Tchernobyl Un « nuage» passe. . .
Questions Contemporaines Collection dirigée par J.P. Chagnollaud, B. Péquignot et D. Rolland Série « Globalisation et sciences sociales» dirigée par Bernard Hours La série «Globalisation et sciences sociales» a pour objectif d'aborder les phénomènes désignés sous le nom de globalisation en postulant de leur spécificité et de leur nouveauté relatives. Elle s'adresse aux auteurs, dans toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, susceptibles d'éclairer ces mutations ou évolutions à travers des enquêtes et des objets originaux alimentant les avancées théoriques à réaliser et les reconfigurations disciplinaires consécutives. Derniers ouvrages parus Eric GEORGE et Fabien GRANJON, Critiques de la société de l'information, 2008. Philippe ARll\'JÜ, Homosexualité sociale, 2008 Philippe ARINÜ, Homosexualité intime, 2008. Olivier LIET ARD, La fin des inégalités. Manifeste du Parti pour l'Abolition de l'Usure (PAU), 2008. Philippe ARINO, Dictionnaire des codes homosexuels (Tome 1, de A à H), 2008. Philippe ARINO, Dictionnaire des codes homosexuels (Tome 2, de I à Z), 2008. Fabien GALZIN, La dictature du chiffre. Le libéralisme, la science et le « psy », 2008. Clotilde CHABUT, Parents et enfants face à l'accouchement sous X, 2008. A. B. LENDJA NGNEMZUE, Les étrangers illégaux à la recherche des papiers, 2008. E. BAUMANN, L. BAZIN, P. aULD-AHMED, P. PHELINAS, M. SELIM, R. SOBEL L'argent des anthropologues, la monnaie des économistes, 2008. Helmut F. KAPLAN, Fondements éthiques pour une alimentation végétarienne, 2008. Claudie BAUDINO, Prendre la démocratie aux mots, 2008.
Bernard Lerouge
Tchernobyl Un « nuage» passe... Lesfaits
et les controverses
Avec le concours de
Yvon Grall Pierre Schmitt
L' Harmattan
tD L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion.
[email protected] harmattan
[email protected] ISBN: 978-2-296-06685-4 EAN : 9782296066854
Introduction C'est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche souvent d'apprendre Claude Bernard
Pour le Français d'aujourd'hui comme pour celui d'il y a vingt ans, qu'il s'agisse de « l'homme de la rue », du journaliste ou du haut fonctionnaire, il est entendu qu'un personnage officiel a déclaré un jour, le plus sérieusement du monde, que« le nuage de Tchernobyl s'était arrêté aux frontières» ! Ce n'était là qu'une boutade humoristique, non une phrase réellement prononcée, mais qui illustrait bien le calme des experts français alors que toute l'Europe était en émoi. Dans quel contexte précis cette phrase, devenue emblématique (elle fait désormais partie des expressions courantes), est-elle apparue et, problème de fond, quelles ont été les très probables conséquences des retombées radioactives de Tchernobyl pour notre santé? Plusieurs livres «engagés» ont déjà commenté les événements et les déclarations officielles, pour stigmatiser l'attitude des pouvoirs publics, mais leur travail d'historien est très incomplet et ils ne tiennent aucun compte de l'avis des experts en radiobiologie. Cet ouvrage cherche à combler cette lacune en réunissant d'une part des éléments d'information épars, oubliés ou inconnus du public (des confidences des acteurs de ce psychodrame) qui permettent de suivre pas à pas le déroulement de la crise à ses débuts, avec ses réactions médiatiques immédiates, et d'autre part les informations scientifiques les plus récentes permettant de porter un jugement sur l'étendue des risques radiologiques effectivement courus. L'accident de Tchernobyl et l'arrivée d'un panache radioactif, des événements totalement imprévus, surviennent dans les pires conditions: un gouvernement nommé quelques semaines auparavant dans le contexte nouveau d'une cohabitation, dont certains ministres-clés manquent d'expérience; des prévisions météorologiques déficientes, en France comme dans le reste de l'Europe, qui ne voient pas s'approcher les masses d'air contaminé; un « nuage» qui touche notre pays à la veille du long « pont»
commençant le jeudi 1er mai, pendant lequel beaucoup de Français pratiquent un exode tranquille, organisé de 10hgue date, de quatre jours, huit jo~rs ou davantage (qu'il s'agisse de fonctionnaires, de journ~listes, d'hommes politiques, de techniciens etc.); l'absence dans tOQSles pays européens d'une organisation préétablie pour faire face à une telle situation et la cacophonie qui résulte du «chacun pour soi»; la pluie qui tombe abondamment en France dans les régions les plus exposées au panache radioactif; etc.
Pendant les deux premières semaines, les médias font bien leur travail d'information, peu aidés, il faut le reconnaître, par les communiqués lapidaires des services responsables de l'Etat qui sont surchargés et ont le souci de ne pas affoler la population pour un risque radioactif qu'ils jugent très faible, voire nul (à tort ou à raison, nous en discuterons). Le gouvernement tarde à comprendre que cette communication improvisée n'est pas bonne. A partir du 10 mai, la confiance qui régnait depuis longtemps entre les médias et les experts nucléaires en sûreté et en radioprotection se dissipe et les diverses tentatives faites pour la rétablir restent infructueuses. C'est le récit de ces journées, divisé en onze chapitres, qui fait l'objet de la première partie de ce livre, la chronique d'un fiasco médiatique. Mais la question fondamentale est, bien entendu, de savoir si les déficiences de la communication et l'absence de mesures particulières de protection de la population française ont nui à la santé des Français. Ici, ce qui est en cause n'est plus la qualité de la communication mais plutôt la qualité des données scientifiques disponibles et de leur interprétation. La controverse va porter essentiellement sur le niveau de contamination de notre sol et des aliments consommés. Elle durera vingt ans, avec des péripéties diverses, car les mesures de radioactivité dans la nature sont difficiles à interpréter et à relier à la dose subie par les individus. Pendant ce temps, anticipant les conclusions de ces études, des malades atteints de cancers de la thyroïde s'interrogent et décident de porter plainte contre l'État pour empoisonnement ou non-assistance à personne en danger. L'augmentation constatée du nombre de ces cancers a-t-elle un lien avec l'accident de Tchernobyl? Comment passe-t-on de la dose au risque de cancer? Les experts officiels ont-ils sous-estimé les risques? Impossible, bien sûr, de ne pas évoquer à cette occasion les conséquences sanitaires de l'accident dans les Républiques les plus contaminées de l'ancienne Union soviétique, conséquences qui, comme nous le verrons, sont très controversées, elles aussi, sur place comme au plan mondial. Toutes ces questions et considérations font l'objet de la seconde partie du livre, le temps de la polémique. On y aborde au fond, dans un langage aussi accessible que possible, avec divers renvois en annexes, les aspects scientifiques et réglementaires de la radioprotection. La troisième et dernière partie, le temps de la réflexion, aborde les débats qu'ont suscités ces événements. D'abord, ceux qui ont agité les milieux professionnels et les gouvernements du monde entier pour renforcer la sécurité des citoyens vis-àvis des risques liés aux centrales nucléaires et rendre l'information plus 8
transparente. Ces mesures, dont l'efficacité n'a pas été mise en déf~ut depuis maintenant plus de vingt ans, n'ont toutefois pas empêché l'arrêt de nombreux programmes nucléaires à l'étrang~r. En France, le maintien des activités et d~s progr!lroroes nucléajres (si l'on excepte Superp4énix, qui a joué le rôle de l'innocente victime expiatoire) a eu probablemellt pour contrepartie une contestation acharnée, fortement médiatisée, qui s'est polarisée sur la « mauvaise» gestion de la crise et sur les conséqu~nces sanitaires supputées. Les organisations antinucléaires ont su profiter habilement des cafouillages officiels pour acquérir une crédibilité quasi inoxydable auprès des médias, au point que les arguments scientifiques présentant des conclusions contraires aux leurs ne sont même plus écoutés, quelles que soient les références et la réputation des experts qui s'expriment, en particulier les spécialistes du cancer. Est-ce parce que ceux-ci ne peuvent faire honnêtement état que de probabilités là où le public voudrait des certitudes (alors que dans bien d'autres domaines où les risques sont infmiment supérieurs, l'indifférence est souvent de règle)? Selon certains, la messe semblerait dite, dans les médias cororoe dans le grand public, sur l'attitude des pouvoirs publics lors du passage en France de ce qu'il est convenu d'appeler « le nuage de Tchernobyl », ainsi que sur l'étendue des risques sanitaires réellement courus à cette occasion. Cette affaire, nous a-t-on dit, est entrée dans la sphère du mythe, ce que vous pourrez écrire ne changera rien. Faudrait-il donc baisser les bras et refuser de lutter contre des idées fausses, martelées sans démonstration, qui tirent leur force de leur seule répétition. Ce serait désespérer de la rationalité des Français en général et des journalistes en particulier. Il convient au contraire absolument de maintenir ou renouer le dialogue entre le monde scientifique et le monde médiatique, au moins avec les personnes de bonne volonté réellement désireuses de se faire une opinion par elles-mêmes. C'est dans ce but que ce livre a été écrit. Car il serait lâche de se taire lorsqu'on peut apporter des réponses aux légitimes interrogations de notre société.
NB. Le lecteur peu familiarisé avec les unités de radioactivité et de doses de rayonnement et soucieux de bien comprendre l'ensemble des questions débattues devra certes faire un petit effort d'assimilation. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir fait de longues études scientifiques pour appréhender ces notions et le nouveau bagage acquis le préparera à mieux suivre les débats sur l'énergie nucléaire dont les médias se font l'écho et à juger de la qualité des intervenants. 9
On ne peut plus exercer de nos jours sa pleine citoyenneté sans posséder un minimum de savoir sur les notions nouvelles présentes dans l'actualité. Nous regrettons que l'enseignement général, et même médical, accorde si peu de place à la radioactivité et à ses risques spécifiques, replacés dans l'ensemble des risques auxquels nous sommes tous soumis, mais il faut bien reconnaître que le fonds de connaissances utiles est de plus en plus vaste et qu'il vaut mieux savoir apprendre que d'avoir la tête bourrée de notions mal assimilées. Pour ne pas hacher la lecture, mais aussi pour faciliter l'accès ultérieur à ces notions scientifiques à toute occasion, nous avons reporté dans plusieurs annexes les explications utiles ou des données complémentaires détaillées. C'est ainsi que quatre annexes portent respectivement sur la radioactivité, les doses, la radioprotection et ses fondements scientifiques, formant un ensemble auquel le lecteur pourra se reporter aisément et dont la compréhension lui confèrera une culture de qualité sur les rayonnements et leurs effets.
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Première partie
Chronique d'un fiasco médiatique
1 28 avril 1986: l'alerte Le lundi 28 avril 1986, vers 7 heures du matin, un employé venant travailler à la centrale nucléaire de Forsmark, à 120 km au nord de Stockholm, déclenche une alarme en passant dans le portique de détection des radiations situé à l'entrée d'un bâtiment du réacteur. Ce qui étonne, c'est que cette alarme sonne à son entrée, alors que la raison d'être de ce portique est plutôt de détecter toute sortie indue de personnes contaminées ou de matières radioactives! Bien vite, il s'avère que les chaussures de l'homme sont contaminées. En en cherchant les causes, on s'aperçoit que la radioactivité extérieure de l'atmosphère est très supérieure à la normale. Sans doute cet air a-t-il pollué les terrains environnants sur lesquels cet homme a marché. Mais d'où provient cette radioactivité? La centrale aurait-elle eu une fuite radioactive? En première analyse, rien de suspect n'apparaît pourtant dans son fonctionnement. Dans le doute, la direction décrète l'état d'urgence à 10 h 30, informe les autorités locales ainsi que l'Institut national de radioprotection. Par précaution, le réacteur est arrêté et le personnel non indispensable (600 personnes) évacué. Peu avant Il heures, le SKI (1'Autorité de sûreté suédoise) est alerté de la situation. Tandis qu'on examine en détail l'état des installations nucléaires du site, où rien d'anormal n'est remarqué, la direction interroge les postes de contrôle de l'activité de l'air situés à Stockholm ainsi que dans le centre de recherche suédois de Studsvik, à 90 km au sud de la capitale. Leurs réponses parviennent vers midi. Elles sont éloquentes: l'activité de l'air y a cru de manière similaire à celle de Forsmark! La cause de la contamination est donc extérieure à la centrale et comme il n'y a aucune indication de dysfonctionnement en Suède, elle ne peut provenir que d'un pays étranger. Sans attendre cette réponse, des mesures spectrométriques ont été faites sur les filtres à travers lesquels l'air ambiant est continûment aspiré. Cette première analyse révèle que les particules radioactives qui s'y sont déposées ne sont pas spécifiques d'une explosion nucléaire militaire, qui enfreindrait le traité d'interdiction des essais aériens ratifié par l'Union soviétique, mais qu'elles ont probablement pour origine un réacteur nucléaire en exploitation. Toutes les organisations suédoises impliquées sont immédiatement alertées, l'Institut de recherche de la défense nationale, l'Institut de météorologie et d'hydrologie notamment. Les données météo indiquent que la contamination vient de l'est ou plutôt du sud-est (Lituanie, Biélorussie ou Ukraine ?). En fait, elle est arrivée
subrepticement la veille au soir, sans qu'on en ait alors pris conscience. Qu'elle puisse apparaître si loin de son lieu d'origine étonne un peu. Il faut que les poussières aient été projetées ou entraînées à une altitude d'au moins 1000 mètres! Parmi les radio-isotopes identifiés, les physiciens relèvent alors du niobium, un métal qui entre dans la composition de structures du cœur de certains réacteurs électrogènes soviétiques. Puis ils trouvent du carbone, ce qui fait penser à un incendie impliquant du graphite. Le diagnostic se précise donc: un grave accident nucléaire, quelque part en URSS, sans doute dans un réacteur de type RBMK, dont le cœur contient justement plusieurs milliers de tonnes de graphite et des structures en alliage de zirconium et de niobium. Admirons au passage la rapidité de l'analyse et la justesse des conclusions, que rend possible l'analyse fine de la radioactivité ambiante, révélatrice impitoyable des secrets les mieux gardés) . Vers midi, l'attaché nucléaire suédois à Moscou est chargé de contacter les autorités soviétiques pour savoir si un accident est survenu en URSS. La réponse immédiate du Kremlin est négative. Qu'importe! La Suède informe le monde entier de ses conclusions. Il est environ 13 heures. Quelques heures plus tard, une courte information de l'agence Tass, à la fin d'un journal télévisé soviétique, fait enfin part de l'accident: la centrale concernée est celle de Tchernobyl, en Ukraine, à 130 km environ au nord de Kiev, presque à la frontière du Belarus. Comment l'URSS aurait-elle pu dissimuler le fait et le lieu? Les satellites espions américains l'auraient vite identifiée. L'accident concerne la quatrième et dernière tranche mise en service sur le site. Des mesures sont prises pour éliminer les conséquences de l'accident, ajoute l'agence Tass, et des soins ont été prodigués aux victimes. Aucune autre information n'est encore donnée, pas même sur le jour de survenue de l'accident. La Glasnost se met en route, mais à toute petite vitesse. L'armée suédoise dispose, pour contrôler la radioactivité, de collecteurs qui peuvent être montés sous les ailes de certains avions de combat. Dans l'après-midi, ces appareils font des prélèvements à une altitude de 300 m, le long de la frontière, puis balayent diverses altitudes jusqu'à 12000 m. Dans la soirée, un hélicoptère de la Marine mesure le niveau de contamination de l'air, une contamination présente entre des altitudes de 200 et 1000 m, avec un maximum à 700 m. Un plan d'urgence est aussitôt établi. Au sol, les vingt-cinq stations de l'armée enregistrent déjà les données reçues. Les stations existantes, civiles ou militaires, reçoivent l'ordre de changer leurs 1
Ce sont des analyses de ce type (mais à partir d'échantillons pris sur le terrain et des radioactivités plus de mille fois inférieures) qui permettent aux inspecteurs de l'Agence Internationale de l'Énergie Atomique de savoir ce qui s'est réellement passé ou est en cours dans les pays suspectés de tentatives de prolifération. 14
filtres toutes les trois heures afin de les analyser immédiatement et de permettre ainsi le suivi de la contamination au cours du temps. C'est dans l'après-midi du lendemain 29 avril que celle-ci sera la plus forte. Peu après avoir nié puis reconnu l'accident, Moscou demande conseil aux Suédois et aux Allemands sur les moyens d'éteindre le feu de graphite qui s'est déclaré dans leur réacteur, une demande d'autant plus étonnante que la Suède n'a jamais utilisé ce matériau2 dans ses réacteurs et que le seul réacteur allemand qui en est pourvu est reIToidi à l'hélium et donc ne présente aucun risque d'inflammation. Seuls les Anglais et les Français ont encore des réacteurs utilisant du graphite, mais ils ne sont pas contactés. Les Anglais ont pourtant connu en 1957 un grave accident à la centrale de Windscale, où du graphite s'était enflammé, réacteur à l'arrêt, lors d'une opération de réchauffage, assez risquée, mais volontaire, destinée à lui redonner ses caractéristiques physiques initiales. Cette tentative de réparation des dommages subis du fait de l'irradiation avait mal tourné et ce premier accident du nucléaire civil avait provoqué une contamination extérieure, par l'iode notamment, qui avait conduit à une interdiction de consommation du lait produit dans la région pendant près de deux mois. Cet accident avait donné lieu à de nombreuses publications. La demande soviétique montre à l'évidence le désarroi dans lequel se trouvent les autorités centrales. Gorbatchev, au pouvoir depuis l'année précédente, fait sans doute face à une situation très grave. Premières réactions françaises Ce lundi 28 avril donc, vers 13 heures, le SKI suédois téléphone directement au professeur Pierre Pellerin, directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), pour l'informer de la contamination du ciel suédois et de ses premières conclusions. L'interlocuteur ne s'étend pas sur les données car il a bien d'autres correspondants à avertir. Le SCPRI a été désigné «centre de référence européen» en matière de mesure des faibles radioactivités et se doit donc d'être l'un des premiers informés. Il l'est d'autant plus que son directeur, en poste depuis trente ans, a une grande notoriété internationale dans le domaine de la radioprotection et que la France est le premier pays producteur d'électricité d'origine nucléaire en Europe. Aussitôt la nouvelle connue, qu'il retransmet au gouvernement, Pierre Pellerin fait équiper les avions de ligne d'Air France qui se dirigent vers le 2
Le graphite sert dans la plupart des réacteurs à ralentir les neutrons issus des
fissions pour les amener à une vitesse qui les rend plus aptes à donner naissance à de nouvelles fissions.
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nord et le centre de l'Europe de filtres permettant de recueillir les poussières en suspension dans l'air. Cela fait près de trente ans que son service conduit de telles opérations dans tous les cieux du globe, à la traque des retombées des essais nucléaires dans l'atmosphère ou d'incidents radioactifs pouvant survenir à tout moment, quelque part dans le monde. Le matériel est disponible et monté le jour même avec l'accord de la compagnie. La routine presque. .. Après avoir mis le SCPRI (qui dépend du ministère de la santé) sur le pied de guerre et décidé une permanence 24 heures sur 24, le Pro Pellerin prépare le télex qu'il adressera le lendemain aux divers sites nucléaires français où s'exerce en continu la surveillance de la radioactivité de l'atmosphère, pour qu'ils redoublent de vigilance: ceux du Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA) et de sa filiale, la Compagnie Générale des Matières Nucléaires (COGEMA), ainsi que ceux d'Électricité de France (EDF), en tout plus de trente sites répartis dans l'Hexagone. Ces moyens de mesure complètent ceux qui dépendent directement de son service et quelques autres aussi. Le ciel de France est bien surveillé. Pierre Pellerin prend ensuite contact avec les principaux spécialistes mondiaux, en particulier le Pro Eric Pochin, de Grande-Bretagne, expert reconnu des contaminations par l'iode radioactif, ainsi qu'avec François Cogné, le directeur de l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (IPSN), une branche du CEA chargée de missions d'expertise et de recherche en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection. Les deux hommes et leurs équipes se connaissent bien et depuis longtemps. Ils discutent longuement au téléphone pour évaluer l'accident et en supputer les causes et surtout les conséquences possibles, en URSS d'abord mais aussi en France, dans le cas où la pollution parviendrait jusqu'à nos frontières. Ils savent bien qu'ils seront bientôt sur la sellette et interrogés l'un et l'autre, tant par le gouvernement que par les médias, du fait de leurs compétences respectives. Il importe donc de s'échanger en permanence les informations reçues ou données, pour évaluer en commun l'évolution de la situation et éviter tout décalage dans l'information. Les données disponibles sur le réacteur accidenté sont succinctes. L'installation soviétique figure bien dans un annuaire de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA), qui recense tous les réacteurs du monde, mais chaque pays le renseigne comme il veut, et comme ce réacteur de type « RBMK » est à double fm, civile et militaire (il participe à la production de plutonium de «qualité militaire »), rien de très détaillé n'y figure, bien sûr. Ce n'est pas très grave car la donnée qui importe le plus est la puissance thermique du réacteur, environ 3 000 mégawatts (à peu près celle d'un des deux réacteurs de Fessenheim). Cette seule donnée permet de déterminer le nombre de fissions et donc de « produits de fission radioactifs» produit chaque seconde et d'en déduire leur masse approximative accumulée 16
dans le cœur du réacteur dans l'hypothèse maximaliste d'un fonctionnement antérieur de quelques années à pleine puissance. Même en supposant que l'ensemble des produits de fission soient relâchés et que le panache se dirige droit vers la France, les premières estimations sont rassurantes, compte tenu de la distance (l 600 km de Tchernobyl à Strasbourg) et des lois de la diffusion atmosphérique, laquelle a pour effet de diluer les poussières et les gaz radioactifs. L'activité moyenne déposée, si elle était uniforme, ne conduirait, semble-t-il, qu'à une contamination de l'ordre de 5000 becquerels3 par mètre carré. Or, c'est en direction du nord, vers les pays scandinaves, que le panache s'est dirigé, non vers l'ouest et la France. La radioactivité se détecte facilement, à un niveau qui peut être extrêmement faible. Celle dont a fait part la Suède est loin d'être négligeable mais elle n'est pas alarmante. Comme on le voit, l'accident est pris très au sérieux et tous les moyens utiles dont dispose la communauté nucléaire française sont immédiatement mobilisés, mais nul ne manifeste de réelle inquiétude pour la santé de la population française. Ce qui occupe les esprits, ce sont avant tout les événements en Union soviétique, les causes de l'accident et ses conséquences locales. Rien de plus normal. Le décor est planté, les acteurs sont en place. La pièce qui va se jouer, totalement improvisée, va susciter un intérêt considérable, notamment dans notre pays où elle va être évoquée pendant plus de vingt ans, jusqu'à nos jours, dans un esprit polémique. Elle mérite donc qu'on se penche attentivement sur son déroulement.
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Le becquerel (Bq) est l'unité de radioactivité. Nous invitons vivement le lecteur
profane à lire l'annexe éprouvera le besoin.
I de ce livre sur la radioactivité
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et à s'y référer quand il en
2 Mardi 29 avril: premières rumeurs et réactions L'annonce de l'accident, qu'ont reconnu les Soviétiques dans la soirée du lundi 28 avril, et d'une contamination transfrontalière stupéfie le monde entier. Aucune information officielle ne parvenant par le biais des ambassades, les gouvernements occidentaux n'ont guère d'autre ressource que d'écouter les médias qui se fondent eux-mêmes sur des rumeurs diverses. Seuls les Etats-Unis disposent de satellites militaires d'observation performants susceptibles de leur apporter quelques lumières objectives sur l'accident; mais comme le degré de précision des photos prises par ces derniers est très secret, aucune d'entre elles n'est publiable. Une première vue en noir et blanc du profil du réacteur, prise par les Soviétiques, est bientôt diffusée. Elle fera comprendre immédiatement l'ampleur de la catastrophe. Le satellite européen SPOT, dont les photos sont moins bonnes, ne délivrera
sa première image que lejeudi I er mai. Mais ce sera un travellingpris d'avion
un peu plus tard qui restera dans la mémoire collective. Le mardi 29 avril, le second communiqué de l'agence Tass fait état de deux morts, un chiffre que les observateurs estiment trop ridiculement faible pour être vraisemblable. D'autres estimations (2000 décès), jugées plus « plausibles» mais d'origine incertaine, sont vite avancées par les médias américains et reprises par certains journaux français (Le Parisien, Le Monde par exemple) ainsi que par nos chaînes de télévision. Ces rumeurs sont-elles orchestrées? S'agit-il d'un complot ourdi aux États-Unis ou ailleurs visant à discréditer l'énergie nucléaire en même temps que le régime soviétique? Certains se poseront sérieusement la question4. D'autres diront plus tard que la source est tout bonnement un propos non vérifié d'une bonne dame de Kiev... Nous ne prendrons pas parti sur ce point. Des «informations» sont glanées par les grandes agences de presse américaines (United Press et Associated Press) auprès d'une délégation soviétique de passage aux États-Unis, ou auprès de personnes revenant de l'Union soviétique. Ces nouvelles diverses seront reprises avec précaution par les journaux français les jours suivants, modulées en fonction de leur orientation politique pro ou anti-soviétique et de leur position, favorable ou non, à l'énergie nucléaire. L'occasion est trop belle pour les opposants à cette forme d'énergie, partout dans le monde, de dénoncer les risques liés aux 4
LECERF (Yves) et PARKER (Edouard) L'affaire Tchernobyl. La guerre des rumeurs. (put) 1987.
centrales en exploitation ou en cours de construction. Ils auront donc tendance à croire, accréditer ou avancer les chiffTes ou les rumeurs les plus pessimistes, une position qui s'affmnera avec le temps parfois jusqu'au délire. En Suède, les autorités, tout en protestant auprès des Soviétiques de n'avoir pas été prévenues de cette pollution, indiquent toutefois que la radioactivité induite est sans danger pour l'être humain, ce dont fait état, par exemple, le journal Les Échos, dans un article au ton très mesuré, dont la manchette «Accident nucléaire à Kiev: la Scandinavie s'inquiète» ne reflète apparemment que l'attitude de la population locale. L'article fait état des mesures de radioactivité réalisées dans tous les pays nordiques et des déclarations soviétiques sur les soins prodigués aux blessés. Il s'interroge sur les conséquences de l'accident sur les opinions publiques occidentales et sur la concurrence entre énergies au moment où fait rage la tentation du pétrole pas cher. Mais il indique aussi que la radioactivité anormale relevée dans les pays scandinaves et particulièrement en Finlande était sans danger pour l'être humain. Comme ils pouvaient s'y attendre, François Cogné, Pierre Pellerin et Pierre Tanguy, l'ancien directeur de l'IPSN qui a rejoint récemment EDF en tant qu'inspecteur général de la sûreté et de la sécurité nucléaire, sont harcelés de questions par les journalistes qui les ftéquentent de longue date. Qui d'autres que ces trois grands experts pourrait apporter un semblant de réponse à leurs interrogations? Mais ces derniers peuvent-ils dire autre chose que des généralités en l'absence d'informations directes ou indirectes, de source fiable? Trois grandes questions intéressent alors les experts comme les médias : les conséquences sanitaires de l'accident sur place (nombre de morts probables en URSS), les causes de l'accident, enfin l'appréciation du risque pour l'Europe et la France d'être atteinte par le panache radioactif avec des conséquences sanitaires éventuelles à préciser. Première interview télévisée du Pro Pellerin Ce 29 avril, le ProPellerin est invité à participer au JT de 13 heures sur TF1 que présente Yves Mourousi. François Cogné l'accompagne rue Cognacq-Jay mais doit se contenter de discuter avec Michel Chevalet avant l'émission pour l'informer de ce que sont les réacteurs RBMK, leur nombre, leurs atouts (la simplicité de leur conception) et leurs faiblesses supposées (le collecteur de vapeur qui pourrait se rompre, première hypothèse émise par l'IPSN sur la cause de l'accident). Puis viennent les informations météo. Le vent a tourné et souffle maintenant vers les Balkans. Mais, le lendemain, il devrait se diriger à nouveau vers les pays scandinaves. A Copenhague, c'est la ruée 20
dans les pharmacies pour se procurer des tablettes d'iode, censées saturer la thyroïde et donc empêcher la fixation ultérieure de l'iode radioactif provenant de Tchernobyl. Le Pr. Pellerin, qui a eu le matin même des contacts avec ses homologues suédois, apporte lors de l'émission quelques précisions sur la situation dans ce pays, où l'activité en iode de l'atmosphère serait montée à 10 Bq/m3, mais serait redescendue depuis lors à moins de 2.5 Bq/m3. C'est une activité notable, ajoute-t-il, mesurable, mais qui ne présente aucun inconvénient sur le plan de la santé publique. On a fait tellement de catastrophisme sur le plan du nucléaire qu'on risque un peu la panique. Je voudrais bien dire clairement que, même pour les Scandinaves, la santé n'est pas menacée... Cela ne menace personne actuellement, sauf, peut-être, dans le voisinage immédiat de l'usine, et encore c'est surtout dans l'usine que je pense que les Russes ont admis qu'il y avait des personnes lésées. Michel Chevalet expose ensuite longuement les hypothèses sur les causes de l'accident que lui a suggérées François Cogné et qui se révèleront ultérieurement inexactes. À l'issue de l'émission, Yves Mourousi s'étonne de cette nouvelle
unité
de radioactivité
qu'est
le becquerel.
Personne
n
y
comprend rien, M Pellerin, parlez donc en curies comme tout le monde! Ce conseil sera suivi dix jours plus tard, mais s'avèrera désastreux, car le grand public n'a aucune idée de ce qu'est le curie, une unité en fin de compte moins parlante à l'esprit que le becquerel. Le journal télévisé, dont la durée est très limitée, ne permet bien sûr pas d'inclure un exposé général sur la radioactivité et les effets des rayonnements sur l'homme et ce n'est pas non plus à l'invité, qui ne dispose d'aucun support pédagogique visuel, de l'improviser. Des émissions particulières auraient pu être programmées pour initier le public à ces notions en profitant de sa sensibilisation. Encore faudrait-il qu'il existe un peu de souplesse dans les grilles de programmes. Des propos imprudents. Aujourd'hui, quand on les réécoute, ces premiers propos du Pr. Pellerin étonnent un peu car, à l'époque, on ne sait pratiquement rien encore de l'ampleur de l'accident et il semble donc prématuré de dire que cela ne menace personne sauf, peut-être, au voisinage immédiat de l'usine. Que signifie d'ailleurs dans son esprit voisinage immédiat et que peut en penser le public? S'agit-il de quelques kilomètres ou de quelques dizaines de kilomètres? On verra par la suite que plusieurs interprétations sont possibles. Le jugement du Pro Pellerin ne peut se fonder que sur l'activité de l'air annoncée par les Suédois, de l'ordre de 10 Bq/m3, un chiffre modeste en effet, analogue à celui que l'on trouvera en France quelques jours plus tard, mais non représentatif de la situation au nord de la Suède et en Finlande (dix fois plus environ, ce que l'on ignore). Même si les conséquences sanitaires finales seront, en URSS, bien moindres que ce que la plupart des médias 21
prétendront sur le coup de l'émotion et sur la foi de faux prophètes, nul ne conteste aujourd'hui qu'une vaste opération d'évacuation de la population locale s'imposait bien et que l'accident est effectivement une vraie catastrophe. Dénoncer à l'avance le «catastrophisme» des médias, c'est un peu agiter un chiffon rouge devant leurs yeux. En outre, ces propos peuvent laisser penser que l'on ne traite pas la radioprotection en France avec autant de rigueur que dans les pays scandinaves, puisque la radioactivité qui y est mesurée semble émouvoir les autorités de ces pays et peu les nôtres. Le 29 avril, à 13 heures, alors qu'on ne dispose que de renseignements très faibles, le Pro Pellerin aurait pu se retrancher derrière sa méconnaissance de la situation locale et se contenter de faire part de sa vigilance et des liens qu'il entretient avec ses collègues étrangers. Mais il préfère donner son intime conviction et rassurer. A-t-il tort de le faire? Nous en discuterons plus tard. Autres interviews À 13 heures, sur Antenne 2, le journaliste Noël Mamère reçoit Pierre Tanguy. Le présentateur rapporte d'abord ce que l'on dit du nombre de morts (2 ou 2 000 selon les sources) et diverses informations alarmantes provenant du Japon ou d'un radio amateur: Le monde n'a pas idée de ce qu'est cette catastrophe. Aidez-nous! Noël Mamère ajoute que, vu les conditions météo présentes, le dégagement radioactif sous forme de nuage ne touchera pas la France, mais il redescend sur l'Autriche et la Yougoslavie. À Kiev, la vie est apparemment normale mais on lave régulièrement les trottoirs. Pierre Tanguy intervient alors avec assurance et conviction.Il envisage des solutions possibles pour éteindre l'incendie de graphite et annonce que la France, comme les États-Unis, est prête à apporter son aide, si on la lui demande. Le fait, pour le panache radioactif, de venir ou non en France dépend de la météo, ajoute-t-il, mais plus le temps passe, plus ça se disperse et cela devient totalement insignifiant. À la fin de l'émission, Yves Lenoir, un invité antinucléaire, rappelle qu'il y a encore des réacteurs graphite-gaz en France et donc qu'un risque existe. Il faut les arrêter! s'exclame-t-il. Leur conception est pourtant bien différente de celle des RBMK. En Suisse, le matin de ce mardi 29, une analyse du centre météorologique national avait conclu au retour vers le sud et le sud-est, c'est à dire vers l'URSS, du panache radioactif relevé le dimanche et le lundi en Scandinavie. Des prévisions analogues sont émises en cours de journée par les centres météorologiques de la République fédérale d'Allemagne et de l'Italie. Les informations recueillies en Autriche sont également tout à fait rassurantes et cohérentes avec les prévisions françaises, que certains, plus tard, accuseront cependant d'avoir été manipulées par le gouvernement. 22
Au soir du 29 avril, un anticyclone semble protéger notre pays jusqu'au 2 mai contre toute incursion venant de l'est. Brigitte Simonetta, sur Antenne 2, achève le bulletin météorologique qui précède le journal télévisé de 20 heures, en affichant une carte de France où figure un triangle STOP tout à fait rassurant au niveau des Alpes. Or toute journée gagnée est bonne à prendre car deux phénomènes contribuent à diminuer la nocivité du panache, comme l'a dit Pierre Tanguy: la décroissance radioactive naturelle des produits de fission transportés (selon les périodes propres à chacun des radioéléments) et la dilution progressive des contaminants dans l'atmosphère. Au cours du JT qui suit, le présentateur, Jacques Violet, évoque les 130 stations de mesures réparties sur le territoire, où sont effectués des prélèvements quotidiens sur les poissons, le lait des vaches, les cultures, l'eau de pluie ou les poussières atmosphériques, des prélèvements analysés, contrôlés et comptabilisés dans une salle unique au monde pour vérifier le niveau de la pollution de l'environnement. Plus de 50 000 par an. Puis il interroge son invité, le Pr. Chanteur, directeur adjoint du SCPRI. - Pour l'instant, il n y a aucun risque avec l'accident qui vient d'avoir lieu en Union Soviétique?
- Ah
ça, je peux vous dire qu'en France, il n y a absolument
aucun risque.
On pourra certainement détecter dans quelques iours le passage des particules5, mais du point de vue de la santé publique, il n y a aucun risque. Dans l'après-midi, François Cogné avait passé près d'une heure au téléphone avec l'assistante de Michel Chevalet. Puis d'autres personnes l'avaient sollicité. Or, il devait continuer de consulter ses services, garder le contact avec ses homologues étrangers, répondre aux questions du pouvoir politique, diriger son Institut. Aussi a-t-il demandé à son adjoint, Jean Petit, de le remplacer pour l'interview prévue le soir même à 23 h sur Antenne 2, avec le journaliste Philippe Harrouard. Durant la vingtaine de minutes qui lui sont accordées, Jean Petit se révèle un excellent communicant, répondant avec sérieux et modestie aux questions pertinentes qui lui sont posées. Il trie dans la masse « d'informations» ou de rumeurs que le journaliste lui présente ce qui lui paraît vraisemblable ou non. Tandis qu'un vice-président de l'aviation civile soviétique, de passage à Washington, n'a évoqué qu'un accident « local» ayant fait moins de cent blessés et que Moscou ne parle que de deux tués, l'agence américaine UPI fait déjà état de deux mille morts auxquels s'ajouteraient bientôt un millier de blessés dans un état désespéré dirigés vers divers hôpitaux. Jean Petit explique que cette information américaine paraît peu plausible, les personnes irradiées ne décédant pas aussi rapidement. Il se réfère à l'avis des spécialistes de l'IPSN, en particulier du Dr Lafuma, selon lesquels le risque 5
C'est nous qui soulignons 23
principal est de voir apparaître des cancers supplémentaires, différés, chez les personnes assez fortement irradiées. Les événements à Tchernobyl On ignore alors tout de l'action héroïque des pompiers qui se sont sacrifiés dans la nuit de l'accident pour empêcher l'incendie de se propager vers le réacteur mitoyen, allant jusqu'à pousser du bout de leurs bottes les morceaux de graphite ou d'uranium incandescents éparpillés sur les toits. Aucun ne dispose de dosimètre personnel lui permettant d'avoir une idée grossière du niveau de rayonnement dans lequel il travaille. D'ailleurs, lorsqu'il existe un dosimètre collectif, il est tellement saturé quand on le met en marche sur les lieux de l'accident qu'il ne donne aucune indication. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les premiers intervenants ignorent que le réacteur est détruit et qu'ils travaillent dans un milieu très radioactif. Pour eux, c'est un incendie déclenché par une explosion chimique, une explosion hydrogène peut-être, qu'il faut à tout prix maîtriser pour qu'il ne se propage pas au réacteur jumeau. Il fait nuit et la fumée cache la vérité que seuls un très petit nombre d'hommes hébétés comprennent. Quand, sept heures après l'accident, le soleil est bien levé et que la situation est mieux appréhendée, une centaine d'hommes sont déjà hospitalisés. 237 ont éprouvé dans les heures qui ont suivi des malaises à des niveaux divers, rangés sous l'appellation de «maladie des rayons ». 134 d'entre eux seront évacués vers les hôpitaux de Moscou (principalement) ou de Kiev pour des greffes de moelle osseuse. 28 de ces intervenants de la première heure décèderont dans les quatre mois suivants. Leur mort sera régulièrement annoncée par l'agence Tass, jour après jour, semaine après semaine. Aucun secret de la part des Soviétiques sur ce premier bilan des victimes, on a peine à le croire aujourd'hui et les Occidentaux le croient moins encore sur le moment. L'appui d'un spécialiste américain des greffes de moelle osseuse (une technique qui a fait la réputation des médecins français mais qu'ils ne recommandent plus), le Dr Gale, sera même recherché, par l'intermédiaire d'un milliardaire américain, le Dr Hammer. Il interviendra, mais sans véritable succès. Dans cette interview, Jean Petit estime que la population vivant à plus de quelques dizaines de kilomètres du réacteur endommagé ne peut être soumise à des doses excessives de rayonnement et que des conséquences sanitaires ne sont guère possibles au-delà des frontières. Il ne se trompe pas trop puisque la zone d'exclusion qui sera décrétée autour de la centrale aura un rayon de 30 km. Mais il n'imagine pas que les caprices du vent et surtout de la pluie puissent parfois concentrer la contamination très au delà de cette zone, selon une dispersion dite en «taches de léopard )),totalement imprévisible. Jusqu'à 24
quelle distance faut-il évacuer la population? La question ne trouvera pas de réponse immédiate, car il convient d'abord de mesurer partout le niveau de radioactivité local puis de peser le pour et le contre. Les spécialistes de la radioprotection considèreront qu'il n'y a pas lieu d'évacuer lorsque le niveau de rayonnement est analogue à ce que l'on trouve dans les régions du globe où le rayonnement naturel est le plus fort, sans dommages sanitaires apparents. Mais la population est anxieuse, ce qui conduira le gouvernement soviétique à décider des évacuations de plusieurs zones contaminées relativement éloignées de Tchernobyl, parfois contre l'avis de leurs spécialistes, des opérations qui s'étaleront jusqu'en août 1986. En même temps qu'elle annonce un nombre de victimes très limité, l'agence Tass fait part d'une première évacuation de la population, mais sans donner d'autres détails. L'heure de l'accident n'est toujours pas révélée, le moment le plus probable étant, pour les observateurs étrangers, l'après-midi du 26 avril. Le jour est le bon mais pas l'heure (en réalité 1 h 23 du matin, heure locale, 2 heures de moins à Paris). Cette heure nocturne est une chance: au moment de l'accident, la plupart des habitants de la ville de Pripiat (50000 personnes à 4 km de la centrale), où vivent les familles des exploitants des quatre unités de production du site et celles des constructeurs des deux autres réacteurs programmés, dorment, fenêtres plus ou moins closes6. La nuit, l'air réchauffé par les habitations a tendance à constituer un matelas faisant barrage à l'arrivée du panache radioactif. Celui-ci, qui se dirige vers le nord passera tout à côté, semble-t-il, sans trop les affecter7. Au moment où, sans la nommer expressément, on commence à parler dans les médias de cette ville, celle-ci a été évacuée deux jours auparavant, le dimanche 27, en trois heures de temps, à l'aide de plus de 1200 cars et 300 camions réquisitionnés par les autorités. La communication soviétique se met en place, mais avec retard. Le décalage de deux jours entre les faits et les déclarations alimentera la suspicion et décrédibilisera le discours, car les journalistes veulent du direct. Or, peu d'images fixes ou mobiles seront publiées sur les événements des premiers jours, les interventions des pompiers, l'évacuation, etc. Moscou expérimente pour la première fois une gestion de crise publique, ce qui n'est pas simple; sa gestion est efficace mais secrète. Peut-on être à la fois efficace et transparent dans de telles circonstances? Il est permis de se poser la question.
6
En revanche, des pêcheurs à la ligne nocturnes, qui assistent de loin à l'incendie du
réacteur, seront irradiés eux aussi et devront être hospitalisés. de courte durée. 7
Mais leur malaise sera
Les enfants de Pripiat ne seront pas particulièrement touchés par les cancers de la
thyroïde qui apparaîtront
plus tard.
25
Dans la soirée du 29 avril, on relève avec surprise au Vésinet, sur les filtres d'un vol Francfort - Hambourg - Paris, une radioactivité significative d'éléments à vie courte, révélatrice d'une contamination de l'atmosphère en altitude. Le Pro Pellerin communique le soir même à Serge Berg, de l'agence France Presse, les résultats des analyses qui ont été faites au retour de l'appareil. Ce premier télex sera le premier d'une longue série de messages quotidiens envoyés à minuit et largement diffusés. Les analyses donnent les proportions des principaux isotopes trouvés, mais ne peuvent préciser leur concentration dans l'air à tel ou tel endroit du parcours aérien. Le texte est le suivant: Ce jour, 29/04/86 à 24 h, aucune élévation significative de la radioactivité sur l'ensemble des stations du SCPRl du territoire. En revanche, premier prélèvement significatif effectué sur le vol Air France Hambourg-Paris (en provenance de la région de la Baltique). Les pourcentages relatift de la composition en spectrométrie gamma: 132 Tellure 131 Iode
132Iode
environ environ environ environ environ traces traces traces
8
103 Ruthénium 99M Technétium 134 Césium 137 Césium 140 Baryum Ces mesures se poursuivent
39% 30% 21% 5% 3%
Cette information brute est communiquée au monde entier par le biais des diverses agences de presse. Première information chifftée publiée largement, semble-t-il, elle attirera le lendemain au Vésinet de nombreux journalistes ftançais ou correspondants étrangers. Mais, n'étant assortie d'aucun commentaire écrit, elle est bien difficile à déchiffrer par la presse du lendemain matin, qui en fait cependant largement état. En fait, elle n'est compréhensible que par les spécialistes. L'avion a rencontré le panache, voilà ce qui est sûr. Quant aux chiffres et aux radionucléides...
8
Pour les physiciens: l'iode-l32 n'est pas un «produit de fission)} mais le descendant radioactif du tellure-l32 (demi-vie de 3 jours), qui, lui, en est un. Cet iode-l32 a une demi-vie assez courte (2 heures environ) comparativement à celle de l'iode-l31 qui est d'environ 8 jours. On verra que cet iode-l32 et d'autres isotopes de l'iode, à vie encore plus courte, pourraient avoir joué un rôle important dans l'exURSS, mais sa disparition assez rapide conduit à le négliger dans les autres pays survolés, comme le nôtre.
26
3 Mercredi 30 avril: les rumeurs s'amplifient Le mercredi 30 avril, l'agence Tass annonce 197 blessés, dont 49 ont déjà quitté l'hôpital, pour démentir les rumeurs occidentales faisant état de milliers de décès. Ces dernières continuent cependant de s'amplifier. Selon un radioamateur local, deux réacteurs seraient détruits et il y aurait des centaines de morts que des repris de justice enterreraient au plus vite! Des photos infrarouges américaines mettraient en évidence un second foyer d'incendie. Y aurait-il donc du vrai dans l'atteinte d'un deuxième réacteur? Comme le rappellent certains auteurs9, rien n'est plus propre à la naissance et à la propagation de rumeurs qu'une information non vérifiable. On vérifie donc ce qu'on peut: les « rapatriés» sont cueillis à leur descente d'avion pour que leur radioactivité corporelle soit analysée. Le laboratoire du SCPRI au Vésinet fait des mesures et ne trouve rien. Cela n'étonne pas le Pro Pellerin mais rassure les intéressés et leurs proches. Les médias s'en font honnêtement l'écho. Selon Le Matin, « l'angoisse s'empare d'une partie des populations nordiques. À Copenhague, les gens se ruent dans les pharmacies pour se procurer des pastilles d'iode... Le vent faible souffle encore du sud-est, donc de l'URSS. De quoi donner de nouvelles sueurs froides à une population que les appels au calme des autorités n'arrivent pas à calmer. En Suède, les autorités locales distribuent des tablettes d'iode aux enfants des écoles et mille personnes font la queue, pendant plusieurs heures, pour se faire examiner par une équipe de dix médecins spécialistes des radiationsJO.» On notera la contradiction avec la déclaration de la veille d'un ministre suédois sur l'absence de danger... La Finlande paraît plus calme, bien qu'elle soit plus touchée. Elle a peu réagi à l'événement, se contentant de noter (toujours selon Le Matin) des retombées radioactives 6 à JO fois plus importantes que d'habitude. Cette formulation n'a guère de sens, car, « d'habitude », il n'y a pratiquement aucune retombée sensible. Ce qui est vrai, c'est qu'elles sont plutôt 6 à 10 fois plus fortes qu'en Suède. Raymond Sené, du Groupe de scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN), accompagné des Amis de la Terre et de certains Verts, 9
STRAZZULA (J) et ZERBIB (J-C) Tchernobyl. La documentation ftançaise (1991). 10 Autre exemple d'affolement, celui que rapportera Ouest France du 3 mai: La Californie, sur laquelle les restes d'un nuage radioactif pourrait arriver les jours
prochains,
a connu
une ruée identique.
donne dans une conférence de presse son sentiment sur les conséquences sanitaires, sans disposer plus que d'autres d'informations particulières. Selon lui, seules les personnes travaillant sur le site de la centrale et les équipes de secours ont pu recevoir une dose mortelle, 1000 rems (J0 Sv) en unejois. Ces personnes peuvent mourir dans les trois jours suivants. D'autres ont dû mourir par des projections de vapeur ou des chocs mécaniques. Sous le vent, jusqu'à une distance de 100 km, la population court des risques mortels dont les effets peuvent se manifester dans les semaines ou les mois à venir. En se positionnant entre les déclarations soviétiques (2 morts) et les rumeurs américaines (2000), le GSIEN pense-t-il s'approcher d'une vérité qui se situerait à mi-chemin? La réalité est bien différente de ce que chacun peut imaginer et il est encore hasardeux de faire des pronostics. À l'heure où Raymond Sené s'exprime, les Soviétiques ont raison contre lui; mais le bilan humain va s'alourdir de semaine en semaine. On ne dépassera cependant pas la trentaine de victimes à la fin de l'année, appartenant toutes au personnel d'intervention des premières heures. Gorbatchev a décrété la Glasnost (c'est-à-dire la transparence), mais elle ne se met en œuvre que très progressivement, tant les vieilles habitudes sont difficiles à modifier à tous les niveaux. Personne en Occident ne croit alors à la véracité des informations émanant de l'URSS (d'ailleurs, même aujourd'hui, toute donnée sur cet accident, provenant de sources officielles, locales ou centralisées, est considérée avec une grande méfiance...). Perplexité gouvernementale Lorsqu'il s'avère que le panache radioactif pourrait bien, un jour ou l'autre, intéresser notre territoire, les autorités françaises s'interrogent non seulement sur ce qu'il convient de dire ou de faire mais aussi sur l'organisme qui doit s'exprimer. En se penchant sur les textes en vigueur, elles découvrent une situation ubuesque. Un texte très récent, adopté par le gouvernement Fabius, dispose en effet que la coordination des contre-mesures à prendre en cas d'accident nucléaire intervenant sur le territoire français et la communication correspondante sont du ressort du ministère de l'Intérieur mais que pour tout accident intervenant à l'extérieur de nos frontières, c'est le ministère chargé de la Mer qui est concerné! La raison en est toute simple: deux ans auparavant, très exactement le 25 août 1984, un cargo, le Mont-Louis, se dirigeant vers Riga et transportant une trentaine de «fûts» d'hexafluorure d'uranium, dans le cadre d'un contrat d'enrichissement avec l'URSS, avait été éperonné par un transbordeur britannique au large d'Ostende, dans les eaux internationales. Le Mont-Louis avait coulé avec son chargement et l'on avait mis deux mois à le repêcher. La vanne de remplissage de l'un des fûts, tordue sous le choc, avait fui à son arrivée dans le port de Dunkerque. Cet accident n'avait eu - et 28
ne pouvait avoir - aucune conséquence radioactive significative mais avait fait quand même grand bruit, comme si l'on avait risqué de contaminer la mer entière par l'uranium contenu, alors que Dame Nature y en a mis suffisamment, quelques milliards d'années auparavant, pour que les Japonais aient envisagé justement de l'en extraire pour approvisionner leurs centrales! La communication officielle n'avait pas été exemplaire à ses débuts, et, comme on pouvait toujours imaginer d'autres accidents de transports internationaux beaucoup plus préoccupants, il était logique de décider que le ministère chargé de la mer serait responsable de la communication dans ces circonstances. Difficile d'imaginer qu'on allait être une fois de plus en retard d'une guerre... Le Service central de sécurité des installations nucléaires (SCSIN), dépendant du ministère de l'Industrie, avait donc préparé un nouveau texte répondant bien à une situation découlant d'un accident survenant sur le territoire français ou d'un accident maritime, mais tout à fait inadapté, dès sa parution, à celle d'un panache diffus de provenance lointaine. Car, pour le SCSIN comme pour l'IPSN qui l'a conseillé, le seul accident grave à envisager dans les tranches nucléaires françaises est celui de la fusion du cœur d'un réacteur sans perte du confinement (celui qu'assure l'enceinte entourant le réacteur) ; certes, les quantités de corps radioactifs rejetés dans l'atmosphère pourraient être supérieures à ce qui a été observé à la centrale américaine de Three Mile Island, dont le cœur a fondu sans donner lieu à des rejets significatifs, mais les plans d'intervention sont prévus en conséquence. Or, comment, dans des textes officiels, oser envisager qu'à l'étranger des situations pires que celles que nous prenons en compte pour nous-mêmes puissent survenir? Cela voudrait dire que « notre sûreté est supérieure à celle des autres pays », une position difficile à soutenir devant la communauté internationale comme devant les antinucléaires français... Les Français ont beau être réputés «arrogants », il y a des limites! Rien n'est donc prévu officiellement dans le cas d'un accident survenant dans une installation nucléaire fixe en territoire étranger, susceptible d'affecter notre sol par ses retombées radioactives aériennes, un « oubli» qui n'est d'ailleurs pas propre à la France mais au contraire très représentatif de la situation en Europe. Qui plus est, il se trouve que les équipes ministérielles ont changé depuis quelques semaines. Les élections législatives de mars 1986 ont en effet donné à la droite la majorité à l'assemblée nationale et Jacques Chirac a été, dans la foulée, nommé premier ministre par François Mitterrand. Les membres de ce premier gouvernement de cohabitation, nommés le 20 mars, ne sont pas tous des hommes politiques expérimentés. À côté d'un Charles Pasqua à l'Intérieur, et d'Alain Madelin à l'Industrie, on trouve François Guillaume à l'Agriculture, Alain Carignon à l'Environnement et, avec un décalage de quelques jours montrant une certaine hésitation pour pourvoir le poste, Michèle Barzach à la Santé. Les cabinets sont tout juste constitués. 29
Respectueux de la nouvelle réglementation en vigueur, l'IPSN prend contact avec le ministère chargé de la mer, lequel l'envoie proprement balader, ce qui peut se comprendre... Démerdez-vous! lui répond-on en substance. Ces deux mots, déclinés, modulés ou agrémentés de diverses manières selon les interlocuteurs (administratifs, politiques, etc.) résument assez bien ce qu'entendront dans les semaines suivantes les spécialistes de la sûreté et de la radioprotection. En tout cas personne ne semble comprendre, en haut lieu, que plusieurs ministères risquent d'être bientôt impliqués et qu'il serait utile d'assurer tout de suite une certaine coordination gouvernementale. Les déclarations très rassurantes du Pro Pellerin ont-elles convaincu tout le monde qu'il n'y aurait rien à décider ni à dire? Si l'organisation existante en cas d'accident en France est inadaptée dans ses détails à cette nouvelle situation, pourquoi, par exemple, ne pas laisser tout de même un ministre de poids, ayant un flair politique reconnu, prendre en main la communication, celui de l'Intérieur par exemple, Charles Pasqua? Mais peut-être était-il alors difficile d'imaginer la suite des événements... Les interrogations
sur l'accident nucléaire
Revenons un peu sur l'accident, bien que ce ne soit plus aujourd'hui un sujet de controverse et donc d'actualité. À l'époque, il en allait différemment. Peu de personnes en France connaissaient en 1986 l'existence des RBMK, même au sein des grands organismes comme le CEA ou EDF. Fin avril, chacun, à l'IPSN comme ailleurs, s'est précipité sur l'annuaire de l'Agence Internationale de l'Énergie Atomique qui donne un descriptif plus ou moins détaillé de chaque réacteur nucléaire, selon le bon vouloir du pays qui le déclare. Le premier sujet d'intérêt (et de curiosité) des ingénieurs et des médias occidentaux a concerné le scénario de l'accident, dont la gravité exceptionnelle sautera aux yeux lorsque la télévision montrera des images prises par SPOT ou retransmettra celles de la télévision soviétique: la partie supérieure du bâtiment du réacteur est détruite et des fumées sortent du trou béant. Bien que les RBMK ne possèdent pas d'enceinte résistante en béton comme les réacteurs occidentaux refroidis par de l'eau sous haute pression, mais des structures métalliques assez légères, le soufflage du toit et des structures qui le supportaient témoigne d'une explosion interne d'une grande violence. Quelle avait bien pu en être la cause? Pour les lecteurs que la sûreté des réacteurs intéresse, disons que deux grands types d'accidents graves peuvent survenir, selon que le phénomène initiateur est un défaut de refroidissement du cœur du réacteur (c'est à dire de son combustible à base d'uranium) ou une perte de contrôle de la réaction en chaîne (on a alors affaire à ce que les spécialistes appellent un accident de réactivité). Nous avons reporté en annexe II, pour les lecteurs les plus 30
intéressés, des explications plus détaillées sur ces deux types d'accident (celui de la centrale de Three Mile Island entrant dans la première catégorie), mais leur lecture n'est pas indispensable à la compréhension de notre ouvrage. Depuis le 28 avril, les experts en sûreté nucléaire des pays occidentaux ne cessent de s'interroger sur la nature de l'accident et ses causes possibles, se téléphonant tous les jours pour échanger leurs impressions. Les Soviétiques continuent de ne pas en dire un mot. Savent-ils eux-mêmes ce qui s'est passé? Cela n'est pas si sûr. Les Britanniques, qui se sont intéressés aux RBMK, pensant s'en inspirer éventuellement pour la suite de leur programme national basé jusqu'alors sur des réacteurs à gaz modérés au graphite (mais avec de l'uranium légèrement enrichi contrairement à la France qui est restée fidèle à l'uranium naturel), penchent pour un accident de réactivité. Ils ont en effet détecté, en analysant de manière approfondie la conception de ces réacteurs, des zones d'instabilité dans certains régimes de fonctionnement. À l'IPSN, on est divisé sur la nature de l'accident. Ceux qui ont analysé en détail celui de Three Mile Island, au point d'en tirer plus de 180 thèmes d'étude regroupés en 46 actions (rien que cela !) pour améliorer la sûreté de nos réacteurs à eau sous pression, sont plutôt tentés par l'hypothèse de ruptures mécaniques de plusieurs canaux verticaux dans lesquels sont placés les combustibles, donc par un accident initiateur de reftoidissement. D'autres, en revanche, sont plus circonspects. Jean Bussac, qui est alors directeur des recherches de sûreté à l'état-major de l'IPSN, avait dirigé en octobre 1972 une mission ftançaise (CEA-EDF) à Moscou pour s'informer des projets soviétiques et examiner leur intérêt alors que EDF construisait son premier réacteur à eau sous licence américaine à Fessenheim (André Giraud, patron aussi volontariste que patriote du CEA, voulait s'assurer qu'il n'existait pas d'alternative intéressante à la licence PWR de Westinghouse, conférant aussi au CEA un rôle plus actif dans le développement de l'énergie nucléaire en France). Lors de cette mission, le Comité d'état pour l'énergie atomique (GKAE) avait décrit le RBMK en cours de construction à Leningrad et Roger Naudet, le physicien du CEA qui participait à la mission, avait bien subodoré que ses caractéristiques le rendaient potentiellement instable, du fait d'un coefficient de réactivité lié au vide nettement positif. Dans son rapport de mission interne, il avait écrit que la stabilité azimutale pourrait occasionner des difficultés (les Russes disent: on est à la limite de la stabilité). Les questions posées en aparté montrent qu'ils sont un peu inquiets; ils ont évoqué d'ailleurs l'éventualité de barres de contrôle à réponse
rapide.
N'entrons pas dans les explications techniques mais soulignons (et admirons) le caractère prémonitoire de son rapport, car l'instabilité potentielle du réacteur et l'existence de barres de contrôle inadéquates, deux erreurs fatales de conception des RBMK, y sont déjà bien identifiées. 31
Hélas, les Soviétiques ne remédièrent pas aux faiblesses dont ils avaient pourtant conscience et qui avaient déjà failli causer la perte d'un des premiers réacteurs de ce type lors d'un incident « précurseur» (dans le jargon des atomistes, cela signifie que les premières étapes d'un scénario conduisant à un accident grave avaient été franchies). Loin d'être analysé en détail et d'avoir été porté à la connaissance de tous les exploitants pour les mettre en garde contre de possibles erreurs graves d'exploitation, cet incident avait été caché comme une faute honteuse, un réflexe qui sera pour les Occidentaux le signe le plus manifeste d'un « manque général de culture de sûreté ». Au retour de cette mission de 1972, le CEA avait remercié poliment les autorités soviétiques de leur accueil tout en leur précisant que ce type de réacteur ne serait pas autorisé dans notre pays pour des raisons de sûreté. Aucune suite n'avait été effectivement donnée à ce contact. Pour l'URSS, ces réacteurs ont cependant un triple intérêt et c'est pourquoi elle les développe: celui de produire, à la demande et en grande quantité, du plutonium de qualité militaire, celui de pouvoir être construit n'importe où sur son territoire sans avoir à transporter de lourdes et encombrantes cuves métalliques dont ils maîtrisent mal la réalisation, celui enfin d'avoir une conception extrapolable à de plus fortes puissances (1 500 MWe ou davantage) en augmentant « simplement» le nombre de canaux du réacteur. En décembre 1981, lors d'un symposium de quelques jours organisé à Moscou sur les recherches en cours dans le monde en matière de sûreté, où se trouvaient réunis pour la première fois, sous l'égide de l'AIEA, des experts de sûreté soviétiques et occidentaux désignés par l'Agence de l'Énergie Nucléaire de l'OCDE, l'un de nos hôtes avait clairement affIrmé que leurs réacteurs étaient plus sûrs parce que construits par le peuple, pour le peuple, sans préoccupation de profit! Un autre argument fièrement avancé par les Soviétiques était la qualification des agents de conduite de leurs réacteurs : tous des ingénieurs en URSS, des techniciens seulement dans les pays occidentaux (par souci d'économie sans doute I). Que pouvait-on répondre à ces arguments? L'accident de TMI, qui s'était produit deux ans plus tôt, était dans tous les esprits et ne donnait pas une image d'excellence des techniques et des procédures occidentales. La réunion n'avait rien appris, les contacts étaient restés impersonnels et superficiels. Aucune suite dans les relations n'était prévue. Son intérêt principal, pour ne pas dire le seul, était d'avoir eu lieu, ce qui semblait une preuve d'ouverture de la part du bloc communiste. Que cherchaient les Soviétiques par cette invitation, faite du temps d'un Brejnev très vieillissant? Impossible de le savoir. Les délégués occidentaux étaient repartis un peu déçus, d'autant qu'ils n'avaient même pas été invités au Bolchoï.. . Les interrogations occidentales sur l'accident de Tchernobyl dureront plus de trois mois, jusqu'au moment où, sur l'insistance de l'AIEA, un 32
académicien soviétique qui avait été au cœur de la crise, Valery Legasov, viendra à Vienne du 25 au 29 août pour fournir des éclaircissements sur le réacteur et l'accident (nous en reparlerons au chapitre 20). Le scénario qu'il décrit alors fait porter le chapeau aux seuls exploitants qui ont enfreint effectivement une demi-douzaine de consignes (c'est à peine crédible, mais c'est vrai!) pour épargner la responsabilité des concepteursll. Car il convient de sauvegarder la réputation des autres RBMK qui sont exploités ou en cours de construction en divers points de l'URSS. Avant cette réunion de Vienne, l'IPSN ne peut formuler que des supputations et, dans son premier rapport de synthèse sur l'accident, daté du 21 mai, aucune des hypothèses qu'il émet ne met sur la voie de ce qui s'est réellement passé. La vérité, qui rejoint la fiction, n'apparaîtra que très progressivement. L'accident résulte d'un essai... de sécurité, qui a été réalisé auparavant dans toutes les centrales du même type, essai qui suppose la perte des alimentations électriques principales du réacteur et vérifie que l'inertie des volants des turbines peut permettre une production d'électricité de secours suffisante pendant un certain temps. Pendant cet essai, on a mis volontairement hors service certaines sécurités! Encore fallait-il que le réacteur ait fonctionné pendant une durée suffisante, plusieurs jours au moins, avant de lancer l'essai pour obtenir un état stable. La raison est difficile à expliquer au lecteur profane et nous n'allons pas nous lancer ici dans un cours de «physique des réacteurs ». Or cette condition n'a pas été respectée, pas plus que bien d'autres. Le non-respect de plusieurs consignes (cinq ou six au total) a eu des conséquences catastrophiques parce qu'il existait des défauts de conception créant des «zones d'instabilité» du réacteur. Le plus extraordinaire dans l'affaire, c'est que c'est la chute des barres dites de « sécurité », actionnées volontairement par l'exploitant à la fill d'un essai programmé assez banal mais mal conduit, qui avait déclenché l'explosion. Dans la configurationl2 où le cœur du réacteur avait été amené (une configuration instable qui n'aurait jamais dû exister si les consignes avaient été respectées), les barres d'arrêt munies d'un prolongateur en graphite (une spécificité de ces réacteurs) avaient eu l'effet inverse de celui attendu. Leur enfoncement, au lieu de freiner et arrêter la réaction en chaîne, l'avait en fait exacerbée. Comme si la pédale de frein d'une automobile se transformait soudain en puissant accélérateur. On devine l'émoi du Il
Il est vrai que, dans l'esprit de certains exploitants,ce réacteur était aussi simple à
piloter qu'un grand samovar ! 12Nous voulons parler ici de la distribution de la population des neutrons dans le réacteur, en partie commandée par la position des barres de contrôle, qui détermine la puissance dégagée en chaque point du combustible. 33
conducteur! L'un des exploitants mourra aussitôt d'une crise cardiaque. Selon les textes ou monuments, il figure ou non dans la liste des victimes. Des modifications seront apportées par la suite aux RBMK, notamment à ces fameuses barres de sécurité trop lentes, mais ce n'est pas notre propos d'en dire davantage sur ce sujet très technique. On apprendra plus tard que les intervenants avaient vécu plusieurs jours d'angoisse, par crainte que le cœur fondu du réacteur s'enfonce à travers le béton et tombe dans un grand volume d'eau stockée dans les sous-sols. Une violente «explosion de vapeur» aurait pu alors détruire le bâtiment du réacteur, endommager gravement le réacteur voisin et faire de très nombreuses victimes. C'est à grand-peine que les exploitants avaient réussi à évacuer cette eau grâce à un plongeur héroïque qui avait pu ouvrir une vanne au fond de la piscine. Pour maîtriser l'incendie, les exploitants avaient injecté de l'azote liquide pour remplacer l'oxygène de l'air et refroidir les structures. Ce n'est que le 5 mai, dix jours après l'accident, que l'enfoncement du cœur fondu dans les structures inférieures du bâtiment est définitivement stoppé. Le magma formé avec les matériaux de structure, qu'on désignera sous le terme de «corium », se fige alors enfin, l'incendie s'éteint et les émissions radioactives hors du réacteur s'arrêtent pratiquement. Valery Legasov, qui était parfaitement conscient de toutes les déficiences de la conception du réacteur ainsi que de l'organisation en place, avait vécu en direct tous ces moments dramatiques. Il s'efforça dans les années suivantes d'obtenir rapidement une réforme de la sécurité nucléaire, mais, ne la voyant pas se mettre en oeuvre, il se suicida en laissant un testament au ton incisif. Dans une conclusion lapidaire d'une de ses interventions publiques, l'académicien Andreï Sakharov déclarera de son côté que l'accident de Tchernobyl avait reflété tous les vices du système soviétique.13
13
Le choc de l'explosion du réacteur a été ressenti par des sismographesrégionauxet
certains commentateurs, prenant l'effet pour la cause, ont attribué l'accident à un petit tremblement de terre très localisé (comme il pourrait y en avoir partout selon eux...). Il est dommage que des mensuels estimables reprennent à leur compte ce bobard fantaisiste qui n'a qu'un objectif: accroître la crainte de l'énergie nucléaire. 34
4 30 avril
- 1er mai:
l'arrivée
du panache
Les panaches et leurs lois de diffusion dans l'atmosphère Commençons d'abord par appeler un chat, un chat, et «panache» (les Anglophones disent «plume »), l'ensemble des émissions issues d'un lieu donné (cheminée d'usine ou de locomotive à vapeur, réfrigérant atmosphérique, volcan... ici réacteur en feu), se diluant progressivement dans l'atmosphère. Les matières émises peuvent consister en vapeur d'eau, gaz, aérosols, poussières solides, etc. En l'absence de pluie, le panache suit les courants atmosphériques et se dilue en s'appauvrissant progressivement par divers mécanismes de dépôt sur le sol, « sec », « turbulent », « gravitaire » les particules les plus lourdes s'écrasant plus vite que les autres et disparaissant donc plus rapidement de l'atmosphère. Le plutonium, dans le cas de Tchernobyl, s'est déposé principalement dans la dizaine de kilomètres entourant le réacteur. Le strontium n'a pas dépassé les frontières de l'URSS. Les particules plus légères, les aérosols ou les gaz, ont migré bien sûr beaucoup plus loin (en particuliers les gaz « rares », inertes chimiquement et qui ne se fixent donc pas sur l'homme). Les distances parcourues dépendent de l'altitude à laquelle les émissions ont lieu, de la vitesse d'éjection des gaz ou des matières et de leur température. Certains des produits de fission émis lors des explosions nucléaires aériennes déclenchées dans l'atmosphère (et projetées dans la stratosphère) ont mis des années, voire des dizaines d'années, à retomber. Certes, le panache de Tchernobyl contient bien de la vapeur d'eau provenant du réacteur, mais la quantité en jeu est sans commune mesure avec celle d'un nuage, né de la lente et lointaine évaporation de grandes étendues d'eau. Les nuages (les vrais) jouent un rôle important dans l'intensité des retombées car, lorsqu'ils de condensent au-dessus du panache, les gouttelettes entraînent dans leur chute les particules qu'elles rencontrent et le sol reçoit un dépôt dit «humide », beaucoup plus abondant que le dépôt « sec », dix fois par exemple, d'intensité et surtout de localisation imprévisible. Pour compliquer les choses, l'appauvrissement dû à ce « lessivage» dépend de la nature et de la forme chimique des radioéléments présents dans le panache. Les représentations télévisuelles du « nuage », noir et inquiétant, dit «de Tchernobyl », n'ont rien à voir avec la réalité et revêtent même un côté ridicule car le panache de Tchernobyl, extrêmement dilué, est invisible. Il n'en reste pas moins vrai que la présence d'un vrai nuage vous expose à des retombées radioactives beaucoup plus importantes
s'il crève au-dessus de votre tête juste au moment où, à une altitude inférieure, passe le panache. Le terme de «nuage» véhicule des idées fausses: celle, d'abord, d'un amas unique, monolithique, parcourant de grandes distances sans perdre de ses potentialités le long de son trajet, celle aussi d'une proportionnalité entre les retombées radioactives et l'intensité des précipitations mesurées (un point sur lequel nous insisterons). Nous l'avons donc évité, sauf lorsqu'il s'agissait d'une citation, auquel cas nous l'avons muni des guillemets nécessaires. De nombreuses et longues études avaient été faites au CEA pour modéliser le phénomène de diffusion à longue distance des panaches radioactifs (Ie problème se posait déjà dans les années 1960 à propos des conséquences possibles, à moyenne et longue distance, des explosions nucléaires aériennes) et des abaques avaient été établis pour estimer les risques correspondants. En 1986, on disposait depuis dix ans déjà de moyens de calcul prévisionnels des conséquences radiologiques de tels événements, des calculs reposant sur des modèles pessimistes et simplifiés (mais néanmoins complexes pour rendre compte des multiples phénomènes qui peuvent intervenir lors du parcours du panache, dépôts secs et humides, remise en suspension des matières déposées, etc.). Plus la distance parcourue est grande (1 000 km et plUS)14, meilleure serait statistiquement la prévision, selon les déclarations de l'un des anciens spécialistes de la question, André Doury. Voire... Diverses hypothèses optimistes et pessimistes peuvent être faites pour encadrer la réalité. La connaissance du stock de produits de fission contenus dans le cœur du réacteur et, pour chacun d'eux, de la proportion qui s'en est réellement échappée, permet d'estimer ce que les spécialistes nomment « le terme source ». En l'absence d'informations soviétiques, le SCPRI aurait supposé par prudence que la totalité des produits radioactifs contenus dans le réacteur s'était libérée15. D'autres documents laissent penser qu'une hypothèse moins pessimiste aurait été adoptée en accord avec l'IPSN. À partir de cette estimation du terme source, les abaques auraient servi à calculer, dès le premier jour, les retombées «moyennes» possibles en France. Mais la plage de valeurs envisageables en un point donné du territoire est très large, puisque la pluviosité locale joue un rôle essentiel. Selon l'abaque présenté lors d'une réunion organisée par la société française d'énergie nucléaire (SFEN), pour le lOème anniversaire de l'accident, la contamination du sol en 1311,à 1 800 km du point d'émission, pouvait être située, quatre jours après l'accident, entre 2000 et 15000 Bq/m2, cette dernière valeur pessimiste conduisant pour le lait de vache à une activité 14
C'est la distance réellement parcourue qui compte, naturellement supérieure à la
distance géographique, 15
le parcours du panache étant rarement linéaire.
En fait seuls les « gaz rares» (Xénon, Krypton etc.) sont sortis à 100% ; pour les
iodes, la proportion
est de 50 à 60% (rapport OCDE/AEN
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rév.2002).
de 2 000 Bq/l, soit la limite alors recommandée par l'Organisation mondiale de la santé, comme nous le verrons ultérieurement. La météo évolue Contre toute attente, la situation météorologique change brusquement le 30 avril et les turbulences affectent toute l'Europe, dont l'Ukraine. L'anticyclone centré sur la France s'est déplacé en direction de la Pologne et le vent de sud-est a fait place à un vent de nord-est au niveau de la centrale accidentée. Selon certains météorologues, au moment des événements et les jours suivants, la zone de Tchernobyl se serait trouvée dans une situation instable de vent faible au niveau du sol, caractérisée par de fortes tendances orageuses. La radioactivité libérée par l'accident aurait été transportée vers les hautes couches par un fort courant ascendant. La direction des vents aurait dépendu de l'altitude, la couche inférieure se dirigeant vers la Scandinavie tandis que la couche supérieure aurait progressé de manière hésitante vers l'ouest et le sud-ouest, en direction de l'Europe centrale. Ajoutons que, pour la couche inférieure également, la direction du vent change. Le 27, il vire à l'ouest et au sud-ouest. Le lendemain, c'est l'est qui est visé, c'est à dire la Russie. Par chance, la région au sud de Tchernobyl, où se situe l'agglomération de Kiev, de loin la plus peuplée à moyenne distance, est relativement épargnée. Un Français présent dans cette ville pour une compétition sportive nous dira avoir tout ignoré sur place des événements, un 16 cas particulier sans doute et qu'il ne faudrait pas généraliser! Si les vents tournent, l'intensité des émissions radioactives du réacteur varie, elle aussi, avec le temps. Personne en Occident ne peut s'en faire une idée pendant les deux semaines qui suivent l'accident. La bouffée du premier jour a-t-elle emporté l'essentiel des produits volatils ou faut-il s'attendre à d'autres émissions importantes? On saura un peu plus tard qu'après une baisse importante de l'intensité des émissions pendant les premiers jours (40% du total émis s'échappent le premier jour, 12% le deuxième, etc.), celles-ci ont repris de la vigueur pour ne s'interrompre, brutalement et défmitivement, que le 5 mai, date à laquelle, le «corium» s'est figé. Le vent continue cependant de disséminer les émanations antérieures. La Suisse est atteinte Nous savons bien ce qui s'est passé en Suisse, pays limitrophe qui voit venir le panache avant nous. Le 29 avril, aucun accroissement de la 16
On trouvera sur le site www.irsn.com une reconstitution de la cinétique du panache
en Europe et notamment de son arrivée en France, par au moins deux branches qui correspondent à des jours d'émission et des hauteurs de rejet différents.
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radioactivité n'est encore décelé par le réseau automatique de mesure. Les stations sont cependant mises en alerte et les filtres de détection changés pour mieux suivre l'éventuelle arrivée de la pollution. En fin de journée, une nouvelle analyse météorologique conclut au retour possible du panache relevé en Scandinavie. Pendant la nuit suivante, une légère contamination est d'abord constatée dans l'Est du pays. Elle est confirmée le mercredi 30, vers 10 heures du matin sur le site des centrales nucléaires de Bemau et de Leibstadt, ainsi qu'à l'Institut de recherche nucléaire de Würenlingen. Entre 11 et 13 heures, les valeurs doublent ou quadruplent dans diverses stations de mesure de l'Est de la Suisse. L'alerte est déclenchée à 12 h 30. Ces régions (orientales et septentrionales) subissent de fortes précipitations alors qu'au Centre et à l'Ouest, où il ne pleut pas, rien n'est encore enregistré. Au Nord-Ouest, près de Bâle, une élévation de la radioactivité ambiante est détectée dans la nuit
du 30 avril au 1er mai, mais cette zone sera épargnée par la pluie et ne subira donc pas de fortes retombées (pas plus que le Sud de l'Alsace). Les comptes rendus suisses montrent que, comme dans tout pays fédéral, de multiples organismes sont impliqués, ce qui leur impose d'échanger ouvertement les informations et de coopérer: la centrale d'alarme nationale, une commission spéciale ainsi que de nombreux autres services, laboratoires et postes mobiles, aux échelons fédéral et cantonal, les centrales nucléaires. La France est touchée à son tour.
Le Monde daté du 2 mai, rédigé dans la matinée du 30 avril, détaille la situation météorologique qui est en train de changer (..). Si ces prévisions se réalisent, l'air se dirigera de la région de Kiev vers la Tchécoslovaquie, la Roumanie, l'Italie et ensuite vers l'Europe occidentale. L'information est excellente. Le 30 avril, en début d'après-midi, rien n'est encore en effet détecté dans l'Hexagone, ce que confirme le communiqué du SCPRI envoyé à toutes les agences de presse: Ce jour 30/04/86, à 16 h, toujours aucune élévation significative de la radioactivité sur l'ensemble des stations du territoire. Sur plusieurs vols Stockholm-Paris et Oslo-Paris (région scandinave), pfélèvements plus actifs d'un ordre de grandeur par rapport au prélèvement Air France Hambourg-Paris mentionné dans mon télex du 29/04/86.
Suit un tableau, analogue au précédent, où figurent les proportions trouvées de tellure-132 (environ 36%), d'iode-l32 (environ 25%) d'iode-BI (environ 21%), de baryum-140 (7%), césium-134 (4%), technétium-99 (2%), iode-133 (1%) et des traces de zirconium-95, de niobium-95 et enfm de césium-13 7. Aucun transuranien (c'est-à-dire de plutonium). 38
Ces résultats bruts viennent à peine de sortir des laboratoires d'analyse du Vésinet que la première phrase du télex n'est déjà plus d'actualité: moins d'une heure après, le laboratoire d'écologie marine de Monaco détecte en effet l'élévation brutale de l'activité de l'air et en avertit Serge Berg, à l'AFP, lequel prévient aussitôt le SCPRI. Puis c'est l'aéroport de Nice qui téléphone à son tour au Vésinet, vers 18 heures. Dans la soirée, le panache est détecté à Cadarache, à Marseille et dans tous les sites nucléaires de la vallée du Rhône. À minuit, comme les autres jours, le SCPRI envoie un télex assez laconique aux diverses agences de presse et aux autorités: Situation dans l'ensemble stationnaire. On note cependant, sur certaines stations du Sud-Est, une légère hausse de la radioactivité atmosphérique, non significative pour la santé publique. L'une après l'autre, les stations automatiques du SCPRI enregistrent la progression du panache, qui s'infiltre vers le nord de la France, venant du sud. Un autre de ses tentacules, plus inattendu, débouche soudainement de
er l'Est du pays. La station du Vésinet détecte le 1 mai vers 2 heures du matin
un début d'accroissement de la radioactivité, avant l'arrivée, quelques heures plus tard, d'un bataillon de particules plus important. Tours est touchée vers 5 heures du matin. Cherbourg n'est atteinte que la nuit suivante, vers 1 heure. L'IPSN, qui exploite à Orsay et à Verdun deux stations météo avec prélèvement d'air, constate un pic aigu de pollution le 1ermai. À Orsay, les chiffres, exprimés en Bq/m3 d'air, qui étaient inférieurs à 0.0001 le 30 avril, atteignent 6 pour l'iode-131 et 3 pour le césium-137. La valeur maximale enregistrée à Saclay, le 1er mai, est un peu supérieure mais provient d'une méthode de mesure différente. Dans le Nord-Est de la France qui est l'une des régions les plus touchées (sinon la plus touchée) par la contamination atmosphérique (à la station de Viomesnil), l'activité totale à 1 mètre du sol atteint 25 Bq/m3. L'augmentation est donc très brutale mais la valeur absolue de la contamination atmosphérique n'est pas jugée inquiétante, d'autant qu'elle va retomber très vite, comme nous le verrons. Notons cependant que ces valeurs peuvent dépasser celle annoncée le 29 avril par le Pr. Pellerin pour la Suède (10 Bq/m3), et qu'elles ne sont pas rendues immédiatement publiques. Le seul chiffre de contamination annoncé pendant ces quelques jours de survol du panache est celui mesuré et communiqué par le scientifique suédois du laboratoire d'écologie marine de Monaco, soit 15 Bq/m3. Le lendemain 1er mai à minuit, le SCPRI envoie le télex suivant: Tendance pour l'ensemble des stations du territoire à un alignement de la radioactivité atmosphérique sur le niveau relevé le 30 avril dans le sud-est. Il est rappelé que ce niveau est sans aucune incidence sur la santé publique. Ce texte court contient deux messages:
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- le panache a survolé l'ensemble du territoire; - il n'y a aucune raison de s'inquiéter. La première information est sans doute elliptique, mais elle sera comprise de la plupart des médias, comme nous allons le voir. Peut-être des contacts directs entre les journalistes et le SCPRI ont-ils eu lieu pour la rendre plus explicite, mais nous ne disposons pas de témoignages de leur existence.
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5 1 et 2 mai: premières réactions Si la presse ne paraît pas le 1er mai, du moins la radio fonctionne. Sur RTL, à 8 heures du matin, J-J. Bourdin fait état de contacts téléphoniques entre Gorbatchev et Reagan. Ce dernier aurait proposé ses offres d'assistance technique et humanitaire sans recevoir de réponse. Le président américain a dit qu'il n'y avait aucun moyen de savoir si le cœur d'un second réacteur de Tchernobyl était ou non en fusion à son tour. La communauté internationale commence, avec colère, à reprocher sérieusement aux Soviétiques leur manque d'iiformations. Un peu partout en Europe, on mesure des taux de radioactivité dans l'air plus élevés que la normale. Il annonce aussi que des particules radioactives ont été détectées dans l'atmosphère hier après-midi par le laboratoire de radioactivité marine de Monaco mais les quantités détectées sont tellement irifimes qu'il n 'y a aucun, vraiment aucun danger. Et d'ajouter: il y a quand même à travers le monde une psychose de la radioactivité qui est en train de s'étendre,. la Suède, par exemple, suspend toute importation alimentaire en provenance d'Europe de l'Est, tous les ressortissants étrangers vivant en Russie (sic) dans la région de Kiev, dans celle de Minsk, ont été évacués. Philippe Dumez ajoute que tous les pays occidentaux ont demandé à leurs ressortissants de quitter la région de Kiev et qu'il est bien difficile de savoir ce qui s'est passé à Tchernobyl où tout semble montrer que vient de se produire la plus grande catastrophe ayant jamais affecté une centrale nucléaire. Il a totalement raison.
Ce 1er mai, à 12 h 45 sur Antenne 2, le présentateur, Noël Mamère, informe à son tour les téléspectateurs que l'Europe, et en particulier les voisins de l'Union Soviétique sont très inquiets, bien sûr, de la progression de ce nuage radioactif dont la teneur reste pour l'instant sans danger17. Ce matin, le SCPRI a annoncé une légère hausse de la radioactivité atmosphérique non significative pour la santé publique dans le Sud-Est de la France et plus spécialement au-dessus de Monaco. Laurent Boussié détaille ensuite la progression du nuage au-dessus de l'Europe et indique comment la situation météorologique a évolué depuis 17
Toutefois, CBS, qui a eu le privilège de voir des images de satellites espions américains, fait allusion à des aéronefs tournant autour des réacteurs: il s'agit d'un ballet d'hélicoptères lâchant divers matériaux dans le trou béant de la toiture pour tenter de mettre fm à l'incendie et empêcher toute possibilité de réaction en chaîne.
le début de la semaine, alors qu'un anticyclone centré sur l'Ukraine dirigeait les particules vers le nord-ouest, c'est à dire vers la Suède, la Norvège et la Finlande. En Europe, les masses d'air humide des perturbations dues à la dépression du Golfe de Gênes étaient bloquées par les hautes pressions situées en France. Ça, c'était la situation en début de semaine. Cette situation évolue, sur cette photo infrarouge que vous allez voir, prise ce matin, etc. Comme on peut le constater, la télévision reprend fidèlement les informations reçues du SCPRI, sans les dramatiser. Les journalistes n'ouvrent pas le JT par l'annonce inquiète de l'arrivée du «nuage ». Ont-ils conscience que le panache de Tchernobyl a bien atteint la France ou n'est-ce encore dans leur esprit que l'ombre ou la frange de celui-ci, des « particules radioactives» isolées, égarées, sans réalité tangible, puisqu'aucun chiffre concernant le niveau global de radioactivité de cette atmosphère n'est encore communiqué par nos autorités? Serait-il pour eux inconcevable que le panache, tel qu'on a pu le suivre en Scandinavie et ailleurs, puisse toucher la France sans entraîner de conséquences sanitaires « significatives », comme le SCPRI le prétend? Pourtant, interrogé le 29 avril sur TF1, le Pro Pellerin avait bien dit que la situation en Suède n'était pas inquiétante. Cela ne menace personne... Pourquoi en serait-il autrement en France deux jours plus tard? L'attention des journalistes se porte donc encore prioritairement sur les événements en URSS (et dans les pays proches survolés par le « nuage », qui communiquent davantage) ainsi que sur le sommet de Tokyo qui réunit le Président François Mitterrand et le Premier ministre, Jacques Chirac. Les deux hommes s'intéressent à la situation en URSS et aux explications gênées de Mikhaïl Gorbatchev, mais apparemment assez peu aux risques que peut courir la France. Par la suite, d'ailleurs, aucun ne s'exprimera jamais sur ce sujet. La France en vacances. Lorsque le panache arrive, en catimini, la préoccupation principale des Français est beaucoup plus prosaïque: profiter du pont de quatre jours qui se présente, du jeudi 1er au dimanche 4 mai. Ce n'est pas tous les ans qu'une telle conjonction idéale se présente. Le week-end a donc été préparé de longue date. De plus, il a fait beau et les prévisions météorologiques ont été favorables. Certains ont prévu de prolonger ce petit pont et d'éponger le reste de leurs droits en faisant un «grand pont », englobant le 8 mai et se prolongeant même, parfois, jusqu'au dimanche Il mai. Les membres du gouvernement nouvellement désignés profitent de cette période politiquement calme pour retourner dans leur circonscription afm de fêter leur victoire électorale récente... et les administrations se vident. 42
Pour l'IPSN et surtout le SCPRI, ces quelques journées sont au contraire extrêmement chargées. Elles faisaient 35 heures, dira Jacques Lafuma, chef du département de protection sanitaire à l'IPSN. Pierre Pellerin dort sur place, au Vésinet, quelques heures par nuit, et encore... Les deux hommes peuvent se téléphoner à 2 heures du matin et être sûrs de se trouver. Il n'y aura pas de dimanches jusqu'au mois de juin pour les cadres. Par contre, en cette période critique, certains ministères ne répondent plus, même aux heures normales de travail. Quand Pierre Pellerin, n'ayant pas d'écho aux télex qu'il envoie à l'un d'eux, décide de se rendre dans le bureau où normalement ils arrivent et qu'il frappe à la porte, il n'entend aucune réponse, entre... et constate que le rouleau de papier s'est épuisé et n'a pas été remplacé. Ses envois tombent dans le vide! Pour lui comme pour Jacques Lafuma, la vacance apparente du pouvoir rappelle «juin 1940 ». On ne trouve partout que des troisièmes couteaux. Heureusement, aucune armée étrangère ne songe à envahir la France! Non seulement l'administration n'a plus de chefs, mais les journalistes qu'ils connaissent sont eux aussi absents, en voyage. C'est bien leur droit, mais cela tombe très mal lorsqu'on veut s'expliquer ou faire passer des messages. La presse du 2 mai On pouvait craindre que le communiqué du Pro Pellerin du 1er mai au soir soit trop sibyllin et mal compris, mais le message est bien passé, en général, comme le prouve la lecture de la presse: Le titre de l'article du Figaro, en page 12, est très explicite: «La France touchée à son tour ». Les premières particules radioactives provenant du nuage dégagé par la catastrophe de Tchernobyl ont été détectées mercredi après-midi dans le Sud-Est de la France. Un chercheur suédois de l'AlEA travail/ant au Laboratoire de Radioactivité marine de Monaco a recueilli dans un filtre à air des particules de césium et d'iode qui «proviennent à coup sûr de la centrale de Tchernobyl en quantité suffisante pour laisser des traces, mais trop faibles pour présenter le moindre danger ». France-Soir titre: « Des nuages radioactifs au-dessus de la France» et retransmet l'affirmation des «spécialistes» selon lesquels ils ne sont absolument pas dangereux. Les Soviétiques auraient annoncé que tout était rentré dans l'ordre, (ce qui est faux à cette date). Huit étudiants français rentrant de l'université de Kiev ont été contrôlés négativement dans les laboratoires du Vésinet. Ça y est! Les premières particules radioactives (...) atteignent la France. Inutile cependant de se ruer aux abris: nous sommes encore très loin des cotes d'alerte. Cela grâce à un anticyclone providentiel qui nous protège en 43
repoussant les vents d'Est... du moins pour l'instant. Et plus loin: les particules devraient faire demi-tour et retourner d'où elles viennent à la suite de l'inversion totale du régime des vents ce week-end France-Soir cite les déclarations du scientifique suédois du laboratoire de Monaco, Elis Holm, selon lequel les particules ont le même niveau de radioactivité et la même composition que celles détectées en Scandinavie, et qui ajoute que la quantité de césium présente dans l'atmosphère de la côte est tout de même 1000 fois supérieure à la normale et 20 fois supérieure à la quantité observée après les essais nucléaires atmosphériques des années 6265... 1000 fois la normale! Ce chiffre aurait pu faire bondir! Mais il passe inaperçu. Une semaine plus tard, un rapport moindre (400) fera scandale, mais il sera communiqué à la télévision à une heure de grande écoute et les médias auront été entre temps sensibilisés. Là, le quotidien se contente de reprendre sans réagir la déclaration du directeur du SCPRI selon lequel nous sommes très loin des seuils dangereux. Il a toutefois ordonné des prélèvements et des analyses sur les glandes thyroïdes d'animaux témoins. Dans son édition du 3 mai, parue donc le 2, Franck Nouchi, écrit de son côté pour Le Monde que: de légères augmentations des taux de radioactivité ont été observées en Suisse, au Luxembourg et dans le Nord-Est de l'Italie. En France, des prélèvements de poussières atmosphériques pratiqués le 1er mai au Laboratoire de Radioactivité Marine de Monaco ont confirmé la présence de particules émises par la centrale de Tchernobyl. Selon les chercheurs de ce laboratoire, il s'agissait de« particules de césium, d'iode et de ruthénium en quantité suffisante pour laisser des traces, mais trop faibles pour présenter un quelconque danger ». Dans un autre article intitulé «Alimentation et radiation », Le Monde s'interroge: Les mesures prophylactiques prises tant en Pologne qu'en Suède - arrêt de la consommation de lait de vache, lavage des légumes, administration aux erifants de pilules à base d'iodure de potassium, etc. après la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl, doivent-elles être rapportées aux réactions de psychose habituelles en pareil cas ou bien sont-elles justifiées? En d'autres termes, existe-t-il un risque réel de contamination des denrées alimentaires qui justifie que l'on adopte, partout où l'on a retrouvé des niveaux de radioactivité anormaux, des mesures semblables? La question est parfaitement posée. La lecture attentive de la première page de Libération, « Tchernobyl, le choc du nuage», montre que le «choc» décrit est celui ressenti par les premières populations européennes exposées, mais pas par la nôtre. Page 2, Dominique Leglu s'intéresse à la situation en Ukraine. Ainsi, le satellite Landsat aurait vu le second réacteur fondu à son tour ou sur le point de 44
fondre et selon des voyageurs japonais, les médias soviétiques auraient fait état de 300 morts (un bilan probablement dû à une erreur de traduction...). En troisième page, Pierre Vodnik s'étend sur la situation en Pologne où le médicament préventif conseillé, le Lugola, est difficile à trouver en pharmacie, ce qui conduit les habitants à se rabattre sur la teinture d'iode. Conséquence: les hôpitaux signalent les premiers cas d'intoxication par la teinture d'iode administrée aux enfants en quantité exagérée. Il semble traiter avec une ironie (que nous partageons) certaines réactions excessives, telles celles d'un témoin ayant vu le nuage «noir, énorme, dégageant une forte odeur de métal brûlé ». Ce n'est qu'en page 4, sur une simple colonne, que Sélim Nassib (qui se réfère aux agences AFP, AP, Reuter) rapporte que Monaco a enregistré des traces de particules peu fréquentables dans l'atmosphère (minimes et ne présentant aucun danger se/on les responsables), puis, finalement, cela a été au tour de la France. Pierre Pellerin a annoncé hier que l'augmentation de la radioactivité était enregistrée sur l'ensemble du territoire, sans aucun danger pour la santé. Un avion d'Air France a relevé des traces radioactives à 20 km au nord de Montélimar hier à 13.15. Le titre même de l'éditorial de Vincent Tardieu, sur la même page, (la longue dérive européenne d'une nuée radioactive) laisse bien penser que, dans son esprit, la France est également exposée. Mais il s'inquiète surtout du sort qui attend les populations les plus exposées de l'URSS et il a bien raison. Que conclure?
Nous constatons que l'arrivée en France de « particules radioactives» a bien été annoncée par tous les médias, et que le terme impropre de « nuage» a même été parfois utilisé pour les caractériser. Les propos prémonitoires tenus le 29 avril au soir par le Pro Chanteur (on pourra certainement détecter dans quelques jours le passage de particules) ont dû atténuer l'effet de surprise. Mais les seules données quantitatives diffusées, en valeur absolue comme en valeur relative (par rapport à la situation antérieure), se résument à celles communiquées par Elis Holm, du laboratoire indépendant de Monaco. Elles ne soulèvent encore aucune réflexion critique. Les médias reprennent, sans les contester, les propos rassurants qui ont été émis par nos autorités (et Elis Holm) sur les risques sanitaires associés. La confiance règne. Remarquons en passant qu'en rendant compte, parfois ironiquement, de la panique qui s'empare du monde scandinave ou des autres pays touchés (Pologne tout de suite, Scandinavie, Allemagne et Grèce par la suite), les médias n'incitent guère les responsables français à déclarer haut et fort que la radioactivité détectée dans le Sud de la France est de l'ordre de grandeur de celle mesurée le 28 avril en Suède. Car les mêmes causes y produiraient probablement les mêmes effets psychologiques, tout à fait indésirables. 45
Réunion de presse à EDF
À EDF, on estime opportun d'organiser une réunion de presse. L'important pour l'exploitant est, bien sûr, de montrer que l'accident de Tchernobyl n'est pas transposable à la France. Le 2 mai, Pierre Tanguy, Jacques Leclercq (directeur de la production thermique d'EDF), ainsi que François Cogné, s'y emploient activement. On ne sait rien encore du scénario de l'accident de Tchernobyl mais on peut au moins mettre l'accent sur l'existence, dans les réacteurs à eau sous pression français, nos «REP », d'une enceinte résistante en béton dont sont dépourvus les réacteurs soviétiques. Cet argument, souvent repris, s'avèrera assez convaincant et il l'est en effet. On peut aussi affirmer qu'aucun incendie rejetant très loin des émissions radioactives ne pourrait avoir lieu dans un REP, faute d'un combustible comme le graphitel8! À première vue, les concepteurs et exploitants pensent que l'accident de Tchernobyl ne leur apprendra pas grand-chose sur les améliorations à apporter aux réacteurs construits et exploités en France, contrairement à celui de Three Mile Island. Le même raisonnement sera tenu dans les divers pays de l'OCDE. Sans avoir tort ils devront vite constater toutefois que plus rien ne sera comme avant. L'ampleur des réactions émotionnelles nationales imposera des mesures nouvelles de tous ordres, pas seulement techniques19 ; mais personne dans les premiers jours n'en a encore vraiment conscience. Les exploitants comme les constructeurs cherchant à se conforter auprès de leurs pairs, de nouvelles solidarités vont se développer internationalement, un point que nous développerons au chapitre 20. Pierre Pellerin a été invité par EDF à se joindre à cette réunion pour traiter des questions sanitaires devant les médias. Mais il est trop occupé par les mesures qui se font au Vésinet sur les premiers prélèvements qui lui parviennent et par l'accueil des journalistes qui sont nombreux à envahir les lieux en quête d'informations directes. Le personnel du SCPRI a pour consigne de bien les recevoir, de leur ouvrir largement les portes, leur montrer les appareils de comptage de la radioactivité et répondre à leurs questions. Les premiers échantillons prélevés sont encore peu contaminés et les journalistes se lasseront vite de ce spectacle assez statique. Faute d'information sensationnelle, ils déserteront peu à peu le Centre. Pierre Pellerin a probablement d'autres raisons de ne pas se joindre à la conférence de presse d'EDF et de rester sur place: il faut pouvoir répondre 18
Les réacteurs graphite-gaz encore en exploitation, à Saint-Laurent des Eaux et Bugey, sont en revanche dans le collimateur des antinuc1éaires qui demandent leur arrêt immédiat. 19 La décision de tenir compte dans l'EPR d'une possible fusion du cœur découle cependant des nouvelles préoccupations.
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sans délai aux pouvoirs publics ou à ses correspondants étrangers. Peut-être aussi ne tient-il pas à apparaître aux côtés de l'exploitant national dont il contrôle étroitement les rejets, pour bien se démarquer de lui et affirmer sa totale indépendance. N'est-ce pas à lui seul de prendre, dans son domaine, les initiatives qu'il juge utiles? En son absence, il est naturellement hors de question pour les directeurs d'EDF présents ou pour l'IPSN d'évoquer publiquement les niveaux de radioactivité atmosphérique constatés et moins encore leurs éventuelles conséquences sanitaires; le SCPRI a seul la responsabilité de diffuser ce type d'informations et il s'est toujours montré très attentif au respect de ses prérogatives en la matière. Car il ne suffit pas de faire des mesures, il faut savoir aussi les interpréter en termes de santé publique avant de les diffuser, et cela, c'est autant sa spécificité que sa responsabilité. Mais un document est remis aux journalistes, dont deux paragraphes sur dix évoquent ces questions et il paraît impensable qu'ils aient pu être diffusés sans l'accord du Pr. Pellerin (il est d'ailleurs probable que ce dernier les a rédigés lui-même, en partie ou en totalité). Le paragraphe 4 indique prudemment que, dans l'ignorance des résultats de mesures sur place, il est impossible d'évaluer précisément les conséquences radiologiques de l'accident, en URSS, sur les personnes et sur l'environnement. Mais il ajoute qu'à l'extérieur du site, les doses de radioactivité ne devraient pas atteindre un niveau dangereux au-delà d'une distance de l'ordre d'une dizaine de kilomètres, et plus loin: Si la zone sous le vent a bien été évacuée, même si cette évacuation a eu lieu après le passage du panache radioactif, il est peu probable que la population ait reçu des doses d'irradiation entraînant des effets sanitaires graves, immédiats ou à court terme. Par contre à plus long terme, il sera nécessaire de connaître la valeur des doses reçues et des dépôts de radioactivité sur les sols pour apprécier l'ampleur du phénomène. En tout état de cause, la superficie hautement contaminée ne paraît pas pouvoir excéder un ordre de grandeur de quelques dizaines de kilomètres carrés. Nous nous interrogions sur la signification du terme voisinage immédiat employé le 29 avril à la télévision par Pierre Pellerin. Il semble bien, d'après ce texte, qu'il s'agisse à ses yeux d'une distance d'une dizaine de kilomètres, sous le vent du réacteur. Cette estimation, on le saura assez vite, est trop optimiste. De plus, elle est prématurée puisque l'accident n'est pas terminé et que les rejets radioactifs se poursuivent. La zone interdite aura finalement 30 km de rayon et la superficie hautement contaminée plutôt 1000 km2. Quant aux conséquences sanitaires réelles, toujours controversées, nous en parlerons longuement ultérieurement. Mais il est en tout cas avéré qu'aucune irradiation ou contamination n'a effectivement conduit à des décès rapides dans la population (la plus proche a été évacuée peu de temps après l'accident). 47
Le paragraphe 5 affirme que, en dehors du territoire de l'URSS, les effets de la radioactivité émise au cours de l'accident et dans les jours suivants ne peuvent être que faibles. En particulier, on peut affirmer que le « nuage» détecté le 28 avril en Scandinavie, qui se disperse actuellement sur l'Europe ne présente, et n'a jamais présenté, aucun danger pour la santé des populations et de l'environnement.
Que dire de cette afflTIDation? L'un des objectifs de ce livre est d'éclairer le lecteur sur ce point, ce que nous ferons plus loin, mais contentons-nous à ce stade de l'enregistrer. Le 2 mai à minuit paraît la mise au point officielle suivante: Objet: Radioactivité consécutive à l'accident nucléaire russe de Tchernobyl, mise au point à diffuser auprès des médecins et du public: 1) L'élévation relative de la radioactivité relevée sur le territoire français à la suite de cet accident est très largement inférieure aux limites recommandées par la CIPR et aux limites réglementaires françaises, ellesmêmes fzxées avec des marges considérables. Il faudrait imaginer des élévations de mille ou cent mille fois plus importantes pour que commencent à se poser des problèmes significatifs d'hygiène publique. La distance, la dilution atmosphérique et la décroissance radioactive excluent une telle évolution dans notre pays. 2) De toutes façons, les radioéléments à l'origine de cette faible radioactivité ont, pour la plupart, des périodes relativement courtes. En particulier l'iode 131 a une période d'une semaine. n en résulte que dans six semaines, sa radioactivité sera réduite de plus de 50 fois, et dans dix semaines de plus de 1000foiio. 3) Les inquiétudes concernant le tourisme ou les missions en URSS et dans les pays de l'Est sont sans fondement sanitaire. Les autorités soviétiques ont dès l'origine bien entendu consigné toutes les zones où de telles situations auraient pu ou pourraient encore se présenter. La distribution d'iode stable destinée à bloquer le fonctionnement de la thyroïde n'est ni justifiée, ni opportune, même dans les pays proches de l'Union Soviétique, et dans l'Union Soviétique elle-même, si l'on excepte les abords immédiats (environ 50 km du réacteur accidenté). En tout état de cause, les «pastilles» ou «plaquettes» d'iodure de potassium ne sont pas nécessaires: une goutte de teinture d'iode, disponible dans toutes les pharmacies familiales, dans un verre de lait pendant quelques jours, serait, si nécessaire, au moins aussi efficace. 20Ceci est une approximation car la demi-vie de l'iode-l31 n'est pas de 7 jours mais d'un peu plus de 8, ce qui conduit à une atténuation d'un facteur 430 et non de 1000 au bout de 10 semaines. 48
Conclusion: ni la situation actuelle, ni son évolution ultérieure ne justifient dans notre pays quelque contre-mesure sanitaire que ce soit. Professeur Pierre Pellerin, Directeur du SCPRI (Ministère de la Santé) Ce télex donne une nouvelle interprétation de la notion de proximité «immédiate ». Pour ce qui concerne le risque lié à l'iode radioactif, la frontière ne se situerait pas à 10 kilomètres mais à 50. L'information n'est pas facile à décrypter et à comprendre pour le profane. Il faudra attendre quelques années pour constater l'apparition inattendue des premiers cancers de la thyroïde chez de jeunes enfants vivant parfois beaucoup plus loin. En réalité, les caprices du vent et de la pluie façonnent cette « frontière », non continue, de manière imprévisible. On constatera, toujours en raison des caprices de la météorologie, que la limite dangereuse pour l'iode radioactif ne peut se définir seulement par une distance au point d'émission et qu'il faut être sur le terrain pour vérifier le niveau de contamination effectif. Le télex du 2 mai contient une autre assertion discutable: car prétendre qu'il faudrait 1 000 ou 100000 fois plus d'activité pour atteindre un niveau dangereux en France se révèlera très excessif. Le rapport entre les niveaux d'activité en iode radioactif du Belarus, qui a été fortement affecté, et de certains points très contaminés de la France est inférieur à ces chiffres, de l'ordre de 100 seulement. Reste à savoir si ces points chauds ponctuels sont représentatifs d'un réel danger sanitaire, ce dont nous discuterons par la suite. On ne peut expliquer ces sous-estimations que par une confiance probablement trop grande accordée aux lois d'atténuation de la radioactivité du panache avec la distance qui sont alors utilisées. Ces lois n'auraient-elles été testées qu'en terrain plat (au-dessus de l'océan...) ? Il suffit de consulter la carte de contamination de l'Europe établie postérieurement (voir annexe VII) pour saisir l'importance du relief et de la pluviométrie (les deux étant le plus souvent liés) et comprendre qu'il est bien difficile de faire des prévisions sur l'intensité locale des retombées.
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6 3 au 5 mai: le reflux du panache
L'optimisme affiché le 2 mai est sans doute dû aux évolutions constatées du panache. En effet, dès cette date, le régime des vents s'inverse et les masses d'air contaminées refluent en direction du sud. Le 3 mai, les concentrations des isotopes radioactifs ont chuté d'un facteur 20 à Orsay et, le lendemain, on y retrouve pratiquement les valeurs antérieures à l'accident. Le rapport IPSN du 21 mai (qui sera largement diffusé mais deux semaines après les enregistrements et trop tard pour juguler la crise de confiance qui va bientôt s'établir), montre qu'avec un décalage de quelques heures des enregistrements similaires ont été observés à Grenoble et à Marcoule. Le diagramme qui y figure, reproduit page suivante, illustre, en coordonnées logarithmiques, les variations brutales de l'activité de l'air (exprimée en Bq/m3) en plusieurs points du territoire, entre le 29 avril et le 12 mai. Le panache a balayé les 9/1Oèmes de la France pendant un temps assez court (24 à 36 heures). Il stagnera cependant un peu plus longtemps dans le Sud de notre pays: quatre jours à Marseille, près d'une semaine à Nice et en Corse. À la mi-mai, l'activité de l'air due à Tchernobyl ne sera plus présente qu'à l'état de traces. Le rapport du SCPRI pour le mois de mai indiquera (quand il paraîtra) les contaminations maximales de l'air mesurées dans toutes les stations de mesure (16 Bq/m3 à Nice et 7,3 à Ajaccio par exemple), ainsi que les contaminations hebdomadaires moyennes de l'air, semaine après semaine. À Viomesnil, dans les Vosges, par exemple, la contamination maximale a approché 100 Bq/m3 mais la valeur moyenne, du 1erau 7 mai, n'a été que de 5,2 Bq/m3. À Nice et Ajaccio, en revanche, où les valeurs maximales ont été beaucoup plus faibles, les valeurs moyennes sur la même période ont été du même ordre, respectivement 6,6 et 3,3 Bq/m3. On voit que le panache, s'il a été moins actif, a mis plus de temps à se dissiper dans ces deux villes. Mais oublions pour le moment ces constatations, qui ne sont pas rendues publiques immédiatement, et reprenons le cours des événements. Nouveaux communiqués du SCPRI. Le lendemain 3 mai, le SCPRI émet un nouveau communiqué: La baisse générale de la radioactivité atmosphérique amorcée le 2 mai s'est nettement accentuée sur les trois quarts Ouest du territoire français où elle s'est en particulier réduite en moyenne à 20 picocuries [0,7 Bq]
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d'iode-131 par mètre cube d'air le 3 mai, soit environ le cinquième du niveau initialement atteint. Les vents du sud-ouest évacuent maintenant les masses d'air vers l'Est de l'Europe. Seule la région Sud-Est reste encore pour l'instant stationnaire quant à la radioactivité, par suite de la persistance d'unfrontfroid sur la vallée du Rhône. » Ce communiqué indique une nouvelle fois, et on ne peut plus clairement, que le survol de l'ensemble du territoire a bien eu lieu, y compris au-dessus des trois quarts Ouest de la France. Il indique également la persistance du panache sur la partie Sud-Est du pays, dont, mais implicitement seulement, la Corse. Cette absence de la Corse dans les communiqués du SCPRI lui sera vivement reprochée par la suite, un grief d'autant plus justifié selon ses 52
détracteurs que, le panache étant venu par l'extrême sud-est et en étant reparti par le même chemin, l'Île de Beauté et ses montagnes ont dû figurer parmi les régions de France les plus contaminées. Mais, située à bonne distance de toute centrale nucléaire, le réseau de surveillance de la radioactivité n'y est évidemment pas le plus dense du pays. Ni peut-être le mieux exploité, comme on le sous-entendra ultérieurement. En réalité, selon un livre de l'institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (irsn) auquel nous nous rétèrerons parfois par la suite21, une légère augmentation de la radioactivité de l'air y aurait été détectée dès le 29 avril au soir, un jour avant celle découverte à Monaco donc. Le dimanche 4 mai, un nouveau communiqué du SCPRI À diffuser auprès des autorités sanitaires, des médecins, des pharmaciens et du public, reprend les textes des jours précédents et les complète pour présenter un état de la situation à 18 heures: La radioactivité atmosphérique est revenue à une valeur voisine de celle qu'elle avait avant l'accident russe, c'est à dire au moins dix fois plus basse qu 'hier. Les débits de dose maximum relevés n'ont jamais dépassé 60 microradslheure (0,6 ~Gy/h) soit quatre fois le bruit de fond moyen de la radioactivité naturelle en France (15 microradslheure). D'une manière générale, l'élévation passagère de la radioactivité en France n'a atteint qu'une fraction des niveaux annoncés dans certains pays, notamment ceux d'Europe centrale. En ce qui concerne le pâturage des animaux et la consommation du lait et des légumes frais, aucune contre-mesure n'est, dans la situation actuelle, envisagée et la surveillance renforcée établie par la Santé Publique depuis le 29 avril est strictement maintenue. Le communiqué est clair: l'élévation de la radioactivité atmosphérique et ambiante pendant le passage du nuage n'a eu aucun impact sanitaire direct, mais il faut surveiller la chaîne alimentaire. Les communiqués suivants du SCPRI concernent donc essentiellement la contamination des aliments. Premier communiqué du lundi 5 mai: (...) sur la quasi-totalité du territoire l'élévation passagère de radioactivité de l'atmosphère qui s'était produite à partir du 30 avril a maintenant disparu. Elle est en voie de décroissance pour les autres éléments du milieu... Une certaine activité peut apparaître encore quelques jours :
- dans l'eau de pluie où une brusque augmentation locale temporaire peut se manifester lorsque les orages« lessivent» l'atmosphère,
- dans
les végétaux
et le lait.
21
RENAUD (Philippe), CHAMPION (Didier), BRENOT (Jean) Les retombées radioactives de l'accident de Tchernobyl sur le territoire français Éditions Lavoisier (collection sciences & techniques) décembre 2007 53
Cette radioactivité, insignifiante sur le plan de la santé, ne peut que diminuer très rapidement car ses deux principaux constituants, le tellure 132 et l'iode 131 ont respectivement 3 et 8jours de période. Le second communiqué est plus détaillé: Situation le 5 mai à 24 h... le retour à la normale de la radioactivité de l'atmosphère s'est étendu à l'ensemble du territoire, y compris le Sud-Est. De ce fait, l'introduction nouvelle de radioactivité dans les autres éléments du milieu a désormais cessé. Néanmoins, par suite du décalage dans le temps, dû au cheminement des radioéléments introduits dans le milieu, on observe actuellement une élévation retardée de radioactivité, en particulier de l'iode 131 dans certains prélèvements, qui peut encore persister quelques jours:
- dans le lait, cette élévation, retardée par le métabolisme des animaux, s'est amorcée hier, elle a atteint le 5 mai entre 3 et 5 nanocuriei2 (100 à 200 becquerels) d'iode 131 par litre. Elle n'est pas significative sur le plan de la santé publique; - dans les eaux de pluie recueillies entre le 28 avril et le 4 mai, on a pu mesurer des activités volumiques de 30 à 50 nanocuries (1 000 à 2 000 becquerels) par litre qui illustrent bien le « lessivage» de l'atmosphère par les orages. L'ensemble de l'évolution de la situation est suivi depuis le début de l'accident grâce à des mesures effectuées sur plus de 250 échantillons recueillis sur des poussières atmosphériques, les avions de ligne, les végétaux, les sols, le lait, les poissons, les thyroïdes de bovins, les eaux de rivière, les eaux potables, les eaux de pluie ... etc. Il y a lieu d'y ajouter environ 500 résultats de mesure transmis par notre réseau général de surveillance de l'atmosphère et du rayonnement gamma (en particulier autour des centrales nucléaires). A noter que les activités des thyroïdes de bovins recueillies entre le 2 et le 5 mai sont relativement faibles : 6 à 70 picocuries d'iode 131 par gramme frais (soit 2 à 20 Bq/g). En complément de ces deux communiqués, le SCPRI fait parvenir à Serge Berg un troisième télex manifestement destiné à un plus large public: Interprétation des mesures. - Exposition: Au cours de la période du 28 avril au 5 mai, les mesures du rayonnement gamma ambiant au sol n'ont jamais excédé 60 microrads par heuri3 soit au maximum 4 fois le rayonnement naturel qui est en moyenne en France de 15 22
23
1 nanocurie = 10-9Ci = 37 Bq. soit 0.6 millième de mSv/h. 54
microrads par heure. Cette pointe a duré en moyenne à peine 24 heures sur la plupart du territoire. Un tel débit de dose est deux fois iriférieur à celui auquel on est exposé au cours d'un voyage aérien. Cette exposition et ses variations ne sont mesurables que grâce à l'extrême sensibilité des instruments de mesure de la radioactivité, mais elles sont sans aucune signification sur le plan de l 'hygiène publique.
- Radioactivité du lait: Les mesures indiquent en moyenne des activités d'une centaine de picocuries par litre. Il faut comparer ce résultat à la valeur de 100 000 picocuries (3 700 Bq) par litre retenue par le comité d'experts médicaux anglais réunis après l'accident de Windscale, pour différer la distribution du lait frais... Le SCPRI n'est pas le seul à s'exprimer. Le Monde rapporte ainsi un avis donné par la direction du service de radiobiologie du Laboratoire central d'hygiène alimentaire (LCHA) du ministère de l'Agriculture, un organisme tout à fait indépendant du SCPRI dont les conclusions sont sans équivoque: actuellement (le 4 mai 1986), les consommateurs ne sont soumis à aucune radiation supplémentaire consécutive à l'ingestion de produits alimentaires d'origine animale. En France, les 19 sections régionales du LCHA ont reçu comme seule consigne de redoubler d'attention. Dans l'attente, que l'on espère pas trop longue, de nouvelles informations, toute autre mesure prévisionnelle serait pour le moins prématurée. Ces communiqués et articles attestent une nouvelle fois que le passage du panache a bien été annoncé et que les médias en ont fait part du même ton rassurant que celui adopté par le Pr. Pellerin ou le LCHA. Mais les valeurs numériques indiquées dans ces documents officiels correspondent toutes au bas de la fourchette: la durée de survol du panache est bien limitée à une journée dans certaines régions françaises (l'Île de France par exemple) mais pas en Provence, et surtout les valeurs annoncées pour l'activité du lait correspondent à des «valeurs moyennes» (mesurées dans des coopératives), qui ne mettent pas en relief la très grande hétérogénéité des contaminations locales. En ces premiers jours de mai, le SCPRI est loin de disposer des résultats complets obtenus dans les diverses régions de France, et la marge de sécurité par rapport aux normes sanitaires de l'époque est si grande qu'il néglige de signaler que des contaminations plus importantes peuvent probablement être observées localement (craint-il, s'il le disait, de mettre toute la France en émoi ?). Mais tout physicien situé dans les zones de plus fortes retombées pourra ultérieurement prétendre, en faisant des mesures luimême, que leur intensité a été sous-estimée, du moins dans sa région.
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7 Du 5 au 9 mai: cafouillages et cacophonie Le 5 mai, au Japon, où s'est réuni le G7, une déclaration solennelle exprime la solidarité des grandes nations et la foi des participants en l'avenir de l'énergie nucléaire: « Nous, les chefs d'État et de gouvernement des sept grands pays industrialisés (...) exprimons notre sympathie à ceux qui ont été touchés. Nous sommes prêts à apporter une aide, en particulier médicale et technique, lorsque la demande sera faite et dans laforme demandée. L'énergie nucléaire est et continuera à être, si elle est convenablement gérée, une source d'énergie de plus en plus largement utilisée (...) ». En France, sur le plan intérieur, un nouvel intervenant vient perturber le discours tenu jusqu'à maintenant. Alors qu'on commence à s'interroger sur le niveau de contamination des aliments, paraît un communiqué de presse du ministère de l'Agriculture référencé «86/cab/OIO/RR» dont le contenu mérite de figurer dans l'anthologie des absurdités politico-administratives. Le VOlCl: Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l'accident de la centrale de Tchernobyl. À aucun moment les hausses observées de radioactivité n'ont posé le moindre problème d'hygiène publique. Le ministère de l'Agriculture dispose des résultats recueillis par le SCPRl qui dépend du ministère des Affaires Sociales et de l'Emploi. Selon le SCPRI, les débits de doses maximales de radioactivité atmosphérique sont toujours restés tout àfait négligeables. Écrire que le territoire français en raison de son éloignement a été totalement épargné... est évidemment en contradiction flagrante avec l'allusion aux hausses observées de radioactivité... S'il y avait eu hausse, c'est que le nuage avait bien survolé la France et ne l'avait pas épargné, ce que tout le monde savait depuis le 1er mai et que personne n'avait encore tenté de nier à cette date. Il aurait fallu écrire que notre territoire avait été relativement épargné (par rapport à ceux de nos voisins plus orientaux) du fait de son plus grand éloignement (tout le monde l'aurait compris), et il suffit de consulter aujourd'hui la carte d'Europe de la contamination radioactive pour s'en convaincre. La raison d'être de ce communiqué se comprend mieux en lisant la suite: La France a demandé à la Communauté Économique Européenne de mettre au point le plus rapidement possible une procédure uniforme de contrôle
applicable par tous les États membres à l'égard des pays tiers en s'inspirant des recommandations de la Commission Internationale de Radioprotection (CIPR). Ces mesures ne devront en aucun cas entraver les échanges intracommunautaires. D'autre part, nous avons demandé que chaque État membre tienne informés ses partenaires des contrôles qu'il effectue et de leurs résultats. Une surveillance particulière a été mise en place par certains États membres à l'égard des produits français. Ces dispositions ne sont aucunement justifiées. Le ministère de l'Agriculture s'attache à ce que, dans les plus brefs délais, la libre circulation de tous les produits français soit rétablie en direction de ces pays. La motivation profonde de ce communiqué est donc de réagir et protester face à l'incohérence et à l'anarchie des mesures d'embargo prises au sein de la Communauté européenne, des mesures opportunistes et protectionnistes beaucoup plus dictées par des considérations de politique intérieure et de concurrence au sein de la CEE que par un réel souci de protection sanitaire des populations. Cette protestation contre des mesures restrictives de circulation et d'exportation qu'il jugeait infondées et discriminatoires est cependant maladroite et prématurée. Ce communiqué n'a de cohérence qu'avec les premières conclusions du Laboratoire central d'hygiène alimentaire du ministère de l'Agriculture, rapportées par le journal Le Monde (déjà cité) : Actuellement [le 4 mai 1986], les consommateurs ne sont soumis à aucune radiation supplémentaire consécutive à l'ingestion de produits alimentaires d'origine animale. À cette date, cela n'avait rien de bien étonnant: il faut laisser un peu de temps aux vaches pour brouter l'herbe, la ruminer et faire leur lait, à la laiterie pour le ramasser, au contrôleur pour y prélever des échantillons, les mesurer, en rapporter les résultats, etc. Rappelons que le lundi 5 mai faisait suite au fameux «pont» et qu'il ne devait pas y avoir encore beaucoup de prélèvements venus par la poste et donc de résultats d'analyses: les premiers contrôles de l'Agriculture dans le cadre du contrôle départemental datent justement du 5 mai et ce n'est que le 7 qu'ils ont été étendus à l'ensemble des départements. Des premiers résultats sont cependant obtenus: au SCPRI, toutes les stations mises sur le pied de guerre le 1er mai ont fourni dès le lendemain (puis quotidiennement jusqu'après la mi-mai) des mesures par spectrométrie des iodes, des césiums, du strontium. Il n'est pas le seul mobilisé: le 2 mai, par exemple, la centrale de Creys-Malville, dans l'Isère, fait parvenir déjà ses prélèvements et ses premiers résultats (43 Bq/l de lait seulement à cette date); les autres centrales EDF suivront dans la foulée. Le 5 mai, les laboratoires du CEA constatent eux aussi une augmentation générale de la radioactivité de certains aliments.
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Était-il justifié de détruire des productions françaises? Cela n'aurait pu se faire que localement, là où le niveau d'activité aurait dépassé certaines normes. Oui, mais quelles normes? L'Europe occidentale, qui s'émeut de la radioactivité des denrées qui proviennent des pays de l'Est, se réunit à Copenhague le 6 mai, sous l'égide de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), pour tenter de trouver un terrain d'entente sur des normes de radioactivité acceptables pour les produits alimentaires ingérés ou du moins importés. Certains « experts» nommés par leur gouvernement proposent de les fixer pour leur propre pays à un niveau si faible qu'ils rendent impossible toute importation de quelque pays que ce soit, un protectionnisme un peu trop manifestement abusif: leurs productions nationales, régulièrement consommées, ne répondent même pas à leurs exigences! Nul ne peut supprimer la radioactivité naturelle! Ce même 6 mai, Alain Carignon, ministre de l'Environnement, donne sa première conférence de presse. Dans Le Monde daté du S mai, Roger Cans ironise: Alain Carignon a réussi un prodige mardi 6 mai: il n 'a pas prononcé le mot de Tchernobyl! Il s'est contenté d'évoquer en une phrase « la catastrophe nucléaire d'Union soviétique» s'empressant aussitôt de préciser que dans le palmarès de ce qu'il est convenu d'appeler les risques majeurs il fallait d'abord placer le risque chimique, du genre Bhopal, puis les autres: transports de matières dangereuses, sites industriels fortement urbanisés, grands barrages, tremblements de terre, glissements de terrains... En fait, M Carignon avait des raisons de faire pratiquement l'impasse sur l'affaire de Tchernobyl: il estime que la sûreté nucléaire n'est pas de son ressort puisqu'elle incombe pour les contrôles aux ministres de l'Industrie [Alain Madelin] et de la Santé [Michèle Barzach], et au ministre de l'Intérieur [Charles Pasqua] pour la Protection civile. n ne semble pas reprendre à son compte la doctrine de Mme Bouchardeau qui, si elle estimait ne pas avoir à s'occuper du fonctionnement des centrales nucléaires, admettait tout de même que le ministre de l'environnement avait son mot à dire lorsque cefonctionnement avait des effets (...) sur l'environnement. Selon Le Monde, le nouveau ministre n'est pas à la hauteur de l'événement. Un ancien bus de la RATP racheté par Greenpeace portant des banderoles «parlez-nous de Tchernobyl» est intercepté sur les Champs-Élysées alors qu'il s'apprêtait à gagner Neuilly pour la c01iférence de presse du ministre de l'environnement et est dirigé vers le commissariat du Se arrondissement. On y vérifie l'identité de ses passagers qui avaient l'intention de manifester avec des masques à gaz devant le ministère de l'Environnement. À vrai dire, que peut dire Alain Carignon ? Ne serait-ce pas plutôt à d'autres ministres de s'exprimer dans de telles circonstances? 59
Ce même jour, le SCPRI, centre de référence mondial qui communiquerait si mal avec les médias français (dira-t-on), est assailli par les médias étrangers et reçoit pas moins de quatre chaînes de télévision dont une américaine et deux japonaises ! Ont-elles été déçues de l'accueil qui leur a été réservé? Rien ne semble l'indiquer. Toujours le 6 mai, Libération titre, en page intérieure, Le nuage a «tout juste frôlé» l'Est de la France, en totale contradiction avec ce qu'il écrivait dans son édition du 2 mai, à savoir que l'augmentation de la radioactivité avait été enregistrée sur l'ensemble du territoire. En fait, Selim Nessib n'invente pas ce titre mais l'emprunte ironiquement à une déclaration du ministère de l'Agriculture: La France apparaît comme l'un des rares pays d'Europe occidentale miraculeusement épargné par les retombées de Tchernobyl. (...) Hier, la Direction de la qualité au ministère de l'Agriculture a indiqué que le taux de radioactivité des produits agricoles en France sont tout simplement « normaux ». La raison? Le nuage a « tout juste frôlé» la frontière Est du pays. Les analyses faites sur le lait et la, viande ne font apparaître aucune hausse de la radioactivité. Le Laboratoire central d'hygiène alimentaire, et ses satellites dans les départements, exercent un contrôle permanent. Même son de cloche au SCPRI qui, depuis quelques jours, continue d'affirmer qu'il ne se pose en France «aucun problème significatif d 'hygiène publique ». On assiste ici à la première phase d'une distorsion des déclarations de Pierre Pellerin, une phrase qui conduira progressivement à lui faire dire ce qu'il n'a jamais dit ni laissé entendre. On lui laissera endosser la responsabilité du communiqué du ministère de l'Agriculture tandis que le monde politique restera prudemment à l'écart de la polémique, tant qu'il le pourra. Car le SCPRI n'a jamais prétendu que l'on ne détectait rien, mais simplement que ce que l'on détectait était trop faible pour être dangereux. Mais ses spécialistes joints personnellement, où qu'ils soient, répugnent à donner des chiffres. Selim Nassib proteste dans Libération: Si le beau temps a réellement sauvé la France, si les communiqués rassurants n'ont rien à voir avec la volonté de ne pas faire de peine aux agriculteurs français, tout le monde s'en réjouit. Mais s 'il n y a rien à cacher que l'on cesse de donner l'impression contraire. Pourquoi est-il si difficile aux journalistes d'obtenir des responsables du SCPRI au bout du fil et doivent-ils attendre que l'on réponde à leurs questions par un texte écrit? Vraie et vaste question à laquelle il ne sera jamais possible de répondre de manière tout à fait satisfaisante pour les journalistes, compte tenu des us et coutumes de la profession et de la concurrence entre les médias. Est-il possible lors d'une crise d'une telle ampleur que les responsables chargés de la gestion technique de la crise soient en permanence à disposition de tous et selon les besoins de chacun? Qu'ils restent disponibles « au bout du fil », par 60
exemple? La réponse est clairement non. Le nombre, l'urgence et la complexité des tâches à accomplir ne le permettent pas. Perturbe-t-on le pompier, le secouriste ou le médecin du SAMU pendant son activité? Non. Mais il y a généralement un interlocuteur disponible pour faire une petite déclaration, un responsable (comme un préfet) disposant d'une cellule de communication toujours active, etc. Ici, personne. La responsabilité d'un exploitant d'installation nucléaire ou d'un organisme expert en appui des autorités est de fournir toute l'information dont il dispose et pour laquelle il est compétent. Mais l'expérience montre que, sous peine d'imbroglios inextricables, cette information doit être donnée à tous au même moment, lors d'une conférence de presse ou par une communication écrite. C'est le seul moyen de limiter les dérapages que rendent inévitables la concurrence entre les médias ainsi que la recherche de l'antériorité et de l'exclusivité. L'expérience montre que la moindre discordance entre les sources peut être génératrice de désordre, voire de panique. La communication idéale restera toujours un objectif inaccessible en raison même des énormes pressions de tous ordres exercées sur les responsables techniques et politiques qui en ont la charge, des inévitables rumeurs et de l'exploitation immédiate et polémique dont toutes les circonstances accidentelles sont systématiquement l'occasion24. Comme pour répondre à l'avance aux reproches qui lui seront faits, le SCPRI récapitule le lendemain les mesures effectuées depuis l'arrivée du panache de Tchernobyl pour mettre en lumière le volume de travail réalisé. Ce sera son dernier communiqué important: (...)Pour ce qui concerne la surveillance des conséquences de l'accident de Tchernobyl en France, le Service Central de Protection Contre les Rayonnements Ionisants a, par le réseau qu'il a établi de longue date et les 24
A titre d'illustration, citons la panique qui s'est produite en Lorraine lorsque
certaines sources dites « bien infonnées » ont propagé une rumeur diffusée en juin 2006 par France Bleu Lorraine et Radio Nostalgie dans les environs de Metz et de Thionville. Selon cette rumeur, un accident nucléaire avec rejets radioactifs dans l'atmosphère venait de se produire à la centrale de Cattenom. En fait, il s'agissait tout bonnement d'un phénomène courant et fort bien connu: une augmentation de la radioactivité provenant d'émanations naturelles de radon du sol, plus importantes que d'habitude, provoquées par une rapide dépression atmosphérique annonciatrice, après de fortes chaleurs, de violents orages. Certaines écoles ont immédiatement pris des mesures de confmement de leurs élèves, refoulant même les parents affolés venus chercher leurs enfants. Dans un communiqué, le groupe local des Amis de la Terre a retiré les enseignements suivants de cette fausse alerte: « Les populations se sont retrouvées seules face à la rumeur, il est inquiétant de constater que les citoyens soient dans l'incapacité d'être informés en temps réel ». Peut-on vraiment s'étonner que « seule la rumeur ait fonctionné » face à un événement qui n'a jamais existé !? 61
moyens techniques dont il dispose, suivi jour par jour, sans aucune interruption, la situation depuis le 27 avril dernier. Sur les mesures effectuées à ce jour sur plus de 500 échantillons (poussières, avions de ligne, végétaux, sols, lait, eaux, etc. ...) il y a lieu d'ajouter environ 800 résultats de mesures transmis par son réseau général de surveillance de la radioactivité de l'atmosphère et du rayonnement ambiant autour des différents centres nucléaires français. L'ensemble de ces travaux et des mesures réalisées figure dans un tableau annexé (que nous ne reprenons pas ici car il en sera question amplement au chapitre Il). Hélas, les chiffres indiqués ne permettent pas de comparaison immédiate avec ceux des pays voisins. Les 7 et 8 mai, les journaux français s'intéressent à la situation des autres pays de la Communauté européenne et constatent l'incapacité des différents États membres à se mettre d'accord sur des dispositions communes en matière de contrôle des produits agricoles En Allemagne Fédérale, chaque Land réagit en fonction du niveau de radioactivité que ses experts ou scientifiques constatent... et des surenchères politiques locales. D'où des situations cocasses dont semble se gausser Libération dans son édition du 7 mai, qui titre La RF A malade du nuage radioactif et écrit, sous la plume de J.M.G. : alors que les différents Lander émettent des recommandations contradictoires, la presse ajoute à la peur ambiante des manchettes catastrophiques. Tout l'article de son correspondant de Francfort mériterait d'être reproduit, mais contentons-nous des passages suivants: Le chassé-croisé des mesures de protection contre la radioactivité s'ajoute à l'angoisse ambiante. Fédéralisme oblige, chaque Land est maître des décisions à prendre. Surviennent alors des situations ubuesques. Ainsi à Wiesbaden, capitale de la Hesse, les bacs à sable et les aires de jeux sont fermés aux enfants. Sur l'autre berge du Rhin, les gosses de Mayence, capitale du Palatinat peuvent continuer à faire des pâtés et jouer au ballon sur les terrains municipaux. En ce qui concerne la radioactivité des aliments, les mêmes disparités sont constatées. La Hesse, encore elle, a décidé de porter unilatéralement la valeur maximale autorisée à 20 becquerels par litre de lait. Le ministère fédéral de la santé de Bonn l'avait fixée à 500 becquerels. En RFA donc, le 7 mai, on pourrait très bien prétendre que «le nuage n'a pas traversé le Rhin au niveau de Mayence! » Une situation évidemment intolérable pour le gouvernement fédéral et la ministre de la Santé, Rita Süssmuth, qui s'insurge contre les craintes exprimées pour les enfants jouant dans les bacs à sable ou sortant sous la pluie. Et le journaliste de conclure: À côté d'une inquiétude sincère provoquée par les suites du nuage radioactif, une récupération politique semble se faire jour en Allemagne fédérale. La 62
résurgence de la grande peur du nucléaire est un terrain électoral hautement profitable non seulement pour les Verts mais aussi pour les sociauxdémocrates. On ne peut mieux dire! Or, il est plus difficile dans un même pays de faire appliquer des interdictions locales, qu'entre deux nations pourvues de frontières et de douaniers. Revenons en France. Le risque de voir des denrées, interdites de vente dans un village, transportées (clandestinement ou non) dans un autre village où cette vente serait autorisée n'est pas théorique. Quant à interdire leur commercialisation en tous les points du territoire français, dont la plupart ont été vraiment épargnés par la contamination, il n'y faut pas songer: cette précaution serait dénoncée avec force et raison par maintes organisations. Les frontières nationales sont bien sûr les plus naturelles quand il faut appliquer une réglementation. « Vérité en deçà, erreur au-delà », tout le monde connaît l'adage, et le prononce le plus souvent avec humour ou ironie. La situation en Alsace
Dans le Bas-Rhin, les retombées sont beaucoup plus fortes que dans le reste de notre pays et les populations d'autant plus émues que leurs voisins s'inquiètent et prennent des mesures restrictives. Il suffit de lire les journaux allemands ou d'écouter les radios locales pour constater que, outre-Rhin, on interdit certaines commercialisations qui restent autorisées en deçà, celle des légumes à larges feuilles notamment25. Le 9 mai, le JT de 20 heures de TF1, présenté par Marie-France Cubada, accorde une large place à la question. Depuis Strasbourg, sa correspondante, Corinne Lalo, fait une démonstration percutante de la bizarrerie de la situation, une laitue à la main: Voici une salade cultivée à l'air libre dans la région. Je me trouve à la frontière entre la France et l'Allemagne. De ce côté-ci, c'est la France et la salade est jugée parfaitement saine. Mais de ce côté-là, c'est l'Allemagne et la salade est jugée dangereuse pour la consommation car trop chargée en particules radioactives. Elle est par conséquent interdite à la consommation. Le journal retransmet ensuite une déclaration de Jo Lenen, ministre de l'environnement de la Sarre qui assure que les concentrations radioactives sont dix fois, quinze fois et quelquefois vingt fois plus haute que la normalité. Nos appareils ne trichent pas. Ce sont des faits. Il fallait alerter la population et prendre des mesures de précaution. Et Corinne Lalo de conclure logiquement: Force est donc de constater que de part et d'autre de lafrontière la notion du danger est différente, y compris et surtout sur le nucléaire. 25La situation est différente à la frontière suisse, au-delà de laquelle aucune interdiction n'est décidée (seulement des recommandations). 63
Marie-France Cubadda souligne cette différence d'appréciation des deux pays: Au milieu de l'inquiétude européenne, les pouvoirs publics et l'opinion française affichent une parfaite sérénité. Aucune contre-mesure sanitaire n'est envisagée en France. Pierre Pellerin, le chef du SCPRl, affirme que l'exposition aux radiations qu'ont subie les Français est iriférieure au dixième de l'exposition naturelle annuelle. [Remarquons au passage que la légère augmentation annoncée ne se rapporte plus à la radioactivité de l'air (expression malheureusement inexacte d'un télex précédent), mais à la dose recue (ce qui est, cette fois, parfaitement justifié)]. À sa suite, Alain Rodié reprend le communiqué du SCPRI sur le nombre d'échantillons examinés (250) et de relevés effectués (500), ainsi que sur les résultats des analyses pratiquées en France. Il conclut que, les taux de radiation dans l'atmosphère ont effectivement augmenté, mais ne représentent pas une menace pour la santé. Ils sont comparables au taux de radiation accumulé au cours d'un séjour de deux semaines à la montagne. L'occasion est sans doute trop belle pour ne pas plaisanter sur ces contradictions franco-allemandes. Le «nuage}) n'aurait-il donc pas traversé la frontière? Qui prononce le premier (ou la première) cette phrase satirique qui fait mouche et aura le succès que l'on saif6 ? L'origine de la fameuse phrase Dans une émission de télévision très postérieure (Journal de la santé du 2 février 2001), une voix off prononce incidemment ces deux phrases: En 1986, unjournaliste avait ironiquement déclaré que ce « nuage» s'était arrêté aux frontières de notre pays, mettant ainsi en cause l'iriformation délivrée aux Français par les pouvoirs publics. Cette boutade fut amplement reprise et alimenta un doute sur les décisions prises par les autorités françaises à l'époque. Enfin donc un aveu innocentant non seulement le Pro Pellerin (c'était évident pour qui relit la presse de l'époque) mais aussi tous ceux que l'on était tenté d'accuser de maladresses verbales, les autres ministres impliqués par exemple27. Il n'y a pas lieu de blâmer l'inventeur de cette phrase. Mais comment se fait-il que certains journalistes laissent entendre encore aujourd'hui qu'elle a été bel et bien prononcée par une personnalité officielle? Beaucoup de nos concitoyens, quel que soit leur niveau culturel, la prennent naïvement pour argent comptant. Qui trompe qui, en définitive?
26 Wikipedia l'attribue à Noël Mamère. 27 À l'exception cependant du communiqué du 5 mai du ministère de l'Agriculture rappelé au début de ce chapitre.
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En 2002, dans un livre dont nous aurons l'occasion de reparler, la CRlIRAD, qu'on ne peut soupçonner de complaisance à l'égard du SCPRl, écrit, en se replaçant à la date du 2 mai: Imaginons que les journalistes attendent, impatients, les déclarations des autorités françaises. La conférence de presse commence et le directeur du SCPRI annonce solennellement: « le nuage de Tchernobyl s'est arrêté aux frontières de la France! ». Qui peut croire que de tels propos n'aient pas déclenché les rires, voire les huées de l'assistance? C'est grotesque. L'image du douanier intimant au nuage de Tchernobyl de stopper à la frontière franco-allemande appartient à l'univers des humoristes. Et d'ajouter que « c'est plus subtil que ça... ». Effectivement. Le préfet d'Alsace, sensible à l'émoi qui transparaît dans la population, interdit la vente des épinards produits dans sa plaine. Ce n'est pas du goût du Pro Pellerin qui voudrait s'opposer à cette mesure qu'il juge inutile mais le préfet, soucieux avant tout de l'ordre public, persiste et signe. Sans doute en a-t-il référé auparavant au cabinet du ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua, qui a donné son accord. C'est une mesure politique judicieuse dans le contexte, même si elle n'a aucun intérêt sanitaire (ce que certains contesteront). Chacun est dans son rôle ici, qu'il soit scientifique ou politique. Ce sera la seule « mesure de précaution» prise en France, mais on voit dans quelles conditions! À la radio, François Cogné conseille aux Français de laver leurs salades plutôt deux ou trois fois qu'une. Or, on ne le sait pas encore très bien, mais cette mesure est d'une efficacité très limitée: les radioéléments arrivent sous une forme chimique qui les rend en effet peu mobiles après leur dépôt. Ce qui est vrai, c'est que l' agro-alimentaire est un monde difficile à gérer (certains murmurent un monde « suspect », pour ne pas dire plus). Sauf en cas de surproduction, on ne détruit pas volontiers les produits agricoles. Dans les mois qui suivront l'accident, les rumeurs iront bon train sur certa1ns cheminements internationaux. Un jour, l'ambassade d'Égypte à. Paris téléphonera à l'IPSN pour savoir pendant combien de mois encore les enfants égyptiens doivent prendre des pilules d'iode données par l'Allemagne en accompagnement de son lait en poudre28... Des chevaux ukrainiens très radioactifs auraient fini pour la plupart dans le ventre de soldats iraniens et les surplus auraient été revendus, nul ne sait à qui ni par quels circuits. La Grèce, qui n'a pas fait part à Bruxelles du niveau de contamination de son 28 Rien de blâmable dans cette transaction, mais il est préférable d'attendre que 1'1-131 ait spontanément décru pour distribuer la nouvelle poudre de lait, ou mieux, utiliser une poudre datant d'avant l'accident. Les stocks existants ne permettent-ils pas d'attendre? C'est bien étonnant. Probablement l'ambassade n'a-t-elle pas bien compris la situation.
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territoire (à la veille de la saison touristique, c'eut été maladroit), aurait su intelligemment écouler par bateau son blé de Macédoine... Comme les autres pays, la France prendra dans les semaines et mois suivants des mesures vis-à-vis des importations provenant des pays de l'Est et du Centre de l'Europe. Donnons un exemple: l'IPSN développait à l'époque un nouveau portique de détection de matières radioactives pour les installations nucléaires. Le prototype de ce matériel sera envoyé aux abattoirs de Seine Saint-Denis où arrivent les chevaux, dont beaucoup d'origine polonaise. Impossible de faire passer calmement les pauvres bêtes affolées devant l'appareil pendant le temps nécessaire au comptage. D'ailleurs, la contamination de leur peau est très importante et conduirait à les refuser toutes. Le contrôle ne sera exercé qu'après leur abattage. Une fois débarrassées de leur peau, les carcasses répondront bien aux normes de contamination fixées. Les 7 et 8 mai, la presse déplore l'incapacité des différents États membres à se mettre d'accord sur des dispositions communes en matière de contrôle des produits agricoles malgré 48 heures de débat. Dans Libération, les articles n'ont pas encore tous la même tonalité, ce qui montre les hésitations des journalistes à prendre position sur ce qui se passe en France. Faut-il féliciter ou blâmer les autorités françaises pour leur sérénité? C'est un dilemme. François Féron, se référant aux communiqués des agences Reuter et AFP, se pose la question dans son article « L'Europe ouvre son parapluie» La plupart des pays membres de la communauté ont pris des mesures de surveillance, voire de suspension sur certains produits alimentaires. Seule la France reste totalement étrangère au syndrome Tchernobyl. L'auteur insinue-t-il ainsi qu'aucune mesure de surveillance n'aurait été prise, un vrai scandale si cela était avéré? Pourtant, un autre article de la même page (la France miraculée), de Vincent Tardieu cette fois, reprend le communiqué de presse de l'Agriculture selon lequel (...) des relevés effectués tous les jours dans différents coins de l 'hexagone montrent, en fait, que le taux de radioactivité artificielle de l'atmosphère du pays a eu tendance à légèrement augmenter vers le 29-30 avril avant de décliner après le rr mai et de redevenir normal sur l'ensemble du territoire dans la nuit du 5 au 6 mai. . . On retrouve là ce terme inapproprié de «légèrement », qui n'est pas relevé par le journaliste, un terme que contredit pourtant la suite de l'article: François Clapier, un responsable de la sécurité nucléaire de l'Institut de Physique Nucléaire d'Orsay, précise que les mesures locales ont fait apparaître un taux radioactif de 3 à 30 Bq/m3 d'air. Soulignons que cette concentration a atteint la limite légale à ne pas dépasser avant de retomber. Ce seuil très strict reste de toute façon très inoffensif pour les populations.
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(...) Cette baisse continue, précisait hier le Professeur P. Pellerin, n'est pas contradictoire avec le fait que nous enregistrerons une élévation retardée de la radioactivité dans certains prélèvements [élévation due aux dépôts sur les sols et les végétaux et au métabolisme des bovins] notamment de l'iode 131. On a pu ainsi enregistrer entre 111 et 185 Bq / litre de lait ce qui n'est pas significatif sur le plan de la santé publique. Quant aux eaux de pluie, le taux varie de 1110 à 1 850 Bq/litre selon la quantité de particules radioactives de l'aérosol précipité par l'orage. Les spécialistes nous assurent que ces doses restent inoffensives. Reste à s'assurer que le cumul de ces particules sur plusieurs jours voire plusieurs semaines le sera tout autant, et que nos voisins européens qui prennent plusieurs mesures de protection soient simplement des paranoïaques excessift.
Libération du 9 mai poursuit son enquête sur les réactions étrangères. Savourons l'ironie de Denis Scribe: «Les Grecs ont des visions d'Apocalypse. » L'accident aurait été, selon lui, accueilli avec indifférence et commisération jusqu'à l'annonce officielle, le 1er mai, d'une légère augmentation de la radioactivité du ciel hellénique qui a résonné comme un coup de gong dans leurs têtes. Chaque habitant (...) a confié à son voisin: «on nous a caché la vérité depuis le début et celle-ci est bien plus angoissante qu'on ne l'avoue ». Des communiqués laconiques de la radio et de la télévision, l'absence de chiffres et de mesures concrètes, une presse muette pour cause de trêve pascale ont alimenté les rumeurs les plus extravagantes tandis que chaque famille faisait tourner sur la broche l'agneau traditionnel. Dimanche soir (...) le premier ministre Andrea Papandréou a porté à son comble cette psychose collective. La population était invitée à ne pas consommer de lait et à laver soigneusement fruits et légumes, «mesure simplement préventive, il n y a aucun souci à se faire N précisait le gouvernement. Mais plus il se voulait rassurant, plus on suspectait sa bonne foi (...). Lors de sa reparution mardi, la presse a su tenir à l'opinion le langage qu'elle attendait: «aliments de mort: lait, légumes et fruits N« un crime: on risque de voir naître des eTifants monstrueux N. Ils sont fous, ces Hellènes... Mais, dans l'éditorial du même jour, sous le titre lTiformations contradictoires, Tchernobyl brûle-t-il encore?, Marc Kravetz monte le ton contre le silence français: Comme le silence dans ce domaine [nucléaire]fait autant de ravage que la vérité, tant mieux si à Moscou on comprend qu'il vaut mieux parler que se taire, quitte à se contredire (oo.) C'est ce qu'on semble ignorer au SCPRl, organisme parfaitement officiel dont le comportement dans toute cette affaire n'a parfois guère à envier aux appareils moscovites. Bizarrement, c'est dans le pays le plus nucléarisé d'Europe (...) que les autorités, qui n'ont a priori rien à craindre, campent avec une exemplaire fermeté sur leur silence bétonné. Une tradition qui 67
remonte aux grandes heures de la paranoïa d'EDF face à la contestation écologique. Mais la campagne contre le SCPRI, et surtout contre celui qui l'incarne, le Pro Pellerin, est réellement lancée par l'article d'Hélène Crié intitulé « La France lanterne rouge européenne de l'information... » Dès le début de l'affaire, le SCPRI s'est montré peu soucieux de renseigner ceux qui s'adressaient à lui. Il aurait été surprenant de voir ce service rendre publiquement et immédiatement ses informations. Avant d'entrer enfonction ses agents prêtent serment devant un tribunal « Je jure de ne rien révéler des mesures effectuées» (..J. Dès qu'il s'agit d'obtenir le moindre renseignement on se heurte à un mur. Pour le nucléaire, trois partenaires communiquent entre eux, rien qu'entre eux : les constructeurs, les exploitants et l'autorité étatique. Avant d'accuser le Professeur Pellerin de mensonge, ce qui ne saurait tarder, la critique va aller crescendo. Elle débute ici sur le thème archi rebattu de la paranoïa et de la religion du secret sans laquelle le nucléaire ne saurait exister et dont, selon Hélène Crié, la preuve serait ce terrible serment « Je jure de ne rien révéler de... », qui contraindrait tous ceux qui l'ont prêté au secret absolu. L'argumentation, repose sur un texte réglementaire paru au JO du 15/06/1966 (les agents du SCPRI prêtent serment de ne rien révéler de leur mesures) et paraît bien fondé. Un serment est un serment! Alors? Le serment des agents du SCPRI Le texte du décret paru au JO est le suivant: Article 1: Les agents du Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants, chargés du contrôle et de la constatation des infractions en ce qui concerne les pollutions de tous ordres causées par des substances radioactives, sont commissionnés par arrêté du ministre des affaires sociales. Article 2: Avant d'entrer en fonction, les agents du SCPRI dûment commissionnés prêtent, devant le tribunal d'instance le serment ci-après: « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions et de ne rien révéler ou utiliser de ce qui sera porté à ma connaissance à l'occasion de leur exercice.» En clair: a) sont seuls concernés les agents dûment commissionnés du SCPRI et b) ne sont commissionnés que les agents chargés du contrôle et de la constatation des infractions en ce qui concerne les pollutions radioactives. Le serment ne concerne que cette activité: dans ce cadre, ils sont effectivement tenus à la confidentialité et au secret, au titre de l'instruction et des suites judiciaires qui peuvent éventuellement découler de ces contrôles et du constat des infractions relevées. 68
Mais en aucun cas le secret n'a couvert les activités du SCPRI et les mesures qui ont été réalisées en mai 1986. Il est donc tendancieux de laisser croire que cette obligation de secret était étendue aux mesures environnementales qu'il effectuait dans le cadre de sa mission nationale de surveillance et d'expertise auprès des autorités. Cette accusation est d'autant plus mal fondée et grossière qu'elle est contredite par les faits, par la lecture des télex envoyés quotidiennement aux autorités et aux agences de presse, par la lecture même des journaux et enfin, depuis sa création, par la publication mensuelle de tous les résultats d'analyse de prélèvement et des contrôles effectués dans et autour des sites nucléaires. Certains ont pu trouver ces informations trop lapidaires, trop générales et inexploitables, trop lénifiantes ou bien, à l'inverse, trop scientifiques, difficilement compréhensibles et inaccessibles pour le grand public. Ces critiques sont recevables mais il s'agit d'un problème autre que celui de la confidentialité et du secret. Elles résultent de la difficulté à communiquer avec le grand public dans un domaine aussi complexe, qui n'est réellement abordable et compréhensible que par un nombre restreint de spécialistes en physique, en radiopathologie et en radioprotection. Si les exploitants et les autorités étatiques communiquent facilement entre eux, ce n'est pas seulement parce qu'ils y sont obligés, mais aussi parce qu'ils se comprennent, parlant le même langage. La politisation
rampante de la contestation
En fin de semaine, le caractère politique des commentaires s'accentue. Dans Le Monde daté du samedi 10, Roger Cans écrit: La France seule sereine... De toute l'Europe parviennent des rumeurs alarmistes sur les taux de radioactivité. Les gouvernements annoncent des mesures de protection des populations. La Communauté européenne donne des directives (...) Certes la France, comme la Grande-Bretagne et l'Espagne, a semble-t-il échappé aux retombées directes du nuage qui après être monté vers le nord-ouest, est redescendu au sud en frôlant seulement l'hexagone. [L'idée d'un «frôlement}) est reprise, mais en l'appliquant cette fois à une« descente}) du nuage du nord au sud alors qu'il est venu du sud et de l'est, et que le SCPRI avait déclaré que le nuage avait survolé l'ensemble du territoire.] Les Pays-Bas, par exemple ont décelé dans le Rhin et la Meuse des taux de radioactivité qui les inquiètent. La ville d'Amsterdam redoute que ses ressources en eau potable soient contaminées. Le nuage est une chose, la pluie et le ruissellement en sont une autre. [Le niveau de contamination de l'eau en France ne fera l'objet d'aucune contestation ultérieure, et ceci avec raison.] Mais la géographie n'explique pas seule, pour Roger Cans, la sérénité française: 69
La France sort d'une compétition électorale où les Verts sont tombés à 1,2% des suffrages alors que la candidate des Grünen autrichiens vient de remporter 5,5% des voix mettant M Kurt Waldheim en ballottage. Les autorités françaises, qu'elles soient politiques ou scientifiques n'ont donc pas de gages à donner aux écolos français encore sonnés par leur défaite du 16 mars. C'est le contraire dans le reste de l'Europe où le poids des Verts, comme en RFA, et la proximité d'élections difficiles (comme aux Pays-Bas) rendent les autorités extrêmement prudentes. Même l'Italie, réputée pour son laxisme, a pris des mesures contraignantes. Le syndrome de Seveso et, tout récemment des intoxications par le vin trafiqué au méthanol, ont poussé le gouvernement à agir... Tout se passe comme si les Français étaient aujourd'hui vaccinés contre la crainte du nucléaire.
Dans un autre article du 10 mai (sans nom d'auteur), Le Monde fait état des problèmes politiques que pose la question du commerce des produits alimentaires contaminés: Les importations de viande suspendues dans la CEE... La Commission européenne a annoncé la suspension immédiate de l'importation dans toute la Communauté de viande fraîche ainsi que de bovins et de porcs en provenance de l'URSS et de six pays de l'Est: Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Roumanie et Yougoslavie. La Yougoslavie, bien que ne se trouvant pas comme les autres dans un rayon de 1 000 km autour du site de la catastrophe, a été rajoutée à la demande de la France, de l'Italie et des Pays Bas. L'Allemagne fédérale a obtenu que la RDA ne soit pas affectée par cette décision, compte tenu de l'importance du commerce entre les deux Allemagnes. Résumons: la RDA, située dans le rayon des 1000 km, est non affectée par l'interdiction, au nom de la préservation du commerce interallemand... un curieux critère! Par contre, en excluant la Yougoslavie pourtant située à plus de 1 000 km de Tchernobyl, la Communauté européenne agit comme si le panache ne devait concerner que l'ensemble des pays du «bloc socialiste », comme s'il n'avait pu franchir le «rideau de fer» (et donc a fortiori les frontières françaises I). La CEE frise le ridicule! Dans Libé des 10 et Il mai, Hélène Crié rend compte de la position des Verts en titrant son article. Les Verts français demandent à savoir. Ceux-ci ont réclamé la veille la démission du chef du SCPRI, qui « n'est pas digne de représenter le SCPRI sur le plan médiatique ». Ils lui reprochent une rétention notoire d'information et une mauvaise volonté à donner des explications techniques, ne supportent pas le mépris dans lequel Pierre Pellerin tient les Français et réclament la création d'une « haute autorité de la sécurité nucléaire» composée de spécialistes indépendants, de physiciens atomistes universitaires notamment. 70
Hélène Crié présente leur politique: « changer de cap vite mais avec calme» arrêter la mise en service des nouveaux réacteurs, abandonner les nouveaux chantiers, arrêter les unités les plus dangereuses (Super Phénix et La Hague) engager un programme d'économie d'énergie et remplacer progressivement les centrales nucléaires par de nouveaux moyens de production. Compte tenu de la rapidité de la mise en œuvre de cette politique, on peut raisonnablement tabler sur le fait que le 1/01/2000 la France n'aura plus de centrales nucléaires enfonctionnement. Sans commentaire... Une semaine plus tôt, Daniel Cohn-Bendit avait relancé dans le même joumall'idée d'un moratoire sur le nucléaire comme objectif politique: Le débat du moratoire va se jouer sur le Super Phénix [allemand] de Kalkar (...) En France ilfaut réimposer le débat, sinon pendant une semaine encore on va parler de Tchernobyl et après ce sera fini! Et plus loin: on ne fait confiance qu'aux scientifiques qu'on accepte d'écouter. Ne faire confiance qu'à ceux qu'on accepte d'écouter! Il est vrai que l'on a toujours tendance à donner raison à ceux avec lesquels on est d'accord (Raymond Devos) mais on reste stupéfait devant une telle déclaration. Le militantisme dogmatique ne peut visiblement pas cohabiter avec l'esprit scientifique. Le soir du vendredi 9 (notons que le nuage est dissipé depuis maintenant quatre jours), Le Monde est encore serein: Pas de risque significatif estiment les experts de l'OCDE. [Selon] des spécialistes de la protection radiologique, les indications disponibles et les mesures faites dans plusieurs pays de l'OCDE permettent de conclure que «l'accident n'a pas causé de risque significatif pour la santé publique dans les pays de l'OCDE en comparaison avec d'autres risques ». Mais des analyses plus poussées sont jugées nécessaires. Ces conclusions s'appuient sur celles d'experts de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) réunis mardi dernier à Copenhague et pour partie sur les évaluations faites en Suède, l'un des pays où les retombées radioactives ont été les plus fortes. Interrogé sur l'absence de mesures spécifiques en France, à la différence d'autres pays, M Cogné directeur de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire, a indiqué que les experts de l'OMS avaient défini mardi [le 6 mai] un « seuil de non-action », une concentration de radioactivité dans le lait ou dans l'eau de 2 000 becquerels par litre (0,05 microcurie) au-dessous de laquelle « il n'est pas raisonnable de prendre des mesures ». Ce seuil est très inférieur aux limites admissibles d'incorporation annuelle. Sauf en quelques zones de Pologne et de Hongrie, ce seuil n'a nulle part été atteint en dehors de l'URSS. En France les maxima relevés sont inférieurs à 200 becquerels.
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Le représentant de la RFA a confirmé qu'il en était de même dans son pays. La législation allemande faisant obligation de limiter le plus possible l'exposition de la population, un seuil de 500 becquerels a été proposé par Bonn mais les autorités locales en ont rajouté. Pour M Strohl, directeur général a4joint de l'Agence de l'Énergie Nucléaire de l'OCDE, les discordances entre pays s'expliquent par un manque heureux d'expérience dans ce domaine. Cette belle unanimité des experts en radioprotection de l'OCDE n'empêchera pas la tempête médiatique qui va se déchaîner en France le lendemain. Le doute va se muer en certitude. On nous a menti...
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8 10 mai: la grande explication Le samedi 10 mai, au journal de 13 heures, Jean-Claude Bourret reçoit le Pro Pellerin. Ce journaliste est bien connu et apprécié par les principaux experts du nucléaire et son absence durant les dix derniers jours les a gênés dans leurs contacts avec TF 1. Avant de venir sur le plateau de télévision, le Pro Pellerin, que rebute la contestation systématique des antinucléaires, aurait demandé à J-c. Bourret qu'aucun opposant ne soit présent, ce qui lui aurait été promis, semble-t-il. Or, en arrivant, il découvre que Monique Sené, du GSIEN, a été également invitée et il s'estime trahi. Par la suite, il évitera les contacts avec les journalistes, autant que faire se peut. Cette interview ayant été déterminante par ses conséquences médiatiques, nous en reproduirons de très larges extraits avec quelques commentaires. J-C. Bourret fait d'abord part des informations internationales dont il dispose sur la contamination des produits alimentaires en Europe, et notamment en Allemagne Fédérale d'où parviennent des mesures assez inquiétantes. De la viande très fortement contaminée a été saisie par les autorités sanitaires. On a retrouvé notamment une concentration astronomique, je cite le terme employé par les scientifiques, une concentration astronomique d'iode-13I dans la thyroide de moutons, de chevreuils et de bœuft. Plus de deux millions de salades vont être détruites par les autorités allemandes, tandis qu'un physicien nucléaire ouestallemand affirme que «les retombées radioactives de Tchernobyl entraîneront trente mille morts par cancer en Allemagne Fédérale dans les prochaines années ». Partout en Europe, les mesures de prévention et de protection se sont multipliées. En Italie où la situation s'améliore, l'interdiction de consommer du lait frais pour les enfants et les femmes enceintes, l'interdiction de vendre des légumes àfeuilles, sont maintenues. En France, l'interdiction d'importer des produits alimentaires en provenance des pays de l'Est a été prise unilatéralement en attendant la décision de la Communauté Économique Européenne. Mais le ministère de l'Agriculture affirme que, en ce qui concerne les produits agricoles français. il n y a absolument aucun danger... Face à toutes ces informations, la France tranche singulièrement et l'UFC, Union Fédérale des Consommateurs. s'interroge sur le silence des pouvoirs publics français. D'abord, l'accident de Tchernobyl: Y a-t-il ou non danger pour la santé de la population européenne?
Catherine Jentile fait ensuite part des manifestations qui se sont déroulées en Grèce et Cyril Sauvenière de la situation en Italie, premier exportateur de légumes en Europe, où l'on comprend les problèmes que soulèvent les mesures d'interdiction touchant ces produits Une véritable psychose s'étant installée, on considère que chaque jour, les producteurs de légumes et de lait perdent environ vingt-cinq milliards de lires. Jusqu'à ce que soient levées ces mesures, vers le 17 mai, le manque à gagner devrait avoisiner un milliard et demi de francs. Une situation jugée intolérable par les agriculteurs italiens qui, comme dans les cas de catastrophes naturelles, commencent à appeler à l'aide. Mais qui dédommagera? La question reste posée. J-C. Bourret: La France a décidé unilatéralement d'interdire l'importation des produits agricoles en provenance des pays de l'Est, en attendant la décision que l'ensemble des partenaires du Marché Commun doit prendre aujourd'hui. Pascal Priestley: Interdits d'importation des pays de l'Est, les animaux d'élevage et de boucherie, les volailles, les gibiers, les lapins, les produits laitiers frais, les fruits, les légumes... à l'index également, les poissons d'eau douce, les escargots et même les grenouilles. En pratique, c'est surtout la viande qui est touchée. Pays de provenance concernés par l'interdiction: l'URSS, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie (à noter, l'Allemagne de l'Est est épargnée). Il s'agit d'une mesure conservatoire prise hier soir par la France de façon unilatérale en attendant l'adoption par la CEE d'une liste commune de produits interdits. Celle-ci devrait être connue d'un instant à l'autre.. les douze sont actuellement réunis à Bruxelles pour l'établir. Volonté d'unifier cette réglementation provisoire des États membres, par souci d'harmonie bien sûr, mais surtout pour permettre la libre circulation des marchandises au sein de la communauté. J-C. Bourret: En Allemagne Fédérale, des mesures scientifiques ont été faites, elles sont plutôt inquiétantes. Alors, André Tavernier, vous allez nous les résumer. On va beaucoup parler de becquerels, parce qu'il s'agit d'une unité. Je voudrais demander au Pro Pellerin de nous expliquer un peu ce qu'est cette unité, sinon personne ne comprendra rien. Pr. Pellerin: Alors, le becquerel, c'est en quelque sorte le nouveau franc, si vous voulez, dans les unités d'activité qui caractérisent le nombre de désintégrations qui se produisent par seconde dans une certaine masse de substance radioactive. Le problème avec les becquerels, c'est que le coefficient de passage n'est pas de cent mais de vingt-sept. Un becquerel, c'est vingt-sept picocuries. C'est à dire vingt-sept millièmes de milliardième de curie. Jean-Claude Bourret: Bon, personne n'a rien compris. Monique Sené (souriante): Le becquerel, c'est une désintégration par seconde et puis c'est tout.
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Jean-Claude Bourret: Un becquerel, c'est une désintégration par seconde... Monique Sené, se tournant vers le Pro Pellerin: Mais non, ce n'est pas la peine de ramener à l'ancienne unité qui était... Pr. Pellerin: On parle en curies dans beaucoup de milieux.
Hélas, le Pro Pellerin va s'obstiner à parler en picocuries et à défmir le becquerel par rapport au curie (27 picocuries), ce qui ne peut rien dire au téléspectateur qui ignore les anciennes unités tout autant que les nouvelles. Avouons qu'une désintégration par seconde parle beaucoup plus à l'esprit que 37 milliards! Dans le domaine des activités, le rapport entre les deux unités, l'ancienne et la nouvelle, est à peu près le même que celui qui existe entre le tour de la Terre et le millimètre (40 milliards) ! En conséquence, une même grandeur, qui paraît minuscule avec une certaine unité, semble énorme avec une autre... Scientifiques et opposants joueront volontiers de cet effet d'optique. Le conseil donné le 29 avril par Yves Mourousi (