateurs, ces
citations doivent rendre compte de l’état de l’art au moment de la rédaction du brevet. Elles constituent aussi une importante source d’informations économiques. Le nombre de brevets n’est qu’une mesure imparfaite de l’innovation, car tous les brevets ne couvrent pas des technologies de même importance. Une manière de raffiner la mesure de l’innovation consiste alors à pondérer chaque brevet par le nombre de citations dont il fait l’objet dans des brevets ultérieurs. Cette technique revient à utiliser les citations pour mesurer les externalités de connaissance créées par la publication des brevets. En effet, plus les connaissances brevetées suscitent ou facilitent des recherches ultérieures, plus le brevet sera cité dans les brevets issus de ces recherches. Reste que, comme pour les innovations, toutes les citations n’ont pas la même valeur. Ainsi, la moitié seulement correspond à un véritable flux de connaissance, et un quart à un flux de connaissance déterminant.
l’ensemble des secteurs, elle est plus marquée encore dans les nouvelles technologies. Les brevets accordés dans l’informatique et les biotechnologies ont par exemple doublé entre 1990 et 2000. Enfin les 100 plus grandes universités américaines ont triplé leur rendement annuel en termes de brevets entre 1984 et 1994 [Cohen et al., 1998]. Ainsi le progrès technique serait une première cause possible de la hausse importante du nombre de brevets accordés depuis vingt ans. Il permet aussi de souligner le rôle pionnier des États-Unis dans le développement de nouvelles technologies telles que l’informatique, l’électronique 58
ou les biotechnologies. L’explication par le progrès technique est cependant incomplète. Les investissements en R & D ont certes augmenté en même temps que le nombre de brevets, mais ils ne suffisent pas pour l’expliquer. Tout au plus peut-on conclure à ce stade que l’augmentation de l’innovation a pour conséquence un accroissement du nombre de brevets. Un outil secondaire dans la pratique Le brevet ne semble en fait jouer un rôle incitatif que dans un petit nombre d’industries. Des travaux empiriques montrent ainsi que les profits supplémentaires apportés par un brevet n’ont un effet positif sur les dépenses de R & D que dans la pharmacie et les biotechnologies [Arora et alii, 2001]. Celles-ci sont caractérisées à la fois par des coûts de R & D très élevés, et par la difficulté d’empêcher les contrefacteurs d’imiter les innovations. Dans l’industrie pharmaceutique, un nouveau médicament n’est commercialisé qu’à l’issue d’un long processus, qui va des premières recherches de portée générale aux derniers tests avant la commercialisation. Au total, un investissement de l’ordre d’un milliard de dollars aura été nécessaire pour développer les 1 000 médicaments parmi lesquels un seul est finalement commercialisé. Compte tenu de ces coûts colossaux, il serait catastrophique pour une firme de voir son innovation copiée par un concurrent. La protection intellectuelle est ici indispensable à la rentabilité des investissements, dès lors que ceux-ci sont confiés au secteur privé. Ce constat n’est pas généralisable. Plusieurs enquêtes menées auprès de responsables de programmes de R & D dans des entreprises américaines [Cohen et al., 2000] mettent au contraire en évidence le peu de confiance qu’ils accordent au brevet pour protéger les innovations. Les firmes placent ainsi le secret commercial au premier rang des moyens de protection, devant le brevet. Dans l’enquête la plus récente, le brevet n’est considéré comme efficace que pour 35 % des innovations de produit et 23 % des innovations de procédé. En revanche, le fait d’être le premier à commercialiser l’innovation est considéré comme suffisant pour 53 % des innovations de produit, et 38 % des innovations de procédé, tandis que le secret est jugé efficace dans 51 % des cas, qu’il s’agisse d’innovations de produit ou de procédé. 59
D’autres études, menées en Europe, [Lanjouw, 1998 ; Schankerman, 1998 ; Combe et Pfister, 2002] confirment ces résultats. Elles estiment la valeur de la protection par le brevet entre 15 % et 25 % seulement des dépenses de R & D. Autrement dit, le brevet est largement insuffisant pour garantir aux innovateurs un retour sur investissement. La protection conférée par le brevet doit donc être considérée comme secondaire, complémentaire des formes de protection privilégiées que sont le secret ou l’avantage du premier innovateur présent sur un marché. S’agissant de technologies d’importance stratégique, qui sont au cœur des avantages concurrentiels des firmes, un portefeuille de brevets pourra par exemple offrir une sécurité supplémentaire, protégeant les éléments codifiés de ces technologies, tandis que les savoir-faire qui sont associés seront protégés par le secret [Somaya, 2001]. Le leadership mondialement reconnu de Philips en matière de technologies optiques consiste ainsi essentiellement en l’expérience des ingénieurs des laboratoires du groupe. Les brevets ne constituent alors que la partie émergée de ce capital technologique, permettant notamment de normaliser les relations de l’entreprise avec le reste de l’industrie — concurrents, mais aussi partenaires dans le cadre d’échange de licences. Dès lors, la fonction incitative du brevet le cède donc en grande partie à une fonction plus allocative. Le rôle du brevet pour réaliser les échanges Le brevet facilite en effet le commerce des technologies. Des études empiriques montrent que les accords de licences sont plus fréquents dans les industries où les droits de propriété intellectuelle constituent une protection efficace, tels que les biotechnologies où la chimie [Arora et al., 2001]. Le secteur de la chimie est caractéristique de ce type de stratégies. Loin d’être utilisées exclusivement par les propriétaires de brevets, les innovations y sont le plus souvent licenciées aux autres firmes du secteur. La diffusion des technologies prend alors la forme d’un vaste marché de licences, qui permet à l’ensemble du secteur de disposer des technologies les plus avancées. Dans le cas d’une innovation de procédé, les innovateurs trouvent un bénéfice à accorder des licences à leurs concurrents. Chaque firme réduit 60
ses coûts, et le bénéfice de toutes ces baisses de coûts revient finalement à l’innovateur, via les redevances de licences. De plus, un chef de file technologique peut aussi faire l’économie d’une course à l’innovation coûteuse en accordant des licences à ses concurrents. Si ceux-ci ont accès à la meilleure technologie, ils sont moins incités à entreprendre des recherches pour le dépasser. En conséquence, le meneur évite à son tour de surinvestir pour préserver son avance, tout en améliorant le bien-être social [Gallini, 1984]. LE MARCHÉ DES TECHNOLOGIES DANS LA CHIMIE
Sociétés
Air Liquide (F) Monsanto (EU) Union Carbide (EU) Shell (GB) ICI (GB) Air Products (EU) Amoco (EU) Philips (EU) Rhône-Poulenc (F) Texaco (EU) BASF (Al) Exxon (EU) Mitsui Toatsu (J) Hoechst (Al) Du Pont (EU)
Dépenses Revenu Nombre total Chiffre de licences moyen estimé de R & D d’affaires en 1988 (dont internes par licence 1988 (en millions (en millions (en millions au groupe) de dollars) de dollars) de dollars) (1980-1990) 3 539 7 453
174 (45) 144 (31)
233 204
120 590
8 324 11 848 21 125 2 237 4 300 2 500
143 (37) 172 (71) 148 (55) 88 (29) 78 (23) 77 (22)
192 183 168 107 99,5 99,5
59 773 1 020 72 ? ?
10 802 1 500 21 543 9 892 2 991 21 948 19 608
72 (28) 53 (9) 82 (45) 84 (49) 50 (15) 78 (44) 99 (66)
79,6 79,6 66,9 63,3 63,3 61,5 59,7
632 ? 1 010 551 ? 1 363 1 319
Source : D’après Arora et Fosturi [2000].
L’attribution, avec les brevets, de droits de propriété sur les innovations permet de plus de mettre en place une spécialisation verticale. Dans le cas de la chimie, certaines firmes se sont spécialisées dans les activités de R & D. Elles vivent principalement de leur portefeuille de brevets en licenciant leurs innovations à 61
des grands groupes plus orientés vers la production. Les années 1980 ont également vu des nouveaux entrants de petites tailles jouer un rôle croissant dans l’industrie des semi-conducteurs [Hall et Ziedonis, 2001]. Il s’agit de firmes spécialisées dans la création de nouveaux schémas de circuits imprimés, qui licencient ensuite leurs innovations aux firmes plus importantes. Ces firmes ont profité du rôle allocatif du brevet pour se spécialiser. Le renforcement du droit des brevets leur a par ailleurs permis d’attirer des capitaux en protégeant leurs premières innovations. La propriété intellectuelle joue un rôle similaire dans les biotechnologies. En facilitant les retours sur investissement et l’obtention de financements auprès des capital-risqueurs et des marchés financiers, elle a favorisé l’entrée d’acteurs privés [Henry et al., 2003]. Sur la base de leurs droits de propriété intellectuelle, ces firmes innovantes mettent en place des coopérations avec les acteurs traditionnels que sont les universités et les laboratoires publics. Elles licencient également leurs découvertes à des secteurs aval comme la pharmacie, la chimie ou les semences. Aux États-Unis, la générosité de l’USPTO a cependant provoqué des courses aux brevets et la multiplication des droits sur des gènes ou des fragments de gènes. Dans un tel contexte, les candidats à l’innovation se voient contraints d’obtenir un grand nombre de licences avant de pouvoir travailler, au prix notamment de coûts de transaction élevés [Henry et al., 2003]. Plusieurs fragments de gènes sont en effet nécessaires pour créer une protéine thérapeutique ou un kit de diagnostic [Heller et Eisenberg, 1998]. De même, la recherche suppose l’accès, de plus en plus souvent payant, à des bases de données protégées [Maurer et Scotchmer, 1998b]. De promotrice de la division du travail et des échanges, la propriété intellectuelle se transforme alors paradoxalement en obstacle à l’innovation. Une arme judiciaire Le brevet peut ainsi se révéler un redoutable moyen, pour certaines firmes, de verrouiller le développement des technologies. À l’opposé du partage coopératif d’informations, la constitution de portefeuilles de brevets permet d’élever un mur de droits de propriété intellectuelle, visant à barrer certaines voies de 62
recherche, ou même l’entrée sur le marché, aux concurrents [Barton, 1997]. C’est par exemple en déposant systématiquement de nouveaux brevets, dans le but d’empêcher l’entrée de nouveaux concurrents, que Xerox, inventeur du photocopieur, est parvenu à maintenir son monopole pendant des années. Ce type de stratégies fondées sur la constitution de portefeuilles de brevet est particulièrement fréquent dans les secteurs comme l’électronique et l’informatique. Les innovations y sont en effet régulièrement améliorées, et combinées pour obtenir des produits finis commercialisables. Le disque dur d’un ordinateur personnel, par exemple, inclut des innovations protégées par des dizaines, et même des centaines de brevets. Dans ce cas, il est très probable que les différents brevets nécessaires à la production du disque dur n’appartiennent pas tous au même propriétaire. Les détenteurs de brevets doivent donc coopérer en s’accordant des licences croisées. C’est alors l’importance des portefeuilles de brevets respectifs qui détermine le pouvoir de négociation de chaque partie. Le litige qui a opposé Intel à Intergraph en 1998 est tout à fait éclairant à cet égard. Intergraph, une société qui fabrique des stations de travail, a porté plainte contre Intel, au motif que les microprocesseurs de Intel contrefaisaient certains de ses brevets. En représailles, Intel a retourné contre Intergraph l’ensemble des droits de propriété intellectuelle qu’elle lui laissait exploiter auparavant. Plus précisément, Intel a, d’une part, engagé des poursuites contre Intergraph pour contrefaçon de ses brevets, et lui a, d’autre part, interdit l’usage de ses secrets commerciaux — secrets indispensables pour construire des systèmes compatibles avec ceux de Intel. Des travaux empiriques mettent en évidence l’effet général des stratégies de portefeuilles de brevets dans le secteur des semi-conducteurs [Hall et Ziedonis, 2001]. Les firmes de ce secteur affirment se fier au secret et à l’avantage du premier innovateur, plus qu’au brevet, pour protéger leurs innovations. Pourtant leur propension à breveter a doublé de 1982 à 1992, passant de 0,3 à 0,6 brevet par million de dollars dépensés en R & D. Dans le domaine des microprocesseurs, 25 000 brevets ont été accordés aux États-Unis entre 1988 et 1998. Pour cette dernière année, pas moins de 4 714 brevets ont été comptabilisés, contre moins de 1 500 dix ans plus tôt. Ce qui ressemble à un paradoxe 63
Les déterminants des litiges en matière de brevets Dans un monde parfait où chacun saurait précisément quels sont ses droits, l’issue d’un procès serait connue d’avance. Dès lors aucun procès n’aurait jamais lieu. Les futurs perdants auraient en effet tout intérêt à économiser des frais de procédure inutiles, en se conformant d’emblée aux verdicts attendus. A contrario, le fonctionnement quotidien des tribunaux tient donc à l’ambiguïté du droit, qui crée des situations litigieuses. Un procès sera ainsi d’autant plus probable que les parties forment des anticipations différentes sur le résultat du procès. C’est par exemple le cas lorsque les brevets concernent un domaine technologique nouveau et que la jurisprudence est rare. Les procès sont aussi plus probables quand les enjeux sont élevés. À partir de données américaines, Lanjouw et Schankerman [2001] ont montré que les poursuites pour contrefaçon sont plus fréquentes lorsque les innovations concernées sont à la base d’une chaîne d’innovations cumulatives, c’est-à-dire d’un filon technologique. En engageant des poursuites, les propriétaires de brevets peuvent aussi chercher à se forger une réputation. Les brevets sont en effet plus fréquemment cités lorsqu’ils ont déjà fait l’objet d’un procès. De plus, cette réputation aidera la firme à faire respecter ses autres brevets. Il en résulte que les procès en contrefaçon profitent plus aux firmes de grande taille, qui possèdent un important portefeuille de brevet. Un tel portefeuille leur permet en outre de négocier plus facilement des accords amiables, sous formes d’échange croisé de licences. À l’opposé, les startups — pour lesquelles les brevets ont
64
pourtant une importance stratégique — ont plus de difficulté à faire respecter leurs droits. En effet, elles ne disposent pas de portefeuilles de brevet, et perdent donc à la fois les effets de réputation et la monnaie d’échange [Lanjouw et Schankerman, 2001]. Ainsi, une enquête réalisée dans le secteur des biotechnologies révèle que 55 % des firmes de petites tailles considèrent les litiges comme un frein à l’innovation, contre seulement 33 % des firmes de grande taille [Lerner, 1995]. Au total, peu de procès sont engagés, et encore moins vont à leur terme, car les firmes ont souvent intérêt à trouver des accords à l’amiable pour éviter des coûts de procédure généralement très élevés [Crampes et Langinier, 2002]. Aux États-Unis, le coût médian d’un procès mené jusqu’à son terme est en effet évalué à 1 500 000 dollars pour chaque partie, contre 800 000 dollars si une solution amiable est trouvée avant. Ainsi, sur environ 1 600 procès portant sur des brevets engagés chaque année, seuls 100 ont réellement lieu [Lemley, 2001]. Le conflit aura alors été l’occasion de clarifier les rapports de forces avant de négocier le niveau de redevances de licences par exemple. La défense classique d’un accusé de contrefaçon consiste à contester la validité du brevet incriminé. Dès lors la conclusion d’accords à l’amiable présente l’avantage de ne pas risquer de voir le brevet invalidé par la cour. Les parties s’entendent à l’ombre du monopole garanti par le brevet, plutôt que de risquer de voir de nouveaux concurrents apparaître suite à l’invalidation du brevet, et faire disparaître leurs profits pour de bon.
entre le discours et la pratique tient à la généralisation des stratégies de portefeuilles de brevets à partir du début des années 1980. Suite au changement d’attitude des autorités à l’égard des brevets, les grandes entreprises ont adopté des stratégies de dépôts de brevets systématiques, pour réduire les risques de se voir bloquées par un brevet tiers, et pour pouvoir négocier l’accès à des technologies existantes dans de meilleures conditions. Roger Smith, conseiller d’IBM en matière de propriété intellectuelle, déclarait ainsi en 1990 : « Le portefeuille de brevets d’IBM nous assure la liberté de faire tous les accords de licences croisées dont nous avons besoin — il nous donne accès aux innovations des autres qui nous sont indispensables pour continuer d’innover à un rythme soutenu. Pour IBM, l’accès a plus de valeur que les redevances que l’entreprise tire de ses 9 000 brevets actifs. Cette valeur n’a pas été calculée directement, mais elle est plusieurs fois supérieure au revenu des licences ; elle est peut-être même d’un ordre de magnitude supérieur. » Outre l’électronique, l’informatique est également une technologie complexe, où le rôle stratégique des portefeuilles de brevets risque d’étouffer l’effet incitatif généralement attendu de la propriété intellectuelle. Nous avons vu que les Offices ont commencé à accorder des brevets logiciels dans les années 1980, leur nombre s’élevant à l’année 2000 à 30 000 en Europe, et surtout à 100 000 aux États-Unis. S’agissant d’un secteur qui a connu des avancées technologiques majeures en l’absence de droits de propriété intellectuelle forts, beaucoup craignent que le risque de hold-up, sous la forme d’un procès en contrefaçon, ne décourage un grand nombre d’innovateurs qui n’ont pas de portefeuilles de brevets pour se défendre. La plupart des brevets logiciels sont en effet détenus par des firmes du secteur des semi-conducteurs, IBM en détenant à elle seule 8 %. Le rôle des Offices de brevets Les Offices de brevets jouent le rôle d’un crible. Leur mission est d’examiner les demandes de brevets à la lumière des critères de brevetabilité — nouveauté, inventivité, et caractère technique — de manière à écarter les innovations mineures ou non pertinentes, évitant ainsi la création injustifiée de monopoles. En 65
effet, le non-respect des critères peut inciter des firmes à rechercher des rentes, en brevetant des techniques déjà couramment utilisées ou des idées beaucoup trop générales. Il est donc essentiel que les critères soient correctement appliqués par les examinateurs des Offices de brevets. Ce n’est pourtant pas toujours le cas, notamment aux États-Unis, pour des raisons liées à l’organisation des offices. Les examinateurs de l’USPTO (Office Américain des Brevets et des Marques Commerciales) sont ainsi tenus de justifier leur décision uniquement quand ils rejettent une demande de brevet [Lemley, 2001]. Par ailleurs leur système de contrôle valorise la quantité de dossiers traités, plutôt que la qualité du traitement [Merges, 1999]. Autant de raisons pour se montrer peu sévère à l’égard des demandes examinées. Au contraire l’Office européen des brevets, dont le fonctionnement est cependant moins bien connu, peut être considéré comme relativement efficace. Après l’examen par l’Office, les brevets accordés peuvent être contestés par des tiers, auprès de l’Office puis devant un tribunal. Ce système est imparfait dans la mesure où aucun concurrent n’a intérêt à assumer la charge de cette contestation à la place des autres. Par conséquent, la validité des brevets n’est généralement contestée que par des firmes accusées de contrefaçon, et non au niveau des Offices. Reste que là encore le système européen est sans doute plus performant, puisque le taux d’opposition en Europe est plus que trois fois supérieur au taux de réexamen aux États-Unis [Graham et al., 2001]. Au regard de leurs fonctionnements respectifs, l’Office européen semble donc mieux armé que son homologue américain pour filtrer les demandes de brevets. Cela contribue à expliquer l’explosion du nombre de brevets accordés outre-Atlantique, ainsi que le rôle nouveau joué par les brevets dans les stratégies des firmes. Plus généralement, les réformes visant à renforcer la propriété intellectuelle ont parfois abouti à dévoyer celle-ci. Audelà de son faible rôle incitatif et de sa fonction de base juridique d’un marché de la R & D, le brevet est devenu une arme stratégique permettant de faire glisser la concurrence du marché vers les tribunaux. Une générosité excessive des Offices et des tribunaux envers les déposants et propriétaires de brevets peut en effet conduire les firmes à rechercher ces droits pour le pouvoir 66
économique qu’ils leur donnent, indépendamment de leurs efforts de R & D. De telles stratégies, consistant à bâtir des portefeuilles de brevets barrant des chemins technologiques aux concurrents, risquent de plus d’étouffer l’innovation, en lui imposant des droits de passage. Elles dessinent ainsi des secteurs stables, dominés par quelques acteurs historiques, et fermés aux nouveaux entrants autres que des firmes spécialisées dans la R & D.
IV / Analyse économique du droit d’auteur
Le droit d’auteur protège les œuvres de l’esprit : les créations littéraires et artistiques. Cette dénomination regroupe des catégories variées, allant de l’essai à la photographie, de la pièce de théâtre au morceau de musique, du roman de gare au tableau de maître… Pour qu’une œuvre soit protégée par le droit d’auteur, il suffit en effet qu’elle soit une création originale, autrement dit qu’elle porte l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Ainsi la liste des œuvres protégées n’est-elle pas close. Elle s’étend à mesure que les progrès de la technique font apparaître de nouvelles formes de création littéraire et artistique. Dans le passé, le droit d’auteur a été étendu aux œuvres photographiques et cinématographiques. Il protège aujourd’hui les logiciels. En quoi consiste cette protection ? Selon la convention de Berne, le droit d’auteur s’applique à l’expression des œuvres sur tous les modes et sous toutes les formes. Il confère ainsi à l’auteur un droit exclusif sur la reproduction, la représentation, l’adaptation et la traduction de son œuvre. À ces droits patrimoniaux, qui intéressent au premier chef l’économiste, s’ajoutent des droits moraux variables d’un pays à l’autre. Au niveau international, la convention de Berne garantit aux auteurs le droit de revendiquer la paternité de leurs travaux, et celui de s’opposer à toute modification de leur travail qui puisse être préjudiciable à leur réputation ou à leur honneur. Mais les accords ADPIC ne reprennent pas ces dispositions. D’autres droits moraux, par exemple le « droit de retrait » français autorisant un auteur à mettre un terme à la diffusion commerciale de son œuvre, ne 68
sont pas reconnus dans tous les pays. Le copyright américain, en particulier, relève d’une logique essentiellement économique qui réduit au minimum les droits moraux. Enfin, la durée est également une dimension de la protection conférée par le droit d’auteur. Fixée par la convention de Berne à 50 ans après la mort de l’auteur, elle s’étend en fait jusqu’à 70 ans après sa mort en Europe comme aux États-Unis. Comment rendre compte à travers le prisme de la théorie économique des principales caractéristiques juridiques du droit d’auteur ? À quoi sert le droit d’auteur ? Est-il justifié économiquement ? Peut-on l’améliorer ? La science économique apporte des éléments de réponse à ces questions à partir de deux grandes grilles d’analyse qui se complètent. La première consiste à étudier le droit d’auteur à la lumière de l’arbitrage création/diffusion, qui caractérise le droit de la propriété intellectuelle en général. Il s’agit alors de comprendre comment et jusqu’où il s’applique au droit d’auteur. L’analyse des transactions est le second grand axe de réflexion. Elle s’intéresse au droit d’auteur comme élément de base de l’organisation économique, au même titre qu’un droit de propriété plus ordinaire. Une fois exposées ces deux approches théoriques, reste à les confronter à la réalité de la création littéraire et artistique. La numérisation des œuvres constitue à cet égard un test particulièrement intéressant. Incitation et usage La protection contre le piratage, c’est-à-dire la reproduction à l’identique d’une œuvre par un tiers, est la fonction première du droit d’auteur. Elle permettait en effet de contrôler l’édition des premiers livres imprimés. Elle est également la plus étudiée par les économistes, qui la placent généralement au cœur de l’arbitrage entre incitation et usage qui justifie le droit d’auteur. Il arrive que le piratage soit organisé à grande échelle, par un petit nombre d’agents produisant et distribuant des copies. C’était le cas des imprimeurs contrefacteurs déjà dénoncés par Diderot en 1767. Cela vaut encore pour certaines industries de la contrefaçon, installées dans des pays en voie de développement. Aujourd’hui, les copies sont cependant réalisées le plus souvent au niveau des consommateurs, par un grand nombre 69
La contrefaçon vue par Diderot « En effet, les […] habiles imprimeurs […] n’avaient pas plus tôt publié un ouvrage dont ils avaient préparé à grands frais une édition et dont l’exécution et le bon choix leur assuraient le succès, que le même ouvrage était réimprimé par des incapables qui n’avaient aucun de leurs talents, qui, n’ayant fait aucune dépense, pouvaient vendre à plus bas prix, et qui jouissaient de leurs avances et de leurs veilles sans avoir couru aucun de leurs hasards. Qu’en arriva-t-il ? Ce qui devait en arriver et ce qui en arrivera de tous les temps : La concurrence rendit la plus belle entreprise ruineuse ; il fallut vingt années pour débiter une édition, tandis que la moitié du temps aurait suffi pour en épuiser deux. Si la contrefaçon était inférieure à l’édition originale, comme c’était le cas ordinaire, le contrefacteur mettait son livre à bas prix ; l’indigence de l’homme de lettres préférait l’édition la moins chère à la meilleure.
Le contrefacteur n’en devenait guère plus riche, et l’homme entreprenant et habile, écrasé par l’homme inepte et rapace qui le privait inopinément d’un gain proportionné à ses soins, à ses dépenses, à sa main-d’œuvre et aux risques de son commerce, perdait son enthousiasme et restait sans courage. […] Il est certain que le public paraissait profiter de la concurrence, qu’un littérateur avait pour peu de choses un livre mal conditionné, et que l’imprimeur habile, après avoir lutté quelque temps contre la longueur des rentrées et le malaise qui en était la suite, se déterminait communément à abaisser le prix du sien. […] Mais ne vous trompez pas, monsieur, [cet avantage] n’était que momentané et […] il tournait au détriment de la profession découragée et au préjudice des littérateurs et des lettres. » Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie [1767].
d’agents réalisant chacun un petit nombre de copies. Dans ce cas, les moyens de reproduction et de diffusion sont plus complexes. Une information est dite reproduite verticalement [Shy, 2000] si chaque consommateur réalise une copie pour le consommateur suivant. Si la qualité d’une copie est inférieure à celle de l’original, la valeur des copies diminue à chaque étape, jusqu’à devenir inférieure à leur coût unitaire. Il arrive donc un point où il n’est plus intéressant de réaliser une nouvelle copie. Les œuvres audio ou vidéo, lorsqu’elles sont reproduites analogiquement, ne permettent par exemple qu’un nombre limité de copies successives. De même, il est difficile de lire un document qui résulte de plusieurs photocopies successives. En revanche, la 70
numérisation de l’information permet de réaliser des copies à l’identique. Elle se prête donc théoriquement à une reproduction verticale illimitée. L’information peut aussi être reproduite horizontalement si des copies sont réalisées à partir de l’original seulement. C’est généralement le cas des peintures reproduisant un tableau de maître. La reproduction est également horizontale quand, dans une bibliothèque, chaque utilisateur fait sa propre photocopie d’un article de journal. Enfin, la reproduction est dite mixte lorsque des copies sont réalisées à la fois horizontalement et verticalement. Étudier l’économie du piratage nécessite ainsi d’aller au-delà de la définition théorique habituelle de l’information comme bien public. Du fait de la baisse de qualité, l’information devient en effet une ressource épuisable, et donc rivale, lorsque les copies sont réalisées verticalement. De plus la diffusion des créations par le piratage n’est pas gratuite : elle est tributaire de supports physiques (papier, cassette vidéo, CD ou DVD) dont l’utilisation implique un coût. Ces éléments limitent la diffusion par le piratage. Ils ne suffisent cependant pas à l’empêcher. Indépendamment des problèmes d’imitation, un droit de propriété intellectuelle adapté est donc nécessaire pour contrôler la publication d’une œuvre. Droit d’auteur et piratage Dans la mesure où il protège l’expression des œuvres, le droit d’auteur est un outil suffisant pour lutter contre le piratage. En effet le critère de l’expression permet de couvrir toute reproduction à l’identique, qu’il s’agisse de la diffusion d’un morceau de musique à la radio, ou de l’impression d’un roman dans une nouvelle édition. Le propriétaire du droit contrôle ainsi toute l’exploitation commerciale des reproductions de l’œuvre, ce qui garantit l’incitation la plus élevée à la création. De manière plus surprenante, le droit d’auteur peut également entraîner un gain d’efficacité allocative. C’est le cas quand le bénéficiaire du droit dispose d’une meilleure technologie de reproduction des œuvres, notamment grâce aux rendements d’échelle. Mieux vaut par exemple les machines d’un imprimeur plutôt qu’une photocopieuse pour tirer un journal à un grand 71
nombre d’exemplaires. Si les reproductions légales de l’œuvre sont moins coûteuses à produire que les copies « pirates », il peut être préférable qu’elles les remplacent, même si la perte sèche en est accentuée [Landes et Posner, 1989]. La supériorité technologique du propriétaire du droit sur les pirates peut cependant aussi s’avérer artificielle. L’auteur a notamment intérêt à vendre les originaux sous des formes plus difficiles à copier. Il peut s’agir d’imprimer un livre en utilisant des couleurs qui ne permettent pas de faire de bonnes photocopies, ou encore de produire des CD musicaux en ajoutant un bruit de fond audible seulement lorsque le disque est copié sur une cassette [Novos et Waldman, 1987]. L’augmentation du coût et/ou la baisse de la qualité de la copie qui en résultent doivent alors détourner une partie des consommateurs des copies, et les inciter à acheter des originaux. Dans ce cas, il n’est pas possible de parler de gain d’efficacité allocative. Les protections physiques sont de simples compléments du droit d’auteur pour remédier à la non-excluabilité de l’information. Elles s’inscrivent dans un arbitrage incitation/usage tout à fait classique. L’appropriabilité indirecte Plutôt que d’empêcher la production de copies par des tiers, le droit d’auteur peut aussi être un moyen de l’encadrer. Cela vaut en particulier si le producteur de l’original est en mesure de s’approprier la valeur créée par les copies, c’est-à-dire l’utilité des consommateurs de copies. C’est par exemple le cas lorsqu’une bibliothèque rémunère une revue pour les photocopies réalisées par ses usagers. On parle alors d’« appropriabilité indirecte » [Liebowitz, 1985]. Dans ce cas, les copies procurent aux créateurs un profit, et donc une incitation à la création. En ce sens incitation et usage sont réconciliés. L’appropriabilité indirecte n’est cependant possible que si le producteur des originaux peut pratiquer une discrimination par les prix entre, d’une part, les consommateurs directs, et les consommateurs-producteurs de copies, d’autre part. Le mécanisme de l’appropriabilité indirecte peut être illustré par un exemple simple. Supposons que la lecture d’un article de revue procure une utilité U(0) = 20 si le lecteur a accès à l’original. Par ailleurs, chaque photocopie divise par deux la valeur 72
du document. Celui-ci procure donc une utilité U(1) = 10 au lecteur si c’est une photocopie de l’original, et U(2) = 5 si c’est une photocopie de photocopie. Chaque photocopie coûte C = 4. Il n’est donc pas intéressant de faire plus de deux photocopies successives, puisque U(3) < C. Supposons également que le producteur de l’original n’a accès qu’à deux consommateurs : A et B. Le consommateur B est lui-même en contact avec le consommateur C, qui connaît le consommateur D. Dans ce cas A achète un original au prix p = U(0) = 20. Mais quel prix B accepte-t-il de payer pour un original ? B a la possibilité de vendre une copie à C, qui peut à son tour vendre une copie de sa copie à D pour un prix p = U(2) = 5. B peut alors vendre la première photocopie de l’article à C pour un prix U(2) + U(1) = 15, soit la somme de l’utilité personnelle et du profit de C. B peut donc acheter son original à un prix égal à la somme des profits (15) et de l’utilité (20) qu’il en tirera, soit p = 35. Le bénéfice final du producteur des originaux s’élève finalement à 20 + 35 = 55, soit la somme des utilités de tous les consommateurs d’originaux et de copies. Le producteur n’obtiendra cependant ce profit que s’il peut imposer des prix différents à A et à B. En effet, B a intérêt à acheter son original au même prix que A, ce qui lui permettrait de garder pour lui les profits des photocopies. Si, au contraire, le producteur impose un prix uniforme p = 35 pour chaque original, il perdra la clientèle de A, et verra son profit tomber à 35. Ainsi les copies, en améliorant la diffusion d’une création, profitent aux créateurs d’originaux dès lors qu’ils peuvent pratiquer une discrimination par les prix. Droit d’auteur et créations dérivées La protection conférée par le droit d’auteur ne se limite pas aux copies des œuvres originales. La convention de Berne prévoit que le droit d’auteur, outre la reproduction des œuvres, confère le monopole de leur traduction, de leur adaptation et de leur représentation. Ces trois dernières formes d’expression des œuvres s’opposent à la stricte reproduction dans la mesure où elles incluent un élément supplémentaire de créativité. La traduction d’un roman est généralement meilleure si le traducteur s’est attaché à rendre à sa façon l’esprit du texte, plutôt que de le 73
traduire mot à mot. Un lecteur chevronné préférera ainsi lire un roman dans le texte original, car il sait que la traduction est déjà en quelque sorte un autre roman. De même, l’adaptation au cinéma d’un roman ou d’une pièce de théâtre requiert un travail de création de la part du réalisateur. Enfin la représentation d’une pièce de théâtre, aussi célèbre soit-elle, ne peut pas être un succès si le metteur en scène et les comédiens sont médiocres. Quelles que soient les formes qu’elle prend, la création dérivée d’une œuvre originale crée donc un type d’usage à part entière. Par conséquent, elle pose en des termes nouveaux le problème de l’arbitrage incitation/usage des œuvres littéraires et artistiques couvertes par le droit d’auteur. Prenons le cas d’un auteur de théâtre. Ne faut-il lui accorder l’exclusivité que sur la reproduction de son œuvre sur papier ? Ou bien faut-il, comme le prévoit la convention de Berne, lui accorder également des droits sur la représentation de son œuvre, au risque de la rendre prohibitive pour des troupes de théâtre amateur par exemple ? Des droits trop réduits peuvent décourager la création. S’ils sont trop larges, ils peuvent en revanche freiner la diffusion des œuvres. Ce second point prend une importance considérable lorsque plusieurs droits sont en jeu [Moureau et Sagot-Duvauroux, 2002]. Si différentes personnes détiennent des droits sur une même création, chacune détient un « droit de veto » sur l’œuvre commune. De plus, même s’ils acceptent le principe de la diffusion de l’œuvre, il suffit que les détenteurs de droits exigent chacun des royalties importantes pour que cette diffusion cesse d’être rentable. La tragédie des anticommunaux, mise en évidence par Heller et Eisenberg [1998] dans le domaine des brevets, concerne donc également le droit d’auteur. Ainsi, aux États-Unis, la projection dans les salles du film Twelve Monkeys a par exemple été interrompue au bout de vingt-huit jours après qu’un artiste ait fait valoir qu’un fauteuil montré dans le film ressemblait au croquis d’un meuble qu’il avait dessiné [Lessig, 2002]. De manière plus générale, une trop grande protection des créations dérivées par le droit d’auteur peut s’avérer contre-productive. Ainsi l’extension du droit d’auteur aux idées contenues dans les œuvres, comme c’est le cas pour le brevet, aurait pour résultat de freiner la création en augmentant son coût [Landes et 74
Posner, 1989]. En effet, les œuvres protégées par le droit d’auteur réutilisent nombre d’idées antérieures. Elles sont à ce titre comparables à des innovations cumulatives. Par conséquent une protection plus forte, étendue aux idées, pourrait constituer un frein considérable à la création, chaque auteur devant alors rémunérer les propriétaires des idées dont il s’inspire. La pop music n’aurait sans doute pas connu un tel développement si l’exclusivité en avait été accordée aux Beatles. De même, la protection des idées philosophiques aurait un effet dévastateur sur leur progression. Quelle définition optimale du droit d’auteur ? La protection que confère le droit d’auteur est à l’origine centrée sur le piratage. L’élargissement de cette protection aux créations dérivées et, in fine, aux idées sous-jacentes permet aux auteurs de mieux s’approprier les différents fruits de leurs œuvres, mais elle a aussi pour effet d’augmenter le coût des créations ultérieures. En conséquence, pour favoriser la création, il est préférable de limiter l’étendue de la protection en deçà de celle qui maximise le profit de chaque auteur [Landes et Posner, 1989]. Cette raison, à laquelle il faut ajouter le frein à la diffusion plus classique que représente le pouvoir de monopole, justifie que le droit d’auteur soit dans la pratique relativement étroit. Certes le critère de l’expression des œuvres inclut, outre le piratage, des créations dérivées. Mais il ne permet pas de protéger les idées elles-mêmes, comme le ferait le brevet. L’étroitesse relative du droit d’auteur peut-elle à son tour expliquer sa grande durée ? Celle-ci est en effet fixée dans les accords ADPIC à 70 ans au moins après le décès de l’auteur, tandis qu’un brevet dure au plus 20 ans. L’argument est simple. Il s’agit de compenser le moindre profit du créateur à chaque période par un plus grand nombre de ces périodes, pour lui permettre de rentrer dans ses frais et lui garantir ainsi une incitation suffisante [Landes et Posner, 2002]. Notons cependant que cet argument est affaibli si le droit d’auteur couvre les créations dérivées. Dans ce cas, la durée du droit pèse également sur le coût des créations ultérieures. Il faut attendre plus longtemps pour qu’une œuvre tombe dans le domaine public, et donc pour s’en servir librement pour de nouvelles créations. Il est alors peu 75
satisfaisant de fixer successivement la largeur, puis la durée. Une autre justification peut alors être avancée. Le succès d’une œuvre est incertain, et peut notamment arriver bien après la première édition. Un droit d’auteur de grande durée est alors une garantie supplémentaire pour l’auteur ou ses ayants droit d’obtenir les profits de son travail, quand bien même ils seraient tardifs [Diderot, 1767 ; Landes et Posner, 2002]. Dans les faits, la définition et notamment la durée du droit d’auteur peuvent également s’expliquer par l’influence de groupes d’intérêts. Fixé initialement à 14 ans, le terme du copyright américain a été étendu progressivement jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur aujourd’hui. Disney, Mickey Mouse et le Sonny Bono Act Le Sonny Bono Copyright Term Extension Act, promulgué le 27 octobre 1999, prolonge le terme du copyright américain jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur, au lieu de 50. Cette réforme, qui semble aller dans le sens d’une plus grande incitation à la création, au détriment de la diffusion des œuvres, soulève une importante polémique aux États-Unis. En effet le Sonny Bono Act n’est que le dernier épisode d’une longue série de onze extensions de la durée du copyright en 40 ans [Lessig, 2002] ! Les opposants à ces réformes mettent cette inflation législative sur le compte d’un travail de lobbying entrepris en particulier par la firme Disney. Ils observent que sans le Sonny Bono Act, le premier dessin de Mickey Mouse serait entré dans le domaine public en 2003, suivi de près par Donald et Pluto… La réforme prévoit en effet que le prolongement du terme du copyright s’applique également aux créations déjà existantes. Une telle mesure ne peut bien sûr pas
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être justifiée par la fonction incitative du copyright. Ses opposants évoquent en revanche le poids des intérêts économiques en jeu, Hollywood représentant un des premiers postes des exportations américaines. La vigueur de la polémique tient au risque de privatisation et d’étouffement de la culture que les opposants voient dans le Sonny Bono Act. Celui-ci a été contesté en justice par Eric Elder, créateur d’un site Internet voué à la diffusion de livres anciens rares ou épuisés. La méthode utilisée par Elder consiste à publier des ouvrages classiques immédiatement après leur entrée dans le domaine public. Il prévoyait ainsi d’ajouter à son offre des œuvres des années 1920, telles que Winnie l’Ourson de A.A. Milne ou Trois Histoires et Dix Poèmes de Hemingway, dont les droits devaient expirer prochainement. La Cour suprême ayant confirmé le Sonny Bono Act en janvier 2003, il devra attendre 2019.
Droit d’auteur et organisation industrielle Au-delà de l’incitation à la création, les droits d’auteur sont le support d’une forme d’organisation industrielle fondée sur l’échange et la valorisation de droits de propriété. Cette fonction d’allocation des droits réconcilie incitation et usage : en facilitant la diffusion des œuvres par l’échange, les droits d’auteur permettent d’augmenter les profits des créateurs, et donc les incitations à créer. Cela peut être déduit du théorème de Coase, selon lequel la création de droits de propriété garantit une allocation efficace en l’absence de coûts de transaction. Comme la réalité impose cependant de tenir compte de ces coûts, le système juridique doit être conçu de manière à minimiser les coûts de production et de transaction liés à l’exploitation des créations. Cet objectif se traduit dans les choix d’organisation faits par les agents économiques à partir des droits d’auteur. Il justifie également certains aménagements légaux du droit d’auteur, comme la doctrine américaine du fair use. Contrat d’édition et partage des profits L’attribution de droits d’auteur sur les créations originales permet d’allouer ces droits par la suite aux agents les mieux à même de les valoriser. L’auteur, ayant la possibilité de céder son droit au plus offrant, bénéficie ainsi d’une incitation maximale à la création. Le contrat d’édition, qui répartit les droits entre créateurs et maisons d’édition, illustre bien ce type de transaction. Il consiste pour un auteur à confier la reproduction et la distribution de son œuvre à un éditeur, contre rémunération. Cette division du travail — création d’un côté, production et distribution de l’autre — conduit à un gain d’efficacité dès lors que l’exploitation peut être réalisée à un moindre coût par un agent spécialisé. Rares sont en effet les écrivains prêts à acquérir des machines d’imprimerie, et capables de les utiliser, puis de fournir les libraires. Une fois que le principe d’une division du travail est acquis, il reste cependant à fixer les termes du contrat. Existe-t-il un contrat d’édition optimal ? Celui-ci devrait garantir à l’auteur un profit maximal, pour optimiser la fonction incitative du droit d’auteur. Le paramètre clef du contrat d’édition est donc la façon dont seront répartis les profits tirés de la 77
production et la distribution de l’œuvre. Le problème est de savoir quelle sera la part de chaque partie contractante, mais aussi comment elle sera calculée. Les royalties revenant à l’auteur peuvent être d’un montant fixe établi à l’avance, ou encore être définies au prorata des ventes — solution qui est retenue par le droit. Dans le second cas, l’autor economicus a tout intérêt à écrire une œuvre à succès. Si sa rémunération est fixe, seul le souci de sa réputation peut en revanche le pousser à soigner son travail. À son tour, le distributeur sera plus incité à maximiser les ventes si sa rémunération leur est proportionnelle. Le mode de partage des bénéfices a d’autres répercussions, qui doivent aussi être prises en considération lors de la rédaction du contrat d’édition. Des royalties variables versées à l’auteur peuvent en effet avoir des conséquences indirectes défavorables aux contractants [Watt, 2000]. Contrairement à une rémunération fixe versée initialement, des royalties proportionnelles aux ventes se traduisent par un coût unitaire des originaux plus élevé pour l’éditeur. Mécaniquement, celui-ci va alors élever son prix de monopole. Cette nouvelle tarification, qui est pour l’éditeur la meilleure réponse possible à la hausse de ses coûts unitaires, conduit cependant à réduire le profit total partagé entre auteur et éditeur. In fine, ce problème classique de la double marge peut donc s’avérer défavorable à l’auteur. Par ailleurs, le coût unitaire des copies reste stable tandis que le prix des originaux augmente. La position des pirates s’en trouve donc renforcée. La répercussion des royalties variables sur le prix de vente des originaux, a priori défavorable à l’auteur, lui permet cependant de contrôler ce prix. L’auteur est ainsi théoriquement en mesure de s’approprier la totalité des bénéfices générés par l’œuvre, en combinant rémunérations fixe et variable [Watt, 2000]. Pour cela, il doit fixer des royalties variables de manière à obtenir de l’éditeur la tarification la plus rémunératrice, puis récupérer l’intégralité des profits réalisés via une rémunération fixe. Ce cas de figure est cependant peu réaliste. Il nécessite notamment que l’auteur puisse imposer les termes du contrat. Surtout, il doit connaître à l’avance les caractéristiques de la demande d’originaux. Lever cette hypothèse forte permet de mieux comprendre les caractéristiques des contrats d’édition tels qu’ils sont généralement observés.
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Contrat d’édition et partage du risque L’introduction du risque, sous la forme d’une incertitude portant sur la demande d’originaux, apporte un nouvel éclairage sur la fonction économique du contrat d’édition [Liebowitz, 1987]. Ce type d’incertitude est en effet particulièrement important dans le cas des droits de propriété intellectuelle. Il est très difficile de prévoir le succès réservé à un nouveau roman ou à une nouvelle chanson. Contrairement aux autres biens, les comparaisons des biens similaires sont impossibles, puisque les créations protégées sont par définition uniques ! Il est tout au plus possible de comparer l’œuvre à créer à une autre œuvre supposée proche. Mais ce procédé, sans doute relativement efficace pour des romans à l’eau de rose, devient aléatoire dès lors qu’il s’agit de romans pouvant prétendre à des prix littéraires par exemple. L’incertitude sur la demande conduit à mettre en évidence une fonction essentielle du droit d’auteur. En effet, un droit de propriété associe au contrôle d’un bien les bénéfices et les risques qui s’y rattachent. Transférer un droit de propriété contre une somme fixe, c’est donc transférer non seulement le contrôle du bien correspondant, mais également les risques attachés aux revenus aléatoires que ce bien peut générer. Ainsi c’est au propriétaire d’un droit d’auteur que revient le bénéfice du succès commercial d’une création. C’est également à lui d’assumer le risque d’un échec. Ce risque peut s’avérer trop lourd pour un auteur. Le contrat d’édition apparaît alors comme un moyen de le partager, en transférant tout ou partie des droits de l’auteur vers l’éditeur. Il existe plusieurs manières de partager le risque entre le créateur et le distributeur. Une première possibilité consiste pour l’auteur à ne transférer aucun droit, et à verser une rémunération fixe à l’éditeur, celui-ci devenant l’équivalent d’un simple salarié ou d’un sous-traitant. L’auteur sera ainsi le seul bénéficiaire d’un éventuel succès commercial, mais il devra aussi assumer la totalité des risques. Une deuxième option consiste pour l’auteur à céder à un prix fixe la totalité des droits au distributeur. Celui-ci pourra alors à son gré garder l’œuvre pour lui, la louer ou la céder à nouveau. Il devra également en assumer tous les risques. Le contrat d’édition courant correspond à une solution intermédiaire entre ces deux cas. Le droit d’auteur est 79
partagé dans le temps : il appartient au distributeur jusqu’à une certaine date, au-delà de laquelle il retourne à l’auteur. Cette pratique, qui s’explique notamment par un rapport de force favorable à l’éditeur, est paradoxale au regard de la logique économique [Liebowitz, 1987]. Celle-ci voudrait en effet que le risque soit entièrement pris en charge par les distributeurs, qu’il s’agisse d’éditeurs de livres, de producteurs de disques, ou encore de chaînes de télévision. De par leur taille, ils disposent en effet de moyens leur permettant de mieux faire face à l’incertitude sur la demande. Les « stratégies de portefeuille » consistent notamment à diversifier les risques. Le fait qu’un producteur de livres signe un grand nombre de contrats avec des auteurs différents lui permet de compenser un échec commercial par un succès. C’est, par exemple, le fonds d’une maison d’édition, c’est-à-dire l’ensemble des droits qu’elle possède sur des œuvres existantes, et notamment sur certaines valeurs sûres, qui lui donne les garanties suffisantes pour prendre le risque de travailler avec un nouvel auteur encore inconnu. Un artiste, au contraire, est tributaire du succès de sa seule production. Enfin les distributeurs disposent de l’information la plus complète sur la demande. Ils sont donc là aussi mieux placés pour évaluer et traiter le risque lié à une nouvelle œuvre. Les institutions collectives de gestion des droits d’auteur Les coûts de transactions sont un élément clef de l’exploitation des droits d’auteur. Ils tiennent tout d’abord à la nécessité pour les auteurs de faire appliquer ces droits. La protection légale contre les copies devient par exemple inutile dès lors que le piratage peut de fait être pratiqué en toute impunité. Le détenteur du droit, qu’il s’agisse de l’auteur ou du distributeur, doit donc consentir des dépenses de contrôle pour le faire appliquer. Notons que dans ce cas, un distributeur peut être mieux armé qu’un auteur isolé, si bien que le partage des droits dans le cadre d’un contrat d’édition permettra également de minimiser les coûts de contrôle. Mais le transfert partiel des droits a aussi un coût propre, lié à la négociation du contrat et au suivi de sa bonne application. Ainsi un photographe d’art, s’il ne veut pas que son distributeur autorise la reproduction de ses 80
photographies sur des emballages, ou sur du papier peint, doit le stipuler dans le contrat qui les lie, et vérifier ensuite que le contrat est bien respecté. Plus généralement, les coûts de transaction liés à l’exploitation d’un droit d’auteur sont d’autant plus élevés que l’œuvre est diffusée auprès d’un grand nombre d’agents. L’existence de ces différents coûts de transaction réduit l’efficacité allocative du droit d’auteur. Elle peut même l’annuler si les coûts de transaction sont supérieurs aux gains à l’échange. Il est donc opportun de les minimiser. La théorie économique enseigne que les coûts de transaction doivent alors être comparés aux coûts de fonctionnement d’une organisation hiérarchique et centralisée, cette dernière pouvant s’avérer plus efficace. Les organismes de gestion collective des droits d’auteur, qui regroupent des créateurs relevant d’un même domaine artistique, en sont une excellente illustration. Ainsi en France, la SACEM regroupe les auteurs compositeurs de musique. Ces institutions se substituent aux auteurs pour prendre en charge une grande partie de l’exploitation des droits d’auteur, et des coûts de transaction qui vont avec. Elles remplissent trois fonctions : elles accordent des licences d’utilisation ; elles négocient, collectent et redistribuent les royalties aux auteurs ; elles s’assurent du respect des droits d’auteur, et poursuivent en justice les contrevenants [Hollander, 1984]. Ces fonctions s’avèrent moins coûteuses à remplir lorsqu’elles sont regroupées. Ainsi, les organismes collectifs peuvent accorder à leurs clients des licences d’utilisation par paquets, tandis qu’un auteur sera limité à sa propre production. En France, une transaction avec la SACEM suffit par exemple à une station de radio pour pouvoir diffuser un grand nombre de titres musicaux. Comparée à une organisation totalement décentralisée, où les stations de radio devraient négocier la diffusion de chaque titre avec son auteur respectif, cette gestion plus centralisée des droits permet de toute évidence une économie de coûts de transaction considérable. De même, les organismes de gestion collective des droits d’auteur peuvent s’attacher le service de juristes spécialisés dans des conditions plus favorables que des auteurs isolés.
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« Fair use » et exceptions au droit d’auteur Bien qu’ils fonctionnent de manière centralisée, les organismes collectifs de gestion des droits d’auteur résultent de l’initiative privée des créateurs qui choisissent de disposer ainsi de leurs droits d’auteur. En facilitant la diffusion des œuvres, ils leur permettent en effet de tirer un bénéfice plus important — ce qui favorise également la création. L’organisation collective des auteurs n’est cependant pas une solution universelle. Elle réduit certaines formes de coûts de transaction, sans pour autant les supprimer. Les transactions dont le coût reste supérieur au bénéfice ne peuvent donc pas être réalisées — ce qui limite la diffusion des œuvres en deçà de l’optimum. C’est le cas notamment si des consommateurs attribuent une valeur très faible, mais positive, à une œuvre. Dans ce cas, ils n’accepteront pas d’assumer le coût d’une transaction avec le détenteur du droit. La diffusion d’une œuvre est également plus difficile si elle dépend d’un grand nombre de droits d’auteur dispersés entre des propriétaires différents. Cette situation conduit en effet chaque propriétaire à exiger un droit de passage trop élevé pour permettre une allocation efficace des ressources [Depoorter et Parisi, 2002]. Ce livre n’aurait ainsi jamais été édité s’il avait fallu négocier préalablement l’autorisation de tous les auteurs cités. Ces situations correspondent à un échec du système même des droits d’auteur. En effet, l’attribution exclusive des bénéfices d’une œuvre à un agent en interdit l’accès à d’autres, sans pour autant lui être profitable. Pour résoudre ce problème, il faut donc établir les limites du droit d’auteur, l’encadrer. La doctrine du fair use (littéralement, « utilisation équitable »), propre au droit des États-Unis, définit ainsi des situations où une œuvre protégée par un copyright peut être utilisée sans l’autorisation de son auteur. Issue de la jurisprudence des tribunaux américains, cette doctrine n’a pas de strict équivalent en Europe. Certaines règles propres à d’autres droits nationaux relèvent néanmoins d’une logique similaire. En France, il existe des exceptions aux droits patrimoniaux. Le « droit de citation » permet par exemple de citer librement une œuvre protégée par un droit d’auteur, dès lors qu’il est fait explicitement référence à son créateur. En Grande-Bretagne, le droit de parody permet de pasticher une œuvre sur un mode humoristique, sans risquer de 82
L’application de la doctrine du fair use (d’après Depoorter et Parisi [2002]) Deux jugements prononcés aux États-Unis illustrent la façon dont les tribunaux s’appuient sur les travaux économiques de Ronald Coase pour décider de l’applicabilité de la doctrine du fair use. Le lauréat du prix Nobel d’économie en 1993 a établi que des coûts de transaction trop élevés empêchent l’échange de se réaliser, et bloquent donc les transactions. C’est la raison pour laquelle les tribunaux considèrent « l’effet des copies sur le marché potentiel et sur la valeur de l’œuvre protégée ». Si les coûts de transactions sont faibles, les utilisateurs pirates pourraient aussi bien acheter des originaux. Dès lors les copies pirates affectent négativement le marché potentiel des originaux et réduisent en conséquence la valeur de l’œuvre protégée. Dans ce cas, la doctrine du fair use ne s’applique pas. En revanche, si le niveau des coûts de transactions est tel que l’œuvre ne peut pas être diffusée par le marché, la production de copies n’est pas préjudiciable à l’auteur, et le fair use s’applique. Dans les deux cas suivants, les copies réalisées auraient pu être obtenues légalement. Elles ont par
conséquent lésé les auteurs des originaux. Dans le cas American Geophysical Union v. Texaco Inc. (1995), plusieurs auteurs avaient attaqué le département de recherche de Texaco pour avoir photocopié sans autorisation des articles de revues scientifiques. Leur plainte a été reconnue comme fondée. En effet il existait une procédure légale permettant d’obtenir, auprès d’une institution créée à cet effet, une autorisation de réaliser des copies. L’existence préalable d’un système légal d’accès aux créations reproduites a ainsi été déterminante. Dans le cas Princeton University v. Michigan Document Service (1997), des enseignants de l’Université de Princeton ont attaqué des étudiants, car ceux-ci avaient créé une salle de photocopie vouée à la reproduction des fascicules de cours. Là encore le tribunal a donné raison aux plaignants, parce que l’Université avait déjà mis en place à cet effet un département chargé d’accorder des permissions, et donc une forme de marché que les étudiants avaient contournée.
tomber sous le coup du copyright. La doctrine du fair use s’applique pour sa part à des formes d’usage des œuvres très différentes : critique, commentaires, enseignement ou recherche. L’élément déterminant est qu’elle permet l’usage d’une œuvre dans des situations où des coûts de transaction trop élevés l’auraient rendu impossible. En ce sens elle complète donc efficacement le système juridique du droit d’auteur. De fait, l’explication par les coûts de transaction est aujourd’hui utilisée par les tribunaux américains afin d’établir si cette doctrine peut être appliquée. 83
Qu’il s’agisse du contrat d’édition, des organismes collectifs de gestion des droits ou des exceptions au droit d’auteur, l’analyse des transactions révèle ainsi une importante fonction d’allocation du droit d’auteur, et plus généralement du système juridique dans lequel il s’inscrit. Cette fonction est à la fois distincte et complémentaire de la fonction incitative caractéristique de la propriété intellectuelle. Il faut donc les considérer ensemble pour faire apparaître le degré élevé de sophistication d’un système juridique éprouvé, qui s’applique à une grande variété d’objets. Le système du droit d’auteur s’est en effet adapté continûment aux nouvelles formes de créations au fur et à mesure de leur apparition. Dans ce processus, les bouleversements induits par la numérisation de l’information semblent pourtant représenter, de par leur ampleur, une remise en cause sans précédent du droit d’auteur. Le cas des œuvres numériques L’apparition et la généralisation des technologies de l’information et de la communication ont modifié en profondeur les conditions de création et de diffusion des œuvres littéraires et artistiques. Des créations nouvelles ou anciennes peuvent désormais être numérisées et diffusées très facilement. Un opéra de Mozart, par exemple, peut être distribué et reproduit sous forme de CD, ou encore échangé sur le réseau Internet sous le format MP3. Il s’agit alors de trouver un nouvel équilibre entre incitation et usage dans le cadre du droit d’auteur. Une « révolution » numérique En matière de création littéraire et artistique, il est possible de parler d’une révolution numérique car les technologies de l’information donnent lieu à de nouvelles formes de création, mais aussi parce qu’elles fournissent un nouveau support aux œuvres existantes. En effet, presque toutes les formes d’expression protégées par le droit d’auteur peuvent être numérisées. Il existe ainsi un grand nombre de formats permettant de travailler sur la version numérique d’un texte. Une image peut être scannée, puis stockée et diffusée sous les formats Gif ou JPEG. 84
De tels standards existent aussi pour les documents vidéo (MPEG) ou audio (MP3, WMA). Ces supports renouvellent les modes de diffusion, mais aussi de création à l’intérieur du champ traditionnel du droit d’auteur. Des réalisateurs de cinéma choisissent, par exemple, de travailler avec des caméras numériques. Les supports numériques étendent les limites du champ du droit d’auteur en suscitant de nouvelles formes d’expression, telles que l’infographie, la musique électronique, la création de sites Internet, ou encore l’écriture de programmes informatiques. Quelles sont les conséquences économiques de cette révolution ? Pour un coût presque nul, les versions numériques des œuvres peuvent être copiées à l’identique, sans perte de qualité. De plus, la combinaison des technologies utilisées pour stocker et transmettre l’information — disquette, CD, DVD, réseaux d’ordinateurs — autorise une reproduction à la fois horizontale et verticale, potentiellement infinie, des créations numérisées. Il suffirait donc en principe d’un seul exemplaire original pour produire et diffuser autant de copies que nécessaire. Dès lors le seul obstacle physique au piratage est le coût nécessaire à l’identification et à la mise en relation des utilisateurs intéressés par une copie [Shy, 2000]. De fait, le piratage est perçu comme un problème majeur par les auteurs et éditeurs de biens numériques protégés par le droit d’auteur. Selon une étude menée en 2002 dans 85 pays pour Business Software Alliance, le taux de piratage des logiciels — mesurant le pourcentage de logiciels installés dans l’année qui ne font pas l’objet d’une licence — s’élevait à 40 % en 2001, entraînant des pertes de l’ordre de 12 milliards d’euros. De même le format MP3, qui permet de numériser, de compresser et d’échanger facilement des fichiers musicaux à travers le réseau Internet, est considéré comme une grave menace par l’industrie de l’édition musicale. Ainsi, en facilitant la diffusion des œuvres, au détriment de la capacité des auteurs à en tirer un bénéfice, les technologies de l’information créent un premier déséquilibre dans l’arbitrage incitation/usage établi par le droit d’auteur. À l’inverse, la portée juridique du droit d’auteur s’étend considérablement du fait de la numérisation des œuvres. Le droit d’auteur est en effet centré par définition sur la protection de l’expression des œuvres, et donc sur le contrôle des copies. Or, 85
Napster et ses héritiers Créé en 1987 par le Fraunhofer Institut, le format MP3 permet la compression de fichiers audio à un taux élevé, tout en préservant une qualité proche du CD. Cette technologie, combinée à l’augmentation des débits vers Internet, a ouvert la voie à l’échange en ligne de fichiers musicaux. En 1999 un étudiant américain, Shawn Fanning, lançait Napster, un logiciel qu’il avait conçu au départ pour échanger des fichiers MP3 avec ses amis. Le succès fut foudroyant : en avril 2002, Napster comptait jusqu’à 700 000 utilisateurs simultanés. Face à cette menace, les maisons de disques américaines regroupées dans la RIAA (Recording Industry Association of America) décidèrent rapidement de porter plainte contre Napster pour violation des droits d’auteur. En avril 2002, le rappeur Dr Dre et le groupe Metallica ont porté plainte à leur tour pour piratage. Condamné par la justice, Napster est finalement passé en novembre 2000, avec ses 23 millions d’utilisateurs inscrits, sous le contrôle de Bertelsmann Music Group, qui souhaitait développer une version sécurisée et payante de son système de distribution musicale. Napster neutralisé, l’échange de fichiers MP3 est pourtant reparti de plus belle. En effet, la faiblesse juridique de Napster tenait principalement au caractère centralisé de son système
d’échange, qui nécessitait de stocker les listes de fichiers échangés sur le serveur de l’entreprise. Les successeurs de Napster, tels que Kazaa, MusicCity, ou Gnutella ont évité ce problème en se basant sur des technologies peer to peer qui relient directement les utilisateurs entre eux, sans passer par un serveur fixe. Dès lors ces firmes se sont contentées de distribuer un logiciel, accompagné de publicités dont elles tirent leurs recettes, sans pouvoir exercer aucun contrôle sur la nature des fichiers échangés. Les industries américaines du disque et du cinéma ont néanmoins porté plainte contre ces nouvelles formes d’échange en 2001. Une issue négociée pourrait consister en l’adoption de technologies DRM de gestion numérique des droits. La société propriétaire du service d’échange de fichiers audio et vidéo Morpheus s’est ainsi engagée en mars 2002 à s’appuyer sur ces technologies pour facturer ses services et éviter le piratage. De nouveaux types de services apparaissent. Le ondemand est par exemple un service payant d’abonnement au mois qui offre au client un accès illimité à une liste de morceaux de musique. Enfin, les fournisseurs de services commencent à passer avec les organismes de gestion collective des droits des accords prévoyant de verser des royalties aux artistes.
lors de chaque accès à un document numérique, une copie est réalisée sur la mémoire vive de l’ordinateur. La fréquence des copies techniques, en particulier sur le réseau Internet, confère alors à l’auteur un droit sur tous les usages des versions numériques de son œuvre. Contrairement à un livre, la version 86
numérique d’une œuvre n’aura donc jamais d’autonomie par rapport au droit d’auteur. Une fois le livre acheté, il est possible de le prêter ou de le donner en toute légalité. Ce n’est pas le cas d’un logiciel acheté sous licence nominale. Ainsi, sur le plan strictement juridique, les technologies de l’information ont pour effet de renforcer le monopole légal conféré par le droit d’auteur. Ce second déséquilibre dans l’arbitrage entre création et usage, en faveur de la création cette fois, est loin d’être purement théorique. En effet, les auteurs peuvent protéger techniquement les versions numériques de leurs œuvres [Lessig, 2002]. Ils disposent pour cela de technologies de cryptage, qui sont à la base de la « gestion numérique des droits », ou DRM (Digital Rights Management). Leur utilisation permet notamment de limiter drastiquement le nombre de copies, et de suivre l’utilisation des fichiers téléchargés sur Internet. Dans ce cas, le second déséquilibre l’emporte : la diffusion est contrôlée rigoureusement par le propriétaire du droit d’auteur, de sorte que la perte sèche augmente en même temps que son pouvoir de monopole. En fonction des moyens techniques dont disposent les propriétaires des droits d’une part, et les pirates d’autre part, les technologies de l’information font donc basculer dans un sens ou dans l’autre l’équilibre création-diffusion qui justifie le droit d’auteur. Le problème est alors d’amender celui-ci pour l’adapter aux œuvres numériques. Ainsi la Directive européenne du 22 mai 2002 place les copies techniques réalisées sur la mémoire vive hors du champ du droit d’auteur. Aux États-Unis, le Digital Millenium Copyright Act (DMCA) du 12 octobre 1998 interdit explicitement le contournement des protections techniques contre les pirates. Ces deux textes s’attachent plus généralement à établir, ou à esquisser, les formes de diffusion échappant au droit d’auteur. L’exemption du droit d’auteur lorsque l’objectif de la diffusion est éducatif, déjà prévue par la règle américaine du fair use, est par exemple réaffirmée. Le DMCA établit également que les fournisseurs d’accès à Internet ne sont pas responsables des violations de droits d’auteur sur les documents qui transitent par leurs services. Ce travail, loin d’être achevé, sera précisé et complété par la jurisprudence. Il nécessite par ailleurs un effort de cohérence internationale, s’agissant de technologies qui ignorent les frontières. 87
La création de taxes sur les supports enregistrables constitue enfin une réponse originale au piratage des œuvres numérisées. De telles taxes rendent en effet les copies plus coûteuses pour les consommateurs. Le revenu qu’elles génèrent peut de plus être reversé aux auteurs, pour les inciter à la création. Cette solution a été mise en œuvre en France, sous la forme d’une redevance sur les CD depuis 1999, puis avec la création en 2002 d’une redevance sur certains disques durs. Les logiciels Parmi les œuvres numériques protégées par le droit d’auteur, les logiciels occupent une place à part. Cette protection tient en effet moins à leur nature littéraire ou artistique qu’à la malléabilité du droit d’auteur. Face à la nécessité de créer un droit de propriété intellectuelle adapté au logiciel, les législateurs ont préféré appliquer le droit d’auteur au « texte » des programmes informatiques plutôt que de créer un nouveau droit ou de s’appuyer sur le brevet. Pour ce faire, certaines règles du droit d’auteur ont été modifiées ou écartées. Cette forme de propriété intellectuelle est-elle économiquement appropriée ? Elle apparaît en fait comme une protection par défaut, que les développeurs de logiciels peuvent faire valoir en la complétant par des mesures techniques, ou à laquelle ils peuvent renoncer s’ils y trouvent leur intérêt. Le problème est alors de savoir dans quelle mesure le logiciel relève de l’arbitrage entre incitation et usage. Certes le taux élevé de piratage dont se plaignent les éditeurs de logiciels semble s’inscrire pleinement dans cet arbitrage. Mais la diffusion de copies de logiciels peut aussi s’avérer favorable aux propriétaires des droits. Ainsi la commercialisation des logiciels s’appuie fréquemment sur l’appropriabilité indirecte. Ce mode de diffusion permet à l’auteur de tirer un bénéfice de la production de copies par des tiers. Il repose sur la possibilité de pratiquer une discrimination par les prix entre simples clients et clients-pirates. Ce mécanisme justifie ainsi la tarification des licences de logiciels à un prix plus élevé pour les sociétés que pour les particuliers. Une entreprise acceptera par exemple de payer un logiciel plus cher si ses employés peuvent ensuite le copier et travailler à domicile en dehors des horaires de bureau 88
La protection des logiciels en France : entre droit d’auteur et brevet En France, les logiciels sont protégés par une forme hybride du droit d’auteur, qui se rapproche à bien des égards du droit des brevets. Ainsi, le critère de l’originalité de l’œuvre est interprété de manière sévère, et finit par ressembler au critère de nouveauté exigé pour les brevets. La loi prévoit par ailleurs qu’un logiciel réalisé dans le cadre d’un contrat de travail appartient, sauf dispositions contraires, à l’employeur. Cette règle, selon laquelle la propriété intellectuelle d’une création peut échapper à son auteur, est inhabituelle en matière de propriété littéraire et artistique. Elle fait en revanche partie intégrante du droit des brevets. Contrairement aux autres droits d’auteur, ceux qui
couvrent des logiciels sont en outre privés de certains droits moraux. L’auteur d’un logiciel ne peut plus s’opposer à la modification de son travail pour une utilisation conforme à sa destination lorsqu’elle n’est préjudiciable ni à sa réputation ni à son honneur. Il ne peut pas non plus invoquer son droit de retrait ou de repentir pour s’opposer à la commercialisation de son travail. Enfin, la propriété intellectuelle des logiciels admet des aménagements en matière de copies. Le nombre de reproductions privées est limité à une seule copie de sauvegarde. En revanche, les copies sont autorisées si elles visent à rendre le logiciel compatible avec d’autres applications.
[Shy, 2000]. Dans ce cas le droit d’auteur encadre donc la production de copies, plutôt qu’il ne s’y oppose. Le propriétaire des droits peut aussi tirer un bénéfice du piratage si son logiciel est caractérisé par des effets de réseau. Ceux-ci existent lorsque l’utilisateur d’un logiciel a intérêt à ce que d’autres personnes utilisent le même logiciel. La valeur individuelle du logiciel est alors d’autant plus grande que le nombre total d’utilisateurs est élevé. Un éditeur de texte est par exemple beaucoup moins pratique si les documents produits ne peuvent pas être transférés sur un autre ordinateur équipé du même logiciel. De même, il est peu gratifiant de réaliser une image numérique ou une animation si personne d’autre ne dispose du logiciel permettant de la visualiser. Ce besoin de compatibilité exprimé par les consommateurs de certains logiciels est une incitation pour les développeurs à ne pas protéger leur création. La possibilité de diffuser librement des copies du logiciel va certes transformer certains clients en pirates, mais elle va aussi augmenter le prix auquel les clients restants seront prêts à 89
acheter le logiciel. Si la proportion de clients devenant pirates n’est pas trop élevée — les établissements scolaires ou les entreprises sont notamment moins enclins au piratage — l’effet positif peut alors l’emporter. C’est la raison pour laquelle, au cours des années 1990, la protection technique des logiciels a été progressivement réduite, et même supprimée dans le cas des éditeurs de textes et des tableurs [Shy, 2000]. Ainsi, protégé par un droit d’auteur hybride, le logiciel se distingue aussi des autres créations numériques dans la mesure où son éditeur n’a pas toujours intérêt à mettre en œuvre sa protection. Qu’il s’agisse d’œuvres classiques ou de créations numériques, l’analyse économique du droit d’auteur fait apparaître son originalité parmi les autres droits de propriété intellectuelle. Conçu initialement pour inciter les créateurs en les protégeant simplement contre la copie littérale, le droit d’auteur joue un rôle clef dans l’organisation des industries culturelles. La tendance au renforcement de la protection conférée par le droit d’auteur, à travers l’allongement de sa durée, son extension aux créations dérivées, ou son application au monde numérique, renforce à la fois ce rôle pivot et le pouvoir de marché qu’il confère. Reste à savoir si le droit d’auteur ainsi renforcé favorise la création pour un plus grand bénéfice social. La tragédie des anticommunaux due à la multiplication des droits sur les œuvres dérivées, ou encore le verrouillage technologique de la copie privée, invitent à la prudence sur cette question.
V / Propriété intellectuelle et droit de la concurrence
Aux yeux des économistes, la propriété intellectuelle présente des défauts qui s’aggravent. Jusqu’alors, ils étaient seulement sceptiques quant à l’effet favorable des brevets sur l’innovation. Les preuves empiriques d’un accroissement de la R & D grâce au brevets ne sont en effet toujours pas établies. Les économistes craignent aujourd’hui que le renforcement du droit du brevet conduise à freiner l’innovation. Le même reproche est formulé à l’encontre du droit d’auteur. Le contrôle des droits dérivés et l’allongement de la durée du copyright finissent par bloquer la création [Lessig, 2002]. D’instrument incitatif, la propriété intellectuelle serait devenue un facteur de troubles : capture de rente au détriment des consommateurs, blocage des concurrents… Certains appellent alors la politique de la concurrence à la rescousse : ne pourrait-elle pas remédier aux excès et aux dérives du droit de la propriété intellectuelle ? La coexistence du droit de la propriété intellectuelle et du droit de la concurrence À première vue, les deux droits s’opposent. Le droit de la propriété intellectuelle octroie des monopoles tandis que le droit de la concurrence cherche à les défaire. Cette façon de voir a prévalu aux États-Unis et en Europe jusqu’à la fin des années 1960 [Tom et Newberg, 1997]. Aujourd’hui, les deux droits sont perçus comme des instruments complémentaires qui doivent 91
s’ajuster : un système juridique qui surprotège la propriété intellectuelle et applique de façon laxiste la politique antitrust met en danger la concurrence, ce qui freine à terme l’innovation ; le résultat est le même si, inversement, le droit de la propriété intellectuelle accorde une protection trop faible et que le droit de la concurrence est surappliqué [Pitovsky, 2001]. La confrontation des deux droits La vision qui oppose le droit de la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence repose sur des simplifications abusives. La première est celle qui consiste à penser que le droit de la concurrence interdit le monopole ; la seconde est celle qui postule que la propriété intellectuelle confère automatiquement un monopole. Le droit antitrust protège la concurrence en empêchant certains comportements qui menacent le libre jeu du marché. Il condamne, par exemple, la fixation des prix ou la répartition des quantités par un groupe de producteurs. De façon générale, il ne sanctionne pas le pouvoir de monopole mais l’abus de ce pouvoir ; ce qui est tout à fait différent. Le droit de la concurrence reconnaît ainsi qu’une entreprise puisse bénéficier d’une situation de monopole acquise par le mérite. Il n’est pas là pour sanctionner celle qui a réussi à prendre le pas sur ses rivales en produisant à plus bas prix ou en proposant des produits de meilleure qualité. En revanche, l’entreprise sera sanctionnée si, afin de conserver et d’étendre cette position, elle pratique des prix prédateurs, ou bien si elle passe des contrats d’exclusivité pour fermer le marché. Prenons l’exemple de Microsoft. La division antitrust du ministère américain de la Justice n’a pas dénoncé le monopole de Windows ou d’Office. Ce qui a été reproché à l’entreprise de Bill Gates est d’avoir cherché à maintenir sa position dominante en recourant à des pratiques illégales, notamment en matière de contrat de licence. Par ailleurs, la jurisprudence européenne [CJCE, 1971] et la législation américaine [US DoJ et FTC, 1995] admettent explicitement que la possession d’un brevet ou d’un droit d’auteur ne présume pas l’existence d’un pouvoir de marché. Un tel pouvoir se reconnaît par la capacité d’élever le prix de façon profitable au-delà du prix concurrentiel. Ceci n’est possible qu’en 92
Le cas Magill ou comment abuser du droit d’auteur pour préserver un monopole sur les guides hebdomadaires de télévision Dans les années 1980, 3 chaînes de télévision, dont la BBC, sont présentes en Irlande. Chacune publie son guide hebdomadaire présentant ses programmes, programmes dont la liste est couverte par le copyright. Chacune le transmet aussi à l’avance aux journaux, ces derniers bénéficiant d’une licence gratuite. Une entreprise de presse, Magill, décide de lancer un magazine qui présente les émissions des trois chaînes et leurs horaires. Les compagnies de télévision dénoncent une infraction à leur droit d’auteur et obtiennent l’annulation de la publication. Magill porte alors l’affaire devant la Commission européenne qui décide en 1988 que le refus de licence revient en l’espèce à un abus de position dominante. Elle ordonne aux trois chaînes « de fournir sur une base non discrimi-
natoire leur programme à l’avance aux tiers qui le demanderaient et de leur accorder l’autorisation de les reproduire ». La décision de la Commission sera ensuite confirmée par la Cour de justice de Luxembourg en 1995. La Cour rappelle qu’un droit de propriété ne confère pas une position dominante. Mais elle indique que « les trois chaînes disposent de facto d’un monopole sur l’information permettant de dresser la liste des émissions, ce qui les met en position d’empêcher la concurrence de s’exercer dans le marché des magazines hebdomadaires de télévision ». Elle ajoute qu’il n’y a pas de substitut à cette information et qu’en refusant de la céder elle interdit l’apparition d’un nouveau produit que les compagnies n’offrent pas, mais qui est demandé par les consommateurs.
l’absence de substitut. Or ce n’est pas parce qu’un produit est protégé qu’il est sans remplaçant aux yeux des consommateurs. Pour prendre un seul exemple, la plupart des romans policiers sont couverts par un droit d’auteur. Pourtant, personne ne peut soutenir sérieusement qu’un seul de ces ouvrages détient un monopole sur le marché. Pour ce qui concerne les brevets, la plupart sont abandonnés et ne donnent lieu à aucune exploitation commerciale. Ils ne peuvent donc pas procurer un monopole. En revanche, le brevet confère bien un pouvoir de monopole si le produit ou le procédé nouveau possède des caractéristiques que d’autres n’ont pas, car il ne sera concurrencé que par des substituts imparfaits. Dès lors que la propriété intellectuelle ne confère pas ipso facto un monopole sur un marché, les autorités de la concurrence 93
doivent procéder en deux temps pour condamner une entreprise : établir d’abord que le brevet, ou le droit d’auteur, lui assure ou est associé à une position dominante, puis qu’elle en abuse. Cette démarche est illustrée par l’affaire Magill. Des droits économiques complémentaires Du point de vue de l’efficacité, on observe un partage des rôles entre les deux droits. En accordant un droit exclusif aux inventions et créations, la propriété intellectuelle incite à l’innovation et donc à l’efficacité dynamique. De son côté, le droit de la concurrence favorise l’efficacité statique en éliminant la perte de surplus des consommateurs associée au monopole. Il s’attache avant toute chose à rétablir un prix qui soit moins élevé et une quantité offerte sur le marché plus grande. Chacun des deux droits parvient cependant à un équilibre entre les pertes de bien-être instantanées et les gains économiques de long terme. Le droit de la propriété intellectuelle s’attache à l’efficacité statique en limitant dans le temps la durée de la protection. Si le brevet et le droit d’auteur se préoccupaient seulement d’inciter à l’innovation, ils devraient être perpétuels. C’est en effet la condition qui maximise le revenu privé des inventeurs ou des créateurs. L’équilibre entre efficacité statique et dynamique est également présent dans le droit de la concurrence, mais il est moins visible car la borne entre les effets de court et de long terme n’est pas fixée par la loi. Prenons l’exemple du contrôle des concentrations. Pour réaliser une fusion ou une acquisition, les entreprises doivent obtenir l’aval des autorités de la concurrence. L’opération doit être interdite si elle entraîne un effet anticoncurrentiel défavorable aux consommateurs. Les autorités de la concurrence tiennent toutefois compte des effets positifs de la concentration, qu’elles mettent en balance avec son effet anticoncurrentiel négatif. Sont alors considérés les réductions de coût, dues à des économies d’échelle par exemple, mais aussi les gains dynamiques liés à une meilleure organisation ou à un meilleur financement de la R & D. Le droit de la concurrence américain autorise ainsi la prise en compte des gains de la fusion directs et étalés dans le temps. Un faible poids est toutefois accordé à ces bénéfices car ils sont approximatifs et difficiles à prédire. 94
Chaque droit assure ainsi un équilibre entre l’efficacité dynamique et l’efficacité statique, mais place le curseur différemment. Il est pointé vers la première par le droit de la propriété intellectuelle et se rapproche de la seconde pour le droit de la concurrence.
Établir la prééminence du droit de la concurrence sur le droit de la propriété intellectuelle Les autorités de la concurrence agissent ex post (à l’exception du contrôle des concentrations) et les Offices de brevet ex ante. Les premières peuvent donc être tentées de revenir sur les décisions des seconds, et d’utiliser le droit de la concurrence pour corriger les défauts de la protection intellectuelle. Une telle démarche a par exemple été adoptée en 1972 contre Xerox. La FTC souhaitait alors remettre en cause la constitution d’un « portefeuille de brevets assassin ». Cette formule désigne la stratégie qui consiste à empiler les brevets les uns sur les autres, année après année, afin de reculer l’entrée dans le domaine public et de bloquer plus longtemps les concurrents. Il reviendrait ainsi aux autorités de la concurrence de raboter la portée et la durée excessives de la propriété intellectuelle. Elles devraient par exemple forcer les propriétaires à distribuer des licences ou en rendre les termes plus favorables aux licenciés. Le droit de la concurrence exercerait ainsi une sorte de prééminence sur la propriété intellectuelle, en assurant un réglage fin de l’étendue des droits. La plupart des économistes ne recommandent pas un tel réglage. Le message serait en effet brouillé pour les inventeurs et les créateurs. Ne sachant pas à l’avance si leurs droits seront rabotés ou maintenus par les autorités de la concurrence, ils ne pourraient pas anticiper correctement leur retour sur investissement. Ce surcroît d’insécurité juridique réduirait les incitations et donc les efforts de R & D. De plus, le droit de la concurrence n’est pas un instrument conçu pour régler le bon niveau d’innovation. Les autorités de la concurrence ne disposent pas des compétences scientifiques et techniques requises pour évaluer si tel ou tel titre particulier de propriété intellectuelle est trop large 95
FTC v. Xerox En 1972, l’autorité indépendante américaine de la concurrence, la Federal Trade Commission, entame une action contre Xerox qu’elle accuse de restrictions commerciales et de monopolisation du marché des appareils de photocopie. L’extension dans le temps du monopole de Xerox à travers une accumulation de brevets est au cœur du litige. Michael Scherer était alors le chef économiste de la FTC. Il raconte [Anderson et Gallini, 1998] : « Je n’ai jamais été aussi effrayé de ma vie qu’en acceptant le décret obligeant Xerox à licencier l’ensemble de ses brevets. Xerox est un des grands triomphes de la technologie du XXe siècle. La photocopie est une innovation majeure. Elle était difficile à réaliser et Xerox y est brillamment parvenu. Pourquoi alors intervenir dans un tel contexte ? [Et bien] au milieu des années 1970, Xerox possédait
entre 1 000 et 2 000 brevets [et] chaque année, l’entreprise en ajoutait une centaine à son portefeuille. Elle verrouillait toute la technologie. Un élément qui nous a amenés à l’obliger à licencier était que la machine à photocopier 914 avait été introduite en 1959. Or, le cas arrivait sur mon bureau en 1975. Xerox avait bénéficié de 16 années consécutives de monopole de brevet. Combien de temps un monopole devrait durer ? Nous sommes intervenus parce que nous pensions que 17 années étaient ce que le législateur avait en tête, que 17 années c’était assez. […]. Franchement, l’essence du cas, c’était bien de faire du mécano industriel. Il était temps de casser ce monopole et de créer la concurrence. Il aurait été très difficile au marché d’y parvenir sans cette intervention ; c’est ça la raison fondamentale de notre décision. »
ou trop long. Ni les autorités de la concurrence, ni les Offices de propriété intellectuelle ne disposent en fait des connaissances nécessaires pour déterminer l’étendue optimale d’un brevet. Des deux, cependant, les Offices sont le mieux placés pour ajuster le niveau des incitations, en particulier pour régler le curseur entre celles à offrir aux premiers innovateurs et aux suivants [OCDE, 2001]. Il apparaît donc que pour réduire ses défauts et ses excès, il vaut mieux réformer le droit de la propriété intellectuelle plutôt que de faire appel au droit de la concurrence. De ce point de vue, les autorités antitrust ont bien sûr un rôle à jouer. En tant qu’avocat de la concurrence, elles peuvent éclairer les choix de politique de propriété intellectuelle en signalant les effets de telle ou telle réforme. C’est ainsi, par exemple, que la Federal 96
Commentaires sur les brevets informatiques de l’autorité américaine de la concurrence [DoJ et FTC, 1995] En réponse à une communication du Patent and Trademark Office (PTO) sur la brevetabilité des logiciels, la Federal Trade Commission appelle ce dernier à procéder avec prudence dans l’élaboration de nouvelles orientations pour l’octroi de brevets de programmes. Elle signale que « des brevets inappropriés ou trop larges peuvent interférer avec la concurrence qui guide souvent l’innovation ». Elle ajoute que leurs effets négatifs sur celle-ci « peuvent être renforcés par de puissants effets de réseaux [et que] si un brevet est accordé de façon inappropriée pour un programme qui fait déjà partie de
l’état de l’art et est intégré dans des applications existantes, des interfaces et des protocoles, les producteurs ainsi que les innovateurs futurs auront les plus grandes difficultés à mettre au point des solutions techniques alternatives commercialisables ». Elle recommande en conséquence que « le PTO n’adopte pas d’orientations nouvelles avant d’avoir franchi les étapes nécessaires pour améliorer sa capacité à déterminer si une innovation en matière de logiciel est nouvelle et inventive. Le PTO reconnaissant luimême que l’application de ces deux critères ne marche pas aussi bien que dans d’autres domaines techniques ».
Trade Commission a souligné dès le milieu des années 1990 les dangers des brevets larges dans le domaine informatique.
L’application de la politique de la concurrence dans les accords de licence Entre 1996 et 2000, l’autorité de la concurrence européenne a examiné 140 cas relatifs à des pratiques anticoncurrentielles se rapportant à l’exercice de la propriété intellectuelle [CCE, 2001]. L’ensemble de ces décisions représente 7 % de l’activité de la Commission en matière de concurrence. Un peu plus de la moitié des cas traités porte sur le brevet et environ un quart sur le droit d’auteur. Huit cas sur dix concernent la concession de licence.
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Fondements économiques L’analyse économique fournit un guide précieux pour apprécier les effets anticoncurrentiels des accords de licence. Sa méthode repose sur deux principales questions : le donneur de licence et le licencié bénéficient-ils d’un pouvoir de monopole sur leurs marchés ? Leurs produits sont-ils complémentaires ou substituables ? Rappelons que le pouvoir de monopole se rapporte à la possibilité d’augmenter le prix de façon profitable et qu’il est en général d’autant plus grand que le nombre d’entreprises sur le marché est petit et que le produit est difficilement substituable. Rappelons également qu’un substitut est un produit dont la quantité vendue augmente quand le prix de l’autre produit augmente. C’est par exemple le cas de Coca-Cola et de Pepsi-Cola. À l’inverse, un produit est dit complémentaire lorsque la quantité vendue augmente si le prix de l’autre produit baisse. Il en est ainsi pour les fixations ou les bâtons de ski dont la demande augmente quand le prix des planches diminue. À partir de ces éléments, l’analyse économique distingue les quatre cas de figure indiqués dans le schéma p. 99. Celui-ci reproduit une situation simple : celle d’une licence unilatérale exclusive entre un inventeur ou un créateur (D) et un licencié (L). La situation de référence est celle de l’absence de licence. C’est à cette aune que doivent être évalués les effets des accords par les autorités de la concurrence. Les effets des licences verticales exclusives Le premier des quatre cas (en haut à gauche dans le schéma) est celui d’une entreprise technologique qui réalise une innovation qu’elle licencie à un producteur. L’entreprise technologique dispose d’un brevet large qui lui confère un pouvoir de marché. Le producteur combine la licence avec d’autres inputs pour fabriquer un produit commercialisable. Il s’agit d’une situation très courante car la propriété intellectuelle est rarement un bien qui peut être consommé sans avoir été associé à d’autres facteurs. Elle est typiquement combinée à d’autres biens complémentaires tangibles — en particulier des équipements de fabrication — ou intangibles — par exemple d’autres 98
LES EFFETS DES LICENCES SELON LES POUVOIRS DE MARCHÉ ET LE CARACTÈRE HORIZONTAL OU VERTICAL DES RELATIONS ENTRE DONNEUR DE LICENCE ET LICENCIÉ
droits de propriété intellectuelle. Dans la mesure où le producteur, de son côté, ne détient pas de pouvoir de monopole, l’accord de licence n’induira pas d’effets anticoncurrentiels additionnels. Il va même se traduire par un bénéfice pour les consommateurs. Que se serait-il en effet passé en l’absence de licence ? Afin d’exploiter son pouvoir de marché, le titulaire du droit de propriété intellectuelle aurait été conduit à développer lui-même l’activité complémentaire. En termes d’effets anticoncurrentiels, il n’y aurait pas eu de différence avec la licence exclusive. Dans les deux cas, les entreprises aval se seraient vues refuser l’accès à la nouvelle technologie. Le titulaire du droit aurait ainsi extrait sa rente de monopole directement auprès des consommateurs finals, au lieu de la récupérer indirectement auprès du producteur, via les redevances de licences. La solution de l’intégration peut cependant se révéler moins efficace qu’un contrat de licence, car elle ne permet pas de tirer profit de la divivion du travail pour minimiser les coûts. Il est en effet inefficace pour le détenteur de la propriété intellectuelle de produire lui-même, dès lors qu’il ne dispose pas des compétences et du savoir-faire nécessaires pour entrer dans l’industrie aval. Il risque aussi, faute d’un niveau de production suffisant, de ne pas tirer parti 99
des économies d’échelle. La présence dominante des accords de licence verticaux et leur efficacité conduisent ainsi la puissance publique à affirmer que la concession de licence de propriété intellectuelle est en général favorable aux consommateurs [DoJ et FTC, 1995, OCDE, 2001]. Les autorités de la concurrence veillent néanmoins au cas par cas à ce que les accords ne comportent pas de clauses restrictives abusives. En matière de licences, le diable se niche dans les détails. Les effets anticoncurrentiels dépendent des clauses qui définissent précisément les engagements et obligations du donneur de licence et du licencié. Ces clauses peuvent être utilisées pour restreindre la concurrence. Aux États-Unis, Microsoft a été condamné pour les multiples restrictions qu’il a associées à la licence Windows auprès des fabricants d’ordinateurs. Ces derniers étaient obligés de ne pas pré-installer d’autres navigateurs qu’Internet Explorer et s’engageaient à faire apparaître son icône sur l’écran. D’autres clauses restrictives consistent à obliger le licencié à payer des royalties sur une seconde technologie qui n’est plus protégée, ou encore à interdire au licencié d’attaquer les brevets du donneur de licence. Dans ces examens au cas par cas, les autorités de la concurrence raisonnent en trois étapes : La licence contient-elle une clause qui affaiblit la concurrence par rapport à la situation où la licence n’existerait pas ? Cette clause est-elle indispensable au gain que la licence procure ? Et, si la réponse est positive aux deux questions précédentes, le gain de la licence l’emporte-t-il sur la perte due à l’affaiblissement de la concurrence ? Les autorités mettent ainsi en balance les effets négatifs contre les effets bénéfiques. Autres cas de figure Le second cas — en haut à droite dans le schéma — est celui d’une licence verticale entre deux firmes disposant toutes deux d’un pouvoir de marché. La licence apporte alors un bénéfice aux consommateurs et aux entreprises, qui s’ajoute au gain d’efficacité tiré de la division du travail. Selon la boutade d’Augustin Cournot [1838], la seule chose pire qu’un monopole est en effet une chaîne de monopoles. L’économiste français a démontré que la fusion de deux entreprises verticales conduit à la fois à un profit joint supérieur et à un prix plus 100
faible. Ce résultat peut être intuitivement compris en considérant que l’absence de coordination entre les deux monopoles conduit chacun à prélever une marge sans tenir compte de son effet négatif pour l’autre entreprise. Les biens étant complémentaires, une augmentation du prix de l’un se traduit par une baisse de la quantité de l’autre et donc par un gain moindre pour l’entreprise qui le produit. Dès lors que les deux entreprises n’en font plus qu’une, le problème de la double marge disparaît. L’effet d’une hausse (ou d’une baisse) de prix sera intégré dans le calcul du profit joint. D’un point de vue analytique, la concession de licence peut jouer le même rôle que la fusion. On démontre, par exemple, que si le niveau de redevance fixé par le contrat de licence contient un terme fixe égal au surplus de monopole du licencié et un niveau variable par produit vendu égal à son coût marginal, le prix sur le marché aval sera équivalent à celui de l’entreprise fusionnée. Dans le cas de figure où le donneur de licence et le licencié disposent d’un pouvoir de marché et sont en relation verticale, la licence est donc bénéfique du point de vue de l’intérêt général. Dans le troisième cas — celui placé en bas à gauche du schéma — la concession de licence n’entraîne jamais d’effet anticoncurrentiel. Ici, le titre de propriété intellectuelle est étroit. Le donneur de licence et le licencié ont chacun de nombreux concurrents et ne disposent pas d’un pouvoir de marché. Du fait de la pression concurrentielle, le niveau de redevance est alors égal au coût marginal. La licence ne permet à l’entreprise technologique que de couvrir ses redevances annuelles à l’Office de propriété intellectuelle. Dans ce cas de figure, une licence verticale entre entreprises fabriquant des compléments, ou même une licence horizontale entre concurrents, ne peut pas être défavorable aux consommateurs. C’est ainsi que les Lignes directrices américaines [DoJ et FTC, 1995] autorisent explicitement les licences entre concurrents dès lors que leur part de marché ne dépasse pas 20 %. A contrario, un accord de licence entre concurrents devient problématique dès lors que les firmes concernées disposent d’un pouvoir de marché. Cela correspond au dernier cas de figure, en bas à droite. La concession de licence va alors renforcer les positions dominantes. Le marché sera encore un peu moins concurrentiel. Les contrats de licences peuvent ainsi être l’occasion 101
pour les firmes de s’entendre sur les clauses limitant la concurrence — telles que les restrictions à l’activité commerciale du licencié, ou la fixation de prix planchers. L’échange de technologie constitue alors la base d’un accord plus large visant à soutenir une collusion [Lin, 1997]. Un contrat de licences croisées, c’est-à-dire où chacun cède sa licence à l’autre, fournit également aux concurrents une occasion particulièrement propice d’agir comme un cartel, en se partageant le marché ou en fixant le prix. Il peut s’agir alors de s’entendre sur un même prix facturé aux consommateurs, comme dans le cas FTC v. Summit Technology et VISX. Cela peut aussi passer par la fixation de royalties très élevées qui se compensent pour les firmes concernées, mais sont néanmoins répercutées dans les prix de vente [Fershtman et Kamien, 1992]. L’accord de licences horizontales, croisées ou non, sur des brevets incontournables peut enfin constituer une importante barrière à l’entrée de nouveaux concurrents. Ainsi, les nouveaux entrants dans le secteur des semi-conducteurs doivent dépenser de 100 à 200 millions de dollars en redevances de licences pour des technologies qui ne leur sont en fait d’aucune utilité [Hall et Ziedonis, 2001]. Dans d’autres cas, c’est l’absence d’accord de licence qui peut faire subir aux entrants un retard technologique par rapport aux firmes déjà en place [Rockett, 1990]. Les obligations et refus de licence Après avoir vu les conditions d’autorisation des accords de licence, examinons maintenant dans quelles circonstances les autorités de la concurrence peuvent obliger les détenteurs de droit à accorder une licence. Deux exemples, celui de Xerox et celui de Magill ont déjà été mentionnés. Reprenons-les. La décision en 1972 de la FTC d’obliger le fabricant de photocopieuses à licencier ses brevets ne serait pas prise par les temps qui courent. La jurisprudence récente américaine accorde en effet une sorte d’immunité antitrust à la propriété intellectuelle [Pitovsky, 2001]. Elle a été établie en 2000 à l’occasion d’une affaire impliquant de nouveau Xerox contre cette fois un groupe de sociétés indépendantes de service de maintenance de photocopieurs et d’imprimantes. Ces sociétés ont accusé Xerox de leur refuser l’achat ou la licence de pièces et de logiciels, les 102
FTC v. Summit Technology et VISX En 1998, la FTC porte plainte contre deux entreprises d’équipement de lasers employés dans la chirurgie de la rétine. Summit et VISX disposent chacune d’un brevet protégeant des technologies différentes, qu’elles ont mis en commun. Le groupement fait payer une redevance de 250 $ aux médecins pour chaque opération qu’ils réalisent avec l’un ou l’autre des lasers. La FTC a considéré que s’il n’y avait pas eu de licence les deux entreprises se seraient concurrencées. Ces dernières ont
défendu l’idée que la mise en commun de leurs brevets est un moyen de régler leur litige de propriété intellectuelle. La FTC a rétorqué que l’évitement d’un procès aurait pu être obtenu par des moyens beaucoup moins restrictifs, par exemple, des licences simples ou croisées qui n’auraient pas dicté aux utilisateurs les prix de leurs équipements. Un arrangement a finalement été trouvé en 1999 entre la FTC et les deux entreprises, qui ont accepté de dissoudre leur regroupement.
empêchant ainsi de concurrencer ses services après-vente. Le tribunal du Circuit fédéral a débouté leur plainte en précisant dans son jugement que seul un petit nombre de conditions très limitatives pouvait conduire à remettre en cause un refus de licence (cf. encadré sur la doctrine des facilités essentielles). Dans le cas Magill, la décision d’obligation de licence repose sur la conjonction de plusieurs circonstances exceptionnelles. En premier lieu, il y a une absence totale de substituts. Il n’est pas possible de créer un magazine de télévision sans la liste des programmes des chaînes et ces dernières sont la seule source d’information possible. En second lieu, par leur refus de licence, les chaînes se réservent le marché secondaire des magazines hebdomadaires. Le refus d’accès aux listes élimine toute possibilité de concurrence. Enfin, il n’y a aucun mérite à disposer des informations. La liste des horaires et du contenu des programmes est un sous-produit de l’activité de diffusion. L’obligation de licence n’affecte donc pas les incitations de produire ces informations. Ces circonstances expliquent pourquoi l’affaire Magill n’a pas été le point de départ d’une série de décisions rendant les licences obligatoires. Sur le moment, le jugement de la Cour de justice de Luxembourg a fait craindre en effet aux 103
observateurs que le titulaire d’un brevet en Europe ne soit obligé d’accorder une licence aux innovateurs secondaires. Depuis Magill, la Commission européenne n’a ordonné une licence obligatoire — et encore à titre intérimaire — que dans un autre cas. Il concerne la protection par le droit des bases de données d’une décomposition du marché pharmaceutique allemand en 1 860 zones délimitées par les codes postaux. L’entreprise américaine IMS, chef de file mondial du recueil d’informations sur les ventes des médicaments, a refusé d’accorder une licence à son concurrent, NDC, lui permettant d’utiliser ce découpage. Dans sa décision, la Commission suit la jurisprudence en s’attachant à établir les circonstances exceptionnelles qui conduisent à assimiler un refus de licence à un abus de position dominante. Elle établit qu’un tel refus empêche de facto l’entrée de tout rival en Allemagne. Elle avance qu’il n’y a pas de substitut à ce standard pour détailler les achats et les prescriptions de médicaments. Elle souligne, d’autre part, qu’il a été mis au point par les entreprises pharmaceutiques allemandes elles-mêmes. Les cas Magill et IMS ont pour point commun d’être fondés sur la doctrine des facilités essentielles, ce qui confirme que la propriété intellectuelle est considérée par le droit de la concurrence au même titre que les autres formes de propriété et que le caractère illégal d’un refus de licence est nécessairement exceptionnel. Licences croisées et licences groupées Certains échanges de licences combinent la propriété intellectuelle de plusieurs détenteurs. Ils sont classés en deux catégories : licences croisées et licences groupées. Dans les licences croisées deux créateurs — rarement plus — s’autorisent l’utilisation réciproque de leurs innovations. À l’instar de l’accord entre Summit Technology et VISX, ces licences impliquent le plus souvent des entreprises en concurrence. Les licences groupées sont des paniers, ou pools, de brevets : de nombreux innovateurs mettent en commun leurs titres de propriété et offrent une licence commune aux utilisateurs. Nous avons vu plus haut comment un accord de licence entre deux entreprises situées sur un plan horizontal peut entraîner un 104
L’application de la doctrine des facilités essentielles aux droits de propriété intellectuelle La doctrine des facilités essentielles provient du droit américain de l’antitrust. Elle prend racine en Europe à partir du milieu des années 1980. Le terme de facilité essentielle apparaît pour la première fois dans une décision de la Commission en 1992 dans le cadre de l’affaire B & I Line/StenaSealink. Des deux côtés de l’Atlantique, cette doctrine repose sur la même prémisse : quand l’accès à une ressource est essentiel pour pouvoir opérer sur un marché, le propriétaire de cette facilité peut, dans certaines circonstances, être obligé de le garantir aux opérateurs. Des infrastructures en monopole comme le réseau de transport électrique où la boucle locale du téléphone en sont autant d’exemples [Glais, 1998]. En Europe, trois éléments principaux doivent être réunis pour démontrer qu’un refus d’accès à ces ressources enfreint le droit de la concurrence. En premier lieu, le refus ne doit pas pouvoir se justifier par des raisons objectives — par exemple, des risques pour la sécurité du réseau électrique en cas de branchement. En second lieu, le refus d’accès doit avoir pour effet probable d’éliminer toute possibilité de concurrence. Enfin, la
facilité doit être indispensable pour opérer sur le marché, en ce sens qu’il n’existe pas de substituts actuels ou potentiels. Le recours à la doctrine des facilités essentielles pour ouvrir l’accès à une ressource, qu’elle soit tangible ou non, est exceptionnel. Son application est rendue difficile par le fait que l’accès obligé revient à exproprier un monopole acquis légitimement. (Si tel n’était pas le cas, il suffirait en effet d’avancer le grief de création d’une position de monopole par des moyens indus.) Or le droit de la concurrence, soucieux aussi d’efficacité dynamique, n’est pas forgé pour éliminer les monopoles obtenus par le mérite. Aux États-Unis, la doctrine des facilités essentielles n’est pas appliquée aujourd’hui dans le cadre de la propriété intellectuelle. Seules trois conditions bien plus limitatives lèvent l’immunité antitrust dont bénéficie l’usage exclusif d’un brevet : (i) le brevet a été obtenu de façon frauduleuse, (ii) la poursuite judiciaire est une feinte pour mettre au point un arrangement anticoncurrentiel, (iii) le brevet est utilisé dans une stratégie de vente liée pour étendre son pouvoir de marché au-delà du périmètre du brevet.
effet anticoncurrentiel, sous forme de collusion ou de barrière à l’entrée de nouveaux concurrents. Les licences croisées créent donc un risque d’inefficacité statique. Néanmoins, elles peuvent apporter un bénéfice qui l’égalise ou le dépasse. Elles permettent en effet de corriger le problème du hold-up. Prenons l’exemple de deux brevets qui se bloquent l’un l’autre. L’un est 105
large et domine un brevet étroit qui améliore la première invention. Le détenteur du brevet étroit ne peut pas utiliser son invention sans la licence de l’autre ; de même, le détenteur du brevet large ne peut pas bénéficier de l’amélioration. L’accord de licence croisée offre alors un moyen de sortir de cette double impasse. Du point de vue de l’intérêt général, il améliore l’efficacité productive. Il permet de plus d’éviter des coûts judiciaires inéluctables si chaque propriétaire avait décidé de produire coûte que coûte. De fait, on observe que des accords de licences croisées sont souvent signés à l’occasion d’arrangements amiables de conflit de propriété. Les licences croisées n’interviennent pas seulement après coup, pour s’échanger des technologies ou mettre fin à un différend. Elles sont aussi un moyen de prévenir le hold-up, notamment dans des secteurs où le progrès technique est rapide. Dans ces secteurs, par exemple dans l’industrie des semi-conducteurs, l’inventeur n’est pas sûr de conserver son avance en R & D. D’autres que lui sont en position d’apporter des améliorations à son innovation. D’autre part, il lui est difficile de prévoir les infractions de propriété à venir. Certaines sont liées à des innovations qui n’ont pas encore été mises au point, d’autres concernent des brevets qui n’ont pas encore été examinés. Comme le souligne Scherer [1995] « [les innovateurs] se trouvent dans la situation d’un fantassin parcourant un champ de mines : il y a des mauvais lots cachés de brevets qui n’ont pas été tirés et n’ont donc pas explosés ; et il suffit de poser un pied pour que l’entreprise perde sa jambe ». En passant un accord sur l’échange réciproque de licences à venir sur des technologies et des améliorations non encore brevetées, les innovateurs se prémunissent contre le risque de ne pas pouvoir exploiter leur invention et d’être poursuivis au tribunal. Cette réduction du risque d’être rançonné rétablit les incitations à investir en R & D. L’accord est donc favorable à l’intérêt général. Les licences groupées étendent le système des licences croisées à un nombre plus élevé de contractants. Le premier exemple documenté de ce type d’accord date de 1856. Il s’agit d’une initiative des fabricants de machines à coudre américains. Depuis, près d’une centaine de pools ont été créés et administrés par l’industrie dont 63 aux États-Unis [Lerner et al., 2002]. Les autorités de la concurrence ont longtemps été 106
suspicieuses à l’égard de ces regroupements car ils ressemblent fort à des cartels. Gilbert [2002] recense ainsi 22 cas examinés par les cours américaines, marquant une évolution de la jurisprudence. Les plus récents concernent des technologies numériques, à l’instar de la norme Moving Pictures Expert Group (MPEG) créée par 8 entreprises mettant en commun une centaine de brevets. Le pool MPEG-2 ne contient que des brevets essentiels, c’està-dire « [qui] n’ont par définition pas de substituts [et dont] il est nécessaire d’obtenir la licence […] pour respecter un standard » [Klein, 1999]. Ce caractère d’essentialité est fondamental dans l’analyse coût/bénéfice des licences groupées. En premier lieu, il implique que les licences concernent des brevets complémentaires les uns aux autres. Il s’agit d’une complémentarité technique mais aussi économique. Si le prix d’une des licences du panier baisse, la demande pour les autres licences augmente. En second lieu, l’absence de substitut doit, en principe, être totale, c’est-à-dire que les brevets du panier ne sont substituables ni entre eux, ni avec des brevets extérieurs. Les brevets forment donc un panier de monopoles. Et les licences groupées sont alors une réponse efficace au problème des marges multiples. On peut en effet appliquer le théorème de Cournot : si les détenteurs de brevets essentiels n’agissent pas de concert, la licence pour le paquet de brevets sera plus chère et leur profit sera moindre. D’autres avantages complètent ce gain d’efficience. Grâce à la licence groupée, les utilisateurs économisent des dépenses commerciales. Au lieu de démarcher et négocier avec plusieurs parties pour obtenir les brevets nécessaires au standard MPEG-2, les licenciés ne s’adressent qu’à un seul intermédiaire. Par ailleurs, la mise en commun de licences, à l’instar des licences croisées, est pour les entreprises du pool un moyen de limiter les conflits de propriété intellectuelle. Elle prévient le hold-up et réduit les coûts de litige. En résumé, les licences groupées éliminent le problème des marges multiples et diminuent les coûts de transaction. Il ressort de cette section sur les avantages des licences et leurs inconvénients, notamment en terme d’effet anticoncurrentiel, que l’analyse économique invite à leur accorder un regard bienveillant. Elle suggère que la concession d’une propriété intellectuelle est en général favorable à l’intérêt général. Elle 107
Le panier de brevet MPEG-2 Le standard technique MPEG (plus précisément, MPEG-2 car il s’agit d’une seconde version) est utilisé pour la compression de données vidéo. Ce standard s’est imposé pour l’ensemble des appareils qui stockent ou transmettent des images (téléviseurs, lecteurs de DVD…). Plus de 300 millions de machines l’incorporent. Ce chiffre devrait être multiplié par 6 en 2006 et la valeur estimée des produits utilisant la norme MPEG-2 devrait représenter à cette date plus de 500 millions de dollars [Futa, 2002]. Mis à part l’Université de Columbia, les détenteurs des brevets du pool sont 8 grandes entreprises de l’électronique et des télécommunications dont Sony, Lucent, ou Mitsubishi. Elles utilisent elles-mêmes la norme qu’elles ont mises au point. On recense par ailleurs près de 500 licenciés. Le pool MPEG-2 est exemplaire sur le plan de la prévention des effets anticoncurrentiels. Il ne contient que des brevets indispensables à la technologie de compression, et tout est mis en œuvre pour réduire leur nombre. La gestion du pool et la commercialisation de la licence ont été confiées à un agent spécialisé, la société MPEG-LA. Cet agent sélectionne les brevets essentiels nouveaux en fonction de l’évolution de la technologie. Il est
aussi chargé d’exclure les brevets devenus non indispensables. L’évaluation du caractère essentiel pour rejoindre le pool, ou en sortir, est réalisée par des experts indépendants. Les détenteurs des droits perçoivent un revenu selon leur part relative de brevets dans le pool. Fin 2002, le panier contenait 525 brevets essentiels, soit cinq fois plus qu’à l’origine. Ils appartenaient à 22 entreprises, soit près du triple du nombre initial. MPEG-LA est d’autre part tenu de céder la licence sans discrimination à tout demandeur. Il est à noter enfin que chaque brevet peut être licencié séparément des autres. Si, par exemple, un brevet a une autre application en dehors du standard, l’utilisateur ne sera pas obligé d’acheter tous les éléments du panier, y compris ceux dont il n’a pas l’utilité. Les membres du pool sont tenus de concéder leur propre licence séparément. Rendu obligatoire par les autorités de la concurrence, ce principe de licence indépendante est un bon test pour s’assurer que les brevets du pool améliorent le bien-être [Lerner et Tirole, 2002]. En effet, cette obligation rend vertueux un pool qui serait autrement défavorable à l’intérêt général. Elle agit en quelque sorte comme un obstacle à la cartélisation.
fournit par ailleurs des éléments de méthode pour examiner les situations au cas par cas. Il convient toutefois de souligner que ces éléments reposent nécessairement sur des simplifications. L’une d’entre elles est la dichotomie entre dimension verticale et horizontale. Elle joue un rôle central dans la détermination des bienfaits des licences. Son maniement est toutefois délicat. Les innovations sont rarement de purs substituts ou de purs 108
compléments. Un brevet peut contenir un élément qui est complémentaire et un autre de substitution. D’autre part, d’un point de vue dynamique, un complément peut se transformer en substitut. C’est l’exemple des systèmes d’exploitation et des navigateurs sur l’Internet. Netscape n’est pas un substitut de Windows mais bien un produit complémentaire. Cependant beaucoup ont pensé, y compris Microsoft, que ce type de programme pourrait à terme devenir un logiciel intermédiaire qui remplacerait une partie des fonctions du système d’exploitation.
Conclusion
« À partir des connaissances actuelles dont nous disposons, aucun économiste ne peut affirmer avec certitude que le système [de la propriété intellectuelle] tel qu’il opère aujourd’hui se traduit par un bénéfice net ou une perte sèche pour la société […]. S’[il] n’existait pas, il serait irresponsable, sur la base de ce que nous savons de ses conséquences économiques, de recommander d’en instituer un. Mais dès lors [qu’il] existe depuis longtemps, il serait irresponsable, à partir de nos connaissances présentes, de recommander de l’abolir. » Cette citation est extraite d’une étude du Congrès américain sur le brevet réalisée à la fin des années 1950 [Machlup, 1958]. Depuis, de nouvelles connaissances empiriques et théoriques se sont accumulées. Cet ouvrage les a décrites et synthétisées. Conduisent-elles à réviser les propos précédents ? Abolir la propriété intellectuelle ? La contestation contemporaine de la propriété intellectuelle date de l’extension du brevet aux produits de biotechnologie qui fait craindre une privatisation du vivant et une appropriation des ressources génétiques des pays de l’hémisphère sud par les entreprises des pays riches. Elle s’est poursuivie avec l’essor de l’informatique et de l’Internet qui oppose les partisans du logiciel libre et des architectures ouvertes aux tenants des formules propriétaires. Une puissante vague antibrevet et antidroit d’auteur s’était déjà élevée au cours du troisième quart du XIX e siècle. Elle 110
Les mouvements anti-propriété intellectuelle du XIXe siècle (d’après Machlup et Penrose [1950] et Sagot-Duvauroux [2002]) La législation en faveur de la protection intellectuelle est dénoncée par les libéraux américains dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour Benjamin Tucker, traducteur américain de PierreJoseph Proudhon, le brevet et le droit d’auteur restent des privilèges immérités. Peu importe qu’ils soient accordés par l’État ou par un roi comme à leurs origines [Merges, 1997]. En Europe, à la même époque, la propriété intellectuelle est avant tout critiquée comme entrave au commerce. De nombreux pays remettent en cause la législation du brevet. En 1868, Bismark recommande son abolition pour la Prusse. Un an plus tard, la Hollande décide sa suppression. En 1872, la Chambre des lords procède à une réforme de la loi anglaise. Au même moment, certains pays, telle la Suisse, qui n’ont pas adopté de droit de protection des inventions, rejettent son introduction. Cette vague antibrevet se brise au début des années 1870 avec la récession économique. Le retour au protectionnisme met fin aux velléités de réforme : le gouvernement britannique revient au statu quo ante en 1874 ; l’Empire germanique adopte une loi sur les brevets en 1877 ; la Suisse rentre dans le rang en signant la convention de Paris en 1883. Le droit d’auteur n’échappe pas au vent du boulet. De nombreux pays résistent à l’idée de l’extension internationale du copyright. Aux États-Unis, où pendant longtemps le droit d’auteur n’a pas été reconnu pour les livres étrangers [Plant, 1934], les penseurs libéraux comme Charles Henry Carey s’en prennent à la Grande-Bretagne et son
monopole dans l’offre de livres. En 1868, celle-ci rejette l’idée de l’abolition du droit d’auteur et s’engage, au contraire, à renforcer le contrôle du copyright dans ses colonies et à l’étranger. Les économistes de l’époque ont activement participé au débat public sur les bienfaits et les méfaits de la propriété intellectuelle. C’est en particulier le cas en France où le Journal des Économistes a servi de tribune. Contre les abolitionnistes, tel Pierre-Joseph Proudhon qui condamne l’appropriation des idées par le droit d’auteur, les libéraux menés par Frédéric Bastiat réclament un droit de propriété perpétuel. Léon Walras et Jules Dupuit expriment à l’époque des points de vue plus balancés. Pour le père de la théorie de l’équilibre général, l’auteur ou l’inventeur faisant connaître son idée doit obtenir de la société les moyens de l’exploiter en monopole pendant un certain temps ; à défaut « il est certain qu’alors, la recherche des théories scientifiques, la poursuite des inventions industrielles, la composition des œuvres d’art seraient, sinon tout à fait abandonnées, du moins considérablement négligées ». Pour l’ingénieuréconomiste Dupuit, précurseur de la tarification des infrastructures, l’octroi d’un monopole temporaire est un pisaller. C’est le moyen le moins nuisible à la société qui ait été trouvé pour stimuler l’innovation. Mais il reste préjudiciable car « les produits du livre ou de l’invention ne se détruisent pas par la jouissance. Cette jouissance est illimitée, c’est-à-dire que celle des uns n’empêche pas celle des autres, et celle d’aujourd’hui, celle de demain ».
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a balayé le droit des brevets en Hollande pour 40 ans et a failli emporter la protection des inventions en Grande-Bretagne et en Prusse. La suppression ou le maintien de la propriété intellectuelle n’est donc pas une question purement théorique. Pour la trancher d’un point de vue économique, il faut être capable d’apprécier l’ensemble des conséquences de la propriété intellectuelle et d’établir si la totalité des effets favorables pour la société l’emporte sur la totalité des effets négatifs. Cet exercice n’est malheureusement pas plus à notre portée aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque de Machlup. Au contraire, l’analyse économique l’a rendu encore plus difficile en complexifiant l’évaluation par la mise en évidence de coûts et bénéfices jusque-là insoupçonnés. Trois effets adverses majeurs ont été mis en lumière par les économistes depuis le milieu du siècle dernier : la course au brevet, le caractère cumulatif du progrès technique et artistique et la tragédie des anticommunaux. Rappelons-en brièvement les principes. En premier lieu, la perspective d’obtenir un monopole temporaire entraîne un trop grand nombre d’innovateurs à poursuivre les mêmes projets de recherche. Ils se livrent une course qui absorbe inutilement une partie des ressources économiques. En second lieu, la création et l’invention sont liées aux connaissances qui les précèdent. Pour apporter une contribution nouvelle, chaque artiste et chaque chercheur doivent se hisser sur les épaules de ses prédécesseurs. Récompenser les pionniers revient alors à décourager les inventions et créations secondaires ; mais à l’inverse, favoriser ces dernières réduira les incitations des premiers. En troisième lieu, la fragmentation de la propriété intellectuelle fragilise l’accès au patrimoine collectif. Elle le rend plus coûteux en multipliant le nombre d’ayants droit qu’il faut contacter pour obtenir une licence et les rémunérer. Le temps est loin où l’économiste anglais Jeremy Bentham [1785] pouvait défendre la propriété intellectuelle en arguant qu’elle ne coûtait rien à la société. Parmi les bénéfices nouvellement découverts, le plus important est le rôle de la propriété intellectuelle pour faciliter les échanges. Ce n’est en effet qu’à partir de 1960 que l’analyse économique a compris l’origine des frottements qui freinent les transactions et comment le droit permet de les réduire. Le droit 112
de la propriété intellectuelle ne fait pas exception. Il contribue à favoriser l’exploitation des idées et des créations par ceux qui sont capables de mieux les valoriser. Une surprotection qui finit par freiner les efforts de recherches et de création À défaut de pouvoir porter un jugement global sur le maintien de la propriété intellectuelle, l’analyse économique est capable d’en pointer les excès. Depuis les années 1980, le droit de la propriété intellectuelle s’est progressivement renforcé et étendu. Il a abouti à une situation de surprotection qui semble dorénavant freiner plus que stimuler l’innovation. Rappelons-en quelques aspects : il est devenu de plus en plus difficile, notamment aux États-Unis, d’obtenir l’invalidation d’un brevet ; celui-ci s’est ouvert à la protection des gènes, des logiciels et des méthodes commerciales ; le droit d’auteur a vu sa durée de vie rallongée de 20 ans. L’étude théorique de ces modifications montre qu’elles s’accompagnent chacune de nombreux effets pervers et abus pour de maigres bénéfices du point de vue de l’intérêt général, lorsqu’ils existent. Le cas de l’allongement du copyright américain est typique. Du côté des coûts, cette décision de 1999 du Congrès prive les consommateurs d’un accès gratuit aux œuvres réalisées dans les années 1920 à 1940. Il leur faudra attendre 20 ans de plus pour pouvoir acheter moins cher Rhapsody in Blue dans une compilation ou Gatsby le magnifique en édition bon marché. L’extension de la protection est également coûteuse pour les créateurs. De nombreux livres et films de fiction reprennent des histoires anciennes, des documentaires empruntent des séquences du passé, et la musique remixe et transforme de vieux airs et chansons. Dès lors que ces éléments continuent d’être protégés, les nouveaux créateurs doivent négocier une autorisation ainsi que d’éventuelles redevances auprès des ayants droit. Ils doivent aussi payer les frais qu’entraîne leur recherche — celle-ci étant d’autant plus difficile, et donc coûteuse, que l’œuvre est plus ancienne. De ce point de vue, l’allongement freine la création. La stimule-t-il par ailleurs ? Non. Les bénéfices en termes d’incitations à la création — et donc d’une production supplémentaire d’œuvres littéraires et artistiques pour la société — sont négligeables. Dans le cas d’une œuvre produite 113
30 ans avant le décès de son auteur, d’un flux annuel constant de redevance et d’un taux d’actualisation de 7 %, la protection supplémentaire de 20 ans rapportera seulement 0,33 % de plus aux ayants droit. Qui parierait alors que cet allongement se traduira par des efforts supplémentaires de création ? Les travaux empiriques sur les conséquences du renforcement et de l’extension de la propriété intellectuelle, en particulier dans le domaine du brevet, montrent l’absence générale d’effets sur les investissements. Aux États-Unis, par exemple, l’augmentation des dépenses de R & D n’est pas imputable aux changements dans la propriété intellectuelle [Jaffe, 2000]. Ces derniers sous-tendent la croissance rapide du nombre de brevets déposés mais non celle des investissements. Les enquêtes montrent que le brevet, hormis les secteurs de la pharmacie et des biotechnologies, n’est perçu par les responsables d’entreprises que comme un moyen de second ordre pour garantir le retour sur investissement de la R & D. Ce qui n’empêche pas le dépôt systématique dans la mesure où la possession de brevets réduit le risque de se voir bloquer par un concurrent et permet de négocier l’accès à des technologies ou à des financements dans de meilleures conditions. Ainsi, d’un côté les travaux théoriques mettent en évidence comment l’attribution de brevets larges, l’extension de la brevetabilité à des domaines autrefois exclus, l’allongement de la durée du droit d’auteur et l’élargissement des droits dérivés deviennent des freins à l’innovation ; d’un autre côté, les travaux empiriques montrent l’absence d’effets incitatifs du renforcement du droit de la propriété intellectuelle. En d’autres termes, les réformes entreprises depuis 1980 ont fait basculer le système de la propriété intellectuelle vers une surprotection défavorable à l’innovation. Un droit à réformer Contrairement à certains de leurs pairs du XIXe siècle, les économistes ne proposent pas aujourd’hui de jeter le bébé avec l’eau du bain. Il ne s’agit pas d’abolir la propriété intellectuelle mais de corriger ses défauts. Citons quelques moyens qui pourraient être mis en œuvre. Une première mesure, dans le domaine du droit d’auteur, consiste à créer une obligation d’enregistrement assortie du paiement d’une redevance annuelle même modique [Lessig, 114
2002 ; Landes et Posner, 2002]. Le but est de réduire les coûts de recherche des ayants droit et de permettre la redécouverte et l’exploitation d’œuvres anciennes encore protégées. Une telle mesure permettrait de centraliser les informations sur les propriétaires, à l’instar des cadastres pour les propriétés mobilières. De la même façon que dans le cas du brevet aujourd’hui, l’absence de paiement de la redevance annuelle mettrait fin à la protection avant la date légale. L’avantage de ce procédé est d’éliminer les créations sans valeur. Une seconde mesure revient à supprimer les facteurs qui incitent les Offices de brevet à relâcher leur vigilance et à accorder des demandes à tort et à travers. Comme le montre le précédent américain, les examinateurs sont en effet soumis à de nombreuses incitations contraires : leur organisation gagne de l’argent lorsqu’ils acceptent un brevet et en perd s’ils le refusent ; le rejet d’une demande les oblige à un surcroît de travail car ils doivent la justifier, contrairement à une approbation ; enfin, une opposition va par nature à l’encontre des intérêts du déposant et de ses conseils, ce qui peut réduire les chances des examinateurs d’être recrutés plus tard dans les grands cabinets d’avocats spécialisés dans la rédaction de brevets. En d’autres termes, il est nécessaire de reconstruire un système d’incitations qui réaligne l’intérêt des Offices de brevet sur l’intérêt général et non plus uniquement sur celui des déposants. Une troisième mesure est la mise en place d’un fonds public, placé sous le contrôle des autorités de la concurrence, qui servirait à faciliter la contestation de la validité de certains titres de propriété intellectuelle [Gilbert, 2002]. La justice n’exerce pas aujourd’hui une force de rappel suffisamment efficace contre de mauvaises décisions d’attribution de brevets. Le comportement de passager clandestin limite les recours au tribunal et les frais élevés du procès conduisent les parties à transiger avant que les juges ne se prononcent. Un fonds public permettrait de renverser cette situation en déminant le terrain de la concurrence des brevets verrous dont la validité est douteuse. Comme cet ouvrage le montre, l’analyse économique de la propriété intellectuelle ne permet pas « de choisir entre le “tout ou rien”, mais elle procure une base suffisamment solide pour prendre des décisions pour “un peu plus de, ou un peu moins de” » [Machlup, 1958].
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Table des matières
Introduction ...................................................................
3
I / Fondements économiques du droit de la propriété intellectuelle ............................................................... Un compromis entre incitation et usage ..................... Solutions alternatives .............................................. Droits exclusifs et pouvoir de marché ..................... Des droits de propriété pour échanger ....................... Droits de propriété et efficacité statique ................. La délimitation des droits de propriété intellectuelle . Détecter et punir les infractions .............................. La tragédie des anticommunaux ..............................
7 7 10 13 14 15 17 20 21
II / Brevet et efficacité ................................................. Brevet et produit net de l’innovation .......................... Brevet et surplus de l’innovation ............................ Externalités de connaissance et rôle du brevet ........ Les effets pervers des courses au brevet ................. La durée optimale du brevet ....................................... Pourquoi la durée d’un brevet est-elle limitée ? ...... Une durée modulable dans les faits : le rôle des règles de renouvellement des brevets ........... La largeur optimale du brevet ..................................... Les liens entre la largeur et la définition juridique du brevet .............................................................. Largeur et pouvoir de marché .................................
24 24 25 26 27 30 30 32 34 35 36 121
La largeur a pour mesure le coût d’imitation .......... De la technologie au marché ................................... L’efficacité du brevet dans le cas des innovations cumulatives .............................................................. Qu’est-ce qu’une innovation cumulative ? ............. Partage des incitations et hold-up ........................... Des technologies cumulatives ................................. Innovations cumulatives et brevet optimal .............
37 40
III / Économie politique du brevet ............................. L’harmonisation et le renforcement du droit des brevets ............................................................... Les réformes de la propriété intellectuelle aux États-Unis et en Europe ................................ Les accords internationaux ...................................... L’extension du brevet à de nouvelles catégories d’inventions ......................................................... Le brevet dans la pratique ........................................... Depuis vingt ans, les demandes de brevets ont explosé .......................................................... Un outil secondaire dans la pratique ....................... Le rôle du brevet pour réaliser les échanges ........... Une arme judiciaire ................................................. Le rôle des Offices de brevets .................................
49
IV / Analyse économique du droit d’auteur ............... Incitation et usage ....................................................... Droit d’auteur et piratage ........................................ L’appropriabilité indirecte ...................................... Droit d’auteur et créations dérivées ........................ Quelle définition optimale du droit d’auteur ? ........ Droit d’auteur et organisation industrielle ................. Contrat d’édition et partage des profits ................... Contrat d’édition et partage du risque ..................... Les institutions collectives de gestion des droits d’auteur ............................................................... « Fair use » et exceptions au droit d’auteur ............ Le cas des œuvres numériques .................................... 122
42 42 43 44 45
49 49 51 52 55 56 59 60 63 66 68 69 71 72 73 75 77 77 79 80 82 84
Une « révolution » numérique ................................. Les logiciels ............................................................
84 88
V / Propriété intellectuelle et droit de la concurrence . La coexistence du droit de la propriété intellectuelle et du droit de la concurrence .................................. La confrontation des deux droits ............................. Des droits économiques complémentaires .............. Établir la prééminence du droit de la concurrence sur le droit de la propriété intellectuelle .............. L’application de la politique de la concurrence dans les accords de licence ..................................... Fondements économiques ....................................... Les effets des licences verticales exclusives ........... Autres cas de figure ................................................. Les obligations et refus de licence .......................... Licences croisées et licences groupées ...................
91 91 92 94 95 97 98 98 100 102 104
Conclusion ...................................................................... Abolir la propriété intellectuelle ? ........................... Une surprotection qui finit par freiner les efforts de recherches et de création ................................ Un droit à réformer ..................................................
110 110 113 114
Bibliographie .................................................................
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