PUBLICATIONS DE L'ÉCOLE FRANÇAISE D'EXTRÊME-ORIENT VOLUME CLXI
LES BIBLIOTHÈQUES EN CHINE AU TEMPS· DES MANUSCRITS (JU...
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PUBLICATIONS DE L'ÉCOLE FRANÇAISE D'EXTRÊME-ORIENT VOLUME CLXI
LES BIBLIOTHÈQUES EN CHINE AU TEMPS· DES MANUSCRITS (JUSQU'AU Xe SIÈC'LE)
PAR
JEAN-PIERRE DRÈGE
ÉCOLE FRANÇAISE D'EXTRÊME-ORIENT PARIS 1991 ,
Dépositaire: Adrien-Maisonneuve, Il, rue Saint-Sulpice, Paris (6 e)
© École française d'Extrême-Orient, Paris, 1991 ISBN 2-85539-761-8
INTRODUCTION
La tradition raconte qu'à la fin du règne de l'empereur Wu des Han (règne 140-87 avala notre ère), le prince Gong~de Lu voulut abattre la demeure de Confucius pour agrandir son palais. TI y trouva alors plusieurs "classiques" écrits en caractères anciens. En entrant dans la maison, le roi entendit des sons de tambours, de luths, de cithares, de cloches et de pierres sonores. Pris de peur, il s'arrêtai et rénonça à détruire la demeure de Confucius.! Il ne s'agit là que d'une légende qui serait née au 1er siècle avant notre ère, comme l'a établi Paul Pelliot. 2 fMais à travers\elle sont illustrées les conséquences de la proscription des livres ordonnée p& Qin Shi Huangdi en 213 avant notre ère. C'est toute la question de la survie et de la transmission des textes qui est concentrée ici, en particulier avec le devenir du Shujing, le Classique des Documents, et de ses deux· versions en caractères anciens et modernes relevées par la tradition. 3 La survie et la transmission des textes sont en effet souvent le résultat de conditions bien particulières qui ont permis aux livres d'échapper à la destruction. Il faut conserver présent à l'esprit le fait que quinze pour cent à peine des ouvrages existant sous les Han, tout au début de notre ère, subsistent encore de nos jours, et encore ne subsistent-ils souvent que par de simples fragments. Et cette transmission des oeuvres ne s'est pas opérée sans la transformation fréquente des textes eux-mêmes. L 'histoire des bibliothèques en Chine se présente parfois comme le simple récit des diverses destructions qui ont affecté successivement les bibliothèques officielles. Or, cette histoire est en fait es.sentiellement celle de la survie et de la transmission des oeuvres depuis l'Antiquité. L'histoire du livre imprimé en Chine a déjà fait l'objet de nombreux travaux, tant en Chine même qu'au Japon ou en Occident. Le livre manuscrit a beaucoup moins retenu l'attention jusqu'à ces dernières années. La découverte 1.11anshu,j. 30, p. 1706. 2. Paul Pelliot, "Le Chou king en caractères anciens et le Chang chou che wen", Mémoires concernant/'Asie orientale, 2 (1916), pp. 124-137. 3. On sait' qu'une version du Shujing aurait été cachée dans le mur de sa maison par un certain Fusheng {< 1.. lors de la destruction des livres de 213. Cf. Shiji, j. 121, pp. 3124-3125; llanshu, j. 88, p. 3603. Voir aussi Anne Cheng, Etude sur le confucianisme llan: l'élaboration d'une tradition exégétique sur les Classiques, Paris, Institut des Hautes Etudes Chinoises, 1985, 322 p.
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Les bibliothèques en Chine
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e d'une quantité tout à fait considérable de manuscrits depuis le début du siècle, tant à Dunhuang, dans la province du Gansu, qu'en Asie centrale, aurait pu renouveler l'intérêt pour cette partie de l'histoire de l'écrit. Mais la nouveauté qu'apportaient aux historiens les documents administratifs et économiques, les textes religieux et littéraires découverts, a laissé dans l'ombre l'histoire des manuscrits eux-mêmes, celle de leur production, de leur transmission, de leur conservation, etc. Or, ces manuscrits apportent des données indispensables non seulement, c'est évident, pour l'étude morphologique du livre manuscrit, mais aussi pour l'étude des réseaux du livre. L'un de ces aspects de l'étude du livre est l'histoire des bibliothèques "au temps des manuscrits", c'est-à-dire depuis la dynastie des Han jusqu'au début de celle des Song.
Jusqu'aux Han, le livre manuscrit, qui s'est répandu aussi bien avec les tablettes de bois qu'avec les rouleaux de soie, n'avaient pas fait réellement l'objet d'un traitement privilégié et distinct des autres éléments du trésor royal et impérial. Les bibliothèques ne prennent un certain développement qu'à partir du règne de l'empereur Wu des Han, au ne siècle avant notre ère. Au xe siècle, lors de la fondation de la nouvelle dynastie Song, l'imprimerie, ou plutôt la xylographie, est déjà répandue depuis plus d'un siècle. Des impressions officielles des Classiques confucéens ont été effectuées, sans parler des diverses initiatives privées. Le livre imprimé a alors commencé sa conquête. Il ne triomphera que lentement du manuscrit dans les bibliothèques officielles, mais il prendra rapidement une place importante dans les bibliothèques privées, qui du même coup se multiplient considérablement. Telle est la raison du terme donnée à cette étude. Pour la période considérée ici de l'histoire des bibliothèques, les sources principales sont constituées par les Histoires dynastiques, les traités de bibliographie de l'Histoire des Han, des Sui et des Tang, de même que les traités consacrés aux fonctionnaires des diverses Histoires permettent de retracer à grands traits l'évolution des bibliothèques impériales ou officielles et de leurs systèmes de classement des ouvrages. Les chapitres consacrés aux biographies dans ces mêmes Histoires aident non seulement à préciser souvent certains faits relatifs aux responsables de ces bibliothèques, mais aussi à cerner le monde des lettrés bibliophiles. L'attitude devant le livre est parfois difficile à dégager en raison du caractère souvent stéréotypé des biographies officielles dans lesquelles les lettrés sont dotés de qualités prodigieuses, en particulier quant à leurs capacités de lecture. Les sources officielles passent presque complètement sous silence tout ce qui concerne la morphologie du livre manuscrit, la matérialité du texte, que l'on peut connaître grâce aux manuscrits de Dunhuang. Ces manuscrits renouvellent
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Introduction la connaissance que l'on pouvait avoir des fonnes du livre manuscrit, de leurs fonnats, de leur présentation, de leur mise en texte, etc. Pour l'histoire des bibliothèques religieuses, qu'il faut bien séparer des bibliothèques officielles, puisque le plus souvent les livres les constituant sont conservés et classés à part, on doit distinguer les bibliothèques taoïques des bibliothèques bouddhiques.Les bibliothèques taoïques sont encore bien mal connues jusqu'à la dynastie des Song, et la datation des textes reste souvent difficile. TI n'en est pas de même pour les textes bouddhiques. Bon nombre de catalogues ont été conservés et la classification des textes a été largement étudiée. Néanmoins, de l'organisation des bibliothèques, de leur situation, de leur fonctionnement, on ne trouve guère de traces dans les textes conservés dans le canon. Là encore, les manuscrits de Dunhuang se révèlent d'une utilité certaine. Les listes d'ouvrages qu'ils contiennent, récolements, listes d'acquisitions ou de prêts, fragments de catalogues, ou bien les ex-libris qu'ils recèlent, aident à mieux connaître certaines caractéristiques des bibliothèques des monastères de Dunhuang et, à travers elles, de l'ensemble des bibliothèques de monastères bouddhiques en Chine. L'éclairage que l'on ·peut donner des activités des bibliothèques est assez variable selon les types de bibliothèques étudiées. Les données fournies par les différentes sources, imprimées et manuscrites, n'ont ni la même étendue ni la même valeur, en raison même de la disparité de ces sources. Par ailleurs, si les bibliothèques se trouvent au centre du réseau de circulation du livre, on a délibérément privilégié, dans le présent travail, les sytèmes d'organisation des ensembles d'ouvrages au détriment des caractéristiques de la production des livres, tant sur le plan intellectuel (rédaction, ou traduction pour les textes bouddhiques) que matériel (supports et formes du livre, copie des textes), éléments d'analyse qui ont été ou seront traités ailleurs.
J'exprime d'abord ma profonde gratitude à M. Michel Soymié pour sa constante bienveillance et son soutien efficace, ainsi qu'à M. Jacques Gernet pour son aide généreuse et ses remarques stimulantes. Mes remerciements s'adressent aussi à M. Yves Hervouet pour sa diligente attention et ses conseils précieux. Ma reconnaissance va également à M. Henri-Jean Martin pour la grande confiance qu'il m'a accordée et à M. Jean-Pierre Diény pour son sens critique et ses nombreuses suggestions. Que tous ceux qui m'ont aidé à mener ce travail jusqu'à son terme soient ici remerciés, particulièrement Richard Schneider qui a calligraphié les caractères chinois, et surtout Sylvie. Enfin, je sais gré à MM. François Gros et Léon Vandermeersch d'avoir accepté cet ouvrage dans les publications de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Paris, juin 1990
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CHAPITRE 1
LES BIBLIOTHEQUES IMPERIALES
"De temps en temps le roi passait en revue les rouleaux, comme si c'était des manipules de soldats. «Combien de rouleaux avons-nous?» demandait-il. Et Démétrius le mettait au courant des chiffres. Ils s'étaient proposés un objectif, ils avaient fait des calculs. Ils avaient établi que, pour rassembler à Alexandrie «les livres de tous les peuples de la terre», cinq cent mille rouleaux étaient nécessaires." Luciano Canfora, La véritable histoire de la bibliothèque d'Alexandrie
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Les bibliothèques impériales LES PREMIERES BIBUOTHEQUES
Les bibliothèques impériales ont une double origine qui plonge à la fois dans la mythologie des trésors royaux et dans l' administra~on et la conservation des écrits divinatoires de l'antiquité. L'importance prise par l'écrit dans la société chinoise fit que les événements furent scrupuleusement notés et les archives conservées.
La matérialité du livre
C'est surtout à partir de la période des Royaumes Combattants (ve-Ille siècles avant notre ère) que l'on peut se faire une idée du rôle du livre et des bibliothèques des princes. Dans les périodes antérieures, les écrits consignés sur des supports tels que les os ou les carapaces de tortues, la pierre, le jade, le bronze, l'argile, ne peuvent être considérés comme des livres. Et cela en raison surtout de leur disparité même, de leur dissémination, de l'absence à peu près complète d'information sur les procédés de leur conservation. Le bambou et la soie par contre ont permis la réalisation d'assemblages suffisamment larges pour qu'on puisse les qualifier du nom de livre. Quel support,·du bambou ou de la soie, est antérieur à l'autre, il est difficile de le dire. Les tablettes de bambou comme les rouleaux de soie paraissent avoir été en usage dès la dynastie des Shang (XVIe-XIe siècles avant notre ère), mais les plus anciennes tablettes que l'on ait découvertes ne datent que du ve siècle avant notre ère et la première pièce de soie inscrite ne date que du Ille siècle availt notre ère. Les nombreuses découvertes de tablettes de bois et de bambou faites depuis le début du xxe siècle, d'abord dans la région de Dunhuang, dans la province du Gansu, puis en Chine centrale, ont éclairé notre connaissance du livre avant l'invention du papier, malgré l'aspect souvent fragmentaire de ces tablettes. Le livre de bambou ou de bois, se compose le plus souvent d'une suite d'étroites planchettes longues de plus de cinquante centimètres parfois, correspondant chacune à une colonne d'écriture, et reliées les unes aux autres par deux ou trois liens. L'ensemble était vraisemblablement conservé roulé. Ces minces planchettes servaient aussi bien aux livres qu'aux écrits administratifs. Toutefois, le bambou était préféré pour les ouvrages de bibliothèque. Alors que
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Les bibliothèques en Chine
le bois était seulement poli, le bambou devait au préalable être séché au feu afin d'éliminer l'humidité interne, cause de pourrissement. L'opération était dénommée "tuer le vert". L'usage de la soie, à en croire les sources, aurait profité aux ouvrages illustrés, aux cartes et aux dessins, mais il s'appliquait probablement aussi aux ouvrages précieux. Ces deux types de support, bambou (ou bois) et soie, coexistent dans les bibliothèques jusqu'au Ille siècle de notre ère, lorsqu'ils sont peu à peu remplacés par le papier. La soie n'est pas abandonnée totalement, mais reste réservée à des copies de luxe. Par contre, le papier se substitue définitivement au bambou. Connu depuis le 1er siècle avant notre ère, époque à laquelle il sert à envelopper des objets précieux, le papier s'affinne, vers la fin du 1er siècle de notre ère, comme le support privilégié de l'écrit. Cette adoption du papier pour l'écriture est sans doute le résultat des améliorations techniques que l'eunuque Cai Lun ~ /(.f1j présente à l'empereur en 105. Dès lors celuf-ci s'est vu crédité de l'invention du papier. 1 Dès le Ile siècle, le papier est déjà largement répandu pour les textes littéraires, même si son adoption pour les écrits administratifs est plus tardive. Le livre se présente alors sous la forme d'un rouleau fait de feuilles rectangulaires collées bout à bout. Les feuilles sont de dimensions variables selon les époques et les types de textes. La qualité du papier elle-même diffère selon les usages. Le papier, fait de fibres de chanvre ou de mûrier à papier, reçoit des traitements divers qui améliorent la réception de l'écriture ou sa présentation. Le rouleau est muni d'un bâton de bois autour duquel il s'enroule et d'une feuille de couverture qui le protège sur laquelle sont indiqués le titre de l'ouvrage et le numéro du rouleau si l'ouvrage s'étend sur plusieurs rouleaux. Dans les bibliothèques, les rouleaux sont groupés souvent par dix dans des enveloppes de bambou tissé ou encore de chanvre, les premières étant en outre protégées par des housses. Des étiquettes comportant le titre de l'ouvrage ou le premier titre de la série permettent le repérage sur les rayons. Les livres des bibliothèques sont bien sûr classés; ainsi ceux appartenant aux bibliothèques impériales sous les Tang sont-ils répartis en quatre magasins auxquels sont attribuées des couleurs différentes.
1. Cf. Jean-Pierre Drège, "Les débuts du papier en Chine", Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, nov.-déc. 1987, pp. 642-650. Sur les fonnes du livre manuscrit, voir aussi du même, "Le livre manuscrit et les débuts de la xylographie", dans J.-P. Drège, M. Ishigami-Iagolnitzer, M.Cohen. éd., Le livre et [' imprimerie en Extrême-Orient et en Asie du Sud, Bordeaux, Société des bibliophiles de Guyenne, 1986. D'une manière générale, on peut se référer à l'excellent ouvrage de Tsien Tsuen-hsuin, Written on bamboo and sUk, Chicago, The University of Chicago Press, 1962.
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Les bibliothèques impériales Les livres dans les bibliothèques Sous les Royaumes Combattants et sous la dynastie des Han, les livres et les archives qui étaient conservés dans les bibliothèques officielles étaient alors dénommés cartes et registres, tuji ~J~§ ,ou encore cartes et écrits, tushulj;J ,!.2 Celui qui détenait ces gages de légitimité qu'étaient les écrits révélés, les objets précieux, les cartes et les registres possédait par là-même le mandat du Ciel qui l'autorisait à gouverner: "Si vous prenez possession des Neuf Tripodes, si vous mettez la main sur les cartes et registres et si vous contraignez le Fils du Ciel pour commander à tout l'empire, nul, dans l'empire, n'osera vous désobéir". 3 La valeur de cette possession des cartes et registres ou des cartes et écrits est aussi bien talismanique que pratique. Précisément, à la fin des Qin (221-207), la possession des cartes et écrits, tushu, détermina la victoire de Liu Bang ~~IJ:t0 (247-195) qui allait fonder la dynastie Han. Grâce à Xiao He-lf {~ (mort en 193) qui l'assistait, Liu Bang, lorsqu'il parvint à Xianyang ~ r~ capitale des Qin, délaissant les richesses, ors et soieries, du trésor, s'empara des décrets et des cartes et écrits. Connaissant ainsi les passes stratégiques de l'empire, les points forts et les points faibles, le nombre de la population, il put préparer sa victoire sur son rival et fut à même de recevoir le mandat céleste. 4
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Déjà auparavant, en 227 avant notre ère, Jing Ke 1f'l ~ , chargé d'assassiner le roi de Qin, futur empereur, lui apporta, avec la tête d'un ennemi, la carte, ditu ~ Ij , du territoire de Duk:ang ~ -jt; dans le royaume de Yan g~, territoire qui devait lui être livré. La carte était placée dans un coffret où était dissimulé un poignard empoisonné pour tuer le roi. La possession de la carte d'un territoire symbolise aussi la maîtrise du territoire lui-même. 5 Les cartes et registres, et plus tard les livres, surtout ceux qui fondaient les principes de gouvernement, constituèrent longtemps encore un attribut du pouvoir. Ainsi, au VIlle siècle se posa la question de la transmission à des populations barbares du savoir que représentaient les Classiques. En 730, la princesse de Jincheng.-$ .:j:~ , mariée au roi tibétain Khri-Ide-gcug-bcan,fit 2. Pour E. Chavannes. le mot tu désigne d'une manière générale "toutes les représentations graphiques quelles qu'elles soient". Cf. E. Chavannes, "Les deux plus anciens spécimens de la cartographie chinoise", Bulletin de l'Ecole française d' Extr2me-Orient. 3 (1903), p. 236. 1
3. Zhanguoce, j. 3, p. 115; cf. aussi Shiji, j. 70, p. 2282. 4. Hanshu, j. 39, p. 2006; cf. aussi Shiji, j. 8, p. 362.
5. Shiji, j. 86, pp. 2534-2535 \u milieu du IXe siècle, lorsque Zhang Yichao 5~ ~}~~ recouvra les territoires du Hexi ;:;j" .lJi occupés depuis une soixantaine d'années par les Tibétains, il se rendit à la capitale chinoise et offrit à l'empereur en signe d'allégeance les cartes de ces territoires. Xin Tangshu,j. 216 B, p. 6107.
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Les bibliothèques en Chine demander à Xuanzong l'envoi d'un exemplaire du Shijing, du Liji, du Chunqiu, du Shujing, du Zuozhuan et du Wenxuan pour l'usage des Tibétains. Yu Xiulie f 1;t, r.:l (mort en 772), qui était rectificateur de caractères au Département de la Bibliothèque impériale, fit un mémoire pour s'y opposer. Les Tibétains sont les ennemis de la Chine, disait-il, or ces livres sont les Règles de l'empire. La connaissance des Classiques ne leur servirait qu'à accroître leur science militaire... Pourquoi prêter ainsi des armes aux brigands, fournir des ressources aux brigands?6 Au xe siècle encore, lors de la chute des Tang du Sud (937-975), Houzhu le dernier souverain (règne 961-975), exigea que les livres de la bibliothèque du Palais, qui se comptaient par dizaines de milliers de juan, fussent brûlés plutôt que d'être dispersés ou de tomber entre les mains du vainqueur, Taizu ~~.l! des Song (règne 960-976).7 ~~ j:. ,
Les collections royales puis impériales remplissaient ainsi une fonction à la fois magique et politique, mais aussi bien sûr infonnative. Par analogie (et sans doute homophonie), la collection, zang~, constituée d'objets considérés comme excellents, cang~)"t, figurait le coeur, les viscères, zang~ du pouvoir, aussi était-elle cachée, cang~, dans le dépôt secret du palais, bifu *i.~.8 Dans les collections impériales, comme dans les premiers trésors royaux, les Classiques, jing~.~, avec leurs commentaires et leurs apocryphes et les autres livres ne furent pas réellement distingués, y compris longtemps dans leur apparence extérieure, des archives, pas plus que des objets précieux, des peintures et des calligraphies. L'esthétique ne se dégagera que lentement du politique. La réunion des livres et des archives dans une même institqtion avait pour effet que les bibliothèques impériales étaient à la fois le lieu de conservation des documents, mais aussi le lieu où s'écrivait l'Histoire, l'histoire présente préparée par la notation des faits et gestes de l'empereur, l'enregistrement des actes de gouvernement, le tri des documents et des archives, mais aussi l'histoire officielle des règnes et des dynasties précédentes. Le bibliothécaire était le successeur du scribe impérial des Qin, yushi j~ '1:... dont la fonction était ellemême héritière de celle de devin, shi 't., sous les Yin. Avant de noter les
6. Jiu Tangshu, j. 196 A, pp. 5232-5233; Kin Tangshu, j. 104, p. 4007; Tang huiyao, j. 36, p. 667; Cefu yuangui, j. 999, p. 18a; Wenyuan yinghua, j. 694, p. 3581b. Cité par P. Demiéville. Le Concile de Lhasa, p. 226 note 1. 7. Jiangnan bielu, p. 15b; Nan Tang shu, j. 6, p. 44 etj. 5. pp. 34-35. 8. Sur la double fonction des collections (artistiques) impériales, voir L. Ledderose, "Sorne Observations on the Imperial Art Collection in China", Transactions of the Oriental. Ceramic Society, 43 (1978-1979), pp. 33-46; "Der politische und religiôse Charakter der Palastsammlungen im chinesischen Altertum", R. Goepper, D. Kuhn, U. Wiesner (éd.), Zur Kunstgeschichte Asiens, Wiesbaden, F. Steiner, 1977, pp. 153-159.
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Les bibliothèques impériales
événements et les décisions royales, celui-ci transcrivait les résultats des opérations divinatoires. 9 La bibliothèque impériale devait donc non seulement conserver les ouvrages et documents précieux ou secrets, mais emmagasiner la totalité du savoir et de la niémoire collective. Comme le dira Niu Hong'tt=- ~l\ (545-610) sous les Sui, il n'est pas admissible que des ouvrages se trouvent dans des demeures privées alors qu'ils ne figurent pas dans la bibliothèque impériale. Chaque empereur fondateur d'une dynastie s'approprie comme butin le trésor que constitue la bibliothèque des souverains précédents et dont la possession lui permet de régner. De plus, il fera rechercher à travers tout l'empire les livres perdus, égarés ou simplement manquants au catalogue de la bibliothèque impériale. La part de puissance représentée par la possession de l'écrit obligeait ainsi l'empereur à offrir des récompenses, c'est-à-dire en fait à acheter les livres originaux. Les possesseurs privés ne se résolvaient qu'avec peine à se séparer de leurs manuscrits, autographes ou apographes, préférant faire établir des copies habiles.
"Votre sujet propose que les histoires officielles, à l'exception des Mémoires de Qin, soient toutes brûlées; sauf les personnes qui ont la charge de lettrés au vaste savoir, ceux qui dans l'empire se permettent de cacher le Shi(-jing), le Shu(-jing) ou les discours des Cent Ecoles, devront tous aller auprès des autorités locales civiles et militaires pour qu'elles les brûlent. Ceux qui oseront discuter entre eux sur le Shi(-jing) et le Shu(jing) seront (mis à mort et leurs cadavres) exposés sur la place publique ... Trente jours après que l'édit aura été rendu, ceux qui n'auront pas brûlé (leurs livres) seront marqués et envoyés aux travaux forcés. Les livres qui ne seront pas proscrits seront ceux
9. A ce sujet, cf. Léon Vandermeersch, Wangdao ou la voie royale, Paris, Ecole française d'Extrême-Orient, 2 vol., 1977-1980, vol. 2, pp. 63-64 et 473 sq.
10. Suishu, j. 49, p. 1298; Beishi, j. 72, p. 2493.
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Les bibliothèques en Chine
de médecine et de pharmacie, de divination par la tortue et l'achillée, d'agriculture et d'arboriculture".l1 La possession des livres, à l'exception des ouvrages pratiques, par une population non contrôlée était ainsi ressentie comme une entrave à l'exercice du pouvoir impérial. L 'histoire des bibliothèques impériales jusqu'aux Tang, d'après l'historiographie officielle, se ramène à une succession de destructions suivies de reconstitutions des fonds. Sous les Sui, Niu Hong donna un résumé de ces événements circonscrits autour de cinq grandes catastrophes qui, outre la destruction due à Qin Shi Huangdi, prirent place lors de l"'usurpation" de Wang en 24 de notre ère, à la fin des Han postérieurs en 193, à la fin des Mang Jin occidentaux en 311 et en 554.à la fin des Liang. 12
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Néanmoins, les causes en sont diverses et les résultats inégaux. La destruction provoquée par le Premier Empereur ne concerne pas la bibliothèque impériale elle-même, ni les ouvrages possédés par les plus grands lettrés au service du pouvoir. Elle n'est pas totale non plus quant au type d'ouvrages, puisqu'elle épargne les histoires officielles des Qin ainsi que l'ensemble des ouvrages pratiques. Enfin l'objectif qu'elle visait a été en grande partie manqué puisque les Classiques ont survécu. Les destructions postérieures, en particulier à la fin des Han, ont été sans doute plus meurtrières. A côté de destructions volontaires, comme cel~e des Qin ou encore celle qU'Qrdonna l'empereur des Liang en 554, les causes des autres destructions signalées par Niu Hong sont liées à d'autres motifs dont les plus fréquents sont les ravages de la guerre. Cette vision, quelque peu tronquée, schématique et cyclique, donnée par les histoires officielles, nous présente l'acquisition des livres comme une entreprise sisyphéenne. Chaque fondateur de dynastie est présenté, selon l'orthodoxie, comme un amoureux des Classiques qui, dès son installation sur le trône, fait procéder au récolement de la bibliothèque et à l'acquisition systématique des textes. Les dynasties s'achèvent, par contre, inévitablement par des troubles qui amènent souvent une destruction, même lorsque les opérations militaires n'ont pas raison des bibliothèques impériales. L'expression stéréotypée de l'histoire des bibliothèques impériales marqua
à ce point l'historiographie chinoise qu'elle se transmit dans les pays sinisés comme le Vietnam où, beaucoup plus tard au XVIIIe siècle, le traité
11. Shiji, j. 6, pp. 254-255; ici trad. d'E. Chavannes, Les Mémoires historiques de Se-ma Ts'ien, vol. 2, pp. 172-173.
12. Suishu, j. 49, pp. 1298-1299; Beishi, j. 72, pp. 2493-2494.
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Les bibliothèques impériales bibliographique du Dai-Viêt thông-su 1( ~ ~ J?. de Lê Quy Dôn ~ ~ lfi. se modela sur les traités bibliographiques des histoires dynastiques chinoises. 13 A travers ce cycle de l'histoire des bibliothèques, il est pourtant possible d'entrevoir quelques éléments de leur organisation.
1. LES BmL!OTHEQUES IMPERIALES DES HAN AUX SUI
1. LES BIBLIOTHEQUES DES HAN
C'est avec les premiers Han que l'histoire des bibliothèques commence véritablement. Le catalogue de Liu Xiang ~'l tiï) (79-8 avant notre ère), continué par son fils Liu Xin)'gll ~1?, (mort en 23 de notre ère), qui a servi à la rédaction du traité bibliographique du Hanshu, en témoigne. La constitution d'une grande bibliothèque semble avoir été la préoccupation de l'empereur Wu ~ (règne 141-87 avant notre ère) : "Il établit un projet de conservation des livres, il recruta des fonctionnaires pour copier ces livres, allant jusqu'à y ~nclure les oeuvres philosophiques et leurs commentaires. Tous ces ouvrages furent entassés dans le trésor impérial (biju)".14 L'accroissement de la bibliothèque impériale résultait essentiellement de dons faits à l'empereur ou provoqués par lui : "L'empereur Wu inaugura et développa (l'usage du) dépôt des écrits (à la bibliothèque impériale). Au bout de cent ans, des montagnes de livres avaient été amassés. A l'extérieur, il y avait les collections (zang ~) du Grand Ministre des cérémonies, taichang J!:.. ~ ,du Grand Annaliste, taishi JS.. t!... , et des lettrés au vaste savoir, boshi ~ -:t:' ; à l'intérieur, il y avait les fonds (j'u Ar ) du Yange~ r~ , du Guangnei ~ ll3 et du Bishi *)lS'1' ".15 13. Cf. E. Gaspardone, "Bibliographie annamite", Bulletin de l' Ecole franç~ise d' Extr~me·Orient, 34 (1934), pp. 6-11; Tran Van Giap, "Les chapitres bibliographiques de Lê Quy Dôn et de Phan Huy Chu", Bulletin de la Société des Etudes indochinoises, nouvelle série, 13, 1 (1938),217 p. 14. Hanshu, j. 30, p. 1701.
15. Taiping yulan, j. 619, p. la, citant le Qilüe. Cf. aussi Qilu xu, T. 2103, p. 108c. Si l'on en croît la préface de Ying Shao~ JJ1 (mort vers 178) au Fengsu tongyi, les livres présentés à l'empereur étaient conservés dans le Bishi.
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Les bibliothèques en Chine Si les princes et les hauts fonctionnaires semblent avoir profité de l'exemple impérial pour créer leurs propres bibliothèques, les successeurs de Wudi ne partagèrent pas nécessairement son goût pour la bibliophilie. C'est surtout l'empereur Cheng J1~ (règne 33-7 avant notre ère) qui fit procéder de manière systématique à l'acquisition des ouvrages manquants, puis à la collation et au classement des livres de la collection impériale: "Au temps de l'empereur Cheng, comme les livres avaient été dispersés ou perdus, on envoya le messager, yezhe ~ ~ , Chen No~ ~t pour chercher les ouvrages perdus à travers l'empire. 1 Par un édit, le guanglu dafu ~ ~ -A..k. Liu Xiang 17 fut chargé de réviser les Classiques et leurs commentaires, les ouvrages philosophiques et les oeuvres poétiques, le commandant de l'infanterie, bubing xiaowei ~ 1!-, ~~!, Ren Hong -1'1:; ~ fut chargé de réviser les livres militaires, le Grand Annaliste en chef, taishiling:J5-1:.../.$ ,Yin Xian j ~ fut chargé de réviser les "Nombres et Arts" (shushu'!t~)18, le médecin de l'escorte (shiyi ~ ~ ) Li Zhuguo ~ i. ~ fut chargé de réviser les "Recettes et Procédés" lfangji '1J ;:}~ ).19 Lorsque la révision de chacun des livres fut achevée, Xiang détailla la liste des liasses (pian % )20, en recueillit les idées directrices et rédigea des notices qu'il présenta à l'empereur. A la mort de Xiang, l'empereur Ai ~-aJ ~