JEAN BEAUFRET
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Holderlin
et
Sophocle
Edition revue et corrigée
GERARD MONFORT Editeur Saint-Pierre-de-Salerne...
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JEAN BEAUFRET
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Holderlin
et
Sophocle
Edition revue et corrigée
GERARD MONFORT Editeur Saint-Pierre-de-Salerne
27800 BRIONNE
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der Vater aber liebt, Der über allen waltet, Am meisten, dass gepfleget werde Der feste Buchstab ... H.
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...mais le Père aime, qui règne au-dessus do toua. le plu., que soit servio La Uttrl1 solide... Patmos (222-225).
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Gérard Monfort, 1983
HOLDERLIN ET SOPHOCLE
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Qui donc est Hôlderlin dont Heidegger nous dit à la fin du premier texte des Holzwege que « faire face à son œuvre }), c'est {( la tâche dont les Allemands ont encore à s'acquitter » ? (1). Et en quoi sa pensée est-elle si profondément, pour l'auteur de Sein und Zeit, pensée de l'his toire, comme illumination d'un présent? En quoi enfin cette pensée culmine-t-elle poétique ment dans les traductions d'Œdipe et d'Anti gone et dans les Remarques qui les suivent, c'est-à-dire dans ce {{ dialogue poétique }} (2) avec Sophocle auquel il se risque avant de dis paraître aux yeux des hommes? Le dialogue avec Sophocle met en cause l'es sence même de la Tragédie entendue ici comme un des sommets les plus inaccessibles de l'art grec - celui pourtant dont il faut dire qu'il est vital pour l'art moderne de tenter d'accéder (1) M. HEIDEGGER, (2) M. HEIDEGGER,
Holzwege, p. 65. Unterwegs zur Spriiche, p.
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10 jusqu'à lui. Un projet longuement porté et maintes fois remis en chantier par Holderlin a été en effet d'écrire une « vraie tragédie moder ne ». Il s'agit de cet Empédocle dont nous avons au moins trois versions. Mais qu'est-ce que l'art tragique, et d'abord, qu'est-ce que l'art.? Art (-rrxY't'i) est pensé par Aristote en corréla tion avec nature ( 'fIUfJ'/t; ). Aristote écrit: T; Tix.~'f/ /oUp,rT<X/ 't1;" 'fIvm (3) : l'art imite la nature. Mais un peu plus loin il précise : 't.2 I1h t"ftmÀcT .2 Yi 'fI~(iI;:i~U"<XTri ,x1l'tpylil1<xu6GtI, -r<x .n l'/fUiTCl/ (4). La nuance ici est essentielle. cc D'un côté, l'art mène à son terme ce que la nature a été incapable d'avoir œuvré, de l'autre, il imite. » Comment com prendre? Est-ce qu'il fait tantôt ceci, tantôt cela ? Ou est-ce que son essence est de ne faire ceci qu'en faisant aussi cela? L'art prendrait ainsi des distances par rapport à la nature, n'étant pourtant pleinement art que dans la mesure où il retrouverait avec la nature, c'est-à dire avec le ({ natif », une affinité plus essen tielle? C'est bien ainsi que Hôlderlin entendait ou aurait entendu Aristote. D'où la distinction qu'il fait entre ce qui est natif, natal, naturel et ce qui est le terme d'un effort de culture ou, dit-il encore, d'imagina tion. Le propre de l'effort de culture est de s'éloigner au maximum de la nature, c'est-à (3) Physique, 194 a, 21-22. (4) Ibid., 199 a, 16-18.
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dire de {( mener à terme ce que la nature a été incapable d'avoir œuvré ». Mais l'art n'est plei nement art que par ce que Hôlderlin nomme insolitement vaterliindische Umkehr : le re tournement, la volte qui revient jasqu'à l'es sence même du natif. Ici, notre rapport au monde grec ne peut être précisé que comme contraste fondamental. Les Grecs sont essentiellement les « fils du feu ». Le panique originel de cette filiation, Nietzsche le représentera par l'évocation de Dionysos. Hôlderlin disait au contraire : Apollon. « Apol lon n'est pas pour Holderlin ce qu'il représen tera pour une conscience plus'moderne, à savoir le dieu qui préside dans la clarté à la création des formes plastiques. Il est pour lui tout au contraire l'élément dont la puissance provoque au tumulte de l'éveil, le « feu du ciel ». Non pas un contraire absolu de Dionysos, mais bien son plus haut accomplissement comme l'extrê me de la force virile. C'est à partir de là qu'il faut comprendre ce mot du poète : « Je puis bien dire qu'Apollon m'a frappé » (5). » Tout l'effort « culturel » de l'art grec va être de se déprendre de cette nature orageusement panique qui est le fond même de la nature grecque, ce qu'elle a d'oriental dira Holder lin (6), pour tenter l'accès du domaine le (5) Ludwig von PIGENOT, HOiderlin (Munich, 1923). (6) Lettre à Wilmans du 28 septembre 1803 (Grande Edition de Stuttgart, t. 6. p. 434).
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,plus opposé: celui de l'institution ou du statut ce de la conceptioh, l'art du projet, échafauder (Satzung), c'€st~à-dire 'de la différenciation et et enèlore, , mettre en place cadres et. cases, de l'équilibre selon lesquels le tumulte aorgi démembrer et' remembrer, c'est cela qui les que (7) est finalement organisé. D'où: . entraîne èomme une force naturelle» (9). C'est pourquoi, affirme Hôlderlin en parlant des Voici encore une affirmation... : l'élément Grecs, il, ,nous est plus facile de les surpasser purement natif perdra de sa prépondérance à dans l'expression de la beauté passionnée ... que mesure que progressera la formation. C'est dans leur homérique présence d'esprit et leur pourquoi les Grecs ont eu de la peine à se res sens de l'exposition. Ce n'est nullement un saisir, bien que, depuis Homère, ils aient excellé paradoxe. C'est dans le contraire de ce que, (exceller, c'est ici le propre de l'art) dans l'expo nativement, nous 'sommes qu'il nous est plus sition (la composition organique par contraste facile d'exceller. Y a-t-il là quelque écho de avec le tumulte aorgique dont ils étaient plus . Diderot et de son Paradoxe du Comédien? originellement, plus {( orientalement » signés). t~ Quand il dit, par exemple, ,de Mademoiselle Cet homme extraordinaire était d'une âme Clairon: ({ Elle est l'âme d'un grand manne assez capable d'accueil pour s'emparer comme quin qui l'enveloppe; ses essais l'ont fix'é sur d'un butin de la sobriété junonique de l'Occi elle. » ? Toujours est-il que le mouvement de ~ dent au profit de son royaume d'Apollon; s'ap l'art moderne, visant le contraire de la nature propriant ainsi un élément étranger (8). moderne, vise par là même le contraire de ce Le propre de l'art homérique est donc l'ap ~ que visait l'art grec. Il vise l'expression pathé propriation ({ culturelle» de ce qui est le plus tique. Il excelle à conquérir la dimension de opposé à la nature orientale des Grecs. l'aorgique et du panique, ou, dit encore Hôl Hôlderlin ajoute aussitôt : Chez nous, c'est derlin, le climat de l'enthousiasme excentrique. ir. l'inverse. Nous ne sommes pas en effet ces fils Mais si l'art, selon la leçon d'Aristote ({ mène du feu que furent nativement les Grecs. Je " ainsi à son terme ce que la nature a été incapa crois que la clarté de l'exposition nous est aussi ble d'avoir œuvré, il n'est pleinement lui-même naturelle et essentielle que la flamme céleste que dans la mesure où plpit"!'al -rY,~ 'l'V'1I';, imitant est naturelle aux Grecs. La clarté de l'exposi ir la nature, il remonte jusqu'à une affinité plus tion ? Les Allemands, dira Heidegger, {( la for essentielle avec celle-ci. Toutefois cette re ,
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(7) Remarques sur Antigone. (8) Lettre à Bohlendorf du 4 décembre 1801 (G. E. St. 6, p. 426).
(9) HEIDEGGER, Erliiuterungen zu HOiderlins Dichtung, p., 84.
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montée, ou plutôt ce retournement sur soi jus qu'au natif est si ardu que c'est généralement l'échec même de l'art - en particulier de l'art grec. D'où ces vers d'un fragment tardif
Leur volonté fut certes d'instituer Un empire de l'art, mais là Le natif par eux Fut renié et, lamentablement, La Grèce, beauté suprême, sombra (10).
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Il en est de même chez nous bien que ce soit, à la lettre l'inverse : Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-même en nous rendant ')I~O~Tex Ti. 1I'Otp 1I'~ctb., oro