Désirs d’Ailleurs Essai d’anthropologie des voyages
Du même auteur En route pour l’Asie. Le rêve oriental chez les colonisateurs, les aventuriers et les touristes occidentaux, Strasbourg, Histoire & Anthropologie, 1995. Tourisme, culture et modernité en pays Toraja, Sulawesi-Sud, Indonésie, Paris, L’Harmattan, Coll. « Tourismes et sociétés », 1997. Les Toraja d’Indonésie. Aperçu général socio-historique, Paris, L’Harmattan, 2000 (1re édition : Histoire & Anthropologie, 1997). Tourismes, touristes, sociétés (sous la direction), Paris, L’Harmattan, Coll. « Tourismes et sociétés », 1998. L’Indonésie éclatée mais libre. De la dictature à la démocratie (1998-2000), Paris, L’Harmattan, Coll. « Points sur l’Asie », 2000. L’autre sens du voyage. Manifeste pour un nouveau départ, Paris, Homnisphères, Coll. « Expression directe », 2003. Voyage au bout de la route. Essai de socio-anthropologie, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2004. Nomadisme et autonomie. Les chemins de traverse de l’errance, Paris, Téraèdre, à paraître en 2004-2005.
Franck Michel
Désirs d’Ailleurs Essai d’anthropologie des voyages
Les Presses de l’Université Laval, Québec 2004
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition ( PADIÉ ) pour nos activités d’édition.
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© Les Presses de l’Université Laval 2004 (3e édition) Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 4e trimestre 2004 ISBN 2-7637-8183-7 1re édition : Armand Colin, 2000 2e édition : Histoire & Anthropologie, 2002
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à
Luna
« En 856, les Vikings du chef danois Bjorn Jarisida sont en Italie. Ils se mettent en tête de piller Rome. Ils se trompent et confondent Rome avec une petite bourgade voisine, Luna. Ils pillent Luna. Jolie prouesse : ils prennent une étable pour un Colisée, une placette pour un Forum et un tas de fumier pour une roche tarpéienne, voilà de grands voyageurs ! »… Gilles Lapouge, dans Pour une littérature voyageuse, 1999 (1992).
« À en croire la littérature sur le sujet, de tels personnages [les “prêtres” to burake tambolang] n’existent plus. Je fus donc particulièrement intéressé quand Johannis m’affirma qu’il en connaissait un à Rantepao et m’emmena le voir. L’homme était très maigre et très âgé. Sa maison grouillait de chiens et d’enfants. J’abordai la question avec discrétion et par la bande. Les anciennes coutumes m’intéressaient et l’on m’avait dit que sa famille s’y connaissait. Il acquiesça. Peut-être avait-il des informations sur les to burake tambolang ? Il y eut un silence. Il était gêné. “Qui vous a dit ça ? demanda-t-il en jetant un regard mauvais à Johannis. C’était mon père. Je ne sais rien de tout ça. (Il avait l’air en colère maintenant.) Je ne veux pas en parler. Mon père ne m’a rien transmis en dehors d’une chose. – Laquelle ? – L’amour du chocolat.” J’étais quand même satisfait. Si mon père avait été tambolang, cela semblait régler le problème de sa virilité. Johannis, cependant, n’hésita pas à torpiller mes certitudes. “N’oublie pas que de très nombreux Torajas sont adoptés. Nous passons notre temps à échanger nos enfants.” Je n’avais donc rien appris dans l’affaire ». Nigel Barley, L’anthropologie n’est pas un sport dangereux, 1997 (1988).
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Remerciements
Je voudrais remercier ici affectueusement tous les amis qui m’ont aidé à la rédaction de cet ouvrage, pour leurs conseils avisés et le fastidieux travail de relecture, ainsi que tous les membres de ma famille proche et lointaine, sans oublier tous ceux et celles qui, autour de notre petite mais si riche planète, m’ont permis de mieux découvrir les arcanes et les détours du voyage et plus encore de goûter aux bonheurs inégalables de la rencontre et du partage, si loin de l’exotisme de pacotille vendu sur papier glacé : Luna et Zélia Michel, David Le Breton, Jean-Didier Urbain, Christine Dumond, Nguyên Quang Phong, Yoni Astuti, Join Ginting, Jean-Luc Mathion, Aggée Lomo Myazhiom, Alain Dichant, Xavier Fourt, Bassidiki Coulibaly, Kadek DarminiMichel, l’association Déroutes & Détours, les éditions Histoire & Anthropologie et Homnisphères, les Presses de l’Université Laval au Québec, et bien sûr tous les autres, nomades intrépides ou sédentaires atterrés, mais toujours arpenteurs curieux des sentiers du monde, dont la place ici me manque pour qu’ils soient tous cités. En espérant qu’à la lecture de ces pages sur l’ailleurs et sur le désir qui nous y guide, toutes et tous s’y retrouveront quelque part et, peut-être, y verront comme une invitation au voyage, un voyage qui soit tout à la fois authentique et passionnel, riche en imprévus. Car l’initiation au voyage emprunte toujours d’étranges chemins de traverse qui ne ressemblent en rien à une voie toute tracée… Sans quoi le pas vers l’autre ne se résumerait qu’à une banale mascarade où se dévoilerait, hélas, notre incapacité si grande à comprendre nos « non-semblables ». Ici ou là-bas, chez nous comme chez eux… 3
Le voyage commence une fois fermée la porte de son appartement, une fois franchi le seuil qui ouvre sur le Dehors. Le voyage dans le monde, comme le paradis sur terre s’il en est, nécessite finalement autant sinon plus d’efforts de soi que de droits sur les autres, de volonté et d’envie de saisir le réel environnant que de désirs et de besoins de plaisirs faciles, trop rassurants et trop confortables. Fruit d’un long cheminement qui ne se réduit pas seulement à une addition kilométrique, le voyage, parce qu’il reflète la vie et se montre exigeant, se cherche, se dissimule, se laisse désirer, et surtout, il se mérite… tout en se suffisant à lui-même !
Préface
De la conscience de l’Ailleurs à l’anthropologie du voyage Enquête
sur un
« septième
sens »
par
Jean-Didier Urbain « […] cette puissance qui fait reculer l’espace, qui met l’espace dehors, tout l’espace dehors pour que l’être méditant soit libre dans sa pensée ». Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, 1957.
Désirs d’ailleurs ou désir d’ailleurs ? Dans le cadre de cette étrange et séculaire affaire qu’est le tourisme – une pratique de la mobilité aujourd’hui si répandue en contrepoint de notre quotidien de sédentaire qu’on en vient à ne plus se poser ces questions essentielles : mais pourquoi voyage-t-on ? Qu’est-ce que voyager ? Est-ce le désir qui est pluriel ou bien est-ce l’ailleurs qui est multiple, avec ces équivoques que le mot aurait pu ne pas avoir ? Car ailleurs, adverbe qui signifie « dans un autre lieu », semble venir du vocable ancien ailleur, du XIe siècle, lui-même issu du latin alior, forme dérivée de alius, « autre », qui a donné alienus et alter, formes qui toutes deux réfèrent également à « autre » et dont découlent respectivement les mots aliéné et altérité 1. Si donc ailleurs dénote communément un espace extérieur au mien, évoquant l’exotisme, notamment dans sa forme plurielle 1. A. Rey, dir., Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, vol. 1.
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Désirs d’Ailleurs
substantivée les ailleurs, puis, avec la Conquête de l’Espace et la science-fiction, ce très très Grand Dehors 2 d’où proviennent les extraterrestres, qu’on dit venus d’ailleurs et qu’on nomme justement des aliens, ce mot, étymologiquement, renvoie d’abord à l’Autre, sous toutes ses formes, qu’il soit l’autrui, le monde ou moi. Selon qu’il ouvre sur le monde de la solitude ou sur le monde des hommes, l’ailleurs peut naître ainsi de la rencontre, de cet oubli de soi face aux autres, ces hôtes ou ces indigènes qui ébranlent mes convictions, troublent mon être, perturbent mes habitudes et qui, transformant ma perception des choses, peuvent même dissoudre ce qui, jusque-là, avait été pour moi la réalité. Mais l’ailleurs peut naître aussi du choc visuel éprouvé seul face à des sites, des paysages ou, plus largement, face à des univers diversement en rupture avec les références esthétiques qui définissent ma vision du monde. Et puis l’ailleurs peut naître encore du dévoilement de soi, de cette autodécouverte révélant une autre identité jusqu’alors enfouie en moi, tel un étranger intérieur, clandestin, inconscient ou masqué, dont l’émergence, si l’on peut dire, me met hors de moi – soudain en dehors de la certitude de ce que je croyais être. En ce sens, rencontrer l’ailleurs, c’est aussi, littéralement, un événement qui ouvre sur une expérience extatique – du grec ekstatikos, « qui est hors de soi ». C’est là, semble-t-il, tout ce qui peut d’emblée être entendu sous l’incipit de l’ouvrage de Franck Michel, qui débute par cette courte phrase en forme de maxime : « Le voyage commence là où s’arrêtent nos certitudes ». Et l’auteur, trois phrases plus loin, de confirmer à sa manière cette interprétation quand il précise (mais c’est moi qui souligne) : « Le voyage invite au désir de l’altérité autant qu’à celui de l’ailleurs »… C’est que, en son sens géographique, l’ailleurs, celui des lointains ou des antipodes, n’est au fond qu’une des formes possibles de l’altérité : son avatar spatial évident. De ce fait, sans 2. M. Le Bris, Le Grand Dehors, Paris, Payot, 1992.
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Préface
lui, le voyage peut en effet ne pas être ; mais avec lui, il n’est pas forcément. Nombre de voyageants et de voyagés, circulants ou transportés, attestent cet apparent paradoxe. Ainsi Phileas Fogg, ce héros insensible à la diversité du monde que Jules Verne décrit comme « un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle 3 » ; ou encore cet autre Anglais, mais selon Pierre Daninos cette fois, qui est un touriste « aussi peu sujet au rhume de cerveau qu’à l’émotion [et qui], invariable comme son article, traverse la planète telle une petite Grande-Bretagne en mouvement4 ». Et Franck Michel, au fil de Désirs d’Ailleurs, dont le lecteur appréciera dès les premières pages la démarche critique et la démarche militante qui l’inspire, de revenir sans cesse sur ce clivage – sur cette déclinaison qualitative de l’homo viator. Au monde du tourisme en particulier, mais dans celui du voyage en général non moins, elle va du meilleur au pire… Bref, l’ailleurs en question n’est pas tant un lieu qu’un sentiment : moins un espace que le produit d’un « septième sens ». Et s’il est vrai, comme le dit encore peu après l’auteur de cet essai passionné, que « rien ne vaut plus le voyage que le voyage luimême », ajoutons à cela cette réflexion liminaire d’André Suarès ouvrant son Voyage du condottiere : « Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage. Quoi qu’on pense, tant vaut l’homme, tant vaut l’objet. Car enfin qu’est-ce que l’objet sans l’homme5 ? ». Dès lors, qu’est-ce que voyager ? Est-ce « garder le sens de l’ailleurs », comme le dit Jean Chesneaux 6 ? Alors, fatalement, voyager, c’est donc aussi garder, conserver ou entretenir le sentiment de l’altérité. C’est « gagner son procès contre l’habitude », écrivit Paul Morand dans Le Voyage ; ou encore, « c’est fuir son 3. J. Verne, Le Tour du monde en 80 jours, Paris, Hetzel, 1873. 4. P. Daninos, Les Carnets du Major Thompson, Paris, Hachette, 1954. 5. A. Suarès, Voyage du condottiere, Livre premier : Vers Venise, Paris, Éd. ÉmilePaul, 1910. 6. J. Chesneaux, L’Art du Voyage, Paris, Bayard, 1999.
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Désirs d’Ailleurs
démon familier, distancer son ombre, semer son double7 ». Dans tous les cas, gigantesque ou minuscule, antipodique, proche ou même immobile, voyage dans le lointain ou dans l’ici, voyager c’est restaurer contre le familier la sensation de l’étrange : celle du Divers, comme la nomme Segalen8, et reconduire ainsi, sans cesse, la conscience de l’Autre, conscience d’autrui (qu’il soit semblable ou différent), du monde (qu’il soit mien ou étranger) et de soi (de soi comme un autre ou de soi comme l’autre de l’autre). Contrairement à l’Anglais de Daninos, qui reste le même en voyage, qui demeure ce qu’il est : anglais ! et qui, ne se posant pas la question : « Comment peut-on être persan ? », préfère plutôt celle-ci : « Pourquoi ce Persan n’est-il pas anglais ? », voyager, c’est devenir autre. C’est devenir étranger, où qu’on soit, c’est-àdire partout, et rendre de cette manière toute banalisation du monde impossible. C’est sans doute cela la vérité du voyage. C’est, proprement, s’aliéner, verbe à prendre ici non pas dans son sens courant de « perdre sa liberté » mais, tout au contraire, dans celui de la retrouver en se faisant alien – du latin alienare, se « rendre autre » ou se « rendre étranger » – et en conséquence avoir sur toute chose le regard toujours neuf de celui-là. Aussi, qu’on se méfie des sirènes du désespoir ou de l’ennui, dont le sempiternel chant de deuil clame et déplore la banalisation du monde. Ainsi, en 1929, mais après beaucoup d’autres (tels Gobineau, Loti, Barrès ou Segalen, à l’instant évoqué), Henri Michaux s’est laissé prendre au piège, succombant à son tour à la tentation de prononcer l’oraison funèbre de l’ailleurs. Dans Ecuador, il écrit : « Cette terre est rincée de son exotisme. Si dans cent ans, nous n’avons pas obtenu d’être en relation avec une autre planète (mais nous y arriverons) l’humanité est perdue9 ». 7. P. Morand, Le Voyage, Paris, Hachette, 1927, texte repris et augmenté en 1964. 8. V. Segalen, Essai sur l’Exotisme, une Esthéthique du Divers, Montpellier, Fata Morgana, 1978, notes et lettres rédigées de 1908 à 1918. 9. H. Michaux, Ecuador, Paris, Gallimard, 1985 (1929).
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Préface
Mais, à moins que nous en ayons en effet définitivement perdu le sens, l’ailleurs n’est pas mort et son oraison funèbre par les moroses, toujours prématurée. L’ailleurs ne peut pas mourir tant que nous en conservons le sentiment. La banalisation du monde n’est pas dans le monde mais dans notre regard. Le monde se banalise lorsque survient la perte de cette lueur de l’œil, faite d’étonnement et de vigilance, lumière sans laquelle toute réalité, éloignée ou voisine, dehors ou dedans, n’est plus cet autre qui m’intrigue et me parle de lui dans sa différence et son étrangeté. Tout est là quant au voyage : dans la conservation de cette lueur et de ce sentiment ; dans la préservation de ce « septième sens » : celui de l’ailleurs, qui nous sauve d’une nostalgie vide de sens (et somme toute facile) qui consiste, comme le dit Franck Michel dans la conclusion de son ouvrage, à « pleurer une époque imaginaire perdue dans notre lointain passé où le voyage aurait été idyllique et le voyageur ce parfait découvreur de terres inconnues ». Cette attitude mélancolique, pour ne pas dire cette aptitude chagrine, n’est pas seulement vaine. Elle est complaisante, stérile et narcissique. De fait, si voyager, c’est « défier la banalité du quotidien », comme le dit encore Franck Michel en ouverture, ce n’est pas à tout coup le fuir en partant loin, très loin, dans l’ailleurs exotique, là-bas, au bout du monde. Le monde est plein de bouts du monde ; l’aventure est aussi au coin de la rue ; et voyager, c’est également affronter le quotidien, transformer sa perception, le restaurer dans sa singularité et, tel Georges Perec flânant dans Paris en explorateur10, touriste ou ethnologue, en pèlerin et en étranger, faire encore, sur ce mode et ici, un voyage dans l’étrangeté retrouvée de l’immédiat11.
10. Cf. G. Perec, Perec/rinations, Cadeilhan, Zulma, 1997. 11. J.-D. Urbain, Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs invisibles, Paris, Payot, 1998.
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L’auteur de Désirs d’Ailleurs ne parle pas de cet autre voyage. Mais ce n’est pas son objet. Son autre voyage à lui, qui est au centre de son propos et qu’il appelle de ses vœux, se définit à l’aune du tourisme international, de ses effets, de ses méfaits, de ses erreurs et de ses illusions. L’autre voyage de Franck Michel, c’est l’avènement d’un tourisme responsable, l’instauration générale d’une façon différente de voyager, consciente et respectueuse de l’altérité, avec un touriste-voyageur qui, acceptant pour de bon « la pluralité des mondes », voyant enfin « la vie au pluriel » et sortant de soi face à l’Autre, change réellement de monde, en voyageant en alien, sinon moins intrus, du moins toujours plus connivent. Par des voies différentes sans doute, mais convergentes, l’on en revient ainsi, toujours, au même problème : celui de l’ailleurs comme sentiment, comme « septième sens », non comme espace ; et à la question cruciale qu’il repose : qu’est-ce que voyager au juste ? Et il me semble alors que nous nous rejoignons, Franck et moi. Le voyage est bien d’abord une affaire de conscience et de sens ; et comme je l’ai dit, par… ailleurs, voyager, c’est changer d’histoire de vie avant même de changer de lieu, que l’acte procède d’un savoir, d’un pouvoir ou d’un vouloir. Par-delà ou en deçà de tous les motifs avancés d’ordinaire, prétextes et autres mobiles dictés par la morale sociale du voyage professionnel ou d’agrément, ici émane, dans cette connaissance, cette puissance ou cette volonté de changement de vie, le désir d’ailleurs. Alors, désir d’ailleurs ou désirs d’ailleurs ? Pour conclure en répondant à cette question posée au début de cette préface, je dirai que si ce désir est pluriel (sa manifestation, protéiforme) et son objet, multiple, l’envie qui suscite l’un et l’autre est quant à elle unique, principielle – où qu’on soit, où qu’on aille. C’est celle de l’altérité. Sans cette envie, l’ailleurs n’est pas. Pourquoi ? À cette dernière question, Jacques Meunier apporte à sa façon une belle réponse : « Le bout du monde est partout. Il s’accommode aussi bien du Cap Horn que d’un fond
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Préface
de jardin. Il dépend surtout de vos sentiments antipodiques. Il dépend d’abord de vous12 ». De l’envie d’altérité découlent tous les désirs d’ailleurs – et tous les ailleurs : tous les objets que ces désirs se trouvent pour se combler. Ils sont déterminés par cette envie, qui est la condition même du sentiment de l’ailleurs. La toute première douane que l’on doit franchir pour être un voyageur est donc sentimentale ; et si d’aventure celui qui s’y présente, homme d’affaires, touriste ou missionnaire, ne déclare pas ce sentiment, ayant omis de mettre dans ses bagages cet accessoire essentiel du voyage : le « septième sens », il n’est en ce cas, en effet, qu’un voyageant ou qu’un voyagé – une apparence de voyageur, une forme privée de ce précieux contenu qu’on peut, à l’écart de tout sous-entendu mystique (car ce n’est pas un mystère), appeler « l’esprit du voyage ». Jean-Didier Urbain
12. J. Meunier, On dirait des îles, Paris, Flammarion, 1999.
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Avant-propos à la deuxième édition (2002)
De l’éducation au voyage et du respect d’autrui. Une voie vers la paix ? « […] partir, prendre la route, c’est vivre à fond. C’est se fondre dans le paysage. C’est traverser les apparences et s’habituer aux différences ». Jacques Lanzmann, Le chant du voyage, 1998.
Septembre 2002 : la planète n’est – dit-on – plus très sûre. Non seulement elle se dégrade à grande vitesse mais en plus, s’y aventurer revient à risquer sa vie ! C’est du moins ce qu’on nous dit. La liste des « pays à risques » ne cesse de s’allonger et le Quai d’Orsay décourage les plus téméraires à s’embarquer sur des destinations jugées « instables ». Mais si la nature se détériore et si la culture se folklorise, l’urgence de « voir » ne se fait que plus pressante pour nos touristes-voyageurs pressés. Cette fois-ci, la course de vitesse est stoppée nette, le besoin de repères et de certitudes dans un monde en proie au chaos a modifié l’ordre des priorités. Pour beaucoup, la question du moment est : peut-on et faut-il encore voyager ? Voilà donc un an que l’insécurité est à la mode, notamment dans les contrées où les habitants possèdent des « biens » et du capital à défendre. Pas étonnant, dans ce contexte, que les pays « à éviter » en priorité se trouvent tous ou presque dans ce qu’on appelait il n’y a pas si longtemps le « Tiers Monde » (et qu’on n’ose plus sérieusement appeler « Pays en développement »)… Voilà 13
Désirs d’Ailleurs
aussi un an que le voyage « lointain », d’office considéré comme dangereux et compliqué, a la gueule de bois ! Nos contemporains compensent leurs grands désirs d’ailleurs par les petits plaisirs d’ici. Et l’on redécouvre toujours plus les joies du « terroir », de l’église romane du village d’à côté aux coins les plus reculés de la France profonde, sans oublier que l’on constate par exemple un engouement soudain pour la musique « traditionnelle » corse et les Festnoz bretons, ou encore pour un festival de danse orientale ou une exposition d’Arts premiers des peuples de NouvelleGuinée… Bref, depuis le 11 septembre 2001, le monde n’est plus le même. La peur et le repli sur soi le rendent plus modeste, plus vulnérable, mais son insaisissable actualité et ses frontières poreuses lui confèrent une incontrôlable infinité. Une planète soudainement devenue moins ronde et plus carrée, succombant hélas à un manichéisme politique et religieux qu’on n’avait plus connu depuis la fin de la guerre froide. Et le voyage dans tout ça ? Il se retrouve confronté à de nouveaux défis qui le perturbent plus qu’ils ne l’assomment. Ceci dit, aventures à domicile et voyages immobiles connaîtront peut-être une nouvelle jeunesse, mais en arrivera-t-on à « rouvrir » les zoos humains comme au « bon » vieux temps des colonies ? C’est déjà fait semble-t-il… Sans doute devrons-nous réfléchir d’urgence aux mutations en cours, aux nouvelles formes de voyages, de mobilités, d’échanges, de rencontres à inventer et à réinventer. Quant au voyageur qui arpente, tout de même ou inlassablement, les contours du globe en ces nouveaux temps de doute et d’angoisse, il s’expose plus que jamais à la misère du monde, à la rancœur de peuples trahis par l’histoire. Exactement comme ce voyageur du chez soi qui se contente de relier quotidiennement son lieu de séjour à son lieu de travail, et inversement. La mobilité n’est plus – si elle le fut un jour ? – particulièrement dangereuse en comparaison avec le confort rassurant de l’immobilité, et parfois de l’immobilisme. Le malheur frappe au hasard ou presque, et cela n’importe où, ici comme ailleurs. On a tendance, alors que s’installe un mauvais temps sur la terre, à l’oublier… La fragile liberté de circulation 14
Avant-propos à la deuxième édition (2002)
des êtres humains, du moins de ceux qui peuvent se le permettre, est une fois de plus remise en cause. Pourquoi ? Peut-être que la raison de ce « repli stratégique » est à sonder quelque part dans la prétention occidentale à vouloir dominer et diriger le monde ? Et les affaires du monde ! N’est-il pas criant, aveuglant même, de constater – impuissants ou plutôt indifférents – l’aggravation du clivage entre d’un côté ces voyageurs fortunés, héritiers des aristocratiques « oisifs », et de l’autre, ces damnés de la terre et du reste, ces empêchés de circuler comme bon leur semble. Tous ces « sans » quelque chose ! L’époque veut certainement qu’il leur manque toujours quelque chose… Autrement dit, ce fossé de plus en plus inquiétant entre nantis et démunis qui se promènent sur la mappemonde sans même s’entrevoir, empruntant d’autres routes, d’autres voies. Touristes et migrants, voyageurs et réfugiés, vacanciers et exilés, jamais ne se rencontrent et jamais ne se côtoient. N’est-ce pas là, précisément, où le bât blesse ? À ce jour, l’autre du voyageur n’est pas encore un autre voyageur. Le tourisme cessera d’être diabolisé le jour où il représentera autre chose qu’une exploitation économique du Sud par le Nord. Ce qui, en dépit des déclaration de bonnes intentions – ces temps-ci très à la mode – n’est sans doute pas pour demain ! L’acte du voyage ne doit pas s’estomper, il doit seulement changer, évoluer, ce qui ne sera pas aisé ni même concevable sans transformations radicales de nos comportements forgés par un ethnocentrisme certain, qu’il soit d’ailleurs conscient ou non : repenser notre rapport à l’autre, s’interroger sur le sens de notre présence au bout du monde, envisager rencontres et échanges qui soient réellement dynamiques et mutuelles. Bref, il s’agira désormais d’apprendre plutôt que de prendre, d’écouter avant de parler, d’observer au lieu de juger. Le voyageur est d’abord un citoyen quel que soit l’endroit où il se trouve. En tant que citoyen, il se doit d’agir en être responsable, en respectant ses hôtes d’un jour ou d’une vie, leur culture et leur environnement. La responsabilisation des voyageurs est au cœur même d’une éthi-
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que du voyage à développer, à diffuser, à enseigner. Ici et ailleurs. Et sans compromis douteux… Une éducation touristique s’impose par conséquent aujourd’hui à tous les partants, à tous les voyageants, sans doute aussi à tous les déplacés, et bien sûr à tous les voyageurs au long cours. Cela exigera une réelle détermination et volonté de la part des professionnels du tourisme qui restent, à l’heure actuelle, entièrement dominés par les exigences mortifères du marché : un tel tourisme de rencontre partagée que nous appelons de nos vœux est – pour l’instant – trop complexe, trop peu rémunérateur, et concerne trop peu de clients pour les fabricants et autres supermarchés du voyage. En dépit des déclarations d’intentions, rien n’invite vraiment à l’optimisme du côté des tenants de « l’industrie touristique ». Pour voyager – vraiment voyager – il faudra certainement chercher, imaginer et ouvrir d’autres voies, novatrices et nécessairement alternatives. L’écotourisme est – était ? – l’une de ces voies. Mais, à l’heure où l’écotourisme fait bon ménage avec le libéralisme, cette voie s’avère déjà fortement détournée de son sens premier, galvaudée et exploitée, notamment par les multinationales du voyage. Il faut aller aujourd’hui beaucoup plus loin… Le voyage comme espoir pour une paix durable ? Alors que nous entrons dans une période de longue instabilité géopolitique, le voyage reste en dépit de tout – et surtout de ses travers – le meilleur exemple d’une rencontre pacifique. Toute rencontre qui s’assume est aussi une confrontation, à partir de laquelle s’entame un débat d’idées. Voyager c’est réfléchir et donc peser ses mots pour mieux porter son regard. Partir de chez soi c’est relativiser nos jugements trop hâtifs. « L’invasion touristique », si critiquée par nos contemporains (souvent à juste titre), a tout de même une qualité indéniable : elle reste plus pacifique que guerrière ! Jadis, les trois « C » – conquistadores, croisés et colonisateurs – avaient voyagé avec la croix et le fusil en lieu et place du passeport et du guide de voyage, documents indispensables des touristes d’aujourd’hui. En dépit des méfaits avérés du tourisme, l’échange a toutefois remplacé le vol, le viol, les abus de toutes 16
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sortes ; la découverte a globalement succédé au pillage… Nous disons bien « globalement »… De nos jours, le fléau majeur est ailleurs : il est à chercher – et plus encore à combattre – dans les scandaleuses inégalités économiques et sociales qui gangrènent le bon fonctionnement des sociétés humaines. Tant que les injustices se poursuivront, tant que les autochtones ne seront pas les instigateurs, les décideurs et les bénéficiaires du tourisme sur leurs propres terres, tant que le politique et le social des régions visitées resteront occultés par les voyagistes et les consommateurs de cartes postales, les touristes resteront des cibles privilégiées aux yeux de tous ceux qui n’ont rien à perdre. Entre « eux » et « nous », la voie est ouverte mais étroite : c’est en apprenant d’eux, en les accueillant chez nous, en partant à leur rencontre et non pas en croisade – même sous les traits d’une paisible croisière – que nous pourrons à l’avenir voyager, tout en s’enrichissant du contact des cultures. La roue du voyage ne pourra plus tourner si deux camps se contemplent dans l’attente d’un affrontement : les touristes-voyageurs riches et les réfugiés-immigrés pauvres… Nul doute que pour parvenir à renverser cette tendance et rendre les rapports humains moins stériles, il conviendrait de faire l’éloge du voyage désorganisé, vaste programme en perspective ! Sans repenser le sens du voyage et notre propre implication dans les inégalités drainées par un tourisme international aux yeux duquel le monde est avant tout une marchandise, il n’est guère d’espoir sérieux de voir naître demain ce tourisme « responsable et durable » (les guillemets s’imposent !), respectueux des environnements naturels et culturels qui constituent – ne l’oublions pas ! – la « vraie » richesse de notre planète. N’est-ce pas finalement pour ces « trésors » menacés que nous voyageons avec une ferveur et une frénésie inconditionnelles d’un bout à l’autre du monde ? Il faudra bien un jour que le voyageur du futur laisse ses bagages culturels aux siens avant de s’embarquer, et qu’il fasse ensuite le lent mais doux apprentissage, dans l’optique de son propre cheminement, de « l’efficacité » plus que symbolique du voyage spontané, désorganisé, improvisé… Pour que l’ailleurs ne 17
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soit pas un mirage ou une image, pour que l’autre ne se résume pas au même vu et revu au travers d’un miroir déformant. Au total, et pour répondre à l’interrogation de départ, oui on peut encore voyager et il faut se décider à partir si le cœur nous en dit ! Mais nul besoin de partir pour fuir… Le voyage n’est pas seulement une chance pour la paix et la rencontre, il offre également des perspectives innovantes et peut-être salutaires pour une « autre » mondialisation…
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Introduction
« Le goût de l’exotisme tue l’exotisme. Le “bout du monde” était une vision aristocratique de l’espace, et les écrivains du voyage ne se sont pas privés de nous délecter de leurs terres électives. Maintenant qu’elles sont un bien commun, à la portée de presque tous, ils font la moue. Ils crient haro sur l’exotisme. Stratégie classique de la morgue et du snobisme ». Jacques Meunier, Voyages sans alibi, 1994.
Le voyage commence là où s’arrêtent nos certitudes. Le voyage, c’est réapprendre à douter, à penser, à contester. En abolissant les frontières de l’inconnu, le voyage, c’est oser défier la banalité du quotidien, le confort rassurant, les habitudes séculaires. Le voyage, c’est le passage de soi à l’autre, le pont d’un monde à l’autre. Le voyage invite au désir de l’altérité autant qu’à celui de l’ailleurs : la rencontre humaine et l’écoute des autres sont aussi indispensables à l’univers du voyageur que le dépassement de soi marqué par l’effort et la souffrance ou encore la lecture de tous les romans d’aventure et autres récits de voyage laissés par d’illustres prédécesseurs. Voyager, c’est avant tout regarder autour de soi pour mieux s’oublier, choisir la solitude pour mieux se rapprocher des autres, dévorer le monde des yeux pour mieux en apprécier la grandeur. Et au final, toujours le même refrain : rien ne vaut plus le voyage que le voyage lui-même. Ne dit-on pas que voyager s’apprend d’abord en voyageant ? Voyager, c’est prendre le risque de tout perdre dans un environnement où seuls les gagnants sont voués à survivre ; c’est perdre ses repères et sa quiétude. C’est observer le monde autrement que par le bout de son nez ou à travers le prisme déformé d’un écran de télévision. En défiant les idées reçues, le voyage 19
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comme cheminement libre, c’est tout le contraire de juste s’en aller ou d’arriver à bon port comme prévu, c’est perdre en stabilité pour gagner en harmonie, c’est perdre en vanité pour gagner en modestie. Même si tel n’est pas toujours le cas, loin s’en faut ! À force de regagner là ce qu’il a perdu ici, le voyageur est un perdant comme un gagnant qui s’ignore… Se frotter à l’ailleurs, c’est être heureux comme Ulysse, malheureux comme Rimbaud, c’est ne jamais rester indifférent aux odeurs et aux rumeurs alentour. Tantôt fuite, tantôt invitation, le voyage mêle le regard à la ligne d’horizon. Un voyage – comme le voyage – n’est jamais simple. En pensant qu’« on voyage pour regarder, pour entendre, pour oublier, pour ne plus voir », Morand en donnait déjà une image peu visible et accessoirement erronée ; d’autres plus parlants, tel Goldoni, méprisaient le sédentaire et le casanier en affirmant : « Qui n’a pas voyagé est plein de préjugés » ! Certes. Mais cela ne suffit plus… Le voyage est à la fois usage et usure du monde. L’accès désormais quasi généralisé aux moindres recoins de notre planète, devenue cet étrange village global, n’offre pas sans conditions les clés pour saisir la complexité et la richesse du monde. Pour tous les êtres en partance, oser le voyage, c’est vouloir vivre davantage, plus intensément, plus follement, plus lucidement et plus ludiquement. Oser partir, c’est accepter l’évidence de la différence, c’est bien sûr replacer l’homme à sa dimension simplement humaine et redéfinir son rapport à la nature. Voyager, c’est avancer à contre-temps en prenant le contre-pied. Bien voyager exige de s’arrêter pour mieux progresser. Voyager, c’est assumer ses appréhensions et ses faiblesses, c’est alors aussi grandir un peu. Le voyage c’est tout cela et bien plus encore. Fuir un monde honni trop connu ou découvrir un nouvel Eldorado imaginaire, les raisons de s’échapper sont souvent naïves, voire illusoires, mais l’acte de partir est et restera toujours un acte noble dès lors qu’il s’agira d’interroger le monde ou, mieux encore, de le repenser à l’aune d’une humanité meilleure. Au cours de l’histoire, les déplacements volontaires ou considérés comme tels ont profondément changé : autrefois voué à l’évan20
Introduction
gélisation, à l’exploitation et à la conquête, le voyage vers d’autres terres et mers s’est progressivement transformé en une découverte de lieux insolites et de cultures différentes, parfois même en une rencontre et une solidarité avec d’autres hommes. Aujourd’hui offert à tous ou presque, le voyage se mue en loisir, il tend à devenir un savant alliage entre un besoin de divertissement, un désir d’évasion et une volonté de mieux comprendre et connaître le monde qui nous entoure. Car l’Ailleurs n’a pas toujours, loin de là, fasciné les contemporains. On ne partait pas encore au loin « pour mieux revenir » sur place ou « pour mieux repartir » dans notre vie personnelle ou professionnelle, une fois de retour chez nous après avoir consommé un séjour tout compris à l’ombre de cocotiers spécialement plantés au pied d’un luxueux hôtel où les autochtones ne sont guère conviés… N’est pas voyageur et touriste qui veut ! Dans l’Antiquité puis au Moyen Âge, mais aussi en partie aujourd’hui, partir pouvait signifier ne plus revenir, un aller simple pour une vie – en fait un voyage d’une vie – qu’on n’a pas nécessairement choisie (sans même quitter le Vieux continent, citons hier les Bosniaques, aujourd’hui les Kosovars, et demain ?) : exilés, expulsés, déportés et autres déplacés de leurs terres, villages ou familles, sont là pour rappeler que l’histoire du voyage ne se résume pas seulement aux tribulations aventureuses des héros de Conrad, des Marco Polo et des Christophe Colomb, ou encore des Jack Kérouac, Bruce Chatwin ou Jacques Lacarrière… Ces voyages-là portent certes d’autres noms ! Oserait-on dire que les esclaves noirs d’Afrique enchaînés à fond de cale étaient des « touristes forcés » de visiter les Amériques ? Ou que les boat-people vietnamiens fuyaient leur pays ravagé à bord d’une « croisière » en mer de Chine avant de « visiter » les pays occidentaux ? Hugo Pratt, père du célèbre bourlingueur Corto Maltese, constatait avec justesse : « Aujourd’hui, on ne voyage plus, on se déplace »… Ce qui n’est pas sans brouiller la piste des voyageurs qui ne savent plus qui ils sont et qui ils pourraient bien être : touristes ou explorateurs ? Déracinés, excentriques ou vagabonds ?
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Sur de nombreux points, le touriste actuel ressemble beaucoup au voyageur d’antan, quoi qu’en disent les derniers tenants d’une idée épurée du voyage réservé à une élite autoproclamée de « spécialistes » : scientifiques, écrivains, ethnologues, archéologues, missionnaires, explorateurs, artistes, journalistes, etc. À ce compte, pourquoi ne pas intégrer dans cette catégorie de « voyageurs professionnels » les participants-coureurs subventionnés du Paris-Dakar ou les anciens hippies confortablement installés à Goa ou à Katmandou qui vivent désormais du trafic de drogue ou d’antiquités ? Le voyage n’appartient à personne sinon à celui qui l’entreprend. Le commerce autour du voyage appartient à tout le monde sauf aux voyageurs authentiques. Le « vrai » voyage, s’il n’a pas vraiment de place pour les considérations économiques, ne peut faire l’économie de la lenteur et de la patience, deux vertus s’accommodant de sagesse qui semblent être tombées dans les oubliettes de la vie quotidienne de l’homme moderne. Mais à homme moderne, voyage moderne. À homme pressé, voyage stressé. L’impatience requiert une organisation rigoureusement minutée et la vitesse suggère un séjour forcément écourté. Le voyage est un produit qui peut finalement se consommer à la manière d’un plat de frites réchauffé. Propos volés au gré de rencontres fortuites : « Après Venise, on fait Pise et Florence, puis on finit rapidement par Rome et Naples, et puis c’est pas grave de ne pas rester longtemps dans un lieu, il y a tellement de vols par ici… ». On se donne et se trouve les raisons de ne pas rester et de faire de la mobilité permanente un art du vivre vite ; on circule toujours mais on ne voyage jamais. On justifie ainsi un voyage qui n’en est pas un comme d’autres s’excusent presque d’aller manger au fast food qui n’est pas un restaurant : « Oui, c’est dégueulasse ! mais c’est rapide, efficace et bon marché ! ». Voilà sans doute pourquoi, chez MacDonald’s, on peut régulièrement jouer à gagner des séjours touristiques aseptisés en Tunisie ou en Thaïlande. Ce n’est pas du grattage mais du gavage : les gens voyagent en fait comme ils mangent. La boucle est bouclée et l’homme moderne n’a qu’à bien se tenir en mangeant et en 22
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voyageant « comme il faut ». Ou plutôt « comme on veut »… qu’il fasse ! Fatalité ou résignation, les voyages organisés tuent peutêtre le voyage mais ils permettent aussi à celui-ci d’exister en dehors des sentiers battus… Décidément, avec le voyage rien n’est plus simple de nos jours et le monde se complique un peu plus à tous les séjours. Le voyage est partout, il respire la vie et pue la mort, il suit le cours de la vie comme le tracé d’une route. Proust estimait que « la vie est un voyage », mais l’adage populaire nous renvoie l’image de la mort : ne dit-on pas communément que mourir c’est « faire le grand voyage » ? Mais le voyage n’est jamais que son propre voyage. Les désirs d’ailleurs n’ont pas lieu d’exister sans le besoin des autres. Car le voyage est d’abord une rencontre avec l’autre, une découverte de l’ailleurs, une quête libertaire, une plongée dans l’inconnu où se déloge la part d’imprévu, une double rupture avec la peur des autres et le repli égotique, une lutte acharnée contre la sécurité et la platitude, contre la banalisation de la banalité du monde. Le voyage exalte la curiosité plutôt que la médiocrité. Il est au bout de toutes les voies, de toutes les expériences, de tous les paysages. Le voyage est surtout un détour, une farouche détermination à emprunter des chemins méconnus, une atteinte à la routine ravageuse, un plaidoyer pour un esprit libre. L’expression d’usage « ça vaut le voyage » signifie en réalité « ça vaut le détour ». Et le détour reste à ce jour la voie la plus sage, sinon la plus courte ou la plus rapide, pour entreprendre un voyage dans les meilleures conditions. À nouveau, un voyage « réussi et profitable » exige un éloge à la patience et à la lenteur. Éloge à l’amour et à l’humour aussi. Si le voyage paraît propice à la maîtrise de soi et au contrôle de la peur d’autrui, il peut aussi ironiquement appeler la crainte du monde des autres, sinon comment expliquer le familier au revoir – « bon voyage » – à celui qui s’en va… Le voyage n’est plus ce qu’il était, le risque d’y laisser sa peau a tout de même considérablement baissé depuis quelques siècles : Paris, Bombay ou la campagne irlandaise ne sont pas devenus subitement plus dangereux qu’au siècle dernier ! Les situations changent mais les 23
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expressions restent. Méfions-nous donc du sens des mots cachés plutôt que des passeurs de frontières et des accueillantes populations. Le voyage renvoie parfois au jeu : en prononçant les mots « bon voyage », on entend également « bonne chance », « bonne route », « bon vent »… Il n’y a pas de désirs d’ailleurs sans désirs d’aventures, des aventures géniales et étonnantes, souvent jalonnées par autant de mésaventures. L’aventure sans mésaventure serait-elle encore l’aventure ? Ce livre voudrait rapporter un peu de ces désirs d’ailleurs, de ces mystérieux arpentages d’horizons perdus, qui sont autant de moyens et de prétextes pour mieux partir et connaître l’autre. À l’instar de l’indispensable complémentarité (à défaut de vraie complicité) entre l’homme et la nature, l’ailleurs n’existe pas sans l’autre, et l’un sans l’autre n’est qu’une terre sans vie ou une vie sans âme. Cet ouvrage tentera d’évoquer aussi bien le sens et l’essence du voyage, ses formes et ses déformations, les espoirs et les inquiétudes qu’il suscite, que les motivations des voyageurs avec leurs préjugés et leurs assertions, leurs quêtes spirituelles ou matérielles, leurs actes héroïques ou odieux, ou encore leurs rapports avec les autochtones et les traditions « exotiques » et avec leurs semblables, nouveaux aventuriers et/ou touristes organisés. Sur la planète en mouvement, il y a essentiellement, d’un côté, ceux qui partent1 et, d’un autre côté, ceux qui restent 2, à moins qu’ils ne voyagent par procuration via Internet ou les voyages des autres. Là se situe en effet la principale distinction : à Marseille comme en pays dogon,
1. Touristes et voyageurs confondus, ils forment la même famille, et sous l’une ou l’autre appellation nous intégrerons toujours les deux termes : quel voyageur accepterait de passer pour un touriste sans rechigner même s’il sait parfaitement que rien ne le distingue d’un autre touriste ; et réciproquement, quel touriste n’accepterait pas d’être pris pour un voyageur au long cours alors qu’il sait fort bien qu’il n’est qu’un touriste… comme tous les autres voyageurs en somme. 2. Tout le monde à l’exception des touristes-voyageurs, y compris les « étrangers » installés sur place qui passent du statut de touriste à celui de résident, et parfois de clandestin à celui de sans-papiers…
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un touriste-voyageur se retrouve en face d’un habitant-autochtone, le premier vit mieux de par sa rencontre avec le second, et le second survit grâce à la présence du premier… Nous essayerons de comprendre en quoi le voyage-tourisme peut contribuer ou non au bonheur des hommes et des pays à vivre ensemble sur la même planète, avec ou sans les mêmes droits ? Si le droit au voyage est un droit pour tous, l’accès au voyage reste relatif et restreint, tout comme restent trop flous les devoirs des voyageurs à l’endroit des populations rencontrées et des milieux culturels et naturels visités. Pourtant, tout laisse à penser que, pour paraphraser un écrivain-voyageur-ministre illustre de notre siècle finissant, le XXIe siècle sera touristique ou ne sera pas ! Demain, les Papous visiteront la tour Eiffel pendant que les Parisiens chercheront quelque jungle oubliée pour se mettre au vert, à moins qu’ils ne tapent une belote au calme quelque part sur la planète Mars… C’est pour demain, dit-on, mais tout le monde ne sera pas du voyage. Et alors que le voyage s’étendra jusque dans les moindres recoins de la terre et même au-delà, les exclus de ce nomadisme volontaire se feront de plus en plus nombreux. À l’avenir, les exclus stigmatisant la misère du monde seront des sédentaires ; ou des absents – des persona non grata – de l’univers du voyage Ils ne seront pas invités à participer à la fête du voyage « pour tous ». Les gens du voyage de notre passé n’auront plus rien à voir avec ceux du futur. Ainsi, cette mobilité voyageuse planétaire ne sera plus considérée comme un fléau social récurrent mais sera habilement érigée en art de vivre universel. Pour l’heure, apprenons déjà à voyager autrement pour voyager mieux…
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De l’errance à la rencontre « Ce fut la première fois que je logeai chez des indigènes dans mon déguisement de pauvresse […]. J’allais maintenant expérimenter par moi-même nombre de choses que j’avais jusque-là observées seulement à distance. Je m’assoirais à même le plancher raboteux de la cuisine sur lequel la soupe graisseuse, le thé beurré et les crachats d’une nombreuse famille étaient littéralement répandus chaque jour. D’excellentes femmes, remplies de bonnes intentions, me tendraient les déchets d’un morceau de viande coupé sur un pan de leur robe ayant depuis des années servi de torchon de cuisine et de mouchoir de poche. Il me faudrait manger à la manière des pauvres hères, trempant mes doigts non-lavés dans la soupe et le thé, pour y mélanger la tsampa et me plier enfin à nombre de choses dont la seule pensée me soulevait le cœur. Mais cette dure pénitence aura sa récompense. Mon vêtement banal de dévote nécessiteuse me permettrait d’observer maints détails inaccessibles aux voyageurs occidentaux et même aux Thibétains des classes supérieures ». Alexandra David-Neel, Voyage d’une parisienne à Lhassa, 1990 (1927).
Le voyage est à la mode. Mais qu’est-ce que le voyage aujourd’hui ? Un tourisme d’exploration, une expédition vacancière, un produit de consommation, une initiation à l’ailleurs, une rencontre avec l’autre ? C’est un peu tout cela à la fois. Voyager chez l’autre c’est aussi mieux se préparer à revenir chez soi : « On peut appeler voyage, cette hésitation moderne entre un nomadisme forcené et un dépaysement timide, ce flottement insoluble qui ne fait la part belle à l’ailleurs et à la fuite que pour mieux se 27
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replier frileusement sur le petit chez-soi » écrivent Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut (1979 : 64). Mais voyager, c’est d’abord se risquer à l’altérité, à la nouveauté, à l’étrangeté, à l’inconnu, à l’incommensurabilité.
Le voyage aujourd’hui Nul doute que le terme « voyage » d’antan n’a plus le même sens que le mot « voyage » d’aujourd’hui. Une mutation sémiotique issue d’une transformation en profondeur de la société. En Occident, le terme « voyage » – de veiage (1080), provenant du latin viaticum – apparaît véritablement autour de 1400. Il signifie, selon la définition du Robert, « déplacement d’une personne qui se rend en un lieu assez éloigné ». Un sens qui n’a guère changé au fil des siècles, sauf que les moyens, les manières et les envies de voyager ont considérablement évolué. Aussi, qu’il le veuille ou non, le voyageur actuel est également un touriste, même si rien n’indique franchement qu’il n’en fut pas de même autrefois. Ce qui ne l’inscrit pas d’emblée – ainsi que beaucoup voudraient le faire croire comme pour exorciser leur propre état de touriste – dans cette catégorie peu enviable et perçue comme étant plus proche du mouton de Panurge que du roi Ulysse : le touriste « de masse ». Entendez, le « mauvais » voyageur, le visiteur « médiocre » et « inculte », en fait « l’idiot du voyage » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Didier Urbain (Plon, 1991). Le « bon » touriste est pourtant loin d’être ce voyageur mythique et idéalisé, toujours à l’abri du mépris exprimé par la tribune du peuple et le temple du savoir. Dans notre imaginaire fantasmatique, l’idiot du voyage est au monde ce que l’idiot du village est au terroir. Bref, un idiot avant tout. Et un individu suffisant qui passe à côté de ce qu’il faut voir et faire… Bien voyager n’est pas donné à tout le monde, voyager intelligent est carrément réservé aux seuls gens « capables »… Le voyage ne fait pas l’économie de la lutte des classes et des inégalités sociales ! Difficile en fait de définir le voyage et ses adeptes. Car aujourd’hui tout et son contraire mènent et ramènent au voyage. Les initiales VRP signifient bien « voyageurs, représentants, pla28
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ciers », et SDF « sans domicile fixe », ces deux catégories n’ont finalement que bien peu à voir avec notre représentation du voyage nourrie de Conrad, de Stevenson, de Michaux ou de Kérouac, sinon de Tintin et du Titanic… D’ailleurs, les VRP et les SDF voyagent rarement côte à côte, et même s’ils le faisaient, ils ne se rencontreraient pas. Ils ne se considèrent pas non plus comme des voyageurs tant l’idée et le sens du voyage se trouvent de nos jours associés aux vacances et aux loisirs : les VRP voyagent pour travailler et par conséquent travaillent d’abord et voyagent ensuite ; les SDF cherchent un toit et en général un emploi, ils circulent d’un lieu à un autre pour tenter de trouver une solution à ces deux problèmes intimement liés. Pour les uns, pas de place pour le voyage car leurs ventres sont trop avides, pour les autres, pas de place pour le voyage car leurs ventres restent trop vides. Du VRP au SDF, ce sont deux extrêmes de l’univers du voyage qui se côtoient sans se rencontrer et qui s’ignorent en se rencontrant… Entre ces deux catégories se dénichent encore de multiples formes de voyageurs, d’exilés, de migrants, de badauds. Si les voyages forment la jeunesse – et parfois déforment la vieillesse –, comme le suggère l’adage populaire, l’inverse paraît aujourd’hui nettement moins vrai. Les jeunes se détournent du voyage pour se laisser guider par le tourisme, ils sont nombreux à préférer partir en sécurité pour un séjour organisé plutôt que de s’envoler avec un billet d’avion aller simple vers des horizons inconnus où tout semblera aussi possible qu’impossible. À moins que ce ne soit la « démocratisation » des voyages, d’ailleurs toute relative, qui les conduit à choisir les options « classiques », pensant que les îles désertes paradisiaques appartiennent au passé et qu’à ce titre, ils préfèrent se plonger dans les lectures « sûres » d’autrefois et les films « spectaculaires » mettant en scène l’aventure et l’exotisme des bouts du monde. À Cuba par exemple, destination à la mode s’il en est, une mince bande de terre bordée par des plages de sable fin, des cocotiers, des hôtels luxueux, accueille la plupart des visiteurs étrangers dans l’île, et pas seulement des « seniors », alors que le pays regorge de richesses naturelles et culturelles autrement intéressantes. Exemple entre mille. À ce rythme, l’arbre du voyageur (ravenala) qui abritait celui-ci 29
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de passage en Afrique ou en Asie, et sous lequel il se reposait à l’ombre, se voit largement dépassé par le cocotier, planté à la hâte mais satisfaisant le besoin simple d’exotisme du voyageur toujours de passage, désormais pressé et parfois même stressé. Si la vie « moderne » promet chaque jour davantage de bienfaits à ceux qui s’y accrochent, elle incite aussi beaucoup de gens à quitter l’ici pour se laisser happer par la tentation de l’ailleurs. Quêter au-delà du portillon de sa clôture ou du bout de sa rue, c’est déjà mettre en doute notre bonheur de circonstance. C’est aussi partir pour trouver mieux plus loin, quitter le connu pour se plonger dans l’inconnu. Qui mieux que Nicolas Bouvier pourrait résumer l’origine et le désir de nos départs pour l’ailleurs ? Souvenons-nous de ces lignes, célèbres aux yeux de plusieurs générations routardes, extraites de L’usage du monde : « C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat-ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon » (Bouvier, 1992 : 12). Mais, ne nous le cachons pas, le voyage est également une fuite. Fuite en dehors de soi, vers le prochain et le lointain, puis retour vers le proche et le soi. Le romancier Patrick Mercado évoque cette fuite à sa manière : « Nous n’avons cessé de fuir. La fac. L’usine. La classe ouvrière. La lutte armée. Les femmes aimées. Fuir et abandonner le terrain aux autres. Aux vestes retournées. À l’eau dans le pinard. À l’amant. Et aux fachos polis humains » (Mercado, 1998 : 63). On fuit on ne sait où pour on ne sait plus quoi. Pour Gilles Lapouge, l’être humain a sans cesse « besoin de mirages » pour vivre, mais le voyage n’existe pas sauf au moment fatal du retour où il se transforme comme par enchantement en souvenir. Et l’écrivain-voyageur d’écrire de ses pairs qu’ils « nous fabriquent des lointains, aujourd’hui qu’il n’y a plus de lointains, 30
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mais seulement du proche » (Lapouge, 1999). La fuite devient ici illusion. Une illusion perdue mais toujours retrouvée qui très vite devient tentation. Une fuite peut toutefois s’avérer salutaire pour sortir d’une vie morne et banale, ou simplement « normale ». Le voyage est en effet, pour qui sait le mettre à profit, une formidable ouverture à la connaissance de l’autre être et de l’autre part. Georges Bataille, écrivant que « la connaissance est l’accès de l’inconnu », montre que tout espoir n’est pas perdu : Monsieur Hulot – celui de Tati et celui de TF1 –, qu’il parte en vacances ou à l’aventure, n’est pas une fatalité dans un monde fait d’images et d’imaginaires. Si le voyage forme les petits et les grands, il forge surtout les esprits et éduque les hommes à en faire rougir la vocation éducative de l’école. L’école buissonnière n’est-elle pas déjà un appel au voyage ou du moins au vagabondage, parfois même une invite à mieux comprendre l’entourage de la planète ? Le voyage confère une chance pour un savoir partagé, une connaissance plus intense et plus intime des cultures et des peuples que de près ou de loin nous côtoyons. Claude Lévi-Strauss, en annonçant un peu vite, mais dans une prose superbe, la fin des voyages, ne pensait certes pas être à l’origine de tant de vocations baladeuses et de voyages ethnologiques ou touristiques : mais qui n’a pas un instant eu envie de partir après avoir refermé Tristes Tropiques (1955), ne serait-ce que pour vérifier personnellement l’exactitude du titre ? Le voyage se provoque sans arrêt au gré des prétextes bienvenus et des motivations sincères : après la lecture de tel récit de voyage ou tel roman d’aventure, après le témoignage pittoresque d’un ami, après la retransmission d’un documentaire ou d’un film, après avoir surfé sur le Web, après un spectacle ou un concert, après une rencontre avec un voyageur assermenté d’ici ou un représentant authentifié de l’exotisme de là-bas… Sûr qu’à l’heure d’Internet et de la vogue de toute forme de voyage virtuel, les livres ne suffisent plus à nous faire rêver l’ailleurs : « Les livres refermés, c’est la valise qu’il faut boucler. Ne serait-ce que pour aller vérifier par soi-même ; goûter aux joies de l’effort et aux surprises de l’imprévu ; au plaisir de se 31
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faire peur, de connaître et de repousser ses limites. Le voyage est une thérapie contre la pensée unique, un vade-mecum contre le train-train qui tue plus sûrement que le changement. Fuite en avant ? Pas si sûr, mais pourquoi pas ? Si “partir c’est mourir un peu”, rester, c’est s’enterrer beaucoup », précise, non sans brio, Jacques Lacarrière, dans la présentation d’un numéro du Monde de l’Éducation consacré au voyage (mai 1997 : 19). Le voyage a donc beaucoup changé depuis l’époque du « grand tour » européen, de la flânerie romantique, de l’aventure coloniale, et même depuis la beat generation et les routards de tout poil des années 1950 à 1980… Si on vante aujourd’hui sans complexe les bienfaits du voyage « pour tous » et ses vertus thérapeutiques, il n’y a pas si longtemps encore, on fustigeait ses adeptes en les jugeant de « vulgaires touristes » – insulte suprême et même pléonasme aux yeux de nombreux « voyageurs » – aux mœurs imbéciles ou dépravées. Ce n’est pas jusqu’à l’impact du « tourisme » sur les sociétés réceptrices, considéré jusqu’alors comme globalement négatif, qui s’est étrangement métamorphosé en impact du « voyage » globalement positif. Le voyage retrouvé remplacerait désormais un tourisme surfait et trop massif ! Le terme touriste est devenu aussi suspect que celui de voyageur est noble. S’il n’est plus aristocrate, même s’il en a gardé le parfum amer, le « vrai » voyageur aurait par conséquent fait son grand retour, après avoir été supplanté par le touriste, lui-même succédant au voyageur vénéré d’autrefois… Le touriste ne fut dans cette histoire-là, comme en de nombreux lieux qu’il sillonne, que de passage. Le voyageur actuel fait-il vraiment autre chose ? Et, si non, est-il encore vraiment un voyageur ? On peut le penser comme en douter. Il n’empêche qu’on n’a jamais aussi peu voyagé dans le monde qu’aujourd’hui alors que les voyages n’ont jamais été aussi nombreux, diversifiés, populaires ! Le voyage est-il donc encore ce qu’il prétend être ? Aujourd’hui, la définition du touriste se fond dans celle du voyageur. Ce brouillage des pistes renvoie tous les êtres en partance au même niveau. Ou presque : le membre du Club Med, l’auto-stoppeur fauché, le participant au raid Camel Trophy, le chercheur étudiant une tribu oubliée, le skieur ou le randonneur 32
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du dimanche… Les voilà tous regroupés sous l’étiquette bienheureuse de « voyageur » quelle que soit la forme donnée au voyage en question. De nos jours, l’expérience individuelle s’est commuée en expédition collective et la civilisation des voyages tend progressivement à remplacer celle des loisirs. Comme le résume Jacques Lacarrière : « Source, jadis, de rapt et de profit, l’ailleurs devient source de connaissance avant de muer, de nos jours, en source d’évasion et d’émotion. Ni Cook ni Magellan n’ont entrepris le tour du monde dans le seul but de s’extasier ou de s’épouvanter, mais, avant tout, pour découvrir, connaître, comprendre et relater, ce qui constitue les quatre points cardinaux du voyage » (Le Monde de l’Éducation, mai 1997 : 21). Découvrir, connaître, comprendre et relater sont également devenus les quatre points essentiels de l’industrie touristique, même si les résultats ne sont pas vraiment à la hauteur des intentions affichées…
Désir et/ou besoin de partir : comment naît et vit le tourisme ? Le tourisme ou les tourismes ? Quel travail peuvent fournir les sciences sociales pour nous aider à mieux comprendre la place du tourisme dans notre vie et dans celle des autres ? Il nous faut pour commencer revenir aux sources, aux définitions, à l’évolution du tourisme et de ses adeptes dans le temps. Le tourisme est une extension du voyage. Il naît à la faveur d’une révolution des mœurs à une époque donnée et sur une partie précise du globe : le XVIIIe siècle et l’Angleterre. Très rapidement, le mouvement se répand et se consolide, le XIXe siècle et l’Europe verront l’affirmation du désir de partir, du besoin de s’en aller. Mais auparavant, les formes migratoires ont pris de curieux atours dont le voyage d’agrément n’est que le dernier avatar. La migration volontaire ou non, mais toujours voyageuse, n’en est pas moins un voyage qui s’ignore, un voyage qui se pare d’attributs moins nobles car son sens même en remettrait les fondements élitistes en question. En distinguant le simple nomadisme de l’émigration et des migrations proprement dites, Théodore Monod note que « c’est avec le monde animal que nous trouverons pour la première fois 33
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un véritable phénomène migratoire. […] Les migrations animales sont sous la dépendance de l’instinct, celles des hommes échappent partiellement à ce dernier » (Monod, 1993 : 352 et 354). Puis l’auteur de Méharées de placer dans ce contexte sui generis les invasions barbares du Moyen Âge, en particulier germaniques et scandinaves, avant de souligner ces mots plus sages : « Lent ou précipité, invisible ou spectaculaire, osmose pacifique ou conquête brutale, le phénomène migratoire se retrouve partout et en tout temps. En Océanie, en Amérique, en Asie, en Europe, en Afrique, d’un bout à l’autre du monde, qu’il s’agisse d’Eskimos, de Mongols, de Vikings, de Polynésiens, de Touaregs, de Peuls ou d’Aztèques, il a brassé les populations humaines, et à une échelle que nous ne soupçonnons guère » (Monod, 1993 : 354). Aux origines du voyage et du tourisme contemporain se trouvent souvent des raisons oubliées, dévaluées, insoupçonnées ou douteuses. Quels furent les premiers mobiles des déplacements d’un bout du monde à l’autre ? Les grandes migrations résultent aussi bien des catastrophes naturelles que des invasions historiques, des bouleversements climatiques, politiques ou religieux, des ambitions personnelles, des motifs commerciaux, des pèlerinages, des besoins et autres désirs de trouver des trésors enfouis, de la nourriture ou bien des femmes… La mobilité perpétuelle est la meilleure preuve pour affirmer que la terre n’appartient à personne. Sinon à ceux qui l’habitent ou qui viennent s’y établir. Nous n’avons finalement jamais cessé de bouger. Même s’il nous semble difficile, voire pour certains impossible, de l’admettre : « Nous sommes de très récents locataires de notre actuel domicile » (Monod, 1993 : 357). Considérant la migration comme un phénomène biologique, Théodore Monod reconnaît – dans un texte écrit en 1942 – que ce n’est pas l’impulsion migratoire qui est condamnable : « Ce qui, par contre, est révoltant, c’est de voir des hommes civilisés, ou prétendus tels, assouvir leur soif de conquêtes par des méthodes dignes de l’âge des cavernes. Et qui, se posant en même temps pour de loyaux amis de la paix et de la justice, aggravent cette barbarie de tout le poids d’une lourde hypocrisie » (ibid.). 34
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Un texte toujours d’actualité qui résonne dans une bonne partie du globe. C’est effectivement la course à la conquête, à la découverte, à l’exploitation, au profit qui engendrera plus tard ce que nous appelons le tourisme. Si certains auteurs, dont Gilbert Sigaux (1965), font remonter l’origine du tourisme jusque dans l’antiquité gréco-romaine, ses racines lointaines, tout au moins en Occident, sont plutôt à glaner quelque part du côté de l’Europe médiévale et sans doute des croisades, ces pèlerinages sacrés qui, sous forme de jihad chrétiens, ont inauguré on ne peut plus mal la « rencontre » entre des cultures différentes. La prise de Jérusalem en 1099 ou le sac de Constantinople en 1204 par les croisés en sont de peu glorieux exemples. On retiendra cependant que ces prémices du tourisme, qui sera lancé réellement avec la révolution industrielle, sont entièrement motivées par la foi : la religion aura tout au long de l’histoire de l’humanité engendré d’innombrables déplacements de populations, souvent pour le pire parfois pour le meilleur, mais il reste que les Églises de toutes sortes ont été et restent de nos jours de rentables et formidables tours-opérateurs… Face aux pèlerins guidés par la foi, les compagnons du Tour de France au Moyen Âge et même les marchands sillonnant les foires européennes de la Renaissance ne sont que de piètres voyageurs. Quelques auteurs, parmi lesquels René Duchet (1949), font coïncider les débuts tonitruants du tourisme avec cette période faste de croisades et de pèlerinages sacrés ; d’autres, à l’instar de Marc Boyer (1982), préfèrent signaler la préhistoire du tourisme autour de 1815 et le début de son histoire vers 1850. Ce n’est seulement qu’un siècle plus tard, avec l’apparition des « vacances » et des « congés payés », que le tourisme connaîtra son heure de gloire. Un temps de grâce par ailleurs éphémère puisqu’il est aujourd’hui discrédité à force de prétendre représenter – et proposer à un coût modique – l’esprit du voyage à tous… Mais avant d’en arriver là, la révolution touristique doit beaucoup à la combinaison de la révolution des transports avec celle des communications, puis de tout ce qui aura fait son industrie ; tous ces messieurs Cook, Baedeker, Pullman, Ritz, et tous les autres qui donnèrent au tourisme ses grands noms sinon ses grands 35
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principes (Laplante, 1996 : 26). Car sans moyen de transport, sans hôtel, sans agence, sans guide de voyage, donc sans services et sans confort, le voyageur ou le touriste moderne serait encore un explorateur ! La création de conditions modernes du voyage a également contribué à faire disparaître la figure de l’aventurier d’antan. Revenons quelques instants sur l’histoire et la sociologie du tourisme et sur les classifications de l’art et de la manière de voyager. Le terme « tourisme » (1841) est né bien après celui de « touriste » (1816). Ce dernier provient de « the Tour », terme anglais qui désignait un voyage d’agrément – « un grand tour » – effectué en Europe au XVIIIe siècle, en général par des jeunes membres de l’aristocratie britannique. Si le tourisme est avant tout l’action de voyager pour son plaisir1, il se distingue cependant des excursions2 ou des séjours prolongés dans un même lieu, alors apparentés à des séjours en résidence temporaire (généralement plus d’un an). Cela dit, les définitions des institutions et des organismes internationaux prévoient un éventail très large, acceptant de qualifier de « tourismes » aussi bien les diverses formes de voyages d’affaires que les déplacements des étudiants ou des sportifs, à l’exception toutefois des frontaliers. Cette définition reste assez vague et tend à nous montrer qu’il n’existe pas un touriste type ou une forme de tourisme donnée mais des touristes et des tourismes. Par tourisme, on entend donc, entre autres, l’ensemble des activités liées aux déplacements touristiques, mais les définitions sont innombrables et varient considérablement selon l’angle d’approche choisi. On peut encore citer les quatre éléments majeurs qui déterminent le tourisme : la demande de voyage, les intermédiaires touristiques, les destinations, les impacts ; trois éléments sont intrinsèquement liés pour définir le phénomène touristique en tant que pratique sociale : le loisir, le revenu, le voyage. Au total, le tourisme ne peut se résumer à une industrie, il est égale1. Même si ce « principe » tend à disparaître et le terme « plaisir » à être remplacé par « affaire » ! 2. À la durée plus courte, souvent moins de 24 heures, et n’exigeant pas nécessairement une nuitée passée hors de son domicile.
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ment un vaste ensemble de phénomènes sociaux et, à ce titre, il peut être étudié sous des aspects extrêmement différents : « Cela encourage une réflexion multidisciplinaire qui, partant des complexités du tourisme, est essentielle pour approfondir sa compréhension » (Burns, 1999 : 29). La diversité même des formes de tourisme est à l’image de la pluralité des situations culturelles et économiques dans le monde. Un tourisme « aristocratique » ou « bourgeois », hérité des élites voyageuses de l’Europe des XVIIIe et XIXe siècles, s’oppose nettement à ce qu’il convient d’appeler un tourisme « de masse », forme déployée dans de nombreux pays industrialisés et riches depuis la Seconde Guerre mondiale, en Europe, en Amérique du Nord et ensuite au Japon plus particulièrement. Ces régions « privilégiées », auxquelles viennent peu à peu s’ajouter de nouvelles, voient aussi se mettre en place progressivement une démocratisation du tourisme et du voyage. Cette « démocratisation » somme toute relative est évidemment liée à l’extension de la « civilisation des loisirs » et de la durée des « congés payés » ainsi qu’à l’élévation du niveau de vie et de l’émergence, avec les Trente Glorieuses, des classes moyennes soucieuses d’accéder à des modes de vie (et de distraction !) autrefois réservés aux seuls bourgeois aisés sinon à la noblesse. Les trois fonctions du loisir, définies par Joffre Dumazedier (1962 : 26-27), qui sont le délassement, le divertissement et le développement de la personnalité, sont également à la source non seulement des vacances mais aussi du tourisme en général. Même le voyageur intrépide aurait du mal à ne pas s’y reconnaître ! Nous assistons ainsi au développement du tourisme social et du tourisme familial à la portée du plus grand nombre et dont les structures et les modalités restent fortement liées au monde du travail. Aujourd’hui, le tourisme reste profondément lié au travail – cette sacro-sainte période annuelle de vacance de travail – même si progressivement la situation semble changer. Dans les discours comme dans les faits, le tourisme pour tous tend à remplacer le travail pour tous, souvent à l’insu des salariés dont la majorité
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ne sera jamais rémunérée pour « voyager », ni même pour autre chose… Cette plus grande diversification des types de tourisme justifierait sans doute l’emploi plus fréquent du terme « tourismes » au pluriel : il est aujourd’hui par exemple très délicat de parler de « tourisme dans les pays du tiers monde », sachant que ce thème recouvre de fortes disparités et même des oppositions (Michel, 1998). Certains auteurs, tel P. Cuvelier, relèvent ainsi la grande mutation touristique de la deuxième moitié du XXe siècle dans la plupart des pays occidentaux : le tourisme « fordiste » ou le tourisme « de masse » a depuis quelques années cédé la place à un tourisme que le sociologue nomme « post-fordiste » ou tourisme « diversifié » (Cuvelier, Torres et Gadrey, 1994 : 9-108). L’appellation même de « tourisme de masse » a beaucoup perdu de son sens… mais il est difficile de l’ignorer, tout en s’interrogeant s’il s’agit d’un tourisme « volumineux » ou d’un tourisme organisé, ou les deux ? Les tourismes vert, alternatif et d’aventure ne sontils pas – ou plutôt ne deviennent-ils pas – également de nouvelles formes de « tourismes massifs » ? Des tourismes qui cependant ne doivent pas occulter le fait que la mobilité voyageuse comme activité ludique et de loisir – cette « expérience non ordinaire » définie par John Urry (1990) – reste profondément élitiste, en dépit de la timide démocratisation évoquée ci-dessus, à l’échelle de la planète : « Tourisme populaire, social, tourisme pour tous : les mots sont usés avant d’avoir servi. Car les trois quarts des pays du monde ignorent encore le départ en vacances » rappelle à bon escient Marc Boyer (1996 : 116). Dans maints pays, notamment les plus pauvres, les congés (payés et même ceux qui ne le sont pas) sont encore difficilement accordés par les employeurs locaux et quelquefois étrangers, y compris dans les secteurs du tourisme. Si des changements s’annoncent dans ce domaine, ils restent le plus souvent de pures déclarations d’intentions, ou minimes et lents à entrer en application. Le tourisme montre aussi aux plus démunis, parfois avec arrogance, ce que sont les richesses, les biens matériels, les loisirs, ce « temps libre » qui leur est interdit, et, surtout, il les influence 38
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avec ses attitudes de consommation, entraînant par conséquent tout un processus tantôt d’imitation tantôt de frustration dont les populations touchées ne voient pas que les aspects positifs. Le voyage est né d’un pressant besoin de changement d’air et d’un véritable désir d’expériences nouvelles venant rompre la monotonie toujours ennuyeuse et parfois angoissante. Un changement de lieu est certes un premier pas pour modifier l’atmosphère mais il ne s’avère pas suffisant à satisfaire le besoin de rupture avec un environnement non seulement connu mais aussi étouffant et harassant. Le voyage est aussi le résultat d’un « ras le bol de l’ici », ou en tout cas d’une insatisfaction chronique, qui oriente les personnes vers de nouvelles destinations, lointaines de préférence. La notion de tourisme, exclusivement occidentale à l’origine, est étroitement liée à l’occupation du temps libre, ou plutôt du temps durant lequel l’homme n’est pas astreint au travail : comment faire et que faire pour s’occuper ? Le tourisme sera cette nouvelle occupation mais aussi une industrie qui s’intéressera désormais à ce temps hors du temps de travail. Car si, aux yeux de la société industrielle et technologique, l’oisiveté spontanée conduit au vagabondage, voire à la mendicité, l’oisiveté organisée confère aux vacances ce temps de repos bien mérité qui s’oppose, non sans légitimité sociale, au temps du labeur bien fait. Tout le monde ou presque s’accorde à dire que le repos se mérite et qu’on n’a rien sans rien : par conséquent, pour être autorisé à ne rien faire, il faut avoir fait beaucoup auparavant… Cependant, si comme le suggère Edgar Morin dans sa fameuse prose, « la vacance des valeurs fait la valeur des vacances » (Morin, 1965), l’oisiveté n’est jamais bien perçue et « le tourisme a horreur du vide, de la véritable vacance » (Amirou, 1995 : 268). Le loisir doit servir à quelque chose. À peine né, le temps « libéré » est repris en main par la société industrielle puis de consommation (Baudrillard, 1970). Le temps libre réitère les mêmes structures que celles du temps de travail, il n’en est qu’une version non rémunérée mais tout aussi socialisée. La diversité des formes de loisirs, les vacances en montagne ou à la mer, les séjours en famille ou en individuel, l’industrie touristique avec ses services et ses moyens sont efficacement présents pour occuper et gérer le temps toujours 39
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compté – par la durée et par le budget – des personnes en vacance de travail, en général temporaire. Quantité de travaux ont rendu compte de l’émergence du phénomène touristique, de la révolution des loisirs et du temps des vacances (Lanfant, 1972 ; Cacérès, 1973 ; Boyer, 1982, 1996 ; Sue, 1980, 1982, 1994 ; Viard, 1984 ; Dumazedier, 1962, 1988 ; Gerrand, 1963 ; Krippendorf, 1987 ; Corbin, 1995 ; Rauch, 1993, 1996 ; Autrement, 1990 ; et pour le désir de rivage et de plage : Corbin, 1988 ; Urbain, 1996). Le temps libre d’hier rejoint le tourisme d’aujourd’hui. Il importe plus que jamais de s’occuper, en se rendant utile si possible, afin de ne pas céder aux sirènes de l’oisiveté. Le mot d’ordre partout repris implique de ne pas perdre son temps : « le temps c’est de l’argent » dit l’adage. Encore une raison supplémentaire de ne pas le perdre. Dans les cités pakistanaises de Lahore et de Peshawar, les grandes rues sont bordées de panneaux portant l’inscription anachronique « time is money », sans doute une stratégie gouvernementale pour lutter contre les lenteurs et les retards plus importants qu’ailleurs… Qui perd son temps hypothèque un peu plus ses chances d’accéder à une vie meilleure, c’est du moins ce qu’on voudrait nous faire croire ! La vraie marginalité – autrefois comme de nos jours, et pour l’univers du voyage en particulier – réside dans le choix délibéré de l’oisiveté. Pour nos contemporains, l’oisif c’est celui qui refuse de s’intégrer au sein de la communauté et de s’adapter à son environnement, d’en accepter les règles et les contraintes, c’est le fainéant, le profiteur, l’incapable, mais jamais le jouisseur, le bon vivant, l’épicurien, l’exemple accompli de la flânerie vagabonde du monde. Pourtant, le voyageur curieux s’extasie facilement devant le saddhu qui arpente les villes sacrées indiennes, le marabout ou le griot qui parcourt la campagne africaine, ou le bonze thaïlandais qui mendie sa ration quotidienne de nourriture… Notre regard se transforme selon notre vision du globe et de ses différences. S’avouer oisif dans nos contrées c’est se vouer à la vindicte populaire. « N’a-t-il donc rien à faire celui-là ? » diront les « affairés » et les stressés en tout genre, mais aussi tous ceux qui se plaignent que le temps s’écoule trop vite et qu’ils ne peuvent pas en profiter suffisamment. Le mépris cache bien maladroitement la jalousie. Car les plus critiques sont 40
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aussi les plus envieux. À force de vouloir tout faire on en fait trop, et à trop vouloir en faire on ne fait plus rien ! On ne voit plus rien non plus, et le monde qui nous entoure nous devient étranger. Alors jalousie ou même vengeance contre celui qui ne fait rien, c’est-à-dire rien de concret, rien de productif, rien de vendable, rien de palpable ? La reconnaissance sociale et la richesse épargnée ou gaspillée sont là – parfois – pour récompenser ceux qui tournent le dos à l’oisiveté, comme pour légitimer le bien-fondé de ne plus savoir prendre son temps et de « gagner » une bataille imaginaire contre lui. Pourtant, celui qui soi-disant ne fait rien, que fait-il donc pendant ce temps libre si ce n’est flâner, observer, contempler, écouter, lire, discuter, etc., bref tout ce qui rend la vie plus vivante et plus vivable ? Aujourd’hui, rares sont ceux qui voyagent avant tout pour le plaisir – et leur plaisir. D’ailleurs, le peut-on encore ? Surtout, avec le culte de l’argent et la multiplication des loisirs, les raisons de partir ne manquent jamais : sport, nature, art, culture, gastronomie, repos, fête, etc. Finalement, le voyage sans but, pour le seul plaisir ou pour la quête de survie, semble aujourd’hui comme hier réservé d’un côté aux riches rentiers et de l’autre aux vagabonds mendiant sur les routes… À l’image de la déchirure du monde. Jusqu’à la récente ère du tourisme, le voyage était réservé à une élite dont les membres possédaient à la fois du capital et du temps ; une situation qui n’a pas vraiment changé avec l’avènement du tourisme de masse, notamment en ce qui concerne les voyages lointains. Comme le soulignait déjà l’économiste Thorstein Veblen il y a exactement un siècle, le loisir est une consommation gratuite de temps et ne doit son existence qu’à l’expression affichée et fière de patrimoines et de richesses que certains fortunés exposent à d’autres qui le sont moins (Veblen, 1970). L’envie de partir est parfois liée à l’envie d’en découdre avec son milieu social et ses problèmes locaux ou personnels : ainsi en était-il sans nul doute de ces aristocrates anglais du XVIIIe siècle qui, en rupture de statut et sur le déclin historique, partirent pour chercher refuge dans un ailleurs idéalement plus préservé : partir c’est aussi quitter ce qu’on a perdu ici pour le retrouver ailleurs ! Au chapitre des autres motivations, on relèvera également : « Aller 41
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fréquenter leurs semblables qui n’ont pas (encore) perdu autant de pouvoirs, aller s’édifier aux pieds des ruines d’autres grandes civilisations du passé, se livrer de plus en plus aux raffinements nouveaux de l’esprit, de la science, diversifier de vieilles formes de loisir comme la chasse, etc. » (Laplante, 1996 : 17). Au XVIIIe siècle, le temps libre fut occupé avant même que sa notion n’exista et, comme aujourd’hui en d’autres lieux que l’Occident (et parfois en Occident même), « il était socialement inavouable de partir simplement pour occuper ce temps libre ; de tels déplacements pouvaient apparaître alors comme des errances. Le plaisir de voyager n’était pas encore une raison de voyager » (Laplante, 1996 : 18). Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il ne le soit jamais vraiment devenu depuis… Si le tourisme naît avec l’idée du voyage pour tous, il apparaît surtout à la faveur de l’extension européenne de la civilisation des loisirs. La demande d’une forme de voyage plus confortable et sans risque croît dès la fin du siècle dernier. Et l’envie de voyager se traduit de plus en plus en besoin personnel : pour se soigner (les cures thermales), pour se conserver (culte et entretien du corps, sports…), pour se prélasser, se divertir et s’instruire (stations balnéaires, découverte de la nature et de la culture, randonnées en montagne…). Le tourisme deviendra au XIXe siècle un excellent lieu de reproduction d’images déjà révolues mais toujours désirées. Il reproduit, pour en quelque sorte la poursuivre sous une autre forme, souvent même jusqu’à nos jours, l’idée d’une société aristocratique qui survivrait aux foudres de l’Histoire. En ce sens, le tourisme est le prolongement d’un mode de vie aristocratique et élitiste indéniablement voué à la disparition. Mais son efficacité symbolique reste à ce jour intacte. L’évolutionnisme et le romantisme propulseront également sur les routes du monde les scientifiques en quête de vérités nouvelles et les écrivains tombés sous le charme de la nature divine et de la mystérieuse et passionnante altérité. Viendront ensuite, au fil de l’accélération du cours de l’histoire, les congés payés, les vacances, le progrès technique puis technologique, la voiture, l’avion, Internet, etc. Les changements survenus sont à la mesure des défis à venir en matière de gestion du tourisme et de réflexion autour de l’art du voyage. Très – voire 42
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trop – rapidement, le tourisme s’affirmera comme une industrie prometteuse et fructueuse. À l’aube du troisième millénaire, le tourisme est la première industrie mondiale, brassant un chiffre d’affaires de près de 3 000 milliards de dollars US, soit un peu plus de 16 % du produit intérieur brut mondial. Les flux avoisinent en l’an 2000 les sept cents millions de touristes internationaux. Environ une personne sur quinze travaille actuellement, de près ou de loin, au service du tourisme. Même en période de « crise » (« mutation » semblerait plus adéquat) économique, le tourisme est une affaire qui marche dont les affaires remplissent aussi bien les caisses des États que celles des particuliers. Un exemple, la France, premier pays receveur de touristes étrangers au monde : en 1954, il y eut quatre millions de touristes étrangers arrivés dans l’Hexagone ; ce chiffre s’élevait en 1998 à soixantedix millions. En hausse d’année en année, les recettes touristiques pour la France s’élevaient à quelque 175 milliards de francs pour 1998. Une fantastique et incontestable manne pour l’image et l’économie d’un pays. Même si le tourisme international, s’apparentant au schème du commerce mondial, voit 90 % de ses recettes retourner dans les caisses des pays du Nord… Mais le mythe reste en partie intact : d’un bout à l’autre du monde, le tourisme apparaît comme une véritable panacée en dépit des conséquences parfois désastreuses, liées au développement touristique trop rapide et trop anarchique, constatées en certains endroits au cours des dernières décennies. Alors que l’hédonisme tend à s’imposer devant le déclin de la rigueur religieuse, le voyageur apparaît comme le parfait représentant d’un monde en pleine mutation. Il s’attaque à ses propres traditions pour mieux découvrir celles des autres. De cette quête, la vision du monde des uns comme des autres s’en verra transformée, adaptée, réinventée et reformulée. Des besoins nouveaux émergent et des envies de voir et de savoir, donc de comprendre mais aussi de prendre, surgissent de part et d’autre de la planète. Mais le regard d’ailleurs n’est pas celui d’ici, et à l’ouverture de certaines sociétés répond la fermeture – et la fermeté – d’autres sociétés. Il en va ainsi du tourisme comme de l’hospitalité. Né de l’idéologie du progrès et vecteur de la 43
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modernité, le tourisme visite le passé et la tradition. Il existe grâce à la prise de conscience de l’avancée technologique et de ses conséquences, rapides et inévitables, d’une société sur une autre ; il vit ici grâce à la survie ailleurs, sa raison d’être pour les uns naît trop fréquemment de la raison de disparaître pour les autres. On l’aura deviné, le tourisme a besoin pour vivre de tout et de son contraire : des villes et des campagnes, des gratte-ciel modernes et des pyramides antiques, des riches et des pauvres, des « civilisés » et des « sauvages ». Bref, il a besoin d’un Nord comme d’un Sud. Et même si le Sud regorge d’îlots richissimes à faire pâlir d’envie nos chômeurs et nos exclus3, et le Nord de poches de pauvreté capables de susciter l’indignation de tous les abbés Pierre4, c’est plutôt le Nord qui se rend dans le Sud. Pour fonctionner, le tourisme a un besoin vital de gens riches – ceux qui visitent – et de gens pauvres – ceux qu’on visite – étant donné que le monde aisé voyage aussi bien dans le Nord que dans le Sud et que le monde pauvre ne voyage ni dans le Nord ni dans le Sud. À partir de ce constat, il est évidemment bien difficile de parler sérieusement de « démocratisation » du voyage sans guillemets ! On notera au passage que parmi les destinations originales à la mode ces dernières années figurent la Birmanie, le Laos, la Namibie, le Guatemala et Cuba : pays pauvres aux régimes durs, loin d’être des modèles de démocratie, mais lieux prisés par les voyageurs occidentaux. La pauvreté exotique fascine et nous est plus tolérable du simple fait de son étrangeté, de son éloignement géographique et de son authenticité « culturelle »… L’inacceptable à nos portes se transforme soudain en acceptable une fois franchies d’imaginaires frontières. Des frontières plus mentales que politiques, et plus culturelles que naturelles. En Occident, discuter de cette pratique touristique choque souvent davantage que de la pratiquer de facto. Le tourisme, 3. Combien sont-ils les touristes à se rendre à Brunei ou au Bahrein ? 4. À ce propos, un récent Guide du Routard sur les banlieues parisiennes ou une politique ultra-sécuritaire à New York (Harlem et le Bronx ont été récemment « nettoyés » !) ne suffiront sans doute pas à lancer de nouvelles destinations touristiques dans ces « sites » plutôt désertés par les visiteurs…
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qu’on le veuille ou non, naît également de ce besoin malsain d’aller constater ailleurs qu’on n’est finalement pas si mal chez soi, d’aller regarder les autres pour en conclure qu’on n’est pas si malheureux qu’on le pensait… Heureusement, le tourisme ne naît pas que de ces motivations : il se fonde quand même parfois sur le désir de voir et de comprendre l’autrement et l’autre part. Mais l’inégalité de la rencontre demeure le plus souvent en dépit des bonnes intentions des uns ou des autres. Il n’est par ailleurs plus rare que des habitants du Nord visitent des villages du Sud où les hommes sont depuis belle lurette partis chercher du travail dans les pays du Nord. Et si les premiers sont des touristes, les seconds restent des travailleurs, parfois des étudiants et des exilés, mais deviennent rarement des touristes… Selon chaque cas, chaque époque et chaque lieu, le touriste jouit d’un statut extrêmement variable. Un statut finalement bien plus envié par les déshérités du Sud que par les nantis du Nord, où le touriste n’accède que rarement à la réputation surfaite du vaillant voyageur.
Façons de voyager et formes de tourisme La figure du voyageur est aussi multiple et complexe que peut l’être sa façon de voyager. Autrefois comme aujourd’hui, le pire des voyageurs cohabite avec le meilleur des touristes. Et inversement. Qu’ont en effet en commun le croisé massacreur en Terre sainte au Moyen Âge et le pèlerin qui se rend de nos jours pacifiquement à Saint-Jacques de Compostelle ? Où sont les similitudes entre le touriste sexuel actuel qui retourne régulièrement à Manille et à Varadero et le voyageur organisé passionné des minorités philippines et de la révolution cubaine ? Les ressemblances entre ces mondes sont certes minimes mais elles ne sont pas non plus nulles étant donné que le basculement d’un monde à l’autre – du pacifiste au guerrier, du passionné au passionnel, du curieux au pervers – est parfois plus proche qu’on ne le croit. C’est bien connu, les limites éthiques et philosophiques s’estompent plus facilement avec le passage des frontières. Ce que l’on dit ici ne correspond plus avec ce que l’on fait là-bas. Loin de nous les règles ne sont plus les mêmes, et, pour beaucoup, le voyage 45
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autorise ailleurs ce qui est strictement interdit ici. Sur ce point précis et sur les capacités à déployer en vue d’enrayer l’extension de cette singulière manière de voir, aussi malsaine que néfaste, repose l’un des défis majeurs du tourisme de demain. Personne ne peut certes s’ériger en donneur de leçons et personne ne peut non plus s’affirmer comme étant le voyageur exemplaire ; au mieux peut-on tenter de pratiquer l’art du voyage sous sa forme la plus respectueuse, avec humilité et subtilité, avec un réel esprit d’ouverture et un authentique sens du partage. Les formes de tourisme suivent les modes forcément éphémères du voyage. La nature et l’aventure sont en vogue, le spirituel a le vent en poupe, la culture est devenue une valeur marchande efficace, etc. Trop usé et trop critiqué, le modèle des 3S – sea, sex & sun – tend aujourd’hui à être progressivement remplacé par un modèle plus « respectable » dominé par le développement personnel et la découverte culturelle. Mais il n’y a pas de quoi pavoiser car l’ancien modèle si décrié reste encore majoritaire comme l’atteste le contenu des brochures touristiques et les statistiques de ventes des grandes agences de voyage. Dans un monde obsédé par le besoin de sécurité et saturé d’images de violence, le tourisme enclavé et protégé connaît un essor sans précédent, y compris –ce qui semble plus étonnant – chez les jeunes. La rencontre avec l’autre reste souvent un prétexte plutôt qu’un objectif. Le touriste-voyageur aime se donner bonne conscience ! Voyager librement et sans contraintes est encore plus difficile aujourd’hui avec la course à la montre autour de la planète, sciemment orchestrée par les voyagistes et relayée par l’opinion publique voyageuse. Qui n’a entendu un jour ce genre de réprimande : « Comment, tu n’es pas encore allé au Népal ? » ou « Vous n’avez pas visité cette église alors que vous n’étiez qu’à deux pas ? »… L’accusation de voyager hors des sentiers battus du tourisme officiel n’est jamais très loin. Et ce, malgré une frange de « résistants », ceux qui restent à l’affût de la petite curiosité, de la coupure du quotidien qui s’ébauche devant la porte d’entrée du voisin de palier, ceux qui restent bouche bée en empruntant le pavé délavé d’un vieux pont de pierre ou qui restent de marbre devant un grand manoir récemment restauré, ceux qui remplacent les guides aseptisés 46
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par des livres de voyage, ceux qui préfèrent partager des idées nouvelles autour d’un café plutôt que d’entasser de vieilles boîtes de chaussures remplies d’inoubliables photographies jaunies par le temps, ceux qui partis au loin ne sauraient se contenter de l’exotisme de façade qu’on leur propose, ceux qui privilégient le ludique au rentable, l’observation à l’appropriation… Même pour ces réfractaires du voyage indolore, pour ces représentants du tourisme sans préjugés, la voie paraît bien étroite. Comme le souligne Marc Augé : « Mais, on s’occupe d’eux : en ville, des imitations de campagne tropicale – avec jacuzzis et température constante – leur proposent leurs services ; des parcs d’amusement, un peu partout en Europe, se glissent, sur les cartes routières, dans l’entrelacs codé des voies de communication, comme s’ils étaient de vraies villes ou de vrais villages. Et si, dans un ultime et méritoire effort, ils essaient d’aller voir par eux-mêmes les lieux de leur choix (et non de les laisser venir à eux comme les y invitent la télévision et les spécialistes de l’“entertainment”), ce sont encore et d’abord des images qui les y accueillent » (Augé, 1997 : 11-12). À l’instar des derniers peuples « oubliés » qui se visitent à travers le globe, la liberté de voyager est en voie de disparition. Le monde devient tel qu’on nous le montre et non plus tel qu’il est. Si l’industrie du voyage s’intéresse en général davantage aux portefeuilles de ses clients qu’à leurs motivations réelles, ces derniers, du fait de leur passivité au départ (et parfois de leur agressivité au retour), ne font pas toujours preuve de bonne volonté quant à expliquer – voire à connaître – les mobiles de leurs pérégrinations. Ils ne partent pourtant pas ou presque plus pour le simple fait de partir. Quitter aujourd’hui un environnement familier s’apparente à une entreprise à risque. Cela malgré un certain engouement actuel, explicable essentiellement pour des raisons économiques, pour les voyages de dernière minute où après avoir décidé d’aller au Pérou on achète finalement des billets pour l’Égypte. Mais même dans ce cas, on ira voir le Sphinx et les pyramides, le Machu Picchu ce sera pour la prochaine fois… Quand la magie du voyage s’estompe, l’univers avide de la consommation prend rapidement le relais. Acteur d’une société où le culte de l’individu atteint son apogée, et face à l’afflux touris47
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tique qui manifestement le dérange, le touriste opte désormais plutôt pour le voyage à la carte, forme de séjour personnalisé qui redonne l’impression de vivre ce voyage unique tant désiré. De nos jours, l’adepte du voyage accumule bien plus de séjours qu’autrefois ; ses voyages sont aussi plus courts et plus organisés, ce qui laisse peu de place à l’imprévu. Jadis, on pouvait partir une fois tous les cinq ans pour quelques mois, aujourd’hui on partirait plutôt tous les cinq mois pour quelques jours. Même s’il convient de douter de la validité de toute classification, notamment en ce qui concerne les candidats au voyage, quelques définitions des différentes formes de voyage nous permettent de mieux appréhender globalement ce phénomène migratoire volontaire que représente le tourisme. Mesplier et Bloc-Duraffour considèrent deux catégories touristiques majeures : balnéaire et nautique (le tourisme littoral est quantitativement le plus important dans le monde), montagnard, rural, « autres formes » (tourismes de santé, urbain, d’affaires, culturel ou religieux) (1995 : 21-24). De la même façon, à l’entrée « tourisme » dans un dictionnaire, nous pouvons distinguer six types de tourisme : balnéaire, climatique, montagnard, rural, de santé, culturel et religieux (Brand et Durousset, 1995 : 472-473). Ces classifications, toutes inévitablement arbitraires, donnent seulement un aperçu général du phénomène touristique. Des évaluations classificatrices présentent des perceptions divergentes, tantôt vérifiées, tantôt aléatoires. Robert Lanquar observe que « la plupart des classifications du tourisme ne retiennent qu’un critère ou deux caractérisant soit le touriste, soit le voyage » (1985 : 68-69). Des critères qui, à son avis, peuvent se résumer ainsi : catégories de revenus, modes d’organisation du voyage, caractéristiques du voyage, équipements utilisés, et motifs du voyage. Pour Valene Smith, il existe cinq types de tourisme : ethnique, culturel, historique, environnemental, récréationnel (Smith, 1977 : 2-3). Il faut reconnaître ici qu’à l’exception de la dernière catégorie, les différences existant entre les quatre premières sont particulièrement floues et souvent corrélatives. En effet, la visite de vieilles maisons « traditionnelles » dayak ou bretonnes dissé48
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minées au fond des bois ou au bord de la mer ne relève-t-elle pas autant, au sens où le conçoit Smith, du tourisme ethnique, culturel, historique et vert ? Difficile, en tout cas, d’entreprendre ici une quelconque classification. Nelson Graburn a également proposé une typologie qui mérite aujourd’hui d’être repensée ; l’auteur distingue deux formes différentes de tourisme : le tourisme culturel et le tourisme naturel (Smith, 1977 : 26-28). Graburn distinguera plus tard aussi le tourisme « de vacances » du tourisme « d’épreuves ». L’opposition culture-nature à laquelle se livre Graburn est manifestement trop marquée, de plus en plus de voyageurs pratiquant désormais le tourisme culturel ou naturel tout à fait indistinctement, sans même parfois être capables d’en comprendre ou d’en faire la différence. Il est vrai qu’avec la vogue actuelle du tourisme rural et écologique, qui s’ajoute au succès déjà croissant du tourisme culturel, les nuances sont toujours plus difficiles à établir. Vu le prix que coûte son voyage exotique, le touriste moderne préférera aussi cumuler plusieurs formes de tourisme afin de rentabiliser au mieux son périple. En ce qui nous concerne, nous formulerons une typologie sensiblement différente. Nous observons deux grandes catégories touristiques (tourismes de divertissement et tourismes culturels) qui correspondent d’ailleurs à deux clientèles relativement spécifiques et distinctes. Une troisième catégorie, nettement moins importante, concerne les tourismes d’affaires. Cette structure générale, évidemment discutable à l’instar de toute tentative de classification, se présente de la manière suivante : • Tourismes de divertissement : tourisme balnéaire, tourisme de croisière, tourisme de montagne, tourisme sportif, tourisme de distraction ; • Tourismes culturels et naturels : tourisme ethnique ou ethnologique, tourisme historique et archéologique, tourisme d’aventure ou de découverte, tourisme vert ou écologique, tourisme industriel, tourisme fluvial, etc. ; • Tourismes d’affaires. Le tourisme est aujourd’hui un phénomène de civilisation à la fois indéniable et incontournable. Sa place apparaît doréna49
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vant essentielle dans l’avenir des sociétés et de leurs populations. L’évolution constante des manières de voyager, du tourisme élitiste et aristocratique au tourisme de masse puis au tourisme dit alternatif, est tributaire des questions économiques, sociales et géopolitiques. Souvent placé à juste titre au banc des accusés, le tourisme, notamment du fait de ses impacts négatifs dans les pays récepteurs, a été fortement critiqué au cours des années 1970 et 1980 (Smith, 1977 ; Kadt, 1979 ; Sociétés, 1986 ; Cazes, 1989, 1992). Certaines études n’ont toutefois pas hésité à focaliser leurs critiques sur les seuls méfaits quitte à ne plus voir dans le phénomène touristique qu’aliénation, exploitation et atteinte aux libertés (Laurent, 1973 ; Ash, Turner, 1975 ; Lainé, 1980 ; Aisner, Plüss, 1983 ; Demers, 1983 ; Rossel, 1984 ; Le Monde diplomatique, 1980, 1988). Avec les années 1990, le tourisme cesse d’être diabolisé et celui qui le pratique se voit même, modestement, réhabilité. Mais cela ne semble pas encore suffire pour que le touriste veuille bien accepter de sortir de l’anonymat. Si le tourisme, avec ses chiffres prometteurs (recettes, flux…) et ses effets discutables (acculturation, dépendance, folklorisation…), ainsi qu’avec le rôle qu’il joue sur l’ethnicité ou la politique, attire autant qu’il intrigue les chercheurs en sciences sociales, les voyagistes ou encore les « accueillis » et les « accueillants », force est de constater qu’en Europe la recherche universitaire dans ce domaine, en France surtout, reste bien en retrait comparée aux nombreux travaux réalisés dans les pays anglo-saxons, notamment en Amérique du Nord et dans la région Asie-Pacifique. Ce n’est que depuis les années 1990 que des ouvrages publiés en langue française et rédigés par des chercheurs francophones commencent à aborder plus sereinement ce « fait social » total et international sous l’angle de la sociologie et plus modestement de l’anthropologie. Des disciplines voisines, telles que l’économie et surtout la géographie, avaient déjà exploré depuis plus longtemps le tourisme, notamment dans une perspective développementaliste. Deux débats alimentent aujourd’hui la réflexion touristique : le premier aborde le clivage entre un discours (globalement négatif ) sur les touristes et un discours (globalement positif ) sur les flux et les recettes touristiques ; le second traite du 50
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décalage entre un discours (négatif ) sur les effets du tourisme et un discours (positif ) sur les formes de tourisme dit alternatif et/ ou durable. Ces questions devront à l’avenir sans nul doute être revues sous un angle moins passionnel et moins réducteur. Mais elles témoignent de la complexité du phénomène civilisationnel qu’est le tourisme. Le tourisme international ne représente ni une invasion du Sud par le Nord ni un impérialisme incontrôlé et généralisé. Ambivalent par nature, le tourisme peut redonner vie à un village comme il peut « guider » une population vers la mort. Son interprétation dépassionnée doit faire fi de tout manichéisme. Il ne constitue pas moins, en maints espaces tropicaux, la dernière corde de l’arc colonial avec son cortège d’exotisme et de domination des marchés et des esprits. Une évolution est en cours mais son long cheminement sera lent et difficile. En particulier pour les « accueillants » actuels dont tous ne sont pas logés à la même enseigne. Certains sont mieux lotis et préparés que d’autres, ce qui laisse déjà augurer d’un avenir meilleur. C’est un premier pas en avant à mettre au bénéfice du tourisme international. Mais les résultats divergent profondément selon les lieux et les situations touristiques… Si demain nous devenions tous touristes – et donc tous hôtes – la situation fortement inégalitaire à ce jour en matière de vie touristique (comme de vie en général) s’en verrait notoirement améliorée. Mais ne rêvons pas. Et plutôt que de s’acharner à critiquer une nouvelle fois le tourisme international dans ce qu’il a effectivement de contestable, une orientation certainement plus constructive consisterait à réfléchir à la meilleure manière de transmettre une « bonne éducation touristique » au visiteur-vacancier-voyageur actuel, et de penser plus intelligemment les nouvelles formes de développement local liées au monde du voyage. Les touristes sont toujours plus nombreux à découvrir la diversité et la richesse du patrimoine culturel et naturel de la planète. Ils sont de plus en plus spécifiques et exigeants. La massification de ces « déplacements volontaires » bouleverse également les structures et les modes de vie de nombreuses popu51
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lations hôtes, en particulier dans les régions les plus vulnérables sur les plans écologique et culturel. Les sociétés émettrices et surtout réceptrices vivent désormais souvent du et par le tourisme international. Une situation nouvelle et fort délicate qui, même si elle peut s’avérer globalement bénéfique, n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes et plus encore d’interrogations sur l’avenir des peuples concernés et leurs opportunités en matière de développement intrinsèque et autochtone. Les touristes diffèrent considérablement les uns des autres, certains devenant très susceptibles sur des aspects aussi opposés que le confort des hôtels d’accueil ou l’authenticité des villages traversés… Quant à la gestion des impacts négatifs liés au tourisme, elle échappe, volontairement ou non, aux touristes comme à l’industrie du voyage, la tâche étant dévolue aux populations réceptrices ou aux États en charge de les administrer. Les responsabilités des uns et des autres, des acteurs et des actifs du voyage, sont à redéfinir dans une optique plus humaine en ce qui concerne les relations entre les personnes et plus équitable pour le partage des recettes. À ces problématiques redéfinies doivent répondre des solutions adéquates et renouvelées, et dans le secteur du tourisme comme dans d’autres – la recherche ou l’université par exemple – elles sont à trouver pour être efficaces là où parfois on s’y attend le moins. Georges Balandier n’a que trop raison lorsqu’il écrit dans l’avant-propos inédit à Anthropo-logiques : « Dans la phase actuelle de la grande transformation, tout se joue de moins en moins sur le terrain des institutions et de plus en plus sur celui de la socialité et des initiatives microlocales » (Balandier, 1985 : 17). Le XXIe siècle sera le moment opportun de la mise en place repensée de ce vaste champ d’expérimentation des voyages de l’avenir.
Regards sur une identité ambiguë : qui est le touriste ? Malgré la jeunesse et les carences encore évidentes – tant méthodologiques qu’épistémologiques – de la discipline, l’anthropologie du tourisme a toutefois donné lieu à un bon nombre de travaux novateurs. Le tourisme a ainsi été étudié sous divers angles, il a été entre autres vu comme une quête d’authenticité 52
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et de soi (Mccannell, Urbain), comme un pèlerinage ou un voyage « sacré » (Graburn, Amirou), comme un jeu (Cohen, Laplante), comme une expérience de la postmodernité (Urry), ou encore comme une conquête néocoloniale du Sud par le Nord (Krippendorf, Graburn, Cohen, Boutillier, Cazes) ou comme un fait social international (Lanfant), etc. Mais généralement, c’est davantage l’angle du tourisme qui est abordé que celui du touriste ; l’étude de l’industrie, de son fonctionnement et plus encore de son dysfonctionnement ont pour l’heure largement prévalu sur l’analyse des consommateurs de voyages qui sont aussi des adeptes de l’ailleurs et des défricheurs de territoires. Le touriste, bien plus encore que le tourisme, souffre d’une image défavorable qui perdure dans le champ des sciences humaines en dépit de ces modestes avancements. Comme le souligne Jean-Didier Urbain, parlant à son sujet d’un « racisme ouaté » entretenu par nombre d’intellectuels : « C’est dans la littérature ethnologique que la critique du regard touristique est particulièrement évidente » ; pourtant, en plus de constituer l’objet d’un travail passionnant, le touriste est surtout « le sujet d’une ethnologie nécessaire à l’interprétation de notre propre société » (Urbain, 1991 : 83, 106). Si le tourisme se voit condamné sans arrêt, le touriste l’est encore davantage. Non seulement par ceux qui s’autoproclament voyageurs et se sentent dépossédés par ces médiocres nomades temporaires du loisir tant méprisés, mais aussi par ceux qui les accueillent dans les villages du bout du monde ou dans nos stations d’essence aux abords des aires de repos autoroutières… Et puis la critique la plus virulente des touristes provient certainement de ceux qu’on attendait peut-être le moins : les autres touristes. Qui est touriste et pourquoi le devient-on ? Qui est le touriste ? Le touriste est-il d’ailleurs forcément touriste ? Touriste ou voyageur ? Le discours touristique à l’épreuve de la société médiatique et de consommation, comment s’articule-t-il ? Ces thèmes et d’autres méritent des éclaircissements car ils sont indispensables à la bonne compréhension à la fois des identités du touriste comme du chercheur, du visiteur comme du visité, ainsi 53
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que du processus touristique en cours dans nombre de sociétés. Le touriste, en tant que pèlerin ou vacancier temporaire, répond à des pratiques culturelles et à des comportements sociaux qui lui sont propres : il vit les rites et les rythmes du temps des vacances ou de l’exploration, dans un espace lointain ou proche. En ce sens, des aspects aussi différents que l’image, l’exotisme, la quête de l’autre et celle du même dans le regard de l’autre, font partie intégrante des pratiques quotidiennes de la vie touristique, faite de besoins et d’envies, de souffrance et de bonheur. Le touriste est un personnage secret dont on sait finalement peu de chose. Si ce n’est que peu d’entre nous désirent lui ressembler. Pourquoi tant de haine ? Dans un article ancien mais resté célèbre, titré « Le tourisme jugé », Olivier Burgelin avait déjà pu remarquer que l’on jugeait bien plus les touristes qu’on les étudiait (Communications, 1967 : 65-96). Le discrédit à l’encontre des touristes ne date pas d’hier, et le discours négatif accablant qui l’assène est sans doute né avec l’apparition – l’ingérence ? – du premier touriste. La soudaine et embarrassante présence du touriste, surtout à compter du XIXe siècle, s’apparente fort à une indésirable intrusion dans l’univers du voyage, dont le beau rôle avait jusqu’alors été jalousement détenu par le voyageur. Sans s’y être préparé, ce dernier subit de la part de ce nouveau venu une forme de concurrence qu’il juge déloyale car ouverte à plus de candidats. Trop, beaucoup trop de candidats au voyage… Et toujours plus avec le temps qui s’écoule. On ne voyage plus aujourd’hui par simple plaisir, « pour rien » ou sans mobile apparent. Le voyageur sans but que fut le touriste d’antan – mais cela reste un mythe plus qu’une réalité – s’est mué en voyageur pressé de rendre service et d’atteindre un objectif clair préalablement fixé : rédaction d’un journal, exposition de photographies, rencontres avec des personnalités ou des amis, intérêts pour l’art et la culture, visites de musées, compétitions sportives, stages artistiques, séances de développement personnel, participation à des spectacles de danse, de théâtre ou de musique, etc. La liste est loin d’être exhaustive. Tout voyageur contemporain possède désormais un but, même s’il reste inavoué… afin de perpétuer le mythe du voyageur parti sur les rou54
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tes par pur hédonisme. L’exemple emblématique le plus frappant est sans conteste la mise en scène des voyageurs qui s’excusent de faire des photos5. Le touriste était autrefois rare et souvent un adepte du déplacement volontaire, ludique et sans but réel sinon celui de la quête du plaisir. Sa présence dans des contrées lointaines ou en des lieux situés à l’écart des terres de pèlerinages classiques étonnait, voire inquiétait. Ce touriste alors « unique » le devient évidemment moins au fur et à mesure que ses semblables s’engagent dans cette même voie « originale ». Cet hédoniste cède progressivement la place au touriste « moyen » qui se caractérise principalement par sa capacité à se reproduire en série. Au fil du temps, les motivations et les objectifs des touristes changent et se diversifient. Nombreux sont ceux qui circulent plus qu’ils ne voyagent pour répondre à des besoins, des envies, des demandes, des manques. Le déplacement perpétuel et volontaire a progressivement remplacé l’installation temporaire et spontanée caractéristique d’un certain type de voyageurs et non de villégiateurs. C’est tout le contraire pour la villégiature proprement dite, souhaitée et prévue de longue date, dont les formes actuelles sont en vogue auprès du public « vacancier » occidental. Notre époque d’incertitudes, frileuse à plus d’un titre, privilégie la sédentarité au nomadisme parce qu’elle exige un besoin criant de sécurité et de confort et qu’elle exècre le (vrai) risque et le doute (de soi).
5. De façon quelque peu provocatrice, on peut rapprocher la figure de certains photographes de celle des chasseurs, même si le photographe-rapace reste un « tueur » pacifique et symbolique. Il en va néanmoins du photographe jusqu’au boutiste comme du chasseur même si ses proies sont des images, parfois des visages. On prend avec soi son appareil photographique, non pour le porter mais pour s’en servir, comme d’autres achètent des armes à feu : la caméra comme le fusil sont acquis pour être utilisés, pas toujours à bon escient d’ailleurs, mais ces « armes » ne sont pas – contrairement à ce que peuvent avancer leurs propriétaires – là pour un « au cas où » ou un « on ne sait jamais »… Il existe heureusement des photographes – amateurs ou professionnels – dont les « cibles » et les « objectifs » restent très éloignés de ceux des chasseurs. La photographie, à l’instar du voyage, est ambivalente : elle peut être destructrice ou humaniste.
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La relative démocratisation du voyage a également annoncé sa professionnalisation. Celle bien sûr des touristes mais plus encore celle de l’industrie touristique qui doit se montrer capable de faire face à une situation nouvelle et en constante mutation. Devant une clientèle toujours plus encline à se déplacer plutôt qu’à se rencontrer, le marché s’est également adapté, non sans habileté… Le voyage n’est pas encore devenu un « travail » pour tous mais, à ceux qui possèdent un emploi rémunéré, il représente l’indispensable complément. Le vacancier s’oppose – le temps des vacances – au travailleur de par sa vacance temporaire de travail, et le chômeur démuni n’aura par conséquent pas son « séjour vacances ». Même si ses « congés » de travail peuvent se prolonger au point de dépasser les périodes de présence au bureau ou à l’usine de nombreux salariés… La plupart des touristes voyagent effectivement pour se reposer et, ensuite, pour se distraire. C’est le terreau du tourisme dit de masse. Les congés payés consacrent cette situation en instituant en quelque sorte le temps du repos, voire des vacances obligatoires : on se repose après un an de labeur, on s’amuse et se détend pour changer d’air, on en profite éventuellement pour s’instruire et se cultiver. Après ce temps scrupuleusement compté et comptabilisé, on retourne frais et dispos au travail. Pour mieux travailler et de façon plus rentable ! Le tourisme et ses stratégies de développement ne sont pas exempts de perversité. L’espace du globe s’est si considérablement rapetissé en un siècle que ses habitants ont l’impression d’être tous voisins, une situation qui se vit ici ou là en plus ou moins bonne harmonie. Le temps, élément moteur de la société technico-industrielle, se trouve aussi réduit à peu de chose : compté, court et programmé, le temps des vacances rappelle inexorablement le temps du travail, ses rythmes comme ses pauses. Pourtant, partir en voyage reste un impératif dans l’imaginaire de nos contemporains les moins sédentaires : « Partir est un devoir de citoyen-consommateur » rappelle Rachid Amirou (1995 : 25). Il faut voyager pour se sentir bien, même si pour cela on devient momentanément un touriste, figure méprisable et banale de soi que l’on observe auprès de notre semblable quelque part dans l’ailleurs. Le touriste 56
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n’est-il rien d’autre qu’un mauvais voyageur, qu’un « idiot du voyage » ? Au moment où nous nous dirigeons à petits pas vers un monde peuplé de touristes – mais peut-être plus habité que visité ? –, « vers une touristification de la planète » (Michel, 1998 : 9-16), si être touriste est une honte, alors nous avons tous ou presque honte de nous-mêmes. Le mépris que le touriste a de luimême n’est qu’une représentation supplémentaire d’une forme de racisme ordinaire. Il n’a d’égal en intensité que l’admiration figée et constante de la figure imaginée du voyageur. La seule manière de surmonter cette honte n’est-elle pas d’essayer, modestement, avec un peu de poésie et beaucoup de volonté, de devenir un meilleur touriste et d’accepter son semblable investi de la même condition ? Et pourquoi pas se mettre à l’écoute de cet alter ego et un jour partir à sa rencontre, le visiter chez lui ou l’accueillir chez soi ? L’autre n’est pas qu’au bout du globe, il est aussi – et peutêtre surtout – à côté de nous, avec nous, en nous. Les types de touristes sont aussi divers que les manières de pratiquer le tourisme. Tzvetan Todorov suggère une classification originale des différents types de touristes. La description du touriste moyen paraît assez bien représenter l’archétype du touriste occidental actuel : « Le touriste est un visiteur pressé qui préfère les monuments aux êtres humains […]. La rapidité du voyage est déjà une raison à sa préférence à l’inanimé par rapport à l’animé […]. L’absence de rencontres avec des sujets différents est beaucoup plus reposante, puisqu’elle ne remet jamais en question notre identité ; il est moins dangereux de voir des chameaux que des hommes […]. Le touriste cherche à accumuler dans son voyage le plus de monuments possible ; c’est pourquoi il privilégie l’image au langage, l’appareil de photo étant son instrument emblématique, celui qui lui permettra d’objectiver et d’éterniser sa collection de monuments. Le touriste ne s’intéresse pas beaucoup aux habitants du pays ; mais, à son insu, il les influence » (Todorov, 1989 : 378). En outre, T. Todorov distingue, dans les « portraits de voyageurs » qu’il brosse dans son ouvrage, dix catégories : l’assimilateur, le profiteur, le touriste (perçu selon l’auteur surtout dans le sens de « vacancier »), l’impressionniste, l’assimilé, l’exote, l’exilé, l’allégoriste, le désabusé et le philosophe. D’une 57
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certaine manière, tous les « types » ici recensés peuvent appartenir à un groupe plus vaste dans lequel figurerait l’ensemble des touristes potentiels. François Ascher propose, pour sa part, un essai de typologie suivant la demande touristique internationale entre 1973 et 1984 ; il distingue trois types : les touristes « de luxe », les touristes « actifs », les touristes « captifs » (Ascher, 1984 : 73-84). Robert Lanquar distingue quatre principaux profils touristiques : le sédentaire, le sédentaire mobile, l’itinérant, le nomade ; puis d’ajouter fort justement que « l’impact du tourisme sur les communautés d’accueil varie selon le type de touristes » (Lanquar, 1985 : 69). Plus récemment, Jean-Didier Urbain, renouvelant notre perception de l’univers des voyages dans le champ des sciences humaines et parvenu au bout de sa trilogie sur le tourisme, a minutieusement déconstruit le mythe du voyageur à force d’arguments en lui assignant quatre figures plus ou moins distinctes, mais pouvant à l’occasion aisément se recouper : le voyageur, le touriste, le villégiateur, le clandestin. Sous sa plume et en appelant à notre imaginaire littéraire du voyage, ces quatre personnages portent respectivement les noms suivants : Fogg, Passepartout, Crusoé, Nemo (Urbain, 1991, 1994, 1998). Didier Masurier, prolongeant cette approche et partant de l’étude de la situation sénégalaise, distingue trois figures du nomadisme de loisir : le villégiateur, le visiteur, l’itinérant (Masurier, 1998 : 93). D’autres typologies célébrissimes dans le petit monde de la sociologie du tourisme, anglo-saxonnes et innovatrices dans le domaine de la recherche en tourisme, ont été avancées par une dizaine d’auteurs depuis les années soixante-dix. Nous retiendrons ici celles de E. Cohen en 1974 et de V. Smith en 1977. Cohen relève quatre types distincts : « le touriste organisé de masse », « le touriste individuel de masse », « l’explorateur » voyageant hors des sentiers battus, « l’aventurier marginal » (the drifter) ou celui qui recherche la nouveauté et l’originalité à tout prix et évite absolument le contact avec les « touristes ». Smith propose sept catégories, prolongeant de fait l’analyse de Cohen : les explorateurs, les touristes élitistes, les touristes hors des sentiers battus, les touristes inhabituels, les touristes de masse récents, les touristes de masse, 58
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les touristes charterisés (Burns, 1999 : 44-46). On observe clairement que ces deux typologies – la seconde encore davantage que la première – restent particulièrement subjectives (et à ce titre sont évidemment plutôt indicatives de tendances globales), tant les catégories s’emboîtent les unes dans les autres ; mais ces classifications certes arbitraires ont eu à leur époque le mérite de poser les jalons d’une réflexion sociologique sur le tourisme, notamment en ce qui concerne les impacts sociaux, culturels et économiques. Elles furent de ce fait à l’origine de l’anthropologie des tourismes et des voyages. Nous devons enfin une typologie plus furtive – et « scientifiquement » illicite – à Jacques Lacarrière qui distingue au moins treize façons de voyager, même s’il ne retient pour lui-même que le voyage-rencontre du treizième type : « le voyage d’affaire (celui du représentant), le voyage d’amour (limité à deux et le plus souvent à Venise), le voyage civil forcé (l’exilé, le déplacé, le déporté), le voyage militaire forcé (guerre), le voyage d’aventure (l’explorateur), le voyage d’agrément (tourisme), le voyage clandestin (espionnage), le voyage scientifique (archéologue, géologue, ethnologue), le voyage militant (tournées électorales à l’île de la Réunion par exemple), le voyage missionnaire (prêtre et pèlerinages). À quoi il convient d’ajouter le voyage du diplomate et celui de l’enseignant ou technicien en poste à l’étranger qui tiennent, selon des proportions variables pour chacun, du voyage d’affaire, du voyage officiel et du voyage missionnaire » (Pour une littérature voyageuse, 1999 : 105-106). Quant au seul voyage qui vaille selon l’auteur – le bernard-l’hermite ou le treizième voyage – il se décline comme suit : « voyage au ralenti, flânerie, musardise ». Beaucoup de touristes ressentent aujourd’hui le besoin de se procurer des ouvrages expliquant au pèlerin moderne égaré la complexité des démarches à entreprendre, les caractéristiques des agences de voyage, les modalités et les éventuelles garanties des voyages « tout compris », etc. L’industrie du tourisme est aujourd’hui devenue gigantesque et son fonctionnement n’en est par conséquent que plus difficile à gérer et à maîtriser. À cette évolution s’ajoute encore la plus grande exigence de qualité dont 59
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font état aux voyagistes des touristes de plus en plus difficiles et économes. S’accepter comme touriste-voyageur n’est déjà pas évident, organiser ensuite son périple dans les meilleures conditions n’est pas une activité de tout repos ! Le tourisme est un business, le touriste devient un homme d’affaires ! Où est passé le voyageur sans but, réel ou imaginaire, des siècles passés ? À force de trop vouloir lui ressembler et à force de se multiplier, ses imitateurs l’ont poussé dans sa tombe ; il a disparu sous le poids d’une trop forte demande… Il y a un quart de siècle, Arthur Haulot relevait que le touriste était celui qui voyageait pour son plaisir. Cette définition, aujourd’hui révolue, sauf à penser que le plaisir passe par le travail, fera dire à l’auteur que « le touriste ne se distingue plus du voyageur » (Haulot, 1974 : 22). Il va sans dire que si le constat est on ne peut plus juste, il reste bien vain de vouloir le faire accepter par tous les candidats au voyage. Car « tous touristes » quand ils observent les autres partir, ils deviennent « tous voyageurs » quand sonne pour eux l’heure de partir… De nos jours, il apparaît qu’un tourisme que l’on pourrait qualifier de « classique » cède de plus en plus la place à un tourisme plus « original » et surtout plus exigeant, dans lequel se retrouvent plus volontiers les voyageurs intrigués ou attirés par les destinations lointaines, les expériences « vraies » et les émotions « fortes ». La quête de l’ailleurs ne va plus sans quête, authentique ou imaginaire, de soi et de l’autre. L’identification du touriste avec son semblable lors de pérégrinations exotiques devient tout simplement insupportable à de nombreux visiteurs trop heureux à l’idée d’être privilégiés et de pouvoir ainsi vivre des aventures forcément uniques. Ce déni ne date pas d’hier : au début du XIXe siècle, à peine né, le vocable « touriste » est déjà décrié ; aujourd’hui la situation ne fait qu’empirer. Parmi une kyrielle d’exemples, Jacques Bens, dans la revue Roman (n° 11, juin 1995), illustre parfaitement ce comportement partagé par la grande majorité de la masse voyageuse à travers le monde : « Je ne suis pas très attiré par la fréquentation de mes congénères. Je n’ai pas le sens de l’espèce ». En résumant ainsi ce que beaucoup de gens pensent sans toutefois le dire expressément, J. Bens exprime des propos actuels qui d’une certaine manière inaugurent une 60
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forme de tourisme toujours plus prisée : le voyage à la carte, dont le séjour est souvent entièrement composé ou organisé par et pour le futur visiteur qui choisit de cette manière les objectifs et les conditions de son périple. Ce refus de l’autre touriste – car le touriste c’est toujours l’autre – conduit à la haine de soi, à la honte de se voir ressembler à celui que l’on déteste : « Tout indique que ce sont les mêmes individus qui contestent violemment le tourisme quand l’heure est à le juger, et qui le pratiquent sans problèmes quand l’heure est venue de partir en vacances » rappelle Olivier Burgelin (Communications, 1967 : 95). Parallèlement à cette personnalisation en quelque sorte du voyage, on observe surtout depuis les années quatre-vingt, ce qu’il faut nommer, avec Michel Le Bris, « le grand retour de l’aventure » (Les Carnets de l’Exotisme, 1991 : 51), un retour que les fabricants de voyage, les experts en communication et autres marchands de rêves sauront opportunément exploiter à leur manière. L’industrie touristique a désormais intégré en son sein le commerce fondé sur l’aventure (nature, sport, expédition, etc.). C’est le temps de l’aventure pour tous… Quelles sont les deux bêtes noires du touriste ? C’est d’abord la vue de son propre visage dans le regard de l’autre ou cette figure du même qu’il rencontre sur les chemins tracés du voyage moderne : « Plus le touriste se voit en miroir dans l’autre, plus il le déteste » (Urbain, 1991 : 91). C’est ensuite le lieu même où mènent ces chemins que tous ou presque empruntent. Tout le monde critique la surpopulation touristique de Venise ou de Bali, mais tout le monde s’y rend pour ses prochaines vacances… Ce que le touriste déteste par-dessus tout – encore plus que de rencontrer son semblable –, c’est l’endroit touristique, ou défini comme tel, par excellence : un site ou un lieu dit touristique est immédiatement perçu comme « trop touristique » ; en mentionnant les lieux prisés du tourisme international, les guides de voyage préfèrent dire que ce sont des endroits incontournables – « à ne pas rater » – au cours de notre passage plutôt que d’avouer que le lieu regorge de milliers de touristes, de dizaines de bars au kilomètre carré, de zones balnéaires réservées et bétonnées… Quel touriste, en attente de tranquillité et « naturellement » émerveillé à 61
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l’idée de gambader sur la place Saint-Marc déserte au petit matin ou le long d’une plage balinaise immaculée, voudrait entendre un autre discours que celui qu’on lui propose tout en lui imposant ? Les rues bondées de touristes et bordées de magasins de souvenirs, de Ubud à Bali ou du cœur de la cité vénitienne, inciteraient les voyageurs temporaires à se diriger vers des cieux plus cléments. Il faut dire également que le voyageur-touriste actuel n’a pas plus peur du ridicule que de la contradiction. Il en arrive même à critiquer son propre voyage, à croire que la liberté de voyager – tant vantée par la publicité des voyagistes – est toute relative : « Oui, je descends à la Côte cet été, je sais c’est nul d’autant plus que je n’aime pas cet endroit trop cher et trop touristique, mais il faut bien aller voir ce qui s’y passe et ce qui a changé » peut-on entendre de la bouche d’un de ces « esclaves » du voyage démocratisé ! Il existe des lieux qu’on ne peut éviter, nous assène-t-on à longueur de guides et de documentaires. Ces sites deviennent mythiques autant aux yeux des voyageurs qu’à ceux des hôtes, le tout par la grâce des médias et de la mondialisation. Des sites symboliques dépassent ainsi la raison voyageuse. Ainsi, la tour Eiffel, considérée à juste titre comme l’une des icônes touristiques mondiales les plus vénérées et les plus recherchées : « Cet édifice symbolise à la fois la ville de Paris et, dans un sens, le tourisme lui-même […]. Il est presque inconcevable de visiter Paris sans visiter ce monument. La question qu’un anthropologue pourrait se poser est “qu’y a-t-il dans cette tour attirant autant de touristes et qui semblent lui vouer une si haute estime ?” » (Burns, 1999 : 24). On peut effectivement se le demander ! La réponse n’est sans doute pas du domaine esthétique mais plutôt d’ordre symbolique : dans un village reculé près de la frontière sino-vietnamienne et dans la capitale guatémaltèque, il m’est arrivé au détour d’un chemin d’apercevoir trôner, en bonne place – en général sur ou à côté de la télévision6 – mais dans des
6. En fait, au même endroit où les Occidentaux placent leurs souvenirs de voyage, des statuettes de Bouddha aux sculptures sur bois africaines, rapportés lors de leurs tribulations antérieures.
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habitations de fortune, des miniatures de la Tour Eiffel. Celles-ci ont été, pour les deux cas cités ici, ramenées par des membres de la famille, partis un jour pour telle ou telle raison sur les routes de l’Hexagone. Mais, ironie du voyage, dont le sort n’est jamais joué à l’avance, la tour Eiffel en miniature du village nord-vietnamien a été achetée sur un marché à Saïgon ! L’identification de la tour Eiffel à Paris, et plus généralement à la France, est aussi fréquente que troublante : alors que je montrai à des villageois indonésiens où se situait la France sur une carte, certains n’ont compris qu’il s’agissait de la France qu’au moment où d’autres ont évoqué la tour Eiffel et la Coupe du monde de football 98 (on y reviendra, forcément !)… Combien de fois ne m’a-t-on pas demandé mon avis sur cette tour, et gare à ne pas trop décevoir les attentes de mes interlocuteurs : on ne brise pas un mythe trop brusquement au risque d’apparaître comme un traître à la patrie ! Une tour qui devient bien plus qu’un monument du paysage urbain parisien : une icône connue et reconnaissable par tous. Les cartes postales, les tee shirts imprimés, les imitations tous azimuts de la trop fameuse tour, contribuent encore à perpétuer le symbole et à l’élever au rang de mythe touristique. Pour revenir à nos exemples de Venise et de Bali, même son de cloche pour ceux qui se rendent au carnaval italien et ceux qui envisagent de randonner sur les hauteurs balinaises. Nonobstant les témoignages de ceux qui s’y sont rendus auparavant et qu’ils connaissent pourtant tous peu ou prou : « Pendant le carnaval, Venise sent l’arnaque à chaque coin de rue, il n’y a que des touristes et les habitants fuient la cité » et « Bali c’est foutu, les touristes ont pris possession des moindres recoins de l’île » sont les lieux communs du discours anti-touristique de base. Un discours le plus souvent gratuit puisque les mêmes personnes qui professent ces propos n’hésitent pas, le moment opportun venu, à se rendre sur ces lieux jusqu’alors snobés ou méprisés. Ce n’est pas non plus le fruit du pur hasard si l’on décrit ces sites comme étant « incontournables » ! C’est la puissance du site face au désarroi du pèlerin, ou le voyage forcé que l’on entreprend « malgré tout », presque à contrecœur… 63
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Le problème persistant dans l’image du touriste s’observe à travers le spectacle médiocre que nombre de touristes – et de voyageurs – donnent effectivement d’eux-mêmes une fois parvenus sur les bords de la piscine de leur hôtel tropical. Car s’il n’y avait plus de touristes qui se comportaient comme de « mauvais voyageurs », leur image s’en verrait immédiatement améliorée. Mais tant que certains touristes reproduiront cette image négative de moutons idiots qu’on dépossède aisément de leurs devises en leur vendant de la pacotille et qui s’extasient devant n’importe quel folklore artificiel, il ne faut pas espérer voir le touriste arriver à la cheville du mythique voyageur. Car la figure du voyageur, comme « bon voyageur », est indispensable à celle du « mauvais voyageur » que serait le touriste : en habituel réflexe binaire, cela signifie simplement que le touriste, en s’améliorant, peut un jour, on ne sait jamais, accéder au statut envié et privilégié du voyageur. Mais les agences de voyage, en accordant d’emblée à leurs clients touristes l’épithète « voyageur », ne laissent guère de chance à ces derniers de s’élever dans la hiérarchie voyageuse… « Première escale. Les Seychelles. Tous les gus y vont. Dix minutes après le départ, ils sont en tenue. Entongués. Embermudanisés. Ils comparent les “écran total” » (Mercado, 1998 : 9). Voué de la sorte aux gémonies, le touriste n’est donc dans notre imaginaire que la face sombre du voyageur. Comment juguler cette vraie-fausse image ? Geneviève Clastres, dans sa description du tourisme dans la province chinoise du Guizhou, redonne la place et la parole aux touristes, ces voyageurs comme les autres mais injustement méprisés du simple fait de ne pratiquer que le tourisme : « Que pensent les touristes ? Ne sont-ils que des porte-monnaie écervelés qui une fois qu’ils ont acheté leur voyage n’ont plus besoin de réfléchir puisqu’ils ont fait ce qu’on attend d’eux, faire fonctionner la machine économique ? » s’insurge l’auteur (Clastres, 1998 : 11). Le touriste et le voyageur renferment le meilleur et le pire de l’homme. Mais le touriste a souffert d’un mépris et souvent d’une haine farouche exprimés à son égard. Les mots et les attributs animaliers jetés à son visage parlent d’eux-mêmes : troupeau, mouton, toutou, etc. L’homme rejoint la bête dès lors qu’il se risque à partir (Urbain, 1991 : 27-48). 64
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Nul doute par ailleurs que les catégories d’antan, trop longtemps reprises par les sociologues, et popularisées dans ce qu’elles avaient de plus simpliste, n’expriment plus la réalité complexe des adeptes du voyage. Le touriste, qui a longtemps été considéré comme un voyageur « amateur » de second rang, ne s’oppose plus aujourd’hui à un prétendu voyageur professionnel que serait par exemple l’ethnologue, le grand reporter ou encore le baroudeur perpétuel et l’aventurier-explorateur moderne. Chacun se revendiquera comme voyageur et personne n’osera se montrer comme touriste.
Le touriste-voyageur et le badaud-flâneur Sans trop revenir ici sur la distinction entre touriste et voyageur, dont l’opposition si souvent mise en avant a fait l’objet de nombreuses analyses, nous pensons qu’il est préférable, à la manière dont l’ont récemment souligné, en France, J.-D. Urbain, R. Amirou et D. Masurier, de remettre sérieusement en cause les préjugés à l’encontre du touriste comme du voyageur. Il faut désormais récuser l’opposition classique, toujours d’actualité parmi les nomades du loisir et notamment les « néoaventuriers », faisant du voyageur un explorateur en puissance non dénué d’intelligence et du touriste un simple badaud miné par une médiocrité rampante. À notre avis, la seule opposition qui fasse éventuellement vraiment sens est à chercher ailleurs, quelque part entre tourisme et flânerie, les deux termes pris dans leur sens le plus large : le touriste-voyageur d’un côté, le badaudflâneur de l’autre ; le premier pouvant facilement interférer avec le second et réciproquement. Dans L’art du voyage, Jean Chesneaux présente une distinction similaire tout en conservant les termes de touriste et voyageur : « L’un ne cherche qu’à “faire” des lieux dont la liste est établie par avance ; l’autre, même s’il sait les mérites de tel site prestigieux, laisse venir à lui les bruits de la rue, les odeurs des marchés, et jusqu’aux petites annonces de la presse locale. Il va tenter d’“entrer”, si rapide que soit son passage, dans la vie simple des simples gens » (Chesneaux, 1999 : 65). N’est-ce pas
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là une excellente définition, d’un côté du touriste (ou du touristevoyageur), de l’autre du flâneur (ou du badaud-flâneur) ? Sauf dans les songes et les fictions, le voyageur modèle tant rêvé auquel chaque touriste aspire n’existe pas. Seuls existent, comme en d’autres domaines, les héros et les exploits. Car leurs visages sont connus et les faits exceptionnels démontrés. Même si les touristes sont les éternels anti-héros des récits de voyage, les « grands » voyageurs du XIXe siècle dont on réédite les carnets de bord et dont on ressort régulièrement les témoignages les plus anodins ne valent d’une certaine façon guère mieux que leurs avatars touristes du XXe siècle. Mais ils détiennent en quelque sorte le bénéfice de l’âge, le temps jouant en leur faveur. Nous partageons pleinement ce jugement de Rachid Amirou : « Accabler les seuls touristes actuels de tous les maux dont souffre le tourisme international reviendrait à faire la part trop belle au voyageur mythique d’antan » (Amirou, 1995 : 146). En un sens, le « vrai » touriste actuel ressemble davantage au voyageur d’autrefois que celui qui se pense voyageur aujourd’hui. Effectivement, lequel est le flâneur authentique, celui qui se balade sans objectif précis tout en écoutant les sons et en sentant les odeurs alentour, ou celui qui circule de pays en pays à la manière d’un parcours de santé ? Le voyageur contemporain possède un agenda généralement bien rempli et le temps de vaquer à d’autres occupations qu’à celles qui consistent à « régler ses affaires », à visiter les sites à ne pas rater, à voir ce qu’il faut voir, à croire ce qu’il faut croire, à lire ce qu’il faut lire, ne lui est pas imparti car imprévu… S’il part « faire » l’Égypte en un mois, il faudra qu’il « rentabilise » au maximum son voyage, tout voir et tout faire, ou du moins autant qu’il le peut. Aux antipodes de cette démarche, le badaud-flâneur a tout le temps nécessaire pour préserver et même développer son esprit ouvert et réceptif aux bruits du monde, il compose son périple de petits bonheurs qui, à force d’accumulation de petits riens, font la différence et forment la quintessence des grands voyages. À quoi sert-il de courir le monde si c’est pour le parcourir de la même façon qu’on se rend au travail ou qu’on dîne en famille ? C’est aujourd’hui le voyageur 66
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qui a rejoint l’image du touriste et non l’inverse. Même s’il l’a sans doute toujours été dans le passé, mais plus discrètement, le voyageur est devenu aujourd’hui ostensiblement un touriste. Cela d’autant plus facilement que le touriste pense toujours marcher sur les traces du voyageur. Mais les traces des « semelles de vent » (Le Bris) se sont peu à peu effacées. C’est pourquoi le voyageur et le touriste ne forment plus selon nous qu’un même individu en quête d’ailleurs et d’expériences non ordinaires. Cette figure relativement homogène du touriste-voyageur explique non seulement pourquoi, dans cet ouvrage, nous utilisons souvent indistinctement les appellations touriste ou voyageur sans accorder de différence nette de sens à l’une ou à l’autre, mais surtout que son opposé, qui est aussi son complément à maints égards, est à trouver dans les figures insoupçonnées du flâneur, du badaud, du curieux, du fouineur, ou encore du rebelle, de l’anticonformiste, du marginal ; bref de celui qui préfère le détour à la ligne droite, de celui qui emprunte un chemin escarpé plutôt qu’une autoroute, de celui qui privilégie le partage d’une tasse de thé au safari photo, de celui qui aime dormir dehors en scrutant les étoiles plutôt que dans un hôtel avec sauna et bar, de celui qui choisit son itinéraire en fonction du jour, du climat, de l’envie… Certes, le touriste-voyageur aussi se retrouve dans ces motivations, mais il ne les aime – et parfois les pratique – que le temps des vacances, il ne les veut que le temps que dure son expérience non ordinaire : il adore dormir à la belle étoile et se perdre dans la nature mais pas plus qu’il n’adore retrouver un certain confort, redécouvrir un univers connu et rassurant. Il se distingue du flâneur-badaud par le fait que son voyage est d’abord extra-ordinaire (il deviendra ensuite extraordinaire lorsqu’il le racontera !) ; en revanche, le flâneur-badaud fait du voyage un art de vivre, il y intègre sa quotidienneté, et c’est au contraire la stabilité ou le travail qui représentent pour lui des expériences non ordinaires… Différence notable, le touriste-voyageur prépare et anticipe son périple au point qu’il voyage bien avant de partir (livres, expos…) alors que le flâneur-badaud se laisse porter par le hasard du voyage et de la rencontre ; le premier sait ce qu’il va trouver, voir et photographier, le second ne sait rien à l’avance 67
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sinon par le biais d’approches détournées et originales de ce qui l’attend une fois sur place ; le premier s’est documenté mais n’aura guère le loisir de s’ouvrir à toutes les curiosités compte tenu d’un emploi du temps surchargé, le second ne fera peut-être « rien » de son temps mais il sera prêt à s’immiscer dans les moindres recoins d’un paysage méconnu ou de la vie des gens qu’il visite ou plutôt qu’il rencontre. Le touriste-voyageur a peu de temps pour faire généralement beaucoup de choses, trop selon certains ; le flâneurbadaud a beaucoup de temps pour ne pas faire nécessairement grand-chose, pas assez du moins estiment certains autres… Comment ne pas adhérer à la définition du « voyage au ralenti » que suggère Jacques Lacarrière pour qui le but d’un voyage de ce type en est l’absence même : « Le but alors d’un tel voyage ? Aucun si ce n’est de perdre son temps le plus féériquement, le plus substantiellement possible. Se vider, se dénuder et une fois vide et nu s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernardl’hermitte. Mais un bernard-l’hermitte planétaire » (Pour une littérature voyageuse, 1999 : 106-107). Cela dit, dans notre littérature comme dans notre imaginaire, le voyageur est souvent identifié à celui que nous nommons ici le flâneur-badaud. Nous éprouvons bien des difficultés à réaliser et plus encore à accepter que le voyageur du passé et du présent soit en fin de compte très proche du touriste qu’on méprise. Si le touriste ne mérite en rien le mépris dont il est l’objet, le voyageur ne mérite pas non plus l’éloge dont il se délecte trop prétentieusement. Le voyageur-explorateur qui s’opposerait au touriste-badaud n’est plus ainsi une interprétation suffisante, elle ne l’a d’ailleurs sans doute jamais été. Cette opposition ne se justifie pas davantage que celle qui fait du touriste un mauvais voyageur. Quant à l’expression « mauvais touriste », elle reste aux yeux de beaucoup un pléonasme… Rachid Amirou a montré qu’en pratiquant les « bons rites », en sortant des pistes toutes tracées, en maîtrisant son comportement et en tentant de l’adapter aux circonstances exigées par la rencontre avec l’autre et l’ailleurs, le 68
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voyageur se défendait d’avoir une mentalité de touriste (Amirou, 1995 : 128). Mais ce voyageur, si persuadé de sa spécificité, ne fait en définitive que promouvoir une forme alternative et supplémentaire de tourisme, plus respectable peut-être, mais tout aussi socialisée et commercialisée de nos jours. Là aussi, le voyageur est le touriste. Il se donne des airs particuliers mais rejoint le groupe qu’il désespère de ne pas voir. On notera qu’en se référant incessamment au « vrai » voyageur d’antan, le touriste actuel crédibilise un peu plus la thèse qui fait de lui une vulgaire imitation, une pâle copie de son héros mythique. Si la figure du voyageur fantasmé apporte effectivement un cadre pratique au touriste, ce dernier éprouve bien du mal à se défaire de l’image encombrante de son modèle. « L’Europe médiévale était sillonnée de routes de pèlerinage (dont on trouvait la liste dans les bons guides touristiques qui indiquaient les églises abbatiales comme aujourd’hui on indique les motels ou les Hilton), de même que nos cieux sont sillonnés de lignes aériennes qui permettent d’aller plus facilement de Rome à New York que de Spolète à Rome. Quelqu’un pourrait objecter qu’au Moyen Âge on voyageait dans l’insécurité ; partir signifiait faire son testament […] ; voyager signifiait rencontrer des brigands, des bandes de vagabonds et des fauves. Mais depuis un certain temps déjà l’idée du voyage moderne entendu comme un chef-d’œuvre de confort et de sécurité a échoué, et lorsque, pour monter à bord d’un jet, il faut passer par les différents contrôles électroniques et les perquisitions contre les détournements, on revit exactement le vieux sentiment d’aventureuse insécurité, destiné vraisemblablement à croître » (Eco, 1985 : 73). Aujourd’hui, le monde ressemble à celui d’hier, mais les voyageurs fuient les nouveaux mendiants, qui ne sont plus guère des frères, et se barricadent dans leur chambre d’hôtel pour se protéger des délinquants et des miséreux. Le voyageur actuel n’est simplement plus celui de jadis, même si rien ne laisse croire que le nomade aristocrate tendait facilement la main aux plus démunis… Autre préjugé qui a la vie dure : après le voyage utile serait venu le tourisme inutile. Ce sont pourtant nos aristocrates de 69
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jadis qui ont « popularisé » l’idée du voyage pour le plaisir, rien que pour le plaisir ! Autrefois utile, le voyage se serait donc transformé en tourisme futile. Le tourisme populaire aurait remplacé le voyage aristocratique. La loi du nombre a gâché le doux privilège du second sur le premier. Aux Perrichon d’hier et aux Bidochon d’aujourd’hui ne s’opposeraient plus de vaillants découvreurs, seulement des écrivains-voyageurs friands des plateaux de télévision, des aventuriers de l’extrême qui feraient n’importe quoi afin qu’on parle d’eux, des paumés qui sillonnent les routes en quête d’un toit ou d’un emploi… Le voyage ne serait-il donc plus que « ça » ? Certes non, mais il n’est plus ce qu’il était ou plutôt ce qu’on pense qu’il devait être. Le voyage n’est rien sans son expérience, sans la prise de risque qui consiste à prendre la route et la mer contre vents et marées. Cette expérience-là, peu de gens, de jeunes et de moins jeunes, se sentent suffisamment « aventureux » pour la tenter. Chômage et crises diverses justifient les non-départs et légitiment la sédentarité, mais le voyage ne se fait pas seulement grâce à la lecture des livres aussi passionnants soient-ils, à la visite des musées exotiques dans nos pays tempérés, aux soirées diapos, aux festivals cinématographiques africain ou asiatique, au voyage virtuel via Internet, aux dégustations des spécialités culinaires au parfum d’ailleurs, etc. Parler du voyage sans en connaître les vibrations que seule autorise sa pratique buissonnière c’est se tromper soi-même sur la teneur du monde, c’est comme jouer une comédie dont on n’aurait même pas lu le scénario. Croire qu’au voyage utile d’autrefois aurait succédé le tourisme inutile reste assurément une idée répandue, y compris par ceux-là mêmes qui font commerce de l’exotisme de pacotille. Mais cette idée est plus fausse aujourd’hui que jamais. Quel voyageur, même organisé, ne se targue-t-il pas désormais de voyager pour comprendre, pour aider, pour témoigner, pour rencontrer ? Fût-ce maladroitement, on n’a jamais autant qu’à l’heure actuelle débattu des raisons de partir ici plutôt que là, autant justifié moralement ou scientifiquement son départ pour un ailleurs, etc. Ce serait davantage le voyage inutile qu’il conviendrait d’opposer au tourisme utile. Car le voyage authentique se laisse désirer là 70
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où son clone imparfait – le tourisme – nécessite de prévoir. Dans l’opinion, le premier suggère la flânerie, le second la planification… Qui préférerait la copie à l’original ? Personne. Le piratage est cependant entré dans les mœurs et beaucoup de copies parcourent aujourd’hui la planète dans l’espoir de devenir à leur tour des originaux ! La rencontre fortuite ou furtive chère aux « voyageurs » ne peut guère rivaliser avec le rendez-vous à heure fixe avec les « autochtones » que doit arranger le guide pour satisfaire le besoin de dépaysement des « touristes ». Les préjugés ont la vie longue : on ne mélange pas l’amateur et le professionnel, le faux et le vrai ! Il apparaît pourtant que l’anthropologue, l’aventurier et le touriste rassemblent les trois aspects d’un même voyageur. Ce dernier peut regrouper l’un ou l’autre de ces personnages voire les trois à la fois. Si l’ethnologue est toujours à un moment ou l’autre un touriste, celui-ci n’est pas nécessairement ethnologue même s’il peut le devenir. L’ethnologue, explorateur à ses heures, s’avère tout de même être un voyageur plus acceptable qu’un vulgaire administrateur colonial : « À voir combien je suis moi-même impatient avec les noirs qui m’agacent, je mesure à quel degré de bestialité doivent pouvoir atteindre, dans les rapports avec les indigènes, ceux qui sont épuisés par le climat et que ne retient aucune idéologie… Et qu’est-ce que cela doit être chez les fervents du Berger ou du whisky ! » écrivait déjà Michel Leiris dans L’Afrique fantôme (1988 : 111). L’anthropologue travaille sur les lieux que le touriste visite : cela lui confère un évident privilège rarement accordé au voyageur de passage. Cette situation explique aussi en partie l’horreur que représente pour certains ethnologues d’être assimilés, ne serait-ce qu’un bref instant, aux touristes groupés qui le suivent presque à la trace… Nous avons essayé de montrer ailleurs que les chercheurs, y compris les ethnologues quoiqu’ils s’en défendent assez farouchement, sont également d’une façon ou d’une autre, à un moment ou l’autre, des touristes comme l’attestent aisément les conditions de vie, et parfois même les comportements de certains, sur ce qu’ils appellent un peu rapidement et sans condescendance 71
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« leur terrain » (Histoire et Anthropologie, 1997 : 13-18). Pourquoi ce besoin de marquer son terrain, de s’approprier la terre des autres ? Le chasseur a son territoire de chasse, l’ethnologue son terrain d’étude, le touriste son aire de jeu… Comprendre le monde dans sa diversité, c’est accepter de laisser au fond de son garage ou de son grenier ses valeurs et ses repères, parfois même son passé et ses bagages. Les croyances et les rites des uns ne sont pas ceux des autres, et si certains ont l’habitude de manger froid et à même le sol, d’autres préfèrent – par habitude aussi – manger chaud et assis autour d’une table. Que l’on soit simple badaud, touriste organisé, aventurier solitaire ou encore ethnologue, certaines attitudes de l’ailleurs nous choquent du fait de leur inexplicable étrangeté ou nous étonnent parce qu’elles ne cadrent pas avec nos conventions. Chacun de nous, quel que soit son « statut » de déplacé ou de déplacement, ressent à un moment donné le fossé qui sépare notre planète intérieure et notre manière de voir, de croire, de faire, bref de vivre, de celles des populations résidant dans quelque ailleurs à mille lieues ou à deux pas de nous. Qu’ils soient kilométriques ou philosophiques, politiques ou économiques. À l’instar de quelques croustillants passages du Journal d’ethnographe de Malinowski, l’africaniste Audrey Richards s’indigne du comportement désinvolte des jeunes filles lors des rites d’initiation chez les Bemba : « L’anthropologue attend pour le moins des primitifs qu’ils célèbrent leurs rites avec révérence. Comme le touriste librepenseur en visite à Saint-Pierre, il est choqué par le bavardage irrespectueux des adultes, par les enfants qui jouent aux galets romains sur les dalles de pierre » (cité dans Segalen, 1998 : 121). Que le « sauvage » soit bon, c’est un fait, mais qu’il se comporte aussi convenablement ! Ici, l’ethnologue rejoint encore le touriste dans l’incompréhension et l’incapacité d’accepter ses hôtes tels qu’ils sont et tels qu’ils vivent. La modestie, que forge pourtant le voyage lorsqu’il se répète, n’est pas donnée à tout le monde, et s’en croire investi n’est qu’une manière de plus d’en illustrer le manque. Elle permet toutefois d’entrouvrir des portes sur l’autre et l’ailleurs de la façon la plus noble qui soit. 72
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En 1968, période faste annonciatrice de nouvelles formes vagabondes de voyage, un ouvrage collectif intitulé Voyages autour du monde illustre à sa manière comment le voyageur « authentique » se démarque à cette époque du touriste « moyen ». On peut lire dans la préface : « Que nous partions pour nos affaires ou pour nos vacances, nous n’avons pas le loisir de nous familiariser avec les mœurs et la vie quotidienne d’autrui. Obligés de nous en tenir le plus souvent à l’essentiel, nous laissons échapper la singularité la plus profonde des peuples, des paysages et des cultures. Le véritable voyageur se comporte tout autrement. Il observe en musant, il se perd dans des dédales apparemment absurdes, comme s’il avait à chaque fois la vie entière devant lui : pour une découverte, que d’heures et de journées perdues ! Et, avant d’établir la communication avec les choses et les gens, quelle longue patience ! Il sait que, pour comprendre Istanbul, il doit se faire d’abord turc avec les Turcs ; ailleurs, il quittera les sentiers battus, mettant ses pas dans ceux du géographe, de l’archéologue, du sociologue ou de l’historien » (1968 : 5). Que le voyageur au long cours se fasse historien, ethnologue, sociologue, ou autre chose, est certes un choix d’ouverture d’esprit et d’accès à la connaissance, mais cela ne suffit pas à faire de lui un « vrai » voyageur, un « bon » touriste ou un « authentique » chercheur. Il lui faut combiner dans le sens de l’altérité les différentes vertus de tous, un statut ne valant pas de facto plus qu’un autre. On constate depuis quelques années, à l’image de l’engouement pour la généalogie et l’histoire locale, l’émergence de voyageurs avisés soucieux d’en savoir toujours davantage sur telle ou telle religion, sur telle ou telle tribu, etc. Ce voyageur au but clairement défini ne ménage plus sa peine pour se documenter le mieux possible, entreprendre des démarches afin de préparer très minutieusement un voyage d’exploration ou de découverte au sujet parfois extrêmement précis. Le succès des voyages à thème rend parfaitement compte de cette tendance. Plutôt que de critiquer ce type assez nouveau de voyage, mais reprenant une tradition datant en fait du siècle des Lumières, et de se sentir menacé par cet « amateurisme » qui dérange des positions bien assises, l’anthropologie et quelques autres disciplines feraient pourtant 73
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mieux de se mettre à l’écoute de ces talents cachés et marginalisés par un système universitaire, qui est au savoir un peu ce que le touriste-voyageur est à l’univers du voyage : un ingurgiteur de savoirs et de paysages prémâchés qui passe quelquefois à côté de l’essentiel de la vie et des choses. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le voyage et les sciences sociales aient tant de mal à se rencontrer, que ce soit d’ailleurs sur les sites universitaires ou touristiques…
De l’autre à nous, de nous à l’hôte De l’autre à nous et de nous vers l’hôte, la véritable rencontre n’est jamais patente. En voyage, elle est le plus souvent provoquée, donc forcée et trop rarement spontanée ; cette rencontre tant désirée avec les êtres d’ailleurs n’est qu’exceptionnellement le fruit du hasard, et même dans ce cas, les réactions du voyageur ne sont pas toujours des plus naturelles. C’est évidemment en voyageant seul que l’on rencontre le plus facilement son prochain. Il est bien connu, et souvent vérifié, que voyager en solitaire revient à ne jamais l’être. Paul Morand relevait dans ses notes et maximes sur le voyage que « si l’on voyage vraiment pour s’instruire, il faut s’en aller seul ; il y aura, ensuite, bien d’autres occasions de partir (ou de ne pas partir) à deux » (Morand, 1964 : 93). Édouard Glissant rappelle qu’aujourd’hui les cultures ataviques cèdent la place aux cultures composites et que « ce qui est beau dans la créolisation, c’est qu’elle est imprévisible ». Le métissage, la créolisation, l’identité-relation délivrent des émotions fortes et sont des expériences humaines qui se vivent sans se laisser prévoir. Il en va de même de la relation entre les voyageurs et les autochtones lors de pérégrinations circumplanétaires. Le voyage est l’opportunité tant attendue de se préparer à l’inattendu, de lui octroyer une place de choix si d’aventure il se trouvait sur notre chemin. La rencontre authentique se crée d’elle-même, au mieux elle s’imagine dans la stimulation de la pensée, mais jamais elle ne se provoque et ne se décide à l’avance. André Gide le remarquait déjà dans son Voyage au Congo lorsqu’il répond par cette sage réplique, « j’attends d’être là-bas pour le savoir », à celui qui lui 74
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demande « ce qu’il va chercher là-bas ». La relation aux autres a remplacé la découverte de nouveaux territoires, et la découverte des cultures méconnues celle des terres inconnues. C’est désormais sur ce terrain jonché d’humanités dispersées que se dessine l’aventure du présent millénaire. « Il n’y a plus de terres inconnues sur les cartes, la tendance, la pulsion culturelle ne portent plus à la découverte, mais à l’enjeu de la relation » poursuit Glissant avant de préciser : « C’est l’identité ouverte sur l’autre, parce qu’il nous faut nous habituer à l’idée – c’est difficile, nous en avons peur, et nous ne voulons pas, et nous reculons – que je peux changer en échangeant avec l’autre sans me perdre moi-même » (dans Kandé, 1999 : 47-53). S’ouvrir à l’autre c’est accepter de douter de soi, se risquer à l’altérité c’est la voie qui mène à des bonheurs évidents dont les sentiers difficiles restent néanmoins parsemés de dangers qui dissuadent plus d’un candidat au grand frisson de la sensation voyageuse du Divers… Sceptique sur le sens à donner au voyage actuel, et sur le maigre espoir de voir le tourisme rimer avec altruisme, Marc Augé se désole avant tout de la « touristification » du monde en marche : « L’impossible voyage, c’est celui que nous ne ferons jamais plus, celui qui aurait pu nous faire découvrir des paysages nouveaux et d’autres hommes, qui aurait pu nous ouvrir l’espace des rencontres » (Augé, 1997 : 13). Cette déception d’un monde trop connu, trop parcouru de la part d’un anthropologue contraste avec la volonté des sportifs ou des aventuriers toujours en quête de nouveaux exploits et conquêtes : la Société des explorateurs français entreprend depuis la fin du printemps 1999 une gigantesque campagne intitulée « L’esprit de Bougainville » dont l’objectif, à la fois scientifique et aventurier, est justement de renouer avec « l’esprit » des grandes expéditions d’antan. Un formidable exemple de voyage historiquement guidé par un illustre prédécesseur et qui s’affiche on ne peut plus « utile » : des dizaines de chercheurs participent à l’entreprise, et le programme comprend de l’ethnologie, de l’archéologie sous-marine, de la spéléologie, de la botanique et autres sciences naturelles…
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L’altérité : alibi ou passion ? On peut évidemment s’interroger. Si le besoin de l’autre amplifie le désir d’ailleurs, la solitude reste le propre du voyageur au long cours. Isabelle Autissier, coqueluche des médias et « aventurière des mers du Sud », comme le titre un article du Monde (5/2/1999), réitère à sa manière ces mots sortis de la bouche de tous les aventuriers de l’histoire : « Être seule à des milliers de milles de tout, c’est être responsable de ce que je suis ; cela me rend plus forte, plus riche, et cela me rapproche des autres car, quand le lien humain devient fragile, il est plus intense. Tout le monde devrait faire cela une fois dans sa vie ». Si la solitude permet effectivement de retrouver un autre qui se raréfie, tout le monde n’a pas les moyens d’une telle initiation. Renaud l’avait déjà chanté en 1983 (Dès que le vent soufflera) : « Tabarly, Pajot, Kersauson et Riguidel ne naviguent pas sur des cageots ni sur des poubelles ». Et la journaliste du Monde, Bénédicte Mathieu, de poursuivre sur Autissier : « Un jour, elle voudra arrêter ; elle continuera à voyager et travaillera peut-être pour une ONG en Afrique ». Après l’aventure des mers du Sud, l’aventure d’une mère en Afrique ? Dans l’attente de cette éventualité, Isabelle Autissier anime une émission radiophonique intitulée « Extrême et science »… L’aventure – individuelle, héroïque et médiatique – n’a pas fini de faire rêver nos contemporains. Notre rapport à l’autre est souvent nourri de compassion et de générosité marchande sans que nous parvenions à évaluer les conséquences directes auprès des populations locales de nos actes et de nos pensées. Cannibal Tours, un film documentaire de Dennis O’Rourke, porte sur les relations entre les touristes (Allemands et Nord-Américains) et les autochtones (Papous Asmat de Nouvelle-Guinée), le tout virant rapidement au tragicomique dans le sens où les situations, souvent cocasses, deviennent déplorables sur le plan de l’éthique du voyage. Les cannibales ne sont pas toujours ceux que l’on pense ! Le documentaire révèle surtout la terrible mésentente et l’incompréhension poussée ici au paroxysme entre ces deux types opposés de populations. Ce film anthropologique est un véritable voyage métaphysique dans lequel Dennis O’Rourke, non seulement inverse l’ordre ethnographique des choses en filmant les touristes plutôt que les Papous, 76
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mais voit « une tentative de définition de la place de l’autre dans l’imaginaire populaire, une interrogation sur les vraies raisons, pour la plupart négligées ou incomprises, qui font que les “civilisés” désirent rencontrer les “primitifs” » (cité dans Le Monde, 24/2/1993). Car le cœur du problème de la rencontre biaisée réside dans l’impossibilité de s’ouvrir à autrui et de s’écouter mutuellement. Changer notre regard face à un autre regard qui nous fixe est nécessaire si l’on espère aboutir à une rencontre authentique. Il s’agit d’œuvrer assidûment à ce que cesse la réduction de l’autre à soi. Trop souvent encore, et cela se constate aisément – en tendant l’oreille – à l’intérieur des groupes de voyageurs ou dans Cannibal Tours par exemple : « l’Autre est l’ennemi, ouvert ou caché ; ou bien il n’est rien, ou bien il n’est pas. Certes, nous savons à chaque moment son existence, mais à chaque moment nos intentions l’occultent, l’oublient ou le refusent. Ces intentions ne sont pas la réalité, bien sûr, mais elles en constituent une ligne de force, un sens » (Jaulin, 1973 : 20). Dans Un Barbare en Asie, Henri Michaux reprenait déjà cette idée à sa manière : « L’homme blanc possède une qualité qui lui a fait faire du chemin : l’irrespect », et montre plus loin que la vision occidentale intrinsèque de l’ailleurs que se construit le voyageur ne fait pas l’économie d’un certain aveuglement : « Si un Européen est interrogé à son retour des Indes, il n’hésite pas, il répond : “j’ai vu Madras, j’ai vu ceci, j’ai vu cela”. Mais non, il a été vu beaucoup plus qu’il n’a vu » (Michaux, 1967 : 25, 121). Le regard des uns ne correspond jamais au regard des autres. Comme les intérêts des uns ne coïncident que rarement avec ceux des autres. Il suffit d’observer les regards qui se croisent entre voyageurs et autochtones, en forêt équatoriale africaine par exemple, lorsque les touristes sont à l’affût d’un gorille – et n’ont que cette vision en tête quitte à ne plus rien apercevoir autour d’eux – pendant que les porteurs pygmées s’attardent perplexes ou souriants sur les « bananes » étranges et les jambes rougies de leurs « compagnons » d’expédition ! Dean Maccannell considère que dans les sociétés traditionnelles les hommes ne peuvent survivre sans orienter leurs comportements à partir d’un schéma fonctionnel mais simpliste 77
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fondé sur l’assertion suivante : « Nous sommes bien – ils sont mal » (Maccannell, 1976 : 40). Cette vision autant réductrice que dualiste est tout aussi valable dans nos sociétés dites modernes mais restées rigoureusement traditionnelles dès lors que l’on se trouve en face du Bien et du Mal ! C’est précisément là où les mythes expriment toute leur importance pour véhiculer le plus souvent le vrai à partir du faux. Et Louis-Vincent Thomas complète encore ce truisme trop ignoré par nos contemporains par cette autre lapalissade : « S’il est vrai qu’on ne peut rien faire sans les mythes, il est plus vrai encore qu’avec eux seuls rien ne se fera » (dans L’autre et l’ailleurs, 1976 : 327). Dans le contexte du voyage, c’est le mythe de la liberté qui se révèle le plus influent, un mythe sur lequel se fonde – et se vend – tout un imaginaire du voyage au rabais. Il n’y a qu’à pencher la tête pour décrypter les slogans publicitaires des grands tours-opérateurs s’affichant à longueur d’année sur les écrans de télévision ou sur les murs des cités… Dans un autre ouvrage, Maccannell décèle dans la fièvre consumériste qui anime le touriste un processus symbolique rappelant le cannibalisme ! Les touristes ne se limitent effectivement plus à consommer des biens matériels et autres ressources mais cherchent en quelque sorte à « s’empiffrer » de l’essence même des cultures qu’ils visitent, s’appropriant ainsi la force et l’esprit des sociétés et des hommes rencontrés. Cela nous apparaît particulièrement manifeste quant aux considérations spirituelles et écologiques dans les régions pauvres. Maccannell estime pour sa part que le « touriste-cannibale » se construit la possibilité de pénétrer un monde extérieur tout en le neutralisant presque aussitôt : « Le cannibalisme, dans le registre politico-économique, est la production de totalités sociales par l’entremise d’une véritable incorporation de l’altérité » (Maccannell, 1992 : 66). Dès 1880, Paul Lafargue, évoquant les nouveaux explorateurs-exploiteurs au service de l’économie-monde capitaliste, fustigeait la conquête inégale des terrae incognitae : « Mais les continents explorés ne sont plus assez vastes, il faut des pays vierges. Les fabricants de l’Europe rêvent nuit et jour de l’Afrique, du lac saharien, du chemin de fer du Soudan ; avec anxiété, ils suivent les progrès de Livingstone, des Stanley, des Du Chaillu, des de 78
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Brazza ; bouche béante, ils écoutent les histoires mirobolantes de ces courageux voyageurs. Que de merveilles inconnues renferment le “continent noir” ! Des champs sont plantés de dents d’éléphant, des fleuves d’huile de coco charrient des paillettes d’or, des millions de culs noirs, nus comme la face de Dufaure ou de Girardin, attendent les cotonnades pour apprendre la décence, des bouteilles de schnaps et des bibles pour connaître les vertus de la civilisation » (Lafargue, 1994 : 40). Ces anciens « explorateurs » ont bien quelques points communs avec nos nouveaux « aventuriers ». Le monde des voyageurs est décidément bien vaste. Du touriste au colon (et réciproquement), il n’y a qu’un pas que certains franchissent aisément. Toujours même, avec plus ou moins de succès. Un touriste qui prend racine en terre étrangère, notamment lorsqu’elle se fait exotique, peut quelquefois ambitionner d’être intégré au sein de la communauté autochtone, mais ce transfuge ne va pas sans concessions. Il ne perd pas sa condition de touriste sans perdre un peu de ce qui faisait sa culture ; il tire en quelque sorte un trait sur des pans entiers de son éducation et de son passé. Pour sortir de leur condition touristique, certes jugée épouvantable, beaucoup de touristes ne sont cependant pas prêts à renier tout ou partie d’eux-mêmes… D’ailleurs, le plus souvent, le touriste qui s’installe n’en reste pas moins un touriste. Aux yeux des autochtones comme à ceux de ses semblables. Du touriste « longue durée » à « l’expat », la gamme est étendue mais les ressemblances étonnantes, inquiétantes parfois ! Quand le Blanc se déplace dans les pays du Sud, comment pourrait-il oublier ce qu’il est ? Dans son récit de voyage à Madagascar, alors qu’il vient d’échouer au « Glacier », Patrick Mercado en dresse un portrait peu flatteur : « Vasa : premier mot appris dès mon arrivée. Européen, Blanc. Genre négro de l’autre côté. […] Le mélange typique des Blancs du tiers-monde. Un touriste rose en bermuda fleuri, l’appareil photo en érection sur le burlingue, exhibe des billets de dix mille et marchande, l’air ravi, le prix des pistaches à des gamins au regard soumis. Rassuré de trouver plus pauvre. À ses côtés, une bonne femme, engrossée par la ceinture banane renfermant les passeports, le carnet de vaccination et les clés des 79
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valoches, sirote un jus de fruit et cogite sur la tourista. Adossés au bar, de jeunes coopérants français pour la plupart sportifs, à la bonne santé indécente, détenteurs de la culture et du savoir, reluquent, légèrement méprisants, le nouveau. Toujours accompagnés de ravissantes locales qui les pompent. Joie des play-boys tiers-mondistes. Enfin, dans le fond, loin des lumières, les loosers des tropiques complotent des combines à la con. […] Des vasas encravatés accompagnent leurs femmes et leurs filles qui rentrent en métropole. Ils jettent de fréquents et rapides coups d’œil à leur montre, sans doute pressés d’aller rejoindre une gamine qui poireaute au Buffet ou au Glacier. Les résidents se reconnaissent à leur porte-documents en croco. Sinon la chemise Lacoste se porte beaucoup chez les “vasas-bosseurs”, comme le short à fleurs chez les “vasas-baladeurs” » (Mercado, 1998 : 26-28, 215-216). Cette description n’étonnera plus personne, elle n’en est pas moins consternante. « Qui veut voyager loin ménage sa monture » rappelle un dicton populaire, auquel on pourrait en ajouter un autre : « Qui veut voyager autrement change son regard et modifie son comportement »… Laburthe-Tolra n’a pas tort quand il s’indigne de l’exploitation « ludique » de l’altérité : « Un autre devient jeu, l’autre n’est plus que jeu, et c’est pourquoi l’ethnologue “hait les voyages et les explorateurs”, tels qu’ont été Henri de Monfreid, Keyserling, glisseurs de surf qui malgré ou selon les apparences ne font qu’effleurer la surface des faits, ou d’autres, méprisants ou dédaigneux qui, comme dans le Paris-Dakar, n’invoquent ou n’exploitent l’altérité qu’en toile de fond, en pur prétexte de leurs aventures personnelles, que celles-ci soient romanesques, sentimentales, sportives, ou intellectuelles » (Laburthe-Tolra, 1998 : 104-105). Entre adulation et méfiance, le voyage est multiple et concentre les extrêmes. Le voyage offre aussi tout et son contraire : une rencontre organisée et finement orchestrée située aux antipodes du globe mais aussi aux antipodes de la rencontre telle que nous la concevons : « De nos jours, les images et les voyages permettent à tout un chacun de connaître les contrées les plus lointaines et l’homme moderne serrera plus facilement la main d’un Same ou d’un Indien d’Amazonie que celle de son voisin
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de palier » écrit Daniel Elouard dans Tourismes, touristes, sociétés (dans Michel, 1998 : 19). L’anthropologie est l’une des rares planètes où la rencontre cimente la profession en lui attribuant tout son sens et, de ce fait, rend l’entrevue humaine plus facilement envisageable. Tom Selwyn (1996 : 21) note qu’il est aujourd’hui accepté par l’anthropologie du tourisme que « le tourisme contemporain est solidement fondé sur la “quête de l’autre” », et l’autre et le soi s’opposent d’après lui pour constituer un pôle dynamique à partir duquel on peut puiser des informations sur l’art, les raisons et les manières de voyager. La rencontre demeure, toujours selon nous, de l’ordre du possible, pour le meilleur comme le suppose Laburthe-Tolra ou pour le pire comme le répète Jaulin. Là où le premier entrevoit un espoir, le second voit un désastre : « L’ethnologue peut basculer dans le monde de l’autre, y devenir prêtre ou fidèle, chef ou esclave, s’y marier, y faire des affaires, abandonner pour une vie tout à fait autre le domaine du savoir moderne. Le cas n’est pas rare d’Occidentaux qui s’orientalisent (souvent dans quelque ashram) ou qui s’africanisent (je pense à l’artiste autrichienne Susanne Wenger, devenue prêtresse de la déesse yoruba Oshun à Oshogbo en Nigeria) » (Laburthe-Tolra, 1998 : 17) ; « L’ethnologie est certainement la science à avoir le plus participé à la méconnaissance des autres, et par voie de conséquence à notre méconnaissance propre. La méconnaissance des autres n’est pas simplement non connaissance, mais “connaissance négative”, artificialisation de l’homme, mépris de la signification : la Négation de la Vie incarnée dans les actes quotidiens » (Jaulin, 1973 : 429). Les deux auteurs semblent avoir tort et raison à la fois, mais de toute évidence les impacts de nos rencontres avec les autres et celles des autres avec nous dépendent encore de la combinaison de nombreux autres facteurs, et notamment de la singularité des terres, des cultures et des peuples concernés. Mais tout compte fait, si la rencontre n’est plus qu’un leurre comme certains l’affirment, se barricader chez soi en fermant ses portes blindées à double tour n’est sans doute pas la solution la plus adéquate pour rêver un monde meilleur… 81
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Pour notre part, nous estimons par-delà ces affirmations, parfois péremptoires, que la rencontre par l’intermédiaire du voyage induit souvent l’échange, le partage, le doute aussi, et même quelquefois la connaissance, peut-être plus qu’on ne l’imagine, et cela en dépit d’une histoire – en particulier militaire et coloniale – emplie à ras bord de relations tronquées et spoliées à autrui. Mais le métissage des cultures et des hommes est là pour nous (re)donner plus d’espoir que de peur, plus de solutions pour l’avenir que de haines à entretenir. L’émergence d’une pensée métisse foisonne et le mélange est tous les jours un peu plus « visible dans nos rues et sur tous nos écrans » (Gruzinski, 1999). C’est là aussi qu’il nous faut rejoindre Laplantine et Nouss lorsqu’ils écrivent : « Le métissage suppose la mobilité, le voyage, et, à cet égard, le héros méditerranéen le plus célèbre est Ulysse, construction archétypale grecque, mais aussi universelle, de tous les voyageurs, alors que l’antimétissage procède de la sédentarité ou plus exactement de la sédentarisation et de la stabilisation. On peut cependant se demander si la figure biblique d’Abraham n’est pas encore plus représentative dans la mesure où celui-ci ne revient pas à son lieu de départ » (Laplantine, Nouss, 1997 : 18). Les destinations métisses existent, se développent même, certes plus par la force des choses que par une volonté affirmée, et elles seront demain recherchées par un nouveau type de voyageurs… Le métissage a toujours été et reste aux yeux de ses contemporains mêlé de fascination et d’inquiétude, d’attirance et de répulsion. Hier déjà, l’autre n’était pas toujours très éloigné de nous. L’autre n’a pas toujours été le même ; il a changé de visage au sein même de nos sociétés : ainsi en France, l’Italien est devenu le Polonais qui lui est devenu l’Algérien… Et tous ne sont pas encore « français » au même titre. Dans sa diversité l’autre est toujours autre. Par ailleurs, la diversité des cultures n’est hélas guère comprise pour ce qu’elle est véritablement et l’ethnocentrisme constitue toujours une menace pour son expression. Claude Lévi-Strauss remarque que « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », et de relever, après avoir redéfini la diversité culturelle, l’incompréhension des hommes envers leurs semblables du bout du monde ou d’à côté : « La diversité des cultures 82
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humaines ne doit pas nous inviter à une observation morcelante ou morcelée. Elle est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent. […] il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés : ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale » (Lévi-Strauss, 1973 : 384, 382). C’est à la faveur du romantisme que l’exotisme, en Europe, se rapproche de soi – Italie, Grande-Bretagne, Irlande, Suisse, et bien sûr Allemagne –, le proche pouvant se substituer au lointain, et, déjà (!), l’exotisme se fait quotidien à travers le kaléidoscope des arts, des métiers, des cultures, des classes sociales… Dans ce contexte, toute œuvre se transforme subitement en un voyage dans l’imaginaire et tout écrivain apparaît sous les traits enviés de l’aventurier. Mais l’idée que l’équation je = l’autre doit pourtant pouvoir s’inverser reste, en partie jusqu’à nos jours, du domaine intentionnel. De même que reste actuelle l’idée, jadis en vogue, de partir ou plutôt de s’enfuir ailleurs – en général le plus loin possible de notre univers connu, dans ce « Grand Dehors » cher à Le Bris – pour se ressourcer, se refaire, se recréer : « La richesse d’une personnalité va dépendre de son degré d’ouverture et de sa connaissance de l’univers, autrement dit de sa culture. L’inquiétude de l’Occidental le pousse vers le grand large. Il y pêche des étoiles nouvelles, il en rapporte aussi de quoi alimenter de questions sa philosophie, de quoi nourrir sa réforme et sa renaissance » (Laburthe-Tolra, 1998 : 104). L’Occidental « se ressource » à force d’accumuler la fraîcheur des ailleurs et l’hospitalité des autres. Une affiche de l’Office national du tourisme tunisien, placardée dans le métro parisien et illustrant une créature blonde aguichante sur fond de mer turquoise, ne dit-elle pas le plus clairement du monde : « Tunisie, ressource-moi » ! Qu’en est-il des « autres », de tous ceux qu’on visite à longueur d’année, ceux qui nous observent nous ressourcer ? En mars 1999, lors d’une rencontre associative dans le sud-ouest de la France, portant sur le thème « tourisme et développement », un jeune Malien me suggère une idée qu’il convien83
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drait sans doute de creuser plus profondément : « Si les Blancs qui traversent continuellement mon village se ressourcent et en fait “guérissent” d’une maladie moderne (stress, trop ou pas de travail, problèmes sociaux et familiaux, sacré refoulé, etc.), alors pourquoi moi, simple villageois, ne pourrais-je pas également bénéficier, du fait de contribuer à leur “guérison” (en me laissant prendre en photo, en souriant, en leur proposant un itinéraire ou à manger, etc.), de quelque chose en retour ? Car moi, en ce moment de passage en France et vu l’accueil qui m’y est réservé, je ne vois pas très bien de quoi je pourrai guérir… ». Il n’y a pas encore de retour – y en aura-t-il d’ailleurs un jour ? –, mais il s’agit d’y réfléchir afin de le trouver ou en tout cas de le susciter au plus vite. Le voyageur quitte le village « bonifié » mais le villageois reste frustré, le tourisme ne lui profite pas ou si peu… La criante inégalité du monde autorise seulement une partie de l’humanité à partir en visiter une autre. Mais tant que l’autre du voyageur (en attendant qu’il devienne à son tour un autre voyageur) – le Marocain, le Chilien, le Vietnamien, le Malien – ne viendra pas découvrir la France autrement que pour y chercher du travail ou pour y trouver une terre d’exil, l’indispensable équilibre propre à penser une philosophie du voyage plus humaine ne sera qu’une utopie de plus dans la boîte à rêves. Dans l’attente de voyages plus démocratiques dont l’ère ne paraît malheureusement nullement s’annoncer, il nous reste à parfaire ce qui existe déjà du voyage : son industrie et ses adeptes. Pour que le voyage ne soit pas ce faux pas dans la marche vers l’ailleurs laissé généralement par l’illusion de la rencontre avec d’autres cultures et d’autres hommes, la multiplication des contacts humains animée par un réel désir de connaissance partagé s’avère à ce jour rester le meilleur antidote à ces déplacements vidés de sens si vite emportés dans l’oubli par des voyageurs trop imbus d’eux-mêmes pour espérer s’ouvrir aux autres. La rencontre en voyage n’est pas faite non plus de montagnes de cadeaux qu’on distribue n’importe comment à tout le monde ou presque comme pour s’excuser d’être venu. On sait pourtant combien cela fausse la relation : le voyageur n’est plus là pour recevoir mais pour donner, il n’est plus là pour écouter mais pour dicter ; ce qui compte c’est finale84
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ment ce que répondent ses hôtes et non pas leurs avis. Là réside par ailleurs tout le danger qui se profile derrière l’image du tourisme humanitaire très en vogue à l’heure actuelle (il existe même depuis peu un Guide du Routard humanitaire), dont les projets restent malheureusement encore conçus et imaginés en Occident. L’un des enjeux futurs consiste à concevoir puis à donner aux jeunes, et même aux très jeunes, une éducation au voyage qui prenne en compte la diversité humaine, culturelle et naturelle (Peuples en marche, mai 1998 : 6-8 ; Grain de Sel, juillet 1998 : 23 ; Valayer, 1993 ; Nash, 1996). Pour clore ce chapitre faisant le tour des errances volontaires et des rencontres humaines que suscite la friction à l’ailleurs, on soulignera l’impossibilité de saisir le sens du voyage comme on gère une agence de voyage. L’un se désire en fonction des émotions ressenties et l’autre se décide selon des critères économiques. Le voyage est décidément pluriel : les uns préfèrent les sous, les autres les gens ; les visiteurs expriment des désirs spécifiques à l’opposé de ceux des visités dont les secrets resteront souvent enfouis. Que de possibilités de rencontres mais combien de rencontres manquées, perturbées, incomprises, ingérables ! La difficulté grandissante de communiquer entre les humains ne doit pas tuer l’indispensable communication entre les hommes, et nous terminerons par ces mots de F. Laplantine et A. Nouss : « Le modèle de la rencontre n’a rien de l’art du rendez-vous. La rencontre ne s’annonce pas plus qu’elle ne se prépare. Nulle stratégie possible, à la différence du combat et de la séduction. On n’arrive jamais à une rencontre, une rencontre, toujours, vous arrive » (Laplantine, Nouss, 1997 : 113). Le voyage doit d’abord être une rencontre s’il veut rester un voyage. Avec le besoin de convivialité – une denrée devenue rare dans nos contrées – le désir de rencontre se fait plus fort que tout. L’enfermement chez soi et le repli sur les siens conduisent inexorablement les voyageurs, y compris au prix d’efforts considérables qu’ils soient financiers ou psychologiques, à quêter l’ailleurs le plus éloigné et l’autre le plus mystérieux ! À elle seule, la rencontre devient un voyage en soi. Le motif premier de tout voyage. Car tout cheminement dans le monde est d’abord un regard, un geste, un pas en direction de l’autre, bien avant d’être 85
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une redécouverte de soi. Pourtant, si le tourisme de la rencontre est peut-être le voyage éclairé de demain, pour l’heure et dans leur majorité, ni les pays récepteurs ni les professionnels du voyage ne semblent beaucoup s’y intéresser. La raison en est simple et double : trop compliqué, trop peu rémunérateur… Combien de temps faudra-t-il encore patienter avant de voir s’éroder, puis disparaître, cet étrange esprit de voyage ? « L’homme ne peut mûrir qu’à travers les voyages », dit un proverbe perse…
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Rites et pratiques des nomadismes « Le voyage moderne est un réflexe de défense de l’individu, un geste antisocial. Le voyageur est un insoumis. […] On voyage pour exister ; pour survivre ; pour se défixer ». Paul Morand, Le voyage, 1964.
Il n’existe pas de voyage sans mythe du voyage préliminaire. Si le voyage nous défait plus qu’il nous fait, comme nous le constatons avec Nicolas Bouvier (1992), il se construit et se fait avant notre départ. Parcourir les atlas et rêver d’autres lieux, c’est déjà pleinement voyager.
Des mythes du voyage aux rites touristiques On s’invente un pays avant de s’y rendre et on imagine ses habitants avant de les rencontrer. La magie du voyage commence en définitive bien au-delà du simple acte de lacer ses chaussures ou d’acheter son billet d’avion. Partant de L’Iliade et de L’Odyssée, des tribulations d’Hérodote ou des textes bibliques, la littérature universelle a tellement visité des mondes imaginaires que partir pour les découvrir de visu c’est se résoudre puis se consoler de ne rien trouver ! La quête quasi universelle d’un paradis confère au voyage son apparence d’éternité. L’homme n’a jamais cessé de tenter de « reconquérir l’ambiance paradisiaque » mais se contente, en attendant, d’occuper et de parcourir la terre dans tous les sens : « L’interruption de la construction de la Tour de Babel contribue à la dispersion et à la différenciation des groupes sociaux. L’Arche 87
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de Noé vogue également bien au-delà des contours connus par ses occupants. L’Exode, les récits guerriers familiarisent les esprits avec le lointain qui relativise distance et temps » (Wackermann, 1994 : 15). Les voyagistes proposant la Lune ou l’Atlantide, l’île mystérieuse de Jules Verne ou l’Eldorado de Voltaire feront plus le bonheur des libraires que le leur ! Mais voilà qui est bien méconnaître la symbolique du voyage dont l’efficacité n’est plus à prouver. Ainsi, un voyage de l’esprit dans sa chambre emprunte aisément les détours les plus invraisemblables d’une fabuleuse découverte des classiques de la littérature mondiale : un Dictionnaire des lieux imaginaires, qui s’apparente surtout à une sorte de guide du voyage imaginaire, nous encourage à explorer la planète sur les traces des écrivains et des philosophes qui l’ont plus fantasmée que parcourue (Manguel, Guadalupi, 1999). Mais cela n’est qu’un formidable prétexte supplémentaire pour prendre les voiles ! Bernard Werber a délaissé un temps ses fourmis pour se consacrer au voyage dans un livre où le lecteur, à la suite de l’auteur, tente de faire migrer son esprit dans un univers fantastique de la quotidienneté ; on voyage ici dans la tête en s’évadant par la lecture, au travers d’une exploration virtuelle qui est une forme de voyage en soi (Werber, 1997). Mais le voyage « traditionnel », bien réel celui-ci, résiste encore au tout-virtuel qui semble peu à peu envahir nos sociétés déboussolées, désorientées. Arnold Van Gennep, dans son étude classique sur les rites de passage publiée au début du siècle, relevait que le voyage est avant tout une quête initiatique dans le sens où s’en aller de chez soi relève déjà de l’ordre du sacré. Il voit dans le sacré non pas une valeur absolue mais une valeur indicative de situations données : « Un homme qui vit chez lui vit dans le profane ; il vit dans le sacré dès qu’il part en voyage et se trouve en qualité d’étranger à proximité d’un camp d’étrangers » (Van Gennep, 1909) ; et l’auteur de rejoindre ici Mircéa Eliade lorsqu’il estime que « le voyage est en soi un support initiatique puisqu’il permet de renaître Autre et Ailleurs » (cité dans Affergan, 1987).
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Mais l’œuvre de Van Gennep montre surtout que le voyage est propice à tous les débordements, ce en quoi il rejoint la guerre, la fête ou encore le jeu. Les différentes phases du voyagetourisme correspondent aux rites de passage définis par Van Gennep ; appliquées au voyage, les trois séquences s’articulent de la manière suivante : • Séparation-coupure = départ • Initiation-isolement = temps du voyage et du séjour • Réintégration-agrégation = retour La séparation d’avec l’univers habituel plonge un moment le voyageur dans l’inconnu, accusant la rupture, et déjà annonciateur des premiers débordements (comme boire excessivement dans l’avion ou flirter « anormalement » avec l’hôtesse de l’air…). Même à l’intérieur de cette séquence, dans le cadre du voyage qui transporte le voyageur de son domicile à sa destination vacancière, on peut également remarquer trois sous-séquences relevant en quelque sorte des rites de passage : départ, vol et transit, arrivée. On notera aussi que dans le tourisme, l’individu-citoyen est d’abord passager avant de devenir vacancier (Amirou, 1995 : 168). Le voyage n’est finalement jamais autre chose qu’un passage de frontières et une succession de franchissements de seuils… L’initiation est le temps du voyage et du séjour sur place, c’est un temps hors du temps et le moment privilégié de l’expérience non ordinaire. C’est aussi le temps du voyage (ou des voyages, des déplacements) à l’intérieur du « grand » voyage ; c’est une période où l’on se laisse aller à être autre dans l’ailleurs, vivre, agir et manger autrement. C’est également plus facile à ce moment-là de partir à la rencontre de l’autre puisqu’on n’est soi-même plus vraiment soi et qu’on est un peu autre, ce qui nous rapproche des autres hommes… Bref, au cours de cette séquence, nous ne sommes plus tout à fait nous-mêmes et quittons temporairement nos habitudes mais aussi nos restrictions et nos codes de conduite en société. Tout nous semble soudainement possible puisqu’il n’y a plus de barrières, c’est la porte ouverte aux aventures les plus formidables comme aux excès les plus déplorables… C’est sur cette phase principale de tout voyage qu’il s’agit aujourd’hui de 89
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réfléchir pour instaurer, sinon imposer, une véritable éthique du voyage respectueux de la nature et des hommes. La réintégration n’est pas toujours aisée. Quand on rentre à la maison, c’est d’abord le retour à la morale en revenant à la normale. C’est d’abord la réintégration sociale qui prime. Le voyageur a des passages à vide, voire une période de déprime, il n’est pas encore revenu tout en n’étant plus « là-bas » ; c’est une nouvelle phase de transition qui ne se passe pas toujours comme on le souhaiterait : retourner travailler, retrouver ses collègues n’est pas chose évidente lorsque l’on a la tête ailleurs ! Il n’est pas facile non plus de parler de son voyage aux gens restés sur place, y compris les plus proches. Car, fréquemment, ce qui apparaît essentiel ou exceptionnel au bourlingueur deviendra futile ou banal pour les écoutants… si ceux-là arrivent toutefois à faire l’effort d’écouter les aventures réelles ou imaginaires – mais toujours imagées – du voyageur retourné plus encore que revenu. Et, quand le voyageur opte pour une autre alternative que le retour chez lui, il lui arrive de changer du tout au tout : de lieu, de langue, de vêtements, voire de nom et de sexe même ; c’est ce qu’on peut appeler avec Jean-Michel Belorgey les « rituels de désertion et d’enracinement » (1989 : 239-272). Edgar Morin parle également de « rites de ressouvenance » lorsque l’on refait le voyage à la maison : « Fuguer, s’enfuir, s’évader, rompre, déserter ou larguer les amarres sont bien plutôt à comprendre comme des images prenant acte d’une autre dimension rituelle du tourisme : celle de la séparation préalable au rite corollaire d’initiation que constitue la phase d’exploration ou de découverte dans le voyage » (Morin, 1965 : 245). En qualité d’expérience non ordinaire, le voyage intègre la sphère du sacré. Mais si tout voyage est par conséquent un séjour potentiel au paradis, celui-ci n’est pas à l’abri de ressembler davantage à l’enfer ; mais toute expérience non ordinaire est de fait de l’ordre du sacré là où toute habitude ordinaire est de l’ordre du profane. Jafar Jafari (1988) suggère une interprétation alternative à celle de Van Gennep tout en s’inspirant d’elle. Six séquences la composent : 1) la phase précédant le départ où la 90
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culture du touriste est incorporée à sa vie culturelle de tous les jours ; 2) la séquence d’émancipation, incluant le geste de partir et le sentiment de libération ; 3) durant cette séquence, le touriste pratique des activités dans un monde animé qui est un espacetemps non ordinaire ; 4) la séquence du rapatriement, du retour à la vie ordinaire ; 5) la séquence au cours de laquelle l’expérience touristique acquise s’intègre graduellement dans le cours de la vie ordinaire ; 6) le temps de l’absence, celui de l’intérim de la vie ordinaire malgré l’absence du touriste de son domicile (cité dans Laplante, 1996 : 80). Les rites touristiques sont nombreux et diversifiés, ils sont aussi obligatoires pour nombre d’entre eux. Ils diffèrent autant que les voyageurs sont divers. Maccannell insiste par exemple sur les « musts touristiques » et la quasi-obligation de voir ce qu’il est convenu – socialement, dans les guides ou par les gens via les « on dit » – d’aller voir : « Si je vais en Europe, je dois voir Paris ; si je vais à Paris, je dois voir Notre-Dame, la tour Eiffel, le Louvre ; si je vais au Louvre, je dois voir la Vénus de Milo et bien sûr la Joconde. Il y a des millions de touristes qui ont dépensé leurs économies pour effectuer de tels pèlerinages » écrit Maccannell (dans Sociétés, avril 1986 : 20). Des temples de la foi aux temples à visiter, les nouvelles fonctions des églises en Europe ne sont plus religieuses mais touristiques. Drôle de reconversion pour ces gestionnaires du sacré devenus gestionnaires de sites touristiques. Il m’est arrivé, dans d’autres contextes géographiques, par exemple dans la province du Yunnan en Chine, de voir des responsables de pagodes bouddhistes souffrir des mêmes évolutions, même si leur situation reste nettement plus dramatique. Aux abords de la ville de Lijiang, les autorités chinoises ont accepté au début des années 1990 de rouvrir un monastère bouddhiste… cela dans le seul but d’attirer des touristes dans la région, de leur faire payer un droit d’entrée qui en grande partie leur reviendra, le responsable « religieux » de ce monastère s’étant simplement métamorphosé en caissier et distributeur de billets d’entrée pour les rares voyageurs de passage…
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Les codes et les conventions sont omniprésents tel ce voyageur qui arrive dans le désert marocain : le Sahara, le sable, l’atmosphère particulière, l’hospitalité des Bédouins, la spiritualité, le mode de vie des hôtes, le fait de gérer la chaleur et la soif, l’effort et la lutte entre soi et avec les éléments, etc. Ce sont autant de mises en condition réelles ou symboliques, avec soimême ou avec les autres, qui nécessitent une codification afin que le voyageur puisse atteindre son objectif : terminer le périple dans la meilleure situation qui soit pour ensuite en garder un souvenir agréable et mémorable. L’espace-temps du travail s’oppose à l’espace-temps du tourisme : le premier est profane dans un lieu ordinaire, la résidence habituelle ; le second est sacré et nécessite la quête d’un lieu extra-ordinaire. L’individu passe de sa culture d’origine à une culture touristique, processus grâce auquel il accède partiellement à la culture de l’autre, la culture originale de la société mise en scène touristique. C’est donc un choc entre trois cultures différentes auquel on assiste : celle du voyageur, celle du visité, celle issue de la « touristification » des deux cultures. Ainsi, contrairement à ce que l’on pense souvent, les autres de nos voyages nous découvrent, à l’instar de notre rencontre avec eux, moins tels que nous sommes que tels qu’ils nous voient. Les Peuls ou les Inuits visités, et discutant autant que faire se peut avec un groupe de touristes français, ne sont pas directement en contact avec la culture française, dont ils ne peuvent entrevoir que des bribes, mais avec la culture touristique des Occidentaux. On a pu parler à ce sujet de processus de sacralisation touristique dans laquelle ne sont plus toujours identifiables le vrai du faux, l’authentique de l’artifice, la fête rituelle de la mascarade folklorique… Tom Selwyn distingue trois thèmes mythiques majeurs à explorer (dans Le tourisme international entre tradition et modernité, 1994 : 123-147) : le premier thème considère les relations centre-périphérie qu’on peut insérer dans un cadre idéologique de domination et de marginalisation politique, puis dans des rapports de subordination et de dépendance ; le second s’arrête aux milieux culturels visités par les voyageurs et aux motivations de consommation et de commercialisation des sociétés « à voir » émanant respectivement de l’industrie touristique, des voyageurs 92
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et des autochtones ; le troisième thème, enfin, découle du précédent et concerne la recherche de l’authentique dans la lignée des travaux pionniers (mais déjà postmodernes) de Maccannell. Les rites consistent aussi bien en des visites obligées qu’en des circuits classiques. Choses à faire et sites à voir rivalisent au sein d’une compétition acharnée pour le voyageur qui cherche à se guider. Le parcours – parfois quasi militaire – du touriste-voyageur est fléché et les objectifs qu’il s’est fixés sont clairement ciblés. Si le tourisme n’est peut-être pas « la forme achevée de la guerre », comme le juge un peu vite Marc Augé (1997 : 8), on peut néanmoins déceler quelques frappantes ressemblances entre l’univers du voyage et celui de la guerre : la terminologie par exemple… Mais aussi l’encadrement souvent strict, l’organisation rigoureusement minutée et orchestrée, la cadence des visites et des marches, le matériel et autres stages « de survie », etc. Il y a aussi les rites propres au voyageur dans sa fonction temporairement nomade : ainsi, en devenant trekker, le randonneur se professionnalise, il gagne en performance ce qu’il perd en nonchalance ; en devenant explorateur, le flâneur perd sa liberté mais gagne en sociabilité. L’essentiel étant toujours de veiller à se régénérer, même s’il ne faut pas oublier que « le non-ordinaire du touriste se vit dans l’ordinaire de l’hôte » (Laplante, 1996 : 92). Le voyage et son univers médiatique investissent le monde des gens qui ne voyagent pas de fait. Mais, à y regarder de plus près, on constate qu’ils sont de plus en plus nombreux à voyager par procuration, par personnes ou par supports interposés. Ces formes de voyage immobile additionnées aux voyages reconnus comme tels sont en augmentation permanente ; elles attestent de l’émergence d’une civilisation touristique à grande échelle.
Le sacré : le touriste comme pèlerin À l’image du sacré, le voyage suscite attirance et répulsion, fascination diffuse et terreur symbolique. Comme la religion, le nomadisme volontaire nécessite le partage et la rencontre avec autrui, la construction de ponts et l’entretien de voies qui permettent l’éclosion de cette relation. Le sentiment d’apparte93
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nance au monde n’est envisageable que par le regard des autres, et l’existence même exige de sortir de sa coquille pour s’ouvrir à l’étranger. C’est ainsi, entre autres, que l’éclatement communautaire des exilés de l’histoire a provoqué une cohésion à toute épreuve entre l’ensemble des membres dispersés. Surtout, voyage et sacré se rejoignent dans l’importance commune accordée à ce qui relie et délie, à ce qui rassemble et sépare : la transgression apparaît incontournable tant dans l’expérience du sacré que dans celle du voyage, elle conduit au tabou mais aussi à l’accès grâce au détour, ici à une spiritualité pleine de sagesse, là à une aventure inaccoutumée… Il y a finalement, ce que le fonds culturel judéochrétien nous a que trop bien enseigné, toujours un dualisme qui se dessine à l’horizon : dans notre cas, le routinier s’oppose au transgresseur, le preneur d’aises au preneur de risques. On voit ainsi le premier devenir la figure de la norme sociale et le second celle de l’anormal asocial. Il est à noter que l’origine étymologique du terme « pèlerin » est le mot latin peregrinus, autrement dit « pérégrination ». Au Moyen Âge (Roux, 1961 ; Verdon, 1999), puis à la Renaissance (Margolin, 1987), voyager relève soit du domaine religieux (pèlerinage), soit du domaine du « travail » (esclavage, mines, marins…), et si d’aventure l’on trouve une autre manière de « voyager », c’est exclusivement de voyage forcé dont il s’agit (bagnards, déportés, exilés, ostracisés…). À ces époques, le voyage était pèlerinage ou n’était pas ; la finalité sacrée était indispensable pour l’invitation au voyage. En un sens, toujours en quête de quelque chose, le touriste est résolument un pèlerin laïc de notre temps. Michel Maffesoli relève que « l’idéal de l’homo viator, de l’homme en chemin, est à la base du message évangélique. Le Christ, lui-même, donne l’exemple, au travers du mythe de l’Ascension, qui canonise le désir de l’ailleurs. Et nombreuses sont les traditions religieuses mettant l’accent sur la nécessaire épreuve initiatique du voyage. Ainsi la vie errante est obligatoire pour les moines de l’Inde ancienne. Mais cette errance est toujours vecteur de socialisation, de rencontre avec le Grand Autre, quel que soit le nom qu’on lui donne » (Maffesoli, 1997 : 27-28). 94
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Mais les codes de l’hospitalité ne sont pas toujours ce qu’ils devraient être ou ce qu’ils sont effectivement ailleurs, chez les Touaregs ou les Papous par exemple. Dans nos sociétés, lorsque par exemple le pape, une fois l’an au moment de Noël, se croit obligé de dire aux fidèles atterrés de recevoir un pauvre (un vagabond, un mendiant, un sans-abri, un chômeur, ou encore le tout à la fois) à leur table le soir du Nouvel An afin qu’il puisse également « vivre » (sous-entendu « comme nous », donc « comme il faut ») un moment de bonheur, juste un court instant avant de commencer la nouvelle année aussi misérablement qu’il a vécu et terminé la précédente. La charité chrétienne nous enseigne pourtant depuis belle lurette qu’il faut aider son prochain d’autant plus s’il se trouve dans le malheur ! Ne serait-il pas « naturel » pour un « bon catholique » de laisser sa porte ouverte aux exclus d’humanité ainsi qu’aux voyageurs de passage ? Mais ne rêvons pas, même les églises – ces maisons de Dieu – restent désespérément fermées à l’autre en dehors de leurs horaires d’ouverture ! Les églises « classiques » sont d’ailleurs boudées au profit de « sanctuaires » plus originaux, plus en phase avec les besoins de spiritualité qui emportent nos contemporains. À ce titre, il est intéressant de relever une règle quasi systématique de l’ordre touristique : la baisse de la pratique religieuse coïncide avec le succès du tourisme religieux. On se souvient par exemple du succès médiatico-religieux et commercial de l’exposition du saint suaire à Turin, en avril 1998, et des images d’une foule nombreuse venue se presser à l’entrée du « site ». La « recherche de l’hôte » n’a pourtant été que symboliquement fructueuse, la présence du Christ étant d’abord virtuelle… Une virtualité qui intègre toutefois pour certains croyants le réel d’une vie de foi et de passion consacrée au Christ. Par ailleurs, les Églises, toutes tendances confondues, ont bien saisi l’occasion qu’elles pouvaient faire du tourisme (plus en « adaptant » leurs fêtes et leurs pèlerinages qu’en rouvrant leurs églises !) un tremplin pour récupérer quelques âmes errantes et les placer dans leur giron religieux (Vukonic, 1996). L’organisation de croisières et de voyages historico-religieux dans le Sinaï, en Palestine, en Arménie, dans les villes saintes, etc., afin de découvrir l’espace-temps des premiers 95
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instants de la Création, connaissent un succès sans précédent à l’heure actuelle. Ces voyages – souvent des croisières-conférences (Mermoz, Norway…) – sont chaperonnés par des universitaires prestigieux et/ou des conférenciers célèbres, parfois des stars de médias ou du showbiz ! Dieu, c’est sûr, leur a donné la foi, et la religion et ses représentations sont plus que jamais à la mode, de la cathédrale Notre-Dame de Paris à l’Église de scientologie… Les sectes, ésotériques de surcroît, pratiquent également ces mêmes méthodes depuis longtemps, en promenant – à grands frais – leurs adeptes en Égypte, au Mexique ou dans l’ancienne Mésopotamie à la recherche de divers fluides de vie… On part ailleurs en quête intérieure pour espérer retrouver ce qu’on a perdu dans le miroir aux alouettes d’une modernité incertaine. Georges Balandier note à ce sujet : « La modernité présente est celle des abandons autant que des passages, des transitions. L’obsolescence, l’oubli, le rejet, la désaffection, l’éphémère la définissent aussi, et non pas seulement le mouvement par lequel elle effectue ses avancées. C’est une période de renoncement tout autant que de conquête et de victoire de l’inédit » (Balandier, 1994 : 13). Mais plus grave que la fin des idéologies est la ruine de la pensée qui l’accompagne et qui trouve une réponse dans l’exploration savante et sacrée des ailleurs. Qu’il soit extrême ou non, l’Orient reste l’archétype de ce désir de ressourcement qui fait du voyage d’abord une quête initiatique. Dans La vraie vie est ailleurs, Jean-Michel Belorgey confirme ce que nous constatons aisément lors d’un périple en Inde, au Tibet ou en Thaïlande : « Plus encore que la terre des despotismes ou des noces, l’Orient est dans l’imaginaire occidental la terre des dieux et des sages » (Belorgey, 1989 : 192). Ces voyages sont pleinement consacrés au sacré. On part pour partir à sa propre reconquête. Rachid Amirou observe qu’il est bien « difficile d’établir de manière décisive une démarcation entre l’origine des voyages et celle des pèlerinages », et de préciser plus loin qu’« un des “miracles” dont on est certain à Lourdes est constitué par la manne financière qu’offre le flot de pèlerins » (Amirou, 1995 : 68, 72). Le pèlerinage est une forme d’errance divine où se lit une lecture 96
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sacrée de l’espace et du temps. Il est fait de lenteur, de souffrance, de ritualité, de transcendance, de rupture avec le quotidien, de quête intérieure de soi et de recherche de l’autre. L’ailleurs nous tance comme pour mieux nous convier à nous y rendre pour tenter de trouver des solutions là-bas pour résoudre nos problèmes d’ici. Michel Le Bris relève également cet appel qui nous jette sur les sentiers mythiques du monde : « Quelque chose nous manque, que nous ne savons pas, qui nous déchire l’âme. Qu’ontelles d’autre à nous dire, toutes ces religions, que ce tourment du cœur, et les voies du salut ? Quête mystique, pèlerinages, explorations, conquêtes : nous sommes des êtres en partance. Et nous gagnerions beaucoup si nous interrogions le tourisme en termes de pèlerinage » (dans Le Monde de l’Éducation, mai 1997 : 46). En séjournant dans l’ailleurs, le voyageur moderne cherche à tisser du lien social, à miner la solitude de son quotidien en Occident, bref à réaliser ses fantasmes et à vivre au loin ce qu’il ne croit plus possible ni même pensable chez lui. Œuvre collective avant d’être une entreprise individuelle, l’art du voyage ne peut faire l’économie de sa dimension régénératrice, qu’elle soit spirituelle ou psychologique. La purification par le truchement de l’ailleurs n’est plus à prouver. Ce que souligne parfaitement Rachid Amirou : « Un bon périple se compose d’une certaine lenteur et d’une longueur à parcourir ; plus les conditions sont difficiles, plus la route est longue et escarpée, et plus l’illusion de véritablement voyager prend de la force. Traverser un désert asiatique ou marcher sur les sommets himalayens donne alors la nette impression d’atteindre les limites de la pureté. L’escalade vaut purification, l’espace est rédempteur. Aussi, le tourisme va-t-il faire de l’élévation un lieu de thérapie » (Amirou, 1995 : 90). Quatre souvenirs personnels ayant pour cadre l’Indonésie, la Bolivie et le Viêt Nam me reviennent pour illustrer le sacré comme thérapie : à Java, lors de l’ascension du Semeru (que les légendes locales associent au mythique mont Méru en Inde, montagne sacrée et pilier cosmique par excellence, ce qui n’est pas un vain détail dans ce qui suit), certaines personnes se font un 97
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défi d’escalader le sommet, en dépit de la difficulté (pente raide et marche éprouvante dans les cendres), du moment (le mieux est de grimper de nuit) et du danger éventuel (éruptions régulières environ toutes les demi-heures, avec jets de pierres) de l’ascension finale. Mais, après l’effort et la victoire du sommet combinée à celle sur soi-même, certains trekkers qui en reviennent semblent tout changés, tout obnubilés par la force des éléments et, en retour, conscients de la petitesse et de la fragilité des êtres. Malgré l’épuisement évident, ils semblent étrangement requinqués : l’un de ces intrépides quêteurs du sommet et de soi laisse échapper : « C’est l’expérience de ma vie, il faut être maso pour monter làhaut mais je suis content d’y être arrivé, je crois qu’on ne voit plus la vie de la même manière après ça ! »… Toujours à Java, au sommet du célèbre sanctuaire bouddhiste de Borobudur, un touriste français, autour de la cinquantaine, se laisse aller à la méditation spontanée comme si la force symbolique du lieu le tirait à elle, puis se livre à la confidence avant de s’effondrer en larmes et de me dire : « Je vois la vie différemment d’ici, jusqu’à ce jour je me suis toujours trompé, préférant accumuler du fric et des voitures, assurer ma carrière professionnelle ; il faut vite que je trouve une issue pour vivre autrement ». À Cochabamba en Bolivie, à l’occasion de la procession de la Vierge Marie dans les rues de la cité en liesse, un voyageur catalan me glisse à l’oreille : « C’est fou cette ambiance pour la Vierge, moi je ne suis pas pratiquant en Espagne mais ici je le deviendrai tout de suite, c’est pas pareil ! ». Enfin, au nord du Viêt Nam, alors que je racontais avec l’aide d’un ami vietnamien des histoires de fantômes et d’esprits malfaisants à un groupe de voyageurs dans une maisonnée thaï où nous passions ensuite la nuit, certains touristes visiblement passionnés se souvinrent de récits similaires dans l’ancienne Bretagne de leurs aïeux ou dans les légendes celtiques, pendant que d’autres, soudain inquiets devant la tournure des débats et des silences liés autant à l’atmosphère du lieu qu’à la spiritualité diffuse qui semble s’en dégager, se retirèrent discrètement de l’assemblée par ces mots : « Nous, on est fatigué, on va se coucher, votre discussion commence à nous prendre la tête, et puis on peut vraiment pas y croire à vos histoires délirantes ». Il n’est certes pas aisé ni même 98
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offert à tout le monde d’écouter ainsi les gens du voyage raconter la bonne aventure… Le voyage introduit en nous le doute et le questionnement. Il y a toujours des voyageurs aux certitudes bien ancrées que cette perspective effraie, et à qui la nuit annonce de terribles cauchemars… Le voyage facilite l’élévation spirituelle autant que l’escalade de la montagne. Toute montagne qu’on visite n’est-elle pas d’ailleurs un peu magique ? À l’instar de Jean Chesneaux, nous répondrons par l’affirmative : « Il n’y a pas de voyage authentique sans montée vers les sommets. On voit loin à l’horizon, on voit loin en soi-même » (Chesneaux, 1999 : 46). Un constat que ne désavouerait pas non plus un flâneur aguerri des bouts du monde, un sportif averti en vacances, ou un Nicolas Bouvier toujours à prendre de la hauteur quelque part entre Errance et éternité (1998). Ce genre de discours sur le voyage à l’intérieur du voyage est monnaie courante, les réponses aux interrogations métaphysiques des uns et des autres sont plus diversifiées. À chacun sa quête. À chaque quête sa forme de réponse, sa voie pour sortir de l’impasse, sa solution pour sortir du tunnel, ou simplement son intérêt pour un supplément de bonheur. Le tourisme possède un véritable pouvoir de guérison et ses centres thérapeutiques sont connus de tous : combien de voyageurs revenus – retournés dans tous les sens du terme – d’une circumnavigation planétaire racontent ensuite leur « expérience », leur « déclic culturel » et leur « choc civilisationnel », leur « traumatisme », puis leur nécessaire « réadaptation » au monde quotidien… Cette aventure estivale mais néanmoins au-delà du réel n’est pas sans rappeler le phénomène des NDE (Near Death Experience) où l’on rencontre les ancêtres, où l’on fait le bilan de sa vie, où l’on voyage aux limites de la mort. Tout voyage de rupture avec notre univers connu est un voyage de lisières, de marges, de frontières, de limites. On joue avec le seuil ultime comme on joue avec la mort prochaine. Sans filet mais avec précaution. Le franchissement de la ligne n’est jamais loin et serait fatal même au voyageur le plus téméraire. Un pas de trop que très peu franchissent.
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La randonnée dans la forêt de Fontainebleau ou dans « l’enfer vert » amazonien est plus qu’une simple promenade car s’y rajoute une ritualisation de la marche qui en fait une sorte de pèlerinage laïc. Son organisation, son itinéraire et son objectif s’avèrent aussi stricts que finement calculés : « Les préparatifs y jouent un rôle quasi cérémoniel. Le choix des chaussures, l’étude des cartes et du climat, la trousse de premier secours, les lunettes, le coupe-vent ou le bonnet de laine signalent déjà un état d’esprit. Comme le colporteur d’hier, le randonneur organise son stock et son autonomie » (Meunier, 1999 : 99). Le voyage à pied « marche » mieux que jamais même si l’on ne marche presque plus sans entreprendre auparavant des démarches précises pour connaître la meilleure époque de l’année, l’histoire du pays, la vie des gens et le climat sur place… La marche est également un bon marché : marchands de voyages ou de chaussures, de guides et de sacs à dos, elle assure la bonne marche des affaires. Car même si marcher est facile et peu onéreux – on peut très bien marcher bon marché ! – l’équipement « complet » n’est pas disponible à tous. Il suffit de voir certains trekkers européens côtoyer les porteurs népalais sur les contreforts himalayens pour s’en apercevoir… Marcher oblige à respirer et le temps qui ralentit incite à réfléchir, à penser, à méditer. La randonnée est sacrée en ce sens qu’elle est épurée de ce que la modernité nous impose, elle est aussi sacralisée par les marcheurs qui en font un art de vivre – « la figure même de la vie » (Autrement, « La marche, la vie », 1997) – et d’être à contre-courant de ce que notre société valorise : la vitesse. Ce pèlerinage laïc veut accorder au marcheur-trekker une forme de salut individuel où le Tout ne s’entreverrait qu’en proportion des efforts consentis et des actions encourues. La délivrance de soi passe inexorablement par un détour chez les autres. Chassez le sacré et il revient au galop ou en courant ! Jamel Balhi parcourant à pied les villes saintes de Lourdes, Rome, Jérusalem, Bénarès, La Mecque, Lhassa, ou les terres sacrées du Liban, de Turquie, d’Iran, du Pakistan et du Népal, découvre de manière originale la diversité religieuse du monde. Son récit, Les routes de la foi, retrace son itinéraire mais aussi sa quête : la phrase « Ce voyage doit répondre à de nombreuses 100
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questions » inaugure l’ouvrage qui se referme, trois cents pages et 18 450 kilomètres plus loin, par ces mots : « À défaut de me rendre centenaire, la route m’a quelque peu amaigri, et mentalement épuisé. Je ressens tout naturellement le besoin de rentrer, bien que l’idée d’un autre grand voyage soit toujours bien présente en moi. Il me faut revenir à la maison pour rassembler les morceaux de ma quête » (Balhi, 1999 : 7, 292). Le succès récent du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, long et éprouvant1, n’est pas le résultat d’un regain d’intérêt pour la religion catholique, mais pour certains le signe annonciateur d’une recherche spirituelle alternative à l’intérieur de la chrétienté et pour d’autres l’occasion de reprendre pied avec eux-mêmes en sillonnant monts et vaux de France et de Navarre ou seulement de réaliser sous forme de défi un vieux rêve d’enfant… En fait, le voyageur est plus en quête d’un nouveau sens à sa vie qu’en quête de spiritualités lointaines ou proches, mais toujours étrangères. À moins que les deux, le sacré et le sens, n’interfèrent… Jacques Meunier décrit ce pèlerin moderne : « Figure à part, le marcheur mystique ne s’accorde aucun repos et s’emploie à plein temps. Il a fait le pari d’accéder à la divinité par ses propres moyens. Il cherche l’hallucination. L’illumination. Le satori. C’est un quêteur d’éternité. L’esprit de la marche est un ludion aux mille visages. Chacun invente sa voie. À quelqu’un qui lui demandait sa religion, Bruce Chatwin répond : “Je n’ai pas de religion particulière ce matin. Mon dieu est le dieu des marcheurs. Si vous marchez assez longtemps, vous n’avez probablement besoin d’aucun autre dieu” » (Meunier, 1999 : 101). Sacré et tourisme ne font pas toujours bon ménage comme nous le confirment les pertes considérables d’ordre culturel ou religieux au sein de nombreuses sociétés dès lors qu’elles se trouvent confrontées au regard de l’autre, à la commercialisation
1. Il existe en fait au moins cinq itinéraires officiels différents, partant de Paris, de Namur en Belgique, d’Italie, etc., la plupart dépassant les 700 kilomètres de long ; certains pèlerins s’y rendent à plusieurs reprises et empruntent chaque année un autre parcours pour rejoindre Saint-Jacques de Compostelle.
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des rapports humains, et au processus de touristification qui menace le « bon » fonctionnement – ou en tout cas le fonctionnement « habituel/normal/traditionnel » – de ces sociétés. Cela dit, il existe des cas plus intéressants qui, longtemps, n’ont pas suffisamment retenu notre attention : à Haïti, par exemple, des groupes de touristes organisés assistent, au Hilton de Port-auPrince, à un « spectacle » vaudou. Les touristes sont persuadés de participer à une fête folklorique entièrement artificielle, alors que les danseurs tombent en transe et communiquent avec les orishas (Urry, 1990 : 100). Là où les Haïtiens retrouvent une spiritualité en déclin (en partie à cause du tourisme), les voyageurs se sentent lésés par une folklorisation exagérée de la cérémonie… Difficile pour l’autochtone et le voyageur de savoir et même de comprendre que la « vraie » transe a eu lieu au Hilton devant des dizaines de touristes plutôt qu’au fin fond d’un hameau oublié de tous et d’abord des voyageurs… C’est le monde à l’envers, à l’image des paradoxes de la modernité, que les voyageurs – et le tourisme international – commencent à découvrir. Des situations analogues de retournement de regard, qui rendent en quelque sorte la culture aux autochtones et qui par la même occasion définissent les contours d’une culture touristique qui leur est propre et qu’ils contrôlent de l’intérieur, sont attestées en d’autres lieux de la planète, par exemple en Indonésie, à Bali (Picard, 1992) ou en pays Toraja à Sulawesi (Michel, 1997). Le sacré « classique » est en baisse très nette dans notre société mais réapparaît sous une forme « sauvage » déjà entrevue par Roger Bastide (1975). On retrouve également ce sacré au travers d’une structure altérée et laïque dans le tourisme et l’évasion vers des horizons autres. Le tourisme est ici perçu comme le symbole par excellence de la liberté sociale, une perception qui voit germer des rituels d’inversion tels que : le « civilisé » devient « indigène », le stress se transforme en repos, et l’inquiétude en quiétude, la ville est délaissée au profit de la campagne, les restrictions et les tabous sexuels font place au fantasme de la liberté sexuelle autorisant tous les excès… Le temps de l’errance est aussi le temps de la déviance. Graburn, qui distingue également le tourisme « de vacances » de celui « d’épreuves », de même que Urry, 102
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prolongeant tous deux l’analyse sur l’expérience non ordinaire de Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), ont tenté d’appliquer ce qui vaut pour le sacré au tourisme : le voyage étant ce temps et cette expérience non ordinaires précédant et succédant à l’ordinaire de l’avant-départ et du retour. On discerne en fait une coupure très nette entre le temps du voyage et le temps « normal », entre l’exception et la règle. Tout en sachant que c’est toujours d’une certaine manière l’exception qui fait la règle, et dans le cas précis du voyage l’exception qui fait mieux accepter la règle. On retiendra aussi que le fonds de commerce littéraire ou spirituel a beaucoup changé au fil des siècles, même si l’attrait actuel pour les lectures ésotériques et la consultation des textes religieux, sans parler de la mode des pratiques orientales – dont témoignent à merveille le succès en librairie du Livre tibétain de la vie et de la mort et les best-sellers du Dalaï-lama –, ressemble étrangement à l’époque précédant l’avènement des Lumières. Ainsi jusque vers la fin du XVIIIe siècle, « les souvenirs puisés dans la littérature antique et dans la lecture de la Bible pèsent plus lourd sur l’imaginaire que les récits de voyages exotiques » (Corbin, 1988 : 27). L’appel en forme de retour vers les ténèbres est aussi une tentation à partir au cœur des ténèbres (Conrad) afin de nous ressourcer aux temps premiers et mythiques de l’aube de l’humanité ! La mort, enfin, reste inlassablement le dernier et le seul « vrai » grand voyage ainsi que nous l’enseignent la plupart des spiritualités asiatiques. En quittant Lhassa, le coureur Jamel Balhi, s’autorisant une pause, écoute ces propos d’un vieux Tibétain : « Tomber malade en pèlerinage c’est bien, mourir c’est ce qu’il y a de mieux ; s’il ne s’est rien passé mieux vaut recommencer » (Balhi, 1999 : 290). Les pèlerins sont au voyage ce que les écrivains-voyageurs sont à la littérature : des quêteurs d’ailleurs qui ne peuvent s’empêcher de laisser des traces écrites. Car là où passent des hommes restent généralement des mots. À Dunhuang, dans la province du Gansu en Chine, relais notoire sur la route des pèlerins bouddhistes, on a découvert le plus ancien livre imprimé connu, le Sûtra 103
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du Diamant, datant de 868. La trace presque indélébile laissée par l’écrit authentifie les traces de pas des pèlerins d’alors comme celles des écrivains-voyageurs de nos jours si rapidement effacées par l’oubli et la dégradation du temps… Heureusement subsistent les mots. Tout voyage est une initiation. Léon Werth, dans Voyages avec ma pipe, écrit quelque part « je suis un personnage des Mille et une Nuits », l’essentiel n’étant tout compte fait pas de l’être réellement mais vraiment d’y croire ; et l’auteur, voyageur des interstices, de poursuivre : « On m’a donné un talisman qui permet de tout voir sans être vu ». Beaucoup de voyageurs aimeraient en posséder un… Le voyage est une forme de réponse à l’angoisse du lendemain. On peut toujours partir même sans revenir. Et Nouvelles Frontières, dans sa campagne publicitaire de 1998, a bien senti les inquiétudes du présent en lançant le slogan suivant dans le but d’attirer des clients égarés comme autrefois on évangélisait les brebis égarées : « Partir pour mieux revenir »… Chacun suit sa route et cherche sa voie dans le dédale de l’existence. Alexandra David-Neel trouve son destin en Asie, au Tibet plus précisément : « L’Asie offre à A. David-Neel une justification du vide, et une maîtrise de la fin du désir. Fuir ce vide c’est aussi fuir une crise que la célèbre exploratrice traverse avec des milliers d’autres femmes comme elle à une époque qui voit naître la psychanalyse » (Autrement, « Himalayas », 1988 : 18). Le sacré en voyage est aussi l’occasion de s’arrêter sur ce que le voyageur a décidé de sacraliser pour une raison qui peut échapper à la Raison : une locomotive à vapeur, la gare de Calcutta, le passage d’un marathonien à New York, l’atmosphère du Tour de France dans une bourgade auvergnate, une ferme bio dans les Vosges, une maison bourguignonne aux pierres apparentes, le mausolée de Lénine, un défilé de mode à Téhéran, le froid trop polaire, le ciel étoilé dans le désert, une piqûre de méduse, le brame du cerf ou le croassement du crapaud, une belote avec un réfugié kosovar, le vol d’une voiture ou le braquage d’une banque, une manifestation parisienne, une émeute de la faim à Jakarta ou à Caracas, les bibelots en vente devant la cathédrale de La 104
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Havane ou une « écuyère » aguicheuse sur le Malecon, etc. Bref, des moments anodins mais intenses où la grande histoire rejoint les petits bonheurs des historiettes de la vie qui prend le temps de s’écouler. Ces faits de voyage, qui restent ancrés dans notre mémoire, sont sacrés car ils font un peu partie de nous-mêmes. Nous nous sommes réapproprié ces moments heureux d’une errance vécue comme pour mieux en saisir le sens, pour mieux en extraire ce qui nous fortifie au présent. Ces souvenirs nous marquent autant qu’ils se remarquent. Ils bornent nos manières d’appréhender le monde et ses habitants, ils s’affichent sur les murs intérieurs de nos appartements, dans les albums photos rangés sur les étagères, ils se décèlent dans notre accent et notre acharnement à vouloir parler la langue de l’autre, à notre bronzage ou, moins éphémère, au paludisme qu’on transporte avec nous depuis des décennies, etc. Le voyage possède bien sûr sa part de rituels préparatoires, dont le bouclage de la valise n’est que la phase terminale, ses rites de passage, ses moments de transe et d’épreuves, enfin son bilan à raconter, son message à diffuser, et ses leçons à retenir. Constamment en quête de relations affectives, le touriste se lie tout naturellement avec l’univers du jeu et de la fête.
Du jeu à la fête : la fête du voyajoueur ! Le jeu rapproche les hommes, et les hommes qui voyagent retrouvent le jeu. En effet, le voyage permet de renouer avec des pratiques ludiques oubliées ou délaissées, en raison de la primauté du travail mais aussi de l’argent – ou de la recherche de travail et d’argent ! –, parfois aussi banales que le jeu de cartes, le fait de jouer au football, d’aller au cirque, de jouer au volley sur la plage ou de se raconter des blagues au fond d’une forêt tropicale… Edgar Morin le soulignait déjà au milieu des années soixante en comparant la vie des vacances à un grand jeu : « On joue à être paysan, montagnard, pêcheur, homme des bois, à lutter, à courir, nager » (Morin, 1965). Enfin, lorsqu’il y a du jeu, la fête n’est jamais loin ! Le caractère festif investit tout l’univers du voyage car, sans la fête, le voyage n’est que déplacement. Et on remarquera que les 105
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lieux majeurs du tourisme international sont généralement propices à la fête, même artificielle ou commercialisée. Les grands sites touristiques, mais aussi les lieux moins courus prisés par les voyageurs « alternatifs », sont d’abord des lieux de fête, c’est-à-dire où l’on peut faire la fête, ce qui ne signifie pas obligatoirement qu’on la fera… Mais des circuits, fondés sur les seules manifestations festives (les carnavals de Venise, de Bâle, de Nice, de Rio, et maintenant de Salvador de Bahia, ou les kermesses, férias espagnoles, « tourisme des pubs » en Irlande, Oktoberfest à Munich…), sont désormais très prisés par des voyageurs en quête de sensations fortes et de défoulements à plus d’un titre d’ordre thérapeutique. La fête est donc l’occasion d’un débordement social exceptionnellement accepté par l’ensemble de la société afin d’évacuer les frustrations accumulées au fil du temps par le travail et le stress, ainsi que par les soucis quotidiens, notamment financiers et affectifs, de la vie en Occident. C’est pourquoi la fête est ce moment béni de gaspillage, de dépenses spectaculaires et ostentatoires, de dons de toute nature, de débauche collective, etc. Une fête qui se mérite est d’abord un acte collectif au service de la collectivité tout entière (Duvignaud, 1977, 1991). Une société qui sait bien libérer le sens de la fête – qui elle-même libère pour un temps compté tous les sens – est une société qui contrôle bien sa population. Cuba en constitue un parfait exemple : alors que les dures conditions de vie des Cubains pendant les longues années du régime castriste perdurent, la fête – avec toujours de la danse et de la musique – reste l’un des deux exutoires (avec le sport) offerts à une population à bout de force. La salsa est même devenue, avec le cigare et le rhum (mais aussi les femmes…), le principal argument touristique pour attirer les voyageurs du monde entier ! Les performances accompagnent les rites dans les sociétés dites traditionnelles ; elles sont en revanche désacralisées dans nos sociétés laïques et moins holistiques : danses, chants, jeux, expressions corporelles ou émotionnelles disparaissent sous nos cieux et nos yeux, et nous nous voyons soudain contraints de partir pour retrouver ailleurs le sens de la fête : une fête « spontanée » quoique minutieusement organisée, mais pas une fête commerciale et 106
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jonglant avec la mémoire et l’histoire pour en justifier l’existence ! Mais cela n’est évidemment pas toujours le cas. En Occident, la fête s’est désacralisée et banalisée au cours des dernières décennies, les gens se tournant alors vers ces « spectacles de substitution » que proposent les fêtes foraines, les temples de la consommation ou les soirées privées. Les débordements se font rares et sont vite canalisés par une société répressive qui n’ose dire qu’elle l’est. La réflexion de Roger Caillois, expliquant que les vacances ont remplacé les fêtes et qu’à une phase de paroxysme a succédé une phase de détente, est intéressante à plus d’un titre et reste d’actualité malgré son demi-siècle d’ancienneté (Caillois, 1993 : 167). Prolongeant l’analyse de Caillois, on arrive à distinguer deux entités dont l’une tend à se substituer à l’autre : les vacances (le tourisme) et la fête (la cérémonie sacrée). • Vacances/tourisme = centripète = chacun part de son côté = c’est la notion d’individu et d’avoir qui prime = il s’agit de s’isoler du groupe = le vide = la fuite = laïcité/ profane. • Fête/cérémonie sacrée = centrifuge = tous s’assemblent au même point = c’est la notion de personne et d’être qui prime = il s’agit de communier avec le groupe = la plénitude = les retrouvailles = religiosité/sacré. Effectivement, comme le signale Roger Caillois, avec la déliquescence de l’esprit originel de la fête apparaissent les vacanciers qui deviennent ensuite des touristes et vont voir des fêtes comme on regarde un spectacle, là où elles existent encore. Le tourisme est l’envers de la fête : là où naît le tourisme disparaît la fête. Sauf si la fête se folklorise au point de devenir commercialisable et de satisfaire les désirs d’une catégorie peu « regardante » de voyageurs. Les vacances laïques viennent graduellement remplacer les fêtes religieuses, mais les temps nouveaux laissent apparaître une forte création de fêtes laïques, républicaines et consuméristes en même temps que les vacances tendent à se sacraliser par le biais de l’essor d’un tourisme religieux ou encore du fait que le voyageur-touriste moderne sacralise lui-même son périple pour le transformer en pèlerinage. Même si les lieux saints sont en lui107
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même, le besoin de l’autre et de l’ailleurs se fait pressant, et cela reste une quête éminemment sacrée. À Sulawesi en Indonésie, anciennement l’île de Célèbes, les Toraja font l’objet d’un engouement touristique international, notamment pour leurs célèbres cérémonies funéraires. Les Occidentaux participent quelquefois plus ou moins directement à la fête (en offrant des « dons »), mais le plus souvent ils assistent, éberlués et passifs, au spectacle environnant dont le sens profond leur échappe. Surtout, ils observent, photographient, filment des pratiques religieuses qu’ils ont oubliées ou jamais connues. C’est même avec une certaine mélancolie qu’ils voient les autochtones pratiquer ce qu’ils ne pratiquent plus, jouer lorsqu’ils ne jouent plus, rire lorsqu’ils ont du mal à sourire, penser aux autres alors qu’ils se referment sur eux-mêmes. Fort heureusement dans ce cas, et là Caillois a tort, la fête ne disparaît pas au contact du tourisme, au contraire elle évolue, change et se développe même pour intéresser à nouveau une partie de la population locale qui au fil du temps s’en était détournée. Une situation qui n’empêche ni le succès du christianisme et de ses avatars, ni l’affirmation du contrôle de l’État sur les fêtes et ce qu’elles rapportent financièrement et économiquement (Michel, 1997 : 185-220 ; Histoire et Anthropologie, 1997 : 71-85). Toujours à Sulawesi, mais plus au nord du pays Toraja, le lac Poso accueille, depuis 1989, un festival culturel annuel (Lake Poso Festival) dont le gouvernement entend tirer les ficelles économiques en voulant contrôler non seulement l’organisation logistique mais aussi les domaines politiques et religieux en jouant dangereusement avec l’ethnicité des uns et des autres. Dans un ouvrage collectif consacré aux identités culturelles asiatiques, Albert Schrauwers décrit le processus de récupération puis de confiscation identitaire des To Pamona par l’État et l’Église : les To Pamona, le groupe ethnique tenu en otage de cette politique de « développement » touristique discutable, risquent de payer le prix culturel en folklorisant leurs rites et surtout en muséifiant leur passé. Si le droit coutumier autochtone revient à l’État et la religion locale à l’Église, comme cela est de plus en plus le cas de 108
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nos jours, que restera-t-il demain de la culture des To Pamona tant vantée en quadrichromie sur la brochure du festival du lac Poso ? Bien peu de choses, alors que la région tentait tout juste d’exorciser son passé récent aux mains des missionnaires et de renouer avec les valeurs ancestrales. Même l’appellation « To Pamona », qui ne date que de 1973, a été imposée par les autochtones pour conjurer l’histoire douloureuse et remplacer la terminologie précédente – Toraja Bare’e – établie par les missionnaires il y a près d’un siècle (dans Kahn, 1998 : 203-226). Pour l’heure, il n’est pas sûr que le tourisme n’ait aidé les To Pamona à sortir leur culture de l’oubli, contrairement à leurs cousins Toraja plus au sud. Avec le besoin de vivre, la pluralité des mondes à l’intérieur du nôtre, le retour du sacré et la vague de commémorations – facteurs partiellement responsables de développer un voyage de mémoire ou un tourisme du souvenir – qui caractérisent notre époque incertaine, la fête fait un retour en force ces dernières années. Louis-Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris de 1781, constatait non sans lucidité que « toute fête basée sur la bâfre est immortelle » ; aujourd’hui, la fête est de retour avec quelques notables changements, mais l’essentiel, note Michel Raffoul, reste que « tout est bon pour faire la fête » : « Peut-être verra-t-on bientôt surgir un carnaval brésilien en version française, une Sainte-Catherine revue et corrigée, et pourquoi pas une SainteFidèle ? » (Le Monde, 26/2/1999). On note donc que les fêtes évoluent, certaines disparaissent et d’autres survivent ou renaissent. De multiples manifestations festives connaissent un engouement surprenant (fête de l’Halloween, fêtes « traditionnelles » reconstituant notamment des scènes et des décors du Moyen Âge, Saint-Valentin… ), certaines déclinent (fête nationale, fêtes de fin d’année ou de Pâques, voire fêtes du 1er mai et du muguet… ), d’autres enfin se créent en dehors du système consumériste, même si elles sont rapidement rattrapées par lui : les parades Techno de Berlin ou d’ailleurs, la Gay Pride, les raves-parties, etc. Un emballement qui, une fois passée la vague spontanée, répond aussi à une stratégie de consommation et même de commercialisation moins avenante. Les fêtes sont ainsi espacées dans le temps et plus « spécialisées », ce qui convient aux besoins d’une plus 109
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grande partie de la population. Parmi les nouvelles fêtes récemment créées en France, on peut citer : fête du cinéma et fête de la musique (au succès désormais incontesté), fête des grand-mères, Saint-Patrick, fête des secrétaires, fêtes du pain, du vélo, du vin, du Beaujolais nouveau, fête des fleurs, fête des rois, et bien sûr Halloween à laquelle les Français accordent une importance assez démesurée… On remarque que toutes ces fêtes font l’objet de petits ou grands déplacements, de voyages intérieurs et extérieurs. De nombreuses agences de voyage, notamment à destination d’un public étudiant, proposent dans leurs brochures de courts séjours sur les lieux ou les environs des festivités, des concerts, des carnavals, etc. Les trekkers des ailleurs peuvent également se retrouver avec les marcheurs du dimanche dans le cadre de la fête de la randonnée (créée en 1994 et se déroulant le 21 juin, c’est-àdire le même jour que la fête de la musique). Enfin, les festivals, les salons et les expositions complètent cet enthousiasme pour des retrouvailles communautaires le plus souvent bienvenues. La fête restaurée permet de retrouver une convivialité perdue. Par ailleurs, nous observons l’augmentation de ce qu’il convient d’appeler des comportements néotémiques – le phénomène de néotémie consistant à adopter un comportement de jeune adulte ou d’adolescent alors qu’on a déjà atteint la force de l’âge ou l’âge mûr – ; cela est particulièrement repérable dans les fêtes traditionnelles dans les contrées les plus oubliées ainsi que, dans une moindre mesure, dans nos fêtes de village réinventées. La naissance de l’individu se caractérise par l’affirmation de l’indépendance de la personne, capable de s’autodiriger ; et le tourisme est une apparition liée et même due à la naissance de l’individu à la suite du développement de la civilisation industrielle et de l’intériorisation de la notion de temps libre. En réintroduisant davantage le ludique et le festif dans l’univers du nomadisme, le voyage garderait tout son sens, et le voyageur fêtard et joueur préserverait d’autant mieux une éthique de l’errance, sérieusement menacée dans ses fondements, mais ainsi susceptible de ne pas être trop facilement récupérable par la société dominante. Ce nouveau type de voyageur pourrait bien porter le nom de voyajoueur. 110
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L’espace-temps : le voyageur comme nomade et du vacancier au baroudeur
L’espace à voir. Pratiquer l’espace, c’est « répéter l’expérience jubilatoire et silencieuse de l’enfance : c’est dans le lieu, être autre et passer à l’autre » (Certeau, 1990 : 164). Les espaces du voyage sont à l’image de la géographie à la nuance près que les voyageurs expriment des préférences bien particulières pour des lieux précis ou des terres qui répondent à leur débordante imagination et à leur savoir acquis. On peut déjà distinguer trois types d’espaces auxquels correspondent quelques idées types de notre imaginaire du voyage qu’exploitent à leur guise, et avec plus ou moins de cynisme, les professionnels du tourisme ainsi que les voyageurs eux-mêmes : • La ville = au croisement des modernités et au cœur de l’homme, la survie ; • La campagne = nature épurée, monde préindustriel et existence authentique, aux origines de l’homme, la « vraie » vie ; • Le désert/la forêt = hors de l’humanité, avant l’apparition de l’homme, la vie après la mort ou l’autre vie avant la vie. On comprendra aisément que l’amateur d’art et de culture s’attardera plus en ville ; celui qui cherche à se mettre au vert et à pratiquer l’équitation à la ferme préférera évidemment la campagne ; enfin celui qui recherche un trekking au Népal, une méharée dans le Sahara ou une expédition ethnologique chez les Papous, optera pour le désert ou la forêt selon son intérêt. En ce qui concerne ces derniers espaces d’aventure, on relève que le couple forêt-désert renvoie à un tourisme de révélation (religieuse) et à un tourisme de l’élévation (personnelle) reposant notamment sur l’importance accordée au mysticisme (initiation, ascèse, croyances diverses, extase, etc.). Ce sont des lieux mythiques qui conservent jalousement enfouis leurs secrets et gardent la marque du sacré, des terrae incognitae où l’on se sent tout petit et où l’on a tout à apprendre. La vision des voyageurs de ces espaces rêvés, à la fois terribles et fragiles, est diverse et même à l’origine d’un éclate111
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ment entre deux grandes tendances du tourisme de découverte. Les aventuriers de ces lieux de vie où la vie reste dure et la nature « inhospitalière » font émerger les deux catégories de touristes suivantes : ceux qui privilégient le contact et l’authenticité à la modernité et au confort, et ceux qui préfèrent le contraire. En prenant les exemples du Maroc et de Bali, les premiers opteront pour des randonnées chez les Berbères ou dans l’est oublié de « l’île des dieux » et des visites originales comme celles des teintureries traditionnelles de Fès ou des villages d’artistes balinais au centre de l’île indonésienne, en logeant chez l’habitant ou dans des losmen toujours tenus par des locaux ; les seconds, avec leurs désirs et leurs exigences, s’apparenteront davantage aux profils des touristes plus « classiques ». Au total, ces deux groupes n’auront pas vu le même pays, rencontré les mêmes personnes, photographié les mêmes lieux. Le Maroc et l’île de Bali ne seront pas les mêmes pour les uns et les autres… Les lieux sont avant tout des lieux de mémoire : n’est-ce pas ce qui intéresse tous les tourismes et invitent tous les voyageurs à les visiter, à les contempler et à célébrer les événements et les hommes qui leur sont attachés ? En ce temps où l’espace s’est considérablement rapetissé et surtout où son usage apparaît plus contrôlé et donc moins libre, le géographe Michel Roux estime que « le seul espace qui existe est l’espace vécu ». Selon lui, l’aventure et le tourisme sont des tentatives plus ou moins réussies de reprise de souveraineté de l’espace ; d’ailleurs les immersions temporaires, si chèrement payées, dans les déserts de neige ou de sable par exemple, représentent l’une des voies pour renouer le rapport à l’espace, à la nature, aux éléments. Nous reprendrons à notre compte les deux « espaces de la nostalgie », investis d’un imaginaire particulièrement fécond, qui sont ici retenus par l’auteur : la mer et le désert (Roux, 1999). De Conrad à Tabarly, la mer n’a cessé de hanter et de fasciner les habitants restés à terre. Tout comme le désert, dont l’étendue – la plénitude du vide –, contée par Thesinger, Monod ou Le Clézio, nous convie habituellement au divin et à l’ascèse, à la solitude extrême ou à l’hospitalité légendaire des peuples nomades, comme pour nous inciter à la modestie. Ces deux espaces mythiques et fantasmés, 112
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auxquels il faut rajouter cette extension du désert qu’est la forêt, sont avant tout des espaces extrêmes où l’homme n’est plus en mesure de rivaliser. Notre civilisation fondée sur le pouvoir de la force n’a de cesse de nous enseigner les vertus de la puissance et de la compétition pour échapper au déclin et à la déchéance. Gagner plutôt que sombrer. Mais nos espaces extrêmes sont de ceux qui forcent le respect, en dépit des saccages écologiques et des exploitations éhontées qui touchent ces ultimes sanctuaires d’une planète en mal d’avenir. Jean Chesneaux nous dit que « le voyage ne trouve vraiment sa plénitude que dans deux champs ultimes d’itinérance : la fermeture de l’île et l’étendue de la planète », avant de nous inviter à méditer sur le sens du déplacement dans l’espace qu’induit le voyage. Il nous faut, dit-il, nous interroger « sur la nouvelle relation à l’espace qu’institue notre époque de délocalisation économique, d’ubiquité communicationnelle, de lignes de fuite qu’analysaient Gilles Deleuze et Félix Guattari en invoquant les mille plateaux sur lesquels chacun se pose au gré de ses pulsions. Le voyage, lui aussi, va-t-il se décomposer en épisodes, en escales où l’on se contente de se poser – l’avion devenu si commun nous y invite tout naturellement. Le voyageur va-t-il pouvoir, va-t-il vouloir résister à toutes ces formes de déqualification de l’espace, va-t-il garder le sens de l’ailleurs ? » (Chesneaux, 1999 : 40, 218). À ces interrogations de notre temps, il n’existe pas de réponses pleinement satisfaisantes. L’ailleurs est un espace autre qui est aussi l’espace de l’autre. D’aucuns en arriveraient presque à l’oublier ! La Patagonie est ainsi devenue, ces dernières années, le rêve du dernier havre de tranquillité pour des stars – de Benetton à Stallone – trop sollicitées et médiatisées. Pour ces chercheurs d’oasis de vide et de calme, la rencontre avec l’autre n’est pas prioritaire, même lorsque l’on sait que la rareté des relations humaines en fait aussi sa qualité. On s’y rend pour se réfugier plus que pour voyager, on cherche à se cacher du monde, à fuir les caméras, et rien de plus propice à ces désirs que la nature aride et immense de la lointaine Patagonie. Haro sur la vertu première et humaniste du voyage qui consiste à une meilleure ren113
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contre avec les étrangers. On est loin de la Patagonie de Chatwin et pourtant il s’agit bien du même espace rêvé. Jacques Meunier note à ce propos : « La Patagonie est un ultime cap d’exil. Cela se lit dans les livres de Bruce Chatwin et de Paul Théroux. Cendrars l’avait compris aussi qui disait : “Il n’y a que la Patagonie qui convienne à mon immense tristesse”, et Nicolas Hulot, en intitulant son show télévisuel Ushuaïa (le bourg le plus austral du monde), l’utilise comme métaphore de l’extrême. Les bouts du monde – via les médias – nous ont rattrapés mais qui connaît vraiment la Patagonie ? » (Meunier, 1994 : 356). Nos espaces ne sont pas seulement géographiques, ils sont aussi imaginaires, mentaux, virtuels, émotionnels, historiques, politiques… Ils sont encore des espaces de consommation : « [Les lieux] jalonnent les itinéraires du tourisme en présentant ce qui doit être vu ou consommé. Dans ces usages-là, ils ne sont plus guère des territoires où l’imaginaire se fixe et allie, mais ceux d’un imaginaire programmé, souvent commercialisé, qui alimente la curiosité et les rêves des gens de passage » (Balandier, 1994 : 28). Dans le cadre du voyage, on remarque que l’espace est plus émotionnel que géographique. C’est parfois davantage une impression, une ambiance, une expérience que l’on guette qu’un lieu ou un site que l’on recherche. Et même si les lieux « à faire » sont prévus à l’avance, on préférera visiter tel parc protégé africain pour sa nature préservée, tel village himba ou dinka pour son authenticité supposée, tel musée pour ses collections prestigieuses, tel artisan balinais pour son savoir-faire, telle pyramide maya au Guatemala ou tel site bouddhiste en Birmanie, la maison d’enfance de Marguerite Duras à Sadec au Viêt Nam ou celle de Federico Garcia Lorca à Grenade en Espagne, etc., plutôt que « voir » la Thaïlande, visiter l’Amérique du Nord ou faire le tour des villes d’Europe. Au fil des années les demandes des voyageurs s’affinent et se précisent. La tendance actuelle serait plutôt la suivante : on ne peut plus tout faire, alors autant faire le peu qu’on peut le mieux possible ! L’accumulation des lieux dans un même séjour reste pourtant impérative, aux yeux de nombreux nomades pressés de plier bagage, pour avoir l’impression de réussir leur 114
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voyage. Fouler le sol de l’autre devient ici une fin en soi. C’est la preuve intangible que l’on se trouvait physiquement dans ce lieu tel jour à telle heure ; le lieu est alors immortalisé dans la pellicule pour apporter une preuve supplémentaire toujours utile en cas de litige ! La construction de l’espace touristique, symbolique ou non, est sans cesse changeante. Même si « la consécration par le plus grand nombre devient la condition sine qua non de la naissance touristique d’un lieu » (Amirou, 1995 : 77), les sites viennent à nous autant que nous nous déplaçons jusqu’à eux. La « déterritorialisation douce », selon l’expression de Baudrillard, est en marche dans un monde perpétuellement en mutation et en mouvement. Éviter de partir pour s’évader chez soi, se sauver à domicile. L’anonymat dans notre société trop affairée nous y autorise : on peut fuir le monde en courant simplement jusqu’au bout de la rue d’à côté puisque personne ne nous reconnaîtra, ne nous dévisagera, et aucune bonne âme ne se retournera devant notre essoufflement paranoïaque ! Combien d’errants morts dans les rues de Paris ou d’ailleurs dans l’indifférence la plus totale ? Une évolution qui pénètre jusque dans les esprits des voyageurs les plus réticents2. C’est ainsi qu’un touriste français au Viêt Nam, la soixantaine tout juste, après avoir été enchanté par une croisière dans la baie d’Halong, mais oppressé par la foule bruyante alentour et obsédé par la saleté qu’il voit partout, soumet ironiquement un projet fou mais on sent qu’il s’y verrait bien : « Quel dommage qu’on ne puisse pas déplacer la baie d’Halong en France, ça serait plus sympa et le voyage moins cher ! ». Qui sait, un jour ? On déplace déjà bien des montagnes…
2. Le voyage se dissimule dans la quotidienneté jusqu’à en imprégner le rythme routinier. Nostalgiques de l’Exposition coloniale aux portes de Paris, coureurs de musées en tout genre, quêteurs d’exotique à domicile comme l’attestent par exemple le succès auprès du public parisien de la fête du Nouvel An chinois dans le 13e arrondissement, la parution d’un Guide du Routard « Paris exotique » pour savourer l’ailleurs chez soi, les parcs à thèmes, les Center parcs et autres « Disneylanderies ».
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Le problème aujourd’hui consiste à remarquer, à accepter l’idée difficilement plausible pour les nomades que nous sommes, que plus on se déplace moins on voyage. Le voyage frénétique ne parvient guère à dissimuler une sédentarité évidente. Alors, on est rarement chez soi mais jamais très loin, on s’absente pour observer la faune exotique au jardin d’acclimatation, on quitte sa maisonnée pour retrouver celle d’un ami où l’on sera plus tranquille pour travailler ou butiner, etc. Dans un monde où le travail est une denrée rare, où l’oisiveté reste une menace sociale aux yeux des « décideurs », il faut disparaître pour prouver son occupation. Qui n’a pas entendu un jour ces dires en forme de reproches : « Jamais personne à la maison, le répondeur est saturé de messages, il doit être très occupé » ! Mais personne n’est dupe, ce voyageur « invisible » (Urbain, 1998) fait partie de notre quotidien, il est à côté de nous s’il n’est pas en nous, il n’est jamais parti longtemps ni très loin. Mais comment savoir quand et où le retrouver ? La destination où l’on se rend – où l’on se destine, le destin n’est pas loin… – peut être liée à un rêve d’enfant, à un désir de voir par soi-même ce que d’autres ont vu et si bien décrit, à des adresses d’amis sur place qui nous incitent au départ, etc. Mais le lieu d’arrivée est d’abord un prétexte pour s’en aller, un alibi pour justifier la bougeotte. Stevenson le notait dans son Journal des Cévennes : « Je ne voyage pas pour aller quelque part, mais pour voyager ; je voyage pour le plaisir du voyage. L’essentiel est de bouger ». L’essentiel est donc de bouger, une raison qui ne semble plus, seule, satisfaire les adeptes du nomadisme de loisirs actuels. Dans l’intention noble du voyage, l’espace parcouru n’est pas seulement le bilan d’une addition kilométrique, son intérêt ne se réduit pas à rallonger les distances mais plutôt à en mesurer le sens. Un proverbe chinois, tout empreint de sagesse, rappelle à bon escient qu’« un voyage de mille lieues commence par un premier pas ». Ce à quoi, privilégiant l’arrivée au trajet, Jules Renard ajoute : « Il aime beaucoup les voyages. Ce qui l’ennuie, c’est de changer de place » (Renard, 1990 : 122). Mais l’accumulation gourmande de bitume ne résiste pas non plus à l’idée communément admise qu’on se forge du vrai voyage, comme le pense 116
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Jean Delacour dans son blâme du touriste : « Le touriste est un voyageur qui fait des centaines de kilomètres pour se faire photographier devant un car ». Partir au loin n’a jamais empêché personne d’être idiot, et même de le rester. Même si le voyage permet d’éduquer autrement, et s’il exige de la part du voyageur l’oubli de sa propre éducation, ce dernier est tout sauf sûr d’y parvenir ! L’espace n’est jamais que « visitable ». Il est, comme le voyage quoi qu’on en dise, toujours politique. Nombreux sont les voyageurs à la recherche de gens accueillants qui leur ouvrent leurs portes et leur font partager un peu de leur culture, de leurs coutumes, de leurs vies. Combien de ces bourlingueurs jugent – trop hâtivement et sans nuances – ces populations d’ailleurs plus ouvertes, plus joyeuses, plus humaines, que celles d’ici, celles de notre Occident, celles de nos villes, celles de notre modernité. La pauvreté et l’inconfort amènent les gens vers plus de solidarité, plus de fêtes, plus de vie. Mais de là à dire que la misère engendre l’humanité retrouvée ou non perdue, il n’y a qu’un pas que nous n’oserions franchir ! Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de se rendre dans un pays lointain du tiers monde pour constater cette différence de sens dans l’accueil et la richesse. Contrebandier d’idées et passeur infatigable de frontières, Martin Graff relève, à l’occasion de ses tribulations danubiennes, le vrai sens du parcours : « En voyageant d’ouest en est on a l’impression de perdre petit à petit les avantages du confort bien douillet de l’Occident. Matériellement, la situation se dégrade implacablement, alors que la chaleur de l’accueil est inversement proportionnelle au confort matériel. En remontant le fleuve, c’est l’inverse » (Graff, 1998 : 65). La lenteur de notre cheminement vers l’ailleurs met davantage en perspective la grandeur de la différence de l’autre. La route emporte tout sur son passage sauf peut-être quelques stoppeurs restés sur son bord ! Régis Debray rappelle : « Elle a son code, ses panneaux, bornes, flèches, et plaques. Elle connecte l’ici à l’ailleurs. Le réel au fantasme. Le seuil à l’horizon. […] Le pas humain a fait le terroir, le cheval, la nation ; l’auto le continent, l’avion la planète Terre, le lanceur spatial, le cosmos. […] Aujourd’hui, parce que nous sommes allés sur la Lune, nous 117
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réapprenons le terroir » (Debray, 1999 : 75). L’espace du globe s’est rétréci à mesure que l’on a terminé d’explorer ses moindres recoins. L’explorateur des lointains confins devient l’aventurier du marché de quartier hebdomadaire comme l’ethnologie tropicale se reconvertit à l’ethnologie de proximité. Bref, à l’instar d’un tour qui se termine et d’un cercle qui se referme, chacun revient sur ses pas et redécouvre l’exotisme chez soi. Et du chezsoi. Jacques Meunier ne dit pas autre chose lorsqu’il souligne que le bout du monde est partout : « Il s’accommode aussi bien du cap Horn que d’un fond de jardin. Il dépend surtout de vos sentiments antipodiques. Il dépend d’abord de vous » (Meunier, 1999 : 76). À chacun son rêve d’ailleurs, à chacun sa perception du bout du monde. La recréation de lieux et surtout la construction à des fins commerciales d’environnements touristiques, y compris d’espaces naturels, constituent des risques dont la portée future reste difficile à mesurer. Mais, on peut déjà voir et savoir que les milieux naturels et les populations concernées – reconvertis en « objets touristiques » résidant dans des « espaces touristiques » protégés, contrôlés et surveillés – ne sont pas nécessairement les premiers bénéficiaires (Urry, 1995 : 171-192) : la campagne, aujourd’hui réinventée à partir des exigences citadines (mode bio et tout le reste), peut-elle par exemple oublier l’agriculture, l’élevage, l’odeur du fumier sur le trottoir et le chant du coq au petit matin ? Bref, tout ce qui fait qu’elle vit plutôt que survit, tout ce qui contribue à son existence en opposition au monde urbain (pour lequel d’ailleurs elle fournit quantité de « dons » de la nature, alimentaires notamment !)… Dans les pays du Sud, j’ai rencontré trop de guides – autrefois riziculteurs, paysans, éleveurs ou artisans pour la communauté – qui délaissent et dénigrent même les travaux manuels et le dur labeur dans les champs ou les rizières (avec les faibles revenus qui gratifient ces travaux), préférant se tourner (et tout le monde les comprendra) vers des emplois plus faciles, parfois plus intéressants, et toujours mieux rémunérés (dans les services, l’hôtellerie, les restaurants ou les agences, etc.) ; des champs sont ainsi laissés en friche des mois durant, des récoltes entières pourrissent sur place en raison de 118
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l’absence de main-d’œuvre locale. Le tourisme durable n’a de possibilité de voir le jour que s’il subsiste des espaces durables… Aux yeux du touriste-voyageur, et plus encore du flâneurbadaud, ce n’est plus le lieu ou l’espace géographique qui prime mais ce qu’on y trouve. On peut ainsi déplacer un site touristique ou surtout créer à partir de « rien » un espace ludique ou touristique là où personne auparavant ne pensait mettre les pieds. De plus en plus, on fabrique de la sorte des espaces de voyage ou de villégiature où le consommateur se rend comme il prend l’avion pour les Bahamas ou le bus pour l’île de Ré : « Le véritable produit est ce qui est créé de toutes pièces dans un espace géographique nul, comme l’étaient les champs où furent implantés Disneyland Paris ou le Futuroscope. Le contenu de ces parcs de loisirs, comme les bulles tropicales, sont artificiels » explique Marc Boyer (dans Cultures en mouvement, 1998 : 29). Marc Augé nous éclaire sur la notion d’espace appliquée à l’anthropologie du voyage : « L’espace comme pratique des lieux et non du lieu procède en effet d’un double déplacement : du voyageur, bien sûr, mais aussi, parallèlement, des paysages dont il ne prend jamais que des vues partielles, des “instantanés”, additionnés pêle-mêle dans sa mémoire et, littéralement, recomposés dans le récit qu’il en fait ou dans l’enchaînement des diapositives dont il impose, au retour, le commentaire à son entourage » (Augé, 1992 : 109). Pour la plupart des voyageurs, malgré sa futilité apparente, le kilométrage du voyage reste important, en tout cas symboliquement. On croit encore qu’on peut rentrer indemne d’une cérémonie de mariage tamoule en plein Paris mais qu’on est inéluctablement traumatisé de retour d’une expédition botaniste dans la forêt de Bornéo ou d’une course de chiens de traîneaux au Nunavut. Rien n’est moins sûr, mais l’imaginaire du voyage est ce qu’il est. On ne fait pas table rase des milliers de récits et de documentaires qui depuis des lustres entretiennent les chimères de l’ailleurs. Nous restons tributaires des images d’enfance. Aujourd’hui, par exemple, l’Amérique des grands espaces, du Far West, des Badlands et du Grand Canyon, du mythe de la « dernière frontière », continue de cultiver notre jardin de l’imaginaire 119
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spatial. Les films tels Easy Rider, Paris-Texas ou Arizona Dream, ne sont que la continuation filmée du vieux rêve d’espace américain. Mais, en dépit de ces réminiscences, l’Amérique n’est plus aux premières loges de l’imaginaire en vadrouille : l’Asie-Pacifique l’a déjà supplantée ! Eliane Gandin reconnaît qu’après l’Amérique – archétype de l’ailleurs dès la fin du Moyen Âge et jusqu’au XIXe siècle –, c’est aujourd’hui au tour du Pacifique de bénéficier de cette aura : « Et surtout l’espace océanien du Pacifique est mythique parce qu’antipodique. Le ciel étoilé a ses repères inversés et on marche la tête en bas par rapport au monde européen. Cette inversion de l’espace fascine Loti. La situation aux marges du monde connu le rend un lieu propre à contenir le Paradis et l’Enfer » (Gandin, 1999 : 304). La littérature exotique, de Bougainville à Giraudoux, en passant par Gauguin et Segalen, nous a démontré à l’excès que le lointain Pacifique est la représentation même de l’ailleurs. Le lointain, parce qu’il est peu accessible et trop méconnu, continue à fasciner en dépit de son rapprochement de nos terres : « On rencontre tant de malheureux qu’on a envie de plaindre de n’avoir pas vraiment “fait du chemin” […]. Le maillage routier de l’écorce terrestre, qui décuple notre faculté de découverte, diminue d’autant notre envie de découvrir. Domestiqué, le territoire perd en valeurs émotives. S’il ne fait plus peur, il fait aussi moins rêver » (Debray, 1999 : 77, 75). Ce n’est pas le fruit du hasard si tous les voyagistes spécialisés dans l’aventure cherchent désespérément les derniers lieux reculés de la planète où l’asphalte, le téléphone et l’électricité restent des rêves pour les habitants de ces contrées, pour y emmener en circuit organisé des groupes de trekkers suralimentés et surmodernes ! Les rêves des uns ne sont pas ceux des autres. D’ailleurs Régis Debray – autrefois voyageurguérillero averti en Bolivie, devenu voyageur-républicain contestable au Kosovo – confirme que tous les ayants droit au voyage partagent, à un degré certes variable, cet étrange espace-temps du voyage : « La culture du pas apaise les tourments de l’éphémère. Dès qu’on met sac au dos et que la chaussure bute sur les cailloux, l’esprit se désintéresse des dernières nouvelles. Quand je fais trente kilomètres par jour, à pied, je calcule mon temps en 120
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années ; quand j’en fais trois mille, en avion, je calcule ma vie en heures » (Debray, 1999 : 75). Véritable pied de nez aux grands espaces sacralisés, le voyage immobile n’est pas nécessairement l’antivoyage, il en est plutôt une forme originale, le plus souvent subie. Le voyage sédentaire – ce Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (1795) – est le substitut pauvre du voyage géographique vers l’ailleurs, c’est le voyage offert à ceux qui n’ont pas les moyens de partir ou à ceux qui résistent à l’obligation de s’enfuir. Mais, par contrainte ou parfois par snobisme, le choix de ce voyage-là n’est pas exempt non plus d’une volonté d’appropriation, de récupération au même titre que ceux qui partent, de l’esprit du voyage, et notamment de ses dimensions initiatiques. Le voyage est partout, il force l’univers de notre intimité par sa présence quotidienne à nos côtés ; en ce sens, il devient une nécessité, une obligation, une urgence. Qui ne voyage pas ne vit pas. C’est pourquoi le voyageur en chambre se fait un devoir de s’attribuer le voyage à sa manière : Internet, livres, films, télévision câblée, restaurants, habillement, décorations, modes de vie, initiation au yoga ou au bouddhisme, stage de danse africaine ou cubaine, sorties « exotiques », apprentissage de langues étrangères, etc. Une « manière de voyager » bien singulière qui, si elle venait à se généraliser, enverrait sur la paille les agences de voyage et toutes les branches de l’industrie touristique, mais elle restaurerait aussi l’idée vieillotte selon laquelle on ne serait bien que chez soi… Elle récuse sans ménagement ce proverbe swahili de Zanzibar : « Celui qui voyage sans raison apparente n’est pas comme celui qui s’assied sans but précis, le voyageur en retire toujours quelque chose ». Le temps de vivre. Le désir d’évasion est un rêve qui peut devenir réalité. Le temps du voyage est le temps d’une utopie réalisée. En ce sens, le temps libre est d’abord une pensée libre, mais il faut se souvenir qu’on s’emporte avec soi partout où l’on va. Le voyage ne peut être le remède à tout mais il peut aider à trouver des solutions. Le temps et l’argent, indispensables à ceux qui, pour leur éducation, s’engageaient au XVIIIe siècle sur les routes d’un « grand tour » d’Europe pendant de longs mois, ont 121
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été remplacés de nos jours par la formule plus lapidaire « le temps c’est de l’argent ». Paul Morand exprimait déjà ses craintes quant aux nouvelles mœurs voyageuses désormais indissociables du processus de modernisation de la société : « Autrefois, voyager, c’était flâner. Aujourd’hui, le temps rare est cher, il faut l’économiser, donc organiser la flânerie, comme le reste. Des centaines de milliers d’agences ont désormais pour objet d’exploiter votre paresse pour que, sans gâcher une seconde, vous puissiez perdre votre temps » (Morand, 1963 : 26). C’est un changement considérable qui atteste de l’émergence d’une autre civilisation, alliant la production à la consommation et le profit à la rentabilité. L’homme ne vient plus qu’après la machine et le temps libre qu’après le temps du labeur. Il faudra ensuite une révolution des loisirs pour dégager de nouveaux espaces de liberté, au demeurant toute conditionnelle… En toute logique, le temps du voyage s’est peu à peu écourté. Sûr que l’accélération des modes de transport n’est pas l’unique responsable de la diminution du temps de voyage ! D’ailleurs, l’avion ne nous offre-t-il pas la possibilité d’aller plus vite perdre son temps ailleurs ? Le temps du loisir et du voyage étant d’abord de l’argent « perdu », ou qui aurait pu être gagné en ne voyageant pas ou en voyageant moins, il n’est pas étonnant de voir des Américains « faire » l’Europe en huit jours, ou des Français entreprendre des tours du monde en deux semaines. L’objectif numéro un de nombre de voyageurs, fortunés ou fauchés, se résume dans l’affirmation suivante : voir le maximum de choses en un minimum de temps afin d’en avoir pour son argent… Une telle obsession consumériste du voyage est à l’image d’une époque vouée au culte de l’argent au moins autant qu’à celui de l’individu-roi. La solution pour un voyage moins stressé et moins pressé consisterait sans doute à prendre de la distance avec nos conventions pour se rapprocher des autres et mieux comprendre l’essence de leurs cultures et leurs façons d’être et de faire. Réapprendre les plaisirs de la lenteur pour mieux revenir aux racines de soi comme aux sources du voyage (Sansot, 1998). Le temps n’a cessé d’évoluer avec le temps. Le calendrier apparaît en même temps que l’agriculture, la métallurgie 122
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offrira la possibilité aux hommes de changer le cours du temps. Autrefois – peut-être encore aujourd’hui dans quelque îlot retiré de la planète –, le temps de travail quotidien ne dépassait pas quatre heures : « Le reste du temps était consacré à des loisirs comme la chasse ou la pêche qui n’assurent pas la subsistance indispensable ou des fêtes, beuveries, fumeries et déguisements de masques en vue de la préparation de la guerre » (Lanquar, 1985 : 15). Le temps profane devient ensuite le temps du travail et le temps sacré celui des loisirs et des fêtes, relevant alors essentiellement du domaine religieux. En Occident, les fêtes règlent les horloges du temps et la tâche de le contrôler revient à l’Église toute-puissante qui, à compter du Xe siècle, va tenter d’imposer ses rythmes aux monastères, aux campagnes et aux villes de France et de Navarre. La déchristianisation du temps sera lente et poindra timidement à partir de la Renaissance : « Dieu n’est plus extérieur au temps » estime Jacques Attali (1982) qui poursuit son analyse en démontrant que, à la faveur des Lumières et de l’avènement de la civilisation industrielle, c’est désormais l’homme qui tente de dompter le temps en même temps que l’espace. Mais en se libérant du poids de l’Église, l’individu s’enchaîne aux lois du capitalisme et voit son temps libre d’antan s’effriter jusqu’à disparaître. La crise de l’aristocratie – cette dernière perd ses privilèges et ses pouvoirs traditionnels liés aux trois fonctions indo-européennes que sont la religion, la guerre et l’économie – est à l’origine même du voyage éducatif et d’agrément en Europe. L’Angleterre, nation convertie très tôt au libéralisme dès l’aube de la révolution industrielle, ouvre la voie au voyage aristocratique ; Alain Corbin voit en elle « le laboratoire où se sont inventés les nouveaux usages du temps » (Corbin, 1995 : 17). Il faut ensuite patienter jusqu’aux luttes sociales successives – de 15 à 17 heures journalières de travail sans période de repos au début du XIXe siècle, on passe progressivement à 8 heures par jour à partir de 1866, à la semaine de 40 heures et aux congés payés en 1936, aux 35 heures hebdomadaires en 1999… – pour retrouver un temps libre chèrement payé. La lutte aura été longue et douloureuse aux travailleurs 123
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pour obtenir – ou plutôt conquérir – ce que Alain Corbin (1995) appelle, très justement, « un temps à soi ». Du voyage pour apprendre au voyage pour se soigner, du voyage temporel élitiste et individuel à l’aventure matérielle démocratique et organisée, l’art et la manière de voyager sont en mutation constante au gré des conditions socio-économiques qui conditionnent les avancées de nos sociétés (Cuvelier, 1998 : 17-66). Un temps libre nouvelle formule qui n’est plus seulement un temps de récupération mais aussi un temps consacré à la découverte et aux loisirs. Mais dans le temps libre, aujourd’hui, combien travaillent de facto ? La flânerie reste subversive et le repos n’est accepté socialement que s’il est « mérité » ! Voué à la consommation tous azimuts, lorsque l’individu cesse de produire, il n’a guère d’autre choix que de consommer de la culture ou des loisirs, parmi lesquels figurent le tourisme et le voyage. La notion de temps est variable d’un endroit à l’autre, d’une culture à l’autre : le temps asiatique ou africain est ainsi différent du temps européen ou nord-américain, encore qu’il existe évidemment des disparités évidentes à l’intérieur de chaque continent, chaque pays, chaque village, chaque famille même. En Espagne on dîne tard et dehors, en Allemagne on dîne tôt et dedans ; au Cameroun ou en Indonésie, on est plus actif à six heures du matin qu’à deux heures de l’après-midi ; les Lapons changent même leur propre conception du temps en fonction de l’hiver qui dure et de l’été boréal, etc. Le temps a décidément beaucoup à voir avec le temps qu’il fait, le climat, les horaires du lever/coucher de soleil, etc. Le célèbre érudit malien Hampaté Bâ relevait ainsi qu’en Afrique « des mondes, des mentalités et des temps différents se superposent ». Alors que l’Occidental a inventé le temps linéaire et cyclique, dans le contexte asiatique, par exemple, la notion de temps invoque celle de non-temps car, dans l’univers, le temps n’existe pas : ainsi, le Yi-King ne parle ni de commencement ni de fin. Pour lui, il n’y a pas de big bang originel comme nous le suggérons de notre côté… Pour le voyageur, la notion de temps varie fréquemment dès qu’il débarque dans telle ou telle contrée lointaine où le temps lui semble – à 124
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tort – figé. Il en va ainsi lorsqu’il atterrit à Luang Phrabang au nord du Laos mais non pas à Singapour, où la course à la montre lui rappelle plutôt Manhattan ou la Défense ! Le voyage dans le temps est aussi l’un des rêves les plus fous des voyageurs les plus ordinaires. Combien de fois ai-je entendu de la bouche de voyageurs rencontrés au détour d’un café d’ici ou d’ailleurs ces paroles récurrentes : « Quand je pars au loin, ce que je veux avant tout c’est retourner au Moyen Âge ». Sûr que l’attrait de la période médiévale auprès du grand public – rappelons-nous les films à succès tels Le nom de la Rose et… Les visiteurs – entérine encore plus ce désir de retour au passé, ce besoin de Moyen Âge… Tout voyage dans le temps est teinté de nostalgie. Nostalgie des origines, des premiers temps mythiques, d’une Belle Époque, d’une pureté perdue, d’où l’adage populaire : « Ah, ce n’est plus comme dans le temps » ! Mais était-ce donc si « bien » autrefois ? Le fait n’est pas de savoir ou de vérifier, encore que cela soit historiquement délicat, mais simplement d’y croire… L’espace a gagné une bataille sur le temps, une victoire peut-être de courte durée. Mais le grand vainqueur est sans conteste le sacré, car ici ou là-bas, il interpelle, intéresse et sollicite les Occidentaux. Le sacré est dans tout voyage et tout voyage est en quelque sorte sacré. Le besoin de spiritualité est plus criant que jamais dans une société en déroute : le sacré suggère des itinéraires terrestres alléchants pour des voyageurs toujours plus nombreux et plus soucieux d’accéder aux mystères des cieux. À côté de la fascination mystique et de la quête spirituelle, ce qui compte aujourd’hui c’est le lieu où l’on se rend et non plus le temps qu’on y passe ! Même si les temps changent aussi : la villégiature gagne du terrain chez les voyageurs et pas seulement parmi les vacanciers. L’engouement qu’elle suscite n’est pas étranger aux angoisses, aux replis de toutes sortes et au besoin de confort et de sécurité que connaissent nos contemporains, et qui traversent nos sociétés inquiètes des lendemains incertains et souvent « terrorisées » à l’image de penser la présence de l’autre sur notre « propre » territoire.
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Le temps du vacancier est court et mesuré, celui du baroudeur long et démesuré, ou presque. L’un et l’autre n’ont pas la même aptitude à s’adapter aux temps locaux dans lesquels ils entreront ou pas au cours de leurs pérégrinations. C’est en courant sans relâche après le temps et l’espace qu’on ne cesse plus de voyager, qu’on devient de gré ou de force un voyageur perpétuel, mais au détriment d’une forme de voyage alors en voie de disparition : la flânerie. Vagabonds solitaires errant de non-lieu en non-lieu pour ne jamais se fixer que sous la contrainte, nous nous transformons progressivement en êtres hagards toujours en instance de départ, en nomades déboussolés constamment en partance mais que rien, jamais, n’arrête… Être toujours en voyage revient évidemment à ne plus l’être du tout. Le voyage implique une remise en question de nos croyances et de nos convictions. Changer de climat et de météo ne suffit pas pour goûter aux saveurs de l’ailleurs, il faut encore changer de temps, s’adapter aux temps des hôtes, au temps de l’autre. C’est ce que résume admirablement Jean Chesneaux dans L’art du voyage : « Entrer dans le temps local, c’est d’abord découvrir et identifier les rythmes de la journée, les heures où la vie sociale s’éveille et où elle s’interrompt, les moments de pause, les horaires des repas » (Chesneaux, 1999 : 65). Le musicien et musicologue camerounais Francis Bebey, dans une chanson consacrée aux touristes pressés mais toujours séduits par l’exotique ailleurs, lance cette allégorique parabole que devraient méditer tous les touristes-voyageurs soucieux de l’altérité du monde : « Chez nous, nous n’avons pas de montre, mais nous avons le temps »… Vivre l’ailleurs au rythme de l’autre c’est ravir son temps en oubliant notre montre. Réussir un voyage c’est rechercher les décalages. Horaires et autres.
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Imaginaires de l’autre et prétextes à l’exotisme « Jouir de tout son être… Jouissance qui est à l’opposé du confort… Sans énergie il n’y a rien. Au début de tout, pour que quelque chose commence, il faut une énergie barbare, c’est-à-dire non clôturée dans un discours ». Kenneth White, La figure du Dehors, 1982.
Ne partons-nous pas toujours sur les traces d’un prestigieux explorateur, d’un illustre découvreur, ou même d’un génial inconnu qui aura su mettre à profit ses tribulations passées ?
Place et rôle de l’image et du texte ou le voyage comme prétexte
Le texte comme prétexte. Les précieux mots laissés par les premiers voyageurs sont et restent des invitations au voyage cent fois plus alléchantes que les publicités en quadrichromie des voyagistes actuels les plus audacieux. Christophe Colomb, « découvreur » contre son gré de l’Amérique, s’est lancé sur les pas de Marco Polo, et Tzetan Todorov de fustiger son action conquérante et d’en souligner la portée évangélisatrice et coloniale (ou pourquoi et comment Colomb devient si facilement colon… dans le texte ou non !) : « Le récit de voyage lui-même n’est-il pas le point de départ, et non le point d’arrivée seulement d’un nouveau voyage ? Colomb lui-même n’est-il pas parti parce qu’il avait lu le récit de Marco Polo ? » (Todorov, 1982 : 21). Combien sont partis sur les traces du marchand italien pour devi127
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ser le monde ? En 1999, ce sont quatre étudiantes britanniques qui ont « fait » – à dos de chameau et à cheval – le voyage mythique de Marco Polo en Asie… Le voyage comme prétexte au texte à venir ? Si Mallarmé a dit un jour, non sans raison, que « tout au monde existe pour aboutir à un livre », il n’est pas moins vrai que c’est d’abord la traversée puis l’interprétation du monde qui mènent au livre. Comme le prouvent aujourd’hui les nombreuses rééditions, les récits de voyage sont en vogue dans un univers éditorial pourtant en crise. Comment expliquer cet engouement pour les aventures passées sinon par l’absence d’aventures au présent ? Dans son numéro spécial anniversaire de mars 1999, fêtant ses vingt ans, le magazine Géo titre à sa « une » : « Récits de voyage par cinq grands écrivains ». Le « vrai » voyage ne survit-il donc plus que grâce aux témoignages vécus de quelques rares grands voyageurs, héritiers désignés des explorateurs d’antan ? Dans ce même numéro, Jean Rolin raconte que les Néo-Zélandais n’en veulent plus aux Français pour l’affaire du Rainbow Warrior, Jacques Lacarrière rappelle ce que notre patrimoine culturel européen doit au monde méditerranéen, et un texte inédit de Nicolas Bouvier – disparu en février 1998 – rend compte de son périple automobile en Inde du Sud en 1954-55 : « Je n’étais pas mécontent de quitter Delhi où je n’avais pas trouvé de travail. J’avais pu en revanche y réparer ma voiture sur la fosse aimablement prêtée par un mécanicien sikh, dans une courette partagée avec son buffle qui m’arrosait régulièrement et généreusement d’urine » écrivait alors Bouvier (dans Géo, mars 1999 : 164). Un témoignage, certes passionnant quoique anecdotique, mais qui donne peut-être plus envie de lire le voyage que d’aller le vivre. N’est-ce pas justement ce qui plaît à nos contemporains ? Sont-ils encore nombreux ceux qui voyagent avec le même esprit d’ouverture à l’ailleurs que Bouvier ? Ce n’est pas sûr, malgré les déclarations d’intention toujours bonnes à présenter… Les écrivains-voyageurs célèbres1 et les ethnologues 1. Le Clézio, Meunier, Chatwin, Lacarrière, O’Hanlon, Théroux, Lapouge, Bouvier, Sepulveda, Le Bris… sans parler de leurs glorieux prédécesseurs, tous les Stevenson, les Conrad, les Kérouac, etc.
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reconnus confèrent au voyage cet indispensable cachet d’authenticité si difficile à obtenir pour le plus commun des touristes tout en accordant à l’aventure moderne ses lettres de noblesse sans lesquelles celle-ci ne serait plus qu’aux mains des « professionnels » de l’industrie du voyage… Le message passe visiblement très bien au point où tout le monde l’utilise et l’exploite à satiété ! Jacques Meunier, ethnologue défroqué et poète défricheur d’ailleurs, présente comme suit les ingrédients du travel writing : « Le goût du détail vagabond, l’ironie de soi, le sens de l’autre, la beauté du divers et, en même temps, par effet d’entropie, par déréliction, la vanité des voyages » (Meunier, 1999 :146-147). Écrire et décrire la mobilité, mais aussi l’hospitalité, ainsi que l’ont admirablement fait Chatwin avec En Patagonie (1979) ou Le Clézio avec Désert (1980), renvoie également au nomadisme et donc à la défense des derniers nomades aujourd’hui sérieusement menacés par l’idéologie sans concession de la sédentarité commune à une grande partie de la planète, de la territorialisation étatique forcenée. « Tout récit est un récit de voyage » écrivait Michel de Certeau (1990 : 171), mais tout voyage est également un récit. Christine Montalbetti (1999) insiste sur le fait qu’on voyage d’abord par les livres. Les lectures sont des références avant le départ en même temps qu’un loisir apprécié en voyage et un complément de connaissance au retour. Avant d’arpenter l’horizon des ailleurs, de mettre ses chaussures de marche ou de prendre l’avion, notre destination se joue parfois sur tel ou tel récit de voyage ou description géographique ou ethnographique, des lectures qui s’affinent et se précisent lors de la phase de préparation au voyage. Lire sollicite l’évasion, comme en témoigne, par exemple, le succès du festival annuel « Étonnants voyageurs » de Saint-Malo présidé par l’écrivain-voyageur Michel Le Bris. N’oublions pas qu’on voyage bien avant de partir ! Et bien après le retour. L’esprit du voyage s’immisce jusque dans les silences de la vie sédentaire… Le succès notable, relativement récent, du récit de voyage est proportionnel à l’importance de la crise que traverse l’édition en général ! À nouveau, Michel Le Bris, dans le texte de présentation du recueil Étonnants voyageurs (reprenant le nom du festival et de la collection littéraire qu’il dirige), s’inter129
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roge d’emblée : « Que serait un voyage sans le livre qui avise et en prolonge la trace – sans le bruissement de tous ces livres que nous lûmes avant de prendre la route ? Samarcande, Trébizonde, tant de mots, dès l’enfance, qui nous furent comme des portes, tant de récits, tant de légendes ! » (Étonnants voyageurs, 1999 : 7). Le texte reste souvent le modèle suprême du voyage, dans un univers où le voyageur est plus libre d’aller que de penser. Notre regard est sous influence encore plus que notre itinéraire. Nos visions de la nouveauté ressentent le déjà vu, ce que nous voyons pour la « première fois » nous l’avons souvent vu « ailleurs » – en lecture, en film, en information, en publicité, en photo… – et il conviendrait de parler plus de souvenirs que de visions. Le monde se raconte et se lit autant qu’il se vit. On peut le revendiquer ou le déplorer, mais c’est ainsi. Le voyage est une lecture du monde d’autant plus que la lecture conduit au voyage, non sans plaisir puisé au passage. Certes, le voyageur invisible vit caché pour voyager, selon lui, plus heureux ; mais il profite de ses moments de disparition pour affiner son regard. Il n’est pas certain pour autant que le regard du voyageur devienne grâce à la lecture plus autre. Regarder le voyage autrement n’induit pas de le penser autrement pour nécessairement voyager autrement. Mais cela peut néanmoins aider à modifier notre vision de l’autre et de l’ailleurs, ce qui n’est déjà pas si mal ! Au moment même où les récits de voyage – les rééditions, les traductions, les publications, mais aussi via les revues telles l’anglaise Granta et la française Gulliver, ou même Les carnets de l’Exotisme, Roman, Traverses, etc. – font leur percée en France, Jacques Meunier reconnaît les ambiguïtés du travel writing : « Le voyage n’est pas seulement un style de vie ou une école d’écriture, c’est aussi un marché. La reconnaissance sociale est quelquefois au bout de la route ». Mais il reprend presque aussitôt la défense de l’écrivain-voyageur : « Ce qui serait rédhibitoire pour un grand reporter ou une inconvenance pour un ethnologue, devient une qualité sous la plume du travel writer : l’écrivain-voyageur, en effet, est un voyageur qui se regarde voyager. Si ses récits, sur le mode du journal de bord, se lisent comme des fictions, c’est que 130
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leur auteur sait mettre en relief la dimension romanesque du réel. Il vit ludiquement sa vie et sa littérature » (Meunier, 1994 : 352). Un avis que ne semble pas vraiment partager Jean Chesneaux. Épargnant Nicolas Bouvier mais fustigeant non sans bonheur la mode du voyage en littérature, il écrit : « Avec verve, avec componction parfois aussi, les écrivains itinérants de la postmodernité se sont acharnés contre le classique récit de voyage, et derrière lui contre le regard voyageur comme acte social. Ne manquant pas de talent, d’entregent souvent aussi, volontiers diserts et inventifs, leur voyage proprement dit et la relation qu’ils en présentent semblent se dissoudre dans leur moi-en-voyage ». Et de poursuivre son réquisitoire en expliquant qu’à force de penser la déconstruction philosophique, la relation entre l’ici et l’ailleurs a perdu sa pertinence, les deux espaces sont frappés de déréalisation, et le « nous » est également un grand absent au profit de l’ego : « Le voyageur aventurier, chaussé de ses “semelles de vent”, ne connaît plus guère que son moi-je. […] Le voyage selon les postmodernes ne serait-il qu’une “structure dissipative”, autre métaphore scientifique fort à la mode, un “exercice de disparition” selon Bouvier, bref l’appel même du vide sinon du néant ? » (Chesneaux, 1999 : 235-237). L’auteur de ces lignes, dont nous partageons ici globalement le propos, navigue courageusement à contre-courant de ce courant – ayant aujourd’hui pignon sur rue et livres en devanture, ayant été lui-même il y a encore peu à contre-courant – qui s’est légitimement prononcé en faveur d’une littérature voyageuse, mais dont les affirmations anticonformistes sentent aujourd’hui, sinon l’odeur de la récupération médiatique, en tout cas ne voguent guère plus à contre-courant des effets de mode et des lois du marché. Jacques Meunier a finalement bien raison lorsqu’il écrit, en 1994, que le voyage est aussi un marché. Le voyage devient depuis quelques décennies, et plus encore à l’heure actuelle, vérificateur d’histoire passée plus facilement que producteur d’histoire immédiate : autrement dit, lorsque l’on voyage c’est davantage pour retrouver les images et les émotions d’un récit lu et connu d’un autre que pour vivre une expérience, voire une aventure qui nous soit propre. À ce niveau, 131
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le voyage devient illusion comme si l’on ne voyageait plus que pour mieux se fixer. On remarque par ailleurs que si le livre fait voyager et le voyage fait lire, les deux peuvent encore se rencontrer sur la même route. Ainsi, après Hay-on-Wye en Angleterre et Redu en Belgique, la petite cité cathare de Montolieu, joliment dénommée « village du livre et des arts graphiques », se consacre en grande partie au monde du livre avec ses librairies, ses artisans du livre, ses ateliers, ses débats, ses écrivains au travail : une spécificité qui attire désormais du monde puisque cent mille touristes sont venus visiter la bourgade en 1998. On voyage ainsi jusqu’au lieu de fabrication, de dépôt et de vente du livre, un peu comme si l’on cherchait à s’imprégner davantage du climat régional et de l’aventure littéraire par le seul biais des livres. Ici, c’est le livre qui est au cœur du voyage, et il est directement prétexte au voyage ! Les gens qui ne voyagent que dans les livres, par les livres et pour les livres ne sont pas rares. Même si la lecture invite à partir sur des lieux enchanteurs, une fois l’ouvrage refermé, on passe, parfois sans quitter le fauteuil, aussi facilement du Brésil à la Papouasie, que des Cévennes à l’Andalousie : il suffit de changer de livre. Les adeptes de cette forme de voyage intérieur sont plus dépendants des récits imprimés que des guides et des cartes géographiques. Ils sont plus dopés au café noir pour lire jusqu’au bout de la nuit qu’au Lariam pour résister au paludisme jusqu’au bout de leur séjour. À chacun son voyage. Celui dans les têtes et celui dans les terres. Mais, prenons garde, le vrai voyageur n’est pas toujours celui qu’on croit : combien de voyageurs en chambre, ces découvreurs sans prétention des mondes à travers la lecture des livres, partent finalement plus loin, plus en profondeur, plus librement que les masses de voyageurs pressés de tout faire et de tout voir. Au bout du compte, le sédentaire aura peut-être découvert telle population aux mœurs étranges et tel site fabuleux à l’histoire légendaire mais décidément trop touristique, là où le nomade n’aura vu que des villageois désœuvrés essayant en vain de lui vendre quelques menues bricoles et un site archéologique dont la restauration approximative laisse au voyageur de passage une 132
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impression de déception et de dégradation qui le rend perplexe sur les motifs de sa présence. On pourrait encore ajouter que si ce que l’on lit n’est que rarement le reflet de la réalité et encore moins de la vérité, ce que l’on voit n’est souvent qu’un échantillon d’une réalité tronquée, qu’une partie d’un monde qu’on veut bien nous montrer tel qu’on le veut mais en veillant toujours à ne pas dévoiler – ou alors très difficilement – les mystères et les secrets qui nous permettraient pourtant de mieux le comprendre. Le monde et ses habitants. Et peut-être arriver à s’entendre les uns les autres en attendant d’arriver à s’écouter. Les manipulateurs des ailleurs en sont aussi les fossoyeurs. Qui, un jour, n’a jamais enjolivé, ne serait-ce que très légèrement, le périple de son immersion dans la forêt amazonienne ou l’expérience de sa rencontre avec des Bushmen dans le désert du Kalahari ? La tentation est trop grande pour ne pas céder – régulièrement ou exceptionnellement – à l’envie de rajouter, d’exagérer, d’inventer, de mentir, d’arrondir les bords, d’oublier les mésaventures futiles et ridicules au profit des aventures utiles et héroïques. Le voyageur immobile ou imaginaire ne fabule pas nécessairement plus que l’aventurier des mers et des montagnes dont le récit oral ou écrit qu’il rapporte accumule événements exceptionnels et gestes victorieux : « La victoire est en nous », a-t-on pu lire récemment sur des affiches footballistiques, mais le voyageur soucieux de transformer son expérience nomade non ordinaire en événement extraordinaire n’atteint pas le sommet de l’Everest ou le nirvana à Dharamsala : il gagne une bataille interne qui redonne un sens à sa vie, la victoire est en lui et sa vie peut recommencer… Mais les véritables raisons de cette victoire intérieure sont rarement énoncées, seules sont évoquées publiquement les actions et les observations insolites et « racontables », faisant fi de tous les faits anodins, voire mesquins qui tissent nos liens quotidiens et cimentent l’authenticité de nos rapports humains. Enjoliver le récit de vie, c’est travestir sa réalité. Accumulant fabulations, impostures, mensonges, exagérations, paradis introuvables et peuples imaginaires, les aventuriers sont aussi des « inventuriers », pour reprendre l’expression de 133
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Jacques Meunier. Blâmant les tricheurs avérés et les menteurs intentionnels, l’auteur de Voyages sans alibi leur rappelle leurs méfaits : « Ceux-là sont des faussaires de l’ailleurs et des professionnels du bobard : appelons-les, pour simplifier, les “inventuriers” » (Le Monde de l’Éducation, mai 1997 : 50). Et si, pour éviter la prolifération des inventuriers en tout genre, les écrivainsvoyageurs s’effaçaient un peu davantage au profit des gens rencontrés, des faits constatés, de la nature et des lieux traversés, bref de tout ce qui cimente l’envie d’écrire et de lire ? Un écrivain aux antipodes de l’imposture voyageuse, V. S. Naipaul, raconte qu’il lui fallut de nombreuses années pour saisir que « le plus important dans le voyage, pour un écrivain, ce sont les gens parmi lesquels il se retrouve. Aussi, dans mes récits de voyage, dans mes explorations culturelles, l’écrivain-voyageur se met-il toujours en retrait ; les gens du pays s’avancent au premier plan ; et je redeviens ce que j’étais au début : un agenceur de récits. […] L’auteur est moins présent, moins investigateur : découvreur d’individus, dénicheur d’histoires, il se tient à l’arrière-plan, s’en remet à son intuition » (cité dans Libération, 7/5/1998). En certains lieux, où le consommateur n’est pas submergé par une masse inconsistante de livres nouveaux chaque semaine, le papier imprimé revêt encore plus d’importance qu’on ne le pense : on lit ce qu’il y a à lire, parfois tout ce qu’il reste à lire ; on lit à haute voix et on raconte ; on relit, on se lit et on se relit ; on se lit aussi les uns les autres pour ensuite débattre et comparer. Bref, on communique encore par la lecture, grâce aux livres et à cause d’eux. Au Maroc, je me souviens d’avoir fait le « facteur clandestin » avec une pile de romans de Driss Chraïbi et d’autres auteurs alors dans le collimateur des gardiens du roi, de même à Guatemala Ciudad où les militaires vérifiaient nos lectures sans trouver nos essais détournés, de même encore à Medan ou à Surabaya où les romans politiques de Pramoedya Ananta Toer étaient jusqu’à une date récente mis à l’index de la société par la « République » indonésienne. Le livre n’est pas qu’un plaisir personnel mais aussi un instrument collectif qui peut servir la liberté. En voyage, les livres circulent autant que les hommes, et des peuples contraints ou volontaires à la rencontre sont influen134
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cés peu ou prou par les lectures des voyageurs. Les livres exercent également un pouvoir de séduction et surtout de connaissance dont personne n’est dupe : à Bali, par exemple, île toute tournée vers le tourisme international, ce n’est pas ou plus la littérature qui doit représenter l’île mais l’île qui doit représenter les livres ; on est l’image de soi avant d’être soi (Picard, 1992). Une stratégie identitaire, éminemment politique, qui pour l’heure réussit plutôt convenablement aux Balinais. Quant aux écrits du voyage, on peut avancer qu’ils sont susceptibles d’ouvrir de nouveaux horizons, de susciter de nouveaux regards. Par le biais de la découverte du globe, du truchement des philosophies humanistes, de la sensibilité partagée et de la solidarité entre les peuples et les cultures, l’écriture du voyage est capable de diffuser et de transmettre le goût de l’aventure aux sédentaires et aux jeunes générations d’une manière qui élève l’expérience du voyage au rang d’un art de vivre heureux. Voyageur, écrivain, anthropologue, personne n’est à l’abri de céder au texte pour le texte. Par l’intermédiaire du texte qui quelquefois défie le contexte, Clifford, Geertz et d’autres ont pointé les dérives interprétatives, avec ses enjeux et ses stratégies, et même la prétention à tout comprendre « de l’extérieur » de la part de certains anthropologues. Pierre Bouvier note que l’anthropologue ou le sociologue « ne souhaite laisser place qu’à un idéal désincarné : l’ouvrage lisse où s’articulent les éléments aptes à rendre compte d’une réalité dévoilée qui énonce la fluidité probante d’un argumentaire. […] L’auteur disparaît derrière une textualité “objective” comme lustrée » (Bouvier, 1995 : 106). Les anthropologues esquivent parfois la réalité du terrain sous prétexte de ne rendre compte des réalités de celui-ci que dans une forme « scientifique ». Leur science est pourtant avant tout une « science humaine », non ? À force de privilégier le premier terme au détriment du second, l’anthropologie risque de s’y perdre et sa science de se fondre dans un jargon et une discipline réservés aux seuls spécialistes ; il ne restera plus alors qu’à ôter discrètement le mot « humaine » pour ne plus conserver que celui de « science » et ainsi intégrer, enfin, la grande et respectable famille 135
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des sciences « reconnues2 ». Mais comment et pourquoi conférer à l’anthropologie le statut absurde de « science dure » alors que sa spécificité même réside dans le fait qu’elle ne le soit pas ? À l’issue de son rêve africain, Michel Leiris – ethnologue mais aussi écrivain-poète – clôt en ces termes les notes de son journal, L’Afrique fantôme, dans le bateau qui le ramène à Marseille : « Il ne me reste rien à faire, sinon clore ce carnet, éteindre la lumière, m’allonger, dormir, – et faire des rêves… » (Leiris, 1988 : 648). Lire, écrire, voyager et vivre sont les quatre fonctions qui ne cessent de s’interférer les unes avec les autres, mais la dernière reste la plus fondamentale, la plus vitale ; d’aucuns ne seraient-ils pas en train de l’oublier ? Au bout du compte et de la route, aux yeux de tous les nomades de la planète, il n’existe peut-être que deux livres essentiels : d’une part, celui qui contient le récit de leur vie trépignante, d’autre part, celui qui contient les papiers nécessaires à l’expérience puis à l’écriture de ce même récit, bref le passeport : « De tous les livres, celui que je préfère est mon passeport, unique in octavo qui ouvre les frontières, missel enluminé de l’époque avio nique. Quelques pages encore vierges, seules promesses tangibles de nouveaux voyages, s’offrent potentiellement à toutes les images du monde » écrit Alain Borer dans Pour une littérature voyageuse (1999 : 17). Une belle manière, en quelque sorte, pour affirmer haut et fort que la civilisation du Livre n’est pas (encore) morte et enterrée. Elle survit tant bien que mal grâce aux formalités du nomadisme et, accessoirement, grâce à quelques nomades écrivains talentueux ou chercheurs authentiques soucieux de rendre compte de la diversité et de la beauté du monde. De l’imaginaire et de la réalité des mondes aussi. Images voulues, images volées. De plus en plus, les voyageurs se déplacent en des lieux connus, filmés, documentés, photographiés, médiatisés, où tout est fait et même finement préparé
2. Certains ethnologues et autres chercheurs, les mêmes qui haïssent si douteusement les touristes lorsqu’ils en aperçoivent ici ou là sur « leur » terrain, attendent ce moment depuis fort longtemps…
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pour qu’ils s’y rendent sans trop attendre ; là, ils pourront voir ou plutôt revoir ce qu’ils ont déjà vu à la télévision, au cinéma, dans les magazines ou dans les brochures des voyagistes… « Le voyage (celui dont l’ethnologue se méfie au point de le “haïr”) construit un rapport fictif entre regard et paysage » (Augé, 1992 : 110). Mais plus que voir, c’est prendre qui intéresse nos voyageurs. Prendre des photos, par exemple, c’est ne plus voir de ses yeux mais à travers un filtre et un objectif. Des touristes visitent des contrées entières l’œil scotché au caméscope comme s’ils voyageaient eux-mêmes plus à travers la vidéo ou le petit écran que dans la réalité. Le narcissisme poussé à son extrême fait que des touristes revenus chez eux montrent leurs photos, commentent leurs diapos et racontent leurs aventures en les redorant à un public poli et compatissant connaissant déjà le contenu des images et du récit. En fait, le visiteur pressé voit toujours mal ce qui se passe sur place mais revoit les mêmes scènes beaucoup mieux, parfois même en les recréant, lorsqu’il est de retour du périple et confortablement installé dans son univers habituel et quotidien. On le voit, l’objectif des voyageurs réside davantage dans le stockage des informations, dans la volonté d’emmagasiner les peuples et les cultures, dans le classement et l’étiquetage des données recueillies, et parfois dans l’accumulation des moyens de production de ces données ! En cheminant au bout du monde, le voyageur se voit déjà, ou à nouveau, assis dans son fauteuil, avec l’idée que la jeune villageoise dont il vient de tirer le portrait ferait « bien » au-dessus de la cheminée… Nul doute qu’une telle relation de voyage dépersonnalise froidement les rencontres humaines, elle fige le temps en le fixant et ne voit plus, ne sent plus, ne réagit plus à la vie autour… Dans ces conditions de rencontre, regardés et regardants, observés et observants n’ont guère plus d’espoir de se voir, de se parler, de se toucher, bref de communiquer (Boorstin, 1971 ; Sontag, 1983 ; Debray, 1992). Évoquant la place forte de la photo dans notre vie, Régis Debray constate que « c’est l’avantage de l’image fixe que de ne pas passer avec sa transmission, d’être stockable et répétable, hors actualité. Il nous faut regarder le révolu pour atteindre notre présent vécu, comme il faut mettre à distance l’immédiat, sur un 137
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mur, bien encadré, pour saisir l’impalpable. C’est le détour par un ailleurs qui nous ouvre à l’ici » (Debray, 1999 : 138). Si effectivement « voir, lorsqu’on y pense, c’est construire un rapport critique au monde » (Dibie, 1998 : 23), photographier et plus encore filmer, c’est par contre prendre en otage l’image – reflet figé ou mouvant de l’existence – de l’autre pour se l’approprier. À moins, bien sûr, que ce vol impuni et délibéré ne soit en fait un élément de partage, c’est-à-dire le résultat d’un acte social, amical ou professionnel, mutuellement consenti. Trop d’exemples pris dans le tourisme organisé ou indépendant illustrent que le minimum de respect envers les hôtes n’est pas toujours observé. Ainsi, au pied du monument principal du complexe archéologique de Chichen Itza, dans le Yucatan au Mexique, un touriste américain veut immortaliser la pierre antique sur du papier kodak avec en premier plan le visage d’un petit garçon d’un village voisin venu vendre quelques bibelots aux étrangers : rien à faire, le bambin refuse obstinément de sourire pour la photo, ce qui finit par exaspérer le touriste frustré qui n’hésite pas à l’engueuler puis à le chasser violemment… Quand sonne l’heure de faire un cliché, plus rien ne compte dans la vie de ce voyageur à l’exception de son appareil photographique et des objectifs qu’il s’est fixés : viser dans l’objectif et atteindre l’objectif visé. Ceux qui comparent le tourisme à la guerre (Marc Augé) et l’appareil photo à une arme à feu (toute la multitude d’exécutés par la photo…) n’ont pas tort dans ce cas précis ! Il importe cependant de veiller à ne pas généraliser ce jugement à tous les amoureux de la photo. Dans une récente étude exhaustive consacrée aux touristes visitant le Taj Mahal en Inde, Tim Edensor relève que les visiteurs occidentaux font pratiquement tous des photos au même endroit ; le lieu symbolique duquel sont pris plus ou moins les clichés est celui que le touriste a vu dans les brochures et les catalogues, ou à la télé, dans les livres, sur les cartes postales, etc. Il photographie d’abord par mimétisme et ensuite pour se souvenir : « La photographie est devenue synonyme du tourisme » (Edensor, 1998 : 128-135) ; ce que John Urry avait déjà constaté auparavant dans The Tourist Gaze : « Le voyage est une stratégie pour accumuler 138
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des photographies » (Urry, 1990 : 139 ; cf. Rojek, Urry, 1997 : 176-185). J’ai moi-même, au milieu des années 1980, été témoin d’une scène touristique peu glorieuse devant le Taj Mahal : deux voyageurs anglais ont décidé de photographier le monument sans la présence d’un seul de leurs congénères du voyage, en un mot prendre le Taj sans touristes, sans personne ! Défi quasi impossible sauf peut-être à venir au milieu de la nuit… Ils s’affairent donc à pousser assez énergiquement ceux qui s’aventurent inopportunément dans leur champ de vision ! Ce qui devait arriver arriva : de jeunes Indiens n’apprécient guère qu’on les oblige à se mettre de côté, discussions, élévations de voix et prises de bec se succèdent, en vain, car les deux parties se séparent rapidement avant que la situation ne dégénère… Les comportements irrespectueux ou simplement maladroits des touristes munis (armés ?) d’un appareil photo ou d’un caméscope à l’encontre des populations visitées sont légion et connus de tous, ce qui n’empêche pas de voir quelquefois ces mêmes dénonciateurs se comporter ailleurs que chez eux de la même sorte. Pour mieux rendre compte de ces images-là de l’ailleurs qu’on ne veut pas voir – les images de soi confronté à l’autre, mais dans leur forme la plus « honteuse », celle du touriste-voyeur – un ouvrage, intitulé Quel monde !, livre des photographies de touristes sur les lieux du monde en train de filmer, de photographier, de s’affairer, de visiter, de converser, bref en train de voyager loin de chez eux (Parr et Topor, 1995). La boucle est ainsi bouclée, même si le voyageur n’a sans doute guère envie de se voir tirer le portrait de la sorte ! Le lecteur pourra regarder les photos de touristes photographiant d’autres gens et d’autres sites, dans les hameaux d’Amazonie, dans les villages reculés de Grèce ou dans les grandes cités américaines. Le voyeur se voyant vu par un de ses semblables parviendra-t-il à repenser son rapport à l’autre, par exemple lorsqu’il se voit – même à travers un autre – offrir des bonbons à des enfants d’un village masaï, distribuer des médicaments à quelques Hmong en Thaïlande, ou encore flirter avec une gamine de douze ans à Phnom Penh ou à La Havane ? Ce n’est pas sûr, loin de là… La symbolique de l’arroseur arrosé est évidente mais elle doit rappeler que l’observateur est toujours 139
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un observé. Même si en face il n’y a pas d’appareil photo pour immortaliser l’événement de cette manière-là. Dans La chambre claire, Roland Barthes précise que la photographie « ne sait dire ce qu’elle donne à voir », mais par contre elle fige l’image et fixe le visage, et en arrêtant l’événement, elle abolit le présent. Son utilisation de l’image peut s’avérer perverse, notamment en falsifiant le réel dans le but d’induire autoritairement un désir : « Elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement » (Barthes, 1980 : 156, 15). Outil emblématique du touriste en vacances et du reporter en mission, l’appareil photographique est ce qui nous permet de voir sur place ce que nous allons revoir une fois de retour de notre périple. La photo nous autorise en quelque sorte deux voyages en un : le premier est au présent, le second au passé ; l’un se vit rapidement, l’autre se raconte tranquillement et peut se répéter à loisir. Ne pas faire de photos c’est « rater » le second voyage, mais peut-être aussi profiter davantage du premier. L’impératif photographique est une réalité qui peut s’avérer oppressante pour le voyageur : il « faut » faire des photos de ce monument et de ce temple, de ce marché et de cette montagne ; il faut photographier comme il faut visiter, le choix offert au voyageur qui voudrait un tant soit peu flâner est restreint. Pour se libérer des diktats mentaux du voyage, il faudra bientôt organiser des formes originales de résistance ! Ne pas céder aux exigences de l’industrie, ne pas plier devant les injonctions formulées à l’encontre de ceux qui veulent partir à leur gré… Je me souviens des routes étroites du nord de l’Écosse où, à intervalles réguliers, une petite place permet aux plus pressés de doubler les plus lents : mon compagnon de route automobiliste écossais arrête le véhicule à plusieurs reprises dans différentes placettes et me lance : « Ici, on appelle ces aires de stationnement temporaire les kodak places, car on a le temps de faire des photos, mais pourquoi ne veux-tu donc pas en faire ? Je ne te laisserai pas quitter ma région sans que tu n’aies pris au moins quelques clichés »… Deux semaines plus tard, je me retrouvais en Irlande du Nord, dans le quartier catholique du Bogside à Derry (appelé Londonderry par les Orangistes…), en compagnie de deux amis sympathisants de l’IRA pour enta140
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mer une sorte de mini pèlerinage sur les lieux de souffrance des ouvriers locaux dont certains sont morts sous les balles angloprotestantes. Lorsqu’un de mes amis me souffle à l’oreille : « Là, il faut vraiment que tu prennes des photos car c’est historique ! ». Là, sous l’amicale menace et l’intérêt du sujet, j’ai pris quelques clichés. La photo-souvenir devient photo-témoignage. Si la photo fige effectivement l’image sur le papier, elle permet aussi d’œuvrer contre l’oubli. Et de devenir, parfois, un formidable outil du nécessaire devoir de mémoire. Enfin, si en Occident la photo s’est banalisée par rapport au succès plus récent des films vidéo, d’Internet, etc., ou bien s’est spécialisée à outrance, ailleurs, et en particulier dans les pays pauvres, faire des photos et les montrer en public – en donner aux villageois – reste une cérémonie importante et attendue de tous, d’autant qu’il n’y en a pas pour tout le monde. Alors qu’en Occident, le rituel est en voie d’extinction : les photos sont regardées à toute vitesse et l’intérêt est moindre compte tenu également de la masse de photos à « survoler », parfois des milliers. Les Occidentaux qui voyagent beaucoup sont lassés des clichés qui ont fait le bonheur de leurs parents découvrant la photographie dans le sillage des congés payés ; leurs sujets et leurs objectifs photographiques sont devenus plus exigeants, situés quelque part entre paysages dépaysants et exotismes flamboyants… Autre fait notable et grande différence entre le Nord et le Sud : les thèmes et les sujets photographiés, et même la technique et le cadrage. Sur plusieurs centaines de clichés réalisés au cours d’un voyage au Népal, un voyageur n’aura peut-être aucune photo de lui-même – « je n’aime pas être sur les photos ! » est le leitmotiv – mais, en revanche, il comptera un bon stock de paysages pittoresques et de gens les plus typiques possible ; c’est tout le contraire chez les autochtones de nombreuses contrées du Sud où, lorsqu’on a eu la chance de photographier des lieux et plus encore des événements, eh ! bien quand on les visionne on s’attarde longuement sur les membres de la famille ou les amis pris en photo, ainsi que sur quelques sites clés où le photographe figure le plus souvent – bizarrement selon le point de vue occidental – devant le monument ou le bâtiment ! 141
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Un ami vietnamien, de passage à Paris pour seulement quelques jours, a ainsi pris une centaine de clichés de la capitale française. À quelques rares exceptions près, il figurait luimême sur toutes les photos, seul changeait le décor (tour Eiffel, Montmartre, Arche de la Défense, Beaubourg, mais aussi un café parisien, une boutique de luxe ou… un MacDo !). L’important pour lui résidait dans les images-souvenirs qu’il allait rapporter à Saïgon, l’essentiel étant que les membres de sa famille et ses amis puissent identifier le plus facilement possible les lieux sacrés et sacralisés de l’ailleurs. Ces endroits incontournables mais également prétextes à se voir et se revoir soi. La photographie procure avant tout les preuves du voyage. Chez nombre d’Africains, le sacré social de l’amitié se retrouve dans ces photos où la convivialité est omniprésente. Ce qui importe, ce ne sont pas les lieux vus ou les terres foulées mais avec qui on les a visités et les conditions d’esprit qui ont présidé au périple. À titre d’exemple, dans le pays Bamiléké au Cameroun, lors de funérailles prestigieuses, de nombreux amis étrangers acccompagnent généralement les organisateurs des manifestations. Les clichés que l’on rapportera de ces festivités, ceux qui retiendront l’attention, ne seront pas ceux qui décrivent les cérémonies, pourtant étonnantes, mais ceux sur lesquels figurent des scènes de vie et surtout des hommes, ceux qui permettront de voir et compter les présents. Dans ce cas – comme en maints endroits de la planète – la photographie complète, voire entretient l’oralité qui régit toujours le fonctionnement interne de ces sociétés. Souvenons-nous de ces touristes organisés de Hong Kong lorsqu’ils nous demandaient de les photographier sur le parvis de Montmartre ou encore de ce couple de Japonais souriants qui posait officiellement sous le portail de la cathédrale de Strasbourg… C’est ainsi qu’en Asie les photographes professionnels, guettant le client à l’entrée des parcs ou devant les musées, restent très demandés et appréciés, pour le moment du moins ; en Europe, la mode est plutôt aux jetables étanches, société de gaspillage oblige ! L’image qu’on garde de soi et des autres n’est jamais que le reflet plus ou moins flou de l’image de notre modernité. 142
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Quête exotique et lien social De l’exotisme recherché : peut-on devenir « indigène » ? Face à l’inévitable perte de ses privilèges symboliques en raison de la concurrence « déloyale » que lui impose le touriste, le voyageur – ce touriste qui s’ignore – se voit contraint de se replier sur l’originalité et l’exploit afin de se distinguer selon lui de la figure honnie du touriste. Il ne reste en fait au voyageur qu’un choix restreint pour son Salut : le suicide, la résignation, le déguisement. Les voyages suicidaires ou à fort risque se développent parmi une certaine frange nomade fascinée par l’extrême et parfois par le malsain et le morbide ; beaucoup de voyageurs s’assagissent au point de « se rabaisser », disent-ils, à n’être plus que des touristes « moyens » ; d’autres, enfin, optent pour le transfuge, le travestissement, le déguisement, voire le changement de peau ou en tout cas de vie. C’est en devenant à son tour « indigène », en se fondant dans l’autre sans pour autant le devenir – à l’instar par exemple de Marc Boulet qui s’est successivement mis Dans la peau d’un Chinois puis Dans la peau d’un intouchable, comme le soulignent les titres de ses deux ouvrages –, que le voyageur espère définitivement se distancer et se décaler du touriste. Pour le voyageur-transfuge, c’est désormais le touriste qui deviendra le « vrai autre ». Les aventuriers et les ethnologues restent les figures idéales – parfois idéalisées – de ce type spécifique de nomadisme : il suffit de citer Lawrence d’Arabie ou Richard Burton, René Caillé entrant déguisé en arabe dans Tombouctou ou Alexandra DavidNeel pénétrant déguisée en mendiante dans Lhassa interdite. Cité par Jean-Didier Urbain, le cas de Maryse Choisy est à ce sujet éloquent : elle se fait passer pour un homme afin d’être autorisée à visiter le mont Athos dont l’entrée est strictement réservée aux hommes. Pour cela, elle se met une fausse moustache, se munit d’un faux pénis, et se fait même, soi-disant, couper les seins. Mais il est difficile de tout croire tant l’imposture en voyage – et après le voyage (ici après que Mme Choisy ait passé Un mois chez les hommes) – n’est jamais très loin (Urbain, 1998 : 172). L’implication, l’endotisme, le dédoublement, le travestissement, 143
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la science, l’exploit et tout le reste concèdent aujourd’hui aux voyageurs un sursis hanté par les images et les regards des touristes qui les scrutent comme des bêtes curieuses. Se fondre dans la peau de l’autre pour recommencer une vie qui n’est plus vraiment la nôtre relève également du défi personnel, caractéristique de notre mentalité occidentale : « Les Indiens m’apprendraient à vivre comme j’en avais le désir » (Gheerbrant, 1995). L’exotisme peut ainsi conduire à l’endotisme – cette forme d’entrisme dans l’univers de l’autre –, et la frontière entre les deux altérités est plus floue qu’on ne le pense. Le basculement du premier vers le second est toujours possible, l’inverse non. Le rêve de fusion libératrice n’est jamais loin, il peut aussi se nourrir du besoin social de distinction (Bourdieu) afin de redonner un sens à sa vie éclatée et tenter de « retrouver le monde » (Le Bris). On remarquera que si le voyageur décide de s’installer il n’est plus en déplacement ; en se sédentarisant il quitte l’univers du voyage, et en se fondant dans l’indigène, il délaisse son identité d’avant : c’est la villégiature prolongée… au cours de laquelle le touriste-voyageur peut éventuellement se faire soit ethnologue, soit indigène-autochtone, soit promeneur-flâneur… Avant-garde du touriste organisé, le routard désespère de voir les terres oubliées devenir des parcours fléchés gérés par l’industrie mondiale du tourisme : Katmandou, Cuzco, Goa, Phuket, Marrakech, etc., sont autant de noms mythiques démystifiés par les touristes dits de masse venus empiéter les terrains d’aventure des voyageurs indépendants. Mais, pour quelque temps encore, on continuera de défricher de nouvelles voies pour d’autres. N’est-ce pas là une logique toute commerciale du voyage d’aujourd’hui ? Les stratégies mises en place par les voyagistes spécialisés dans l’aventure prennent en compte l’évolution des mœurs sociales et nomades : le discours de promotion touristique doit être clairement antitouristique, même s’il reste de façade, et réintégrer de l’imprévisible dans le prévisible devient un thème récurrent dans les nouvelles stratégies voyageuses. Plus on voyage, plus on veut voyager hors des hordes ; mais plus on voyage autour du monde et plus on voyage autour de soi. 144
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L’imposture exotique réside dans la volonté d’exploiter l’autre et d’exalter la différence. Plus grave encore lorsque transparaît le refus de l’universel. Ce malentendu, qui profite au mercantilisme touristique, repose aussi sur la répétition de mensonges mille fois dénoncés : en Birmanie, on nous parlera des belles parures des femmes karen mais non pas de la guerre que livrent si coûteusement les combattants karen contre la junte militaire au pouvoir ; en Inde, on nous vantera les charmeurs de serpents et les balades à dos d’éléphant, mais on ne nous informera point sur les nouvelles usines chimiques ou le travail des enfants dans les briqueteries ; en Indonésie, on nous promènera en croisière autour des petites îles de la Sonde sans évoquer le sort de la population est-timoraise. Bref, le voyageur fait bien de s’intéresser à la géographie et à la culture, mais qu’il oublie donc la politique ! Même évacuée du discours touristique, celle-ci est pourtant toujours sous-jacente, alors pourquoi ne pas en parler – là où c’est justement possible d’en parler – à haute voix ? Les voyageurs gagneraient à savoir où ils se rendent : n’est-il pas aberrant, et même scandalisant, de voir des touristes revenir du Kurdistan, du Pakistan, de Chine, etc., en ne parlant que de la beauté des vestiges archéologiques et de la variété des spécialités culinaires ? L’ensauvagement est à la mode. Comme l’illustrent la publicité, l’art, la musique, l’écriture, et même la haute couture. En janvier 1997, le défilé de Christian Dior laissait voir des mannequins parées des « mêmes » anneaux que les femmes kayan de Birmanie ou les femmes masaï du Kenya. Ces anneaux, étranges et pittoresques, objets de la « folklorisation » de ces deux peuples, intègrent désormais l’économie-monde, le tourisme international et une certaine idée du développement : leur récupération médiatique, masquant l’exploitation des femmes kayan et masaï à des fins touristiques et commerciales, représente surtout un parfait cas de figure de l’anti-développement. Il reste qu’en Occident l’ensauvagement intrigue, inquiète mais fascine. Il invite au transfuge et consacre l’endotisme. Notons qu’il convient de bien distinguer l’endotisme de l’exotisme : la démarche endotique consiste à devenir l’autre, la démarche exotique à devenir autre. La première fait l’éloge de la substitution et du retournement, la seconde du 145
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mélange et du Divers. Le déguisement, c’est le besoin d’échapper à soi-même pour se transformer en un autre, ou l’imiter, mais en définitive on sait toujours qu’on n’est pas un autre. Ou presque. La volonté de se fondre dans la peau de l’autre n’est pas qu’un fantasme occidental mais le résultat d’une longue et pénible histoire qui a abouti à une culpabilisation collective de laquelle nous ne sommes pas encore « sauvés ». C’est sans doute Michel de Montaigne qui, bien avant Rousseau, a inauguré cette tendance très contemporaine d’idéaliser les autres à la lumière de nos propres méfaits : « Nous les pouvons donq bien appeler barbares, eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie… Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs necessitez naturelles leur ordonnent » (Montaigne, 1962 : 208). Même si la fin des Lumières, annonciatrice de la prédatrice soif coloniale, marque un temps d’arrêt également stimulé par l’idéologie universaliste, ce texte précurseur a inspiré vocations et philosophies au fil des siècles suivants, et il pourrait aujourd’hui servir de leitmotiv à tous ceux qui rêvent d’un ailleurs paradisiaque encore préservé de toute « souillure » de la modernité (jadis on aurait dit de la civilisation). La découverte du monde aura été – et reste partiellement – l’occasion d’une confrontation sans précédent, parfois sanguinaire et souvent maladroite, avec d’autres peuples et d’autres cultures. Le choc aura été violent comme le démontrent les horreurs, de la croisade à l’esclavage, accumulées par l’histoire de l’humanité. Pierre Bouvier revient sur cet épisode peu fameux de notre apprentissage de l’altérité : « Les peuples rencontrés frappent d’abord par tout ce qui les distingue de l’Européen : traits physiques, vêtures, habitudes culinaires, mœurs privées et publiques… La suspicion, la critique, sinon l’agressivité du conquérant, du Même, s’exercent au détriment de l’empathie. Cet ailleurs, les mythes et les dogmes croyaient en avoir scellé le sort. Il n’y avait ni normalité ni salut hors de l’Occident chrétien ». Il poursuit en soulignant que ce morne constat n’appartient pas nécessairement au passé, il résonne encore fortement de nos 146
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jours : « Les voyageurs sont encore souvent tributaires de ces interprétations. Elles sont marquées aux sceaux de l’étonnement, de l’effroi, de la condamnation. Le souci, tant de l’extraordinaire que de la confirmation de sa propre supériorité, l’emporte sur des relations moins politiques » (Bouvier, 1995 : 30). Les regards croisés en matière d’exotisme touristique ne sont pas aisés tant les divergences culturelles restent fortes au-delà du passage des frontières et en dépit de la « globalisation ». Mary Picone, dans un texte sur les Japonais qui découvrent l’Europe, conclut que « pour les Japonais, le voyage en Europe est souvent un anti-voyage, une confirmation des idées reçues au lieu d’être une découverte. De leur part, les voyageurs européens en Asie, confrontés aux mêmes obstacles, ne parviennent guère plus à dissiper le stéréotype du Japon mystérieux. Le progrès technologique et la communication ne parviennent pas toujours à transmettre la culture » (dans Traverses, 1987 : 161). Devant le désenchantement issu de la teneur superficielle des rapports entre les Dogons et les Européens, Michel Leiris illustre le fossé qui sépare les deux cultures : « Hypocrite Européen tout sucre et miel, hypocrite Dogon si plat parce que le plus faible – et d’ailleurs habitué aux touristes –, ce n’est pas la boisson fermentée échangée qui nous rapprochera davantage. Le seul lien qu’il y ait entre nous, c’est une commune fausseté » (Leiris, 1988 : 131). Ce désarroi se transforme à la fin du « voyage » africain en déception à la fois amère et consommée de l’ailleurs désexotisé : « Pour moi, le mirage exotique est fini. Plus envie d’aller à Calcutta, plus de désir de femmes de couleur (autant faire l’amour avec des vaches : certaines ont un si beau pelage !), plus aucune de ces illusions, de ces faux-semblants qui m’obsédaient. Je suis calme et je m’ennuie, ou plutôt je languis. Je voudrais vite revenir, non pour revoir la France – avec qui ce voyage ne m’aura décidément pas réconcilié – mais pour revoir Z., qui m’est si douce, qui me comprend si bien, – pour la baiser. Nous mènerons toute la vie que nous n’avons pas encore menée : sortir, se vêtir somptueusement, prendre le thé au Ritz, danser… » (Leiris, 1988 : 629). Le compagnon de Griaule rêve d’une vie plus « normale », ses désirs sont ceux qu’il n’arrivait pas à satisfaire chez les Dogons ou 147
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ailleurs en Afrique. Son séjour africain, s’il ne l’a pas rapproché de la France, l’aura néanmoins rapproché de lui-même. Pour lui, la vraie vie n’est plus ailleurs. Il n’en fut pas ainsi pour d’autres coureurs du monde dont la perspective de l’inconnu pavait les rêves les plus fous. Alexandra David-Neel ne rejetait rien davantage que la normalité fantasmée par Leiris, elle voulut toujours aller plus loin, plus avant, plus difficile. Et son enthousiasme ne fut jamais ou presque déçu : « Lorsque je racontai que j’arrivais de la Chine, à pied, que j’avais voyagé pendant huit mois au Tibet, traversé des régions inexplorées et passé deux mois à Lhassa, nul ne trouva, tout d’abord, un mot à me répondre. Littéralement, personne n’en croyait ses yeux […]. Il me restait encore à parcourir un long trajet de Gyantzé à la frontière indo-thibétaine à travers de hauts cols et des plateaux arides balayés par un vent glacé, mais l’aventure était terminée. Seule dans ma chambre, avant de m’endormir, je criai pour moi-même : Lha gyalo ! Les dieux ont triomphé ! » (David-Neel, 1990 : 376). La déception de Leiris tranche avec le bonheur de David-Neel, mais on peut s’interroger : lequel de nos deux voyageurs a vraiment tenté la rencontre avec l’autre ? La réponse n’est pas simple… On peut s’interroger par ailleurs si l’endotisme ne serait pas cette fuite totale, irresponsable et lâche, qui ne veut voir ce qui pourtant crève les yeux et qui ne peut accepter ce qui est inévitable : « Sans doute est-il plus difficile de réinventer la vie que de s’inventer une autre vie. De changer la société et l’homme que de société et d’identité » consent avec justesse Jean-Michel Belorgey (1989 : 368). Dans un article publié dans L’Homme – «Une valeur sûre : l’exotisme » (1986, no 97-98) –, Michel Panoff note la fascination de l’ailleurs auprès de nos contemporains désireux de se rendre sur place, non pas pour vérifier si oui ou non « la terre est rincée de son exotisme » (Michaux, 1985), mais pour se fondre dans l’illusion exotique afin de juger par eux-mêmes de l’authenticité de l’autre et de ce que l’on en dit et en écrit : « À coups de charters aériens et autres trekkings c’est en live que tout un chacun avait eu la possibilité de connaître des coutumes très éloignées 148
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des nôtres, et c’est tous les soirs que la télévision nous apportait maintenant ces images énigmatiques dont l’anthropologie proposait naguère l’interprétation. Bien entendu l’éloignement de soi à l’autre n’avait nullement diminué dans l’intervalle, ni la compréhension gagné un pouce de terrain, comme le prouve la montée ininterrompue du racisme et de la xénophobie. Mais chacun désormais croyait connaître les cultures africaines, océaniennes ou asiatiques, et avoir pénétré les hommes qui en sont les dépositaires ». L’anthropologue éprouve déjà bien des difficultés à « réduire progressivement la dose d’exotisme comme dans une cure de désintoxication » ; a fortiori, l’épreuve se révèle encore plus ardue pour le voyageur constamment aux aguets de tout ce qui pourrait le dépayser de son banal quotidien. Et Panoff de citer Needham pour illustrer le fait – au demeurant évident – que l’exotisme restera encore longtemps une « valeur sûre » de l’anthropologie comme du voyage : « Seul ce qui est totalement autre inspire l’amour le plus profond, avec le désir le plus puissant de connaître ». Un autre anthropologue, Jean-Loup Amselle, l’avait déjà souligné auparavant lorsqu’il titrait son ouvrage : Le sauvage à la mode (1979). Jean-Claude Guillebaud s’insurge contre les formes faciles d’exotisme : « En accablant d’éloges les peuples lointains aux coutumes “pittoresques”, on entend les boucler, mine de rien, dans leur inoffensive sauvagerie. “Ah, mais non, ils ne sont pas comme nous !” Premier sous-entendu (de droite) : ils ne le seront jamais quoi qu’ils fassent. Deuxième sous-entendu (de gauche) : pourvu qu’ils ne le deviennent pas pour leur malheur. […] L’Occidental châtelain promène ainsi sa compassion de masure en masure et s’alarme de voir les métayers du tiers monde s’équiper à l’électricité au lieu de danser comme avant, autour de leurs feux de bouse en costume de rafia » (dans Traverses, 1987 : 17-18). Traitant de « l’univers transcendantal du Même, imposé de manière féconde par l’Occident, à l’ensemble diffracté du Divers », Édouard Glissant estime que « pour nourrir sa prétention à l’universel, le Même a requis (a eu besoin de) la chair du monde. L’autre est sa tentation. Non pas encore l’Autre comme projet d’accord, mais l’autre comme matière à sublimer. Les peuples du monde 149
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furent ainsi en proie à la rapacité occidentale, avant de se trouver l’objet des projections affectives ou sublimantes de l’Occident ». Quant au Divers, nous dit Glissant, il « a besoin de la présence des peuples, non plus comme objet à sublimer, mais comme projet à mettre en relation. Le Même requiert l’Être, le Divers établit la Relation. Comme le Même a commencé par la rapine expansionniste en Occident, le Divers s’est fait jour à travers la violence politique et armée des peuples. Comme le Même s’élève dans l’extase des individus, le Divers se répand par l’élan des communautés. Comme l’Autre est la tentation du Même, le Tout est l’exigence du Divers » (Glissant, 1997 : 326-327). Si, comme nous l’avons vu, l’un des fantasmes les plus fréquents, conscient ou non, du voyageur contemporain peut se lire dans sa volonté d’être autochtone chez l’autre et touriste chez lui, bref d’inverser l’ordre du monde pour redonner un sens à son existence, s’en aller c’est quelquefois aussi fuir avant de chercher, quitter avant de retrouver… Partir c’est aussi chercher au loin ce qu’on n’ose plus trouver plus près de nous, c’est s’ouvrir à l’ailleurs pour se fermer à l’ici. Jean Viard note à ce propos : « La Terre, cette inconnue, devient objet de connaissance et de passion. Mais plus nous nous intéressons à elle, et à ceux qu’elle porte, plus l’immensité de notre non-savoir s’éclaire, forgeant cette occupation en archipel qui délimite de manière mobile le connu et l’inconnu, sans tenir compte des anciennes proximités » (Viard, 1994 : 101-102). Mais si le lien social traditionnel se défait parfois au nom du tourisme et de l’éloignement des individus, il se consolide également grâce à la reprise de parole qui précède et succède à la reprise de la route. Le temps du voyage permet aussi de remettre les pendules de sa vie en marche, sinon à l’heure. Du lien social réaffirmé : la quête de l’autre par la quête de soi. Se dépayser n’est pas voir du pays mais quitter son pays. Tout dépaysement nécessite non seulement de quitter ses occupations habituelles et son lieu de résidence, mais aussi de se quitter soimême pour renaître momentanément ailleurs. Altération du corps et de l’esprit, le voyage est une coupure avec la réalité, une rup150
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ture du train-train quotidien, mais aussi une soudure au monde et des retrouvailles de soi : on ne fait pas que perdre en partant, en laissant « tout » derrière nous, on y gagne aussi, mais encore faut-il en être conscient ! Le voyage est d’abord une histoire de décalage qui n’est pas qu’horaire. Il est même, s’il est réussi, une succession de décalages pour mieux nous recaler dans le cours de la vie. Partir est toujours une opportunité bienvenue pour faire le bilan de son propre cheminement, le moment attendu d’opérer quelques retouches aux imperfections ou aux malheurs de son existence. Cela fait déjà longtemps que les vacances devaient être considérées « comme un vaste moyen de prévention et de traitement contre les agressions qu’exercent sur l’homme le bruit, l’agitation, les tensions, les soucis de la vie moderne » (Dumazedier, 1962 : 141). Le détour par les autres nous permet de mieux nous retrouver entre nous, un peu comme si le détour par le lointain nous rapprochait à nouveau de nos cités et de nos campagnes, ou comme si la visite d’un marché andin ou indien nous encourageait à retourner acheter nos fruits et légumes au marché de notre quartier. Les passages d’ailleurs et le passage à l’autre passent d’abord par soi, ce que Morand résume magistralement de la façon suivante : « La tête au pôle, les pieds à l’équateur ; quoi qu’on fasse, c’est toujours le voyage autour de ma chambre » (Morand, 1964 : 112). Depuis que l’Occident a décidé au XVe siècle de s’aventurer hors de ses frontières géographiques connues, cette redécouverte du chez-soi réapparaît sans cesse mais non sans heurt : « La découverte du Nouveau Monde fait exister autrement l’Ancien à qui il réinsuffle de l’imaginaire » rappelle Pascal Dibie (1998 : 27). La quête de soi par le biais de la rencontre avec l’autre est bien connue. Comme la redécouverte de l’ici en passant par l’ailleurs. Le détour est souvent la ligne la plus droite pour arriver au but. À son propre but. À son propre éveil aussi. « Tout seuil résonne d’un appel et prépare la métamorphose de celui qui le franchit. La ligne d’horizon est la frontière qui sépare la sécurité, mêlée d’ennui, du risque, mêlé d’enthousiasme » écrit David 151
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Le Breton, avant de suggérer cette belle définition de l’ailleurs, qui est également un appel à la route, une invite au désir de partir et de tout quitter : « L’Ailleurs est un gisement pour l’imaginaire et ajoute au sentiment d’identité trop terne du rêveur un supplément d’âme, un frémissement intérieur qui lui murmure déjà que la légende est accessible et qu’il suffit de franchir le pas. L’Ailleurs est d’abord une nostalgie, une critique du moment présent insuffisant à assurer la plénitude du goût de vivre » (dans Autrement, L’aventure, 1996 : 42). La littérature est pleine de transfuges et de récits de conversion, de témoignages, d’expériences ludiques, aventureuses ou artificielles. Même l’étude des paradis artificiels peut rapprocher du paradis terrestre ! C’est au cours de l’été 1960 que Castaneda, étudiant alors les plantes médicinales – et le peyotl – chez les Indiens, rencontre Don Juan, ce personnage décisif qui donnera un nouveau sens à sa vie, en attendant un car Greyhound alors qu’il s’apprêtait à passer la frontière américano-mexicaine… Le voyage réel en direction de l’autre annonce déjà les états de cette réalité non ordinaire qui composera durablement son voyage en soi. Après que Don Juan ait expliqué et surtout fait comprendre à Castaneda que pour « savoir » il fallait encore apprendre, tout en lui clarifiant les sens des termes guerrier et diablero, le sorcier Yaqui poursuit : « Je ne suis aujourd’hui ni un guerrier ni un diablero. Pour moi, il n’y a que le parcours des chemins avec un cœur, n’importe quel chemin. C’est là que je voyage, et pour moi le seul défi qui vaille c’est de le parcourir en entier. C’est ainsi que je travaille – en observant sans cesse, à en perdre le souffle ». Pour arriver au point où les deux mondes se chevauchent, l’initiation se fait épreuve et l’homme doit « exercer sa volonté » et ne demander l’aide de personne : « L’homme solitaire devra ainsi réfléchir et attendre le moment où son corps sera prêt pour entreprendre ce voyage. […] Un homme à la volonté forte n’aura qu’un bref voyage, l’homme faible et hésitant marchera longtemps au milieu des dangers » (Castaneda, 1985 : 191). Pour que le voyage intérieur ne soit pas un exil intérieur, l’évasion devient une indispensable échappatoire lorsque s’instal152
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lent trop durablement la monotonie et la normalisation, bref l’ennui. On scrute alors le retour du sacré, de la communauté et de l’harmonie perdus. C’est la traque à l’authentique qui s’organise ! Pour Maccannell, la quête d’authenticité caractérise notre société moderne et le désir d’« expérience authentique » conditionne nos voyageurs des bouts du monde. Mais l’authenticité recouvre des aspects souvent distincts et complexes. Parmi d’autres interprétations, prises dans le cadre du phénomène touristique, l’authenticité peut être perçue tantôt comme fausse, comme un leurre – ce que Boorstin nomme un « pseudo-événement » (1971) –, et tantôt comme une construction sociale, voire une stratégie économique, ce que Maccannell appelle une « mise en scène » (1976). Les mises en scène touristiques de l’ailleurs font parfois place à des mises en scène de l’ailleurs à domicile. On voyage de plus en plus sans le savoir tout en restant sur place. Lorsqu’on est assis à une terrasse de café, au cœur d’une cité européenne, il suffit de laisser s’absorber le regard. Que voit-on et qu’entend-on ? Des gens pressés chaussés de sandales « teva », des jeunes qui ont quitté leur « vieux » cartable d’écolier pour le remplacer par un petit sac à dos aux noms évocateurs de « Quechua » ou « Everest », des 4x4 et des VTT qui pourtant ne quittent jamais ou presque le bitume urbain, des affiches publicitaires au goût de l’ailleurs rêvé, des clients attablés plongés dans l’actualité internationale ou dans des récits et autres magazines de voyage, des restaurants indiens ou chinois desquels s’échappent parfois des odeurs de voyage, des paroles volées au détour d’une conversation, en arabe, en turc, en vietnamien, en allemand et bien sûr en anglais, en serbe et en albanais, et même en français, des musiques d’Afrique et des Caraïbes, des discussions spontanées sur l’exploit marin ou automobile d’un tel, ou encore sur les déboires de voyage d’un ami tout juste rentré du Mexique ou du quartier du Neuhof, etc. N’est-il pas significatif d’observer que depuis peu nos appartements ressemblent à des cavernes d’Ali Baba où s’entremêlent des objets usuels ou non, venus des quatre coins du monde, alors qu’à Bangkok, à Sao Paulo ou à Dakar, les décorations des maisons sont à l’image de celles ornant les 153
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demeures de nos aïeux, voire les nôtres… avant la frénésie des voyages ! Le tourisme est une chance pour approcher les différences en échangeant des cultures qui s’enrichissent mutuellement. Le sport est, avec la musique, le vecteur par excellence où la rencontre avec l’autre s’établit le plus facilement, et le football, qu’on le veuille ou non, en est le meilleur ambassadeur ! Je me souviens ainsi de l’impact considérable de la Coupe du monde de football 98 sur les populations à différents points du globe, notamment en Indonésie et au Vietnam où je me trouvais après l’euphorie d’un été pas comme les autres ! Nous avons évoqué plus haut la tour Eiffel comme symbole de la nation française à l’étranger ; un autre symbole l’a certainement détrôné depuis juillet 1998 : Zinédine Zidane. Mais célébrant, pour le moins discutablement – jouant sans cesse sur l’ethnicité dont on sait pourtant où ce jeu peut mener –, la diversité ethnique de la population française, les médias et les antiracistes n’ont pas vraiment rendu des services en tout cas durables à la société ; ce que résume Jean-Loup Amselle de la manière suivante : « Toute mise en avant de l’origine, qu’elle soit une ou multiple, a pour effet de renforcer la croyance en la ou les race(s) » (dans Kandé, 1999 : 35). Et c’est bien sûr sur ce point – qui n’est pas un point de détail – que le bât blesse ! Toujours est-il que les Français accueillis à l’étranger sont, depuis l’été 1998, mal compris s’ils ne connaissent pas sur le bout des doigts la composition de l’équipe de France de football… La mondialisation a le mérite de rapprocher les sociétés et de faire parfois communiquer les gens entre eux, mais elle a le désavantage de ne pas les faire communiquer sur des sujets nécessairement très intéressants ! Je n’ai absolument rien contre le football, et pense même qu’il est un formidable facteur de cohésion sociale et de rencontres humaines, mais voir un voyageur s’obstiner pendant une heure à vouloir faire apprendre par cœur à des enfants d’un village indonésien les noms des grands joueurs des clubs européens a quelque chose d’exaspérant… Se retrouver grâce à la magie du voyage exige de la part du nomade des renoncements et des concessions : « On n’a rien sans 154
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rien » dit l’adage, qui est particulièrement adapté au voyage où c’est avec le Rien qu’on va tenter d’approcher le Tout. L’intérêt avec le voyage c’est qu’on se dirige à l’aveuglette vers des destinations intérieures et sensorielles inconnues ; c’est ainsi que, au prix d’efforts sur soi et de volonté claire, le Rien peut éventuellement mener au Tout. La réussite du voyage dépendra de notre aptitude à renoncer ici pour retrouver là-bas, à refuser ceci pour accepter cela : « Traverser les langues, les codes, les signes, les paysages, ne sert à rien pour ceux qui sont affligés d’un simplexe de supériorité […]. Un voyage est fait de quelques décisions que nous prenons et de beaucoup qu’il nous impose » (Meunier, 1994 : 11, 225). Il n’y a pas de vrai voyage sans vraie rencontre. Mais pour que celle-ci soit vraie il importe qu’elle soit ouverte à tous. Cela paraît très simple mais s’annonce nettement plus délicat à l’usage : « Tout le monde vous dira qu’on aime l’étranger. On l’aime quand il passe et qu’on est persuadé que sa seule arme est un visa limité… Aux touristes nantis et encadrés, on peut sourire bien qu’ils soient énervants à nous prendre en photo. Sommes-nous si mieux que cela ? Qu’avons-nous de bizarre ? Qu’ai-je donc en moi d’ethnique pour qu’on me retourne l’objectif, moi dont c’est le métier d’aller saisir l’autre. Je plaisante. Je jouis tant de vivre de mon regard, d’amasser les richesses des partages, d’accumuler les amitiés des bouts du monde, de fréquenter le bizarre, le drôle, l’étrange, de toucher à l’impensable, de goûter à l’ingoûtable, que j’ai du mal à imaginer qu’on puisse avoir peur de quelqu’un d’autre que de nous-mêmes » (Dibie, 1998 : 173). L’exemple de la marche comme moyen d’accéder à soi et à autrui. Si les vacances motorisées servent parfois à oublier les hommes, le voyage à pied permet au contraire de les retrouver. Marcheur infatigable autour de la planète, Jacques Lanzmann souligne la vertu de l’effort sur soi, de la douleur volontaire qu’on s’afflige : « Le corps a ses raisons que la raison commande. Cependant il est intéressant de se montrer déraisonnable et de donner tort aux idées reçues. Il faut savoir maltraiter son corps pour mieux l’écouter ensuite, car à commencer par écouter son corps on risquerait bien de ne jamais l’entendre » (Lanzmann, 1998 : 14). Et d’écrire plus loin que « Le vrai danger n’est pas 155
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de dépasser ses limites, mais c’est de ne plus savoir où elles sont » (Lanzmann, 1998 : 17). À la faveur du corps libéré, alliant les vertus de la montagne et l’osmose avec la nature retrouvée, les « bonheurs de la marche à pied » ont, dès la fin du XIXe siècle, passionné les excursionnistes de tout genre (Bertho Lavenir, 1999 : 63-85). La marche devient même un sport, avec la naissance, en 1926, de l’épreuve mythique Paris-Strasbourg, dont la portée politique est évidente, et non pas seulement parce qu’elle relie deux places fortes en symboles patriotiques : la place de la République à Paris à la place Kléber à Strasbourg (Autrement, « La marche, la vie », 1997). Dès 1844, ainsi que l’observe Rodolphe Toepffer, la randonnée possède toutes les qualités, les valeurs même, qu’on lui trouve ou retrouve aujourd’hui : contacts avec la nature et les hommes, connaissance et dépassement de soi, lien social et vie de groupe, exercices physiques et maîtrise du corps. « Il est très bon, en voyage, d’emporter, outre son sac, provision d’entrain, de gaieté, de courage et de bonne humeur. Il est très bon aussi de compter, pour l’amusement, sur soi et ses camarades, plus que sur les curiosités des villes ou les merveilles des contrées. Il n’est pas mal non plus de se fatiguer assez » écrit Toepffer dans un texte vieux d’un siècle et demi, et dont l’auteur serait peut-être surpris de l’actualité qu’il garde ! Et Catherine Bertho Lavenir de relever avec raison que « c’est en lui-même que le marcheur trouvera les plaisirs du voyage. La randonnée est d’abord un voyage intérieur » (Bertho Lavenir, 1999 : 73-74). On marche finalement, hier comme aujourd’hui, exactement de la même façon ; seuls ont changé l’équipement et certaines motivations. Mais Stevenson bourlinguant sur les routes britanniques ou françaises a servi de modèle, parmi tant d’autres, aux trekkers qui font aujourd’hui « le tour des Annapurnas » ou au randonneur qui veut s’isoler dans le sud profond marocain. La marche extrême renvoie à l’exploit et nombreux sont les candidats à ce type d’aventure dont les aspects thérapeutiques sont évidents : sens du défi, solidarité et esprit communautaire, voyage initiatique, reconnaissance sociale, publication du récit « extraor156
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dinaire », médiatisation, etc. La dimension religieuse est souvent également présente : on sait que le voyage à pied est symbolique – sortie d’Égypte de Moïse notamment – et rapproche de Dieu en même temps qu’on se rapproche du but qui souvent est d’ailleurs un sommet, une montagne cosmique. François Mitterrand ne faisait pas autre chose lors de son ascension annuelle hautement ritualisée à la Roche de Solutré ; on se souvient qu’il préférait, au cours de ce pèlerinage singulier et vite médiatisé, saluer des gens du cru que des notables du coin. Alexandre Poussin et Sylvain Tesson (1998), deux jeunes gens au milieu de la vingtaine, comptant déjà à leur actif un tour du monde en bicyclette, ont parcouru cinq mille kilomètres à pied en six mois et traversé une bonne partie de l’Himalaya d’est en ouest. Eux-mêmes se décrivent comme des « pèlerins de montagne ». Grâce à la lenteur qu’elle induit et à la modestie qu’elle revendique, la marche permet de renouer avec la nature intacte (ou presque) et peut inciter à la méditation mûrement réfléchie. La randonnée est une forme douce du voyage. Pacifique et épicurienne, la marche est le contre-pied du modèle dominant, elle enseigne la patience, l’écoute et le respect de la nature et des hôtes, elle est ce déclic qui permet de réapprendre à vivre autrement, elle se délecte à l’idée de cheminer mais reste à l’écoute des bruits du monde. Marcher c’est également gambader, se balader, se promener, et se perdre… Flâner. Même si, comme le remarque Pascal Dibie : « Flâner, c’est se laisser porter non pas par ses jambes, mais par ses sens. C’est suivre une couleur, c’est trébucher sur une odeur, c’est se laisser tirer par des sons, c’est goûter l’air du temps » (Dibie, 1998 : 168). Le sens de la marche permet toujours d’avancer dans le sens du bon voyage, celui qui construit plutôt que déconstruit, celui qui prend le temps de vivre plutôt que celui qui vit son temps. Explorateur des sources tibétaines du Mékong (1998), Michel Peissel a été le premier Occidental à fouler le sol du Bhoutan. Selon lui, les fins des voyages justifient les moyens, et l’auteur de prôner l’illicite pour se démarquer des autres, de la normalité : « Pour vraiment faire de l’exploration, il faut faire ce 157
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qui est interdit sinon on se retrouve avec les milliers de touristes » dit-il lors d’une émission télévisée en avril 1998. Lorsqu’à l’interdit s’ajoutent encore l’effort et la difficulté, la marche n’est plus de tout repos ! Dans Marches et rêves (1991), Jacques Lanzmann raconte les inévitables épreuves du marcheur en quête de bonheur, celles qui vont de l’effort intense à l’ascèse et au jeûne, à la solitude, à la fatigue, ou encore les brûlures de soleil ou le froid qui ralentissent la cadence : « Ah, que c’est bon de souffrir quand la souffrance n’est imposée que par soi-même » (Lanzmann, 1991 : 73). Même une marche à la belle étoile sera toujours une marche à la bonne étoile. La marche, contrairement à d’autres manières d’avancer ou de reculer, est toujours une progression, une ouverture, une rencontre, un événement. Elle autorise toutes les pensées et interdit tous les raccourcis de l’esprit, elle offre une opportunité à l’échange et au partage, elle crée une relation d’amitié ou d’amour. À nouveau, Jacques Lanzmann, arpenteur pédestre des sentiers battus du globe, voue à la marche un véritable culte : « En marchant on pense à toutes sortes de choses. On revient sur le passé, on refait ce qui a été, on contredit ou on arrange son existence, parfois jusqu’à la contrefaire. Vrai, le marcheur est aussi son inventeur. Là où il se repose, il se pose. Là où il foule la terre, il se défoule l’esprit. Il est lui et il est l’autre. Il se mêle et il s’emmêle dans les civilisations, dans les coutumes, dans les rêves et les certitudes » (Lanzmann, 1998 : 61). La marche est propice à la découverte comme le désir est propice à l’ailleurs.
Le désir d’exotisme rime-t-il avec la quête de sacré ? L’exemple asiatique Après le retour du « sacré sauvage », serait-ce aujourd’hui au tour du « sacré exotique » de revenir illuminer les besoins de religiosité de nos contemporains ? « J’aurais juré que Sir Edward Hillary, quand il grimpait en 1953 sur l’Everest, courait moins derrière l’exploit d’alpiniste qu’au-devant d’un rendez-vous clandestin avec le dalaï-lama » écrit Jean-Claude Guillebaud dans le récit de ses tribulations asiatiques (Guillebaud, 1979 : 84). 158
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Pourquoi, en définitive, entamons-nous un voyage en Asie ? Peutêtre pour se retrouver soi-même avec le confortable prétexte de partir découvrir des coutumes et des peuples différents. Dans ce cas, la quête du sacré n’est jamais loin ! La crise du monothéisme en Occident s’exprime aujourd’hui, entre autres, par un retour au polythéisme conçu à tort ou à raison comme une religion plus « naturelle » et par un recours aux spiritualités éloignées, ne seraitce qu’en apparence, du christianisme. Ainsi que le démontre le succès grandissant du « bouddhisme à l’occidentale », l’Asie pourrait être cette terre lointaine, à la fois sainte et sacrée, où l’imaginaire occidental puise ses dernières ressources pour conquérir le bonheur terrestre. N’y aurait-il donc de vraie vie spirituelle qu’ailleurs ? Le nirvana tant recherché passerait-il nécessairement par une quête mystique auprès de maîtres orientaux les plus isolés et les plus « purs » ou par un pèlerinage aussi religieux que touristique à travers l’Asie orientale, terre du sacré par excellence ? D’ordinaire, le premier « geste » de l’Occidental qui foule le sol asiatique consiste à déplorer le vacarme de la rue, des hordes d’enfants qui braillent et des adultes trop occupés à s’affairer, le bruit continu des klaxons et des vélomoteurs, la circulation infernale et anarchique, la pollution et la dégradation de l’environnement, l’usage fréquent et à toute heure de l’ordinateur et du téléphone portables, le nombre impressionnant de fast food, bref le mode de vie occidental dans sa version exotique, c’est-àdire exacerbée… Dans son ouvrage sur le tourisme ethnique en Chine, Geneviève Clastres raconte cette inavouable déception dès le premier pas sur le sol asiatique : « On a tous imaginé la Chine : royaume lointain, inaccessible, reflet de la couleur de nos rêves et de ces récits enchanteurs qui nous emportaient dans des palais interdits hantés d’eunuques comploteurs et de mandarins poètes. Lorsque l’avion atterrit et que l’œil s’écarquille, les palais interdits s’évanouissent, cèdent la place à la longue traînée de buildings gris sales, qui, sans unité s’allongent nonchalamment le long des routes. Au loin résonnent déjà les bruits de la ville : chantiers, haut-parleurs, karaokés, petits vendeurs, voitures, camions, le tout ponctué de coups de klaxons réguliers. Une odeur pénétrante de poussière et de cuisine vient se mêler à l’agitation. Le 159
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voyage commence ! » (Clastres, 1998 : 33). L’occidentalisation du monde, avec ses dégâts ou ses doutes, a, dans des proportions jusqu’alors inconnues, ouvert en retour l’Occident aux influences étrangères, asiatiques en particulier. Surtout dans le domaine spirituel. Venu dans ces contrées lointaines, mythiques et « riches » en culture et en nature, l’Occidental ne recherche en aucun cas cet univers trop connu qu’a engendré une incontrôlable modernité, univers qu’il vient justement de quitter. De fuir plutôt. Ce qui appelle notre voyageur en Asie, c’est tout le contraire : l’authenticité exotique, le paradis tropical, la sagesse orientale. Cette dernière attire et fascine tant les visiteurs que les Asiatiques en arrivent parfois à se demander si les Occidentaux n’en seraient pas totalement dépourvus. Les chrétiens orientaux, peu nombreux mais très pratiquants, sont certainement les plus désemparés lorsqu’ils constatent que les descendants des missionnaires, qui les avaient si ardemment convertis, sont si désorientés sur le plan spirituel. L’Orient, avec ses croyances et ses rites, sa sagesse et son mysticisme, est la nouvelle voie qui oriente sereinement plus d’un déçu du christianisme, d’un écœuré du libéralisme, d’un exclu de la société de consommation, d’un révolté contre l’individualisme. L’Asie n’est plus une terre de mission mais une terre de refuge. L’Occident a gagné en modestie ce qu’elle a perdu en assurance. Après des siècles de conquête, d’évangélisation et de colonisation, il serait aujourd’hui bien malvenu de s’en plaindre ! Mais ce territoire-refuge prend parfois des airs de déjà vu typiquement hérités de l’ère colonialo-missionnaire. Odon Vallet explique cette continuité dans notre regard autant que dans nos actes : « chacun prolonge à sa façon le périple d’Alexandre le Grand (v. 330 avant Jésus-Christ) qui, faisant campagne jusqu’à l’Indus, avait jeté le premier pont entre Orient et Occident. De cette expédition étaient nés des royaumes indo-grecs et un art gréco-bouddhique : le premier visage du Bouddha fut celui des éphèbes athéniens. Aujourd’hui se profile une nouvelle rencontre entre l’Inde et la Grèce dont l’Occident attendrait un choc spirituel par l’addition des héritages : à la raison et à la logique helléniques, gages de réussite, devraient s’ajouter la piété et la sérénité indiennes, sources d’apaisement. Quelques incursions vers l’humilité chinoise 160
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et la discipline japonaise compléteraient ce tour du monde des vertus essentielles » (Vallet, 1995 : 54-55). Mais l’Asie de nos vœux ne peut-elle donc être aimée que rêvée ? Cette Asie « rêvée » mythique ne répond guère à l’Asie « dynamique » réelle, et la terrible crise financière et sociale qui ébranle aujourd’hui tout le continent est (bien)venue comme pour rassurer quelques nostalgiques et autres prophètes de malheur, ainsi que tous ceux qui s’inquiètent de voir cette terre de refuge et cette oasis de spiritualité tomber dans le champ miné de la mondialisation. Pour autant, les voyageurs et adeptes en philosophies et spiritualités orientales qui se déplacent en Asie découvrent toujours avec étonnement et souvent avec enchantement les joies d’un sacré retrouvé. C’est un peu comme s’ils redécouvraient, via un voyage dans leur propre enfance, des formes de sacré qui soudain ou enfin leur conviennent, une spiritualité sur mesure et personnalisée, un retour inconscient vers une chrétienté honnie mais dont les nouveaux contours exotiques ont pour appellation : bouddhisme zen ou tibétain, taoïsme, ou encore mais moins fréquemment confucianisme, hindouisme ou animisme… Toujours un retour aux sources, non de la foi, mais de soi. Dans ces nouvelles formes de religiosité, on peut observer la permanence d’un syncrétisme parfois insolite, ainsi qu’une « pratique opportuniste et peu propice à la longue fidélité » et, peutêtre surtout, le développement très prisé en ce moment de ce que Georges Balandier a baptisé la « mythécologie », l’anthropologue relevant d’autre part que : « Le grand ailleurs reste le domaine du sacré » (Balandier, 1994 : 28-29). Plus récemment, Lionel Obadia s’est intéressé au phénomène rapide de diffusion du bouddhisme tibétain en France. Il a notamment pu relever à quel point notre imaginaire reste tributaire du poids de l’histoire et, par exemple, comment l’Occident récuse le statut de religion au bouddhisme, préférant propager les expressions « sagesse » ou « spiritualité » à tout prix. De la sorte, le bouddhisme s’est vu intégré dans l’arsenal complexe des formes dites nouvelles et individualisées de religiosité. Mais on oublie un peu vite qu’à l’instar des « grandes » religions classiques, le bouddhisme n’est pas une vague secte éso161
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térique d’origine asiatique, et surtout qu’il possède une authentique « dimension institutionnelle » (Obadia, 1999). Au chapitre des pratiques modernes en vogue, on pourrait encore évoquer pêle-mêle l’engouement sans précédent pour le yoga, le fengshui, l’astrologie chinoise, la médecine indienne, etc. Désormais, sur le petit écran, les bonzes tibétains côtoient les moines bénédictins pour relancer la consommation non plus seulement fromagère mais automobile ! Les nombreux films sur le Tibet, le bouddhisme, l’Asie « traditionnelle », les films esthétisants souvent empreints de nostalgie coloniale (L’Amant, Indochine, etc.) ou encore les films d’action de Hong Kong rem22 plissent nos salles de cinéma sans que le septième art n’en sorte toujours gagnant. Les voies taoïstes et les conversions des stars au bouddhisme s’affichent dans la presse magazine et chacun aura pu apprécier le fécond dialogue – Le moine et le philosophe en 1997 – entre J.-F. Revel et son fils Matthieu Ricard, devenu maître tibétain. Les revues « spécialisées » telles Samsara ou Tao Yin, les ouvrages de vulgarisation comme ceux du maître bouddhiste vietnamien Thich Nhat Hanh, font de plus en plus de lecteurs. Si les restaurants asiatiques sont à la mode dans toute l’Europe, ils ne suffisent plus à assouvir notre soif d’Orient, surtout si elle est extrême. Même les cérémonies du Nouvel An chinois, vietnamien ou cambodgien commencent à passionner les Français, et il n’y a plus un magazine « people » sans son horoscope chinois ! Cette quête d’un ailleurs plus harmonieux n’est pourtant pas nouvelle. Elle est différente. Elle se popularise, se culturalise, se banalise. Elle est aujourd’hui aussi très « tendance ». Mais à la faveur d’une époque marquée successivement par « le culte de la performance » et par « la fatigue d’être soi » – comme les a bien définis Alain Ehrenberg –, le désir d’ailleurs cache sous son apparence exotique un besoin de l’autre. Une altérité renouvelée qui nécessite au préalable une meilleure connaissance de soi. Les recettes asiatiques deviennent à ce stade très pratiques pour tous les êtres en déshérence. Alors que le sacré tend à se confondre avec le profane et que la religion semble vouée à se personnaliser – voir l’analyse 162
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de Denis Jeffrey sur ces « déplacements de l’expérience du sacré » (1998 : 80-100) –, chacun tente de définir ce qui selon lui est sacré, donnant ainsi naissance à un « sacré sur mesure » à la fois adapté et adaptable. Les croyances asiatiques, le bouddhisme en particulier, semblent répondre davantage à cette aspiration que les religions monothéistes. Sans oublier la résurgence perceptible de ce « sacré sauvage », cher à Bastide, qui imprègne aujourd’hui les diverses formes du croire. Les Occidentaux souffrent du contrôle spirituel, de l’abus avéré du pouvoir religieux, de la confiscation de la foi, de la dogmatisation de l’Église. Il y a vingt-cinq ans, Roger Bastide relevait déjà « deux facteurs de retour au sacré sauvage, l’un qui tiendra à un affaiblissement de l’institution religieuse traditionnelle, l’autre qui tiendra au passage d’une société organique à une société anomique » (Bastide, 1975 : 220). Aujourd’hui, alors que la religion s’est vue refoulée, elle réapparaît effectivement sous des atours plus flous, plus individuels, plus intérieurs. La religiosité et le sacré renaissent là où la religion est mortifère. Après la tradition, c’est autour de la religion d’être lentement réinventée. Le renouveau de la fête en est une manifestation significative. La fête, qui relève de facto du domaine du sacré, est à nouveau « exigée » et considérée comme indispensable au bon fonctionnement de la société (son besoin n’est-il pas vital ?) ; de nombreuses fêtes – surtout traditionnelles – sont remises au goût du jour dans l’Europe tout entière. Le ludique n’est pas incompatible avec la foi, au contraire il l’enrichit. Les monothéismes et autres puritanismes sectaires ont trop tardé à s’en rendre compte… D’ailleurs, peut-on encore sérieusement s’étonner qu’un jeune Européen préfère le dalaï-lama au pape ? Ce qui renaît chez nous, ailleurs perdure, et parfois nous donne des idées… Si l’Asie est un continent « sacré », il est aussi celui de la fête et des cérémonies, qu’elles soient d’ailleurs religieuses ou profanes. Ses mythes, ses rites et ses fêtes attirent beaucoup de visiteurs qui redécouvrent ainsi, en même temps, la pertinence du fait religieux et le sens social de la fête. Poursuivant l’analyse de Caillois, nous avons vu que le tourisme est comme l’envers de la fête, en quelque sorte là où il naît disparaît la fête. À moins qu’elle ne renaisse grâce à lui. Ce sont les voyageurs occidentaux 163
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qui vont au bout du monde pour observer, photographier, filmer, imiter, participer à des fêtes dont ils ne saisissent pas les signes symboliques et religieux. Partir à la fête, c’est aller se regrouper en un même point pour communier ensemble ; partir en vacances, c’est aller chacun de son côté et s’isoler de la communauté. Le voyageur quête le vide et la fuite alors que le fêtard recherche la plénitude et les retrouvailles (Caillois, 1993 : 167). Le touriste en partance vers l’Orient tente de concilier son désir de vide et son besoin de plénitude. Devant les splendeurs architecturales et artistiques des temples taoïstes, des palais indiens et des pagodes bouddhistes, beaucoup de voyageurs en Inde, en Chine, au Viêt Nam ou en Thaïlande, s’attardent pourtant plus longuement sur le mode de vie et les croyances des Asiatiques : la philosophie harmonieuse de Lao Tseu, le Yin et le Yang, les quatre nobles vérités de Bouddha, le contenu du sermon de Bénarès, la recherche du nirvana, la sévère mais efficace morale confucéenne, etc., fascinent et surtout intriguent nos modernes visiteurs plus que les monuments historiques, les pagodes en or et les statues des bouddhas multicolores éclairées au néon. Les mythes occidentaux de l’aventure orientale, que celle-ci soit d’ailleurs mystique ou non, ont la vie dure et longue car ils sont solidement ancrés dans notre inconscient collectif (Michel, 1995 : 21-121). Les canons esthétiques asiatiques ne sont pas vraiment du goût des Européens. Ceux-ci préfèrent l’archéologie religieuse – genre Angkor ou Borobudur – aux traces trop récentes des vestiges de la modernité qu’ils qualifient trop rapidement de « kitsch »… Une Française visitant une pagode à Saïgon se demande même comment « une si profonde spiritualité peut vivre entourée ainsi par des statues colorées et laides, des décors lumineux affreux et du béton. Eh oui, du béton ! » ; je lui dis que parfois les moines regardent même la télé à l’intérieur de la pagode : « Quelle horreur ! Ils vont bientôt être comme nous ! » me répondit-elle… Cette vision horrifiante de soi, de nous, n’est pas un regard neuf de l’Occident sur lui-même. Prenons simplement le destin d’Alexandra David-Neel : « Elle-même devient “tibétaine”, en se déguisant en mère mendiante, la figure passée à la suie afin de cacher sa blancheur européenne » (Autrement, 164
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« Himalayas », 1988 : 19). Mais la Parisienne de Lhassa a aussi « besoin » de ce travestissement pour mieux intégrer et comprendre la culture tibétaine. « La vraie vie est ailleurs » n’est pas seulement le titre du livre de J.-M. Belorgey sur les voyageurs de l’histoire préférant les aller simple aux circuits organisés, c’est aussi une expression devenue banale et courante dans la bouche des voyageurs modernes, aussi bien organisés qu’indépendants. Les transfuges et les adeptes de la « disparition volontaire » ont parcouru jusqu’aux moindres recoins de la planète, en nous laissant parfois des récits plus ou moins épiques. Nul doute que la littérature exotique et coloniale, et aujourd’hui les récits d’aventure, ont fortement alimenté notre imaginaire de l’ailleurs depuis fort longtemps, l’Asie étant un terreau de choix pour donner libre cours à nos fantasmes les plus refoulés (Lombard, 1993). Mircéa Eliade, historien des religions mais aussi auteur de remarquables notes de voyage sur l’Inde de 1930, s’intéresse apparemment autant aux femmes qu’aux divinités indiennes. Ses tribulations de 1929-1930 ne font qu’annoncer le spécialiste des religions qu’il deviendra par la suite. Surtout, en bon voyageur, curieux et cultivé, impertinent mais toujours respectueux, il découvre l’Inde certes comme terre sacrée mais surtout comme terre vivante. Baroudeur de son temps mais quêteur d’exotisme comme tout globe-trotter, en voulant décrire certaines danses, il décrit en fait les danseuses. Elles ressemblent à des « idoles à la démarche de rêve » ou encore à « une sarabande d’apsaras, ces nymphes célestes qui charment de leur musique et de leur danse l’éternité des dieux indiens » (Eliade, 1988 : 81). Le voyage transforme le chercheur là même où le chercheur pensait changer le sens du voyage en lui apportant de nouvelles lettres de noblesse ! Et le touriste Eliade, certes cultivé mais touriste quand même, grand admirateur de la beauté des femmes indiennes, éprouve ici bien du mal à échapper à cette invective d’Étiemble (1987 : 12) : « Aucun des couples enlacés aux temples de Konarak ou de Khajuraho ne doit être considéré avec l’œil malformé et malsain du touriste »…
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Les saveurs mystiques d’Asie intéressent désormais les Occidentaux en quête d’autres valeurs, d’autres modèles, d’autres croyances. Mais spiritualité orientale ou bigoterie exotique ? La pensée mystique n’est pas une autre ou nouvelle « pensée primitive » de substitution même s’il se trouve toujours quelque escroc ou quelque secte pour tenter d’exploiter la misère spirituelle ou la détresse psychologique de personnes à la recherche d’un sens à leur vie. Les mystiques, ascètes, renonçants, sadhu indiens, maîtres zen japonais ou ermites tibétains, tous « d’origine européenne », cherchent ailleurs l’impossible manière d’être soi et de vivre ici. Parfois leur quête bienheureuse se transforme pourtant en cauchemar : ainsi ai-je pu rencontrer sur les routes d’Asie quelques anciens « illuminés » reconvertis en pilleurs et marchands du temple, en vendeurs de bijoux confectionnés par des enfants, et même en dealers ou en proxénètes occasionnels… Le rêve asiatique a également son revers. Dans le sud de l’Inde, à Auroville, la propriété privée n’est plus qu’un souvenir et les biens sont mis en commun au service de la communauté. Bien. Sauf qu’ici, tandis que le travail est perçu comme un moyen d’expression et non plus comme un moyen pour gagner sa vie, ce sont les habitants des villages voisins qui exécutent les travaux manuels peu engageants et s’occupent de l’entretien du site ! Une nouvelle génération d’Aurovilliens a trouvé ici refuge dans des bungalows plus luxueux que ceux du Club Med tout en s’adonnant à la méditation au Temple de la Mère (Sri Aubindo) et aux joies de l’oisiveté planifiée… Spiritualité touristique haute gamme au parfum néocolonialiste qui exige de la part de ses adeptes d’avoir été riches dans une autre vie ! On remarque aussi que beaucoup d’Occidentaux en mal d’Orient se retrouvent – se rédécouvrent – dans ce lieu mythique un peu comme les routards aiment se rencontrer dans les mêmes lieux un peu partout dans le monde. Toujours est-il que l’intérêt, aujourd’hui renouvelé, pour l’ascétisme et une « spiritualité lente et silencieuse » va bien de pair avec notre volonté de fuir le stress et une modernité devenue oppressante. À côté de la « redécouverte » de la nature, de la patience ou de la lenteur, le silence nous (re)parle plus intensément que les mots inaudibles et emportés, brouillés dans le brou166
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haha du monde. Surtout, il mobilise nos sens et nous réapprend à écouter : « La maîtrise de la parole est l’une des règles cardinales exigées des novices bouddhistes à leur entrée dans le monastère. Contrôle des sens, retrait hors de la turbulence du monde. Le moine bouddhiste, par un usage modéré de la parole, est soumis aux règles de silence qui régissent l’organisation de son monastère. Par sa méditation il s’affranchit de la parole et du sensible, et le silence lui paraît d’autant plus nécessaire » écrit David Le Breton (1997 : 217). En France, dans les cours de yoga ou lors d’exercices de méditation dans un appartement parisien, ce qui frappe aujourd’hui beaucoup de jeunes initiés c’est le calme et le silence du lieu. Le silence est aussi propice au sacré le plus enfoui en chacun de nous, il permet d’accéder à l’inaccessible. Même s’il doit s’associer au savoir : « Les voies de l’ascèse, de la gnose ou de l’amour, ouvertes courageusement par l’hindouisme, le boud dhisme ou l’islam, sont donc la plupart du temps peu connues ou reconnues. Une telle méconnaissance paraît très dommageable, car les religions et plus spécialement les mystiques sont des réalités trop vivantes pour n’intéresser que des savants, et trop exigeantes pour être livrées à la simple curiosité ou à la recherche de l’exotisme mental ou spirituel » souligne Joseph Masson dans la préface de son livre consacré aux mystiques (Masson, 1992 : 7-8). Accéder à la pensée mystique d’Asie c’est d’abord reléguer aux vestiaires les bases de notre savoir pour s’ouvrir à d’autres formes de connaissance, de vie ou de survie. Dans les années soixante, avec Connaissons-nous la Chine ?, Étiemble a fortement remis en cause notre prétention, toute occidentale, à tout comprendre de l’ailleurs en général, et de l’empire du Milieu en particulier. À sa suite, Bernard Faure s’efforce, dans un chapitre intitulé « Connaissons-nous le bouddhisme ? », de replacer les bouddhismes dans leurs contextes respectifs en montrant notamment que le bouddhisme n’est pas seulement tibétain mais aussi indo-chinois et sino-japonais. Les idées reçues sur le bouddhisme sont aujourd’hui légion en Occident, ce qui n’empêche pas l’émergence d’une forme spécifiquement occidentale de bouddhisme à la fois sincère et vivante : « L’attrait pour le boud dhisme vient sans doute de ce qu’il nous est étrangement fami167
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lier : familier, parce qu’il relève, comme la pensée occidentale, d’une idéologie indo-européenne ; étrange, parce que méconnu. […] Le succès d’un film aussi réducteur que Little Buddha, de Bernardo Bertolucci, a de quoi surprendre, voire inquiéter, mais il atteste en même temps de l’intérêt suscité par le bouddhisme, intérêt durable, qui survivra aux phénomènes de mode et aux clichés hollywoodiens » écrit Bernard Faure dans son ouvrage traitant des pensées bouddhistes (Faure, 1998 : 5 et 38). À la sortie d’une salle de cinéma à Bangkok, où fut projeté Little Buddha, la triste mine des Thaïlandais, assortie parfois d’un sourire narquois, en disait long sur leur avis à propos de ce film. J’ai vu la même expression désolée en Indonésie, après la projection de Sept ans au Tibet : « Ah, vous les Occidentaux, vous aimez bien les films comme ça ! » m’expliquait un spectateur plutôt déçu. Une fois traduit, cela donne : nous, Asiatiques, préférons les péripéties acrobatiques de Jackie Chan… Mais un décodage minimum s’impose ici ! La tendance, depuis longtemps avérée mais désormais exagérée, de voir dans le bouddhisme la parfaite voie de la rédemption ne cesse de croître en Occident. La Birmanie, par exemple, dont la dictature n’apparaît guère menacée par des Occidentaux en quête de profit encore plus que de salut, est d’abord vue et vendue par les voyagistes comme une terre de religion, un sanctuaire du bouddhisme. Déjà en 1952, dans Terre d’Or, Norman Lewis écrivait : « ce peuple profondément pénétré par la doctrine bouddhiste ne tombe pas dans l’illusion, fléau de l’Occident et d’une grande partie de l’Orient, de s’attacher à l’accumulation des biens matériels comme à un but suprême. […] La Birmanie peut éviter de traverser cette phase redoutable du développement de la race humaine qui a été déclenchée en Occident par la révolution industrielle. Il peut suffire à son bonheur de vivre avec ses ressources actuelles, qui lui assurent amplement le nécessaire, et rien ne l’empêche de laisser à ceux qui le croient que le Royaume des Cieux s’établira sur la terre quand chaque famille aura son réfrigérateur, et deux voitures au garage […]. Il n’y a pas de raison d’introduire en Birmanie l’usage de biens superflus » (Lewis, 1996 : 377 et 379). Ces lignes datent de près d’un demi-siècle : 168
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les démocrates birmans emprisonnés estiment-ils que la « démocratie » est un « bien superflu » ? Il n’y a pas que le bouddhisme compatissant ou les bienfaits naturels d’une vie simple et harmonieuse en Birmanie rebaptisée Myanmar par la junte au pouvoir, il y a aussi une terrible dictature militaire qui n’en finit plus d’assombrir le destin du pays. Même les moines bouddhistes ne sont pas épargnés par la répression. L’Asie spirituelle n’est pas seulement un rêve mais également un mythe. En Occident, le new age, même saupoudré d’un peu de Rudolf Steiner, de Carl Gustav Jung et plus récemment de Paulo Coelho, n’est-il pas d’abord né à la fois d’un désir de spiritualité orientale, d’un mode de vie alternatif, et d’une incompréhension des véritables motivations qui guident les croyances et les pratiques religieuses des Asiatiques ? Le besoin d’imitation a débouché sur une nouvelle voie, inspirée mais originale, voire parfois déroutante ! Ces nouveaux conquérants du sens de la vie n’ont pas l’humour des Monty Python mais plutôt la volonté ascétique des renonçants du Moyen Âge : leur nirvana reformulé peut se nommer ère du Verseau mais leurs besoins de l’âme restent identiques à tous ceux qui sont partis quêter les chemins du sacré. Au passage, on notera que la plupart des sectes puisent également dans ce vaste et pratique vivier du sacré oriental. Chacun semble y piocher à sa guise les ingrédients dont il a besoin. De café-philo en atelier-philo, les questions éthiques, politiques et religieuses descendent dans la rue devant la pression d’une foule désorientée. L’Orient est éventuellement là pour les diriger sur la bonne route. Le café-philo est au sédentaire ce que la visite des temples est au voyageur ; il est aussi l’alternative douce d’une retraite du monde qu’osent plus franchement les plus zélés d’entre eux en quittant ce monde pour se mettre à l’écoute d’un ailleurs plus parlant. Démystifier les dérives occidentales de la mystification de l’Asie n’est assurément pas une tâche aisée. Il suffit de constater la lutte politico-médiatique inégale entre deux souverains sacrés. Entre Jean-Paul II et Tenzin Gyatso, il n’existe pas uniquement une opposition entre un nom commun et un nom exotique, entre un héritier de l’Inquisition et un prix Nobel de la paix, 169
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mais aussi un fossé entre un « puissant » et la réaction (Rome et l’Église catholique, le débat autour du préservatif…) et un « faible » et l’ouverture (minorité opprimée et État non reconnu, le débat sur l’œcuménisme, la tolérance…). La figure du dalaïlama n’est pas seulement moins usée que celle du pape, elle est surtout plus vivante et plus actuelle. La tradition n’exclut pas la modernité, mais elle la relativise en la contrôlant ou, mieux, en la maîtrisant. Ce discours-là, simple et clair, est un langage que les gens, et surtout les jeunes et les femmes, comprennent. Sûr, donc, que le dalaï-lama n’aidera pas à relativiser l’apport éventuel du bouddhisme aux Occidentaux ; ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé, mais son image médiatique l’emporte de loin sur le texte de son message religieux. La lenteur et la patience ne sont pas les points forts des Occidentaux, même s’ils entretiennent des bonsaï chez eux et participent à des cours hebdomadaires de yoga. N’est pas bouddhiste et asiatique qui veut ! Il ne reste que le voyage et l’expérience de l’autre qu’il génère pour espérer vaincre notre état ! Avec l’essor des voyages à vocation humanitaire et le besoin urgent de voyager « utile », l’Orient lointain attire donc un grand nombre de personnes souhaitant se mettre à l’épreuve. Le voyage devient épreuve, il demande un effort sur soi et exige des souffrances volontaires ; il est fait d’initiation et se voit même entouré de « mystères ». Il est tellement imprégné de sacré qu’il en devient son ambassadeur. Le voyage appelle la religiosité et répond à une quête in fine toujours spirituelle. Même si les individus, eux, ne satisfont que rarement à cet appel. Par le biais d’ONG, d’associations, d’institutions reconnues ou non, on soutient telle ou telle cause « juste », on aide tel ou tel peuple oublié du progrès, on rend compte de visu puis in texto de la misère du monde. Les récits de voyage des french doctors ou les commentaires journalistiques achèvent de nous persuader de l’utilité et de la justesse de ce « combat » très moderne. Pourtant, depuis saint Vincent de Paul jusqu’à l’abbé Pierre, de Henri Dunant au docteur Kouchner, l’humanitaire, la lutte contre la pauvreté chez tous n’est pas une idée neuve. C’est plutôt l’idée d’aller contenir la souffrance des autres pour apaiser la sienne qui est récente. Sillonnant dans les 170
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années cinquante les routes asiatiques à la rencontre des êtres en proie au malheur, Pierre Gascar raconte, dans Voyage chez les vivants (1958), sa rencontre avec « cette race d’hommes la plus nombreuse et la plus ignorée, la plus patiente et la plus fraternelle : la race des hommes qui souffrent, qui ont faim »… Les lépreux de Thaïlande, les personnes atteintes maladies endémiques en Indonésie et aux Philippines, de variole en Malaisie ou de choléra en Inde sont tour à tour « visités » pour le compte de l’Organisation mondiale de la santé (qui finance le périple) et pour le récit de notre auteur. Au terme de son voyage, ce dernier semble avoir été profondément choqué par le degré de misère en Asie, et relativise les maux occidentaux tout en se montrant désireux d’aider davantage autrui. Processus classique chez de nombreux voyageurs qui à leur retour, accablés par la pauvreté et le fossé des inégalités, commencent une nouvelle vie de… missionnaire de l’action humanitaire ! Témoignant de la cruauté du monde, Gascar s’excuse d’emblée de son éventuel voyeurisme : « Je sais qu’il existe une charité amère, une générosité qui trahit l’ivresse du désespoir, une compassion gourmande, une bonté veinée de fiel, je sais qu’il existe un amour du prochain qui se nourrit d’ombre, une pitié qui se veut surtout dénonciatrice. Je crains parfois de me compter parmi ces êtres secrètement avides du spectacle de l’injustice et cherchant sur les visages de la faim, sur ceux de la lèpre ou sur ceux de la démence, avant tout, la laideur de Dieu » (Gascar, 1958 : 13). D’autres raisons poussent bien entendu les uns à aider les autres. Malgré tous les discours de circonstance, s’aider en aidant les autres est l’une des plus courantes. Dane Cuypers reconnaît qu’à côté des « classiques modelages de la terre, les multiples formes de travail sur la voix, les stages clown, les danses primitives, les retraites dans le désert, on peut aussi tenter une approche du tantra, réveiller ses chakras, se régénérer par le reiki, agir sur ses émotions par mudrâs interposées, suivre une cure ayurvédique… » (Télérama-L’Actualité Religieuse, 1998 : 22). À moins qu’on ne préfère vagabonder vers les terres sacrées de l’Orient de nos rêves ! Le corps se voit donc retrouvé grâce au yoga, au qi-jong ou au tai-chi, l’esprit mis à contribution grâce aux philosophies orientales, l’âme peut également transmi171
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grer comme le voyageur peut librement circuler… Le nirvana n’est plus très loin ! « L’espoir fait vivre » dit l’adage, l’Asie sacrée entretient cet espoir que véhiculent ses mythes et croyances… En ce début de millénaire, la foi nomade avantage les croyances ouvertes, personnelles, non dogmatiques et plaçant l’homme au cœur de la quête spirituelle. Certes, l’individu occidental fuit l’individualisme qu’il dit exécrer mais, loin de préférer le poids des traditions dans les sociétés holistes, il cherche une voie personnelle pour mieux s’accepter et vivre en communauté. De la sorte, il redécouvre la fête et redéfinit même la mort en fonction de critères non judéo-chrétiens qu’il est parti puiser – en partant ou en restant – en Asie orientale. Odon Vallet distingue trois facteurs d’explication à l’engouement occidental pour les religions extrême-orientales : politique (renaissance sur les décombres du communisme), économique (réponse alternative à l’ultra-libéralisme), technologique et démocratique (voyages et démocratisation des transports). Et Vallet d’écrire que « les charters multiplient désormais ces occasions de rencontrer un autre Ciel en deux coups d’ailes. Prendre la ligne Paris-Tokyo, via Calcutta, c’est survoler successivement le mont Olympe de Zeus, le mont Ararat du déluge et de Noé, le Chomolungma (Everest), montagne de la déesse mère des Tibétains, et finir par le Fuji-San (Fuji-Yama), volcan de la déesse du feu japonaise » (Vallet, 1995 : 54). Mais on peut aussi partir tout en restant… D’un côté, il y a ceux qui partent sans partir, ceux qui s’en vont pour quelques heures ou quelques années vivre dans une communauté ardéchoise ou dans un monastère sur les bords de la Dordogne ; et parfois, malheureusement, se font enrôler dans des sectes douteuses, voire dangereuses, souffrant de ne pas se reconnaître, sinon en la personne d’un autre, en l’occurrence tel ou tel gourou ou prédicateur corrompu. D’autres pratiquent à domicile les arts – divinatoires, artistiques, martiaux, méditatoires – en provenance d’Asie ; d’autres encore s’adonnent avec bonne foi aux médecines douces, à la sophrologie, au végétarisme, etc., telle cette pratiquante qui pense que « faire zazen, c’est comme se retrouver sur l’Himalaya ! Soudain, tu fais partie du monde ». 172
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Concernant la vague mystique qui emporte aujourd’hui les Français sur les chemins des monastères reculés de l’Hexagone, par exemple à Karma Ling, on notera que les anciens marginaux ont été remplacés par un « grand public » très hétéroclite même s’il est surtout composé des catégories professionnelles de l’éducation et de la santé ; le vecteur commun de ces assoiffés de sagesse orientale est la souffrance, et le but de leur visite se résume dans les mots méditation, apaisement, purification (Télérama-L’Actualité Religieuse, 1998 : 21, 57-59). La grande presse fait souvent ses choux gras de cette tendance, lui consacrant des articles spectaculaires, qui mêlent au passage tourisme et religion, tel celui paru dans VSD (3-9/12/ 1998) et concernant la région de Rishikesh au nord de l’Inde où des Occidentaux viennent se ressourcer dans un ashram. Le titre – qui ressemble davantage à un message publicitaire du Club Med – laisse pour le moins perplexe : « Partez loin, rentrez zen » ! L’auteur de l’article donne le ton : « Difficile de ne pas retrouver la forme dans ce coin perdu où il est rigoureusement interdit de fumer et de boire. Les journées s’écoulent au rythme des cours. Les nuits sont longues. Des repas frugaux sont servis à heures fixes. Pas de viande, peu d’épices ». Vie drastique pour ces nouveaux errants en quête de délivrance. Les voyageurs sont de passage et promettent de revenir plus longuement la prochaine fois… Un visiteur français prénommé Jean, visiblement enchanté, a couché ces mots sur le papier du « livre d’or » de l’« établissement » : « Ce séjour est un rafraîchissement spirituel. Il m’a vraiment remis les pendules à l’heure »… La vitesse avec laquelle les Occidentaux voudraient méditer l’Orient – en ou hors de l’Orient même – peut surprendre mais reflète très exactement notre éducation. Cette oppression du temps et de l’espace, qui conduit certains d’entre nous à voyager à toute vitesse en n’ayant rien regardé de près mais en ayant tout vu de loin. Certains regards se font pourtant plus perçants ! Par exemple, celui de Hermann de Keyserling en 1918. Arrivé à Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka), il écrit : « J’ai assisté à maints offices religieux ; j’ai causé fréquemment avec des prêtres et des moines, et j’ai étudié les textes pâli pendant de nombreuses heures » (Keyserling, 1996). À le lire il était longtemps sur place ! 173
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Pas du tout, il rédige en fait ce texte seulement au troisième jour de sa présence… Tout le monde n’a peut-être pas le temps de Nicolas Bouvier qui, avec Entre errance et éternité, nous transporte aux sommets des montagnes sacrées du monde : « Jamais je n’ai oublié d’ajouter une pierre à ces pyramides de cailloux qu’on appelle chez nous cairn et au Tibet chorten » (Bouvier, 1996). La quête de Bouvier, contrairement à celle des locataires de l’ashram, n’est pas du même ordre : là où les autres se ruent pratiquement aux portes du monastère, Nicolas Bouvier laisse le monde venir à lui et s’imprègne du sacré qui l’entoure. Mais à chacun son sacré. Bref, d’aucuns n’ont pour objectif que de revivre en vivant autrement et plus sainement. Il y a également l’initiation, généralement liée à un maître spirituel : cette fonction de guider les gens sur la bonne voie jouit d’un pouvoir exceptionnel ; elle n’est par conséquent pas à l’abri de dérapages et d’abus en tout genre. Tantôt magicien, tantôt professeur, tantôt gourou, la profession de « maître spirituel » rassemble sans doute mieux que toute autre ce qu’il y a de mieux et de pire en l’homme : que le maître soit un charlatan poursuivi par la justice ou un génial savant du spirituel, le problème reste qu’il faut toujours croire « le » maître avant de croire en soi. Même si le maître est avant tout maître de sens plutôt que maître de vérité, sachant toutefois que « le maître de sens enseigne une vérité particulière, le maître de vérité une voie unique dont l’appropriation est l’intention du disciple » (Le Breton, 1997 : 229). Et si le recours au maître spirituel provenait simplement de l’indispensable besoin d’écouter l’autre ? De dialoguer avec son prochain ? N’est-il pas une redécouverte du sentiment, de l’émotion, de l’attention, de la nature, du silence qui parle, des petits riens qui rendent la vie plus supportable et qui font pourtant toute la différence ? À l’ère d’Internet et de la communication à tout-va, notre société technologique n’a jamais aussi peu communiqué qu’aujourd’hui. Alors qu’écouter l’autre c’est déjà lui parler et se retrouver. Mais si la foi dans le bouddhisme et l’appel de l’Orient ne confortaient que le respect d’autrui et de soi, qui s’en plaindrait ? 174
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D’un autre côté, il y a ceux qui se chaussent pour partir sur les lieux originaires du sacré qu’ils vénèrent. Ces pèlerins s’en vont en mission autant pour fuir une réalité insoutenable que pour trouver des réponses plus adéquates à leurs problèmes. Leur destination n’est pourtant que rarement le fruit du hasard. Des périples aux destinées incertaines des hippies et autres routards, on est passé à des pérégrinations plus ciblées et plus réfléchies, plus conformistes aussi, époque oblige… Les séjours passés dans un ashram en Inde ou dans une pagode en Thaïlande se font plus courts mais plus intenses. On cherche avant tout un aboutissement. On ne voyage plus pour « rien »… Le voyage sans but n’est plus qu’un vague souvenir même si ce but n’est que spirituel. Boris Vukonic distingue clairement la religion du tourisme, l’un étant une cause et un résultat migratoires, l’autre une migration saisonnière ; la conjonction des deux termes de religion et de tourisme s’avérant souvent complémentaire. En effet, le voyage peut être une initiation à une autre vie, une invitation à la découverte des autres et à la remise en question de soi et de ses propres choix de vie. La religion entraîne le croyant dans un univers tout autre que celui de la quotidienneté et interroge sans cesse son rapport à la vie et à la morale. Pèlerins et touristes partagent fréquemment deux volontés identiques : partir pour changer d’air et visiter les sites religieux importants. D’une certaine manière, les deux catégories en s’ouvrant l’une à l’autre, s’ouvrent également au monde et aux autres. Elles croient aussi à l’existence d’un monde meilleur, plus harmonieux, qu’il soit au bout du monde ou au firmament divin. L’essentiel est que l’espoir de s’y rendre et d’y parvenir, voire d’en revenir, persiste (Vukonic, 1996 : 58 et 183). Partir en vacances en Asie c’est toujours un peu s’en aller au paradis : Bali n’est-elle pas l’île des dieux ? Le Tibet n’est-il pas, non seulement le toit du monde, mais également le pays des dieux ? Le voyage religieux, pèlerinage des temps modernes, a donc encore de beaux jours devant lui. Pèlerinage touristique ou tourisme religieux ? Un peu des deux sans doute.
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L’aventure du voyage et le voyage d’aventure entre nature et culture « Savez-vous donc, étranger que vous êtes, assis là bien tranquillement sur votre siège, vous qui traversez le monde en promeneur, savez-vous ce que c’est que de voir mourir quelqu’un ? Y avez-vous déjà assisté ? Avez-vous vu comment le corps se recroqueville, comment les ongles bleuis griffent le vide, comment chaque membre se contracte, chaque doigt se raidit contre l’effroyable issue, comment un râle sort du gosier… avez-vous vu dans les yeux exorbités cette épouvante qu’aucun mot ne peut rendre ? Avez-vous déjà vu cela, vous l’oisif, le globe-trotter, vous qui parlez de l’assistance comme d’un devoir ? ». Stefan Zweig, Amok, 1991 (1922).
La campagne fascine après avoir été boudée pendant des décennies : les citadins la découvrent et les ruraux la redécouvrent.
Cheminements intéressés : de la nature à la culture La nature revisitée. En France comme ailleurs, l’essor incontestable d’un tourisme vert – consécutif au « retour de la nature » depuis les années 1970 – n’est pas sans liens étroits, parfois étranges, avec d’autres redécouvertes, renaissances ou réappropriations. Retours à la terre, à la tradition, à la famille, à la religion, à la communauté, à la région, au dialecte, aux « vraies » valeurs, à soi, à la tribu. Ces retours ne correspondent pas nécessairement à des 177
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avancées dans l’évolution des sociétés. Ils traduisent surtout nos angoisses – fondées ou fantasmées – des lendemains incertains. Ils suggèrent également de nombreuses interrogations sur nos sociétés dont certaines annoncent des réflexions nouvelles et originales et d’autres des replis dangereux risquant d’ouvrir une boîte de Pandore : OGM, nucléaire, pollution, déforestation, dégradation des milieux naturels, chasse aux gorilles ou trafic de coraux, écotourisme et patrimoine, enseignement des dialectes, alimentation bio, etc., mais aussi peur de l’autre et repli sur soi, patriotisme et régionalisme exacerbés, intégristes tenants de la deep ecology, fin des paysans, chasseurs frustrés, tentation vichyste, ethnicisme douteux, intégrisme religieux, etc. La vogue du tourisme vert et rural augure de bonnes surprises, mais il existe aussi des limites à ce phénomène de mode. Quels points communs peuvent bien exister entre des militants antinucléaires ou des élus verts en guerre contre certains chasseurs et des membres de l’association émanant du Front national, « Aventure et tradition », patronnée par la mairie de la ville d’Orange ? Entre les « éco-guerriers » et les chasseurs de tourterelles ? Entre les électeurs du parti des Verts et ceux de « Chasse, pêche, nature et traditions » ? La redécouverte de la nature n’est pas seulement d’ordre écologique ou philosophique, elle est aussi de nature politique. Le tourisme vert a la cote en France et en Europe, mais l’exode rural se poursuit néanmoins. La campagne des citadins – qui n’y séjournent qu’occasionnellement – et la campagne des villageois, des artisans et surtout des agriculteurs, sont comme deux mondes qui se côtoient sans se connaître, comme un groupe de touristes de Nouvelles Frontières en face d’Aborigènes australiens ! Le monde rural, c’est l’exotisme du chez-soi. Visiter la campagne, c’est voisiner avec une société restée en grande partie traditionnelle à proximité de son domicile ; c’est également vivre un choc culturel dans le village d’à côté. Et partant d’une savante mixture mêlant Jules Verne à Steven Spielberg, cela peut même aller jusqu’à revivre un « voyage au centre de la Terre » au cœur du Massif central, grâce à l’ambitieux projet « Vulcania »…
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Avec, entre autres, la « fin des paysans », le « culte » de la nature retrouvée, la vogue « bio » et l’engouement pour le tourisme rural (avec ses multiples facettes allant du tourisme à la ferme à la vie au grand air), la nature a bien changé de nature au cours des dernières décennies : de « repoussoir », nos campagnes et nos terroirs regorgent subitement de tous les atouts tout en déployant « un fantastique réservoir de fantasmes » (Léger, Hervieu, 1979). Nos nouveaux Wandervogel n’ont certes pas l’allure de leurs prédécesseurs mais leur détermination semble tout identique… Il y a ainsi du naturisme dans l’excès de nature : une station de ski autrichienne, réservée aux naturistes, a ainsi ouvert ses pistes hivernales aux candidats non frileux ! La nature sinon rien ! Le paysage domestiqué a remplacé la nature sauvage. Et l’ensauvagement des uns ne suffira pas à contenir les dégradations de l’environnement des autres. Lorsque vacille l’ordre du monde, une certaine religion de la nature réapparaît comme par nécessité pour beaucoup d’entre nous. La mythologie de la Nature est de retour, renouant ainsi avec le couple nature-religion si prolifique durant la période du romantisme allemand. Cet intérêt pour la nature en général s’accompagne du retour de l’histoire locale et régionale, du folklore, de la généalogie, des rééditions de romans ou d’essais anciens, et même d’un regain d’intérêt pour le bricolage et le jardinage, la couture, la brocanterie, l’artisanat et autres petits travaux manuels oubliés, etc. (Bromberger, 1998). Derrière ces retours pluriels qui investissent l’ensemble de la société se cachent cependant deux notions difficilement contrôlables une fois lâchées dans l’arène politique et symbolique : le peuple et le populaire ! (Michel, 1998 : 57-71). Le naturel peut cacher le surnaturel. Mais nul besoin d’expliquer que la nature est un terreau particulièrement fertile sur lequel peut croître, pour le meilleur et le pire, le secteur touristique. Quant au discours des voyageurs sur la nature, il est fortement variable, en fonction des motivations et des savoirs des uns et des autres. Deux visions opposées sur les Papous illustrent des pratiques touristiques antipodiques : 1) lors d’une récente expédition pédestre, un voyageur passionné d’ethnobotanique a recueilli, dans une région peu connue de l’Irian Jaya, partie 179
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occidentale de la Nouvelle-Guinée occupée par l’Indonésie, une masse d’informations considérables, au point d’en faire bénéficier un musée parisien et de présenter une série de conférences ; 2) un voyageur moins averti et plus stressé, interviewé dans le film-documentaire Cannibal Tours, juge les Papous en estimant que « leur apathie et leur indolence tiennent au fait qu’ils vivent si proches de la nature. Il ne faut pas oublier que ce sont des hommes »… Deux regards, deux mondes, deux tourismes. La différence, nette entre les deux manières de voyager, reste cependant plus minime que la perception par les autochtones de la présence des touristes. Mais, pour terminer ici avec les Papous, il n’est pas sûr que ces derniers soient gagnants dans la bataille touristique. Le tourisme d’aujourd’hui balise partiellement les sentiers des exploiteurs de demain avides de profits et de plaisirs ; les jeunes Papous tournent le dos aux anciens et « boire l’alcool des lampes à pétrole est le nouveau divertissement du soir. Les Papous en baskets et jeans toisent ceux dont l’abdomen reste barré d’un étui pénien. […] L’exotisme remplit les caisses. Et rien ne vaut le tourisme pour transformer de façon irréversible les structures sociales des peuples papous » écrit Phillippe Pataud Celerier (Le Monde diplomatique, octobre 1996 : 24). On ajoutera que les autorités indonésiennes profitent de la manne du tourisme en provenance des pays riches pour encore mieux contrôler les autochtones ! Et les soumettre. L’Irian Jaya, ce qui signifie « Ouest victorieux », ne mérite pas son nom, d’ailleurs imposé par les « colonisateurs » de Jakarta, mais c’est encore l’Ouest – l’Occident – qui ressort victorieux de cette confrontation, car n’est-ce pas son modèle de civilisation qui tend, ici et là, à l’emporter ? Mais une interrogation demeure : les autochtones seront-ils jamais consultés pour débattre de leur propre avenir ? Depuis le 1er janvier 2000, la nouvelle appellation « Papua » de leur territoire (finalement plus officieuse qu’officielle !), stratégie politique en vue de calmer les esprits indépendantistes, suffira-t-elle à apaiser la colère des autochtones ?
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Voyage et nature, quelles compromissions ? En 1960, les visiteurs du Grand Canyon frôlaient la centaine par année ; en 1993, ils sont 22 000. Chaque année, plus de 1 000 personnes gravissent le plus haut pic nord-américain : « ce phénomène a également gagné l’Europe » souligne Sergio Dalla Bernardina en fournissant maints exemples français avec chiffres à l’appui attestant de cette quête de « nature sauvage et engouement rural » sans précédent pour les sports de nature et autres loisirs en forêt (dans Bromberger, 1998 : 375-376). Le promeneur authentifie le paysage offert par la Nature mais il est aussi authentifié par elle. Sergio Dalla Bernardina y voit une sorte de correspondance qui aboutirait au raisonnement suivant : « a) La nature est plus authentique que la société, donc plus noble. b) Le retour à la nature implique une mise entre parenthèses de la dimension intellectuelle et une valorisation du sentiment. c) Dans le règne de la nature (qui est justement un règne et non pas une démocratie), le droit d’établir ce qui vaut (la beauté, la qualité, etc.) ne dépend plus de la culture, ni de l’intellect, ni de l’éducation, mais bien du cœur. d Puisque je sais avoir du cœur (je le sens, donc c’est vrai), j’ai le droit de juger. e) Mon aptitude à apprécier ce qui est vraiment beau (un paysage, un bouquet de fleurs, le visage d’un vieux paysan…) certifie mon authenticité, voire ma noblesse. d) Je suis noble » (dans Bromberger, 1998 : 394). L’aventure naturelle dominicale est une expérience dont la portée collective et spectaculaire se traduit par la présence d’une foule qui se presse chaque week-end sur les derniers chemins escarpés et encore étroits des campagnes françaises. On visite le bois ou la montagne comme s’il s’agissait d’un parcours de santé. On fréquente la forêt le dimanche comme on fréquentait autrefois l’église (la messe) ou le bistrot (l’apéro) ! On allait à l’église pour voir et être vu, au bistrot pour parler et entendre des potins 181
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et nouvelles. Le processus de désocialisation a simplement évolué : c’est désormais loin de tout qu’on se retrouve, sans négliger l’idée répandue – mais pas toujours justifiée – que la rareté est un gage de qualité. L’héritage élitiste du voyageur aristocrate hante plus que jamais les esprits des touristes actuels. Le chemin des autres est à quêter loin des autres, l’autre ne se cherche pas dans la foule ! C’est dans la forêt, en mer ou dans le désert que l’on s’écoute, se voit et se parle mutuellement. On saisit alors mieux ce que Dalla Bernardina compare à la « version diurne, hygiéniquement irréprochable, de la boîte de nuit », avant de conclure non sans passion en ces termes que nous partageons : « Le vrai passionné, à la limite, devrait être un illuminé : un solitaire qui ouvre des voies, qui traverse les océans, tout en restant anonyme. Un peu comme les bandits et les ermites d’antan, ces individualistes avant la lettre. Ce n’est pas le cas d’Alain Bougrain-Dubourg, que l’on pourrait qualifier d’imprésario de la nature sauvage, ni de Théodore Monod, propagandiste des attraits du désert (eh oui, même le désert devient objet de consommation) pour une horde de “protecteurs de l’environnement” de plus en plus aguerrie. Et peut-être que toute la différence est là : autrefois on se rendait dans la nature pour quitter l’univers social. Aujourd’hui, on y va tous ensemble pour prouver son intégration » (dans Bromberger, 1998 : 405). N’est-ce pas la quête du vide – un autre ailleurs – qui nous rapproche des autres ? En définitive, user de la nature sans en abuser est à notre sens la meilleure formule que devrait faire sienne tout passionné du tourisme vert comme tout voyageur en général. En n’oubliant jamais l’homme. Alexandre de Humboldt, l’explorateur et l’authentique découvreur – au sens noble du terme – de l’Amérique, ce citoyen du monde avant l’heure dont l’œuvre gagnerait à être plus connue en France, met en garde mieux que personne tous les aventuriers naturalistes en herbe : « Ce qui est contre la nature est injuste et mauvais, et ne résiste pas au temps ». Tourisme culturel et modernité. Après avoir été un pléonasme – le tourisme est par nature culturel –, le tourisme culturel a cessé de l’être à la faveur de la civilisation industrielle puis tech182
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nologique ; le tourisme de masse a failli l’achever, avant qu’il ne renaisse très clairement ces dernières années. Le tourisme culturel se définit « comme un déplacement dont la motivation principale est d’élargir ses horizons, de rechercher des connaissances et des émotions au travers de la découverte d’un patrimoine et de son territoire » (Origet du Cluzeau, 1999 : 3). Une motivation présente chez chacun d’entre nous, même si elle apparaît parfois enfouie sous un amas de quêtes plus faciles ou futiles. Même les conquérants ou les évangélisateurs les plus obtus au désir de l’ailleurs succombent quelquefois au besoin de l’autre. Les « gestionnaires du sacré » chers à Max Weber ont été, de tout temps, d’excellents voyagistes. L’organisation des pèlerinages, de Lourdes à la Mecque, de l’Antiquité à nos jours, a toujours suscité des vocations au moins aussi spirituelles qu’aventureuses, et même culturelles. On peut évoquer les grandes expéditions, initiées dans le sang par les armées avant de mêler plus subtilement science et pillage, qui ont marqué l’histoire de l’humanité. Citons pour mémoire, en ce qui concerne la France et son « empire », l’expédition scientifique menée par Champollion marchant dans les pas de la campagne d’Égypte de Bonaparte, et la mission Dakar-Djibouti orchestrée par Griaule et ses amis du Musée de l’Homme au début des années trente. La première est née des ambitions impériales et donnera naissance à l’égyptologie, la seconde a obtenu le feu vert de l’administration coloniale et marquera durablement de son empreinte la tradition ethnologique française. De toute évidence, le succès actuel de circuits touristiques tels que « l’Égypte des pharaons » ou « les Dogons, peuple des falaises » doit beaucoup à nos ancêtres, il est la continuité d’entreprises aux lourdes conséquences historiques. Même si le tourisme n’est pas, à notre sens, la poursuite de la guerre sous une autre forme, plus pacifique… On pourrait évoquer encore le conquistador espagnol du XVIe siècle ou le jésuite en Chine, à la même époque, qui ont pour étranges descendants le routard à la recherche d’un ashram en Inde ou du job-trotter installé à Hong-Kong et fasciné par le yoga… Le monde change mais la 183
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culture reste ; l’histoire avance mais les habitudes, les traditions et les imaginaires demeurent. Les années 1990 ont été marquées par un engouement extraordinaire pour le tourisme culturel comme le prouve le taux de fréquentation des sites et des musées de France. La quête de sens et de références a également poussé le développement de l’idée de Patrimoine. Il suffit de voir les initiatives culturelles entreprises par un bon nombre de villages et de villes pour s’apercevoir, entre autres, que le tourisme et la culture ont tout à gagner dans leur coopération… si elle est bien menée. Le tourisme culturel, à force de focaliser son attention sur le passé et ses vestiges, aujourd’hui disséminés à travers le monde dans des sites archéologiques et des musées gigantesques ou minuscules, a trop négligé les vivants, le présent, et plus encore la réalité sociale qui entourent le voyageur lors de ses pérégrinations. L’homme n’a pourtant pas seulement besoin de sa culture et de celle des autres pour s’enrichir (ou plutôt accumuler des savoirs diffus), mais aussi pour (re)donner vie aux sociétés passées ou actuelles, et pour retrouver le sens de la culture en voyage qui culmine dans la rencontre avec l’autre. Du reste, qui d’autre mieux que cet autre-là pourrait lui faire partager des fragments authentiques de culture ? Cette coopération qu’il faut espérer plus étroite entre tourisme et culture n’est certes pas aisée en raison des forces de la société – stimulées par la consommation et l’individualisme – qui peuvent nous conduire, comme cela est déjà souvent le cas, à une trop forte commercialisation culturelle. Faire de la culture une marchandise comme une autre, c’est non seulement la tuer mais également contribuer à sa disparition, et donc soulever de nouvelles interrogations autour de l’identité. Déjà, nos sociétés de gaspillage survalorisent l’éphémère, poussent à l’hystérie consumériste, en même temps qu’elles sacralisent la conservation – voir l’engouement pour les « collections » et le nombre croissant de collectionneurs de tout et de rien –, la préservation, la sauvegarde du Patrimoine ou de la nature, etc. Une émission télévisée s’intitule par exemple « Sanctuaires sauvages ». C’est ainsi que certains possèdent par exemple deux voitures et deux motos, refusent de 184
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trier les déchets (« on n’a pas le temps »), mangent au fast food et passent leur rare temps libre devant un écran de télévision, mais militent chez WWF ou Greenpeace, ne ratent pas une manifestation « écolo » ou antifasciste, s’indignent du mode de vie américain et de l’abattage de la forêt amazonienne. Et, lors d’un voyage dans les tropiques, ils vont vous dire sans rire : « nous on aime bien ici, car les gens prennent le temps de vivre, il n’y a pas toutes ces voitures qui polluent nos villes – mais malheureusement ils regardent quand même tous la télé ! – et puis la très bonne cuisine locale nous change de la cuisine française ! »… Qu’est-ce qui empêche ces personnes de vivre comme elles le souhaitent sinon le fait qu’elles ne le désirent pas franchement ou même pas du tout ? Le discours est aux antipodes des actes. Mais alors pourquoi vivre la vie qu’on dit détester par-dessus tout ? Masochisme ou résignation ? Un peu des deux sans doute. Paradoxes d’une modernité dont les tours et les détours, tous les jours un peu plus, nous échappent. On décèle dans ces choix de vie des Occidentaux une nette confusion quant au faire et au dire, et ces choix traduisent une inaptitude à vivre « réellement », hors surconsommation et hors du tout-à-l’ego. Tom Selwyn estime que la commercialisation culturelle est justement liée au fait qu’en Occident on consomme « toujours » et « trop ». Le « toujours plus » d’il y a vingt ans est devenu le « toujours trop ». Et Selwyn de parler d’« attitudes infantiles et schizophréniques » dans l’action de tout consommer et de tout conserver (Selwyn, 1996 : 14). Notre société est avant tout une société d’accumulation, voire de stockage de biens consommables. La commercialisation sociale et rituelle des cultures peut conduire à une érosion de sens, et cette perte est aussi accompagnée par une perte de la solidarité sociale et familiale. Cela conduit inexorablement à un état de dépendance. Une dépendance culturelle qui peut s’avérer dramatique, comme en certains lieux de Thaïlande, du Kenya, de Cuba, etc., mais dont il ne faut pas non plus exagérer les impacts, à l’image de ce que font certains ethnologues nostalgiques du Bon Sauvage et des terres inexplorées. Trop aller en sens inverse consiste à ne rien vouloir changer, à tout sauvegarder tel quel, à viser en fait, qu’on le veuille ou non, à la muséifica185
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tion proche ou lointaine d’une société, à figer la vie des hommes dans une hypothétique « histoire froide ». La commercialisation culturelle à outrance, tout comme la muséification de l’histoire présente, des peuples à l’existence confisquée, peut conduire à de sérieuses déstructurations sociales et identitaires, pouvant le cas extrême mener à l’ethnocide. C’est ce que Robert Jaulin a très bien montré, non pas en ce qui concerne l’agonie des cultures inviolées jusque dans leur malheur et leur misère, mais pour le cas des sociétés lointaines où l’Occident s’est approprié, par le glaive ou la séduction, de la mémoire et de la culture de civilisations entières (Jaulin, 1974). On ne survit pas en l’an 2000 comme on survivait encore en 1950 : les revendications des uns et des autres font un écho sur l’ensemble de la planète… si Internet, les médias, et d’autres facteurs, le veulent bien ! Les relations entre culture et tourisme sont à approfondir si l’on désire véritablement œuvrer pour une sincère « préservation » – terme impropre et imprégné de rousseauisme – des sociétés, tout en leur permettant de se « moderniser » le plus intelligemment possible. • D’une part, il s’agit de comprendre autant que d’accepter le fait que la culture peut être et sera de plus en plus perçue comme une ressource commerciale, et bien sûr les cultures les plus « authentiques » – souvent aussi les plus vulnérables sur le plan identitaire – seront les plus sollicitées par l’industrie du voyage. • D’autre part, le fait de saisir les liens qui peuvent unir tourisme et culture – en « enrichissant », culturellement et financièrement, aussi bien les hôtes que les visiteurs – pourrait dans le futur réduire les impacts négatifs si souvent décriés et attestés. Ces dispositions exigent de supprimer les derniers tabous entre les tenants jusqu’au-boutistes du relativisme culturel, parmi lesquels se trouvent nombre d’ethnologues, et les partisans d’un développement trop rapide chez qui dominent les économistes. Mettre dos à dos les culturalistes nostalgiques des premiers temps et les développeurs arrogants (et sans scrupules) constitue à notre 186
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avis la première étape en vue d’établir des liens durables et profitables pour tous, une politique en premier lieu profitable aux peuples autochtones coincés entre les impératifs culturels et les exigences de la modernité. On a pu voir, par exemple à Bali, comment la modernité de la tradition peut s’avérer efficace – rentable même – et en étonnera plus d’un !
Le discours voyagiste : médias, publicité, agences et Cie Les voyagistes vendent des destinations de rêve et non des lieux de survie ou de lutte politique. Les superbes photographies quadrichromes des catalogues présentent des plages, des ethnies aux visages et aux costumes exotiques ou encore des monuments cibles que tout le monde a déjà vus d’une manière ou d’une autre. Certains déchantent dès leur arrivée au paradis : « Un vieux panneau rouillé. Antananarivo. J’en veux à la petite gonzesse de l’agence. Qu’ai-je à voir avec ces faubourgs inondés, cette foule grouillante et misérable ? Pourquoi cette ville glauque, sale, pouilleuse, détériorée par sept mois de grève ? ça schlingue la misère et tout ce qui s’y ventouse. Le trafic, la magouille, la prostitution. Sur les murs, un patchwork étrange de slogans marxistes délavés, d’affiches militantes embues et de pubs rutilantes pour des produits introuvables. Une circulation bruyante, pétaradante, polluante d’épaves où parfois une BMW jette des reflets obscènes » (Mercado, 1998 : 14-15). Un malheur n’arrivant jamais seul, notre voyageur, continuant à Tamatave, se voit aussitôt rattrapé par l’histoire de France tropicale : « La vieille méthode Haussmann, répétée à l’infini dans toutes nos possessions. De larges avenues pour permettre les charges de cavalerie en cas d’émeutes et les défilés triomphants d’après. Les restes d’une splendeur passée surgissent çà et là, dans l’agencement d’une vieille demeure à véranda, au patio décrépit. Comme dans toutes les villes malgaches, l’avenue Joffre est l’épine dorsale du commerce et de la vie. Qui était ce Joffre ? Vite le guide. Pas de doute, c’est bien le nôtre. Le héros de quatorze. Dans sa biographie, il est pudiquement écrit qu’il s’est “distingué” au Tonkin, au Soudan et à Madagascar. Je découvre au hasard des promenades l’autre 187
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face de l’histoire de France. Les colonnes infernales de Voyron et de Combes, celles de Lyautey, l’adjoint de Gallieni. Ironie de l’histoire qui me débarque dans cette île presque cent ans après eux, au moment où partout à l’Est on déboulonne certaines de mes statues. La fuite des souvenirs. Du Berlin des rassemblements de la jeunesse aux exclus devenus patrons de presse, philosophes gaullistes, ministres ou scouts humanitaires… » (Mercado, 1998 : 24-25). La banalisation des horizons n’évacue pas pour autant le retour à l’histoire qui transparaît à l’occasion de nos arpentages de l’ailleurs. Les voyagistes, mais aussi les médias – cf. les chaînes de télévisions câblées ou non (Voyage évidemment, mais aussi Planète, la Cinq, Odyssée, entre autres) et autres émissions « Nature » ou « Faut pas rêver » – multiplient les prouesses pour nous encourager à prendre la route ou nous tirer de notre fauteuil pour monter dans l’avion… L’industrie du voyage, relayée par les médias, s’est approprié le discours anti-touristique, nettement majoritaire parmi les clientèles voyageuses. Ce discrédit de la « chose touristique » ne date pas d’hier. Deux exemples extraits de la presse : le premier publié dans le Nouvel Observateur est titré « Les marchands de vacances » et signé Christian Hebert, le second paru dans Grands Reportages s’intitule « Princesses d’argent » et traite des femmes Miao de Chine sous la plume d’Éric Pasquier. Même si ces articles sont séparés de près de trente ans, même si le contexte est différent et le ton a changé, le contenu reste à peu près identique : « Le touriste ne fait pas de sentiment ; égoïste, il ne se préoccupe que de sa sécurité, que de son confort et de la réalisation de ses rêves. Le tourisme – on peut s’en réjouir ou s’en plaindre, mais force est bien de le constater – c’est les vacances de la politique » (Nouvel Observateur, 27/7/1970 : 23). « Depuis un mois et à raison de 4 000 kilomètres parcourus à travers le sud et le sud-est du Guizhou, dans les collines et les montagnes sculptées par des cultures en terrasses, je n’ai pas rencontré un touriste. Qui donc voudrait s’aventurer dans ces plateaux, certes magnifiques dans leur explosion de couleurs vertes, jaunes et fuschia, mais désolés ; dans ces villages ruraux oubliés par les cartes et les routes ? Personne » (Grands Reportages, mai 1999 : 34). Bref, celui qui 188
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voyage bien, à savoir hors des hordes, n’est jamais le touriste ! De ce discours récurrent, les professionnels du tourisme ont généralement annexé les termes de « voyage » et « voyageur » pour les coller sur ceux, moins glorieux, de « tourisme » et « touriste ». Mais cela ne fait que déplacer le problème sans modifier d’un pouce l’art et la manière de voyager de la masse de touristes-voyageurs… Un simple survol des brochures touristiques et des catalogues d’agences de voyage, avec des images superbes pleines de promesses alléchantes, nous emporte déjà en plein cœur d’un voyage dans un monde imaginaire. Ce que l’on met en scène rassure et jamais ne questionne, on privilégie résolument la mort à la vie, l’objet au sujet, le passé au présent, la préhistoire à l’histoire, l’irrél au réel, etc. Ce n’est pas seulement une question de facilité mais également de besoin d’imaginer un autre monde qui, à l’opposé du nôtre, serait idyllique. Mais également dans cette littérature touristique du prêt-à-partir, nulle illustration d’usine ou de manifestation, nulle image de bidonville ou de portrait de tel ou tel dictateur… Tout est fait pour échapper à l’emprise de la réalité. La fiction dépasse le réel en l’embellissant et en le transformant. C’est seulement au retour du voyage, en fermant le catalogue, ou en retour de périple, que la réalité trop crue nous agresse à nouveau… La mythologie du paradis est sans cesse convoquée, sous des formes pourtant très variées ; les deux extrêmes étant la publicité touristique et la littérature voyageuse. Si les deux rêvent de paradis et mettent en scène l’ailleurs, les ressemblances s’arrêtent là. À l’image des tropiques, certains paradis peuvent être bien tristes. Peter M. Burns cite deux descriptions – l’une du voyagiste Virgin Holidays, l’autre de l’écrivain Paul Théroux – d’un même espace imaginaire, en l’occurrence la ville d’Apia dans les îles Samoa : le voyagiste décrit la cité comme étant « la plus belle et la plus préservée de toute la Polynésie » alors que Théroux ne voit dans la ville que désolation, routes défoncées, maisons en bois délabrées, et même des habitants rudes ne citant la Bible que pour mieux fouiller vos poches ! (Burns, 1999 : 110-111).
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La perception de l’ailleurs diffère autant que le style de voyage des uns et des autres. On nous vend aujourd’hui du voyage à tous les niveaux : habillement, cuisine, loisirs, habitat, spiritualité, musique, lecture, etc. On finira, disent les plus sceptiques, par ne plus avoir envie de partir si tout l’ailleurs est à portée de main – et de porte-monnaie. Là aussi, comme pour le « vrai » voyage, ce sont encore les plus démunis – sauf s’ils survivent à leur voyage – qui voyageront le moins. Matériellement en tout cas, car la société ne peut pour l’heure nous interdire de rêver… On nous vend aussi des paradis un peu partout alors qu’il n’existe plus de paradis que dans nos têtes écervelées ou dans nos imaginaires sollicités. Par l’intermédiaire du fouineur en tourisme Roger Scheldrake, personnage clé de son roman Paradise News, David Lodge ternit considérablement l’image paradisiaque du monde qu’on voudrait nous servir sans compter et sous toutes les coutures : « Le voyage d’agrément est un substitut des rituels religieux. Le séjour touristique un pèlerinage séculaire. Une accumulation de grâce par la visite des hauts lieux de culture. Les guides de voyage des aides divines… Je vais appliquer au tourisme ce que Marx a fait avec le capitalisme, ce que Freud a fait avec la vie de famille. Le déconstruire » (Lodge, 1991 : 74-75). Cela n’empêche point la commercialisation croissante des rêves pour ceux qui peuvent se le permettre. L’analyse des brochures est à ce propos éloquente et riche d’enseignements. Le cas de la promotion touristique du pays Toraja en Indonésie a particulièrement retenu notre attention : les anciens « sauvages et coupeurs de têtes » sont devenus au fil du temps et du tourisme des « rois célestes » (Michel, 1997 : 33-85). Les thèmes de l’industrie touristique rejoignent directement ceux de nos imaginaires du voyage, ils sont récurrents et ne souffrent pas encore d’être trop usités et éculés : nature, culture et aventure en sont les trois mots phares. Mais les quêtes multiples de nos robinsonnades se font plus précises et dévoilent une nostalgie coloniale certaine : paradis, sauvage, tradition, authentique, sacré. Bref, tout ce qui – croit-on à tort – s’éloigne de nous, ou nous est devenu étranger ! L’évasion, le rêve ou la spiritualité affinent les notions premières de découverte et d’aventure rendues trop communes. 190
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Mais ces conventions du voyage s’éloignent encore un peu plus de ce qui donne le vrai sens au voyage : la spontanéité, l’ouverture, l’accidentel, l’exceptionnel, la rencontre, etc. L’être et non le paraître en voyage. Que deviendrait le voyage s’il se résumait à un déplacement de personnes au bout du monde à la recherche d’images préconsommées ? Le véritable danger cependant consiste à supprimer définitivement le monde réel, à occulter ailleurs les réalités sociales, politiques et économiques des autres, parce que c’est le temps des vacances. Il est à ce titre significatif de constater que les touristes, au Sénégal ou en Inde pour une semaine ou un mois, en arrivent si aisément à oublier le bruit du monde qu’ils viennent de quitter et à ne plus du tout s’intéresser, subitement, aux convulsions de l’actualité. Souvent, ils revendiquent même ce désintéressement : « une fois ici, je suis bien et je m’en fous de ce qui peut arriver ailleurs ; la guerre peut éclater en France, je ne le saurais même pas »… On voyage certes dans l’espace et le temps, mais un intérêt pour l’homme dans sa diversité culturelle, sa situation politique, ses conditions économiques, ouvrirait des horizons nomades bien plus propices à l’échange et à la rencontre. À un tourisme durable aussi. Il ne fait pour nous guère de doute que le refus du politique dans les politiques touristiques constitue l’un des problèmes cruciaux de l’avenir du voyage, il est surtout un frein à toute évolution véritablement constructive et profitable à tous. Il n’est plus recevable aujourd’hui de parler de tourisme durable en évacuant la question primordiale du politique. Avouons que de ce côté-là, comme en d’autres, la plupart des fabricants et des marchands de voyages ne semblent pas partager notre opinion. D’ailleurs, le feraient-ils, que cela aurait toutes les chances d’être une stratégie commerciale supplémentaire, et cela ne pourrait pas aboutir sur des actions concrètes servant aussi bien les voyageurs d’ici que les hôtes d’ailleurs. Il existe heureusement quelques initiatives et entreprises touristiques, également alternatives et responsables – pour lesquelles l’éthique du voyage est restée intacte et le regard sur le monde plus humaniste qu’affairiste –, qui tentent, dans l’impitoyable marée économique, de propager une autre idée du voyage que celle diffusée par l’industrie classique consistant à déverser 191
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aux quatre coins de la planète un flot de voyageurs toujours plus important… Un voyage qui ne serait pas qu’un déplacement dans l’espace mais également l’occasion d’une rencontre. Des initiatives novatrices et bienvenues bouleversent modestement l’univers du voyage en en faisant autre chose qu’une simple industrie. On peut citer quelques actions récentes – inaugurées pour la plupart en 1998 et 1999 – susceptibles de modifier les comportements et de changer les mentalités essentiellement consommatrices de nombreux voyageurs. « La Charte Éthique du Voyageur », élaborée par le voyagiste Atalante puis rejoint par l’éditeur de guides Lonely Planet, s’adresse à tous les nomades du loisir soucieux de limiter l’impact de leurs déplacements. Cette charte dispense des conseils aux nomades curieux du monde et résume ce qui donne au voyage ses lettres de noblesse : respect des cultures, éthique de la rencontre, maîtrise de nos comportements, considération pour l’environnement, protection des patrimoines… « Tourism for Development », dont l’initiative est partie d’Égypte au lendemain de l’attentat contre les touristes à Louxor, entend créer une sorte de label social et lutter intelligemment contre la misère en demandant aux hôtels de verser un dollar (ou moins selon les établissements) par touriste et par nuit à un fonds dont les sommes seront reversées dans les villages les plus pauvres afin de les aider en équipements d’eau, d’électricité, de routes, d’écoles, d’hôpitaux, etc. En privilégiant ces hôtels labellisés, les voyageurs défendront mieux leurs intérêts et ceux des populations les plus vulnérables. Une autre prise de conscience revient à protéger le patrimoine naturel devant le pillage qui s’orchestre ici ou là avec la complicité de certains voyageurs ; c’est dans cet objectif que la direction de la nature, le WWF et Trafic Europe ont lancé, notamment avec la distribution de brochures, une campagne auprès des professionnels du voyage visant à promouvoir « un tourisme respectueux de la nature ». Bien d’autres actions, autant de réflexion que d’engagement, ont été engagées ces dernières années : mentionnons pêle-mêle les organismes, institutions, ONG et associations, tels ECPAT (End Child Prostitution and Trafficking) qui lutte contre le tourisme sexuel et la pédophilie (c’est aussi depuis avril 1999 qu’Air France diffuse sur certains vols 192
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le spot documentaire contre le tourisme sexuel des enfants), l’association Transverses qui débat sur les relations tourisme et tiers monde et s’efforce de diffuser « la Charte du tourisme durable », Groupe Développement, Tourism Concern, The Ecotourism Society, etc. En octobre 1999, au Chili, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) a adopté un code mondial d’éthique du tourisme en dix commandements, une initiative tardive mais positive et bienvenue. Les membres de l’OMT se disent convaincus que « le tourisme représente une force vive au service de la paix ainsi qu’un facteur d’amitié et de compréhension entre les peuples. Au prix du respect d’un certain nombre de principes et de l’observance des règles, il est possible dans ce domaine de concilier économie et écologie, environnement et développement » (Le Monde, 7 octobre 1999). Vœu pieux ou réelle avancée ? À suivre… Il faut également évoquer les voies alternatives du voyage qui tentent de pratiquer un autre tourisme, soucieux d’échanges équitables et de rencontres sincères entre cultures et populations : Point-Afrique, Terra Incognita, Arvel, Cevied, Roue-Libre, etc. La liste n’est pas exhaustive, et gagnerait toujours à s’enrichir. Convenons que si le présent du tourisme appartient au voyage « utile », tâchons par conséquent, dans l’attente de considérations plus épicuriennes, de le rendre utile de la manière la plus efficace et éclairée qui soit ! On ne voyage plus aujourd’hui comme hier, et pendant que certains tours-opérateurs tentent d’exploiter honteusement l’art de voyager autrement et proprement, d’autres au contraire s’efforcent d’imposer un discours difficilement recevable par l’industrie du voyage. C’est ainsi que dans l’objectif de concilier éthique et tourisme, Atalante a lancé sa charte dont la devise – « il n’y a pas de mauvais touristes, juste des voyageurs mal informés » – est susceptible de sensibiliser le monde du voyage en général en vue de promouvoir un tourisme plus responsable. Maurice Freund et ses amis de la coopérative Point-Afrique persévèrent dans leur combat pour un tourisme à la fois intelligent et engagé en faveur des pays du Sud : « Voir les dernières familles nomades lutter avec la dernière énergie pour rester sur la terre de leurs ancêtres et nous lancer, à nous touristes, un regard lourd d’interrogations et de désespoir ne peut laisser indifférent. Demain à leur tour, restés 193
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seuls sur ce dernier coin de la terre sans aucune chance d’y voir implanter une école ou un centre de soins, ils s’en iront contraints et amers renforcer la bombe sociale citadine… Les plus intrépides choisiront l’exode vers l’Europe et fortifieront l’énorme et bientôt ultime réseau d’entraide africain de la survie : l’immigration clandestine » écrit Maurice Freund dans l’éditorial du catalogue Point-Afrique 1999. Un discours qui tranche avec l’habituelle invitation au rêve exotique des catalogues d’agences… Mais difficile pour Nouvelles Frontières, en dépit des efforts de Jacques Maillot, pour imposer « une autre philosophie du voyage », de garder près de trois millions de clients en arborant des discours et des actes plus « alternatifs » que ceux qu’ils donnent aujourd’hui. Le tourisme est un immense marché et cela il ne faut pas l’oublier trop facilement… Car trop souvent, en la matière, des situations regrettables ont été précédées de bonnes intentions ! Un livre guide, publié pour « aider et informer » le voyageur dans l’organisation de son périple, peut faire plus de mal que de bien au voyage/en voyage, aux partants et aux accueillants confondus. Les guides de voyage sont les plus fidèles et les premiers de nos guides ; ils nous accompagnent dès le début mais nous rendent trop facilement dépendants d’eux, de leurs informations pratiques, de leurs restaurants et hôtels pas chers, etc. Ne dit-on pas aujourd’hui, à propos du Guide du Routard ou plus encore du Lonely Planet, que c’est la Bible du voyageur ? Les raisons qui ont vu naître le Guide du Routard – en finir avec la formule savante héritée du Guide Bleu, à savoir « monuments, sites, musées à visiter, histoire à connaître, culture à voir et à lire, et puis voilà » et ébaucher une forme de voyage qui soit plus proche des gens (Gloaguen, Trapier, 1990) – sont les mêmes qui aujourd’hui le critiquent, lui reprochant un ton quelque peu ringard et conservateur, en un mot soixante-huitard… Les révoltés se sont assagis, les temps ont changé, et des besoins nouveaux sont apparus. C’est une fois de plus dans les Mythologies de Roland Barthes, dont les textes restent d’une brûlante actualité près d’un demi-siècle après leur parution, qu’il faut fureter les solutions en vue d’une démystification du voyage de fiction. L’auteur souligne 194
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qu’à côté des montagnes et des gorges, des plaines et des plateaux partagent avec elles le remplissage de l’espace ; les hommes sont absents à moins qu’ils ne « composent un gracieux décor romanesque », les hommes existent bien, il suffit pour s’en convaincre de délaisser un instant le plan du musée décrit dans le guide et de partir à leur rencontre ! Il y a, enfin, l’inévitable « collection de monuments ». Le Guide Bleu ainsi appréhendé nous propose un voyage en dehors du réel. S’attaquant aux valeurs bourgeoises du voyage, notamment confinées dans une discipline (l’art) et dans un lieu (le musée), Barthes privilégie l’approche humaine à l’approche strictement culturelle, et anticipe sur notre époque lorsqu’il avance que ce sont « les mœurs dans leur forme quotidienne qui sont aujourd’hui objet capital du voyage, et ce sont la géographie humaine, l’urbanisme, la sociologie, l’économie qui tracent les cadres des véritables interrogations d’aujourd’hui, même les plus profanes » (Barthes, 1957 : 121-125). À ce titre, les guides Lonely Planet, nés en Australie et depuis peu traduits en français, entendent répondre davantage aux attentes de Barthes – et de bien d’autres ! – en prônant, autant qu’un guide de ce type l’autorise, un tourisme responsable prenant en compte la réalité sociale et politique des régions visitées. C’est ainsi que le débat sur « aller ou ne pas aller en Birmanie » a fait l’objet d’explications de la part des rédacteurs du guide consacré à ce pays : après mille précautions, afin de ne pas servir la dictature en place, le guide propose « de nombreuses pistes pour faire bénéficier au maximum les Birmans eux-mêmes des retombées » peut-on lire dans un article de Florent Latrive consacré aux guides Lonely Planet (Libération, 11/8/1997). En publiant régulièrement une Lettre, l’éditeur rappelle sa détermination à lutter en faveur d’un tourisme différent, voire militant. Les thèmes abordés dans ce courrier gratuit aux lecteurs sont évocateurs : tourisme sexuel, crimes sans frontières, vogue plus que discutable du tourisme militaire, dénonciation d’un certain type d’ethnotourisme, bronzer idiot à Cuba, etc. Ces prises de position, à certains égards courageuses compte tenu de l’impératif économique qui mine l’industrie du voyage, font avec la masse d’informations contenues dans le guide, le succès de l’éditeur. Peut-être un signe 195
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d’espoir avant-coureur qu’un jour les touristes finiront par se lasser de n’être que des consommateurs de paradis auxquels il ne faudrait montrer que des images de plages immaculées et titiller dans le sens du poil leur besoin urgent d’exotisme… Si « le Guide Bleu ne connaît guère le paysage que sous la forme du pittoresque » (Barthes), le Guide du Routard ne connaît guère la culture de l’autre qu’à travers le regard de sa propre culture. Qui n’a jamais trouvé, même si les Français se délectent à souhait à ce jeu-là, que le « GDR » était ici ou là un peu trop « franchouillard » ? Au bout du compte et de la route, le guide de voyage, quel qu’il soit, ne servira jamais qu’à informer, conseiller et préparer le plus utilement possible le lecteur. La fonction principale d’un guide reste celle de préparer le voyage et d’être efficace et rentable pour l’acheteur-lecteur bientôt touriste-voyageur ! Ce qui donne raison à Catherine Bertho Lavenir quand elle écrit : « On trouve, en fait, dans les Guides du routard, l’écho des recommandations que faisaient aux touristes de 1860 le Baedeker ou le Murray. Comment éviter d’être dévalisé ? Comment apprivoiser les autochtones et survivre à des nourritures décidément étrangères ? Ce sont les interrogations permanentes du voyageur lorsqu’il n’est pas encore enserré dans le filet des prestations commerciales mises en place à son intention » (Bertho Lavenir, 1999 : 408-409). Il reste bien difficile de se départir du vieux modèle du tourisme culturel. Il faut finalement se méfier des guides comme d’ailleurs de tous les conseils qu’on nous donne à la veille d’un départ. Mais ne pas les suivre ne signifie pas ne pas les écouter… La seule réponse fiable aux tracasseries des guides – le choix, la date d’édition, le type de voyage, le prix, le poids au cours du voyage, le temps qu’on passera le nez dedans au lieu d’aller s’enivrer du dehors, la perte d’énergie à en vérifier le contenu, et surtout le risque de dépendance, etc. – est tout simplement de ne pas en posséder ! Voyager sans « bible », c’est un peu réapprendre à voyager pour rien, c’est s’obliger ou presque à la flânerie. S’efforcer et se forcer à vivre pleinement l’espace-temps du voyage. C’est en fait redécouvrir le vrai sens du voyage : la rencontre ailleurs avec l’autre. 196
Chapitre 4
L’aventure du voyage et le voyage d’aventure
Mais ne boudons pas non plus la lecture ou la consultation d’un bon guide. Il est aussi, à sa manière, un appel à l’ailleurs, un prétexte à partir. Qui d’entre nous, voyageurs, n’a jamais lu un guide avant de partir ? Une consommation modérée et réfléchie de cette littérature-là n’exempte pas d’approcher sereinement les cultures et les paysages du monde, surtout si elle est complétée par d’autres lectures plus anodines, plus vagabondes ou même plus scientifiques. L’autre devient parfois le bouc-émissaire involontaire d’un tourisme « utile » et « rentable ». Même les guides de voyage autrefois destinés aux auto-stoppeurs et aux touristes fuyant notre modernité s’adressent aujourd’hui au grand public en mettant l’accent sur l’indispensable « utilité » du voyage. On peut noter l’édition récente d’un Guide du Routard entièrement consacré à l’action humanitaire et un autre Guide du Routard sur les banlieues comme pour inciter les gens à retourner sur les lieux mêmes qu’ils ont souvent désertés… La bonne conscience occidentale a besoin d’alibis, de raisons « valables », de justifications, de passeports moraux, pour entreprendre un voyage dans des conditions jugées plus saines. Leurre ou réalité, cela dépend, mais il y a un fossé entre se sentir utile et le devenir vraiment. Dans notre imaginaire tortueux et torturé par l’histoire, voyager utile équivaudrait pour beaucoup à ne pas voyager idiot. Voyager utile ne signifie cependant pas nécessairement vouloir se mettre au service des autres. Passé la vague plus altruiste des années 1980, on cherche désormais à voyager utile pour soi. Depuis quelques années, le chômage aidant en Europe, on voyage de plus en plus pour trouver un emploi à l’étranger : un Guide du job-trotter affirme proposer « 50 000 pistes de stages et de jobs sur les cinq continents » ; par ailleurs, un Guide du voyage utile donne une mine d’informations sur l’humanitaire, l’environnement, l’archéologie, etc. On est ici très loin du voyage comme déplacement ludique, comme flânerie sans but. Il faudrait redécouvrir, en voyage ou non, l’utilité de l’inutilité…
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L’envie d’aventure(s) et l’aventure sans risques Hier comme aujourd’hui, on ne voyage pas par hasard. Le voyage, toujours, nous appelle et nous invite. D’autant plus que le voyage se mue en aventure. L’aventure est nourrie par la pensée d’une conquête de soi ou de l’autre. L’ascension de l’Everest, la remontée de l’Amazone ou la découverte de nouvelles terres vierges s’il en reste participent à cette volonté de conquérir et dominer des hommes ou des paysages. La colonisation des êtres a toujours succédé la découverte des lieux. L’aventure humaine a parfois été à l’origine d’ethnocides planétaires. Dès 1603, François Martin de Vitré, dans sa Description du premier voyage faict aux Indes Orientales par les François de Saint-Malo (Paris, 1604), donnait déjà un aperçu de la rivalité aventureuse qui sévissait en Europe : « Il n’y a point de meilleure escholle pour former nostre vie que de voir incessamment la diversité de plusieurs autres vies et apprendre dans la variété de mœurs et des coustumes des nations estrangères, principalement de celles qui sont les plus esloignées de ceste partie du monde en laquelle nous habitons, le moyen de nous inciter à la vertu et de nous retirer du vice. Ce qui me faict déplorer le défaut de la nation Françoise, laquelle estant plus que toute autre, naturellement pourvue de vivacité d’esprit et de valeur redoutable, a néanmoins languy si longtemps dans le sommeil d’oysiveté, mesprisant ces enseignements et outre cela les trésors des Indes Orientales, desquelles les Portugais et Espagnols se sont enrichis » (cité par Denys Lombard, « Martin de Vitré : premier Breton à Aceh », dans Archipel, no 54, 1997). C’est avec la Renaissance que l’aventure s’ouvre à des horizons nouveaux sous le signe tragique de la conquête et de l’exploitation mais aussi avec le souci, pour certains, de connaître l’ailleurs et d’apprendre de l’autre. Avec les expansions du christianisme, de l’impérialisme et du capitalisme, l’aventure s’organise et se découvre des vertus missionnaires : dispenser les bonnes paroles de l’Évangile, de l’argent-roi, de la patrie… Mais de l’aventure coloniale et militaire à l’aventure moderne et humanitaire, l’aventure aura été toujours ambiguë et souvent destructrice pour une partie de l’humanité, en Asie par exemple 198
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(Michel, 1995 : 23-69), et surtout en Amérique et en Afrique où deux crimes contre l’humanité – restés à ce jour impunis 1 – ont été en partie liés aux aventuriers-découvreurs en quête de nouvelles terres à dominer et à exploiter. La frontière est mince entre la nature et l’homme, et l’exploitation de la première mène souvent à l’exploitation du second. Mais, heureusement, l’aventure ne se réduit pas qu’à cela, à ces crimes et ces massacres qui ont forgé dans le sang les mondes nouveaux qui s’offraient à notre regard. Elle est même parfois tout l’opposé. À la fois individuelle et collective, l’aventure n’a ni patrie ni maison, ni dieu ni maître. Elle est une tentation de l’ailleurs et un appel de l’autre pour mieux apprécier le bonheur de vivre. L’aventure défriche les recoins du globe pour retrouver le sens perdu dans notre univers quotidien, elle isole de l’humanité bruyante pour retrouver la musique du monde. Elle est, écrit David Le Breton, « une passion des détours » (Autrement, « L’aventure », 1996 : 24). Ses désirs sont pluriels comme le sont ses rencontres, malgré la recherche ininterrompue de l’unique, de l’accident, de l’exception, de l’original, du risque, du neuf, et de plusieurs aventures à l’intérieur même de la grande Aventure. L’aventure n’est pas bonne ou mauvaise, elle est et cela suffit. L’aventure est d’abord une succession de petits événements, de petits récits de vie – de petites aventures – qui retracent les grands moments de l’existence ; une fois rassemblées, ces petites aventures n’en forment plus qu’une seule, mais plus grande. Le voyage a de tout temps été une invitation à la découverte « extrême », à l’aventure humaine, sinon surhumaine. D’ailleurs, n’oublions pas qu’hier comme aujourd’hui l’aventurier reste un modèle de référence pour le touriste qui, dans notre imaginaire, jamais ne lui ressemble mais toujours aspire à lui ressembler. Ce sont les formes de ce que nous appelons l’aventure qui ont changé au fil des décennies : il y a un siècle, l’aventure pouvait se résumer
1. Le massacre collectif des Indiens dans les deux Amériques et l’esclavage qui a entraîné la déportation de millions d’Africains puis le dépeçage du continent noir.
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à une escapade à bicyclette dans le bois de Boulogne ou à une expédition pédestre reliant deux villages dans un même département ; aujourd’hui, elle s’apparente plutôt au tour du monde en ballon, en voilier, à pied, à vélo, en moto, en deltaplane, en roller, etc. L’exploit n’a pas de limites à l’exception de celles d’atteindre son but. Mais ce n’est alors que partie remise. Parmi une multitude d’aventures personnelles retranscrites dans des ouvrages à succès, Les routes de la foi – déjà citées ici –, empruntées par le coureur Jamel Balhi (1999) qui découvre la spiritualité et l’histoire des villes saintes de la planète, est un hymne à la tolérance religieuse en même temps qu’un exploit sportif original. Pour ne pas courir idiot… D’individuelle (car inconnue ou insolite) à la fin du siècle dernier, elle est devenue collective (car médiatisée ou médiatisable) à la fin du précédent millénaire. L’aventure des uns n’est pourtant pas celle des autres, même si notre époque vouée à l’individualisme triomphant retrouve dans ces exploits personnels une manière de ressouder la communauté autour de valeurs perçues comme des vertus : force, compétition, effort, fierté, honneur, défi, solidarité, esprit d’équipe, etc. Le lecteur aura reconnu ici des « vertus » plutôt masculines, ce qui n’est sans doute pas un hasard à l’heure où l’identité du mâle se voit sensiblement désorientée. Dans ce contexte d’aventure rendue à la virilité – retrouvée ? – les femmes n’ont guère d’autre choix, au risque d’être renvoyées derrière les fourneaux, que de suivre la voie des hommes qui peut déboucher – comme dans le sport à haut niveau – à la voie du mal… Si l’autre en voyage n’existe souvent que dans l’éloge du même, la femme en aventure n’existe que dans l’ombre du mari ! Il n’est pas étonnant que les grandes aventurières soient parties sans hommes – pères, frères ou fils – afin de pouvoir goûter aux joies de l’aventure extrême habituellement réservée à une poignée d’hommes téméraires : Alexandra David-Neel errant au Tibet, Isabelle Eberhardt convertie à l’islam, Ella Maillart en quête d’oasis interdites en Asie centrale, Isabella Bird parcourant le Far-West, Titäyna rencontrant les « coupeurs de têtes » à Bornéo, Maryse Choisy pénétrant au mont Athos interdit aux femmes, etc. Souvent contraintes pour survivre ou simplement mieux vivre à s’im200
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L’aventure du voyage et le voyage d’aventure
miscer dans le monde clos des hommes, en les imitant ou en les narguant, ces « aventurières en crinoline » (Mouchard, 1987) ont fait le choix de devenir exploratrices comme pour échapper à leur condition féminine dans des sociétés européennes trop figées dans des traditions dictées par les pères. À ce propos, le témoignage d’Ida Pfeiffer, Ma tête à couper. Une puritaine chez les cannibales, est pathétique : à 45 ans, cette Autrichienne déçue par une vie monotone, va parcourir le monde sans discontinuer de 1842 à 1858. Dénonçant avec force les méfaits de l’homme blanc sous les tropiques, elle se plaint cependant quelquefois des conditions ou des populations qu’elle rencontre. Et critiquant justement le bon droit du mâle, elle se met à l’imiter étrangement… Elle rechigne ainsi contre son « serviteur » malais qui n’obéissait pas à ses ordres et qui « au lieu de me servir, se faisait servir ». Elle raconte ensuite : « Dans ce voyage, je marchai vraiment de triomphe en triomphe. Toute seule, sachant à peine quelques mots de la langue dayaque, je fis partout respecter ma volonté » (Pfeiffer, 1993 : 76, 104). Un discours bien masculin pour une conquête bien féminine, mais le paradoxe laisse songeur, tant la femme se fait homme ! Finalement, en montrant que la femme – en tant que femme – n’avait pas vraiment sa place dans l’univers aventureux, Pierre Mac Orlan (1951) n’avait peut-être pas tout à fait tort ! Sauf que les itinéraires personnels sont variables et plus complexes, et que depuis le monde a bien changé… L’aventure est antérieure au voyage dans le sens où le voyage n’est qu’une possibilité d’aventure et non sa finalité. Toute aventure est une forme de voyage, mais tout voyage n’est pas absolument une aventure. Et puis l’aventure est encore davantage au coin de la rue que le voyage. En devenant une industrie, le tourisme s’est aussi transformé en auberge espagnole du voyage. On y trouve de tout afin de satisfaire tous les goûts des nomades et toutes les couleurs de l’ailleurs. C’est aussi le début d’une longue rivalité – qui perdure encore de nos jours – entre d’un côté le touriste et de l’autre le voyageur, même si à notre avis cette distinction relève plus d’une imposture commerciale que d’une réalité observable. Tout les oppose dans le discours mais les rapproche une fois sur le terrain des vacances. Sans que cela n’évacue 201
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d’un pouce la certitude tant affermie que le voyageur n’est pas le touriste, il serait son contraire. L’aventurier moderne est né sur les traces des voyageurs vite rattrapés par les touristes. Des voyageurs qui, « pour échapper aux touristes, s’enfoncent plus profond dans les forêts, les déserts et les archipels, du Tibet au Yémen ou aux îles Marquises. La course-poursuite effrénée du voyageur épris de solitude, rejoint toujours trop tôt par la horde touristique, prend dans les années 1970 une dimension planétaire. Là où le premier pose le pied, le second apparaît bientôt. Les Baléares sont ainsi envahies, les îles grecques, chères aux écrivains anglais, submergées, les rivages de Tunisie, refuge des peintres dans les années 1930, ourlés de clubs de vacances, les grands parcs africains déflorés, Bali banalisé… Une industrie paradoxale voit alors le jour : organiser en masse des voyages loin des masses » (Bertho Lavenir, 1999 : 403). Cette industrie-là est aujourd’hui celle de l’aventure. Elle a le vent en poupe car ses motivations se démarquent de celles qu’attendent les adeptes du Club Med, de Fram ou de Kuoni. Mais personne ou presque n’est dupe. L’aventure, en principe, n’a pas besoin de terres d’élection, de « Terres d’aventure » – l’aventure n’est pas confinée en des lieux précis, mais son « esprit » est ou n’est pas en chacun de nous – mais bien plus de liberté de déplacement et de liberté d’agir à notre guise, selon l’humeur vagabonde d’un parcours jamais tracé à l’avance. L’aventure organisée d’aujourd’hui appartient à la même famille que le tourisme de nos aïeux. C’est l’époque qui a changé beaucoup plus que l’industrie. À quelques exceptions près. Dès 1979, Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut prophétisaient : « En quittant l’itinéraire insipide de tout le monde, on l’enrichit simplement d’une alternative pittoresque pour randonneurs audacieux ou solitaires. Sortir du circuit, c’est fatalement l’agrandir. À son corps défendant, le vrai voyageur est un prospecteur de l’industrie touristique. Il est ce pionnier bénévole qui prépare la voie à des expéditions plus massives : l’équipée solitaire d’aujourd’hui sera l’aventure majoritaire de demain » (Bruckner, Finkielkraut, 1979 : 49).
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Une aventure trop organisée, trop préparée, trop financée, trop méditée, n’en garde plus que le nom. On cherche aujourd’hui pourtant davantage l’aventure qu’on ne la subit ou simplement ne la vit. Dans Le détour, Georges Balandier remarque avec intérêt que l’homme de la modernité veut connaître le monde et pour cela se montre prêt à se couper de la réalité quotidienne, s’adapter à des temps et à des espaces différents : « Le commerce du dépaysement, en exploitant une demande maintenant nombreuse, lui vend les voyages qui le pourvoient d’images étrangères, et les séjours qui lui permettent de vivre, dans une sorte de parenthèse et sur le mode mimétique, à la façon des gens fort éloignés de son univers ordinaire » (Balandier, 1985 : 230). L’aventurier moyen s’oppose à l’aventurier nouveau dans le sens où le premier vit dans l’ombre du second. Les néo-aventuriers sont perçus par les médias comme de nouveaux chevaliers du nouveau Moyen Âge : des visiteurs spécialisés et assermentés mais qui préfèrent cependant la compétition à l’humour et la course d’obstacles au hamac. Le plus consternant, alors que le voyageur reste la figure mythique du nomadisme, est la transposition de l’antagonisme classique touriste-voyageur dans l’univers de l’aventure. Le néo-aventurier serait le « bon » et l’aventurier ordinaire – celui que les médias n’inviteront jamais sur leurs plateaux ou dans leurs rédactions – le « mauvais ». Jamais les voyageurs et les aventuriers n’ont peut-être été aussi catalogués, étiquetés, classés. Le spectre des privilèges aristocratiques offerts autrefois aux voyageurs hante encore nos consciences et notre volonté de nous distinguer les uns des autres. Le tourisme d’aventure est d’abord un tourisme de distinction. Un tourisme qui entend et affirme s’éloigner du tourisme classique, même si dans les faits il n’y parvient que très peu. Voici comment le manichéisme dans l’imaginaire occidental aborde la vision de l’aventurier à partir de celle du voyageur : • a priori positif = aventurier « nouveau » = voyageur = nomadisme extrême = original = authenticité = élitiste = préserve l’environnement = bat des records. • a priori négatif = aventurier « moyen » = touriste = nomadisme de loisir = copie = folklore = populaire = dégrade l’environnement = tente des records. 203
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Dans cette optique, il y aurait donc un bon aventurier et un moins bon, à l’image de ce qui se dit autour du voyageur et du touriste. Mais, malgré les repères intéressants pour le voyageur profane, la réalité est plus complexe, et l’aventure ne nous paraît pas facilement assimilable à l’une ou l’autre de ces catégories. L’une des vertus de l’aventure est son intimité avec le soi, sa définition floue et toute personnelle, son caractère impalpable qui en fait toute sa richesse et son mystère. L’aventure réside justement dans la part d’imprévu et de risque qui lui vaut son statut si particulier. L’aventure tranquille se rapproche du circuit classique avec du confort en moins et de l’activité en plus. L’aventurier moderne qui se déplace avec Le Guide de l’aventure – « Tout pour partir aux quatre coins du monde » – n’aura guère le loisir de se laisser aller, de se muer en badaud curieux, de s’aventurer plus avant que les limites qu’il a fixées à son aventure. Mais à chaque aventurier sa propre aventure, le monopole de celle-ci n’appartient à personne ; et surtout pas à ceux – des producteurs télé aux fabricants de voyage, mais aussi des ethnologues aux écrivains-voyageurs – qui font commerce de ce secteur sous prétexte de professionnalisme. Le frisson du « Grand Dehors » (Le Bris, 1992) est en notre for intérieur et l’industrie du voyage tente d’exploiter le filon de nos pulsions aventureuses. À Leh, carrefour des trekkers en attente d’ascension physique et d’élévation spirituelle, Jacques Meunier constate que l’aventure s’affiche à tous les coins de la rue : « Tout cela fait rêver. Nous sommes tous prêts à frôler l’infarctus pour nous asseoir autour d’un poêle en fonte, les jambes croisées, les mains serrées sur un bol qui contient une soupe au nom impossible à transcrire, mais dont la principale qualité – en plus du sourire de l’hôtesse – sera le parfum d’authenticité » (Meunier, 1999 : 132). Le fantasme de la primauté et de l’exclusivité est omniprésent chez tous les voyageurs-découvreurs. Le voyageur veut être le premier à fouler une terre et le seul au monde à s’y rendre. Dur dilemme pour les voyagistes mais aussi pour les apprentis explorateurs de parvenir à ce résultat ! Être le premier – ce que Jean-Didier Urbain appelle joliment le « syndrome Armstrong » 204
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en hommage au premier « voyageur » et « marcheur » sur la Lune – et être le seul renvoient à l’héritage aristocratique laissé par nos ancêtres du « grand tour ». Ce sont des privilèges. Quel voyageur ne voudrait bénéficier de ces deux privilèges-là ? Mais ce qui est bien est rare, et ce qui est rare est cher. Cela reste vrai aujourd’hui pour le voyage même si la rareté recherchée devient rare. L’aventurier n’est plus rien si on lui ôte la présence du touriste, de celui qu’il traite comme un vulgaire imitateur : « Pas d’aventurier possible sans imbécile heureux en bermuda à fleurs : en transgressant la norme, je la courtise ; en couvrant d’injures le touriste débile, je m’en remets à lui pour homologuer mes expéditions, et les traduire en records. Que disparaisse le vacancier-masse, et l’explorateur, veuf de son faire-valoir, perdrait toute raison de vivre. […] Pourquoi confondre encore authenticité et intensité ? Être aventurier ne signifie pas être pionnier. […] On est toujours le second sur les traces de quelqu’un » (Bruckner, Finkielkraut, 1979 : 39, 70). L’aventure possède ses lieux de prédilection et ses moments où tous les possibles semblent à portée d’homme. Ces lieux et ces instants propices à la rencontre, au laisser-aller, à l’être-ensemble, à l’évasion et à la liberté peuvent être des modes de transport. Quel voyageur n’a jamais vécu – avant de la raconter – une expérience extraordinaire arrivée en ces « lieux » dans lesquels on se déplace, ces lieux de déplacement souvent pleins d’aventures et autant de mésaventures : amour furtif dans un train, rencontre avec un ministre ou une « star » dans un avion, fête dans un bus, etc. Le voyage en auto-stop reste à coup sûr le lieu de déplacement par excellence où tout peut arriver, le pire comme le meilleur du voyage. Mais nul autre mode de voyager ne laisse une part aussi grande au hasard et au destin. L’aventure est toujours garantie au bout de la route. Il est par ailleurs impossible de trouver une meilleure école buissonnière de la vie que celle que permet le voyage en auto-stop. Avec ses règles et ses galères, son expérience vaut la peine d’être tentée et retentée. Les trains, les avions, les bateaux sont les antichambres de l’aventure et les lieux de passage de toutes les histoires. Si les gares, les aéroports et les ports sont des non-lieux, au sens où l’entend Marc Augé (1992), ces modes 205
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de transport sont, au contraire, des tout-lieux, où le tout paraît soudain envisageable, où les liens se recréent, où les intimités se nouent. Chacun de nous conserve ainsi jalousement au fond de sa mémoire un souvenir intense, au déroulement heureux ou malheureux, né dans un de ces lieux mobiles que sont le train, le navire ou l’avion. Mais les trains, parce qu’ils sont les plus empruntés et les plus favorables aux rencontres ont suscité un vif intérêt littéraire (Théroux, 1987) ou historique (Schivelbusch, 1990). Leurs avatars urbains – métro et RER pour le cas de Paris – ont fait également l’objet de deux promenades anthropolittéraires des plus originales (Augé, 1986 ; Maspéro, 1992). L’aventure peut également s’avérer dérisoire. Sans risques extrêmes et parfois sans risques minimes. Les médias forgent une image de l’aventure à partir de faits pour le moins anodins et banals. Ainsi, dans un article de l’hebdomadaire Le Point (30/1/99), consacré à l’actuel maire de Strasbourg, on peut lire : « Jusqu’où ira Roland Ries ? Son allure si sage cache un réel aventurier (il est parti en vacances avec sa femme, il y a trois ans, en Amérique du Sud avec juste un billet aller-retour en poche) ». Désormais, pour prétendre au statut autrefois si envié d’aventurier, il suffit de partir en vacances « non organisées ». Dans cette perspective, nous ne sommes non seulement tous des touristes mais également des aventuriers ! Il y a enfin tous ceux qui voyagent dans leurs rêves, ceux qui lorsque vient le moment de partir remettent toujours au lendemain leur improbable départ. Cet aventurier casanier voyage par procuration, il vit des récits et des fictions qu’on lui rapporte de l’ailleurs ou qu’il déniche au cinéma et dans les livres. Ce voyageur s’approprie le voyage des autres. Au début des années 1980, lorsque je revenais en France après des voyages de plusieurs semaines ou plusieurs mois dans quelque contrée lointaine, une assemblée de proches s’attablait dans le bistrot qui nous servait de repaire pour écouter les anecdotes de l’ailleurs et me cribler de questions du genre : « Alors t’étais où ce coup-là ? À Marrakech, t’as pu fumer du bon, non ? C’était sympa les filles à Rio ? Il fait toujours froid au Canada ? Tu vois quelle différence entre 206
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L’aventure du voyage et le voyage d’aventure
Canton et Hong-Kong ? Alors, raconte-moi un peu les problèmes que tu as eus à New York ? »… Bref, toujours un condensé de clichés de culture et de voyage. Au début de nos retrouvailles, nombreux sont ceux qui me disaient « je vais aussi y aller bientôt » ou bien « ah, j’ai vraiment envie d’y aller », mais notre « débat » de comptoir terminé, c’est comme si c’était fait, ils étaient partis et déjà revenus ; mais une chose est sûre : ils n’y partiront pas pour de vrai. Leur voyage fut le mien qu’ils ont adapté à leur guise ; sûr que « leur » voyage imaginaire est bien plus formidable que le mien ! Voyager dans le voyage des autres autorise d’enjoliver joliment. Même si les témoignages originaux sont déjà, peu ou prou, marqués du sceau de l’imposture, parfois du mensonge, presque toujours de la tentation tout humaine d’en rajouter… Cela se voit principalement chez tous ceux qui partent à bord d’une lointaine croisière littéraire avec Conrad, à pied sur les pas de Segalen dans Équipée, ou encore à dos d’âne avec Stevenson au cœur des Cévennes, tous ceux qui voyagent en lecture plus qu’aucun aventurier, même le plus hardi, jamais ne pourrait le faire en plusieurs vies.
De la super aventure à l’aventure ordinaire Partir ne suffit plus pour rassasier le besoin d’aventure, il faut désormais souffrir, souffrir beaucoup. Mais ces voyageurs des marges ne s’apparentent pas moins, le plus souvent, à des « conquérants de l’inutile », à des pourvoyeurs de vanités bassement humaines. Dans le sillage des explorations d’antan, puis des Croisières noire ou jaune, de l’expédition Orénoque-Amazonie en 1949-1950 d’Alain Gheerbrant, ou des aventures plus médiatisées des accrocs de la traversée de l’Atlantique – à la rame, en radeau, en voilier, à la nage même –, des expéditions de Patrice Franceschi et des autres membres du Club des explorateurs français (créé en 1937 par Paul-Émile Victor, orfèvre en la matière), ou encore des aventuriers starisés de la télévision – de Hulot à Peyron –, les néoaventuriers s’empressent de redessiner les planisphères, d’occuper les derniers blancs des cartes et sinon d’inventer des peuples et des histoires pour épater la galerie ou passer, qui sait, au journal télé207
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visé de 20 heures. Ainsi va l’aventure aujourd’hui. Néfaste pour l’image de l’aventure, mais fructueuse pour les affaires. Certains sont prêts à tout pour terminer dans le Livre des records… En prélude à son article sur « Le goût de l’extrême » dans lequel elle décrit notamment les trois raids extrêmes que sont le Raid Gauloises, le Camel Trophy et le Marathon des Sables, Marianne Barthélémy écrit : « Étymologiquement, aventure signifie “ensemble des choses qui doivent arriver”. Partir à l’aventure, c’est partir vers l’inconnu dans l’incertitude la plus totale et s’en remettre au destin. Mais qu’advient-il de l’incertitude quand l’aventure est organisée et préparée ? » (dans Bromberger, 1998 : 477). Les frontières du globe sont désormais presque toutes connues mais l’aventure au bout du monde n’a jamais été aussi prisée même si l’organisation a remplacé l’imprévu… L’aventure s’est considérablement démocratisée comme l’atteste le nombre de ses adeptes en partance chaque année, par l’intermédiaire ou non d’agences de voyage spécialisées dans l’aventure, vers des horizons exotiques méconnus ou redécouverts sous un nouvel angle marqué par l’originalité. Il reste certes de rares espaces – en général littéraires – où l’aventure moderne conserve sa part de rêve héritée d’une infime partie des explorateurs d’autrefois, sensibles à la différence du monde tout comme au visage de l’homme universel perceptible à travers les regards de tous les hommes. Des voyageurs excentriques, tels Charles Waterton combattant à mains nues avec les alligators au fin fond de la forêt guyanaise ou l’aventurier intrépide et aveugle James Holman, donnent sens à notre imaginaire de l’aventure autant qu’ils excitent notre envie de larguer les amarres (Keay, 1992). Contrairement à l’aventure surorganisée qui planifie les rêves jusqu’au relief des paysages du quotidien et de l’ailleurs, l’aventure fortuite et furtive, littéraire ou non, donne carte blanche à notre imaginaire le plus débridé. Certains, à l’instar de Redmond O’Hanlon, s’imprègnent par exemple de l’atmosphère de la fôret humide tropicale pour se laisser aller à l’excitation, quasi sexuelle, de l’immersion dans un tout autre univers : « L’idée que nous allions simplement séjourner dans la 208
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L’aventure du voyage et le voyage d’aventure
jungle me rendait tout guilleret » s’écrie le héros de Au cœur de Bornéo avant de pénétrer l’enfer vert (O’Hanlon, 1991 : 15). Mais, dès les années 1920, dans Un aventurier au Brésil, Peter Fleming regrette la tournure que prend l’aventure, cette aventure qui selon lui « n’existe plus » et se voit déjà récupérée par la publicité autour de la mythologie de l’exploit, alors qu’à cette époque encore : « Personne ne vous accusait de fuir vos problèmes » (Fleming, 1993 : 36). Le propos résonne d’une forte actualité à l’exception des problèmes que l’on fuit et qui sont désormais impossibles à nier pour une proportion non négligeable de la gent aventureuse. Voyager remet aussi les idées en place. Au XVIIIe siècle, le Britannique Samuel Johnson précisait déjà : « Tous les voyages ont leurs avantages. Si le voyageur visite des pays mieux que le sien, il peut apprendre à rendre le sien meilleur, et si le pays visité est pire, il peut apprécier le sien ». À force de défis humains et d’épreuves sportives, l’aventure moderne et médiatique tend à avoir une image déformée, mais indispensable aux yeux de certains, prônant la figure parfaite d’un personnage tout à la fois idole et sauveur, bref d’un individu surévalué partant au secours d’une société en déconfiture ! Il suffit de parcourir les nombreux articles de presse rendant régulièrement compte des exploits incroyables des uns et des records édifiants des autres. L’organisation minutieuse ne quitte jamais une aventure, individuelle ou non, mais se place toujours au service de la collectivité ! Deux exemples, extraits de la presse régionale alsacienne (Dernières Nouvelles d’Alsace, août 1997 et janvier 1999), montrent que les efforts consentis sont toujours « utiles », les objectifs clairement établis avec un zeste de nostalgie pour le grand devancier que fut Paul-Émile Victor : – Au cours de l’été 1997, huit Alsaciens partent pour une expédition au Groenland dans l’espoir d’atteindre le sommet du mont Forel. Le chef d’expédition raconte que « l’ombre de PaulÉmile Victor n’a pas cessé de planer au-dessus de nous. […] Tout autour du mont Forel, les noms français sont légion : le Pourquoi pas, le 16 septembre, les Champs-Élysées… C’est Paul-Émile Victor qui a d’ailleurs baptisé beaucoup de ces sommets ». Plus 209
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loin la journaliste renchérit : « Depuis le 10 août, le drapeau français trône au sommet du mont Forel ». Une expédition sur les traces d’un illustre aventurier et sur celles de la France. L’aventure est le prétexte à retrouver nos racines. Ce n’est pas spécifique à l’aventure, puisqu’on ne voyage toujours que pour savoir d’où l’on vient, mais un exploit de ce type exclut quasiment toute opportunité de rencontrer une vie sur place. Et l’ascension, évidemment rude, est tout aussi évidemment réussie ; en dépit d’une « abominable première journée », le chef d’expédition peut être content : « Cette incroyable démesure, ça vous apporte un sentiment de solitude inégalé ». Cette aventure est aussi un antivoyage : la rencontre est absente et c’est le culte du voyage à soi. – L’expédition « Perce-Neige-Nunavik 99 » conduit Pierre Beiger à la rencontre des Inuits. Une fois de plus, c’est après avoir suivi une conférence de Paul-ÉmileVictor alors qu’il n’avait que huit ans qu’il « ne rêve plus que d’aventures et de chiens de traîneau ». Ce grand amoureux de la faune et de la flore vit aujourd’hui au Canada et a déjà effectué un raid solitaire de 600 kilomètres à travers la Russie. Il s’est fixé pour cette expédition en territoire inuit des buts extrêmement précis : « But culturel : je rallierai les treize communautés inuit par le moyen de déplacement ancestral qu’elles n’utilisent plus aujourd’hui. Elles préfèrent la moto-neige. But ethnologique aussi : pour approfondir ma connaissance de ces communautés passées en moins d’un siècle d’une vie errante à la sédentarisation et au plus grand confort technologique. But pédagogique aussi. On pourra suivre toute l’expédition dans les DNA et sur Internet. Je ramènerai un film, j’écrirai deux livres et donnerai des conférences pour faire connaître les Inuits ». Vaste programme aux objectifs parfaitement louables pour un petit trimestre d’expédition. Mais on est très loin de l’insolite et de l’accidentel qui donnent au voyage le sentiment mystérieux d’être une aventure intérieure exceptionnelle. Les petits riens qui font la quintessence de l’expérience voyageuse sont ici remplacés par les grandes initiatives qui font du voyage une expérience certes inoubliable et riche sur le plan culturel, mais néanmoins extrêmement planifiée. 210
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D’ailleurs peut-on encore tenter l’aventure de façon inorganisée ? Ce n’est pas sûr. L’aventure du voyage rejoint ici l’aventure de l’amour. La première exige d’être assuré, la seconde d’être couvert, mais au final c’est le même constat : en voyage comme en amour, la liberté est la grande perdante. Et la prise de risque total n’est, dans ce cas, plus réservée qu’à une frange très mince de la population – plus ou moins consciemment poussée au suicide – fascinée par le saut dans le vide. Mais sans élastique. L’aventure a ainsi partie liée avec la mort : « Une aventure quelle qu’elle soit, même une petite aventure pour rire, n’est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l’on veut et généralement imperceptible… C’est tout de même cette petite et parfois lointaine possibilité qui donne son sel à l’aventure et la rend aventureuse » (Jankélévitch, 1963 : 18). La véritable aventure individuelle ne peut faire abstraction du collectif. L’autre n’est jamais que celui qui nous fait cheminer dans notre (dé)marche personnelle. Il n’y a pas de contacts avec la réalité sociale s’il n’y a pas de contacts authentiques avec les populations. Jean Chesneaux, voyageant en 1946-1948 à travers toute l’Asie qui, déjà, le fascinait – l’appelait – raconte : « En deux ans, je n’ai pas dû passer cinq nuits à l’hôtel, bénéficiant de contacts insolites comme de pauses salutaires » (Chesneaux, 1999 : 23). Se laisser porter par le monde, élargir le champ des possibles pour mieux goûter l’instant précis et présent, telle est l’essence du voyage. Et tel est ce qui lui donne du sens. À Tula, au Mexique, j’ai voulu visiter à mon rythme solitaire le prestigieux site archéologique toltèque dominé par la pyramide du matin et son temple dédié à Quetzalcoatl. Mais c’est dans le bidonville en bordure des vestiges que j’ai atterri pour deux journées – et nuitées – pour le moins agitées, consacrées à la fête, à la danse et à la musique, sans oublier le pulque, cet alcool des pauvres qui ne savent plus trop comment épancher leur misère. En Finlande, sur les rives de l’immense lac Inari, l’accueil fut plus confortable mais tellement plus froid, en dépit d’une commune passion pour l’excès via les effluves de l’alcool, noyant dans l’oubli les heures plus paisibles passées dans un sauna naturel entouré de milliers de pins. 211
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Mais l’aventure allie parfois facilement le tragique au pathétique. En 1986, arrivé tant bien que mal à la ligne de démarcation séparant l’État d’Israël de la bande de Gaza, des militaires israéliens viennent me chercher sous une pluie diluvienne pour me mettre à l’abri le temps d’une pause dans mon périple routier. Alors que je m’empressai de saluer puis de questionner deux très jeunes Arabes israéliens, armés de fusils-mitrailleurs et postés à l’entrée tel un pied de nez offert aux Palestiniens de passage, un soldat de Tsahal me rappelle à la raison en me demandant d’arrêter de leur parler et d’aller le rejoindre à l’arrière du poste-frontière militaire où je retrouve aussitôt d’autres militaires israéliens, hommes et femmes mélangés, attablés et discutant à tue-tête. Puis il me dit : « tiens, tu peux manger des œufs sur le plat et il y a aussi un pot de Nutella » ! Si le repas et l’atmosphère furent étranges, nos discussions portaient sur la guerre et la paix, pas très original pour cette contrée, mais surtout se dissipaient au contact musical d’une impressionnante tour de Babel ; parmi la dizaine de militaires qui m’entouraient, on pouvait compter presque autant de langues et de cultures différentes. Il y eut un léger froid lorsque je demandai à mes hôtes d’inviter les deux jeunes « Palestiniens » chargés de faire le guet à l’extérieur, comme pour intimider leurs frères du dehors, à notre modeste festin spontané et fort sympathique… Mais rien à faire, il est apparemment plus aisé de débattre de la paix que d’œuvrer véritablement pour elle ! Et si l’aventure authentique résidait dans un mystérieux triptyque comprenant la rencontre avec l’autre, l’écoute du monde, la flânerie de l’ailleurs ! L’aventure est aux antipodes de la vitesse et la flânerie qu’elle suppose n’est pas donnée à tous ceux qui se revendiquent, non sans usurpation, comme aventuriers. Pascal Dibie note : « Flâner est une discipline, rien faire est un art, apprendre à regarder, une technique » (Dibie, 1998 : 174). Flâner est un art du voyage sur lequel nos aventuriers trop pressés et imbus d’eux-mêmes feraient bien de réfléchir avant de passer à la télévision. Comme ils peuvent aussi méditer sur ces quelques mots de Nietzsche : « Ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude »… 212
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Hergé n’est pas seulement le créateur des aventures de Tintin, il est aussi prophète : publié en 1954, On a marché sur la Lune conte presque par le menu l’exploit de Armstrong et de Aldrin quinze ans plus tard. La fiction peut pousser le réel non plus à envisager mais à réaliser. De nouveaux terrains d’exploration sont à imaginer pour mettre fin aux surplus d’aventures qui n’existent que pour faire des affaires. Avec pour seuls passeports un sponsor et un média, la nouvelle aventure tue l’ancienne au passage. Ce qui fait faire n’importe quoi à trop d’aventuriers autoproclamés : c’est à la fois la volonté d’être connu et reconnu et celle d’être subventionné, grassement si possible… Au cours de la décennie 1980, l’aventure atteint des sommets médiatiques. Elle est devenue un marché plus qu’une expérience. Les « aventuriers » médiatisés parviennent à débloquer des budgets – pour leurs élucubrations surpayées – dignes des contrats de footballeurs vedettes ! David Le Breton écrit : « Le néo-aventurier est un prospecteur de risque avant tout. Il en explore les gisements et s’attache à leur meilleure exploitation possible » (Le Breton, 1996 : 142). L’aventure devient le concept marketing à la mode durant ces années « de frime » : minitel « 3615 aventure », Salon de l’aventure, espace aventure chez Kronenbourg, etc. Ce type d’aventure marchandisée n’attire à elle que des gens de son espèce ; les goûteurs authentiques de la vie et de l’ailleurs s’en vont ailleurs et se méfient terriblement de l’appellation « aventurier ». Pourraient-ils s’extasier devant la performance de Gérard D’Aboville qui, en 1991, a effectué la traversée du Pacifique à la rame ? Il y a bien autre chose à faire dans la vie : partir, par exemple, se retirer dans le monde – le vrai – pour s’y fondre ailleurs, afin de fuir cette orgie d’aventure-spectacle ! Ces années intenses, pendant lesquelles l’aventure extrême a connu de nombreux martyrs, ont ébranlé les fondements mêmes de notre société. C’était l’époque des « gagnants » et des « battants » survalorisés et l’essentiel consistait à se dépasser, à toujours repousser plus loin ses propres limites, à pimenter « le goût du risque, la dimension publique de l’épreuve, la volonté d’en venir à bout et le jeu avec la mort » (Le Breton, 1996 : 136).
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Puis les années passent et le spectaculaire se tasse. Le sensationnel se banalise au point de rendre la vie quotidienne plus aventureuse que le défi le plus original. Voici venu le temps de l’aventure sans risques. L’aventure-confort se substitue à l’aventure-extrême, et l’humanitaire et l’écologie sont les nouveaux concepts marketing en vogue. Les centaines de projets d’aventure soumis annuellement à la Guilde européenne du raid ne sont plus ceux de la décennie précédente : on recherche désormais dans l’aventure moins l’exploit et le voyage que le sens et la vocation. La mutation et les crises que traversent nos sociétés – avec la misère, le sida, le chômage, etc. – ont aussi une lourde part de responsabilité dans ce changement d’époque. L’aventure se fait aussi plus scientifique, à l’instar de Jean-Louis Étienne, ce marcheur du Pôle qui a fait de l’aventure sa maison, et qui met à la disposition des chercheurs son bateau Antarctica. Même l’aventure authentique version Elf, gérée par Gérard Fusil, change son arme d’épaule pour s’intéresser dorénavant à une aventure plus écologique, plus au service des populations propriétaires des terrains de jeu que les aventuriers traversent. Fusil nous promet que l’altruisme sera au rendez-vous de l’aventure du futur qui sera « propre » ou ne sera pas : « Les concurrents doivent se préparer à donner quelque chose en retour, et il faut séparer la compétition de l’aventure de ses racines coloniales. Ils doivent être prêts à rencontrer les autochtones et apprendre d’eux, car ils emporteront ensuite ces leçons à la maison et pourront les partager » explique en substance Gérard Fusil (dans Action Asia, vol. 8, févriermars 1999). Il y a enfin les guides spécialisés, les consultants en développement, en tourisme ou en écologie, les représentants, les trafiquants, les géologues, les géographes, les biologistes, les archéologues, les anthropologues, les journalistes, les médecins, les membres des ONG et autres délégués du CICR ou du HCR, etc., bref tous ceux qui ont un alibi de voyage, excellent prétexte à l’invention d’une nouvelle aventure, mais bien utile lorsqu’il faut justifier les absences et payer les factures ! Reconnaissons que la figure de l’aventurier du présent millénaire, si cette tendance se confirme, est antinomique à la définition qu’en donne le Petit Robert : « Personne qui cherche l’aventure par curiosité et goût 214
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du risque, sans que les scrupules moraux l’arrêtent ». C’est même tout le contraire ! Alors, où sont donc passés les Livingstone, les Monfreid, les Malraux, les David-Neel et les Hillary en ce début de millénaire ? En ne laissant, ni plus de chance, ni plus de place au hasard, l’aventure moderne aurait définitivement « perdu ses héros » et « vendu son âme » (Le Figaro magazine, 4/5/1996). L’aventure de nos héros d’enfance est morte, sachons vivre avec ! Il existe pourtant des « raids », à l’exemple de l’expédition chez les Inuits de Pierre Beiger, qui, même organisés et commercialisés à outrance, s’efforcent de joindre le ludique à l’utile d’une manière qui soit à la fois intelligente et adaptée aux besoins et aux envies de certaines catégories de personnes. N’est-ce pas là, soyons réalistes, la meilleure forme d’aventure commercialisable, existant à l’heure actuelle ? Certes, sauf exception, les besoins concernent ceux qu’on visite et les envies ceux qui partent à leur rencontre… Citons deux exemples de « raids », à la fois originaux et très différents l’un de l’autre, dont l’impact comme la finalité s’avèrent nettement plus bénéfiques que toutes les aventures mécaniques et médiatisées du monde : – Basé dans le Vercors, « Le muscle et la plume », avec son raid d’art et d’essai d’une durée de cinq jours, propose d’entrelacer sport et culture en art et nature, par le biais de l’écriture, du dessin, de la peinture, de la photo mais aussi de la marche ou de la course, de l’escalade, etc. L’épreuve s’adresse à des équipes de trois personnes – spécialistes de l’image, de l’écriture ou du plein air – et consiste à faire naître un carnet de voyage en 80 heures. Une formule d’aventure originale qui renoue avec la tradition romantique du siècle dernier et dont la philosophie se résume en ces mots : « En faisant du but d’un raid la réalisation d’un carnet de voyage, on se donne enfin la chance d’aborder la beauté des sites autrement qu’en “tout-triste…” consommateur d’espace. […] On ne saisit bien un pays qu’en y rencontrant ceux qui l’habitent et qui le font ». – L’association strasbourgeoise Découvertes organise un raid dans le sud marocain – « Courrier Sud » – sur les traces de 215
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Saint-Exupéry. Une épreuve physique, à pied et en VTT, qui se veut d’abord une invitation à mieux connaître les cultures marocaine et berbère, une initiation au désert, une rencontre avec les autochtones et une aide médicale sur le plan local. Les étapes sont certes chronométrées mais aucun temps n’est éliminatoire. Un raid résolument sportif mais dont les considérations humaines et sociales prévalent sur l’esprit de compétition. On note, ces dernières années, un véritable engouement des Français pour le raid. Celui-ci, mêlant toujours plus sport, aventure et nature, compte plus de deux cent cinquante épreuves en France en 1998 (contre 160 en 1997). Claude Abitbol, auteur d’un Guide des Raids, relève que « pour les sports-nature c’est le début de l’explosion. […] Toutes ces expéditions relèvent du même esprit de cohésion, de partage, de projet, de dépassement de soi et de rêve à réaliser ». Rien d’étonnant à cela lorsqu’on constate d’une part que le retour à la nature ne faiblit pas avec le temps et que d’autre part l’égoïsme de notre société est en train d’atteindre ses limites. Véronique Cauhapé écrit dans les colonnes du Monde : « Le sport-nature qui regroupe des activités sportives non mécaniques (randonnée pédestre, VTT, raid, trekking, escalade, sports d’eau vive, vol libre, canyoning), colle aux tendances de consommation-loisirs relevées ces dernières années » (Le Monde, 17/4/1998). Pour ceux qui peuvent se le permettre, l’arpentage pédestre des volcans d’Auvergne au cours d’un long week-end au printemps voit sa prolongation quelques mois plus tard lorsque les mêmes partent durant l’été faire l’Himalaya en VTT… L’engouement est parfois tel que certains revivent d’autant mieux qu’ils partent plus en voyage et plus dans la nature, et les deux souvent se rejoignent. L’aventure mécanique a cessé, du moins partiellement, d’exciter nos rêves de conquête c’est aujourd’hui via le retour à la campagne, l’homme qu’on redécouvre. Et la marche par exemple s’y prête bien plus « naturellement » que le sport automobile ! Après avoir glorifié la machine et le progrès, le « raideur » renoue avec l’homme et la nature. On voit ainsi se créer un peu partout en Occident – le succès des partis écologistes le confirme également – une envie, quelquefois stimulée par un besoin, de vivre autrement, de changer de rythme, 216
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voire de modifier entièrement la manière d’être, de penser et de vivre. Une nouvelle forme de l’être-ensemble – héritée des idéaux soixante-huitards mais qui s’en détache en même temps très rapidement – est en train de s’ébaucher. Le succès du sport-nature, comme de l’ethnotourisme ou du tourisme vert, et plus globalement du vaste secteur du tourisme dit d’aventure, traduit les nouvelles configurations du voyage des générations montantes. L’aventure ne serait rien sans la mésaventure. Chaque aventurier possède dans son inépuisable stock d’histoires à raconter autant de mésaventures que d’aventures. N’est-ce pas la mésaventure qui serait à l’origine de l’aventure ? Elle qui lui en procurerait le sel pour l’opposer à la banale aventure d’un quotidien répétitif, du « métro-boulot-dodo » ? Sans la mésaventure, l’aventure ne parviendrait guère à se distinguer des autres mythologies du voyage. On ne fait pas de l’extraordinaire avec de l’ordinaire, ni de l’exceptionnel avec de la banalité. Mais ne confondons pas, mis en garde par Jacques Meunier, le raté de l’aventure avec le mésaventurier : « Le premier subit son sort, alors que le second cultive son échec et y trouve un sens » (Le Monde, 26/6/1998). Certains ratés de l’aventure tentent de faire commerce de leurs mésaventures. Souvenons-nous des rescapés de la Vanoise, ces randonneurs égarés et inconscients qui, après avoir passé dix jours dans un igloo de fortune, ont été secourus le 25 février 1999 à 3 000 mètres d’altitude. Au lieu de remercier convenablement les sauveteurs, ces nouveaux « héros » des médias – reflétant on ne peut mieux ces « conquérants de l’inutile » de notre temps – ont tout bonnement tenté de vendre leur aventure à Paris-Match : l’hebdomadaire aurait proposé plus de 300 000 francs rien que pour les photos… Si l’aventure mécanique marque un temps d’arrêt, comme nous l’avons vu, elle n’est pas pour autant à mettre dans les poubelles de l’aventure. Sur l’aventure motorisée du « fric et de la honte » – celle du Paris-Dakar –, la littérature, même cynique, est plus explicite que tous les témoignages des nouveaux explorateurs : « La grand-messe du rallye ravine mes narines. Pendant quinze jours, nous becquetons du sable, des larmes de perdants, 217
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des images chics, des autos choc, du soleil couchant, des indigènes tutoyés et des speakers ethnologues… Les détracteurs sont bignés en censeurs de rouler en rond ou en baltringues privés d’esprit sportif. Une année j’organiserai le Dakar-Paris. Voir débouler deux ou trois cents taxis-brousse à travers la Provence, l’Auvergne et l’Île-de-France. Gros plans des pécores devant la caravane qui écrase la volaille, effraie le bétail ou fait courir mémère au retour des commissions. Les 12 sortiraient vite des râteliers. Le droit seigneurial de cette équipée sauvage m’horripile. Un zeste de sansculotte face à l’arrogance de féodaux piétinant l’orge et le blé de leurs privilèges. Le pire, l’école ou le puits laissé en gage d’amitié qui valide la balade en humanitaire. Y’a cent piges, Bananialand servait de champ de manœuvre à des militaires impatients et inactifs. Aujourd’hui, elle est le parc Astérix pour excités de la vitesse en manque d’adréline. Les Africains sont cool. Trop. Nous avons critiqué la lutte armée. Elle demeure le meilleur moyen pour foutre du plomb dans des tronches pleines d’eau » (Mercado, 1998 : 121-122). La « mission » scientifique Dakar-Djibouti chère aux ethnologues a été remplacée – la spectaculaire modernité étant passée par là – par le rallye Paris-Dakar cher aux aventuriers. Cette nouvelle et répétitive aventure est également mécanique – même si la première passait moins de temps dans la voiture – mais son évolution est un peu à l’image de celle de l’aventure au cours du dernier siècle. Elle se traduit par une dégradation. Là où l’on s’arrêtait encore en 1931-1933 pour observer, photographier, collecter, voire piller les us et coutumes des Africains, on s’arrête en 1978-1999 pour faire le plein d’essence dans le meilleur des cas, sinon on fonce vers la prochaine étape au risque d’écraser quelques villageois « trop distraits » au détour d’une dune ou d’un chemin, en leur jetant par-dessus la fenêtre – considération humanitaire oblige – une trousse de pharmacie « premiers secours » ! Difficile tout de même de parler d’« évolution »… Du culte de la Science on est passé au culte de la Performance, mais de l’un à l’autre le rêve colonial perdure avec son cortège de mépris et d’intolérance si caractérisé. L’affront se poursuit de nos jours sans que cela ne fasse la moindre vague médiatique ; écoutons le « coureur » Henri 218
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Pescarolo, habitué du rallye : « Au fil des années, le Dakar a perdu le caractère d’aventure, au sens large, qui était le sien. Pour une raison simple : la société dans laquelle nous vivons ne tolère plus la prise de risque. […] Face à un erg, vous êtes comme un cheval qui ne veut pas passer un obstacle. Et ce, même si cinq hélicoptères sont au-dessus de vous pour vous filmer ! L’important est de montrer que ces régions d’Afrique sont plus que jamais hostiles. Et que le sport mécanique ressent toujours le besoin d’y aller » (Le Monde, 1/1/1998). Un passage où l’expression du mépris pour tout un continent contraste avec la glorification de la machine et le besoin d’y aller. Pourquoi y retourner dans ces conditions ? Dans un texte au titre révélateur – « De l’aventure missionnaire à l’aventure humanitaire » –, Aggée Lomo Myazhiom traite de l’aventure sous l’angle de l’exportation éhontée du christianisme occidental, et dénonce avec raison les ambitions cachées des Occidentaux en vadrouille en Afrique en dépit de leurs discutables justifications. Évoquant « la fin du Paris-Dakar et la faim de l’aventure », Lomo Myazhiom revient sur les réguliers accidents de parcours du fameux raid et son lot annuel de victimes de l’aventure des riches en terrain pauvre. Mais l’Afrique fantôme, celle qu’on traverse du nord au sud ou d’ouest en est, est aussi une Afrique ambiguë, tant dans ses nécessaires combats politiques que parfois dans le comportement des habitants : « Les populations subissent ? Que neni ? Elles adorent s’agglutiner autour de ces rutilants de modernité, de voir des toubabs faire des milliers de kilomètres dans des voitures performantes alors qu’eux se déplacent avec difficulté ». L’aventure missionnaire d’antan partage avec l’aventure humanitaire d’aujourd’hui d’étranges et de bien contestables similitudes. La politique de la main tendue soustend toujours, si elle ne la suscite pas, la domination : « On utilise consciemment la générosité de millions de personnes pour perpétuer la domination. Inversons. Imaginons des hordes d’Africains effectuant un rallye en terre de France. De Paris à Strasbourg, traversant des bourgades d’indigènes bretons ou alsaciens, laissant leurs détritus, écrasant quelques-uns au passage. Ce n’est qu’un rêve… et ne souhaitons pas qu’il se produise. On assisterait à coût/coup sûr à des campagnes de représailles, re-pacification ? » 219
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poursuit Lomo Myazhiom (dans Michel, 1998 : 91). Dans le cas du Paris-Dakar, militants écologistes et aventuriers de la route s’affrontent depuis le lancement de la compétition en 1978 ; et Sartre a raison de voir dans cette opposition inéluctable, le fossé qui sépare le militant, politique et engagé, de l’aventurier, sportif et ludique (dans Stéphane, 1965 : 9-33 ; Le Monde D&D, juilletaoût 1986). Mais si Jean-Paul Sartre, en 1950, a montré la relative pertinence de l’opposition chronique entre militants et aventuriers, engagement politique et aventure ludique, Jean Chesneaux dément magistralement ce constat dans L’art du voyage (1999) où il attribue au politique toute sa place dans l’aventure, l’aventure humaine avant tout. Il est vrai que le militant se retrouve dans l’aventure collective là où l’aventurier se cherche dans l’aventure individuelle. Mais, avec le brouillage des repères et l’exacerbation d’une certaine forme d’individualisme, beaucoup de gens tentent de retisser des liens entre eux, entre les quartiers, entre les communautés. Dans le voyage aussi, cette tendance est timide mais perceptible. Ainsi, dans les circuits organisés, un voyage peut en cacher un autre, et le voyage est toujours un double voyage : • Le voyage proprement dit : exemple, le Népal. On visite des paysages et des monastères, on rencontre des autochtones (guides, employés, serveurs, etc., et gens dans la rue ou ailleurs), on marche en montagne… On fait des photos exotiques (paysages originaux, habitat et costumes traditionnels, modes de vie agraires, etc.) pour soi et assouvir sa soif de connaissance culturelle. • Le voyage à l’intérieur du voyage principal : exemple, un groupe de dix individus en provenance de Provence et de Bretagne. Ils discutent du voyage, des autres voyages – déjà « faits » ou qui restent « à faire » – et d’eux-mêmes, ils comparent les avis des uns et les prix des autres, ils échangent des anecdotes sur la Provence et la Bretagne (tout en évoquant le problème de la pollution à Katmandou), on boit et on fête ensemble, retrouvant par là même une con-
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L’aventure du voyage et le voyage d’aventure
vivialité perdue… On fait des photos du groupe ou entre amis (portraits avec arrière-plan sur la muraille de Chine, un 4x4 ou un volcan en éruption) pour assouvir sa soif de reconnaissance sociale. Deux voyages en un. La culture est le maître-mot en terre étrangère, mais le social nous concerne de plus près dans notre rapport au quotidien : mais pourquoi pas, pour une partie des voyageurs en tout cas, ne pas inverser la tendance et s’intéresser d’un côté davantage aux richesses de nos cultures européennes 2 et de l’autre davantage aux réalités sociales et politiques des pays visités 3. C’est souvent ainsi que les touristes vivent leur expérience du voyage organisé : le séjour peut péricliter ou être sauvé in extremis pour un simple malentendu entre deux personnes du groupe. Ce retour à la vie en communauté, le temps des vacances, peut devenir pour certains le véritable mobile du périple : ne pas être seul, rencontrer des gens à qui parler, se mettre à l’épreuve du regard de l’autre, l’autre étant ici « l’autre touriste », communiquer à nouveau… David Le Breton, dans l’exploration anthropologique de l’Extrême-Ailleurs, considère que « ce qui importe sur la route de l’aventure, ce n’est pas ce que l’homme fait mais comment il le fait » (Autrement, L’aventure, 1996 : 71). L’aventure se dissimule dans chaque voyage, à nous de la trouver et d’en pratiquer le meilleur usage…
2. On connaît ainsi souvent mieux le bouddhisme tibétain que par exemple le christianisme orthodoxe grec ou serbe, l’histoire inca des murs mitoyens de la cité de Cuzco que l’histoire des remparts de Saint-Malo ou de La Rochelle, mais aussi la cathédrale de Chartres que l’église romane de notre village, etc. 3. Que connaît-on de la vie quotidienne des Javanais lorsqu’on visite le site prestigieux de Borobudur ? Que pense-t-on du quartier de Brooklyn à New York quand on se balade à Central Park ou pendant qu’on est au Musée d’art moderne juste à proximité ? Que sait-on des conditions de travail des supporters cariocas venus assister massivement à un match de football au stade de Maracana à Rio ?
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Écotourisme ou égotourisme ? Qu’on l’appelle tourisme vert ou tourisme rural, voyage de nature ou tourisme écologique, l’intérêt pour l’écotourisme – appelons-le ainsi – est né, avec le début du « retour à la nature », dès les années 1970 et n’a pas cessé de se développer depuis cette époque. Certes le phénomène n’est pas entièrement nouveau. Qu’il s’agisse des explorateurs et des naturalistes d’autrefois ou des voyageurs de notre siècle passionnés depuis longtemps déjà par les sommets de l’Himalaya, observer la faune et la flore et la diversité des milieux naturels que nous offre la Terre a toujours sollicité l’appétit du regard et de la découverte pour beaucoup de nomades du loisir. Ce qui est par contre nouveau, c’est le succès d’un certain type d’écotourisme capable de faire pâlir d’envie un agent de voyage « de masse » ! Les dégradations de l’environnement naturel liées à l’industrie touristique se sont multipliées dès les années 1970, avec l’arrivée soudaine et massive de voyageurs dans des lieux fragiles non préparés à recevoir autant de visiteurs. Cette dégradation de la nature crée un nouveau marché. Prolongeant l’expression « tourisme responsable », David Western propose la définition suivante de l’écotourisme que nous reprenons à notre compte : « L’écotourisme est un tourisme responsable vers des espaces naturels qui préserve l’environnement et participe à la richesse des autochtones » (dans Ecotourism, vol. 1, 1993 : 8). Une définition certes « positive » qui ne doit surtout pas rester un vœu pieux… Une définition plus complète est avancée par David A. Fennell qui, après avoir passé en revue toutes celles édictées à ce jour, propose la suivante : « L’écotourisme est une forme durable de tourisme fondé sur les ressources naturelles qui focalise en priorité sur l’expérience et l’apprentissage de la nature, et qui est d’un point de vue éthique organisé de manière à ne créer que de faibles impacts, non consuméristes et localisés (contrôles, bénéfices, objectifs). Il concerne habituellement des aires naturelles et devrait contribuer à la conservation et à la préservation de ces sites » (Fennell, 1999 : 43). Une définition plus précise, explique l’auteur, afin que tous puissent comprendre de quoi on parle quand on évoque le terme « écotourisme », et sur222
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tout que certains n’essayent pas de s’attribuer cette appellation s’ils ne respectent pas la philosophie qui la sous-tend. Les voyages naturalistes se multiplient et se spécialisent toujours davantage. L’afflux actuel des visiteurs se rendant au parc national de Yellowstone, par exemple, n’est pas du même ordre et n’a pas plus les mêmes conséquences qu’il y a un siècle. Mais l’écotourisme s’accommode très mal de la massification, il nécessite bien plus que le tourisme strictement culturel une approche en douceur, voire intimiste ; l’observation et l’écoute de la nature sollicitent l’exigence et la patience des écotouristes. On ne fait pas un tour guidé en forêt équatoriale comme on fait un tour organisé de Manhattan, et si jungle new-yorkaise il y a, elle reste méconnaissable comparée à celle de Bornéo… Les nuisances et les atteintes à l’environnement se sont donc accentuées ces dernières années en raison du succès de l’écotourisme, la nature étant chargée d’en payer la rançon : « La baie du St Laurent où des vedettes bondées harcèlent encore les cétacés, certains parcs africains où les minicars klaxonnent pour faire s’envoler les flamants en train de se nourrir, les baies de l’Hémisphère sud où des touristes inconscients mettent leurs doigts ou des objets dans l’évent des dauphins représentent quelques unes des pires approches de la nature sauvage » écrit Christian Weiss dans un récent guide consacré au voyage nature (Itinéraires sauvages, 1999 : 11). Et puis, il y a les hommes qui vivent dans, par et surtout avec la nature. Ceux qui par leur seule présence au cœur de la forêt ou du désert transforment les écotouristes en ethnotouristes. Avec la dégradation progressive de l’environnement de la planète, le destin des peuples autochtones se voit plus nettement lié à la sauvegarde des milieux naturels. Tantôt accusés d’être responsables du péril écologique du fait de l’exploitation du « jardin » naturel (loin pourtant de concurrencer les dégâts perpétrés par les grandes exploitations multinationales), tantôt montrés comme les derniers dépositaires d’une société plus harmonieuse et naturelle, les indigènes s’indignent des « projets de développement » visant à constituer des parcs naturels sur les terres de leurs ancêtres (Ethnies, 1999). On « vide » ainsi les forêts pour préserver 223
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une nature « vierge ». Des forêts-musées dont les seuls résidents temporaires deviendraient les écotouristes, les guides et les « gardiens »… De cette situation, on peut parler à certains égards de dernier avatar d’une domination du Sud par le Nord ! Et par conséquent se montrer particulièrement sceptique sur les chances d’un écotourisme à visage humain (Survival, été 1995 ; Contours, juin 1998). L’écologie concerne bien sûr toute la planète – même si les promesses de la conférence de Rio en 1992 n’ont guère été tenues – mais elle n’est pas la priorité d’une bonne partie de ses habitants. Et l’écotourisme, comme l’écologie, discute d’abord de questions qui intéressent et passionnent les populations des pays riches. Les États démunis ont d’autres priorités, par exemple la mise en place ou la pérennisation de l’industrialisation, dont les impacts négatifs constatés sont alarmants sur le plan écologique ! L’heure de la « sauvegarde » de la nature n’a pas sonné pour tout le monde. Loin de là… Si l’écotourisme est un terme aujourd’hui plutôt galvaudé et récupéré par l’industrie du voyage en général, il n’empêche que son attrait auprès du public a réellement contribué à une prise de conscience, certes encore trop modeste, chez les tours-opérateurs « classiques » des questions d’environnement et de protection qui lui sont liées. Mais les pertes dans cette bataille en vue d’imposer l’écotourisme, en occultant l’esprit de récupération qui semble intéresser tant de monde, sont aussi visibles. Il existe par conséquent deux façons d’aborder cette évolution : • Les partisans : ils estiment que la vague de l’écotourisme a permis d’influencer tous les voyagistes en les sensibilisant aux questions écologiques. Grâce à cette évolution certes lente, mais irrémédiable et positive à long terme, l’environnement sera davantage respecté et les espèces mieux protégées. Une meilleure connaissance de la nature à son contact incitera les voyageurs à plus de respect. L’homme passe avant la nature. Modernité et modernisme. • Les détracteurs : ils estiment que l’écotourisme de masse va tuer le sens même de l’écotourisme car il n’y aura plus de possibilité de contrôle. C’est la porte ouverte à tous 224
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les excès. L’évolution actuelle leur paraît négative car elle mettra les écosystèmes en péril. Une préservation plus stricte et un système de quotas pour éviter un flot massif de touristes limiteront les dégâts sur l’environnement. La nature passe avant l’homme. Tradition et rousseauisme. Ces débats entre les deux camps se retrouvent à propos des labels « éco ». Que penser du fait que, l’écologie ayant investi davantage d’espace (y compris à domicile avec l’écologie de salon), un grand nombre de voyagistes s’attribuent un label vert, qu’on acquiert facilement en France, afin de rehausser leur image. Faut-il, oui ou non, attribuer ce label à telle ou telle entreprise ? Ici à nouveau, la déchirure bat son plein : les uns pensent que si presque tout le monde obtenait ce label, cela pourrait signifier que l’intérêt pour l’environnement gagne du terrain, non seulement chez les professionnels du tourisme mais aussi dans les mentalités des gens, et que cela ne peut que s’avérer bénéfique à long terme, malgré la présence de quelques-uns qui tentent d’exploiter le label « éco » à des fins purement commerciales. Les autres jugent cette évolution dramatique car elle évacue en quelque sorte tout ou partie du travail fait pendant des années ; ils croient que si tout le monde en vient à posséder ce label vert, garant « de qualité », la qualité en question en pâtira cruellement ; ils sont également persuadés que lorsque tout le monde l’aura obtenu, on reviendra à la même situation de départ : lorsque personne ne l’avait. On l’aura compris, le débat entre ces deux « philosophies » est âpre et continu, il est exactement à l’image du débat politique qui agite régulièrement les divers courants de l’écologie. Cette situation illustre également, si besoin en est encore de le préciser, que toute écologie véritable est une écologie politique. Et l’idéologie de la nature toute-puissante invite à la vigilance. Les Wandervogel, ces mouvements de jeunes Allemands du début du siècle, aspirent au non-conformisme en « retournant » à la nature, en « retrouvant » le sens de la communauté. Ils sont les précurseurs de toutes ces organisations et vocations voyageuses et/ou vacancières – des scouts aux trekkers en passant par les beatniks, les hippies et aujourd’hui les « éco-guerriers » – dont les 225
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objectifs sont toujours de ressouder des courants sociaux derrière des luttes anti-étatiques, anticapitalistes, anti-institutionnelles, etc. On sait aussi que les dérapages politiques ne sont pas rares : Vichysme, maoïsme ou écologisme extrême. La nature, telle qu’elle est comprise par les humains, n’a pas que du bon surtout lorsqu’elle répand sur eux ce parfum nostalgique d’un Rousseau qui aurait mal tourné ! Et puis il y a d’autres incohérences encore : je garde en tête l’exemple de ce Français installé au Viêt Nam, qui travaille dans l’exploitation forestière en s’occupant de l’exportation du bois tropical vers la France, mais qui passe tous ses weekends en forêt pour échapper à la pollution et à la vie urbaine. Pour les Occidentaux, la découverte de la nature prime souvent sur la rencontre humaine : ainsi, les noms des fleurs rares n’échapperont pas à certains touristes curieux alors que ces mêmes voyageurs n’éprouveront aucunement le désir de converser ou seulement de comprendre la vie des populations qui cultivent ou cueillent ces fleurs… Sans doute que les hommes – même pauvres et vêtus traditionnellement – sont trop modernes et surtout aspirent à échapper à la nature environnante, alors que les touristes – « naturels » le temps des vacances – cherchent à fuir toute production et même pensée forgées par les humains pour mieux « se fondre » un instant dans les entrailles de la Mère-nature. Ou ce qu’il en reste. L’écotourisme est une aventure avec la nature, il procède également d’une équation simple : nature + tourisme = aventure. Même appliquée au tourisme vert, l’aventure reste le mot d’ordre officiel délivré par les agences de voyage du monde entier. Malheureusement l’aventure humaine, la seule qui mérite d’être vécue plus que vue, n’est que rarement au rendez-vous. Certains voyages très spécialisés, qu’ils soient archéologiques ou botaniques, passent à côté des hommes sans les voir. En Jordanie ou en Syrie, des voyagistes culturels accumulent sites et musées, vestiges et conférences, sans rencontrer âme qui vive. Dans ces mêmes pays, un voyage spécialisé en botanique contournera peut-être des ruines fameuses sans les contempler, les clients ayant les yeux
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rivés au sol pour guetter la plante rare4. Miss Univers attablée à la terrasse d’à côté n’aurait aucune chance d’être vue ! La déesse Nature, mieux qu’une belle femme, surtout une bonne mère ! La nature avant les hommes. Et tant pis pour ceux qui vivent de/dans cette nature si vénérée depuis des générations, les « aventuriers » viennent pour elle et non pour eux ! Faut-il le regretter ? Oui si la connaissance du monde et la diversité culturelle en pâtissent, non si les touristes agissent dans le droit fil de leurs ancêtres venus jadis conquérir, évangéliser et soumettre, et ensuite discuter ! Jean-Claude Monod relève à bon escient que trop souvent l’écologie reste « utilisée comme façade pour des intérêts touristiques ou industriels, l’idée d’un “tourisme vert” étant aujourd’hui largement exploitée par les agences de voyages. (Il est vrai que les peuples indigènes sont parfois inclus dans le programme, à titre d’attraction “primitive” : mais ils sont alors exposés à une autre forme d’instrumentalisation, sommés de se conformer à l’image que les touristes se font d’eux et de ne pas en bouger) » (Ethnies, 1999 : 11). On tente de « conserver » tant la nature que les hommes en omettant le temps et l’histoire. L’écotourisme et l’ethnotourisme sont deux tourismes différents quoi qu’on en dise ici ou là, même si, évidemment, l’un n’empêche pas l’autre et même plutôt le complète. Lorsque les touristes s’intéressent un moment aux êtres humains « restés » proches de la nature, c’est pour les renvoyer aux origines de l’histoire. Ou mieux les réexpédier dans la préhistoire : voyez les publicités de voyage pour se rendre chez les Amérindiens, les Papous ou les Pygmées… Bref, les Occidentaux ressentent fréquemment le besoin de se justifier de ne pas être comme eux, sinon comment survivraient-ils ? Ainsi, chez les Toraja de Sulawesi, une touriste française assistant à une cérémonie funéraire s’exclame : « Heureusement que les indigènes ont des morts pour leurs fêtes, sinon ils ne sauraient pas comment s’occuper ! »…
4. L’intérêt pour la nature n’exclut pas toujours celui pour la culture : le naturaliste Henri Mouhot « découvre », par hasard, le site d’Angkor en 1860, alors qu’il étudiait les scarabées dans la jungle…
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Mais revenons à la nature. Les rapports des touristes avec leurs hôtes Toraja peuvent à plus d’un titre être comparés à ceux que les chasseurs, les écologistes et les mêmes touristes entretiennent avec la nature sauvage. Dans L’utopie de la nature, Sergio Dalla Bernardina indique que « si la nature sauvage et mystérieuse n’existait pas, il faudrait l’inventer » pour expliquer que tant que les hommes comme les animaux restent à nos yeux d’abord des étrangers, les agissements vis-à-vis d’eux sont sans scrupules. Les prétextes aux « retours » – à la nature, à la « vraie vie », au wilderness, à l’« autochtonité » – sont donc à la fois louables et contestables. Certains touristes se laissent emporter par des paroles ou des comportements regrettables mais se sentent « excusés » par une Nature et une Humanité divines et généreuses qui ont raison de tout. Et d’abord de la Raison ! On se demande avec Sergio Dalla Bernardina « si le retour aux origines ne serait pas en réalité une forme de régression lui permettant [à l’homme] de donner libre cours à des fantasmes normalement refoulés » (Dalla Bernardina, 1996 : 15-16)… Le voyageur fuit en quelque sorte sa propre société pour se réfugier un moment dans la nature pour retrouver ensuite la société qu’il venait tout juste de quitter. Au demeurant, les seuls à ne pas proclamer leur amour à la déesse Nature sont sûrement ceux qui lui sont aussi le plus proches : les paysans. Le voyage d’un mois dans la forêt amazonienne équivaut en un sens à la promenade du dimanche dans la forêt vosgienne. C’est le degré et non la nature du périple qui change. On a également que trop vu, au travers des publicités touristiques et des magazines de voyage, que plus la femme se rapproche de la nature – qu’elle ne quitte qu’exceptionnellement – plus la nudité et la sexualité peuvent s’exhiber telles quelles. Dalla Bernardina va jusqu’à comparer les reporters des magazines de voyage « à des agents financés par la civilisation de consommation pour dénicher ce qu’il reste encore de relativement intact et le désigner à une masse de démolisseurs prêts à fouiller, juger, comparer, reconnaître » (Dalla Bernardina, 1996 : 246). D’une certaine manière, la nature est perçue comme aire de jeu vierge et comme espace préservé à déflorer ! Pénétrer la nature, cette nature extrême, n’est pourtant pas qu’un viol resté
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impuni mais aussi le résultat, ou l’attente, d’une initiation faite de souffrances, de techniques, de pratiques ordaliques et ludiques (Communications, 1996). Partout, mais surtout en Occident, le succès du voyage nature concourt à revaloriser l’espace rural. En France, par exemple, le tourisme vert a mis un terme à l’imagerie désuète – populaire mais dictée par la civilisation urbaine – entretenue par la vague modernisatrice de notre société au cours des « Trente Glorieuses », et qualifiant nos paysans de « ploucs » et voyant dans nos villages et nos terroirs une « campagne repoussoir » (Béteille, 1996). La situation a bien changé même si de vieux réflexes perdurent parmi les jeunes surtout. Ici comme ailleurs, la mise en tourisme de la nature est devenue une banalité pour les voyagistes comme pour les États qui entendent attirer une clientèle plus ciblée et plus « cultivée ». Passant de la culture à la nature, certains s’adaptent rapidement à ce nouveau créneau touristique. Ainsi, le voyagiste Ikhar propose « une approche culturelle de la nature » avec la création d’une gamme de circuits intitulée « Nature grand spectacle », tout en soulignant son engagement en faveur de la protection de l’environnement : « Aimer la nature, respecter l’environnement, apprendre à identifier les espèces parmi une infinie variété d’arbres et de plantes ou une multitude d’animaux et d’oiseaux, est une démarche culturelle à part entière. Elle est aussi importante que l’est celle d’aller découvrir les trésors architecturaux légués par les antiques civilisations » (Catalogue Ikhar, 1999). Quant aux hommes, ils sont toujours les grands absents ! Les pays cherchent principalement à exploiter au mieux leurs richesses naturelles : « Kalimantan-Est possède une industrie touristique unique » est le titre d’un article consacré à l’écotourisme comme première priorité pour cette province indonésienne (Jakarta Post, 14/1/1995). D’autres États en proie à des difficultés économiques criantes ne lésinent pas non plus à miser dans l’écotourisme pour renflouer les caisses de l’État. Cuba, outre sa réputation de développer un « tourisme de santé », opte partiel229
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lement pour un tourisme écologique5, avec la vallée de Vinales, la péninsule de Zapata, la mythique Sierra Maestra ou encore le parc de Baconoa (Michel, 1998 : 251-287). En Bolivie, au cœur de la région du Chapare, le « complexe » écotouristique de Villa Tunari offre aux voyageurs comme aux villégiateurs de quoi apaiser leur soif et leur besoin de nature. Une brochure émanant du ministère du Tourisme du Cameroun précise : « Le Cameroun offre un immense potentiel en matière de tourisme écologique. Deux sites écologiques méritent particulièrement d’être visités : la réserve du Dja, déclarée patrimoine de l’humanité par l’Unesco ; c’est l’un des derniers sanctuaires des gorilles. Le Parc national de Korup est devenu célèbre à travers le monde, et notamment dans la communauté scientifique, parce qu’on y a découvert une liane qui aurait des effets positifs sur la guérison de certains cancers et le sida », mais la publicité officielle évoque également « les sites de Sorawell et de Manangia dans le nord du pays, vieux de 120 millions d’années et qui conservent encore les traces des pas de dinosaures ». Des trekkers, c’est sûr, marchent déjà sur leurs traces, même si les paléontologues en sont encore à découvrir les empreintes… Appelant Mahomet au secours d’une nature incomprise, le royaume d’Oman tente de conjuguer, en une formule jusqu’alors insolite, trois éléments dans l’espoir d’attirer des visiteurs : islam, nature et luxe (Le Monde, 5/2/1998). À Montserrat, dans les Caraïbes, c’est sur les volcans que les autorités entendent désormais « construire » leur avenir touristique. Une décision qui survient après quatre années de désertion des visiteurs due à l’éruption du mont de la Soufrière en juillet 1995. Jusqu’à cette date fatidique, environ 30 000 touristes aisés se rendaient annuellement dans l’île – où ne résident que 12 000 habitants – pour profiter des luxueux resorts balnéaires. Depuis, la vie reprend le dessus après cette ébauche d’apocalypse qui a vu 90 % du bâti détruit et deux tiers du territoire devenus
5. Le tourisme de santé est aujourd’hui en net déclin, le tourisme culturel et l’écotourisme continuent à se développer mais non sans peine. Les tourismes qui à l’heure actuelle se développent fortement à Cuba sont, malheureusement, le tourisme balnéaire et le tourisme sexuel…
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inhabitables. Aujourd’hui au repos, le volcan destructeur intéresse les promoteurs touristiques et l’État. Tout le monde s’accorde pour changer de tourisme et développer un écotourisme et un tourisme d’aventure. Ainsi, les responsables affichent leur optimisme en notant déjà que « les visiteurs restent deux ou trois jours plutôt que de prendre tout de suite le ferry, dont le trajet dure une heure, pour observer le volcan sur l’île d’Antigua » (Viet Nam News, 28/3/1999). Malgré sa férocité, la nature revient toujours servir l’homme, et celui-ci se bat pour se l’approprier ! « Disons que la nature sauvage est le microcosme où l’homme contemporain relègue et satisfait ses fantasmes de domination de l’univers » (Dalla Bernardina, 1996 : 285). Et « la rêverie naturaliste est de type monarchique » de la même manière que le rêve du voyageur, seul au monde et foulant le premier une terre inconnue, est de type aristocratique. La démocratisation du voyage montre ici, une fois de plus, ses limites ; et elle ne semble pas interpeller ces « touristes spécialisés », ni l’écotouriste, ni le « vrai » voyageur… Discutant l’éthique de l’écotourisme et les manières dont les professionnels du tourisme utilisent l’étiquette « écotourisme », David A. Fennell estime que les écotouristes sont des touristes partageant globalement un respect plus grand envers d’autres contrées et d’autres populations que les touristes de croisière, d’aventure ou ceux qu’on range dans la catégorie floue de touristes dits classiques (Fennell, 1999 : 268). Mais il ne se fait pas trop d’illusions quant à l’avenir de l’écotourisme même s’il juge qu’il est l’avenir du tourisme : « Laisserons-nous les écotouristes et ceux qui leur proposent leurs services déterminer le destin de l’industrie, ou serait-ce plutôt l’industrie qui demandera l’intervention d’autres éléments locaux, régionaux, nationaux ou internationaux pour établir les directions à suivre ? ». Et l’auteur de penser, nous le suivrons dans son raisonnement, que même s’il faut se montrer prudents pour que les autochtones soient toujours les principaux bénéficiaires, que la seconde orientation est la plus propice au développement à la fois d’un tourisme durable et de l’industrie écotouristique (Fennell, 1999 : 277).
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Dennison Nash n’a pas tort d’insister sur le fait que l’écotourisme reste très dépendant des projets gouvernementaux, en raison notamment des réserves et des parcs naturels qui appartiennent presque toujours aux États (Nash, 1996 : 131-133). En effet, l’influence des autorités dans les décisions est prééminente et peut desservir les intérêts des autochtones. C’est ainsi que les besoins de développement et de maintenance d’un parc national vont primer sur les besoins vitaux de subsistance des populations locales résidant à l’intérieur ou aux abords de ce parc. Il y a aussi des États plus privilégiés que d’autres qui seront toujours boudés par les écotouristes. L’adepte du voyage écologique se rendra plus facilement au Népal qu’au Pakistan, au Kenya qu’en Éthiopie, au Costa Rica qu’au Nicaragua. Les écotouristes sont généralement, on le voit par ces exemples, envoyés dans des pays dits « sûrs »… ce qui n’est pas pour aider ceux qui le sont moins. Par ailleurs, comment aller en Birmanie dans le cadre d’un voyage écotouristique si l’on sait, comme nous venons de le dire plus haut, que l’argent du séjour finira principalement dans les mains de la dictature ? Éthiquement, l’écotourisme n’aura d’avenir « responsable » que s’il ne fait pas fi des considérations politiques des endroits où il s’aventure et des considérations économiques des populations rencontrées. Brian Wheeller affiche également un certain scepticisme quant au présent de l’écotourisme et notamment du galvaudage qui en est fait, tant chez les voyagistes qui utilisent commercialement cette forme de tourisme – qui se veut durable mais qui ne l’est que très rarement, une fois sur trente estime l’auteur – qu’auprès des écotouristes dont les discours manquent cruellement de cohérence. Wheeller se souvient ainsi d’un récent voyage en Amazonie. Alors que les animaux sortaient de la forêt pour venir manger au pied du lodge, et procuraient aux touristes un réel plaisir, il remarqua que personne du groupe n’aurait à ce moment pu, ne serait-ce qu’en tapotant la tête d’un des singes, manquer de respect aux animaux : « Par contre, écraser un cafard dans la salle à manger était de rigueur » (dans Michel, 1998 : 53). Dans un texte plus ancien, Brian Wheeller parle de « conspiration » de l’industrie du voyage dans l’action de commercialiser 232
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l’association tronquée entre le mythe du retour à l’âge d’or du voyage et les images d’un retour à la nature. À l’issue de cette imposture, mais authentique opération de marketing, les touristes se transforment – à des fins affairistes – en voyageurs avisés et sensibles à l’écologie6. L’écotourisme y apparaît comme un leurre, une invention de l’industrie au service, d’abord, de ses intérêts ! Wheeller met surtout en exergue le fossé qui sépare la théorie de la pratique écotouristique, et réduire ce fossé en construisant un pont entre les deux lui semble une tâche ardue et difficilement réalisable (Journal of Sustainable Tourism, vol. 1, n° 2, 1993 : 121-129). La tentation est effectivement grande de vouloir faire des affaires grâce à la nature, « généreuse » et « bienfaisante ». Tout le monde cherche à figurer dans la liste du Patrimoine culturel mondial de l’Unesco, sans toujours en évaluer toutes les conséquences. Deux exemples extraits de l’hebdomadaire Courrier International illustrent que l’exploitation de la nature dans un but touristique trouve aussi des résistances au sein des populations locales. 1) Dans la province de Hubei, en Chine, les monts Wudang sont un haut-lieu de l’histoire du taoïsme. L’Unesco l’a inscrit sur sa liste et a financé la restauration du site. La construction d’un téléphérique est prévue pour acheminer au sommet de la montagne sacrée les touristes et les pèlerins, ce qui n’est pas du goût des officiants taoïstes, parmi lesquels Li Qunyu : « Je suis contre l’installation du téléphérique et tout le reste. Ceci est un lieu où on respecte la nature, où l’on est en harmonie avec elle. Ici, il ne faut pas la détruire » (Courrier International, 21/12/1995-3/1/1996). 2) En Thaïlande, le cadre majestueux de Phuket et de l’archipel des Phi Phi a déjà fait rêver le monde entier par l’intermédiaire du septième art, en l’occurrence un James Bond très prisé. C’est aujourd’hui au tour de Leonardo DiCaprio d’être mis en scène
6. Ces touristes quittent ainsi, sans le savoir, leurs habits de touristes grégaires pour revêtir la prestigieuse combinaison du vaillant voyageur. L’industrie s’attache à les séduire dans ce sens, et cela se traduit ensuite chez les touristes par des prétentions éhontées et souvent regrettables…
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dans ce décor prestigieux : les producteurs voulaient « remplacer la végétation qui pousse naturellement sur la plage par une centaine de palmiers ». Déjà exaspérés par les dégâts touristiques tout au long de l’année, la colère des écologistes et des autochtones, avec le soutien de la presse locale, ne s’est pas fait attendre et la 20th Century Fox a offert 60 000 dollars aux autorités locales. Dans l’espoir d’apaiser leur désarroi. La presse a demandé à ces dernières de refuser « l’argent souillé de sang ». Ajoutons que le film raconte « l’aventure d’un groupe de jeunes randonneurs qui s’introduisent clandestinement dans un parc national marin de Thaïlande afin d’y installer leur propre plage secrète, en prenant tout ce que l’île a à offrir, y compris ses champs de marijuana » (Courrier International, 5-11/11/1998). On comprend tout de même la colère des autochtones ! L’écotourisme est aussi à l’origine de la pollution d’anciens édens planétaires ; les cas recensés se comptent par centaines, en voici seulement deux : le premier concernant le tourisme de haute montagne, le second le tourisme sous les mers. Devenu exigeant, l’écotourisme ne se contente plus aujourd’hui d’un tourisme de surface ! 1) Le Népal, terre de rêve pour les trekkers du monde entier – avec l’Everest comme sommet à ce songe –, fait ce qu’il peut pour gérer ses quelques millions de voyageurs étrangers annuels : « 56 000 bouteilles de bière vides ramassées au pied de l’Everest » lors d’un grand ménage autour de la montagne, explique le quotidien Libération (18/3/1999). Et ce n’est pas tout, selon le ministre du Tourisme népalais, il reste encore cinquante tonnes de détritus autour de l’Everest en dépit des récentes campagnes de nettoiement. Le gouvernement a interdit les bouteilles sauf les canettes qui peuvent être recyclées par les villageois. Dans un article intitulé « La plus haute poubelle du monde » (Sources Unesco, 1994 : 14), on apprend que pour limiter le nombre d’alpinistes en haute altitude, le gouvernement népalais n’avait pas d’autre choix que de faire passer, en 1993, « les droits de 2 000 à 50 000 dollars et en réduisant le nombre d’expéditions à une par saison sur chacune des quatre voies qui mènent au sommet ». Ce 234
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qui fait dire à Pierre Royer, alpiniste et guide français habitué de l’Everest : « Dans une société où la vanité et la course à la gloire laissent peu de place au civisme, l’argent devient malheureusement le meilleur moyen de rappeler l’homme à son devoir » (ibid.). On le savait déjà mais on le revoit ici : ce tourisme-là n’est pas à la portée du plus grand nombre. Faut-il vraiment s’en féliciter ? En tout cas ; le tourisme d’État au Népal rapporte au pays, grâce aux royalties et aux permis de trekking, des recettes considérables : « Le tourisme génère 800 000 dollars dans la région de l’Everest : salaires versés aux guides et porteurs, revenus tirés de différents modes d’hébergement, vente de souvenirs. La région a été équipée d’un altiport, d’un hôpital et d’écoles financées largement par les donations des touristes » (Duhamel, Sacareau, 1998 : 92). Face à la surexploitation des forêts – les toursopérateurs devraient tous imposer autant que possible le remplacement du bois par le gaz pour faire la cuisine ! – l’État népalais a engagé une politique volontariste de replantation d’arbres, et il participe activement à la mise en place des projets de reforestation et d’électrification du royaume. 2) Peu de gens connaissent aujourd’hui le « tourisme sous-marin » qui pourtant est en plein essor parmi les voyageurs amoureux des fonds marins. Son succès est également à l’origine de graves détériorations écologiques, notamment dans les plus beaux espaces maritimes de la planète, en Asie ou dans les Caraïbes. Cette dernière destination est devenue en quelques années un fleuron de l’industrie du voyage : quatorze millions de visiteurs auxquels s’ajoutent les trois millions de croisiéristes passent leurs vacances aux Caraïbes en 1997. À côté de la pollution maritime « classique » (type « résidus » pétroliers et autres), le développement rapide des croisières dans cette région commence à alarmer les amateurs de faune et de flore aquatiques pour une raison essentielle : le rejet de déchets en mer… Sans oublier, sur terre, les eaux usées et autres ordures déversées quotidiennement dans l’océan par les hôtels et les diverses structures touristiques. Malgré la récente prise de conscience, toute relative, sur le caractère nécessaire d’un tourisme durable et de la protection de l’environnement, la course au profit à court terme prédomine 235
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tous les discours émanant de l’industrie touristique : il y a trop d’affaires envisageables pour ne pas poursuivre les projets de stations balnéaires et de constructions de terrains de golf. Les gouvernements de cette zone n’ont pour l’instant que faire des signaux d’alarme urgents émis par l’Organisation touristique des Caraïbes qui ne cesse de souligner l’urgence de mettre en place un plan de sauvetage écologique de l’espace caribéen ! Polly Pattullo s’interroge sur la destruction des récifs coralliens due aux exigences de l’industrie touristique et note que le tourisme international est, avec la pêche à outrance, le pire ennemi des coraux. L’auteur cite ensuite quelques exemples qui en disent long sur la situation : « À Tobago, les vacanciers les détruisent en les piétinant avec leurs sandales en plastique. Aux Bahamas, les boutiques de souvenirs regorgent de coquillages, branches de corail mort et hippocampes. Sur les plages de la Grenade, des marchands ambulants vendent des boucles d’oreille en corail noir, une espèce rare. Belize s’enorgueillit d’abriter la deuxième barrière de corail du monde et d’avoir mis en œuvre d’importants projets de conservation visant à la protéger. Pourtant, ses deux réserves marines affichent des signes de mauvaise santé écologique liés à un excédent de touristes » (Le Courrier de l’Unesco, juillet-août 1998 : 49). La situation se dégrade également aux îles Caïmans ou dans le port de George Town, et Polly Pattullo de rappeler ce que tout le monde fait pourtant semblant de savoir : « détruire les récifs, c’est aussi ruiner l’industrie touristique ». Mais devant les énormes possibilités de profit touristique, la mer n’a qu’à bien se tenir car, en majorité, les professionnels de l’industrie du voyage, entre autres, préfèrent engranger les bénéfices que philosopher sur le sort des générations futures et de l’air qu’elles respireront ou de l’eau dans laquelle elles pataugeront ! À ce titre, si en mer Rouge, nombre de sites touristiques sous-marins sont relativement bien préservés en raison d’un contrôle drastique également lié à l’augmentation du flux touristique, c’est loin d’être le cas au Viêt Nam par exemple. Un policier corrompu du centre de la péninsule m’a ainsi proposé un partenariat de trafic illicite et de me fournir « tous les coraux que je voulais » pour les revendre ensuite en Europe ! Et il y a 236
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L’aventure du voyage et le voyage d’aventure
aussi tous ces gens de l’eau, survivant dans des embarcations de fortune dans l’immense baie d’Halong, qui quêtent à longueur de journée le touriste qui viendra leur acheter des coraux enlevés à la mer. Dans la baie, les dégâts sont déjà plus qu’apparents et les clients en tête du peloton pour acquérir des coraux restent de loin les visiteurs chinois. Interrogés sur les modalités de ce trafic honteux, des vendeurs de coraux vietnamiens – généralement des enfants d’une dizaine d’années – me répondent sur un ton plutôt cynique : « S’il n’y a plus de coraux, cela ne changera rien et n’est pas bien grave, puisque les touristes viennent avant tout pour les paysages et les rochers, il faudra simplement trouver autre chose à vendre »… Des cartes postales sur lesquelles le visiteur pourra admirer de superbes coraux ? Trop longtemps, les politiques de préservation de l’environnement naturel ont ignoré les hommes qui partagent au quotidien leur existence avec la nature bienfaitrice et parfois malfaisante. On ne peut pourtant sauver la nature au détriment des populations locales qui en vivent. Il existe à ce sujet également un débat assez vif en ce qui concerne les cultures sur brûlis qu’on pratique ici ou là sur le globe pour survivre et non pour exporter… L’écotourisme n’est jamais qu’un des nombreux facteurs de nuisance de l’environnement parmi tant d’autres (les industries métallurgiques, pétrolières, alimentaires, la paupérisation, l’explosion démographique, le rejet et la gestion des déchets, l’exploitation des mines et du bois, etc.). Il y a action du touriste sur le milieu naturel mais il y a aussi réaction sur le touriste, et les bienfaits du grand air font parfois office, nous dit Pierre Escourrou, de « médicament naturel » : « Il faut être honnête et reconnaître que le tourisme n’est pas si défavorable à l’environnement qu’on le prétend parfois. C’est lui qui a amené bien des régions à sortir du vase clos où elles végétaient » écrit l’auteur en conclusion de son ouvrage Tourisme et environnement (Escourrou, 1993 : 232). L’écotourisme est donc aussi une aubaine pour l’avenir de la planète, il peut contribuer au rapprochement des peuples autant qu’au rapprochement entre l’homme et la nature. Il ne laisse pas indemne le non-initié qui s’y aventure et interroge sur 237
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le sens que l’on doit donner à notre modernité. De plus en plus d’États voient dans l’écotourisme une possibilité d’ouvrir leur pays à un tourisme plus respectueux de la nature et des hommes. L’écotourisme a fait connaître le Rwanda et le Belize autrement qu’à travers les images de guerre et de désolation. En alliant intelligemment protection de l’environnement et économie touristique, le Costa Rica est le meilleur exemple d’une réussite en ce domaine. L’Équateur, et dans une moindre mesure la Malaisie et l’Indonésie, tentent plus difficilement d’emprunter une voie similaire. Le Kenya n’en est pas encore là non plus mais tire néanmoins une grande partie de ses recettes grâce à l’exploitation touristique de sa faune protégée. Le tiers de la Mongolie est classé Parc national ; des « sanctuaires » de la nature, comme les îles Galapagos ou les Maldives, veillent jalousement à leurs privilèges, etc. De plus, les initiatives associatives, publiques ou privées se multiplient à l’échelle du globe pour tenter d’apaiser les souffrances trop longtemps occultées et commises à l’encontre de l’environnement et de tous ceux qui y vivent. Les opérations de sensibilisation et d’éducation, tant des touristes que des guides, des prestataires sur place que des populations locales, se développent comme pour conjurer le sort qui dénature la nature. C’est avec la concertation de tous – à la fois promoteurs et détracteurs de l’écotourisme qui ont tous des discours qu’il faut savoir écouter – qu’on parviendra progressivement à trouver de nouvelles solutions et à résoudre les problèmes les plus urgents : comment enrayer le trop-plein de touristes qui arrivent photographier les pingouins en Antarctique ou qui défilent bien rangés autour des Annapurnas, histoire de ne pas croiser trop de monde ? Les écotouristes ne veulent pas être plus nombreux que les pingouins qu’ils guettent avec leurs objectifs et ils sont très certainement contre les « autoroutes de la nature » sur les hauteurs himalayennes ! L’écotourisme repose sur une contradiction dont il s’agit de relever le défi : en développant, dans un but d’attirer des touristes, un site naturel extraordinaire, on en arrive nécessairement à mettre en péril, à plus ou moins longue échéance, l’environnement qui est le fondement même de la présence touristique… Il n’existe pas de solution simple à ce paradoxe. Un écotourisme 238
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mal géré peut rapidement devenir un tremplin pour un tourisme de masse. On a trop vu à ce jour que l’échec de l’écotourisme annonce généralement le succès du tourisme classique, plus prédateur et déstructurant. L’écotourisme a déjà trop déçu, il n’a plus le droit à l’erreur s’il ne veut pas totalement se décrédibiliser : « Qu’il s’agisse de l’observation des baleines au large de la BasseCalifornie ou de safaris-photos au Kenya, dans le monde entier, “l’écotourisme cède rapidement la place au tourisme tout court”, explique Emily Young, professeur de géographie à l’université de l’Arizona » (Courrier International, 4-10/4/1996). Il est des succès qui rendent fous et peuvent devenir menaçants : en 1985, l’observation des baleines ne rapportait que cinq millions de dollars à dix pays, en 1996 cette industrie brasse cinq cents millions de dollars dans soixante-cinq pays ! « L’écotourisme n’apporte pas grand-chose à la population locale, si ce n’est des emplois peu qualifiés, dit Homero Aridjis, écrivain mexicain et militant écologiste. « Autrefois, ces gens étaient fiers d’être agriculteurs ou pêcheurs. On ne devrait pas en faire des larbins » (ibid.). À l’avenir, l’écotourisme n’a donc plus d’autre issue pour assurer sa survie – et celle des milieux naturels et culturels à qui il doit son existence – que de réussir à s’affirmer, à éduquer, à sensibiliser, à s’imposer, à évoluer enfin vers des sentiers non balisés prônant un autre tourisme que le tourisme : un tourisme véritablement alternatif.
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Du meilleur et du pire des voyages « Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers. Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. Dites, qu’avez-vous vu ? ». Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, 1972 (1857).
Pour être assouvie, la curiosité du touriste-voyageur qui se targue de « voyager autrement » ne peut faire l’impasse sur l’histoire et l’anthropologie.
La culture en voyage : ethnotourisme et altérité De la recherche de la primitivité et de l’authenticité. « Voyager dans le monde, c’est aussi voyager dans le passé du monde » écrit Jean Chesneaux (1999 : 101). Cette affirmation s’avère aujourd’hui plus juste que jamais. La tentation n’est jamais loin pour le voyageur de se faire ethnologue ou historien. Sans compter avec le fait indéniable que l’industrie du voyage exploite ces tendances à satiété, convoquant cependant plus souvent la tradition que l’histoire, ou plutôt la culture que la politique, la géographie que l’économie. L’usurpation puis la transfiguration 241
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du réel sont visibles dans tous les coins du globe : à Yogyakarta en Indonésie, par exemple, le voyageur visite habituellement le palais du sultan, il s’intéresse à l’histoire de Java et même à celle, plus cocasse encore, de la lignée du sultan actuel. Mais, il s’intéresse moins à l’histoire immédiate, celle qui se déroule sous ses yeux : le 26 août 1998, le sultan Bunowo X a été plébiscité par « sa » population, à la suite de la lecture de la « Déclaration du peuple de Yogyakarta » qui commémorait en fait l’éviction arbitraire de Megawati un an auparavant au poste de dirigeant du Parti démocratique indonésien par les marionnettes de Suharto. L’événement exceptionnel – et historique – fascine moins le voyageur que l’événement « immuable », sûr et prévu, ici par exemple le palais du sultan ou le site de Borobudur… Pour rester en Indonésie, quand bien même des voyageurs s’intéressent à l’histoire contemporaine, ils préfèrent discourir sur les faits et les méfaits de la présence coloniale hollandaise ou autour de l’œuvre inaccomplie de Sukarno, que sur la corruption ou la violence du régime de Suharto. Pendant toutes les années de « croissance », durant lesquelles le tourisme s’est développé rapidement dans l’archipel indonésien, combien de touristes se sont insurgés contre le pouvoir en place ? On rêve d’autrefois et on glorifie facilement le passé, mais on ne « voit » pas le paysan sauf pour le prendre en photo en lâchant un laconique « je ne voudrais pas être à sa place ». Mais notre regard s’est déjà tourné vers d’autres « sujets », allant des vestiges archéologiques aux couchers de soleil… Le touriste passe le lieu et visite le passé là où l’autochtone vit le lieu et souvent subit le présent. L’ancien, l’antique, l’exotique, le traditionnel, le toutautre et le tout-ailleurs sont des critères touristiques fiables et rentables. Il suffit d’observer le succès du tourisme archéologique ou du tourisme ethnologique. Qui n’a pas envie aujourd’hui d’aller voir les pyramides aztèques ou les temples hindous, les derniers Jivaros et les derniers Papous. Ce sont toujours les « derniers » et ce sont toujours des « coupeurs de têtes », la publicité touristique manque rarement l’occasion de nous le rappeler ! Pourtant, les Papous – qui pour certains revendiquent aujourd’hui leur indépendance – ne sont pas consultés pour leurs opinions ou leurs 242
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intentions politiques mais sont recherchés pour leurs coutumes « mystérieuses » et leur mode de vie « préhistorique »… Le déni d’histoire est pourtant à la source même de leurs revendications politiques actuelles ! Et le risque de folklorisation rôde aux abords des voyages trop historisés. Mais le folklore peut-il seulement aspirer à devenir autre chose que la survivance d’une tradition en voie de muséification ? Pas sûr… Toujours est-il qu’à la quête indispensable des « primitifs » – « nos compagnons » comme l’avance joliment F. Pognon (1989) – s’ajoute celle non moins essentielle de l’authentique, de l’authenticité, à laquelle on voue aujourd’hui un étrange culte difficilement compréhensible pour les autochtones. Très souvent, comme le souligne le chantre de l’« hyperréalité », Umberto Eco : « Le faux est reconnu comme historique et comme tel il est déjà revêtu d’authenticité. […] Ailleurs le désir spasmodique du Presque Vrai naît simplement d’une réaction névrotique devant le vide des souvenirs : le Faux Absolu est fils de la conscience malheureuse d’un présent sans épaisseur » (Eco, 1985 : 33-34). L’auteur appuie ses propos à l’aide d’exemples américains parlants : un voyage sur un bateau à roue sur le Mississippi « évidemment faux » ; le château « enchanté » de Hearst en Californie ou le site « vénitien » de Sarasota en Floride, ces deux régions « artificielles consacrées au divertissement » n’abritent pas par hasard les deux Disneyland world ; ou encore les ghost towns « imitant » les villes de l’Ouest d’il y a cent ans ! L’exemple de Las Vegas et de son nouveau plan d’urbanisation est sans doute le plus éloquent et le plus achevé en matière d’univers artificiel : une cité-monde en miniature créée de toutes pièces en plein désert, avec ses buildings de Manhattan, sa tour Eiffel ou son Colisée de pacotille, son volcan artificiel entrant en éruption, ses statues d’empereurs romains, ou encore ses mariages faciles à la mode américaine… Mais les derniers hôtels sortis de terre, tels le Luxor et le Venetian, vont encore plus loin en proposant une reconstitution de la pyramide de Khéops et de la place Saint-Marc, sans oublier un Campanile grandeur nature ! Enfin, le rêve ne serait pas entier sans paradis imaginaire : l’hôtel Treasure Island, dont le décor s’inspire de L’île au trésor de Stevenson, remet en scène 243
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les légendaires batailles navales entre pirates et marine britannique. Que reste-t-il au voyage si même Stevenson – apôtre du regard distancié et de la quiétude en voyage – se voit récupéré par le commerce et l’avidité d’un monde devenu spectacle de lui-même ? Las Vegas apparaît comme le meilleur de ce que l’Amérique peut offrir : une fabulation d’un monde merveilleux totalement irréel. Mais le rêve américain a cela de formidable, c’est que son inexistence même le rend inaccessible à tous, sauf à ceux qui en font le bon usage commercial ou médiatique. Ceux qui font de l’art de la simulation un croustillant gagne-pain ! Bryan Turner montre également la relation biaisée entre tourisme et culture, ce tourisme qui range les cultures derrière les vitrines des musées, dans le cadre du débat autour de l’authenticité : « Le tourisme est paradoxalement une quête de cultures locales authentiques mais l’industrie touristique, en créant l’illusion de l’authenticité, renforce en fait l’expérience de la simulation sociale et culturelle. L’existence des lois du tourisme interdit la possibilité d’une expérience culturelle authentique » (Turner, 1994 : 185). Des propos sévères mais dont l’observation répétée confirme aisément la pertinence. Simplement, le voyage ne peut se résumer à cela ! Les méfaits sont connus, les bienfaits le sont nettement moins. On oublie quelquefois trop rapidement la diversité de l’univers du voyage où le pire côtoie toujours le meilleur. Ethnotourisme : espoirs et désillusions. Le voyage ne s’envisage que lorsqu’il s’ouvre sincèrement au visage de l’autre. La rencontre avec ce visage qui n’est pas le sien est pourtant rarement un motif suffisant pour se rendre au bout du monde. Ou même au bout de son propre immeuble… Si le voyage vers l’ailleurs exige l’oubli de sa culture, le voyage vers l’autre demande le retrait de soi au profit de son prochain. Se dévisager dans l’urgence, sans pratiquer ces rites d’usage, renvoie à la confiscation illégitime de l’image de l’autre. Se dévisager demande au préalable de s’être envisagé, c’est ensuite retirer le masque commode de l’altérité trompeuse, s’offrir tel quel donc tel qu’on est, sans fard et sans artifice. Mais au risque de déplaire aux uns pour mieux plaire aux autres. Le voyageur curieux du monde peut de la sorte s’initier à la pratique ethnologique, comme l’anthropologue peut visiter un 244
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musée ou un village. D’ailleurs, ne vient-on pas souvent à l’ethnologie par des chemins détournés ? Lévi-Strauss en personne, venant de la philosophie, s’oriente vers l’ethnologie – à cette époque considérée comme une « porte de sortie ! » – sur le conseil inspiré de Paul Nizan. Et l’auteur de Tristes tropiques de se souvenir : « J’adorais le camping, les marches en montagne, la vie de grand air, et je suis donc parti » (Nouvel Observateur, 28/6/1980 : 16). N’en déplaise aux ethnologues trop repliés sur leur spécialisation, les touristes ont le droit de pratiquer « leur science » tout comme ces mêmes ethnologues ont le droit « d’avouer » pratiquer le tourisme comme n’importe quel autre voyageur ! Mais l’ethnotourisme, à l’instar de l’écotourisme 1, a autant de détracteurs que de partisans. Il est vrai que les raisons ne manquent pas pour fustiger le voyageur qui s’aventure dans l’univers intime de l’autre. Au risque de détruire un fragile équilibre. Les dégâts peuvent être terribles et le tourisme ethnologique mal pensé n’est pas à l’abri d’une participation à l’ethnocide de tout un peuple ou de toute une région (De l’ethnocide, 1972). Entre Venezuela et Brésil, les Indiens Yanomami sont parmi les premiers à avoir payé le prix fort : « Des dizaines d’entre eux sont morts, victimes d’une épidémie de grippe contractée lorsque la région de la Platanal a été ouverte aux touristes entre 1972 et 1974 » (L’Événement du jeudi, 7-13 mai 1992). Les autochtones « s’adaptent » vite aux exigences de ce type de tourisme : les fêtes et les rites sont effectués « hors contexte » et parfois changés, les cultures menacées, les identités perturbées, les habitudes bouleversées. Les Dogons vendent leurs derniers masques et les portes
1. La plupart des voyagistes et des auteurs ont de plus en plus tendance à inclure l’ethnotourisme dans la catégorie de l’écotourisme, comme pour en faire une composante « humaine » d’un type de tourisme principalement axé sur la découverte de la nature. À notre avis, l’ethnotourisme et l’écotourisme sont à séparer clairement l’un de l’autre – ce qui n’empêche pas de pratiquer les deux à la fois – afin d’enrayer une possible et gênante confusion et de rendre à chacun sa spécificité propre : le premier s’occupe de mieux comprendre des cultures et des êtres humains, le second de mieux connaître la nature avec sa faune et sa flore. Ce n’est pas tout à fait la même chose…
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sculptées par leurs ancêtres et les Inuits du Grand Nord canadien bradent leur art à la mode aux touristes ou aux galeries les plus offrants, les Indiens Maka du Paraguay troquent les jeans contre des parures à plumes dès qu’un bateau à moteur transportant des touristes s’approche de leur village, les Bushmen sont chassés de leur territoire ancestral par le gouvernement du Botswana qui, pour préserver la faune de la réserve du Kalahari – l’écotourisme au détriment de l’ethnotourisme ? –, entend développer un tourisme vert de luxe, etc. Un numéro spécial des Nouvelles de Survival consacré à l’ethnotourisme établit un bilan provisoire des exactions commises par le tourisme à l’encontre des populations autochtones dans les pays du Sud : des anthropologues rendent compte de la situation des Indiens d’Amazonie, des Papous ou des Masaï au contact avec l’Occident, tout en insistant sur les impacts sociaux de la préservation de la nature. Dans ce même numéro, comme dans le quotidien Libération, Jean-Claude Monod insiste sur la remise à la mode des « primitifs » et voit dans l’ethnotourisme ainsi que dans l’écotourisme un prétexte pour les entreprises touristiques à engranger encore plus de bénéfices. Les heurts entre autochtones, autorités et marchands de voyage sont évidents : au Sarawak, en Malaisie insulaire, le développement d’un complexe touristique autour des grottes de Mulu et du fleuve Baram a entraîné une vive résistance des Berawan locaux ; toujours en Malaisie, sur la côte non loin de Penang, des habitations de pêcheurs ont été « déplacées » pour faire place à des hôtels sur des plages aménagées et à des installations rutilantes. La folklorisation et la commercialisation des cultures peuvent effectivement apparaître déstructurantes sur le plan identitaire et l’ethnotourisme s’apparenter à « une manière plus humaine ou… plus rentable d’utiliser les populations autochtones ». En 1993, le gouvernement philippin organise ainsi une manifestation à vocation politico-touristique baptisée Gran Cordillera Festival, mais l’alliance des peuples indigènes condamna sans hésiter cette entreprise. Percevant cet événement comme une réminiscence d’un passé douloureux, ces peuples ne désiraient surtout pas commercialiser leur culture aux seules fins touristiques. On invite les Amérindiens, poursuit 246
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J.-C. Monod, à brader leur savoir-faire et à vendre leur culture « pour les accuser ensuite de dégrader celle-ci, voire de pratiquer une forme de prostitution culturelle. Mais on se garde bien, alors, de dire qui joue le rôle de proxénète » (Survival, 1995 : 8-9). Une culture parodiée, fondue dans une histoire figée et entretenue par des fêtes réduites à l’état de spectacles folkloriques, est une culture qui lorgne, hagarde et impuissante, sur l’entrée de son propre musée… Jean-Claude Monod va plus loin et rappelle le contexte sud-africain : « La négation complète de l’être historique des peuples autochtones avait atteint son comble dans ce qui fut, de fait, l’un des premiers terrains d’essai de l’ethnotourisme : l’Afrique du Sud. Le régime d’apartheid avait en effet autorisé des Bushmen à continuer de vivre à proximité du parc naturel Gemsbok, mais à condition qu’ils conservent un mode de vie strictement traditionnel, qu’ils ne changent aucunement leur manière de chasser et de cultiver, qu’ils ne cherchent pas à moderniser leur habitat, etc. Ainsi congelés, les gens de la brousse pouvaient constituer une attraction touristique supplémentaire. Cette politique, baptisée par la Banque mondiale (qui la rejette) primitivisme renforcé, ne jette-t-elle pas une lumière crue sur les présupposés idéologiques de l’ethnotourisme ? Peut-être pas, ou pas forcément » (Libération, 7 juillet 1995). Plus récemment, d’éclairantes analyses, similaires mais légèrement plus posées (ICRA Info-Action, 1998 ; Ethnies, 1999) – le temps fait l’affaire de l’ethnotourisme –, illustrent cependant que le débat de l’ethnocide n’est pas clos et qu’en même temps l’ethnotourisme peut aussi évoluer dans un sens plus positif. Il peut même – mais restons prudents – être franchement bénéfique pour toutes les parties autrement que sur le seul plan économique… Dans la province chinoise du Guizhou, que ce soit pour le cas des Dong étudié par Timothy S. Oakes (dans Wood, Picard, 1997 : 35-70) ou pour celui des Miao et des Yao analysé par Geneviève Clastres (1999), le tourisme ethnique a certes bouleversé la vie dans les villages, mais pas davantage que les autres ingérences de la modernité, la télévision notamment. Nous avons également pu constater ce fait indéniable en pays Toraja et ailleurs en Indonésie (Michel, 1997 : 221-269) et les exemples 247
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ressemblants se comptent aisément par dizaines sur l’ensemble de la planète. Les peuples ayant reforgé leur identité ethnique non pas pour le tourisme mais par et souvent grâce au tourisme sont de plus en plus nombreux, ce qui n’est pas très étonnant compte tenu de l’augmentation des flux de voyageurs en destination d’ailleurs lointains de ce type. Forts de leur expérience plus longue et plus solide, les Balinais en restent l’exemple emblématique, la culture touristique se superposant entre autres au tourisme culturel, comme l’a bien souligné Michel Picard (1992). Dans le cas des minorités du Guizhou, Geneviève Clastres note l’intérêt évident de l’actuelle récupération du tourisme par les villageois dans un but d’affirmation de leur identité ethnique : « Tout d’abord, elle revalorise ces peuples si longtemps méprisés qui affirment par la mise en avant de leur culture une identité trop souvent associée à un niveau de développement (où les Han servent de référence). De même, elle flatte les anciens qui jouent alors un rôle de relais vis-à-vis d’une jeunesse souvent tentée de se désintéresser de ses traditions mais non indifférente aux gains concrets que l’exploitation de cette même tradition peut rapporter. Enfin, elle permet d’assurer à certains la garantie que leur village ne sera pas trop défiguré par la modernisation et restera ainsi “authentiquement authentique” » (Clastres, 1999 : 203). Le tourisme ne pourraitil pas devenir ce dernier espoir de contenir les rouages d’une modernisation effrénée ? À voir… Une étude de l’Organisation mondiale du tourisme, intitulée Tourism : 2020 Vision, conclut que le tourisme culturel sera l’une des tendances principales du tourisme du XXIe siècle, sans omettre de mentionner que le tourisme ethnique est en hausse constante et ne cesse d’intéresser davantage l’industrie du voyage… L’ethnotourisme existe bel et bien et n’est d’ailleurs pas prêt à s’effacer de nos désirs giratoires. Le défi est ailleurs. Il consiste à pérenniser un « ethnotourisme » ou un « tourisme ethnique », termes aujourd’hui malvenus, en donnant la priorité à l’éducation des voyageurs et des employés du secteur touristique, en sensibilisant tous les acteurs aux intérêts culturels et politiques en jeu, en accordant aux autochtones un réel droit de regard et surtout de décision. Il n’y a pas de rencontre sans partage. Ce tou248
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risme-là serait nouveau – même s’il s’ébauche déjà ici ou là – et annonciateur d’un autre rapport à l’autre et à l’ailleurs. Appelons ce tourisme simplement un tourisme de rencontre partagée, ou si l’on est plus friand de formules inaccoutumées : un altéritourisme… Bref, il n’existe pas qu’un ethnotourisme qui serait uniquement sordide et destructeur, même si les dégâts ont été et restent importants et parfois dramatiques. On remarque ainsi l’émergence d’une tendance qui ne serait pas qu’un effet de mode, surtout depuis ces dernières années, au cours desquelles une prise de conscience semble avoir pris durablement forme en Occident. Elle se constate par l’engagement – certes empreint d’idéologie humanitaire discutable – que prennent les jeunes en faveur des peuples opprimés ou des groupes ethniques menacés de disparition ou d’ethnocide : l’intérêt occidental actuel pour les Tibétains, les Papous, les Pygmées, les Hmong, etc. L’industrie touristique autochtone, essentielle et alternative, se développe progressivement à l’échelle du monde, par exemple au Québec (Téoros, 1998). Par ailleurs, il est des situations « positives » qu’il ne faut pas trop mésestimer, malgré notre dénonciation de toutes les formes de rencontres manquées, et que d’aucuns auraient tendance à oublier dans leur engagement radical : les Toraja, après les Balinais, ont globalement profité du tourisme et de l’attrait que leur région connaît à l’étranger (Michel, 1997) ; les aborigènes d’Australie, si longtemps occultés et spoliés, intéressent de plus en plus de monde, à l’image des Indiens d’Amérique du Nord qui ont suscité toutes les convoitises ces dernières années. Les aborigènes du nord de l’Australie bénéficient de l’engouement en Occident pour les musiques du monde, et la fameuse world music, et se sont remis à fabriquer – et à vendre ! – plus ou moins traditionnellement leurs instruments de musique, dont surtout ce déjà célèbre instrument à vent, le Didgeridoo, qu’on retrouve aujourd’hui dans nombre de musiques occidentales ou non ! On pourrait multiplier les exemples où le voyage, organisé ou non, est devenu la source d’un développement local souvent original et véritable. Et puis il faut encore mentionner toutes les situations les plus complexes, celles qui mêlent méfaits et bienfaits du tou249
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risme : ainsi, l’île de Pâques a beau accueillir autant sinon davantage de visiteurs annuels que le chiffre de la population locale qui s’élève à 3 000 habitants environ en 1996 ; le tourisme a pourtant aidé les Pascuans à faire connaître au-delà des mers leur brillante civilisation. L’ethnotourisme, ou plutôt ce que nous appelons le tourisme de rencontre partagée, avec son naturel corollaire que représente l’écotourisme ne seront réellement positifs pour les autochtones que sous deux conditions indispensables qui à notre avis structurent toute forme de tourisme qui se veut durable : • Les autochtones doivent être les instigateurs, les décideurs et les bénéficiaires des différents tourismes qu’ils entendent développer. • Les autochtones doivent utiliser les outils technologiques modernes, contrôler l’évolution et les impacts, en se fixant des objectifs précis et à long terme. L’altérité en question. Un « bon » ailleurs, mieux appréhendé, n’implique pas obligatoirement un « bon » voyage ou un « bon » rapport à autrui. Georges Simenon, évoquant une croisière, au tout début de son roman paru en 1938, Touriste de bananes, anticipait en quelque sorte déjà sur l’écotourisme avant de déchanter sur l’idée de paradis sauvage : « On approchait des antipodes ; on avait aperçu de loin les Galapagos, photographié des pélicans et des poissons volants » (Simenon, 1938 : 7). Le personnage central du livre se rend à Tahiti pour y rechercher une vie paradisiaque faite de rêves et de sable fin. Mais il est rapidement déçu quand il relève le mode de vie des autochtones et les indigènes eux-mêmes qui ne pensent qu’à « boire l’apéritif et à dormir ». Il se réfugie à l’intérieur de l’île pour mieux s’ensauvager. Mais les autres Européens sont partis à sa recherche, et notre héros de s’interroger s’il parviendra à résister à l’attrait de la vie artificielle de Papeete ? (Simenon, 1938). À chacun son paradis… Le sien est déjà compromis. Brian Wheeller interroge la conscience du touriste qui se rend au bout du monde avec l’idée d’être le Philéas Fogg des temps modernes : « Quand cela nous arrange de dire que le tourisme doit changer une culture indigène, nous le fai250
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Du meilleur et du pire des voyages
sons ; quand il nous convient de dire que le tourisme ne doit pas changer une culture indigène, nous le faisons tout aussi bien. […] N’est-il pas étrange, alors que nous avons tellement ouvertement envie d’être en phase avec les natifs, de nous comporter comme eux, qu’en tant qu’ego-touristes nous ne prenions néanmoins les précautions d’une médecine prophylactique – vaccination, comprimés, etc. –, les mêmes précautions auxquelles la plupart des indigènes sur place n’ont pas accès ? » (dans Michel, 1998 : 52). Il reste évident que dans la relation qui peut s’établir entre les hôtes et les invités – alors que les Occidentaux n’ont pas été « invités » à se rendre dans les villages masaï ou dayak, bretons ou écossais ! – il n’y a pas d’égalité au départ. La relation est fondamentalement inégale et cette situation ne peut augurer de facto d’un autre rapport à l’autre qui soit totalement dénué d’un quelconque sentiment de supériorité ou de domination de l’invité à l’égard de l’hôte. L’hôte reste l’autre, sans se dissoudre dans le même. Ne constate-t-on pas souvent que les hôtes sont dévoués et entièrement au service des invités là-bas, alors que s’ils arrivaient jusque dans nos contrées tempérées, ces hôtes n’en deviendraient pas nécessairement des invités et resteraient finalement au service des invités, même ici… Et sans doute encore plus chez « nous » que chez « eux » ! Marc Augé relève avec justesse que « ceux qui se trompent de rôle, on le sait, sont vite stigmatisés et, s’il se peut, reconduits chez eux en charters » (Augé, 1997 : 14). La simulation caractéristique de la mise en fiction du monde est à son comble pour les deux parties concernées. La rencontre culturelle devient un jeu pervers où chacun occupe son rôle comme prévu au cours d’un interminable spectacle. Au bout du monde, les autochtones se mettent en scène dans le rôle des « gentils hôtes » et les touristes ne sont pas « invités » mais font comme si… Une attitude qui participe en fait au mythe du vrai voyage et de l’altérité réussie, et qui est à la source de nombreux débordements. En Thaïlande et aux Philippines, les minorités déjà opprimées par des pouvoirs politiques assimilateurs ont fait les frais d’un tourisme ethnique – sacrifié sur l’autel de la consommation et à l’ère de la globalisation – dont la maîtrise leur a en grande 251
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partie échappé durant les dernières décennies (Michel, 1995 : 125-278). En 1994, arrivant en pirogue dans un village touristique akha au nord de la Thaïlande, je me souviens de l’accueil des villageois : un éléphant « stationnait » sur la rive où nous accostions et de charmantes jeunes filles, parées de haut en bas de ce qui fait l’attirail du parfait Akha, nous demandent expressément d’acheter tel bijou ou tel bibelot ou encore telle coiffe traditionnelle… Tout le village vivait à l’heure du tourisme. Tout y était faussement traditionnel, ce qui n’était pas sans agacer les visiteurs tout juste débarqués. Les villageois apparaissaient aux entrées des habitations avec un sourire nettement plus commercial qu’une marchande de soupe à Bangkok ! M’éclipsant un instant du chemin touristique tout tracé qui traverse le village – gare à celui qui s’y dérobe ! – je vis un garçon sur un VTT flambant neuf, portant un jean et des baskets et les écouteurs d’un baladeur aux oreilles ! Dès qu’il me vit, il fut radicalement terrorisé ! Je n’aurais jamais dû le voir ! Dans un article consacré aux Pygmées Bambutis du nordest du Congo, Antoine Maurice raconte : « Au fur et à mesure que la voiture s’approche des campements, vous voyez surgir des petits bonhommes des hautes herbes. Ils se dépêchent d’aller avertir les autres de s’habiller en pygmées à l’arrivée du touriste. Lorsque le visiteur parvient au village, tout est prêt, même si l’un ou l’autre a gardé ses chaussettes en plus de son pagne d’écorce. Les Bambutis chantent alors leur chansons de bon cœur » (Tribune de Genève, 13-14 mars 1999). « Femmes-girafes » parquées dans des zoos humains près de la frontière birmano-thaïlandaise ou offertes en spectacle du prêt-à-consommer touristique dans les villages masaï du Kenya, les sacrifices demandés à ces femmes se justifient-ils par les promesses de « développement touristique » faites par les patrons de l’industrie du voyage ? Évidemment que non. En attendant, les situations de ce type perdurent dramatiquement. Un peu partout sur la planète, des autochtones se travestissent en autochtones costumés, voire en autochtones misérables ! Dans des villages situés au nord du Viêt Nam, il m’est ainsi arrivé de rencontrer des fillettes hmong en haillons qui m’avouaient garder toujours les mêmes habits sales et troués car cela attriste et remplit plus facilement de compassion les touristes 252
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de passage : « C’est plus efficace quand on veut de l’argent » me dit l’une d’entre elles. Soit. La simulation est décidément à tous les niveaux et sous toutes les latitudes… Deborah Maclaren (1999) démythifie les promesses touristiques et explore les coulisses de l’univers voyageur. Elle constate que les produits que les touristes achètent incluent des personnes et des services de personnes qui n’ont jamais été consultées pour savoir si cela leur plaisait ou non ! Trop d’autochtones restent considérés par l’industrie du voyage comme des objets passifs, économiquement dépendants, alors qu’ils doivent absolument devenir des acteurs de leur propre culture, tout en conservant le droit à une intimité qui ne soit pas violée par l’irrespect ou simplement la présence d’étrangers. Mais pour que l’ailleurs devienne véritablement autre chose qu’un terrain de jeu pour Occidentaux en mal de sensations fortes, l’autre doit parvenir à échapper à sa condition d’autre. S’affranchir de l’image qu’on lui impose et qu’il a fini par s’imposer lui-même. Le voyage doit servir aussi à susciter le désir d’ailleurs chez l’autre. Un désir qui ne soit pas – qui ne doit pas, mais comment est-ce possible ? – simplement se résumer aux quêtes trop connues car trop importantes de papiers, de visas, de famille, de logement et d’emploi… On ne soulignera jamais assez que le voyage n’est, à l’instar d’une certaine forme d’aventure, que l’apanage d’une minorité bruyante et agissante… Très peu de gens empruntent sa libre voie. Comme le signale David Le Breton : « Il n’y a guère eu d’Indiens aventuriers ou de Maori sur les routes de France, pas davantage de Touareg ou de Bororo. L’aventure est historiquement une royauté inégale, son aura paraît typiquement occidentale. Nul récit exemplaire de Yanomami remontant la Seine en pirogue, de Guyaki venus flécher les pigeons de Saint-Marc, d’hommes bleus du désert parcourant la Beauce en chameau. Aucun sherpa parti à l’assaut du mont Blanc. Aucun stage de survie concocté dans l’Îlede-France par une agence guyanaise pour une poignée d’Indiens Wayana » (dans Autrement, L’aventure, 1996 : 38). C’est dommage. Car nous aurions évidemment tant de choses à connaître, à partager, à vivre de ces expériences-là qui ne seront jamais qu’ex253
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ceptionnelles ! L’inégalité du voyage en montre aussi sa limite. Renverser l’ordre du voyage renvoie à renverser l’ordre du monde. À peine cynique, on peut penser que seuls le souhaitent vraiment ceux qui sont éloignés des commandes économiques et des rênes politiques, ceux qui n’ont rien « à perdre » dans l’affaire.
Tourisme, histoire, politique L’histoire comme destination temporelle de choix. Voyager, nous disent Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, c’est « vivre plusieurs passés, plusieurs présents, renverser continuellement le sablier du temps, descendre et remonter l’échelle de la durée, émerger instantanément dans le XVIIIe siècle, l’âge féodal ou l’aube du monde » (Bruckner, Finkielkraut, 1979 : 75). Nous sommes des adeptes des pèlerinages historiques. Les exemples sont légion. L’histoire est une destination touristique de choix. Une brochure officielle du ministère du Tourisme allemand est intitulée : « 1998/1999 : sur les traces des chevaliers et des princes » ; les titres des sections sont éloquents : « L’Allemagne n’est pas Hollywood, ici tout est authentique » ou « Le Moyen Âge se déchaîne, soyez de la fête » ! Les circuits nous transportent dans le passé lointain où même l’hébergement des touristes tourne le dos à la modernité (mais pas au confort !) : « Hôte en château fort et château, loger comme un prince » lit-on toujours dans cette brochure. Autres lieux, autres histoires. À Verdun, le tourisme historique nous replonge dans la boucherie de 1914-1918 : on y visite les forts de Douaumont et de Vaux, les rives gauche et droite du champ de bataille, la citadelle souterraine, l’ossuaire de Douaumont ou le Mémorial de Verdun. Toute la ville moderne est prétexte au retour à la guerre et à l’histoire. L’avantage, si le site est bien « consommé », est pourtant évident : on n’oublie pas le passé aussi facilement. Surtout s’il attire autant de visiteurs ! À Autun, ou plutôt à Augustodunum, ce n’est plus l’époque médiévale ou contemporaine qui intéresse le voyageur, le vacancier ou le résident, mais l’histoire ancienne. Plus exactement, il s’agit de l’Antiquité gallo-romaine qui, par exemple en 1998, a 254
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été réinventée et mise en spectacle à six reprises au cours du mois d’août. Le texte de la publicité touristique vantant l’épopée galloromaine est également épique : « Autun, au mois d’août, toute une civilisation renaît : Bibracte, les Eduens, les druides, les barbares, l’Empire Romain : c’est Augustodunum, véritable péplum aux portes du Morvan ». Les fêtes remises au goût du jour ne se comptent plus dans les choix de destination des touristes : le Puy du Fou en Vendée, la fête d’Henri IV à Arnay-le-Duc, celle plus médiévale de Saint-Fargeau, etc. ; les visites se multiplient et les taux de fréquentation des châteaux du Moyen Âge, des palais de la Renaissance, des vestiges romains – à Aix-en-Provence, ce sont les fameux Bains qui seront restaurés –, des musées et écomusées, etc., ne cessent d’être revus à la hausse. Une situation qui témoigne encore un peu plus de ce formidable engouement pour l’histoire de la part des voyageurs et des villégiateurs, et surtout des excursionnistes. Le nécessaire devoir d’histoire devient un imaginaire devoir de touriste. L’histoire doit être visitée sous peine d’être mal jugée. Jean Chesnaux le montre à propos de la Grèce : « Athènes, c’est d’abord l’Acropole : cette équation reste aussi impérative pour l’universitaire qui garde à l’esprit son vieux Malet & Isaac de la classe de sixième, que pour les touristes qui se pressent en flots épais autour du Parthénon, de l’Érechthéion, des Propylées, du temple d’Athéna Nikê » (Chesneaux, 1999 : 133). Lors de mon premier passage dans la capitale grecque – que les dieux me pardonnent ! – je n’ai pas visité le Parthénon. De retour en France, le reproche ne se fit pas attendre : « Quoi, tu étais à Athènes et tu n’as pas vu le Parthénon ! »… Il faudrait un jour revendiquer le droit au cheminement libre. Libéré des contraintes du voyage organisé mais surtout des obligations fantasmatiques qu’on exige de la part de tout voyageur ! Cette situation apparaît encore plus aiguë au fur et à mesure que l’on s’éloigne de son point d’ancrage : s’il ne faut pas rater le Mont Saint-Michel pour un Parisien, il ne faut surtout pas rater le Machu Picchu au Pérou. Qui sait s’il existera un seconde chance ?
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À côté des 582 sites classés à l’Unesco en 1998 et des endroits que tout le monde connaît à force de les voir et de les revoir à la télévision ou dans les revues, il existe des destinations plus singulières. On peut visiter le Chiapas à l’ombre du commandant Marcos, arpenter les pistes sacrées jadis empruntées par Hô Chi Minh au Laos/Viêt Nam ou Che Guevara en Bolivie, rejouer la révolution cubaine dans la Sierra Maestra, etc. Mais ce tourisme n’est pas pour autant révolutionnaire, il est plutôt nostalgique des révolutions avortées… D’autres voyageurs optent pour d’autres époques et d’autres histoires : Diên Biên Phu, Pondichéry, Djibouti, Zanzibar, etc. Ce tourisme-là n’est pas non plus pour autant un tourisme colonial, il est davantage un tourisme du souvenir, un pèlerinage sur les lieux de la grandeur passée. L’histoire toujours nous rattrape mais il ne s’agit presque jamais de l’histoire des autres. Nous voyageons d’abord au cœur de notre propre histoire. Pour la conjurer ou la regretter, mais toujours pour l’exorciser. Gilles Vergnon, en prenant l’exemple du Vercors, montre comment d’une destination touristique certes prisée mais somme toute « normale » et d’« esprit démocratique » (après Henri Ferrand en 1904, Albert Marchon parle en 1927 du « fameux Vercors », évoquant déjà la station des baraques comme « envahie chaque jour par la foule de touristes »), le Vercors devient dès la Libération le type même de « paysage-bataille » et son cortège d’images militaires : en 1944, « un journal régional des FFI note que les sites ont “bien conservé leur impérissable prestige naturel”, mais qu’ils devront cesser de n’être qu’un “banal objet de curiosité” ». Plaques commémoratives, érection d’un monument, création d’un Musée du Souvenir, etc., s’ensuivent… « Le résultat est là, écrit Vergnon, une personne sur deux associe globalement le Vercors à la Libération, mais l’image est beaucoup plus forte encore dans le Vercors central, le “vrai Vercors” pour beaucoup de touristes ». L’utilisation du passé a pourtant aussi sa dure contrepartie : la région est « marquée » par la guerre, et on peut ressentir ici ou là « une irritation par rapport à un site où on ne met rien d’autre en avant que l’histoire ». Le poids de l’histoire est facilement aveuglant, trop présent il peut même commencer 256
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à déranger. Et Gilles Vergnon de s’interroger : « Est-ce là le résultat d’une trop grande réussite de la politique commémorative, d’une saturation d’histoire ? Ou, plus simplement, le résultat d’un syncrétisme unique où s’est formé, par la combinaison d’un site exceptionnel et d’événements dramatiques et controversés, ce qui est peut-être le “paysage-histoire” type de la résistance » (dans Boursier, 1997 : 264-268). Dans un chapitre intitulé « Le tourisme sauveur de la France », Anne-Marie Thiesse montre que les régions françaises ont cru profiter de la manne touristique sans que cela affecte leurs paysages et leurs traditions : dans la France de la Troisième République comme en maints lieux de la planète, l’ingérence du tourisme au sein d’une société supposée traditionnelle, voire « sans histoire(s) », modifie considérablement le rapport des autochtones au monde, à l’argent, à autrui. Ne rêvons pas ! Censé ramener non seulement de l’argent, le tourisme développerait également une « meilleure hygiène locale » écrit A.-M. Thiesse, après avoir cité ce passage que nous devons à Eisenmenger et Cauvin et datant de 1914 : « La création du chemin de fer Grenoble-Côte d’Azur à voie plus large et pour trains rapides permettrait de faire connaître les Alpes de Provence au grand public hivernant sur la Riviera. […] Le tourisme peut rapporter à la région des bénéfices incalculables. Il entraîne non seulement une circulation plus grande de l’argent, mais encore l’utilisation des ressources, la création de voies nouvelles, la transformation des habitudes, l’amélioration des hôtels, la canalisation des eaux de consommation, le développement de l’hygiène » (Thiesse, 1997 : 95-102). Le tourisme c’est la civilisation ! C’est finalement à peu près ce que disait Kipling au siècle dernier en parlant du chemin de fer, car le train ne permet-il pas aux voyageurs de circuler ? Le chemin de fer et le tourisme représentent d’abord de formidables images du progrès en marche, en rail, en route, bientôt en vol. Bien plus que la modernité, l’essor du tourisme consacre l’ère de la modernisation industrielle, technologique et économique. À la rescousse de cette modernisation vient souvent l’histoire, surtout lorsque le progrès se fait attendre : on crée puis recrée, 257
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on invente puis réinvente, on construit puis reconstruit les traces du passé à l’aune de cette nouvelle grande cause qu’est devenu le tourisme. Une cause dont tous les bénéficiaires potentiels sont appelés à devenir des militants aussi dévoués qu’acharnés ! Dans ce contexte, le lointain Moyen Âge rejoint nos besoins quotidiens, la « Der des Der », la Grande Guerre, devient en certains lieux la première des préoccupations pour les stratagèmes avisés en développement touristique. Ceci déjà dans l’entre-deuxguerres ! A.-M. Thiesse déniche ainsi dans un manuel de géographie du Nord (Pilant, 1933) cet éclairant passage : « Les souvenirs historiques fourmillent dans notre région. N’est-elle pas la terre des Communes du Moyen Âge ? […] Enfin les lieux où luttèrent nos soldats, unis à ceux de Belgique, de Grande-Bretagne, des Dominions, sont devenus lieux de pèlerinage, parcourus chaque année par des milliers de personnes. […] pour faire connaître les richesses touristiques de notre région, une propagande est nécessaire. C’est aux intéressés (compagnies de chemin de fer et de navigation, syndicats de commerçants, syndicats d’initiative surtout) à l’entreprendre » (Thiesse, 1997). Un peu partout sur les terres françaises, le tourisme est perçu comme une aubaine qu’il convient de ne pas manquer. Les monuments, sites et paysages en tout genre sont à mettre en valeur sinon à embellir d’une manière ou d’une autre. Le folklore, surtout, contribue à attirer les touristes très souvent éduqués dans le respect, voire la fascination des traditions ancestrales et familiales. La période noire de l’histoire de France n’a pas dissuadé les Vichystes de miser sur les promesses de l’industrie touristique naissante : ainsi, en 1941, sous la plume de Méjean, on peut lire dans la Petite géographie et histoire du département de la Drôme, comme si rien n’avait changé depuis deux ans, le texte suivant : « Le passage et le séjour prolongé d’étrangers ou d’habitants d’autres régions se traduisent par un apport d’argent dans le département, par un gain supplémentaire, non seulement pour les hôteliers et commerçants et les services de transport, mais encore pour les agriculteurs qui, indirectement, nourrissent les visiteurs ». Pendant que la France est sur la route de l’exode et vit sous la botte allemande, ce même manuel évoque le développe258
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ment du ski et celui des sports d’hiver : « Cela dans le temps où la Drôme en général, le Vercors en particulier, commencent à attirer une population engagée dans d’autres luttes que le développement du tourisme ! » précise fort justement Anne-Marie Thiesse. Un autre ouvrage, publié l’année suivante, célèbre les vertus du tourisme archéologique, thermal et balnéaire dans le département de l’Aude, etc. (Thiesse, 1997 : 95-102). Pas de place pour la politique lorsque l’histoire se met à bafouiller. En Afrique, en Asie et ailleurs, les peuples autochtones sont en voie d’affranchissement à un degré plus ou moins avancé selon les zones concernées et l’histoire politique contemporaine des nations respectives. On voyage dans l’histoire bien plus – moins mal sans doute aussi – que voyage l’histoire : les Français qui se rendent ainsi au Viêt Nam – ou plutôt dans l’exIndochine –, depuis les succès de L’Amant et d’Indochine, découvrent un nouveau pays mais aussi un ancien morceau de l’empire colonial ; Diên Biên Phu est devenu un lieu de pèlerinage pour d’anciens combattants, et nombre de nos concitoyens retrouvent, notamment en relisant les romans coloniaux au parfum nostalgique discutable, une partie de « leur histoire ». Mais ces retrouvailles sont plus pacifiques que guerrières et nul doute que le voyage via l’histoire peut aider à repenser notre éducation scolaire et évacuer quantité d’idées reçues. Ce qui n’est pas – jamais ? – le cas de l’histoire qui voyage, puisque celle-ci ne se déplace qu’avec des armées dans le but de conquérir, de dominer, de soumettre. Jugeant le film Continent perdu, dont le prétexte est une vague expédition ethnographique en Insulinde, Roland Barthes déconstruit cette fabrication d’un Orient à l’image de l’Occident : « En somme l’exotisme révèle bien ici sa justification profonde, qui est de nier toute situation de l’Histoire. En affectant la réalité orientale de quelques bons signes indigènes, on la vaccine sûrement de tout contenu responsable. […] Face à l’étranger, l’Ordre ne connaît que deux conduites qui sont toutes deux de mutilation : ou le reconnaître comme guignol ou le désamorcer comme pur reflet de l’Occident. De toute façon, l’essentiel est de lui ôter son histoire » (Barthes, 1957 : 165). C’est bien de cette histoire qu’il s’agit pour les peuples « oubliés » de la planète de recomposer les 259
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pièces éparses mais indispensables pour préparer l’avenir à l’aune d’hospices plus profitables aux populations locales. En Occident, cette remise en cause d’un passé – dont on a discrètement effacé et occulté les moments les plus honteux – qui dévoile nos responsabilités et souille trop souvent notre mémoire, passe par un changement d’attitude et de regard à l’égard de ceux dont on sollicite l’hospitalité. Les voyageurs sont constamment confrontés à ce regard – ce regard qu’il faut modifier – sur les autres qui s’avèrent aussi être leurs hôtes. Il nous faut donc apprendre à nous désapproprier l’histoire de l’humanité comme nous avons trop souvent fait et avons toujours tendance à faire. En octobre 1998, une émission télévisée (« Grand Tourisme » sur TV5) consacrée à l’île Maurice, et qui se propose de « faire le plein de soleil », laisse proprement à désirer lorsqu’on écoute un tant soit peu le commentaire : « Île auparavant sauvage et pauvre, elle devient une colonie française prospère grâce à l’apport des esclaves ». Sans commentaires ou, mieux, ôter le commentaire… Alors qu’on vient de « célébrer » le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, on peut craindre que le projet de l’Unesco baptisé la « Route de l’esclave » ne se concrétise davantage sous forme de circuits touristiques de la mémoire, où se mêleraient commercialement histoire et exotisme, que dans une perspective culturelle et didactique pour comprendre et expliquer surtout aux jeunes générations ce que fut l’esclavage de traite. Même s’il faut encourager, avec Clément Koudessa Lokossou et l’Unesco, la mise en place d’un tourisme positif et respectueux à la fois du passé des Africains et de leurs intérêts présents : « Grâce au tourisme, le projet de la Route de l’esclave peut avoir des répercussions immenses. C’est pourquoi il faut tout faire pour que le Bénin devienne une destination touristique de prédilection tant pour les spécialistes que pour les amateurs, friands de comprendre l’Afrique et la tragédie qui fut la sienne. Ne serait-ce pas une manière insolite, voire paradoxale, de promouvoir le développement d’un pays autour d’un mouvement comme la traite négrière qui fut ô combien destructeur des personnes et des biens ? » (La chaîne et le 260
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lien, 1998 : 568). Et l’auteur de s’interroger encore : « Pourquoi la traite négrière, le plus important mouvement de déplacement forcé dans l’histoire des hommes, et donc les sites et les monuments auxquels elle a donné naissance, n’attireraient-ils pas des touristes ? Le désir ardent des descendants des esclaves, les Noirs de la diaspora, de revenir en pèlerinage sur la terre de leurs aïeux ne serait-il pas une motivation suffisante pour aménager ou réhabiliter un patrimoine tangible et intangible lié à la traite négrière ? Cela ne suffit-il pas à favoriser le développement d’un tourisme culturel ? » (ibid. : 567). Mais on est également en droit de se demander si un certain tourisme, sous une forme moderne de pèlerinage, n’est pas une entreprise de justification ou en tout cas de minimisation des faits passés, mais aussi de compassion et de culpabilité, qui en quelque sorte « pardonnerait » aux descendants des négriers et autres colonisateurs leurs méfaits et leurs horreurs d’autrefois. Ainsi, les touristes sont déjà nombreux à se rendre à l’île de Gorée en « souvenir » des milliers de Noirs qui en furent déportés vers les Amériques, comme pour conjurer une histoire douloureuse et non assumée qui a bien du mal à passer. Dans l’imaginaire touristique, la période coloniale occupe une place trop importante et, comme le souligne Didier Masurier, « l’historiographie touristique de cette période est coutumière d’un révisionnisme (déculpabilisant ?). À l’image de la traite des esclaves à Gorée, que la plupart des voyagistes évoquent, cependant, ils ne l’abordent qu’en tant que visite classique, les vestiges de la traite étant devenus attractions parmi les attractions… l’île de Gorée, la maison des esclaves, le château, l’église, une excursion à ne pas manquer. L’absence de toute précision historique quant au commerce triangulaire, dont Gorée était une des étapes, est d’autant plus significative, que les autres comptoirs de traite (Saint-Louis, Joal et Ziguinchor notamment) en sont eux complètement dissociés » (Masurier, 1998 : 78). L’organisation et le discours touristiques sont également à repenser de fond en comble… Autres lieux, autres hôtes, mêmes histoires, mêmes souffrances. À Robben Island, la mémoire raciste de l’apartheid reste 261
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vive, et un regard des flux de visiteurs sur cette île maudite au cours des dernières années n’est pas sans intérêt : quelques touristes blancs, triés sur le volet, visitèrent régulièrement l’île jusqu’en 1992-1993 sans accorder la moindre importance aux prisonniers politiques « résidents » ; d’ailleurs, à cette date, les seuls « intérêts » touristiques se résumaient à photographier quelques villas, une église à visiter et une belle vue sur le cap… Seulement cinq ans plus tard, en 1998, une foule désormais bigarrée de visiteurs (parfois jusqu’à 1 000 personnes par jour) visitent l’île devenue à la fois un musée et un symbole de la liberté ! Aujourd’hui, ce sont d’anciens détenus qui font office de « guides touristiques » de l’île, la cellule n° 5 où Mandela séjourna durant 18 ans étant le « site » le plus visité. Autrefois visité, le village de geôliers est désormais inhabité, plus personne ne dit vouloir habiter sur cette île du diable… Moralité ? Ce n’est pas le tourisme qui change la vie, mais c’est la vie qui change le tourisme. Autrement dit, ce n’est pas la venue des touristes qui a contribué à modifier la situation touristique du lieu, mais le combat politique en Afrique du Sud même, mené pendant de longues décennies… Politique et tourisme s’entendent toujours mieux lorsqu’ils n’interfèrent pas sur leurs domaines réservés. Évoquons par exemple la situation indonésienne au printemps 1998, quand les manifestants et la population balinaise avaient déjà envisagé, juste avant la démission du dictateur, de mettre à sac deux grands hôtels balinais appartenant à la famille Suharto. Par conséquent, si politique et tourisme en arrivent à interférer, cela ne doit pas atteindre les oreilles des visiteurs, même si l’employé d’hôtel à Bali, avec ses 70 F mensuels, gagne encore moins qu’un ouvrier de l’usine Nike près de Jakarta… Enfin, lorsque la politique s’affiche au grand jour, ce n’est pas toujours pour le meilleur, mais cynisme et voyage font aussi parfois bon ménage : ainsi, un voyagiste anglais n’a-t-il pas fixé à la date du 4 avril 1998 un séjour-découverte ayant pour thème « L’Irak sous les bombes » pour « seulement » 13 000 francs ? Il lui a cependant fallu déchanter, la guerre tant attendue – attendue à nouveau – n’a pas eu lieu ! Ou pas de la manière dont certains l’attendaient. Tant mieux d’ailleurs sauf peut-être pour ce voyagiste… Il ne lui 262
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reste plus qu’à trouver un autre terrain de guerre où une minorité de touristes voyeurs pourront profiter de leur paix pour se prélasser dans ce no man’s land qu’ils auront transformé en terrain de jeu… Tourisme, recolonisation, politique. Nous savons depuis bien longtemps, l’histoire est là pour nous rappeler son « bon » souvenir, que « la naissance et le développement du tourisme sont concomitants d’un phénomène d’appropriation nationale de l’espace ». Mais, poursuit Florence Deprest : « Si l’on doit accuser le tourisme de colonialisme, l’accusation devra donc être portée à l’activité dès ses origines et non au seul compte du tourisme de masse » (Deprest, 1997 : 133, 137). Les liens qu’entretient le voyage avec l’histoire restent entachés de périodes sombres exceptionnellement entrecoupées de timides éclaircies vite oubliées. Le XIXe siècle européen finit de découvrir le monde en même temps qu’il commence à l’exploiter de manière intensive et à le mettre sous sa coupe réglée. Les maîtres mots de cette époque moins belle qu’on ne l’eût dit sont : impérialisme/colonialisme avec son florilège d’exactions et de rêves truqués ; missionnaires en quête de sauvetage des âmes sauvages ; darwinisme et recherche des origines de l’homme (Burns, 1999 : 7-8). Les fondements inégaux du rapport à l’autre sont en place et se perpétuent, sous une forme édulcorée, jusqu’à nos jours. Dans L’Orientalisme (1980), Edward Saïd distingue quatre aspects relevant de l’époque coloniale et toujours sous-jacents dans les mentalités occidentales : • L’expansionnisme et ses fantasmes ; • L’orientalisme savant ; • L’orientalisme populaire ; • L’obsession typologique consistant à classer « types et races »… On perçoit immédiatement la continuité historique de ce débat, ses accointances avec l’univers réel ou fictif du voyage, et ses divers débordements sur la période actuelle. La vogue des rééditions des romans coloniaux, la remise à jour ambiguë du 263
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mythe du Bon Sauvage et de la Mère-nature, la perpétuation d’une vision exotique et souvent dominatrice portée sur l’autre, la négation de l’histoire version Disney avec par exemple Pocahontas (Amérindiens) ou version Hollywood avec Rambo ou Portés disparus (Viêt Nam), le succès de certains voyages vantant/vendant les derniers « sauvages » de la planète, etc., attestent de la perpétration d’une certaine forme de regard occidental sur l’autre et l’ailleurs. Dans le domaine anthropologique, l’an 2000 semble pour certains plus proche du Rameau d’Or de Frazer que de L’exotique est quotidien de Condominas, comme si l’ethnologie n’avait pas assez souffert d’avoir trop convolé avec le colonialisme, les missionnaires, le darwinisme… Toujours ces mots semblent revenir rappeler la fragilité d’une discipline – et sa crédibilité sans cesse remise en question – aux yeux de tous les autochtones non européens. Même l’avènement de l’observation participante, puis le développement de l’anthropologie structurale et celui de l’anthropologie politique, etc., n’autorisent pas aux ethnologues, lavés des soupçons jetés sur leurs prédécesseurs, de faire le deuil du passé de leur discipline. Seule l’anthropologie du proche, voire l’anthropologie comparative, invite sincèrement à la déculpabilisation, même s’il faut rendre justice à une minorité d’anthropologues qui ont, de tout temps, œuvré dans le sens et l’esprit d’une meilleure harmonie entre les peuples et les cultures. Aujourd’hui, nombre d’anthropologues se trouvent au croisement des discussions entre, d’un côté, planificateurs publics ou privés et, de l’autre, villageois ou minorités ethniques, dans le cadre de projets de développement local, touristique par exemple. L’anthropologue apparaît fréquemment comme coincé entre le passé colonial et le présent touristique, entre l’expat aux relents aisément néocolonialistes, le défenseur des minorités opprimées et le voyageur de passage… Une voie médiane difficile à défricher pour l’anthropologue, tant pèsent le passé et le présent des siens ! Finalement, à choisir entre la figure du colonial (qui peut être celle d’un administrateur savant) et celle du touriste (qui peut être celle du voyageur savant), l’anthropologue aurait sans doute intérêt à opter pour la seconde. En effet, le touriste est perfectible, ce qui n’est pas le cas du colonial… 264
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On est en droit également de se demander, écrit Florence Deprest, dans sa juste quête d’élever le touriste au rang du voyageur : « […] quelle est l’attitude la plus coloniale : celle du touriste ou bien celle du bon samaritain qui s’arroge le droit de conseiller aux autochtones de s’en préserver ? » (Deprest, 1997 : 140). Subtile question à laquelle on aimerait entendre les réponses proposées par certains de nos clercs assermentés, nos écrivains utopistes, nos spécialistes du voyage, nos humanitaires en vadrouille, nos aventuriers des confins… La première guerre d’Indochine venant à peine de s’achever, Albert Memmi, dressant les portraits du colonisateur et du colonisé, commence ainsi son ouvrage : « On se plaît encore quelquefois à représenter le colonisateur comme un homme de grande taille, bronzé par le soleil, chaussé de demi-bottes, appuyé sur une pelle – car il ne dédaigne pas de mettre la main à l’ouvrage, fixant son regard au loin sur l’horizon de ses terres ; entre deux actions contre la nature, il se prodigue aux hommes, soigne les malades et répand la culture, un noble aventurier enfin, un pionnier ». Nombre de touristes occidentaux actuels se reconnaîtront certainement – si ce n’est par eux-mêmes, d’autres les reconnaîtront aisément – dans ce portrait, cette « image d’Épinal », pour reprendre l’expression de Memmi qui poursuit en se demandant si cette image « correspondit jamais à quelque réalité ou si elle se limite aux gravures des billets de banques coloniaux » (Memmi, 1973 : 33). Aujourd’hui, dans les rues de Saïgon, Hué ou Hanoï, des hordes d’enfants vietnamiens se bousculent auprès des visiteurs pour leur vendre… de vieux billets chiffonnés de 100 piastres jadis imprimés par la puissante Banque d’Indochine. Les touristes français, après avoir acheté un ancien billet de banque comme « souvenir », repoussent énergiquement les enfants. Un souvenir précieux de cette Grande France via le Nouveau Viêt Nam. Une fois de plus, c’est moins le Viêt Nam d’aujourd’hui qu’on visite que la France d’autrefois. Mais le voyage est aussi une occasion de jeter un regard neuf, libéré des pressions sociales et médiatiques, sur des événements mal connus. Retrouvant dans un souk de Casablanca 265
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des photos prises par Albert Londres lors de son périple journalistique en Afrique à la fin des années 1920, Didier Folléas revient sur le dossier noir de la colonisation en Afrique à travers les clichés de Londres qui fut témoin à cette époque des abus du régime colonial de la France au Congo ; il rend compte de la face cachée et toujours positive (qu’on nous a tant cachée ?) du célèbre reporter globe-trotter en nous proposant en quelque sorte un voyage de reconstitution historique par le biais de l’image et du récit (Folléas, 1997). Voyager sert aussi à interroger le passé, celui qu’on nous montre mais aussi celui qu’on nous cache. Derrière l’inconscient colonial qui peut effectivement habiter, voire guider l’Occidental en balade, se cache parfois, heureusement, une prise de conscience d’autres réalités historiques ou sociales. Trop rarement cependant à notre goût. Les comportements de certains villégiateurs, touristes ou expats au bout du monde répandent avec nostalgie le parfum du terroir délaissé. Prenons deux exemples concernant la fête nationale du 14 juillet. Dans son îlot de Maupiti, en Polynésie, Maurice Bitter raconte son paradis où, en compagnie de sa « vahiné » et de ses nouveaux amis, il célèbre avec une troupe de danse locale la fête du 14 juillet (Bitter, 1976) ; au milieu des années 1990, les habitants de la petite ville de Rantepao, située au cœur du pays Toraja en Indonésie, voient des banderoles tricolores décorer, et plutôt enlaidir les rues de la cité et les paysages autour, ainsi que des pancartes grandes comme des panneaux publicitaires, placées au milieu des rizières, sur lesquelles on peut lire (en anglais, business oblige !) : « Fête du 14 juillet au Novotel Toraja, bienvenue à notre banquet pour découvrir la gastronomie française »… Je ne connais évidemment aucun Toraja – à l’exception des employés de l’hôtel et des serveurs du restaurant – qui ait mis les pieds dans ce Novotel – les repas sont inabordables et le prix de la nuitée dépasse le salaire moyen mensuel des autochtones – géré par un Français si fier de son pays mais pas au point d’inviter ses hôtes étrangers. Ce sont donc des touristes en majorité français et des « amis » du patron, officiels indonésiens et expats occidentaux, qui dégusteront dans ce morceau de France perché sur les hauteurs de Rantepao, des mets exclusivement importés de France. Bref, 266
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le meilleur exemple – un cas d’école à méditer pour les étudiants en tourisme avant qu’ils ne fassent un stage chez Accor – de ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut développer un tourisme durable. Mais le veut-on réellement ? Est-ce vraiment cela qu’on veut enseigner dans ces mêmes écoles ? Devant les exigences du « marché », les hôtels à remplir « coûte que coûte », les flux touristiques qui explosent comme autant de promesses d’affaires fructueuses, il est sérieusement permis d’en douter ! Il y a un quart de siècle, à la faveur du tourisme de masse alors en plein essor, J. Ash et L. Turner concevaient le tourisme comme une énième invasion du Sud par le Nord : « Le tourisme moderne est une forme de l’impérialisme culturel, une recherche sans fin de plaisir, de soleil et de sexe par les hordes d’or » (Ash, Turner, 1975 : 129). Une vision quelque peu réductrice et caricaturale, « d’époque » dira-t-on, désormais jugée trop sévère et injuste à plus d’un titre, de la complexité du phénomène touristique. Tout en rendant compte pertinemment de situations alarmantes, ce discours plus dénonciateur que constructif a longtemps handicapé la réflexion touristique en sciences sociales. Depuis, les temps ont changé et l’évolution a remplacé la révolution, et la construction la déconstruction, chez les maîtres à penser du tourisme international. Ainsi, Dennison Nash, qui également dans les années soixante-dix voyait dans le tourisme une forme inavouée de néocolonialisme (dans Smith, 1977), a récemment pondéré son jugement d’alors (Nash, 1996). Devant le succès du voyage et l’affairisme de son industrie, l’heure est aujourd’hui à l’ébauche de solutions nouvelles et viables pour construire un tourisme qui soit à l’avenir plus responsable et plus respectueux des environnements naturels et culturels. Mais pas pour tout le monde… Il apparaît pourtant aujourd’hui impératif d’apprendre à nouveau un monde trop connu, un monde trop piétiné et pas assez visité. Autrement dit, écrit Jean Viard, « réapprendre ce que nous avions connu par découvertes, conquêtes, épopées et défaites, pour le découvrir comme voisinage, concurrence, troc et échange. Et tant que la planète durera, il n’y aura plus de terme. Seulement des étapes. Sauf si on s’ouvre un jour aux galaxies. Entre-temps, après cinq siècles d’épopée con267
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quérante, réelle et imaginaire, nous voilà entrés dans l’habité du monde » (Viard, 1994 : 13-14). Il convient pour ce faire d’intégrer à sa juste mesure le politique dans le champ du voyage. On se souvient du tableau de la Russie brossé en 1839 par le marquis de Custine, on se souvient aussi du Retour d’URSS d’André Gide qui a fait grand bruit au milieu des années trente en dévoilant un coin du voile de l’utopie communiste. Mais combien de récits de voyages politiques tombés dans l’oubli devant des rayons remplis de guides, de romans et de nouvelles purement exotiques ? À croire que le voyage serait « bien » uniquement s’il veille à ne pas tomber – et encore moins jouer – dans la sphère du politique. Il en garderait sa magie et ne risquerait pas de se perdre dans des engagements douteux et éphémères… Pourtant, se rendre en Chine ou à Cuba, aux États-Unis ou en Indonésie, en Afrique du Sud ou en Angola, en Ulster ou en Corse, n’exclut pas l’évidente dimension politique, à des degrés divers, que suppose et sous-tend le voyage chez d’autres « animaux politiques », d’autres « citoyens ». S’intéresser à la politique participe autant à la découverte d’un lieu et à l’enrichissement personnel que de s’intéresser à l’art, à la culture ou aux coutumes des populations réceptrices. Le déni du politique n’est jamais loin du déni d’histoire. Le politique a toujours sa place dans le voyage, en dépit du fait que trop de voyagistes ne l’invoquent que pour rassurer leurs clients ou nier toute connivence avec tel ou tel régime. Le cas de la Birmanie est exemplaire à ce sujet ! La véritable rencontre partagée n’évacue pas le politique mais elle le discute et en débat ; elle permet ainsi de remettre en perspective les situations politiques des uns et des autres et de nous interpeller sur nos propres convictions. Ouvrir le débat politique au sein de l’univers du voyage constitue un formidable antidote contre la pensée unique et le risque d’uniformisation culturelle de la planète. Si le voyage strictement politique relève davantage du pèlerinage religieux – voir par exemple les déjà anciens périples de la CGT ou du PC dans les pays du bloc soviétique –, le voyage d’investigation politique sur le mode de la flânerie qui 268
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n’exclut pas l’engagement est une forme qui reste à explorer. Avec l’homme portant un autre regard sur le monde, le voyage comme la politique sortiraient certainement gagnants tous les deux de leur rencontre. Le dialogue entre voyage et politique, écrit Jean Chesneaux, « n’est guère favorisé par des situations ordinaires, celles précisément qu’apprécie le touriste conventionnel et qui le rassurent. Ce dialogue préfère les tensions et les crises, qu’on les rencontre fortuitement ou au terme d’un cheminement volontariste. C’est sur le mode du “tourbillon” benjaminien que le voyageur pénètre en général dans la vie politique d’un pays. Situation tonique, stimulante, il voit jaillir au grand jour des traits qui seraient restés profondément enfouis dans des circonstances “normales” » (Chesneaux, 1999 : 201-202). N’est-ce pas lorsque le voyage entre en politique qu’il devient véritablement une expérience non ordinaire ? En tout cas, il y contribue fortement…
Tourismes, traditions, modernités Le monde a bien changé. Les repères traditionnels sont brouillés par une incontrôlable modernité. Le Sud s’installe au Nord et inversement. Tout compte fait, ne visitons-nous pas simplement notre quartier même si nous nous retrouvons à Sao Paulo ou à Tanger ? Sans doute. Et puis sans doute tant mieux aussi. Le voyage ne « s’offre » plus à nous – plutôt chèrement offert d’ailleurs ! – mais il vient à nous. S’il n’est pas encore en nous. Ainsi, si partir c’est revenir un peu, revenir c’est aussi repartir ! « Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Le parfum des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus » écrivait il y a presque un demisiècle Claude Lévi-Strauss (1955 : 38). Les Occidentaux guettent le traditionnel là où les autochtones recherchent le moderne, les désirs d’ailleurs des deux protagonistes sont aussi intenses que contraires, mais rarement se rencontrent. Singapour, vitrine d’un excès de modernité dans un océan de traditions séculaires, cultive 269
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tellement le paradoxe que le gouvernement en arrive quelquefois à démolir des habitations flambant neuves pour reconstruire à leur place des habitations tout aussi neuves mais qui ont déjà l’air d’appartenir au passé. La fiction importe plus que le réel et la survie de Singapour en tant que plaque tournante du tourisme international est à ce prix. Il s’agit ici bien de la tradition de la modernité autant que de la modernité de la tradition…La « Suisse de l’Asie » reste prospère en dépit d’une crise économique qui l’a néanmoins bien secouée, et Singapour est trop fière de sa propreté et de ses gratte-ciel pour tout sacrifier au nom de la sacro-sainte tradition mise au service des voyageurs. Nigel Barley porte le jugement suivant sur le gouvernement de la cité-État : « Il ne semble pas comprendre que si on élimine la crasse, les pratiques irrationnelles et tout ce qu’on nomme couleur locale, les touristes ont l’impression qu’ils auraient tout aussi bien pu rester chez eux » (Barley, 1997 : 29). L’obsession visant la modernisation rapide de la Cité du Lion a conduit les autorités singapouriennes à faire marche arrière pour ne pas brader les derniers vestiges de la tradition… Le tourisme : facteur et agent de la modernité ou transmetteur et gardien de la tradition ? Le tourisme et plus généralement le voyage ont été longtemps conçus soit comme une panacée universelle, soit comme un mal nécessaire. Cette interprétation trop oppositionnelle pour être réellement constructive doit être aujourd’hui totalement repensée. Pourquoi le tourisme et le voyage ne seraient-ils pas des facteurs de modernisation des sociétés – notamment dans les pays pauvres (Lea, 1988) – tout en respectant et consolidant même les identités autochtones sans les figer dans des parcs, des musées ou des écomusées ? Le mal nécessaire doit se transformer en un bien éventuel, et devrait parvenir à un bien pour tous… Mais pour ce faire, la vigilance et la maîtrise des événements devront être strictement encadrées par les populations locales au risque sinon de voir se poursuivre de vieilles et contestables pratiques débouchant inexorablement sur un maldéveloppement chronique. Il n’est cependant jamais aisé d’anticiper sur les conséquences du développement touristique : ainsi, en Indonésie, le tourisme représente une priorité « nationale ». Mais, 270
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durant l’ère Suharto, les relations du tourisme avec les droits de l’homme ont été imprévisibles : au Timor-Oriental, le tourisme a dramatiquement masqué pendant de longues années les atteintes aux droits de l’homme et les massacres dans l’indifférence quasi générale du quart de la population est-timoraise, alors que pour la même période en Irian Jaya, le tourisme a, certes trop modestement, permis d’informer le monde des revendications politiques et territoriales des Papous, de montrer les atteintes aux droits de l’homme perpétrées à l’encontre de leurs populations. Le tourisme n’est jamais apolitique, mais il peut aussi bien servir une politique en place que la desservir… Il s’agit d’éviter les bavures du développement qui sont d’abord des atteintes à la dignité humaine : près de Pagan, en Birmanie, un village a été entièrement déplacé sans même la moindre consultation de ses habitants pour l’organisation de « l’année du tourisme 1996 » dans ce pays. Parfois, la prise de temps est source de sagesse et permet de modifier, sinon de retarder, des projets mal ficelés et conçus dans les bureaux d’études très éloignés des lieux et des préoccupations des populations locales. Ainsi, le projet de développement touristique du prestigieux site d’Angkor au Cambodge a pris un retard considérable, grâce auquel le gouvernement et une partie de la population ont pu prendre conscience des enjeux et des conséquences engendrés par les orientations boulimiques suggérées par de nombreux investisseurs potentiels. En mûrissant un projet sans précipitation et en cherchant toujours conseil auprès des autochtones, une telle attente peut être le gage d’un tourisme plus maîtrisé. Au Ghana, le tourisme devient – comme un peu partout dans le Sud – une priorité pour le gouvernement en place. Il tente de se concentrer sur « l’écotourisme et les parcs nationaux, l’histoire et la période esclavagiste, les plages et les activités balnéaires ainsi que l’organisation de conférences », voici ce qu’on peut lire dans un article faisant la promotion du Ghana (Le Monde, 14/1/1999). Mais quelle proportion occupera par exemple l’écotourisme dans ce plan de développement par rapport au tourisme balnéaire plus classique ? 271
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À Luang Phrabang, au Laos, les autorités encouragent sévèrement les Laotiennes à délaisser toute idée de porter des pantalons en même temps qu’elles demandent aux hommes de se couper les cheveux bien courts ! Plus anachronique encore, le gouvernement laotien, directement responsable de la mort du dernier souverain régional dans une grotte non loin de la cité il y a une vingtaine d’années, s’engage désormais à promouvoir le tourisme historique dans la région. Une situation qui ne manque pas de piment : « Le roi était une figure quasi religieuse, c’est comme si on assassinait le pape et ensuite on allait promouvoir un circuit touristique dans la cité du Vatican ! » raconte un tour-opérateur étranger (International Herald Tribune, 8 mars 1999). La ville mise sur un tourisme responsable et à dimension humaine, une volonté que partagent tous les responsables touristiques de ce petit pays enclavé, pourtant l’un des plus pauvres de la planète. Le Laos entend résolument ne pas développer son tourisme à l’image de la Thaïlande voisine dont les dégâts constatés, après deux décennies d’intenses arrivées touristiques (en majorité masculines…), ont d’ailleurs convaincu la plupart des pays asiatiques d’opter pour un autre tourisme, un tourisme plus contrôlé sinon plus humain. Mais l’attrait des devises étrangères prend parfois facilement le dessus sur les bonnes intentions ! Le Laos n’est plus un enjeu géopolitique et n’est pas un partenaire économique important, il (sur)vit tranquillement à l’épreuve du temps qui court autour de lui, de l’autre côté de la frontière (Thaïlande, Viêt Nam, Chine…) : « Dans tous les sites touristiques des pays voisins, on se démène pour capter les devises fortes. Ici on oublie quelquefois jusqu’à la présence de l’homo turisticus assoiffé ou curieux » (Libération, 12 avril 1998). Ce qui attire aujourd’hui le voyageur au Laos, c’est ce qu’il fuit en Thaïlande : lorsqu’on arrive de l’aéroport gigantesque et bondé de Bangkok sur le petit terre-plein qui sert d’aéroport à Luang Phrabang ou même à Vientiane, les bougainvilliers remplacent le béton. C’est comme quitter Paris pour les Landes, on change d’univers… Signée en avril 1995 à Lanzarote en Espagne, la Charte du tourisme durable stipule que « le tourisme, de par son caractère ambivalent, puisqu’il peut contribuer de manière positive 272
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au développement socio-économique et culturel, mais aussi à la détérioration de l’environnement et à la perte de l’identité locale, doit être abordé dans une perspective globale ». Les exemples soulignant le « caractère ambivalent » sont effectivement nombreux, et l’on voit fréquemment s’entrecroiser des possibilités saines de développement touristique avec de graves inquiétudes liées aux aléas politiques, économiques ou culturels. Après l’arrêt définitif des essais nucléaires français dans le Pacifique, les îles polynésiennes ont dû se reconvertir au tourisme pour espérer quelques maigres recettes en comparaison de la rente d’un milliard de francs accordée annuellement par l’État français durant l’ère nucléaire. Cela dit, les habitants s’organisent en conséquence et ne regrettent en rien le départ des scientifiques et leur remplacement par des touristes aux portefeuilles bien garnis : aujourd’hui le tourisme doit impérativement remplir les caisses de la Polynésie française, et ses îles vedettes comme les Marquises, Tahiti et BoraBora engrangent de coquets bénéfices. Indéniablement, le tourisme est mieux que le nucléaire et peu nombreux sont ceux qui oseraient se plaindre de la mutation, mais une question demeure : le tourisme fera-t-il mieux que le nucléaire dans cet archipel du Pacifique pour l’instant pacifié ? En maints endroits de la planète, le tourisme apparaît comme l’ultime espoir de sortir de la misère, le dernier rempart pour contenir les ravages d’une modernisation effrénée. Qui dit ouverture au tourisme international dit ouverture des frontières. Une telle évolution débouche inexorablement sur moins d’autarcie politique et médiatique pour les régimes « durs », moins d’atteintes aux droits de l’homme et plus de libertés à long terme pour des populations longtemps cloîtrées derrière de solides rideaux de bambous. Ainsi, en Asie, la Chine ou la Birmanie, mais aussi le Viêt Nam ou le Laos sont aujourd’hui confrontés à ces nouveaux défis ; mais la manne touristique promise laisse autoriser les espoirs d’ouverture les plus fous… Des situations identiques sont également à l’œuvre au Maroc, en Russie, etc., ou dans la plupart des pays latino-américains et africains. Pourtant, certaines dictatures – celle de Suharto en Indonésie ou celle de Castro à Cuba – et certains régimes également autoritaires et/ou 273
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fortement corrompus – Cameroun, Maroc, Brésil, Mexique, etc. – ont amplement profité et profitent toujours de l’ouverture touristique, et des devises qu’elle apporte, pour légitimer leur présence aux rênes du pouvoir. Dans ces cas, le tourisme dessert les aspirations démocratiques tout en justifiant les politiques les plus répressives. Les affaires restent les affaires, et l’industrie touristique aux mains des grands groupes a d’abord besoin d’ordre pour fonctionner et engranger d’énormes bénéfices. Si les mouvements en faveur de la démocratie souffrent terriblement de cette situation – souvenons-nous du boycott organisé par les opposants au régime militaire birman… et de ses répercussions extrêmement modestes –, ils ne sont pas les seuls : les touristes eux-mêmes et les petites agences de voyage locales ont tout à perdre dans une telle conjoncture… La mise en place d’un tourisme réellement durable passe par le nécessaire détour par les « petits » (microstructures, entreprises familiales, etc.) pour ne pas trop servir les « grands » (multinationales du voyage, États et institutions gouvernementales, groupes de pression, etc.). C’est à ce titre – et à ce prix – qu’un tourisme, par exemple à destination de la Birmanie, peut tout de même s’inscrire dans l’intérêt des populations locales : des clandestins birmans rencontrés à la frontière thaïlandaise n’ont cessé de me répéter que leurs familles attendent impatiemment des touristes – qui n’arrivent qu’au compte-gouttes – pour améliorer leur quotidien, en affirmant que cet argent-là n’irait pas dans les poches des généraux corrompus… Le philosophe indo-catalan Raimon Panikkar s’inquiète de l’évolution du monde et du rôle de l’argent dans les relations humaines – ou plutôt l’absence de relations : « Dans le sud de l’Inde, on dit que quand une fourmi tire un éléphant, l’éléphant ne va pas à la fourmi mais la fourmi à l’éléphant. Si j’ai des dollars et que vous n’en avez pas, ne parlons pas d’échanges. Mais avec mes dollars et mon anglais, je peux voyager de Hilton en Hilton autour du monde. C’est la mondialisation. Le bulldozer de l’unification, de l’homogénéisation, avance inexorablement » (Télérama-L’Actualité Religieuse, 1998 : 97).
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Le tourisme et le voyage en général participent peu ou prou à la mondialisation des échanges et à l’uniformisation culturelle, mais voyager n’est qu’un élément parmi d’autres au sein du vaste mouvement autour de la modernité, et non pas sa finalité ou même une de ses conséquences. Le phénomène de changement social et culturel relève toujours de deux processus distincts : l’un est interne, il est lié à l’évolution des sociétés et se développe en raison de la création, de l’invention, du besoin de subsistance, de l’esprit capitaliste ; l’autre est externe et se produit par le changement perpétuel et les transformations ou adaptations exigées par le monde extérieur, qu’elles soient d’ordre culturel, politique, économique ou encore symbolique. Le tourisme ne fait pas que « détruire » ou « préserver » une culture ou un peuple, il participe surtout à l’évolution de toute société confrontée à sa forte présence. Du côté des « hôtes » comme de celui des « invités ». La question des relations entre tourisme et développement est également omniprésente dès lors que l’on évoque simplement le changement socioculturel. Voyons à présent, de manière très schématique et à l’aide de l’exemple balinais, ce à quoi ressemble le tourisme lorsqu’il se divise en deux branches, certes du même arbre (ici l’Occident), mais poussant dans des directions franchement opposées : • Nusa Dua = resorts touristiques = tourisme organisé = plutôt riches et villégiateurs = bonne proportion des recettes pour l’État et l’industrie du voyage = aide plutôt économiquement les grands groupes hôteliers et l’État, les boutiques luxueuses = isolement d’avec la population locale = possibilité de garder la culture plus ou moins intacte mais aussi risque d’absence de contact avec les autochtones. • Kuta = pensions familiales = tourisme indépendant = plutôt fauchés et routards = bonne proportion des recettes pour la population locale = aide plutôt économiquement les autochtones, les échoppes dans la rue = mélange avec la population locale = risque majeur de dégradation de la
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culture locale mais aussi possibilité de partage et de rencontre avec les autochtones. Aucune des deux voies n’apparaît finalement clairement meilleure que l’autre. La seule possibilité de concilier préservation culturelle et rentabilité économique – mais l’issue en semble tout à fait utopique à ce jour – serait évidemment de modifier fondamentalement les comportements et les mentalités de la plus grande partie de la clientèle touristique planétaire ! Mais les surfeurs australiens, attablés le soir dans les bars à Kuta et lorgnant les prostituées « locales », ou les groupes de touristes français enfermés dans un ghetto paradisiaque quelque part dans le complexe de Nusa Dua, ne vont pas, du jour au lendemain, se convertir en modèles de tourisme de rencontre partagée, ni même en archétypes du tourisme culturel le plus classique… En conclusion, nous dirons que le dilemme est complexe car la culture devient à la fois une valeur à défendre et une valeur à commercialiser. Même si l’enjeu de nos jours consiste à concilier la préservation des cultures autochtones avec la possibilité de faire bénéficier les populations locales des fruits du tourisme, deux voies paraissent nettement s’opposer : • Soit on préserve la culture, mais la population locale ne bénéficie presque pas des profits touristiques. • Soit la population locale bénéficie plus ou moins des recettes du tourisme mais la culture traditionnelle est mise à rude épreuve. Vers un voyage intelligent et un tourisme culturel « durable » ? Longtemps, le tourisme est apparu comme la poule aux œufs d’or, il est désormais souvent marqué d’amertume et constitue l’unique voie de salut sur la route du développement. Le « passeport » pour ce dernier, tant vanté il y a deux décennies par l’Unesco et d’autres (Kadt, 1979), est en passe – dans certains cas – de devenir une « carte de rationnement ». Quelques exemples non exhaustifs témoignent de l’ampleur des désillusions subies. En Jamaïque, les autorités ont presque tout misé sur la venue des touristes nord-américains, mais les autochtones pré276
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fèrent plutôt parler de néocolonialisme que de développement. Et la Jamaïque serait déjà devenue selon certains la « Jamérique », terme forgé dans l’île caraïbe qui, tous les ans, accueille plus d’un million et demi de touristes venant se réfugier dans les hôtels de luxe qui parsèment son bord de mer… À Pattaya, en Thaïlande, haut-lieu du tourisme balnéaire et sexuel pendant trois décennies, ce sont aujourd’hui les nouveaux riches russes qui viennent remplacer les Américains ou les Allemands… Et puis il y a certains voyages organisés qui prônent l’aventure aux uns et propose l’exploitation aux autres. Dans une « Lettre ouverte au président du Club alpin français », un lecteur de Charlie Hebdo dénonce un semblant d’expédition himalayenne sur fond de misère sociale qui lui a été vendu fin 1998 : « Est-il acceptable que tentes, alimentation et matériel de cuisine complet avec ustensiles, réchauds à pétrole, tables et chaises, soient portés jusqu’à plus de 5 000 m par des porteurs habillés de loques et non équipés de crampons ? Nos vaillants candidats himalayistes du Club alpin français ne sont-ils pas capables de porter autre chose que leur appareil photo, leur gourde et leur crème solaire ? […] Dans les pays du tiers monde, le “vacancier” de pays nanti n’aime guère être confronté à ce type de réflexions » (dans Charlie Hebdo, 3/2/1999). Des amis indonésiens, guides de haute montagne dans leur immense archipel, m’ont raconté une histoire à peu près de la même veine qui leur est arrivée à Java au cours d’une ascension d’un volcan. Des touristes autrichiens, menés par un accompagnateur autoritaire aux forts accents colonialistes, ont exigé que l’équipe de porteurs locaux grimpe jusqu’au camp de base situé au pied du sommet du volcan avec toutes les affaires des touristes dont une dizaine de valises ! Lors d’une pause repas, l’accompagnateur irrespectueux a demandé que ses clients ne soient pas obligés de s’asseoir à même le sol avant de réclamer des chaises ! (« chez nous on est civilisé, on s’assied sur des chaises, alors merci d’en trouver ! » aurait-il éructé). Inutile de dire que l’ambiance tournait au vinaigre. Et l’un de mes amis guides de me dire : « En fait, leur but était simplement de nous faire souffrir au maximum, cela leur donnait l’impression d’être un instant les maîtres du monde » ! À un tel niveau de dégradation, il ne convient plus de parler de tourisme 277
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de rencontre partagée mais d’envisager une procédure d’expulsion de touristes mal élevés… En Éthiopie, le site prestigieux de Lalibela, où se trouvent des églises taillées dans le roc, s’ouvre progressivement au tourisme international non sans causer de profonds bouleversements. Seules richesses d’une région extrêmement pauvre, ces célèbres églises excavées dans la roche focalisent toutes les envies, tous les besoins : « Le ticket d’entrée dans une église coûte 100 birrs (12 dollars) pour un étranger, soit deux fois le salaire mensuel de la moitié des habitants de Lalibela ! Et un jeune guide gagne en trois heures plus que son père en un mois. Toutefois, le site attire “ seulement ” 10 000 touristes étrangers par an, qui y séjournent deux jours en moyenne. Ils se plaignent de la pauvreté des infrastructures d’assainissement, de la sous-qualification et de l’agressivité des guides, du harcèlement des mendiants et du coût trop élevé des visites » indique Sophie Boukhari (Le Courrier de l’Unesco, juillet-août 1998 : 72). Mais comment seulement envisager une rencontre culturelle dans ces conditions de vie et le fossé économique gigantesque entre hôtes et visiteurs ? Pour l’heure, la modernité investit peu à peu les lieux de l’ancienne cité médiévale : routes, aéroport, électricité, téléphone, etc., mais aussi boutiques de souvenirs, restaurants, parking, banque, musée, maison de l’artisanat… Le site de Lalibela ressemblerat-il prochainement à celui de Petra en Jordanie, défiguré par le tourisme de masse, ses hôtels construits à l’emporte-pièce et une politique d’aménagement touristique particulièrement chaotique ? Ou alors faut-il, comme certains le pensent, craindre le succès d’un éventuel « Holly Hollywood » au cœur d’une Éthiopie sortant à peine des affres de la guerre ? Le développement durable est étroitement lié au respect de la nature. La notion a été reprise par la plupart des organisations de protection de l’environnement. La nature ouvrira la voie au tourisme. En 1991, l’Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (UICN), le Fonds mondial pour la nature (WWF), le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) publient un rapport intitulé Caring for Earth 278
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qui reprend les principaux thèmes du développement durable. Ce rapport « décrit le développement durable comme “une sorte de développement qui prévoit de réelles améliorations de la qualité de la vie humaine, et en même temps conserve la vitalité et la diversité de la terre” » (dans Deprest, 1997 : 69). C’est ensuite l’Organisation mondiale du tourisme qui prend, progressivement, le relais dans la promotion du tourisme durable (sustainable tourism development). En France, le terme se traduit tantôt par « durable » tantôt par « soutenable ». Même si pour l’heure, la notion de tourisme durable reste étroitement liée à la protection de l’environnement, il serait aussi erroné de ne voir en elle qu’une place de choix réservée à l’écotourisme. Le tourisme durable concerne tout aussi bien les milieux culturels et humains, et il suffit, pour s’en convaincre, de consulter la Charte du tourisme durable, ou encore le Guide for Local Planners, très utile pour les populations désireuses de se prémunir contre les risques de confiscation de « leur » tourisme par l’État qui tente de tout contrôler, et par les voyagistes peu scrupuleux rôdant à l’affût des bonnes affaires du voyage… Le véritable tourisme durable ne peut finalement qu’être un tourisme durable alternatif. Par « alternatif » – terme aussi galvaudé que ceux de « durable » ou de « écotourisme » – on entendra ici un tourisme comprenant les spécificités suivantes : • Nombre de touristes-voyageurs restreint ; • Rôle notable, de gestion et de décision, concédé aux autochtones ; • Préférence des lieux situés « hors des sentiers battus » ; • Prédilection pour une immersion dans le milieu naturel et/ou culturel ; • Volonté de s’adapter aux conditions locales (alimentation, hébergement) ; • Désir de mieux connaître la culture de l’autre et la nature de l’ailleurs ; • Désir de rencontrer, de partager et d’échanger, quête de connaissances ;
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• Intérêt pour vivre une expérience selon une éthique du voyage responsable. Si ce tourisme à la fois durable et alternatif, les deux qualificatifs allant de pair selon nous, est incontestablement le tourisme d’avenir qui serait le plus responsable, il n’est pas à l’abri d’un certain nombre de problèmes et surtout de dérapages. D’abord, ce tourisme découvre plus en profondeur l’existence des hôtes, leur vie quotidienne, il rend par conséquent plus vulnérables ces populations qui s’ouvrent à lui. De même pour la nature. Ensuite, une mauvaise évaluation du terrain et des populations, des pratiques et des besoins inappropriés peuvent perturber les espaces naturels et humains visités. Enfin, le tourisme alternatif sera inévitablement un terrain d’essai pour de nouvelles destinations qu’un jour des tours-opérateurs d’aventure ou culturels vendront dans leurs catalogues (Williams, 1998 : 122). Il importe de comprendre que le tourisme durable alternatif ne peut espérer remplacer le tourisme consumériste de masse, ou alors il ne conserverait d’alternatif plus que le nom ! C’est un fait avéré, le tourisme alternatif n’a de sens et d’intérêt que parce qu’il est véritablement alternatif… Par contre, il est toujours possible d’œuvrer à une grande échelle en faveur d’un tourisme de masse et classique plus durable, c’est-à-dire plus respectueux des milieux culturels et naturels visités. Cela fait déjà beaucoup de travail pour demain, surtout si l’expérience des uns pouvait quelque peu influencer – à long terme – celle des autres, voire les inciter à changer de cap et à opter pour un autre tourisme, une autre manière de voyager et de voir le monde. Explorant les nouvelles formes de tourisme durable envisageables pour l’avenir, Martin Mowforth et Ian Munt, à l’aide de nombreux exemples dont le Zimbabwe, le Népal et le Belize, avancent des premiers bilans quant aux expériences de tourisme durable et lancent des pistes en veillant prudemment à privilégier le développement local à l’intérieur d’un contexte global ; les auteurs expliquent également l’intérêt – et l’urgence de développer – des approches multidisciplinaires pour mieux cerner les enjeux du tourisme international
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à venir et répondre à ses sollicitations pour étendre la recherche dans ce domaine (Mowforth, Munt, 1998). Le tourisme est un espoir de lendemains plus vivables sinon plus harmonieux : « Notre capacité à apprendre et à œuvrer en faveur d’un changement n’a jamais été aussi prometteuse » écrit Deborah Maclaren (1999) et le tourisme est un formidable moyen pour se retrouver entre étrangers, pour enfin communiquer, échanger et partager des paroles et des gestes entre gens de conditions et de lieux différents. La chance qu’offre le tourisme de demain est celle de sensibiliser – grâce à la rencontre avec d’autres milieux naturels, culturels et humains – l’ensemble des peuples à lutter contre les véritables fléaux de notre planète, à savoir le nationalisme exacerbé, l’intégrisme religieux, la pauvreté, les écocides et les ethnocides qui se déroulent à l’abri des caméras de journalistes… et de touristes ! Avec 600 000 habitants, le Bhoutan, pays enclavé du sous-continent indien, très attaché à la défense de son identité culturelle et religieuse, et déterminé à développer un tourisme intelligent et restreint (seulement 5 365 voyageurs en 1997), appliquait jusqu’à récemment un système de quota en ce qui concerne le contrôle des flux touristiques, mais la politique du gouvernement dans ce domaine s’assouplit d’année en année. Pour l’heure, les touristes sont toujours contraints de payer à l’État deux cents dollars US par jour de visite de ce modeste pays himalayen, mais 35 % de cette somme revient directement aux populations, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation dont les services sont entièrement gratuits pour les Bhoutanais… Un excellent exemple de tourisme durable… mais qui n’est pas à la portée du premier touriste venu ! Le tourisme durable est et restera, cela paraît indéniable, sauf à verser dans la démagogie, un tourisme réservé à une minorité, une forme de voyage qui ne pourra jamais intéresser le plus grand nombre. Lapalissade qui n’empêche cependant pas de multiplier les efforts en vue d’en convaincre davantage, ni de veiller à devenir et rester soi-même un « bon » touriste ! Le développement d’un tourisme durable ne peut faire l’économie d’une éducation 281
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touristique dès le plus jeune âge où l’on s’attellerait à susciter la curiosité de l’autre en même temps qu’on apprendrait à mieux connaître l’ailleurs en étudiant ses histoires, ses géographies et ses cultures, toutes plus plurielles les unes que les autres. À ce titre, il conviendrait de rompre progressivement avec l’image puis la réalité d’un tourisme essentiellement massif et classique. Pour rompre avec cette « tradition », il n’est pas vain de se plonger dans ce qu’elle a de plus caricatural afin d’en connaître les contours les plus litigieux pour ensuite mieux les ôter de nos comportements vacanciers… Pourquoi ne pas rapporter de nos pérégrinations autre chose que des bibelots en toc, des photos déjà vues, des cartes postales… De la lecture et de la musique, par exemple, tous deux étant de puissants vecteurs de diffusion pour la culture universelle. Les instruments de musique, les livres du cru, les CD ou les cassettes, sont des souvenirs qui résistent à notre mémoire, la musique étant autant une invitation qu’un rappel au voyage, un périple qui toujours recommence. À Cuba ou au Brésil, en Côte d’Ivoire ou en Afrique du Sud, la musique est une religion populaire où chacun peut puiser à sa guise. Mais l’univers de la musique, mais également de la danse ou des spectacles, est aussi multiple que celui du voyage, et le tout est de trouver l’artiste, le lieu, l’ambiance de son choix dans un dédale de possibilités : à La Havane, le touriste qui se rend au Tropicana n’aura pas la même expérience du « voyage musical » que celui qui assiste à une répétition animée ou à un « bœuf » spontané quelque part dans un quartier périphérique de la capitale. De même à Lisbonne où « les bonnes adresses de tascas, bars où l’on chante le fado, s’échangent sous le manteau. C’est une sorte de langage codé, de résistance contre le tourisme planétaire » (dans Ulysse, mars-avril 1999 : 5). Les « bons plans » ne sont que rarement à la portée du premier venu ! Le voyage nous apprend aussi la difficulté et la patience afin d’enrichir davantage nos expériences. La niaiserie présumée et parfois vérifiée du « touriste » n’est jamais mieux décrite que par les voies détournées de la dérision et de l’ironie. À ce titre, la bande dessinée s’est montrée particulièrement imaginative et sarcastique avec les albums hilarants de Claire Brétécher (Tourista !), de Reiser (Vive les vacances !) ou de 282
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Binet. Ce dernier explore les mentalités touristiques des Français en vacances, n’épargnant aucunement leurs actes les plus anodins ou les plus ridicules. Avec Les Bidochon en vacances (1981), il dépeint le traditionnel séjour balnéaire des nombreux « juilletistes » ou « aoûtiens » ; avec Les Bidochon en voyage organisé (1984), Binet transporte sa famille de monastère en monastère et décortique les comportements des touristes français à l’étranger avec un ton ironique qui sonne (trop) souvent juste, et qui n’est pas sans nous rappeler nos propres observations… La réalité peut étrangement ressembler aux fictions romanesques ou aux récits de bandes dessinées, et même les dépasser parfois, comme le montrent ces trois brèves recueillies dans la presse en 1998-1999. La mondialisation perturbe l’univers sécurisant du vacancier au point de lui faire prendre d’autres chemins que ceux escomptés au départ : des plaisantins londoniens ont ainsi fait monter dans un train pour Torquay, une station balnéaire du sud de l’Angleterre, une touriste japonaise qui voulait se rendre en Turquie – Turkey en anglais – ; celle-ci ne se rendit compte de rien, passa une nuit à l’hôtel où elle a tenté de payer en monnaie turque ! Au bout de son drôle de périple « turc » elle a été réorientée, toujours souriante, vers l’aéroport international de Londres… La Coupe du monde de football 98 regorge aussi de son lot d’anecdotes de l’impossible voyage : une secrétaire anglaise a réservé pour les cadres de son entreprise des places pour la finale à pas moins de 8 800 kilomètres du stade de France ! Via Internet, elle a ainsi réservé des chambres à l’hôtel Saint-Denis, mais manque de chance, l’hôtel en question se trouve à SaintDenis de la Réunion au cœur de l’océan Indien. Au cours de la réservation téléphonique, le réceptionniste précisa même que l’hôtel était à deux pas du stade. Le stade de la Réunion ! Enfin, un dernier récit illustre la circulation des hommes et des bêtes, et dénote l’impact de l’activité planétaire. En janvier 1999, dans la province argentine du Chaco, une ménagère déniche un crocodile de deux mètres de long sous un meuble ; environ un mois plus tard, c’est dans un hôtel parisien qu’une femme de ménage déloge un crocodile du Nil, oublié par un 283
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client sous un lit… D’Égypte en France, en passant par l’Argentine, est-ce le même crocodile ? Non, mais le crocodile est à la mode – et pas seulement sur les maillots – d’un bout de la planète à l’autre. Encore et toujours la déstabilisante et mouvante mondialisation… Toutes ces histoires saugrenues, et bien d’autres – ne rapportons-nous pas tous en souvenir de nos girations planétaires quelque anecdote du genre ? – devraient stimuler l’imagination de tous les romanciers, cinéastes… et auteurs de bandes dessinées !
Les voyages insolites et déformés Le cybertourisme ou la mise en fiction du réel. Du voyage à Internet, des Argonautes du Pacifique aux Internautes de l’Informatique, comment est-on passé si rapidement de Malinowski à Bill Gates ? Nous le savons tous. Internet révolutionne la communication. Le Net ou le Web bouleverse aussi l’univers du voyage en permettant aux sédentaires affirmés, sans détours exotiques inutiles, de goûter aux joies du voyage sans en connaître les peines. L’aventure sans la mésaventure. Dans le magazine Ulysse (avril 1998), Audrey Williamson cite l’exemple d’un couple de Français qui, parti arpenter pendant neuf mois les frontières du globe, entend partager ses aventures avec des écoliers français et surtout leur faire part, via Internet, de la vie quotidienne de leurs camarades d’Asie et d’ailleurs. La communication est réciproque et tellement facilitée par l’informatique en réseau : « un clavier pour partager, un écran pour s’évader sans se déplacer ». Au cours des neuf lunes de gestation authentiquement routarde, « il y aura eu 8 500 connections au site Internet : amis et parents, voyageurs branchés et internautes anonymes en quête de rêve, d’ambiances de voyage par procuration ». Toutefois, la communication n’est pas toujours, loin s’en faut, là où on le pense. Plus on communique virtuellement, moins on se rencontre réellement. Et l’abonnement à Internet ne remplacera jamais la bonne vieille boussole ni même le bottin jaune. Même si les internautes sont eux-mêmes des voyageurs patentés. Arrivé à Hong Kong, à la fin de son périple, le couple témoigne : « Là, c’était plutôt comique : 284
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on consultait notre site dans une salle d’attente lorsque quelqu’un nous a abordés : « “Ah ! Vous avez découvert ce site ! Moi aussi”. Il nous connaissait et suivait notre périple sur Internet… alors que nous étions assis à côté de lui ! ». La chute est assez terrible. Ne vaudrait-il donc pas mieux éteindre parfois l’ordinateur et aller s’attabler autour d’une bière fraîche chinoise ? Le problème, c’est qu’on n’y pense pas, on n’a pas le temps non plus, puisqu’on le passe sur le clavier. Mais, fort heureusement, tout le monde ne préfère pas encore les chiffres et les lettres du clavier ou de l’écran à la discussion avec un autochtone ou un voisin, à la rencontre avec la nature et la culture d’un ailleurs. Intranet/Internet a été installé dans tous les appartements d’un grand immeuble en Îlede-France. Cela a permis de faire renaître la convivialité entre les voisins, qui peuvent enfin communiquer, alors que bon nombre ne se sont jamais adressé la parole. Dans ce cas, la machine permet de franchir le pas impossible que le regard ou la parole en vis-à-vis ne s’autorisait pas ou plus. Mais gare aux dérives, à ces détours de l’irréel pour le réel. Car l’hôte retrouvé grâce à la magie informatique facilement se dérobe. L’hôte informatique n’est jamais qu’un site, un site de plus. Un site de plus à visiter. Voyager, c’est rêver d’un espace-temps différent du nôtre. Internet offre la possibilité à ses adeptes les plus avisés de parcourir la planète en embarquant sur cet étrange vaisseau venu d’ailleurs qu’on nomme computer. La Terre n’est plus qu’un tapis et la souris remplace la marche ou l’avion. On ne se déplace plus mais on surfe. Le voyage provient généralement d’un égarement ; on s’est perdu sur le Web et on cherche, on fouille, on fouine ce qui retiendra le plus longtemps notre œil scotché sur l’écran ! On arrive finalement à destination mais on en change aussi très facilement. Charles d’Usseau est parti ainsi en voyage dans toutes les grandes villes d’Europe : de Prague à Venise, d’Istanbul à Lisbonne, de Madrid à Londres, le voyageur-internaute s’épuise le regard et finit la nuit sur les rotules : « Mais quelle est cette saudade qui me prend, cette mélancolie singulière ? Ce doit être le vinho verde de cette tasca de Bélem ? Si j’allais au Slavia manger un jarret de porc accompagné d’une bonne Pilsen ? Ou au hammam, me faire remettre le corps et les idées en place ? pJ’ai 285
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la tête qui tourne, le compteur France Télécom aussi. Les écrans défilent, et moi, je m’accroche » (dans Ulysse, mai-juin 1999). Le cybernomadisme se pratique tant dans l’espace réel que virtuel. Le voyageur de plus en plus emporte avec lui au bout du monde son ordinateur portable. Ces ordinateurs toujours plus réduits ne sont déjà plus aussi épais qu’un guide Lonely Planet ; on les emmène donc partout avec nous, ils deviennent nos compagnons de route aussi indispensables que le guide de voyage et le passeport. Il est la preuve que le tourisme ne parvient plus à échapper à l’utilité, à l’utilitaire. Le danger, aujourd’hui, consiste à trop confondre illusion et réalité : d’un côté, la préservation du mode de vie des populations montagnardes ou des peuples de la forêt est ainsi parfois abusivement mise au crédit du succès de l’industrie touristique occidentale… De l’autre, les membres des communautés tribales sont quelquefois des enseignants ou des médecins résidant dans une grande ville voisine, mais ils se voient contraints de continuer à jouer de temps en temps aux « bons primitifs » afin de satisfaire les visiteurs… La simulation est totale mais chacun semble nourrir la sienne de celle de l’autre ! Comme le souligne parfaitement Chris Rojek dans un article intitulé « Cybertourism and the Phantasmagoria of Place » (dans Ringer, 1998 : 33-48) : « C’est l’espace touristique qui attire les flux touristiques », un espace que nous ne cessons de rêver pour le construire à notre image. Un espace que l’imaginaire se charge de mythifier et, actuellement, cette situation n’est pas sans liens avec l’attrait constaté en faveur des religions personnelles ou marginales, de l’occultisme et des phénomènes surnaturels et paranormaux, du feuilleton télévisé X-Files, du new-age, des voyages chamaniques, etc. Le cybertourisme est même une façon de réaffirmer son nomadisme d’une manière singulièrement inédite, par exemple le tourisme peul via Internet : en 1998 dans le journal Réforme, Oumou Sy, l’une des premières internautes du Sénégal, porte un jugement sans détour : « Pour moi, Internet c’est un outil pour voyager sans bouger. Comme je suis d’origine nomade, j’aime ça, cette liberté de voyage sans frontière, sans administration centrale. Chez nous, les Peuls, quand on veut s’en aller, on prend 286
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une poignée de sable dans la main, on le laisse s’écouler pour savoir d’où souffle le vent, et on part vers où s’envole le sable… Avec Internet, c’est un peu la même chose ». Quant au cybernomade professionnel, il n’a souvent ni bureau, ni domicile, ni famille. Même les postes restantes – ces lieux de fixation lors des voyages – sont lentement remplacées par des adresses postales et le courrier informatique traverse le globe plus rapidement que tous les facteurs réunis ! Les cafés Internet explosent pendant que les services postaux retardent. Ainsi avance notre monde épris de vitesse, dopé à l’obligation de résultats tangibles. Mais comment suivre la cadence ? Les cybernomades sont aussi les nouveaux sans domicile fixe (SDF), toujours en quête de nouveaux amis logeurs. La « recherche de l’hôte » ne s’arrête pas au bas de l’écran, elle se poursuit dans les cybercafés puis dans les salons des « vrais » hôtes : « comme j’avais beaucoup d’amis un peu partout, je suis devenu SDF. Ma qualité de vie s’est nettement améliorée. Je dépense peu, je ne paie pas de loyer, je ne reçois pas de factures » raconte Charlie, un cybertouriste anglais particulièrement opiniâtre (cité dans Courrier International, 25 décembre 1998-6 janvier 1999). Le cybertouriste est un voyageur proprement égoïste, trop facilement imbu de lui-même ou de sa haute technologie portable. Le cybernomadisme est à la mode surtout s’il est professionnel et permet de trouver du travail à l’heure où il se fait rare : en se déplaçant aisément de la sorte, un chômeur baladeur aura plus de chances de réussite ! Le mode de vie itinérant via l’informatique fascine les jeunes soucieux de ne pas se voir dépassés par les événements ou les voisins : le cybertourisme est certainement la forme de voyage la plus égoïste qui soit. Le voyage se fait parfois compétition professionnelle et exige un « minimum » de matériel. Edward Waller en propose la formule gagnante : « Pour moins de cinq mille dollars, vous avez un téléphone satellitaire qui couvre 99 % de la surface de la Terre à 2,40 dollars la minute. Ensuite, il suffit d’un ordinateur portable avec une fonction vidéoconférence, d’un télécopieur, d’une imprimante et d’un modem » (dans Ibid.). Avec cet arsenal du parfait cyberbourlingueur, l’aventurier des temps modernes est paré pour gagner sa croûte et lutter contre le chômage ! Mais le déracinement continu et l’absence de repères 287
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perturbent aussi le voyageur cybernétique : on se recrée d’autres attaches, les objets emportés partout deviennent des talismans, la chambre d’hôtel se transforme en maison provisoire… Le voyage n’est pas voyage s’il ne s’arrête pas toujours quelque part. Plus extravagant encore, le voyage sans gravité se passera demain dans l’espace, le vrai et le grand. Déjà, avec le passage du mur du son (Mach 2), les voyages en Concorde pouvaient couper le souffle à ses fortunés et privilégiés passagers. À son bord, on voyage plus vite que le soleil. Et le Journal de Lonely Planet (1er trimestre 1999) rappelle que « si vous quittez Paris à 11 h du matin le 1er janvier, vous arriverez à New York après 3 h 45 de vol, le même jour à 8 h 45. C’est le seul cas où, en voyageant dans le même sens que le soleil, d’est en ouest, vous arrivez avant d’être parti ! ». Mais le voyage dans l’espace se veut non seulement plus cher mais aussi plus original. L’espace, une destination touristique d’avenir. Aux États-Unis, des milliards de dollars sont consacrés à la mise en place dès que possible d’un tourisme spatial « de haut vol ». Un architecte de l’espace espère que « son hôtel orbital sera opérationnel d’ici l’an 2017 ». Howard Wolff, l’un des concepteurs les plus enchantés par les affaires de l’espace, se berce de rêves déjà bien agencés : « L’une des choses qui, j’en suis sûr, vont fasciner les gens, c’est l’idée de faire l’amour en apesanteur. Nous envisageons des suites spéciales pour lunes de miel. On a parlé de la nécessité de porter des sangles ou de s’amarrer à son partenaire. Le seul fait d’y penser est déjà amusant. […] Nous prévoyons une gamme de loisirs que les gens pourront découvrir tout en ressentant à quel point leur corps est différent dans l’espace » (dans Courrier International, 22-28 avril 1999). Reste l’argent ! Qui pourra se payer ce type de croisière spatiale ? « Le hic, c’est que ce genre de voyage ne sera pas abordable tant qu’il n’y aura pas un marché de consommation de masse » reconnaît Wolff. Sûr que le jour venu où ce tourisme spatial sera à la portée du plus grand nombre, la possibilité de pratiquer un tourisme durable de rencontre partagée sera accordée à tous les habitants de la Terre et d’ailleurs… Pour l’heure, un voyagiste de Seattle croit fermement à la « démocratisation » du voyage dans l’espace. Il a déjà vendu 288
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« plus de 250 places, à 98 000 dollars (540 000 FF), sur des vols bihebdomadaires à partir de juillet 2002 »… Le tourisme expérimental, plus terre à terre, offre des possibilités de vacances virtuelles également hors du commun. On voyage à domicile pour trois fois rien si ce n’est le prix de l’illusion de l’ailleurs. On se rend ainsi facilement en Chine pendant une journée : après une séance d’initiation au taï-chi, on fait rapidement les courses à l’épicerie chinoise à côté du supermarché, on va écouter un peu de musique traditionnelle taoïste à la Fnac, si on a le temps on ira voir la vidéo du dernier Jackie Chan chez un ami, sinon on se plongera dans un énième récit de la Longue Marche sur une terrasse ensoleillée, on va ensuite manger au « Bon Pékin » puis finir la soirée au cinéma en regardant le meilleur film de Zhang Yimu dans le cadre de la semaine du cinéma chinois… Ce tourisme, dont le circuit « découvertes » est indéniable, peut se multiplier à l’infini, selon les pays ou les thèmes de voyage désirés. Il vaut mieux être cependant en ville qu’en rase campagne pour voyager de la sorte ! Combien d’adeptes de ce tourisme-là, peu coûteux et peu risqué, à deux pas de chez vous ? Le tourisme expérimental de ce type, avec ses multiples variantes, sera sans doute demain à la fois le tourisme du sédentaire et le tourisme du pauvre. Plus personne n’échappera toutefois à la condition nomade. Mais ce tourisme reste un tourisme d’assouvissement de désirs personnels très éloigné d’un tourisme de rencontre partagée… Peu avant que la vague du multimédia ne vienne s’abattre sur le monde, Tzvetan Todorov remarquait : « Le touriste est un visiteur pressé qui préfère les monuments aux êtres humains. […] La rapidité du voyage est déjà une raison à sa préférence pour l’inanimé par rapport à l’animé. […] L’absence de rencontres avec des sujets différents est beaucoup plus reposante, puisqu’elle ne remet jamais en question notre identité ; il est moins dangereux de voir des chameaux que des hommes » (Todorov, 1989 : 378). Il est encore moins dangereux de voir un écran que des chameaux ! La recherche de l’hôte se trouvant aux antipodes de la quête de l’autre. À moins que l’anti-voyage ne devienne le modèle 289
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du voyage du futur ? Le penseur chinois Lie Tseu, voyageant au cœur du taoïsme, laissa à la postérité cette citation qui s’applique aujourd’hui fort bien à l’internaute-voyageur. Dépourvu devant son engin terrifiant qui l’expédie si facilement sur la Lune à l’aide d’une simple souris mais qui se montre incapable de boire une bière avec son voisin de palier, le voyageur virtuel pourra y puiser de l’inspiration avant de s’élever : « Le but suprême du voyageur est de ne plus savoir ce qu’il contemple. Chaque être, chaque chose est occasion de voyage, de contemplation ». Mais contempler un écran d’ordinateur dans l’espoir de voyager, est-ce vraiment le meilleur moyen de rencontrer l’autre ? Les marges du voyage et le tourisme de misère. Nos sociétés méprisent les misérables mais héroïsent à l’envi les voyageurs. Le macrocosme est à l’image du microcosme : le refus de comprendre l’autre de l’ailleurs résonne tristement avec le rejet de l’autre de chez nous. Alors que les mobilités augmentent un peu partout dans le monde dans des formes de plus en plus antagonistes, les mentalités se ferment et les nomades parlent à des murs. Un ami parisien me disait au cours des premiers jours de janvier 1999 : « Les images de voitures brûlées lors de la nuit du Nouvel An à Strasbourg furent époustouflantes. Cela doit attirer bien du monde tout ça ! Préviens-moi si ça devait se reproduire, ce sera une excellente occasion pour me rendre à Strasbourg ». Il existe pourtant d’autres moyens d’attirer des visiteurs dans nos banlieues plus riches en culture vivante que dans n’importe quel quartier résidentiel ! Mc Solaar n’a pas entièrement tort lorsqu’il annonce la couleur dans sa chanson « Paradisiaque » : « Viens voir les quartiers pour trouver le paradis où les anges touchent le RMI ». Pour éviter l’incendie général, la banlieue doit sortir de la grisaille qui la mine de l’intérieur. Jamais à court d’une nouvelle idée de commercialisation touristique, le Routard en a déjà fait un guide… Les anciens hobos, nés à la fin du XIXe siècle sur les décombres de la crise économique en Amérique jetant déjà ses milliers de chômeurs dans la rue, sillonnaient les États en quête de chantiers pour travailler, de trains pour se déplacer, d’emplois 290
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pour exister sur le plan social et survivre sur le plan financier. Nels Anderson a pu relever dès 1923, dans son ouvrage Le Hobo. Sociologie du sans-abri (1993), la culture libertaire qui sous-tendait le mode de vie bohème. Le hobo n’est pas qu’un chômeur ou un travailleur nomade, il est aussi un jouisseur de la vie, un rescapé du romantisme. On en oublierait presque que le temps de l’errance est aussi un temps de déviance et de rejet, et souvent de souffrance, un temps qui peut nous faire croire que tout est possible… Mais pour Anderson, le « bon » hobo n’est pas le travailleur mais l’oisif, celui qui met son temps au service de la vie et non du labeur, celui qui refuse le diktat économique. Nourri d’un imaginaire puissant marqué notamment par la figure d’un Jack London, il est surtout un pionnier, un éclaireur, un découvreur potentiel d’un hypothétique Far West. L’image du hobo est mythique car elle représente l’extrême voyage au bout du « tourisme moyen ». Ce n’est donc pas par hasard que tous les aventuriers originaux en mal d’ancêtres, certains ethnologues, militants ou touristes soucieux de se démarquer, revendiquent l’héritage du hobo. Ils lui attribuent le statut envié de « vrai » voyageur, voyant en lui le modèle idéal – celui que généralement, par peur ou manque de courage, on ne parviendra pas à imiter… – du nécessaire détachement de nos attaches aliénantes, qu’elles soient matérielles ou affectives. Des « vagabonds du rail » (London) aux « nomades du vide » (Chobeaux), en passant par les « clochards élégants » (Kérouac), l’univers de l’errance – dont Bruce Chatwin (1996) a décortiqué l’anatomie sur le mode du travel writing – a plus changé en degré qu’en nature. Et l’Amérique reste l’Amérique. Il m’est par exemple arrivé, « sur la route », de partager durant quelques jours la pitance, la vinasse et le mode de vie d’un hobo « moderne », en reliant les deux extrémités des États-Unis. Âgé d’une quarantaine d’années, Charles fait la route depuis près de dix ans. D’où vient-il et où a-t-il grandi ? « Quelque part entre New York et Boston, mais je ne sais plus trop bien ; maintenant mes seules attaches sont la route, le vent, la pluie et le soleil »… À chaque véhicule qui s’arrêtait au bord de la route, la première question de mon compagnon d’infortune ne fut pas vraiment celle du stoppeur « classique » se destinant en un lieu précis : 291
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« Bonjour monsieur, où allez-vous ? ». Les questions suivantes ne tardent pas non plus à surgir : « Pensez-vous qu’il y a du travail par là-bas ? Peut-être pourriez-vous m’aider à trouver un petit job temporaire, même si c’est mal payé ? ». Des interrogations qui ont laissé quelques automobilistes pour le moins interloqués… Les formes que revêt le vagabondage sont multiples. Il y a les errants et les mendiants, les paumés et les désespérés, les renonçants et les expulsés. En accumulant le malheur, on peut être un peu tout cela à la fois. Mais la « bonne société » a toujours distingué les vrais vagabonds des faux. Les « vrais » : ceux qui, happés par la cruauté du monde mais prêts à se rendre utiles, restent malgré tout intégrés au sein de la communauté. Les « faux » : ceux qui fuient à la fois le travail et la communauté. La société préfère sans aucun doute le vagabond, appauvri et même déchu de toute humanité, mais « acceptable » et présent à leurs côtés, et à qui on cède volontiers une pièce de temps en temps, au vagabond rebelle et fuyard, « inacceptable » (donc « enfermable » !) et absent (donc en quelque sorte inexistant), tenté par l’oisiveté et l’inconnu. Les comportements vis-à-vis du « vrai » SDF – version moderne du vagabond – oscillent entre charité bienveillante et compassion religieuse, quelque chose entre le Téléthon et Emmaüs. Les attitudes envers le « faux » SDF, usurpateur de la misère officiellement acceptée, expriment en revanche au mieux la méfiance, au pire la haine. Après avoir été privés de citoyenneté, certains sont expulsés de la cité, d’autres sont morts brûlés ou tabassés… L’histoire est pleine d’œuvres charitables – depuis saint Vincent de Paul jusqu’à l’abbé Pierre – pour les uns et de procès et d’emprisonnements pour les autres (Cubero, 1998). Le « vrai » on le plaint et on l’aide, le « faux » on le stigmatise et on le rejette. Le premier aspire à la sédentarité là où le second a toujours la bougeotte. Le SDF voyageur est toujours le mauvais vagabond, celui qui refuse de se stabiliser, de s’installer, de s’adapter. Dans ce cas de mobilité, pourtant plus involontaire qu’on ne le croit, le voyage est non seulement mal vécu mais aussi mal vu… La société défend d’abord une conception du voyage héritée des congés payés ; les autres formes de voyage sont suspicieuses et inconvenues, d’autant plus quand le voyage se pratique hors des 292
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sentiers battus. À ce titre, les voyageurs vagabonds sont comparés aux autres « gens du voyage » aux droits spoliés, en particulier les Tsiganes… Dans une économie-monde tout entière vouée au marché, les consommateurs de voyages sont mieux cotés que les gens du voyage. Mais qui sont les « vrais » voyageurs ? La vie de bohème conduit au meilleur comme au pire : si Rimbaud ou Kérouac ont laissé derrière eux de beaux textes sur la déambulation volontaire, Hitler, plus infâme génocideur de notre siècle pourtant friand de massacres, a vagabondé entre 1907 et 1912 dans les rues de Vienne à la recherche de petits boulots et d’un sens à sa vie : il deviendra même, pendant quelque temps et une fois dilapidées ses économies, clochard… De nos jours, le SDF a remplacé le clochard, et l’exclusion la pauvreté. Mais les problèmes restent globalement les mêmes à la base ; d’autres mots ne suffisent pas à changer les maux à résoudre. Les jeunes quittent aujourd’hui leur campagne isolée ou leur cité invivable pour recréer du lien social et survivre à une absence de relations humaines. Ces « nomades du vide » envisagent toujours le départ mais rarement l’arrivée, leur périple est avant tout – et il risque de le rester – un voyage en aller simple. Le retour n’étant jamais garanti. Ces « zonards » rejoignent ici exceptionnellement les exilés : l’exil est un voyage imposé ainsi qu’un voyage d’aller simple. L’histoire des nomades du vide est celle d’une « fuite d’une réalité quotidienne devenue insupportable, pour aller à la rencontre d’autres pairs en souffrance. Ils sont partis chercher ailleurs que dans leur cellule familiale et leur environnement proche une communauté dont ils attendaient compréhension et soutien réciproque » (Chobeaux, 1996 : 29). Si les nouveaux « zonards » sont les « hippies d’aujourd’hui », ils n’emportent pas avec eux les mêmes bagages. Leur moral n’est pas aussi bon et la route en général nettement moins longue. Par manque de carburant, de force, d’argent… On est également très loin des aventures beatniks, des périples routiers interminables et des expériences littéraires. De nos jours, l’errance et le nomadisme de certains ont perdu toute poésie qu’on pouvait leur trouver jadis : « La vie d’errant n’a en fait rien d’exotique ni de folklorique, et rien qui puisse laisser penser qu’un réel mode de vie, une culture, sont en 293
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train de naître ici. C’est une vie morne, sans joie, dégradante, suicidaire. C’est un enfermement dans une souffrance individuelle et dans une absence totale de sens » (Chobeaux, 1996 : 55). Cette dernière phrase comporte pourtant des analogies certaines avec ce que ressentent nombre de voyageurs qui visitent l’autre bout du monde. Nous sommes toutes et tous touristes, volontairement ou non. Le tourisme est donc partout en vogue. Comme la « crise », le chômage, la pauvreté. Même s’il est sans doute préférable d’être touriste que chômeur. Mais aujourd’hui l’un rejoint l’autre ou plutôt les deux termes (des emplois « nouvelle formule » ?) tendent à se confondre. L’industrie touristique génère des emplois et des recettes là où d’autres secteurs, l’enseignement par exemple, n’en suscitent plus guère. À ses heures, le chercheur se fait touriste, mais plus souvent encore le touriste se fait chercheur. Touriste est un « emploi », une situation, un état, bref une fonction bien plus facile à dénicher que celle de chercheur. Dans l’Europe de l’an 2000, le chercheur cherche avant tout du travail. Après on verra, car rien n’indique qu’il cherchera beaucoup dans le travail qu’il aura trouvé… ou qu’il espère trouver ! Comme le dit si justement l’adage populaire : « Des chercheurs qui cherchent (un emploi) on en trouve, des chercheurs qui trouvent (un emploi) on en cherche ». L’essentiel du travail de recherche d’un jeune chercheur n’est-il pas de rechercher du travail ? Et puis de le trouver… à force de voyager d’entretien d’embauche en entretien d’embauche, d’ANPE en ANPE, de région en région, etc. Mais si le travail c’est la santé, et si le spectre du chômage hante certains esprits (dont ceux traumatisés à la seule idée d’aller travailler 35 heures au lieu de 39), mieux vaut travailler, voire s’installer à son compte comme touriste, en général de longue durée, voire permanent (fini enfin les vacances trop courtes !), la santé quant à elle ne s’en portera que mieux. Surtout si l’hébergement est à la hauteur et le soleil au rendez-vous. Il fut également un temps, certes assez récent, où les guides touristiques devinrent anthropologues, il en est d’autres où les anthropologues deviennent guides touristiques. C’est une question d’époque. Sans doute. 294
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Chercher du travail peut se révéler être un travail harassant. Partir à la recherche d’un emploi est pour beaucoup de nos contemporains un voyage douloureux et sans issue. À l’instar de l’île déserte inaccessible du bout du monde, l’emploi recherché exige de la part du voyageur intrépide patience et organisation, courage et traitements particuliers ! L’entreprise peut s’apparenter à une aventure autrement plus exotique que les tribulations périodiques et vacancières dont l’objectif se résume à la conquête des plages méditerranéennes… Déjà, nombre de ces aventuriers du travail perdu s’orientent vers des continents pour leur part retrouvés et souvent très éloignés… Si tout le monde ne peut espérer s’envoler dans les airs à bord du Concorde, ou même d’un quelconque vol charter, la route, elle, est ouverte à tous. Du moins en apparence. La difficulté majeure consistant à ne pas rester sur le bas-côté. Car si tous les chemins mènent à Rome ou ailleurs, beaucoup de migrants volontaires ou non restent sur le bord de la route, et pas seulement les auto-stoppeurs malchanceux. Du mendiant au routard, en passant par le réfugié et l’exilé, du SDF affamé au fils de PDG en quête d’émotions fortes, la route appelle une foule composite. Faire la route est une alternative offerte, en principe, à tous. Mais en général la manière et la finalité du voyage des uns et des autres diffèrent. Considérablement. Notre société a l’époque qu’elle mérite. Et, sous des formes renouvelées et repensées, le secteur touristique ne cessera de se développer. Alors demain, tous touristes ? Des voyages oubliés ou insolites aux voyages déformés et malsains. Il reste que le XXIe siècle mercantile qui s’ouvre n’offrira pas le même tourisme à tout le monde. Le passage au nouveau millénaire l’a confirmé merveilleusement : « Pour bien fêter l’an 2000, donc, il vaut mieux être riche. Que diriez-vous de plusieurs réveillons pour le prix d’un ? Quand on a l’argent, on a les fuseaux horaires » peut-on lire dans un dossier sur les pièges de l’an 2000 de l’hebdomadaire Marianne : « La compagnie américaine Concorde Spirit Tours propose une balade agréable de onze jours au départ de Paris, le 1er janvier à 0 h 30. Escale avant minuit, heure locale à Gander (Terre-Neuve), Vancouver et Kona (Hawaii). Intrav, autre voyagiste américain, suggère quant à lui 295
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un périple d’une vingtaine de jours, au départ de New York, fin décembre 1999. Arrêts éclairs à Hawaii, HongKong, en Australie, en Inde, au Kenya et en Égypte. Vous serez en Concorde, affrété par Air France, qui vante cette “expérience supersonique unique au monde”. On les croit volontiers : entre 300 000 et 390 000 F le voyage » (dans Marianne, 1-7 septembre 1997). D’autres initiatives, tout aussi peu people, étaient au programme des festivités : Clinton, Spielberg ou Springsteen réveillonneront, avec 110 autres VIP triés sur le volet, au pied des pyramides égyptiennes ; dans un autre genre, le PDG des éditions Concorde, Richard Fhal, a pour objectif de réunir deux mille couples dans un château, dans un train et sous un chapiteau, pour un réveillon particulièrement torride… L’agence française Voyages Excellence se veut plus sage mais non moins prestigieuse en proposant un réveillon sur les îles Tonga dans le lointain et exotique Pacifique, juste derrière la ligne de changement d’horaire : « Vous assisterez au premier lever de soleil de l’an 2000 sous le regard satisfait du roi de Nukualofa, la capitale, parée pour les festivités. Faites vite : le bruit court que, depuis 1995, les Américains et les Allemands ont réservé tous les hôtels existants. Le prix du voyage : entre 17 000 et 30 000 F la semaine » (dans Ibid.). Si le changement de millénaire a stimulé l’excentricité refoulée en chacun de nous ou presque, d’autres n’éprouvent pas le besoin d’avancer d’alibi ou alors se contentent des rêves littéraires ou cinématographiques. Depuis le succès du film Titanic, les touristes affluent par milliers à Terre-Neuve pour observer les icebergs. Une information qui inspire cette réflexion ironique aux rédacteurs de Charlie Hebdo (1/4/1998) : « Dommage que les voyages spatiaux n’aient pas existé du temps de La guerre des étoiles. Aujourd’hui, tous les cons seraient dans la Lune ». Le tourisme d’affaires repart et le tourisme industriel s’ouvre à un public de plus en plus large. Qu’il soit traditionnel ou technologique, la découverte du patrimoine économique en France intéresse chaque année environ dix millions de visiteurs qui se pressent aux portails des entreprises comme d’autres à l’entrée des musées. À Strasbourg, « les brasseries Kronenbourg sont le troisième site fréquenté après la cathédrale et le Conseil de 296
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l’Europe. […] La chocolaterie Poulain, de Blois, fait de l’ombre au château. […] Un sondage réalisé par l’institut CSA en 1995 relevait que 67 % des Français ont déjà franchi les portes d’un site industriel et technique pour leurs loisirs » (Le Monde, 18 juillet 1996). La vétusté ajoutée à la fermeture de l’usine fascinent les adeptes du tourisme industriel, à moins que ce ne soit le savoirfaire des employés ou les prouesses technologiques du dieumachine. En quelque sorte, on ne travaille plus désormais dans les entreprises mais on les visite ; on parle moins de salariés que de touristes… Voyages de noces et tourisme diversifié de mariage s’occupent de gérer à votre place les lunes de miel exotiques dans ses moindres détails, avec même une tarification adaptée à la hauteur de l’événement ! On se marie aujourd’hui dans les airs (parachute) ou sous les mers (plongée), et tous les séjours de noces ont été pensés par des voyagistes qui ont vite flairé le manque à gagner dans ce domaine. Un guide donne tous les tuyaux : The Escape Guide to Weeding Woldwide… Désormais, il existe aussi les reality tours qui consacrent le succès d’un tourisme politiquement correct. À ne pas confondre avec un tourisme intelligent ! Ce tourisme en vogue surtout aux États-Unis fait en général commerce de la misère. Global Exchange, une association de San Francisco, s’est spécialisé dans l’organisation de voyages vers les lieux de survie, de misère, d’exploitation et de conflits de la planète. Voici quelques voyages de leur catalogue : une exploration californienne conduit les touristes dans des centres de détention de mineurs ou dans les plaines du centre où ils peuvent rencontrer des travailleurs « qui assurent la cueillette des fraises et sont, au premier chef, concernés par la toxicité des pesticides. Les Séquoias du nord de la Californie et la déforestation qui menace l’écosystème sont l’objet d’une autre investigation » (Le Monde, 10-11 janvier 1999). Mais le reality tour le plus populaire, et le plus délirant, est ailleurs : « Beyond Borders, trois jours à la frontière mexicaine qui, pour 500 dollars, permettent des contacts directs avec la population locale, les immigrés clandestins, la patrouille de la frontière, les organisations pour les droits de l’homme. Sans oublier la visite des maquiladoras, ces ateliers de confection situés sur la frontière, 297
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et sans négliger l’évocation des problèmes de pollution » (ibid.). Drôle de tourisme que ce tourisme malsain où les plus misérables ne sont peut-être pas ceux qu’on croit… Cela me rappelle les paroles d’un Américain rencontré au Mexique en 1987. Alors que je me trouvais à Chihuahua, on apprenait la mort de plusieurs Mexicains clandestins asphyxiés dans le train transfrontalier : un touriste étatsunien attablé dans un bistrot laisse échapper : « On ne voyage pas gratis, moi je paie bien mon billet d’avion pour venir jusqu’ici ! ». Les Mexicains qui étaient près de lui ont apprécié à leur manière, et sont sortis du bar… Le voyage-dérapage se mue en voyage-ravage. Voyages extrêmes et voyeurisme banal : du risque à la guerre et du risque de la guerre. L’exploit se raconte car il n’est pas donné à tous de le vivre. S’il est accompagné de chance ou de risque, extrêmes évidemment, il sera d’autant plus écouté. Le risque est le piment nécessaire pour élever l’aventure humaine au niveau des dieux : « J’arrivai à Ispahan dans une vieille Simca, après avoir crapahuté à travers l’Anatolie et reçu une balle dans mon parebrise. La balle turque ne fait pas partie de mon histoire. Elle faillit quand même m’empêcher de la raconter » (Lanzmann, 1998 : 172). Tout pèlerinage peut se terminer dans l’au-delà mais aussi en enfer. Partir à la rencontre du Paradis et de l’Enfer durant notre existence a toujours été un vœu pieux mais un vœu quand même, comme l’attestent par ailleurs également les récits de voyage dans l’au-delà retrouvés dans la littérature apocalyptique juive et chrétienne. Dieu acceptait que certains hommes partent en visite avec comme guide un ange ou un archange, mais évidemment Lui restait toujours invisible ou invisitable ! Ulysse était déjà descendu aux enfers dans le 11e livre de l’Odyssée. Énée a également visité les enfers ainsi que l’écrit Virgile dans le 6e livre de l’Énéide. Alors, pourquoi pas le commun des mortels ? Les destinations à risque – guerre, danger terroriste, danger de catastrophe naturelle, etc. – attirent les Occidentaux qui sont trop marqués par deux facteurs qui sont à la source de leur recherche d’un tourisme de la dérive :
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• Plus personne ne vit en sécurité nulle part. Par ce constat, le touriste veut chercher l’endroit où « il se passe encore quelque chose de fort », une situation d’insécurité véritable qui ne soit pas la même que celle qu’il a chez lui, où elle est d’abord une situation de précarité plus que de danger. Au retour, s’il est toujours vivant, le voyageur est rassuré. Le touriste remarque ainsi qu’il a quand même de la chance de vivre là où il vit ! • On s’ennuie de plus en plus et on assiste impuissant à l’évolution du monde. Partant avec cette idée en tête, le touriste va faire tout ce qu’il peut pour tuer l’ennui qui est en lui plus qu’autour de lui. D’où la prise de risque total. L’excitation du périple vient du désir de braver nombre d’interdits culturels ou sociaux, du besoin de transgresser les valeurs qu’il juge être à l’origine de son ennui (la démocratie ou le préservatif, par exemple). Au retour, toujours s’il est vivant, le voyageur se sent plus fort. Le touriste estime alors qu’il peut à nouveau vivre « normalement » puisqu’il a connu l’enfer et peut en parler ! N’est-ce pas pour ces raisons – et d’autres – qu’un voyagiste nord-américain propose depuis l’automne 1999 des circuits au Yémen avec « enlèvements presque garantis » ? Au Népal, il m’est arrivé de rencontrer des visiteurs plus intéressés d’aller voir un camp de réfugiés tibétains que les temples ou villages traditionnels. Il y a toujours du voyeurisme dans l’air même s’il est pavé de bonnes intentions, en général humanitaires. Aux États-Unis, le procès surmédiatisé d’O.J. Simpson a contribué à relancer le tourisme dans la ville de Los Angeles : une compagnie maritime est allée jusqu’à organiser une « croisière du procès du siècle O.J. », au cours de laquelle les touristes pouvaient discuter de l’affaire avec des experts… Pendant la guerre du Liban, un tour-opérateur italien proposait, pour 25 000 dollars par personne, « un voyage dans la plaine de la Bekaa, avec dîner dans un camp de réfugiés palestiniens » (dans L’Événement du jeudi, 1-7 août 1996). Plus récemment, « une pluie de roquettes venant du Liban Sud a frappé le nord du pays, touchant un bungalow du 299
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Club Méditerranée et tuant un cuisinier » (ibid.). Car le séjour en pays en guerre ou en terre où rôde le terrorisme, n’exclut jamais quelques bavures : Yémen, Kurdistan, Égypte, Libye, Algérie, Israël, Tchad, Congo, Irian Jaya, Cambodge, Ulster, etc. « En avril 1996, un commando abat 18 touristes grecs, confondus avec des Israéliens, dans un hôtel égyptien, au pied des pyramides » (ibid.). Le touriste ne peut pas entièrement jouir de l’insécurité de l’autre en toute sécurité ! Il y a surtout les voyageurs que rien n’arrête, ceux qui vont au-delà d’eux-mêmes en explorant leurs propres limites jusqu’à en risquer leur peau. L’armée birmane a ainsi récemment capturé quelques voyageurs indépendants qu’ils ont relâchés par la suite. Mais quelles vacances pour les aventuriers rescapés de la dictature ! Un séjour dans une prison pakistanaise ou une balle qui ricoche sur son sac sont également le sel qui donne matière aux néo-aventuriers de l’extrême danger pour revenir sous les feux de la scène médiatique conter leurs exploits à des sédentaires éberlués… Se trouvant à Pailin au Cambodge, un de ces voyageurs intrépides et souvent stupides raconte son accueillante « détention » par les Khmers rouges : « Je suis là pour être débauché avec les mauvais garçons khmers rouges ». Son périple en motocyclette de Phnom Penh jusqu’à la frontière thaïlandaise fut plus qu’éprouvant, « des mines anti-tanks jalonnaient les bords des chemins ». L’article ne rend pas seulement compte du récit de notre aventurier téméraire mais donne des conseils aux candidats potentiels pour l’aventure totale, en les invitant à fouiller dans les ONG et les institutions pour trouver des itinéraires originaux dans les pays dévastés ou en guerre (Action Asia, vol. 8, février-mars 1999)… Avec son roman Tour-épurator, ou titre programme, Carole de Sydrac nous convie – en sollicitant la conscience touristique du lecteur – à un voyage dans l’imaginaire île de Xharma, où l’héroïne a plié ses bagages pour le temps d’un séjour où tout est possible, y compris les pratiques touristiques les plus illicites et les plus scandaleuses. On ne revient pas indemne de ces voyages. Il est pourtant des voyages dont on ne revient pas du tout : voyage au bout de l’enfer de la guerre, séjour pour toujours dans un lointain goulag 300
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sibérien ou chinois, ou encore voyage en chemin de fer en aller simple en direction du camp d’extermination d’Auschwitz. Et si d’aventure on en revient – ou en échappe – de ces voyages-là, on n’est plus le même, le monde n’est plus le même et la vie n’est plus la même… À ce titre, le tourisme des camps de concentration est un exemple ambigu de voyages qui risquent à terme de bafouer, en tout cas de desservir, la mémoire des victimes et le devoir d’histoire. À Mauthausen, une partie du camp a été transformée en site touristique, pour la rendre plus accessible aux visiteurs. Du coup, l’histoire est réinterprétée pour le meilleur (les recettes du tourisme) et le pire (la mémoire des survivants et le devoir de mémoire pour les prochaines générations). Certains camps de la mort, surtout celui d’Auschwitz, ont été conservés et parfois « restaurés », ils sont connus de tous et accueillent de nombreux touristes. On y voit des touristes, arrivant dans des cars bondés, rapporter en souvenir des photos de famille devant une chambre à gaz ! Images insoutenables mais clichés qui, à coup sûr, se démarqueront des banals souvenirs et photos de vacances balnéaires… Après la sortie de La liste de Schindler, des circuits organisés d’une journée à Auschwitz partaient de Cracovie pendant qu’en ville des touristes parcouraient les lieux de tournage du film de Spielberg… D’autres camps de concentration – tels Sobibor, Treblinka, et même Sachsenhausen – ne sont pas remis en état, ne voient pas d’affluence touristique, et tombent donc dans l’oubli. L’intérêt touristique est-il, y compris pour les pires moments de l’histoire, le seul critère de « rentabilité » pour faire « revivre » un lieu ? Le tourisme se fait souvent voyeur. Beyrouth, pendant la guerre qui y faisait rage dans les années 1980, accueillait toujours au milieu des ruines des « vacanciers » qui se prélassaient au bord des piscines de quelques rares hôtels encore debout. Un voyagiste allemand tente de vendre au courant de l’été 1997 un séjour en Sicile bien singulier : sur le chemin des temples d’Agrigente, les voyageurs s’arrêtent à l’endroit où le juge Rosario Livatino a été assassiné et visitent la villa Canaletto où s’était réfugié le parrain de la Mafia, Giovanni Brusca. Pendant la guerre en Bosnie, des touristes allemands, autrichiens et suisses ont profité des prix 301
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« cassés » pour aller bronzer sous le soleil dalmate, à seulement 35 kilomètres des feux de la guerre. Au Yémen, des touristes ont été enlevés par le Jihad islamique mais ont passé – finalement – un bon séjour entre leurs mains ; en novembre 1997, à Louxor, des intégristes égyptiens ont attaqué des touristes, faisant 67 morts… En montant en épingle ces deux derniers événements, l’un à l’issue heureuse, l’autre tragique, les médias n’aident ni le tourisme ni l’économie des pays qui en ont cruellement besoin. Seuls les intégristes bénéficient d’une trop forte médiatisation de leurs agissements. En janvier 1997, à Lima au Pérou, alors que plus de 70 personnes étaient encore séquestrées par le groupe Tupac Amaru dans les locaux de l’Ambassade du Japon, des voyagistes peu scrupuleux font s’arrêter les touristes devant l’Ambassade pour qu’ils puissent filmer et photographier les lieux. Et d’autres… La visite des ruines de Chavin de Huantar a connu un formidable essor depuis la prise d’otages de Lima : ce sont ses souterrains qui ont inspiré au président Fujimori l’idée de sauver les otages grâce à un tunnel… Ce qui est médiatique est intéressant à voir, ce qui intéressant doit être vu, et ce qui est vu doit être une nouvelle fois enregistré, filmé et photographié, pour (re)montrer le tout une fois de retour du périple. La guerre pourtant ne sert jamais le tourisme autant qu’elle le dessert. Le tourisme militaire est plus que jamais à la mode sur les terrains où la guerre a cessé depuis plus ou moins longtemps : Verdun, Hiroshima, Diên Biên Phu, etc. Il existe déjà des circuits touristiques pour se rendre à Tchernobyl ou sur les traces de la guerre du Golfe. Un voyagiste japonais, Sadaaki Matsui, propose déjà une « sortie » de six heures en sous-marin russe dans la mer Baltique, au départ de Kronstadt. Aura-t-on demain un groupe de touristes français survolant en « Rafale » les camps de réfugiés kosovars ? Mi-juin 1999, la paix fragile tout juste signée entre l’OTAN et la Serbie à propos du Kosovo, un tour-opérateur hongrois proposait déjà un circuit sur « les traces chaudes » des cibles des bombardements des forces de l’OTAN ! « Aujourd’hui, la guerre est finie. On en visite les hauts lieux. Le tourisme, c’est la forme achevée de la guerre » écrit Marc Augé (1997 : 8). Mais la guerre n’en finit plus de finir, et l’invasion de voyageurs sera 302
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malgré tout toujours plus pacifique que le flot des bombes. Le Viêt Nam en est un bonne illustration. Tout Vietnamien préfère que l’Américain vienne visiter les tunnels de Cu Chi ou de Vinh plutôt que déverser de l’agent orange ou constituer des hameaux stratégiques. Un des guides de Vinh est jeune, il est né dans le tunnel pendant la guerre américaine. Aujourd’hui, les touristes américains rencontrent sur la voie du tourisme souvent d’anciens militaires vietnamiens reconvertis dans l’industrie du voyage. Sans compter les rencontres organisées entre anciens combattants des deux camps. Il n’empêche que le touriste a une filiation avec le guerrier : « Le touriste est la version pacifique du guerrier, comme il peut arriver que la guerre soit une version belliqueuse du tourisme » (Bruckner, Finkielkraut, 1979 : 52). Et les auteurs de poursuivre sur le thème de la guerre en parlant de Hermann Goering qui, alors que l’Angleterre vivait sous le feu nazi, « prescrivit à la Luftwaffe de détruire tous les sites historiques mentionnées dans le guide Baedeker, et marqués d’une ou deux étoiles. On surnomma ces attaques les “raids Baedeker” » (ibid.). L’Égypte connaît bien des difficultés à relancer son industrie touristique depuis l’attentat de Louxor. Le Cachemire, autrefois considéré comme un paradis terrestre, ne parvient pas à retrouver les pas des voyageurs : seulement 15 000 touristes ont visité la région en 1997 contre plus de 700 000 dix ans auparavant… Et lorsque le touriste devient rare en pays dévasté ou pauvre, il devient aussitôt plus précieux. Indispensable pour sauver l’économie nationale ! En Afrique du Sud, un touriste allemand a été tué au début de l’année 1998. Le meurtrier a été condamné à 65 ans de prison. Le juge a estimé que les agressions contre les touristes « dissuadent de venir dans le pays, entraînent des pertes d’emploi et privent le pays d’un revenu nécessaire ». C’est le commerce qui prime et non pas l’homme. De même, en Corée du Nord, les dernières autorités staliniennes de la planète ont permis depuis fin 1998 aux visiteurs sud-coréens de visiter – sous bonne escorte – ce que l’on voulait bien leur montrer de cet îlot oublié de la guerre froide : bus à rideaux fermés, interdiction de parler au « autochtones », de les photographier, d’utiliser des jumelles ou un zoom, sous peine de très lourdes amendes. L’anti-modèle par 303
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excellence d’un tourisme durable de rencontre partagée. La rencontre n’existe pas. Françoise Potier remarque que les voyages souffrent de ne pas se laisser prévoir en raison des événements impondérables qui peuvent être de nature très variée : « Rappelons les attentats en 1986 et en 1995 à Paris (et à Lyon) qui ont fortement ralenti les flux touristiques internes en France et surtout les flux internationaux. Et, par ailleurs, les effets positifs sur les flux touristiques d’événements comme le bicentenaire de la révolution, les Jeux Olympiques, le Cinquantenaire du débarquement » (Sciences Humaines, juin 1997 : 37). En 1998, la perspective de la Coupe du monde de football qui s’est déroulée en France inquiétait les hôteliers et autres agences de voyages, mais au final (mais aussi grâce à la finale !) les affaires ont été très fructueuses… Les déplacements touristiques dépendent terriblement des événements culturels (concerts, expositions, festivals…), des conjonctures sociales et politiques, ainsi que des phénomènes de mode qui surgissent aussi rapidement qu’ils disparaissent… Chez certains groupes berbères du Maroc, comme les Aït Bouguemmez, les perspectives de développement d’un tourisme « intégré » semblaient prometteuses il y a une vingtaine d’années, aujourd’hui l’échec est cuisant : perte des repères, érosion des valeurs communautaires, phénomène accru de dépendance, etc. Mais la plus regrettable conséquence du mal-développement touristique est la montée de l’intégrisme religieux et le succès de l’islam politique pur et dur bâti sur les désillusions du développement. Un radicalisme qui trouve ses racines dans l’acculturation qui ronge cette société berbère de l’intérieur, et qui ne cesse de pousser – sur les débris des problèmes d’identité qui servent d’engrais – telle une mauvaise herbe sur les lambeaux de la tradition (ICRA InfoAction, 1998 : 8-9). Le voyage est fils des Lumières, il n’a que faire de l’obscurantisme. Mais que reste-t-il au voyage s’il engendre, même indirectement, des intégrismes religieux, et s’il devient le moderne colporteur d’idées mortifères et de messages d’intolérance ?
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Chapitre 5
Du meilleur et du pire des voyages
Le voyage a également rendez-vous avec la mort, le plus grand et le plus intense de tous les voyages. Jean-Didier Urbain dans la postface de la réédition de L’archipel des morts, s’interroge sur les perspectives à venir d’un « tourisme des cendres », expression qu’il trouve à juste titre moins choquante que celles de « tourisme du sang », « narco-tourisme », « tourisme nucléaire », « tourisme de l’argent » en visite de quelque paradis fiscal, ou encore “ tourisme des déchets ” : « Il est même question maintenant d’une sorte de « tourisme international des déchets », certains pays se débarrassant chez d’autres de leurs résidus encombrants ou nocifs, recyclés ici, camouflés là ». Par « tourisme des cendres », Urbain veut dire que « la crémation fait voyager les morts et que, désormais, ils pérégrinent. La crémation a rendu les morts portatifs, détachables, et même divisibles, eux qui n’ont pourtant pas la réputation, du moins dans notre culture, d’être nomades ou vagabonds, même s’ils en rêvent » (Urbain, 1998 : 296-297). La mort transcende la vie comme le mort passe les frontières. D’autant plus facilement que de la sorte, il ne prend guère de place ! La crémation n’a pas seulement changé la mort mais aussi la vie. Mieux que le charter, un simple colis postal peut voir un défunt Chinois de Belgique retrouver la terre de ses ancêtres en quelques jours… C’est bien connu, les morts fascinent plus que les vivants, le taux de fréquentation des visiteurs étrangers ou non de passage au cimetière du Père-Lachaise en témoigne. Et ce ne sont pas seulement les ruines prestigieuses et les illustres défunts qui animent notre désir de partir en quête de leur mémoire : « Le tourisme a partie liée avec la mort, puisque à nous diriger toujours vers des lieux où s’est déroulée l’aventure, il fait du monde un musée, une ville fantôme, et de nous des visiteurs, c’est-à-dire des collectionneurs de vestiges » (Bruckner, Finkielkraut, 1979 : 53). Les anniversaires des voyages dans l’autre monde d’Elvis et désormais de Diana sont des célébrations rituelles rigoureusement organisées rassemblant une foule imprévisible que le tourisme a vite fait de récupérer à son profit. Un voyagiste français, aussi malin que cynique, n’a pas eu le temps de sécher ses larmes après la mort de Lady Diana : il a organisé un circuit, un Diana-Tour, où le touriste revit à prix d’or la dernière soirée de l’idole : repas au 305
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même restaurant, sortie au même lieu, puis escapade automobile nocturne autour du pont de l’Alma. Seul changement avec le parcours original : on s’arrête au poteau mythique sans foncer obligatoirement dedans ! Le tourisme « mortuaire » est également très développé dans les pays du Sud, par exemple chez les Toraja d’Indonésie (certains voyant ici non plus l’arrivée du Club Med mais celui du Club Dead !), où les sites funéraires attirent plus de visiteurs que les régions habitées (Michel, 1997). Titaÿna, téméraire aventurière de la première partie du siècle, exprimera après son bref passage chez les Toraja en 1933, son profond désarroi devant – déjà ! – l’inexorable menace touristique : « Les touristes, comme les fourmis, arrivent pour dévorer les morts. Je n’aurais pas cru la fin si proche. L’évasion a fermé ses portes. Jamais n’aurai-je le désir de retourner chez les Toradjas. Pas plus que sur une tombe » (Titaÿna, 1985 : 96). En Bolivie, des flots de touristes venus des quatre coins du monde envahissent Coroico pour célébrer la fête des morts. La petite cité, de moins de trois mille habitants, quadruple sa population pendant deux jours. Ici, comme ailleurs, la mort envoûte, elle attire du monde et, surtout, elle est l’occasion de tous les excès (ivresse sur la voie publique notamment). La mort ne fascine pas les vivants depuis hier, son culte entretient le pèlerinage des morts à venir… La mort peut aussi engendrer la vie. Aux îles Marquises, autrefois menacées par la nuit nucléaire, c’est aujourd’hui la mort de leurs illustres résidents qui redonne un peu de vie à cet archipel du bout du monde : les touristes se pressent autour des tombes du chanteur Brel et du peintre Gauguin ; il faut préciser que leurs sépultures attirent une clientèle fortunée de passage dans le reste du Pacifique « français », la mort représentant le principal attrait touristique des Marquises… Bien plus morbide que ces formes de tourisme funéraire est le tourisme sexuel et, en particulier, celui qui concerne les enfants. Ce tourisme de la honte ne cesse de s’étendre aux moindres recoins de la planète sans que n’apparaisse le moindre espoir d’en finir avec sa progression constante. La Thaïlande a ouvert le ban de cette exploitation « touristique » sans scrupules. Dès 306
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la fin des années 1970, l’Occident était amplement au courant (en fait depuis le passage massif et remarqué dix ans plus tôt des GIs) de l’exploitation sexuelle des enfants et des femmes dans la « Venise de l’Orient », Bangkok : « Cette prostitution prend des aspects particulièrement sordides. Dans le nord, des fillettes de 12 à 14 ans sont vendues aux bordels et offertes aux clients pour deux dollars et demi » écrivaient Sylvia et Jean Cattori dans Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais (1979 : 47). Avant de citer un texte paru dans le Manchester Guardian (juillet 1974) qui reste dramatiquement d’actualité : « La plupart des filles furent vendues par des parents désespérément pauvres pour 60 dollars par enfant. Pour la plupart d’entre elles, l’alternative aurait été une vie passée à cultiver le riz en se maintenant à peine à un niveau de subsistance. Au bordel, elles peuvent se payer des habits […] et envoyer une bonne partie de leurs gains à leurs parents ». En 25 ans donc, et malgré la croissance économique et le changement des mentalités, rien n’a vraiment changé en ce qui concerne l’univers de la prostitution en Thaïlande. Entre 1987 et 1994, j’ai pu noter au cours de recherches sur l’évolution touristique en Thaïlande que le commerce de la chair reste essentiel même s’il a pris des contours différents, à la fois plus sournois et plus extrêmes, avec l’essor tragique de l’exploitation sexuelle des enfants. À Chiang Mai, en 1994, des filles très jeunes se prostituaient même pour une clientèle dite routarde, pour moins de dix dollars la nuit (Michel, 1995 : 181-222). Avec la crise entamée à l’été 1997, la situation ne fait qu’empirer… Et les Vietnamiennes, les Cambodgiennes, les Birmanes, les Russes aussi – pauvres parmi les moins pauvres – venues progressivement remplacer les Thaïlandaises dans les bordels sont à nouveau rejetées devant le besoin de survivre d’anciennes prostituées thaïlandaises licenciées des entreprises où elles ont tenté de se refaire une nouvelle vie… La preuve n’est plus à faire – le cas thaïlandais le démontre amplement – pour constater les liens iniques entre clientèle riche occidentale ou locale et femmes ou enfants démunis de tout, entre capitalisme et prostitution. L’éphémère croissance économique extrêmement mal gérée et particulièrement inégalement répartie doit beaucoup à l’industrie du sexe et au tourisme sexuel en Thaïlande (Bishop, Robinson, 1998 ; Seabrook, 1996). 307
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En l’an 2000, la capitale cubaine, La Havane, avec son appendice du vice qu’est Varadero, cette longue bande de sable cernée d’hôtels et de bars, est devenue le nouveau Bangkok, celui des années 1970-1980, avec ses succursales du sexe que furent et restent partiellement Pattaya ou même Phuket… Les Philippines, le Sri Lanka, le Kenya, la Thaïlande toujours et encore, le Viêt Nam, le Cambodge, la Roumanie, etc., font aujourd’hui les frais d’une politique touristique ambitieuse et incontrôlée qui reflète essentiellement le flagrant déséquilibre entre les pays nantis et les régions pauvres. Il n’y a rien de plus tragique aujourd’hui que d’accepter la situation telle qu’elle est. La bonne conscience qui fait dire à l’Occidental que « cet argent sale, finalement, ils en ont besoin » ou encore pire « je le fais parce que je veux bien les aider » n’est en aucun cas acceptable. Avec un tel raisonnement, les femmes ou les enfants thaïlandais ou cubains seraient simplement coupables d’être nés là où ils sont ! De même que sont inacceptables les discours misérabilistes et déplorables, paternalistes et exotiques, qui répètent qu’en Asie ou en Afrique la soumission féminine serait « naturelle » ou qu’en Amérique latine les femmes « recherchent le contact physique »… Avec le tourisme sexuel pratiqué sur les enfants, le sordide se transforme en abject. Il suffit par exemple de relever l’horreur des témoignages recueillis et les analyses développées dans les ouvrages de Ron O’Grady (1982, 1992, 1994, 1996). Ou même d’écouter ce qui se raconte ici ou là, au café, en famille, au travail… L’essor du tourisme sexuel puise ses racines au tréfonds de l’imaginaire occidental, toujours marqué – à un degré variable – par l’imaginaire colonial. Ce qui est parfaitement visible par exemple pour les Caraïbes, l’Afrique et surtout l’Asie (Michel, 1998 : 207-233). Tant que ce tourismelà existera, peut-on envisager de construire un tourisme durable sur des bases véritablement solides ? Ne vaudrait-il pas d’abord mieux tenter d’éradiquer, ou au moins sérieusement d’atténuer, cette forme méprisable de tourisme partout dans le monde ? Comment ? En sensibilisant le plus grand nombre et en punissant partout les criminels sans frontières responsables de trop de souffrances. Le congrès de Stockholm de 1996 a posé les jalons dans le débat autour de l’exploitation sexuelle des enfants : les 308
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atteintes sexuelles sans violence commises sur un enfant de moins de 15 ans et qui s’accompagneront d’une rémunération sont désormais punies de dix ans de prison et d’un million de francs d’amende. L’intérêt essentiel de cette loi est qu’elle s’applique aux faits commis en France et surtout à ceux commis à l’étranger par un Français. Premiers pas positifs pour le début d’un long combat ! Pour gagner réellement en efficacité dans le cadre de cette lutte, c’est tout un chacun qui doit se sentir concerné. Tous les organismes, les tours-opérateurs, les agences de voyage, les écoles de tourisme, les associations, etc., devraient d’urgence s’intéresser au fond de ce fléau qui en cache d’autres (sida, identité…), pour ne pas laisser le champ d’action ouvert aux seules organisations de tendance chrétienne et purement caritatives, qui pour l’heure restent les plus efficaces sur le terrain. Où sont dans cette rude bataille qui s’annonce, les militants laïcs, les engagés d’hier, les prospecteurs du tourisme durable, et les autres ? Risques extrêmes, guerre et mort, sexe et domination, tous ces voyages-là se caractérisent toujours par l’abus : un tourisme qui abuse des peuples et des valeurs, qui fait fi de l’éthique et de l’humain. Il ne faut pas les occulter de notre mémoire lorsqu’on veut réfléchir sur les formes futures du tourisme, mais s’acharner à les combattre et guider leurs adeptes sur des sentiers plus glorieux. Tourisme durable et tourisme de la honte. Le paradoxe savamment entretenu entre les bonnes intentions humanistes et les exigences commerciales constitue l’un des points majeurs sur lequel bloque toute discussion sur les perspectives d’un tourisme dit durable. Deux exemples illustrent la difficulté à penser autrement le tourisme, pourtant résolument inscrit dans le mouvement de la modernité, autrement qu’en termes de rentabilité économique à courte durée. Deux exemples dont les maîtres mots/maux peuvent être « Tourisme, Business, Sexe ». Le premier cas concerne un article intitulé « Un tour du monde en 79 jours » publié dans le premier numéro d’un magazine appelé Couleurs voyage (n° 1, avril-mai 1998). L’article propose quelques escales de choix autour du globe. Parmi celles-ci, 309
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on trouve la Thaïlande, et l’équation usée à satiété : Thaïlande = Bangkok = Patpong = Sexe. Résumer la Thaïlande aux attractions sexuelles nocturnes d’une ruelle sordide de Bangkok relève d’une demande d’exotisme certes facile et simpliste à souhait mais surtout c’est porteur et vendeur… Mais lisons le récit de voyage en Thaïlande de l’auteur : « Un millier de Français sont installés à Bangkok. Dédé de Toulon est l’un d’entre eux. Ce Méridional sexagénaire et retraité dirigeait il y a quelques années le Pink Panther et avait sous sa coupe une centaine de stripteaseuses. Comment rêver d’un meilleur guide pour découvrir les endroits chauds de la capitale ? Passer l’enseigne de néon rouge signalant le quartier de Patpong, c’est pénétrer le monde de la nuit, de la fête et du sexe. Les couleurs vives, la foule excitée et les bars ouverts sur la rue font de ce lieu une immense foire où tous les fantasmes seraient permis. Les plus sages en resteront à ce stade. Les autres participeront au marché d’une prostitution, parfois infantile, souvent alimentée par l’exploitation des familles pauvres contraintes de vendre un de leurs enfants pour nourrir les autres ». On aura compris que Dédé vient de Toulon, et qu’il ne s’agit pas de prostitution infantile (sic) mais bien de prostitution enfantine que l’auteur cite sans en critiquer le moins du monde l’existence et l’exploitation sinon par la fatalité… Puis de poursuivre, guidant encore un peu plus le lecteur dans les étages des bars de Patpong, et leur suggérant implicitement de suivre ses pas : « Dédé a ses entrées dans toutes les boîtes de Patpong qui proposent des spectacles érotiques faisant appel à des lames de rasoir, cigarettes et sarbacanes. Sans trop de difficultés, il me convainc de le suivre au premier étage d’un bar… ». Même si peu à peu ses « fantasmes s’évaporent », l’auteur de ces lignes se fait un excellent promoteur pour les agents de tourisme sexuel ! Ce qui finalement n’aurait rien d’étonnant si le texte figurait dans une revue douteuse et scabreuse, mais ce n’est pas le cas ici : ce premier numéro de Couleurs voyage affiche clairement son ambition d’associer tourisme, éthique et passion ! Une rubrique intitulée « Générosité » parle ou plutôt s’apitoie sur les enfants de la rue à Calcutta, et, last but not least, pour chaque abonnement « 10 francs reversés aux enfants de Calcutta ». Reversés ? Ce qu’on prend ailleurs aux 310
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enfants, il convient ensuite de le leur rendre d’une autre manière. Humainement. Humanitairement même. Par un procédé devenu hélas classique, cet exemple traduit les contradictions de l’Occident, naviguant ou dérivant tantôt dans l’angélisme, tantôt dans l’insoutenable. Le second exemple est extrait du quotidien Libération (6-7 juin 1998) dans un article consacré à l’actuelle « Viagramania » : une agence de tourisme japonaise a canalisé la demande en proposant un « Viagra Tour ». Jouant sur la relative proximité avec Hawaii (sept heures de vol), le voyagiste propose plusieurs formules. La moins chère revient à 7 800 francs pour le billet d’avion, quatre jours à l’hôtel, une consultation et une boîte de Viagra. Pour la seconde, prévoir un supplément de 1 800 francs. Plus sévères que pour les alcools ou les cigarettes, les douanes nippones n’autorisent que deux boîtes, par voyage et par personne. La seule obligation avant le départ est de fournir un examen sanguin. Il est immédiatement faxé par l’agence au médecin de Hawaii. Les vingt-cinq premiers candidats, tous autour de la cinquantaine et venus en solitaires, sont déjà rentrés. « Aucune plainte n’a été déposée », signale le tour-opérateur, qui précise que, « vu les dizaines de coups de fil reçus chaque jour, le rythme des voyages va être augmenté ». Plus loin, on lit que les prix varient fortement d’une boîte à l’autre, d’un lieu à l’autre, ainsi que les types de promotion : « À Naples, les vendeurs font une offre promotionnelle : une pilule et la prostituée ». Pour conclure ce chapitre sur les rives et les dérives du voyage, voici, en guise d’ouverture au débat sur les risques du tourisme de demain, ce qu’on pouvait lire en grandes lettres capitales dans deux cités hautement touristiques d’Europe, au printemps 1999 : à Strasbourg, aux abords du Conseil de l’Europe, un bus transportant des touristes espagnols a été « tagué » de cette inscription laconique : « le tourisme c’est la guerre ! » ; en Andalousie, dans le charmant quartier touristique de l’Albaycin à Grenade, un énorme graffiti laissait découvrir ces mots, en anglais pour que toutes les nationalités baladeuses ou sédentarisées puissent bien enregistrer le message : « Tourists are terrorists ! »… 311
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Conclusion
Pour une anthropologie des voyages « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait ». Nicolas Bouvier, L’usage du monde, 1992 (1963).
Le voyage est une histoire de décalages qui mènent à une meilleure découverte de l’autre et à une plus profonde connaissance de l’ailleurs. C’est surtout ce qu’on aimerait qu’il soit et ce qu’on attend aujourd’hui de lui. Voyager c’est accepter la pluralité des mondes comme c’est voir la vie au pluriel : c’est préférer les terroirs au Terroir, le cosmopolitisme à l’identité, les civilisations à la Civilisation. C’est rendre l’intrusion chez l’autre bénéfique à celui qui l’accueille. C’est encore écouter le silence et changer de temporalité, perdre sa montre pour retrouver le temps, se perdre soi-même pour mieux se trouver. Le meilleur temps que puisse mettre « à profit » le touriste-voyageur est éternellement le moment de la pause. Et comme le soulignait Cendrars : « Si je me déplace sans raison, c’est pour perdre pied ». N’est-ce pas en perdant pied qu’on va vers le large ? Avant tout cheminement vers soi grâce au détour par l’autre, l’odyssée personnelle qu’est le voyage permet d’accéder à la parole du monde. On voyage aussi parce que « c’est bien de voyager » ! Sans explications supplémentaires même si on aurait voulu en savoir un peu davantage ! Voyager permet de se revaloriser sur le plan personnel et social. Le voyage apporte et rapporte la « guérison » personnelle et collective dans les chaumières. Tout voyage est 313
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d’une certaine manière un séjour en cure thermale ou de désintoxication. L’ailleurs en est son remontant le plus fiable, le plus cher souvent aussi. « Partir pour un trip », dit-on quelquefois. Voyager c’est « triper » sans artifice, mais parfois, lorsque le voyage est l’unique prétexte à « se défoncer » à l’altérité, à l’étrangeté, et puis aussi à la liberté que nourrit l’illusion de croire que tout est possible, le voyage devient artificiel. Un jeune Français de vingt ans, titubant et rachitique, rencontré en 1988 dans l’avion entre Bombay et Paris, me raconte qu’il est très fatigué de son séjour de deux mois à Goa : « L’Inde c’est très beau et vraiment sympa » me dit-il de prime abord, avant de m’expliquer, les larmes aux yeux, qu’il a passé 52 jours sur 60 à se droguer au fond d’un modeste bungalow tout près de la plage : « Je n’ai réussi à me baigner que trois fois dans la mer ». Elles sont effectivement belles l’Inde et la mer, mais le voyage – comme le voyageur – n’est plus que l’ombre de lui-même. Au bout du voyage, que reste-t-il sinon des soucis, encore des soucis ? Mais autres voyages, autres motivations des voyageurs. On voyage surtout pour se rappeler ses origines : « Celui qui ne regarde pas d’où il vient n’arrivera jamais à destination » prévient un dicton philippin. « Le voyage déforme plus qu’il ne forme, c’est là sa vertu. Il est à la fois déplacement et introspection. Il est peut-être le plus long chemin qui va de soi à soi » (Meunier, 1999 : 457). Le voyage n’est rien sans les rêves qu’il transporte et les montagnes qu’il soulève grâce à la magie de l’ailleurs : « Jouant des climats, des températures, du soleil et de l’odeur des hommes, je vivais chaque voyage comme une revanche sur le sort, sur moi-même, le hasard, la monotonie du temps. Débarqué, j’avais des appétits de naufragé, des frénésies de bagnard en cavale, des joies intenses, brèves et furieuses comme des explosions. Et mon cœur qui battait la chamade à la seule pensée de bougainvillées, de palmeraies et de mer bleue… » (Coatalem, 1995 : 11). Mais le voyage n’est pas « vrai » s’il ne reste qu’à l’état de songe. On voyage désormais dans la mondialité. Le voyageur se voit happé par la globalisation et d’aucuns circulent et se déplacent sur la planète comme d’autres font leurs courses au supermarché. Le voyage, 314
Conclusion
trop souvent soumis à l’emprise de la consommation, n’est-il pas lui-même un gigantesque supermarché de nos loisirs nomades ? Partir reste un mythe et le voyageur se charge de l’entretenir. Le routard, cet éclaireur du développement touristique, n’est pas le dernier à revendiquer une part du rêve qu’il entend transmettre. Souvent, le voyage – inavouable expérience manquée – devient grâce à la magie du retour une indéniable réussite. Les cartes postales envoyées, les trophées rapportés, les histoires « vécues » racontées le confirment à souhait… Mais pour satisfaire le désir d’évasion, partir ailleurs ne suffit plus. Après avoir passé des décennies à tenter de fouler des terres inconnues, le voyageur contemporain apprend aujourd’hui à redécouvrir un monde en plein changement. Il cherche à « rentabiliser » – humainement et financièrement – ses pérégrinations dans l’ailleurs. L’autre est une quête et la recherche de l’hôte, partout, au bout du monde comme autour de notre chambre, devient une nécessité, même sur Internet, en bas de l’écran. Repenser le voyage à l’aune du millénaire qui s’ouvre, c’est s’enrichir des expériences du passé en y ajoutant un brin de responsabilité et un zeste de curiosité pour obtenir une nouvelle manière de désirer l’ailleurs. Faire du voyage une rencontre partagée et du voyageur un voyajoueur. Voyager dans le seul but d’accumuler est aussi stupide que de perdre sa vie à la gagner. L’écrivain espagnol Juan Jose Millas allie la poésie à son discours anti-touristique : « Le tourisme en définitive est la falsification du voyage, son succédané ; il manque tellement de prestige que la catégorie la moins chère dans les avions s’appelle… classe touriste. À vrai dire, l’autre catégorie ne vaut guère mieux. On l’appelle la classe affaires ». Mais, Millas reste cependant lucide quant au sens qu’il attribue au voyage aujourd’hui : « Point de salut dans le tourisme, mais le voyage n’existe pas sans lui. Et voyager c’est nécessaire. Pour continuer à avoir la sensation d’aller d’un bout à l’autre de soi, bien sûr, mais aussi pour le prestige, parce que sans prestige, aujourd’hui, on est rien » (Courrier International, été 1995). C’est désormais certain. Le tourisme est l’avenir du voyage. Les prévisions de l’Organisation mondiale du tourisme sont à la fois alarmantes et rassurantes 315
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pour l’avenir, elles devraient surtout hâter notre action en faveur d’un autre voyage, responsable et respectueux des milieux culturels et naturels traversés : en 2020, le nombre de touristes dans le monde dépasserait le milliard… Et le voyage ? De flânerie, il s’était peu à peu transformé en industrie, et aujourd’hui il est une colossale multinationale à l’impossible gestion du personnel ! Bref, pour le rendre « meilleur », donnons au tourisme les couleurs du voyage pour que ce dernier ait demain à rougir de ses mythes d’autrefois… Ce ne sont pas les mots qui comptent mais ce qu’on y met à l’intérieur ! Et un bon touriste vaut mille fois mieux qu’un mauvais voyageur… « Le voyage est un mode d’être, un état d’esprit, une conscience avant tout. Et l’homme qui voyage est d’abord un homme qui a l’idée du voyage » (Urbain, 1998 : 29). Ou en tout cas une certaine idée du voyage. Le touriste a le tort de rendre amères les saveurs exotiques du simple fait de son embarrassante présence. Circulant, se transportant, chosifié même, il se voit accusé de banaliser le monde et d’atténuer le désir d’en faire le tour. Il irait selon ses détracteurs jusqu’à assassiner le sens profond du voyage à force de le questionner et de le désacraliser. Ce n’est pas tant la timide démocratisation du voyage qui rend caduque la distinction imaginaire entre touriste et voyageur que la volonté des touristes de marcher dans les pas des voyageurs ! De nos jours, les touristes comme les voyageurs se mettent à rêver un monde sans touristes, d’où l’excitation facilement perceptible parmi les pratiquants de l’aventure lorsqu’une « nouvelle » destination s’ouvre à eux : hier Cuba et le Viêt Nam, aujourd’hui le Laos, l’Iran, la Birmanie, le Bhoutan… Demain, le Congo démocratique, la Corée du Nord, l’Afghanistan, le Timor-Oriental, l’Irak, le Kosovo ou la Tchétchénie ? Où sont passés le temps et la place pour réapprendre à flâner au gré de l’envie, à cheminer librement avec l’autre, à musarder au fil de l’ailleurs du moment, dans ce florilège de lieux à collectionner, de séjours parfois aussi rapides qu’ils ne laissent guère le temps de tamponner tranquillement les visas aux frontières ? Visiter le monde par le biais du voyage, c’est aussi tenter de comprendre l’univers qu’on parcourt, saisir sinon vivre les réalités sociales locales, ne jamais nier le rôle de l’histoire ni surtout occulter la 316
Conclusion
place du politique dans le présent et le devenir des sociétés. Le regard politique porté sur le voyage forge les convictions et ouvre les portes du réel à celui qui sait écouter avec son cœur et contempler de ses yeux l’univers qui l’entoure. Pour reprendre la classification du nomadisme contemporain établie par Jacques Lacarrière – « voyageurs, voyageants, voyagés » (Le Monde de l’Éducation, mai 1997 : 20-21) –, on peut espérer que demain les voyagés, ces adeptes du tourisme trop organisé et trop facile, rejoignent en actes sinon en esprit les voyageurs, ceux qui font du voyage un enrichissement personnel et une rencontre avec autrui (les voyageants sont « immuables » car l’homme qui travaille ou qui chôme – du PDG au SDF en passant par le VRP – ne peut survivre sans se déplacer). Les touristes-voyageurs sont tributaires de l’époque et de la société dans lesquelles ils vivent. La tendance actuelle est à l’essor d’un tourisme de plus en plus élitiste, spécialisé et exigeant. Les voyages lointains sont en hausse mais vont de pair avec la redécouverte du patrimoine national. La face sombre réside dans l’observation d’une évolution parallèle à celle des sociétés à deux vitesses : la ségrégation touristique entre voyageurs pauvres et riches rejoint celle qui traverse les pays de la majeure partie de l’humanité… À notre époque hantée par les incertitudes du quotidien, l’évasion passe de plus en plus par l’effacement. Ce voyageur moderne n’entre pas seulement dans la clandestinité, il brouille surtout le sens mythique du voyageur : où est-il parti ? Au bout du monde pour un an ou voir un ami dans la rue d’à côté ? Combien de fois ne m’a-t-on pas demandé, alors que je partais un ou deux jours « quelque part » en France, si je revenais avant six mois, voire si je restais définitivement « là-bas » ? Le voyage ne s’est jamais autant inventé, fabriqué, pensé qu’à l’heure actuelle. Jadis, tout le quartier savait l’itinéraire du périple dans ses moindres détails, de nos jours les voisins n’ont plus que les volets fermés pendant de longues périodes pour s’apercevoir de l’absence, de la disparition du voyageur. On s’en va maintenant sur la plante des pieds, on hésite à annoncer le départ, on cultive le flou sur les dates ou les destinations, etc. Le voyage nous invite secrètement 317
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à entrer par une porte dérobée… Trop de stress, trop de pressions de toutes parts, trop de technologie et trop de consommation, trop de travail, trop de chômage, trop de communication, trop de solitude, trop de paramètres remettent en cause le sens du voyage. Notre société survit d’excès comme elle en meurt : accumulation, matérialisme, consommation, gaspillage, etc. Trop c’est trop. Partir aujourd’hui, c’est d’abord quitter tout cela. Partir, c’est « se mettre au vert », se retirer pour mieux se cacher et se protéger d’un monde devenu fou et sans cesse en ébullition ! Ce n’est pas par hasard que les voyagistes jouent à fond la carte du « retour à la nature » et de « la nostalgie des origines ». Des valeurs sûres lorsque le temps se fait mauvais et incertain. Le touriste-voyageur est celui qui s’accommode de cette vision du monde, le flâneur-badaud est celui qui se met en rupture de l’ordre qu’on lui impose ; il est celui qui voyagera aussi bien chez lui qu’au loin, celui qui fera l’effort de prendre son temps pour vivre au rythme de l’homme et de la nature. Il est en révolte contre son temps ; un temps qui n’est pas le sien et auquel il a du mal à s’identifier. Mais il est l’espoir d’un tourisme tant responsable qu’altruiste. Jean Chesneaux en fait son art du voyage : « Accepter d’être un voyageur du monde tel qu’il est, c’est sans doute le prix à payer, pour pouvoir légitimement s’interroger sur le devenir à la fois pluriel et unifié des sociétés contemporaines. […] Voyager dans le monde, c’est philosopher sur le monde, c’est s’interroger sur l’équilibre toujours instable qui s’établira peut-être entre les pesanteurs de l’uniformité et les forces restées bien vivantes de la diversité » (Chesneaux, 1999 : 228-229). Il n’y a aujourd’hui pas plus d’invasion de touristes dans des milieux culturels fragiles qu’il n’y avait jadis d’invasions de barbares armés jusqu’aux dents pour mettre à sac l’Europe du Bas Moyen Âge, ou qu’il n’y aurait aujourd’hui d’invasion de la France par des immigrés, voleurs d’emplois et de femmes en prime, venus de l’autre côté de la Méditerranée… Mais partout et toujours, une rencontre est d’abord une confrontation. L’invasion touristique tant contestée de nos jours – souvent sur un ton qui frôle l’hypocrisie – a cela de novateur et même de remarquable : c’est qu’elle se veut pacifique – et l’est en général. 318
Conclusion
Conquistadores, missionnaires et colonisateurs d’autrefois n’ont jamais pu prétendre un instant à cette authentique vertu. Qu’on le reconnaisse ou non, l’échange a remplacé le vol. Les touristes, en dépit de leurs errements et parfois de leurs suffisances, cherchent avant tout à découvrir, à rencontrer, à partager, et non plus à imposer, à exploiter, à piller. Il reste évidemment de dramatiques et fâcheuses exceptions. Ces voyageurs abuseurs de l’autre et de l’ailleurs doivent impérativement devenir l’exception qui confirme la règle. Mais la plupart des touristes-voyageurs ont soif d’horizons nomades et affichent de louables intentions quant à leur impatient besoin de partance. Même si parfois ils ne savent pas ce qu’ils font, négligent les conséquences dramatiques de leurs actes, et sous-estiment l’impact des traces de leur bref passage dans quelque hameau retiré de la planète. Il demeure que si nombre de voyageurs restent fascinés par l’esprit de conquête – qui n’est pas sans rapport avec l’idéologie capitaliste occidentale faisant de la compétition une « vertu » moderne –, il s’agit davantage de la conquête de soi que de celle des autres. À bien choisir, ne vaut-il pas mieux voyager pour témoigner de la richesse mais aussi de l’étrangeté d’autres peuples et cultures, y compris dans les médias et la grande presse, plutôt que de combattre ce qui défie notre savoir et de s’acharner contre ceux qui nous exacerbent par le seul fait d’être différents et de penser autrement ? L’intérêt commun – tant pour les hôtes que pour les visiteurs – consisterait à s’interroger non plus sur le pourquoi mais le comment de la diversité humaine… Voici un demi-siècle, Claude Lévi-Strauss regrettait, tout en la décrétant, la fin des voyages. Mais aujourd’hui, pas plus ni moins qu’hier, le voyage fascine et propose une ouverture au monde grâce à la rencontre – même difficile et partiellement illusoire – avec d’autres lieux, d’autres cultures, d’autres hommes. Il est une invitation à l’altérité chez l’autre, mais aussi pour l’autre chez soi ; il est également ce que Jean-Didier Urbain appelle une « mise en intrigue du monde ». Il n’est plus possible de pleurer une époque imaginaire perdue dans notre lointain passé où le voyage aurait été idyllique et le voyageur ce parfait découvreur de terres inconnues : « Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, 319
Désirs d’Ailleurs
quand s’offrait dans toute sa splendeur un spectacle encore non gâché, contaminé et maudit » (Lévi-Strauss, 1955 : 44). Ces propos du célèbre anthropologue sonnent de nos jours vides de sens, ou alors, la rencontre réciproque rendue possible à la faveur du voyage n’est qu’un leurre et rien d’autre. Et, pour répondre à la sentence de Lévi-Strauss que beaucoup reprennent à leur compte depuis sa publication, on peut remonter jusqu’en 1588 pour trouver, dans les Essais de Montaigne, cette vision éclairée humaniste avant l’heure : « Le voyage est un exercice profitable ». On peut aujourd’hui y ajouter que ce sont les hommes qui doivent s’efforcer pour qu’il reste profitable et surtout le devienne davantage pour tous. C’est là certes un autre problème, mais saluons le travail pionnier de Montaigne qui en fait a posé les tout premiers jalons d’un tourisme tant responsable et respectueux que durable et profitable. Se demandant pourquoi l’homme voyage, Jacques Lacarrière optant pour le « treizième voyage » qui se situe à « l’opposé du voyage-éclair », répond qu’il s’agit de « devenir apprenti d’Ailleurs, compagnon du Lointain, au sens où l’on entendait compagnon au siècle dernier, celui qui parcourait chemins et villes pour connaître un pays et acquérir en même temps une formation professionnelle » (Pour une littérature voyageuse, 1999 : 106). Une bien belle définition – mais n’oublions pas les douze (et bien plus encore !) formes de voyage précédant la bienheureuse treizième – qui serait encore plus appréciable si davantage de voyageurs actuels en venaient à en partager le contenu ! Que l’on souhaite ici ou là la création d’une « science humaine consacrée aux tourismes et aux voyages », qui se nommera pour les uns « touristologie », pour les autres « téorologie » est une sage initiative ; encore faudrait-il qu’elle ne se « chapellise » pas aussi rapidement que nombre de ses sous-disciplines voisines… L’anthropologie peut s’avérer d’un apport très bénéfique pour l’évolution des études sur le tourisme ou sur le voyage en proposant des approches transversales et comparatives plus que jamais nécessaires en ces temps de globalisation informe ou d’excès de spécialisation. Les questions sans cesse d’actualité, telles que l’identité, l’ethnicité, le changement social, l’acculturation, la modernité, qui intéressent au plus haut point les anthropologues, 320
Conclusion
sont également directement convoquées par l’anthropologie des tourismes et des voyages que nous appelons de nos vœux. Terminons ce voyage de rencontre avec nos bons et moins bons désirs d’ailleurs, que nous espérons vous avoir été agréable et responsable, avec ce clin d’œil à la mémoire de Nicolas Bouvier, cité en exergue de ce chapitre de conclusion : le voyage, après nous avoir fait puis défait, aujourd’hui nous refait… Le voyage n’est entier que s’il nous offre l’opportunité de réconcilier harmonieusement le singulier avec l’universel.
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Postface pour la troisième édition (2004)
Tourisme et terrorisme ou l’éclatement du monde des voyages ? « Chers pays lointains qui nous éloignaient de l’hiver, de la houille, de l’acier, des hauts fourneaux, des produits manufacturés – bref des pays sérieux, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne… ». Pierre Daninos, Les touristocrates, 1974.
Times are changing… Et le pays « sérieux » porte aujourd’hui le nom des États-Unis d’Amérique. Mais, dans le fond, rien n’a vraiment changé, à moins que… C’est vrai, les médias dominants ne cessent d’ailleurs de nous l’asséner, nous avons changé de siècle, voire de millénaire, à cause de ce fameux 11 septembre 2001, surmédiatisé, récupéré politiquement et prétexte à tous les changements en profondeur, y compris les pires imaginables. Désormais, avec le 11 mars 2004, et la vague d’attentats de Madrid qui ont fait 198 victimes, l’Europe a également son moment fatal. Triste privilège. Le voyage ne ressort évidemment pas indemne de cette mutation. Beaucoup de gens et d’institutions, des touristes aux voyagistes, s’interrogent et s’inquiètent d’un avenir si peu radieux. Le tourisme est-il aujourd’hui perçu dans le monde comme un nouvel archétype de la « culture » occidentale, comme l’exportation du modèle « civilisationnel » dominant ? À ce titre est-il en passe de devenir une cible idéale du terrorisme ? Vaste 323
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question1… Les touristes répandent, consciemment ou non, un mode de civilisation qui est d’abord et toujours celui de l’Occident. Une sorte de prosélytisme laïc avec pour modernes marchands du temple les VRP et autres promoteurs-vendeurs de nos sanctuaires de la consommation. En ce sens, les vacanciers paisibles et les voyageurs intrépides constituent de nouvelles cibles politiques pour les adeptes d’un terrorisme moderne, désespéré et ravageur, qui ne semble plus avoir grand-chose à perdre. En six ans, de l’attentat de Louxor en Égypte (1997) à la prise d’otages de Jolo aux Philippines (1999), et jusqu’aux récentes explosions à Istanbul en Turquie (2003), en passant encore par Bali, la Tunisie, le Maroc, le Moyen-Orient ou l’Afrique, le terrorisme a frappé des cibles « molles », en visant notamment des sites touristiques connus et fréquentés. Peut-on voir en cela une nouvelle stratégie de la guérilla régionale ou du terrorisme international ? Le voyageur peut-il se transformer en messager de la paix ? Quelles sont les voies actuelles du tourisme à risque, de ses itinéraires et de ses déroutes ? Le terrorisme n’est-il pas, paradoxalement, responsable d’un coup d’accélérateur en direction d’un tourisme plus responsable ? Enfin, à l’heure de la violence de masse, le projet personnel de voyager pour s’enrichir en humanité s’avère-t-il encore possible ? Autant de questions que cet article tente modestement d’esquisser en abordant les relations tumultueuses entre tourisme et terrorisme, entre voyage et violence, entre « Hosts & Guests », à l’heure du renouveau guerrier de l’idée d’Empire, des tergiversations de la mondialisation économique, de la croissance de la paupérisation, et de la montée des intolérances ethnicoreligieuses en tout genre…
1. Une première version de ce texte, plus courte, est parue dans la revue canadienne Téoros, vol. 23, n° 1, Montréal, printemps 2004, p. 28-36.
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Postface pour la troisième édition (2004)
Voyager dans la violence et comment (se) reposer en paix ? Le nomadisme de loisir, un facteur possible de paix ? C’est bien le souhait qu’on aimerait formuler ! En attendant, qu’on le veuille ou non, le voyage organisé est inséparable de l’idée de conquête, même « pacifique », c’est-à-dire sous les traits innocents du tourisme de masse. Mais a-t-on déjà vu dans l’histoire une conquête qui soit réellement pacifique ? La conquête des espaces autres et des horizons lointains s’est généralement accompagnée de « campagnes » militaires, bref de guerres, d’invasion, d’ingérence en tout genre… La domination par les armes s’accompagne ou se complète généralement par celle des âmes, tout aussi meurtrière sur le plan de la culture que la première l’est sur le plan des sociétés. Combien de génocides ont fait place aux ethnocides ? Combien de fois sous la colonisation, dans l’histoire mondiale de la domination, le bâton du pèlerin a-t-il succédé au bâton du maréchal, parfois sous prétexte de prôner et de prêcher la Loi, le Bien, la Bonne Parole ? Encore aujourd’hui, le tourisme, parfois considéré – à tort et à raison – comme le dernier avatar du colonialisme et de la conquête du Sud par le Nord, réitère des rapports inégaux de domination entre les peuples et les cultures, le fossé étant principalement régenté par le pouvoir monstrueux de l’argent. Cela étant, le voyage peut-il représenter un espoir pour une hypothétique paix durable ? Entré de plain-pied dans une période de longue instabilité géopolitique, le voyage reste pourtant le meilleur exemple d’une possible rencontre pacifique. Paraphrasant Churchill à propos du régime démocratique, on peut dire que le voyage est sans doute la forme la moins pire de rencontre entre cultures différentes, même s’il reste incontestablement beaucoup à faire dans ce sens ! Porteurs d’armes et chasseurs d’âmes ont été progressivement remplacés par des voyageurs curieux et voyeurs, mais à la charge idéologique moins évidente et préférant le sac à dos au sac de munitions et le guide de voyage à la Bible… Cela ne suffit pourtant pas à augurer d’un avenir radieux en matière 325
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de relations entre touristes-voyageurs et populations autochtones. Tant que les scandaleuses inégalités qui régissent l’ordre du monde continuent leur travail de sape un peu partout sur le globe, l’espoir reste mince de voir le voyage réussir là où la révolution a échoué. Le voyage est source de réflexion pour l’action, il peut même la provoquer ou la stimuler, mais il ne peut guère se substituer à la révolte des hommes contre les injustices et les inégalités, contre l’exploitation et l’oppression. Mais que le voyage puisse contribuer à leur faire prendre conscience des indispensables luttes à venir et des résistances à opérer est déjà une grande victoire sur l’éternel ordre des choses ! Dans cette optique, le voyage éveillé, spontané, désorganisé, improvisé, respectueux, riche d’un étonnement de tous les instants, où l’apprendre l’emporterait sur le prendre, est aussi un voyage engagé en faveur d’un monde plus vivable, donc d’une humanité plus fraternelle s’enrichissant sans cesse de l’expérience des autres. En ce sens, le voyage procède de l’action et non de la réaction (on ne bouge pas tout seul sans décision au préalable !), il permet de faire avancer des situations – personnelles et collectives – et de bouleverser des consciences, de mettre en doute nos certitudes, et enfin de réveiller des peuples moribonds et conditionnés comme jamais auparavant. Détonateur d’étonnements en tout genre, mais aussi révélateur des indignations qui parcourent le monde, le voyage reflète la vie et procure le courage nécessaire aux combats actuels et à venir. La paix n’est pas intangible et pour la conserver, pas à n’importe quel prix d’ailleurs, il convient d’engager le voyage dans une voie plus militante, plus osée et plus revendicative. Le voyage engagé, cher à Barthes, en tant que trip à la fois lucide et responsable, est l’héritage bien pensé – bien pensant ? – du tourisme dit éthique de nos jours. Hélas, ce dernier s’avère plus marketing que réellement réfléchi ; il invite plus à dépenser qu’à penser, une question d’époque sans doute ! Il s’agit maintenant d’oser s’affranchir, de s’engager sur la voie du détour pour éviter le retour des démons éternels, de se détourner des impasses pour ne pas voir se détourner des avions…
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La violence traverse les sociétés et accompagne les touristes en voyage
Particulièrement en cette époque de mutation (plutôt que de crise), planifier le développement touristique d’un site ou d’une région, c’est parier les yeux bandés, autrement dit gager sur sa bonne étoile et lui confier son destin… Les hôteliers, par exemple, peuvent effectivement prévoir le taux d’occupation rentable pour leurs affaires, mais comme le souligne à bon escient Donald G. Reid : « Cependant, comme nous avons pu le constater depuis la tragédie du World Trade Center à New York, les événements catastrophiques à l’échelle mondiale peuvent subvertir les meilleures analyses et projections économiques » (Reid, 2003 : 157). La mondialisation inaugure une nouvelle ère des mobilités qui en grande partie échappe à l’ensemble des gouvernants. On sait seulement, avec Georges Balandier, que la désillusion est souvent au bout du voyage : « Le devenir techno-scientifique et marchand du monde, s’il est celui des prouesses et des promesses inouïes, ne suffit pas à en faire un monde mieux humanisé et dont la jouissance serait mieux partagée. Il éloigne de ce qui est la “ chair ” de la vie, il médiatise les relations entre les personnes, il instrumentalise le social, il artificialise l’homme aux dépens des affects, des désirs et des passions qui le poussent à transfigurer sa condition et à en fortifier le sens. Ce devenir, fondé sur les nouveaux pouvoirs et sur les nouvelles sources de la puissance, ne l’est pas encore sur ce qui en ferait l’artisan d’une civilisation inédite. Le risque suprême est là : c’est celui de la répression barbare du vivre, dans un monde pourtant suréquipé » (Balandier, 2001 : 272). Dans un monde rendu dorénavant incertain par un nouvel impérialisme économique et par l’action irréfléchie de belliqueux maîtres chanteurs, le besoin de sécurité obsède le simple vacancier autant que le voyageur d’affaires. Les touristes sont généralement très sensibles à l’idée d’aller visiter des lieux où leur sécurité n’est pas a priori suffisamment assurée. « Sécuriser » les sites touristiques est devenu pour les gouvernements et les habitants une opération et un impératif tant politiques qu’économiques. Avec cet aspect certainement 327
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imprévu de la mondialisation, le touriste partage d’un coup le même destin que l’autochtone, l’écart de richesses ou de statut se réduit soudainement, offrant l’image d’un monde plus réel qu’idéel. Donald G. Reid précise que « la violence contre les touristes est en général une extension de la violence globale que l’on trouve à l’intérieur de la société » (Reid, 2003 : 229). Le plus souvent, lorsque la violence est omniprésente dans une société ou un environnement donnés, elle affecte également davantage les voyageurs qui séjournent dans ce même espace. La société touristique et touristifiée n’est jamais que le microcosme de la société tout entière.
Du voyage à risque au tourisme prédateur, il n’y a qu’un pas ? Kidnappings et attentats, le tourisme est-il une potentielle bombe à retardement ? Intervention américaine en Irak, SRAS en Asie orientale, enlèvements en Colombie ou en Algérie, attentats un peu partout, pour le voyageur contemporain le troisième millénaire a mal commencé ! Mais en dépit de ce pessimisme ambiant qui conduit le nomade fragilisé à se sédentariser d’urgence, le tout-sécuritaire n’est pas encore la tasse de thé du voyageur qui s’est fixé pour objectif de découvrir le monde. Ni même pour le vacancier qui refuse de céder son « droit » de repos, exotique de préférence. Si le terroir est plus que jamais à la mode, certains touristes ne se découragent pas, et comme le souligne le rédacteur en chef de Géo, Jean-Luc Marty, parlant d’une année de reportages publiés dans son magazine de voyage : « c’est, heureusement, la preuve qu’il existe toujours des voyages jamais faits, des paysages jamais vus, des chemins de traverse incroyables, même dans des pays sous tension » (dans Géo, décembre 2003, éditorial). On peut ne pas partager cet optimisme. Certains voyagistes, rebaptisés « agences tous risques », à l’instar de Cosmopolis, entonnent un credo plutôt encourageant : « Voyager pour comprendre ». Le problème commence lorsque ce tourisme de proximité d’un genre assez nouveau combine les visites avec les rencontres avec des personnalités. Ainsi, en 2002, lors d’un voyage en Irak encore sous 328
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le règne du Raïs, une rencontre avec le numéro deux du régime, Tarek Haziz, transforma le voyage touristique en voyage officiel avec son cortège de voitures ministérielles ! Lorsque le touriste en vient, bon gré mal gré, à se compromettre de la sorte avec les tenants d’un régime dictatorial, on ne peut guère s’étonner que la population qui subit de plein fouet la terreur au jour le jour soit si peu disposée à « aimer » les touristes et le tourisme en général. D’aucuns iront, pacifiquement ou non, et le plus logiquement du monde, se révolter à la première occasion donnée. Quand les voyageurs consultent le site Internet du ministère des Affaires étrangères qui mentionne les pays à risques, ils devraient garder en mémoire que parfois le tourisme, par son arrogance et sa prétention, fomente et instaure son propre boycott…
Risques et périls en voyage Le tourisme à risque ne date pas d’hier. Dès le milieu des années 1990, celui-ci prend son essor sur les déceptions et l’ennui que procurent à certains voyageurs les « vacances comme tout le monde ». Des ravisseurs déguisés par exemple en guides montagnards et touristiques, qui n’ont pourtant rien en commun avec les terroristes recherchés partout dans le monde par la CIA, inaugurent un nouveau style d’emplois : preneur d’otages plus ou moins consentants ! Ainsi, en janvier 1996, au Yémen, une étrange prise d’otages – plutôt bon enfant – d’un groupe de retraités français par des membres de la tribu Al-Doman (malheureusement, cet « enlèvement » fut monté en épingle par les médias, en dépit des ravisseurs qui furent « si gentils »…), a terni l’image touristique du pays qui, du coup, a compensé le manque à gagner à la suite du recul du tourisme par l’essor du trafic d’armes (Girard, 1996). Mais le kidnapping – en cette époque d’avant Louxor ou Jolo – n’est pas toujours aussi ludique : Égypte, Papouasie, Cambodge, ex-Yougoslavie, autant de lieux parmi d’autres moins connus et courus où la disparition de touristes peut se solder parfois par la mort et la désolation… Le 4 avril 1998, un voyagiste anglais proposait un circuit « L’Irak sous les bombes », la date fut certes prématurée et le 329
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tour annulé pour raison d’absence de bombardements (Jaillette, 1998). Exactement cinq ans plus tard, les « clients » afflueront nombreux, même s’il s’agit alors des soldats en uniforme de la coalition américano-britannique. En 1997, un voyagiste allemand, conscient du mythe incarné par la Mafia, souhaite vendre un séjour en Sicile un peu particulier : en chemin vers les temples d’Agrigente, les visiteurs s’arrêteront à l’endroit où le juge Rosario Livatino a été assassiné et découvriront la « planque » dorée du parrain en cavale, Giovanni Brusca. Il est vrai que lorsqu’on voit l’engouement des touristes pour un solide pilier près du pont de l’Alma à Paris, ou les vacanciers en bermudas se presser aux portillons des temples hindous pour assister à une crémation à Bali, on peut comprendre le succès croissant d’une certaine forme de tourisme mortuaire, sinon morbide. Il y a quelques années, on pouvait encore préférer flâner à Sarajevo sous le feu, dans la vallée de la Bekaa au Liban, ou trekker dans les forêts isolées de l’Ouest cambodgien où se cachaient jusqu’à récemment les derniers Khmers rouges… En 2004, le contexte géopolitique n’est plus le même, mais les dangers changent de lieu non pas de forme ni même d’intensité. Avant de revenir à nos jours, attardons-nous quelques instants sur le cas de l’imprévisible aventure à Jolo aux Philippines, côté plage (1999-2000).
De « La Plage » à Jolo, le tourisme moderne oscille entre fiction et réalité ! Comment est-on passé si subrepticement de La Plage édénique en Thaïlande à l’île cauchemardesque de Jolo aux Philippines ? Du film hollywoodien au camp terroriste ? De DiCaprio à Abu Sayyaf ? Du mythe à la réalité ? Ou encore du tourisme à la politique ? Car ici le politique rattrape bel et bien le tourisme, ce qui a autorisé en Occident comme en Orient une parenthèse médiatique et journalistique où l’on pouvait lire : premièrement, que la démocratie n’est pas un vain mot et que des régimes autoritaires ici ou des mouvements islamistes là nous renvoient au politique ; deuxièmement, que la forte inégalité économique engendrée par de profonds dysfonctionnements sociaux à 330
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l’échelle planétaire apparaît au grand jour dès lors que le tourisme international pointe son nez au bout de l’horizon. Comment des peuples entiers pourraient-ils supporter encore longtemps de vivre sans le sou mais sous la botte militaroautoritaire en saluant gentiment les visiteurs venus fouler leur sol pour aller s’encanailler à moindres frais, le temps des congés payés dont les autochtones n’ont jamais soupçonné l’existence ? Le tourisme a cela de bien, qu’il véhicule des idées même contre son gré ! Ce qui n’empêche pas le nomadisme de loisir de s’acoquiner plutôt vilainement avec ce sacro-saint capitalisme qui lui donne des ailes et le désir d’aller toujours plus loin. Comme le rappelle le sociologue et spécialiste du temps libre, Jean Viard, le tourisme est un libéralisme qui offre une place de choix à l’individualisme sinon à l’égoïsme : « Chacun vit ainsi localement un monde global. Il est sans voisinage dans une société nomade. Autrefois, on avait des voisins, maintenant, généralement, on a des proches, c’est-à-dire des gens dont les numéros enregistrés sur un téléphone portable constituent la proximité immédiate » (Viard, 2000 : 119). L’autre est d’autant plus fascinant qu’il se trouve loin de nous, dans tous les sens du terme. La sécurité en voyage a beau avoir évolué ces dernières années, l’augmentation des flux, comme d’ailleurs celle des transports aériens, ainsi que la morose situation géopolitique réduisent considérablement la portée de cette évolution. Surprotégé, trop assisté, encadré à l’excès, le touriste du nouveau millénaire se voit de plus en plus tenté par un fléau aux conséquences catastrophiques : la déresponsabilisation. Plus l’homme veut voyager, plus il cherche à se protéger : contre les insectes, les rebelles, le soleil, l’arnaque, les attentats, la nourriture locale, le paludisme, les faux amis, bref contre tout ! À quoi bon partir au loin si on hésite même à vouloir survivre ? L’un des nombreux effets indésirables du tourisme actuel consiste à devoir observer des êtres humains se côtoyer sans le vouloir et aussi sans le pouvoir. Un touriste malade au Népal est évacué par hélicoptère, entre autres pour lui faire suivre un traitement médical « approprié », mais ce même touriste est peut-être un passionné de médecine tibétaine ; autrefois, le 331
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touriste aurait visité un dispensaire local fut-il rudimentaire, il aurait peut-être expérimenté la médecine tibétaine sans même en être un passionné au départ… Autre époque, autres mœurs. Dans le voyage comme dans le reste. On peut toutefois s’interroger, à l’aide de cet exemple et de beaucoup d’autres, si un touriste résolument prêt pour l’inconnu, la rencontre, l’échange, en un mot pour la vie, ne court pas en définitive moins de risques ? Mais revenons à nos deux exemples : 1) Dans le film La Plage, les Thaïlandais que l’on voit défiler en décor sur l’écran sont une synthèse des clichés exprimés sur ce pays : rebelles armés, trafiquants de drogues, prostituées… Pas un seul Thaïlandais qui apparemment puisse revêtir un autre profil… Pourtant ils existent, je ne suis pas le seul à en avoir rencontré ! Après les écologistes, qui manifestaient pendant le tournage du film et qui s’opposaient initialement au projet, ce sont aujourd’hui les ravers et les jeunes Occidentaux en quête de sensations fortes qui subissent une juste opprobre de la part des habitants exaspérés tant par le flux de jeunes déboulant dans le chapelet d’îles du sud de la Thaïlande que par l’image exotique et exutoire montrée à tous. 2) La prise d’otages de l’île de Jolo a ouvert les yeux aux Occidentaux sur les risques encourus par la « profession » de touriste, surtout lorsque celui-ci s’avère être bourlingueur dans des contrées considérées comme étant malfamées : la presse a fait ses choux gras de la fin du tourisme dans un monde soudainement devenu infréquentable, et cela bien avant un certain 11 septembre (pour le seul mois de mai 2000, cf. les articles de Held, Gubert, et Franklin). Un reporter de France 2, J.-J. Le Garrec, également otage pendant trois mois à Jolo avant de réussir à s’évader (son récit d’une morne et banale détention s’intitule Évasions), se fait journaliste de lui-même dans un ouvrage dans lequel il ne fait que témoigner. On n’est jamais mieux servi que par soi-même, surtout lorsqu’on revient d’un voyage « au bout de l’enfer » ! À voir… À l’heure où « le tourisme à risque », sous toutes ses formes y compris celles de la dérive, de l’aventure extrême, de l’abus, de l’exploitation, du voyeurisme, de l’obscénité, etc., semble encore 332
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avoir de beaux jours devant lui, il serait peut-être temps de repenser notre rapport au monde, qu’il soit d’ailleurs touristique ou non. En comprenant enfin que les choses ne seront plus jamais comme avant, comme dans nos rêves d’enfant, comme dans nos manuels d’histoire jaunis par le temps, comme au « bon vieux temps des colonies » diraient certains. Pour que le tourisme ne devienne pas ce nouvel impérialisme si justement redouté en maints endroits du Sud, il n’incombe qu’à nous-mêmes de nous mettre à l’écoute du monde sans, pour une fois, vouloir donner des leçons. Pour que l’hospitalité retrouve enfin un chemin depuis si longtemps perdu. On attendait, il y vingt ans, que le tourisme délivre un passeport (durable) pour le développement (également durable) ; aujourd’hui, le visa d’entrée a largement expiré pour ne laisser la place qu’aux incertitudes, tandis que l’importance économique et stratégique du tourisme lui confère un rôle sans précédent à tel point que le tourisme international peut, sans évidemment le souhaiter, assembler une véritable bombe à retardement ?
Tourisme et terrorisme : chiffres et déchiffrages L’émergence du terrorisme sur la scène mondiale, et donc du tourisme international, a fortement affecté le monde des affaires du voyage et profondément mis à mal le désir d’évasion de nos contemporains : « Les événements tragiques du 11 septembre ont touché le tourisme dans toutes les régions du monde » martèle sans surprise Francesco Frangialli, secrétaire général de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT). En 2001, la croissance du tourisme international s’est brutalement enrayée : les arrivées internationales ont baissé de 0,6 % sous l’effet des déflagrations du 11 septembre 2001. Toujours en 2001, il y eut 693 millions d’arrivées de touristes internationaux contre 697 millions en l’an 2000. Le dernier trimestre 2001 a été catastrophique pour ce secteur économique : -24 % en Asie du Sud-Est, -20 % dans les deux Amériques, -11 % pour le Moyen-Orient. L’Europe pâtit toutefois nettement moins 333
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de cette baisse des flux que l’Amérique du Nord ou l’Asie du Sud (6 % de baisse dans ces deux régions contre 0,6 % en Europe). Une tendance qui se traduit également au niveau des recettes du tourisme international : 462 milliards de dollars pour l’année 2001, soit une baisse de 2,6 % par rapport à 2000 (474 milliards de dollars). Inutile pourtant de trop s’alarmer, en 2002 il y eut 715 millions d’arrivées internationales et l’ensemble des activités touristiques a tout de même employé 212 millions de personnes ! Le tourisme a encore le vent en poupe quoi qu’on en dise… Francesco Frangialli le précise lui-même, les attentats du 11 septembre 2001 ont infligé « une pause, mais pas un coup d’arrêt ». Il reconnaît que depuis cette date, le monde du tourisme vit une « période troublée, la plus grave dans l’histoire du tourisme mondial » et que malgré les drames, « la peur n’a pas tout emporté et le tourisme ne s’est pas effondré, comme certains l’avaient trop vite annoncé » (Le Monde, 16 juillet 2003). Le secrétaire général de l’OMT ne cache pas son optimisme, et les chiffres, malgré des oscillations conjoncturelles ici ou là, optent en sa faveur. Mais la vulnérabilité du secteur touristique invite néanmoins à une grande prudence quant aux prédictions sur l’avenir…
Exemples à décrypter Sur le sol égyptien, le terrorisme est solidement ancré, mais il relève avant tout de groupes islamiques extrémistes et fortement politisés. Les attaques contre des cibles ou des intérêts touristiques ont débuté en 1992. Entre 1992 et 1995, pas moins de 120 attaques ont visé spécifiquement des touristes, causant la mort de 13 personnes. Une chute importante de l’activité touristique ne s’est pas fait attendre. En Israël, le terrorisme est un souci quotidien, récurrent, presque intangible. Qu’il provienne des Israéliens ou des Palestiniens. Depuis 1970, les arrivées de touristes internationaux connaissent des hauts et beaucoup de bas. Surtout, il est impossible de projeter ou de prévoir quoi que ce soit en matière de flux et de développement touristiques.
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L’Amérique « latine », héritière d’une forte tradition de rébellions sociales, n’est pas en reste. On pourrait citer le Mexique ; à partir du printemps 1994, San Cristobal au Chiapas est la plus grande ville tenue par les Zapatistes. Elle a subi une chute brutale de sa fréquentation touristique. Plus radical est A. Guzman, créateur et principal dirigeant du Sendero luminoso. Au Pérou, le Sentier lumineux a parfois attaqué le champ du tourisme, tout en défiant son jeune rival, le mouvement Tupac Amaru. Ce dernier se lança à l’assaut de l’ambassade du Japon, prenant en otage 500 personnes ! Le siège dura 126 jours avec des libérations d’otages par petits groupes jusqu’au 24 avril 1997 où une attaque militaire permit la libération de tous les otages. Au Japon, on rappellera qu’un attentat au gaz sarin, perpétré dans le métro de Tokyo, a fait 12 morts. L’Europe, Espagne et France en tête avec respectivement l’ETA et les réseaux corses, n’échappe pas au chantage sinon au danger terroriste : des hôtels ou des agences sont régulièrement pris pour cibles depuis 1984. La Turquie et ses fumeuses relations avec le PKK d’A. Ocalan, l’Algérie avec le FIS et les autres, la Libye, le Soudan, etc. Puis, plus récemment, le Sud-Est asiatique – notamment l’Indonésie et les Philippines, mais également dans une moindre mesure la Thaïlande et la Malaisie – se voit confronté à la menace terroriste, en particulier sur des cibles « molles », c’est-à-dire complexes touristiques, discothèques, restaurants, aéroports, etc. En octobre 2002, le terrible attentat de Kuta-Legian au sud de l’île de Bali, qui a fait plus de 200 morts parmi lesquels beaucoup de touristes australiens, est venu tragiquement confirmer la recrudescence du terrorisme dans cette région du monde. Et rappeler accessoirement au gouvernement indonésien, qui avait fait avant le carnage la sourde oreille, la présence évidente sur son territoire de réseaux terroristes locaux et internationaux ! Le 11 avril 2002, en Tunisie, l’attentat de la synagogue de la Ghriba à Djerba, imputé au groupement Al-Qaeda, a occasionné la mort de 16 personnes dont 12 touristes. La Tunisie tente depuis de se remettre du choc. Si en Turquie, l’année 1999 335
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a été une mauvaise année touristique, avec une série d’attentats au début du printemps et deux séismes en août puis en novembre de cette même année, que dire du dernier trimestre de l’année 2003, avec la double série d’attentats qui a considérablement endeuillé la ville d’Istanbul (synagogues, restaurants) ? Mombasa, Casablanca, l’Arabie Saoudite, le Pakistan, sans oublier les terrains occupés irakiens et afghans, ont également été « ciblés » en 2003 par les sbires de Ben Laden et d’autres.
Esquisse de bilan et perspectives futures En 2004, rien n’indique sérieusement que les attaques et les attentats terroristes vont se raréfier, bien au contraire. Les frustrations, les discriminations, et plus encore les humiliations dont sont victimes au quotidien les Palestiniens, les Irakiens ou les Afghans, pour ne prendre que ces exemples les plus liés à l’actualité médiatique du terrorisme, incitent les plus déterminés d’entre eux à se ranger dans le camp des résistances actives et armées, aboutissant parfois au terrorisme le plus aveugle. Le grand public, les civils et les plus démunis, tout comme les touristes internationaux, seront les témoins – et les victimes – anonymes et impuissants de la multiplication des actes terroristes. Il apparaît également avec clarté que le terrorisme a bien changé au fil des années : les guérillas terroristes d’obédience marxisteléniniste-maoïste des années 1960, 1970 et 1980 ont été largement remplacées par les terroristes-fondamentalistes musulmans ; certains États ou entreprises procurent impunément des armes, des moyens, des soutiens, des financements, des savoirs, des stages d’entraînement, etc. L’axe du Diable rouge Moscou-Pékin-La Havane a été remplacé par l’axe du Mal – si cher à Bush – basé au Moyen-Orient et à la couleur dominante plus verte que rouge (exception faite pour la Corée du Nord) ; enfin, le terrorisme s’affirme aujourd’hui plus religieux que politique, plus radical que revendicatif, sans oublier que ses réseaux et autres ramifications apparaissent plus complexes que jamais auparavant. Dans ce contexte, la lutte antiterroriste s’avère aussi indispensable que délicate à mener. Avec tous les risques de dérives et de dérapages 336
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(restriction des libertés fondamentales, vidéo-surveillance, contrôles musclés, etc.) que l’on constate déjà amplement un peu partout… Le touriste est une cible idéale pour le terroriste car il est le passant par excellence le plus vulnérable qui soit. Rapide et bref, l’acte terroriste obtient une attention immédiate du public par l’intermédiaire des médias. Au milieu de l’été 2003, le site Internet « Géotourisme », de l’université d’Aix-en-Provence, consacre un dossier aux relations entre tourisme et terrorisme, en y décelant avec pertinence d’étranges similitudes : « Assez paradoxalement, terrorisme et tourisme partagent certains traits communs. Tous deux traversent les frontières nationales : ils impliquent les citoyens de différents pays et ils utilisent des technologies de déplacement et de communication modernes. Le développement de ce type de lutte armée peut affecter de manière durable le tourisme international et modifier radicalement les comportements et les flux. Dans certains pays, un terrorisme persistant peut ternir durablement l’image de la destination et compromettre sur le long terme l’activité touristique. Le tourisme souffre particulièrement quand des attaques terroristes se prolongent et surtout quand le terrorisme prend spécifiquement pour cible des touristes » (site Géotourisme, 23 juillet 2003). L’examen statistique du nombre d’attaques terroristes dans le monde entre 1981 et 2000 révèle pourtant une nette tendance à la baisse. Cela dit, ces chiffres ne tiennent pas compte du nombre de victimes mais du nombre d’attentats perpétrés, ce qui n’est évidemment pas comparable. Bref, si en vingt ans les attentats ont effectivement été moins nombreux dans le monde, il est tout aussi incontestable qu’ils ont été beaucoup plus sanglants et meurtriers. Mais, dans un contexte international tendu et instable, le touriste devient rapidement un pratique bouc émissaire, susceptible de se transformer en cible politique. Dès 1999, on pouvait ainsi lire, en grandes lettres capitales, dans deux fameuses cités touristiques d’Europe, des messages particulièrement révélateurs : à Strasbourg, aux abords du Conseil de l’Europe, un bus transportant des touristes espagnols a été « tagué » de cette ins337
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cription laconique : « le tourisme c’est la guerre ! » ; en Andalousie, dans le charmant quartier touristique de l’Albaycin à Grenade, un énorme graffiti laissait découvrir ces mots, en anglais pour que tout le monde puisse parfaitement enregistrer le message : « Tourists are terrorists ! ». Sombre tableau et triste souvenir de voyage… Étrangers sur leur propre sol… Le terrorisme d’État, russe en Tchétchénie, israélien en Palestine, indonésien en PapouasieOccidentale, pour ne citer que ces exemples liés à une actualité particulièrement détonante – même si parfois les milices et paramilitaires leur font concurrence dans le domaine de la déshumanisation –, a l’époque avec lui, et bien rares et encore moins efficaces sont les protestations « officielles » contre les massacres organisés et avalisés par les pouvoirs en place. C’est que la lutte contre le terrorisme justifie tous les abus et constitue un formidable prétexte à faire ce qu’on n’osait pas faire auparavant : opprimer, torturer, violer, humilier, etc. Le non-droit est devenu le droit par ceux-là mêmes qui gouvernent des populations livrées à elles-mêmes, dans le dénuement et l’isolement le plus complet, par ceux qui dirigent leurs ouailles trop hébétées et conditionnées pour seulement tendre l’oreille… De là à résister… et de là à se révolter, n’en parlons même pas ! Le brouillage des repères géopolitiques et le who’s who de toutes les guerres « sales » – autant de sales guerres – sont dans le flou le plus complet : les attentats de Bali du 12 octobre 2002 sont l’œuvre des représentants régionaux et attitrés d’Al-Qaeda, certes, mais ils peuvent aussi être signés par la CIA (beaucoup d’Indonésiens musulmans accréditent cette thèse). D’ailleurs Ben Laden a bien été un agent de la fameuse centrale américaine avant de mettre à profit son expérience acquise auprès de la CIA pour le compte d’Al-Qaeda. Et ce que l’un peut faire, l’autre le peut aussi ! Une escalade d’horreur sur fond d’hypocrisie, jumelée avec un abrutissement total des (télé)spectateurs, passifs et impuissants, forcés de constater que les dirigeants installés, en lien avec la mondialisation triomphante, n’ont jamais pris, dans l’histoire, les citoyens de ce monde autant pour des imbéciles ! Inconscients, aseptisés et dociles en plus… À l’heure où les conflits et les morts ont rarement été aussi absur338
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des et vides de sens, les citoyens ne voient même plus de raison valable de se battre pour quoi que ce soit. Ne subsiste alors que la joie éphémère et maladive de la consommation à tout-va. C’est la victoire ultime de la joint-venture mondialisation-capitalisme, pourtant en perdition et vouée à imploser un jour prochain. Sans doute pas sous une forme des plus douces… Aux yeux des terroristes, il est « rentable » de s’attaquer aux touristes. En tant qu’industrie, le tourisme symbolise le capitalisme, dont il est une sorte d’étendard, voire de « missionnaire » à l’étranger. S’en prendre aux voyageurs et aux entreprises touristiques constitue un défi face aux États – et aux ambassades – garants de leurs citoyens et ressortissants en voyage. Par ailleurs, un touriste qui reste à la maison est un consommateur de « produits touristiques » en moins, soit un manque à gagner pour l’économie locale ou non. C’est peut-être cynique mais c’est ainsi ! Le touriste voyage avec sa culture, il est – sans le savoir, voire sans le vouloir – le représentant de facto légitime et ambulant du pays d’où il vient. Les voyageurs deviennent des cibles car ils véhiculent une série de valeurs (démocratie, laïcité, etc.) et d’habitudes (consommation d’alcool, de viande de porc, musique, danses et jeux, tenues vestimentaires, etc.), susceptibles de perturber les valeurs en terres d’Islam par exemple. En ce sens, le touriste emprunte les traits du colonisateur européen ou de l’impérialiste américain d’autrefois. Ou de toujours. Le tourisme est le vecteur qui permet une « contamination » qui pourrait « souiller » la pureté supposée d’un Ailleurs prétendument « vierge ». Il devient dans l’imaginaire des uns le pollueur par excellence et dans celui des autres le corrupteur né de qui il importe de se méfier… On est loin de la rencontre culturelle que le voyage est censé encourager ! La route ne se partagerait donc pas si facilement (Michel, 2004). Un proverbe arabe ne dit-il pas : « Choisissez d’abord vos compagnons de voyage, et ensuite votre itinéraire » ? L’incompréhension, puis l’intolérance culturelle et religieuse, sont souvent à l’origine des pires méfaits, en voyage ou non.
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Toutefois, ne négligeons pas le rôle des médias – néfaste en l’occurrence – qui tendent, bien malgré eux parfois, à glorifier le « héros-terroriste » dans sa posture extrême : « L’image devient un facteur crucial dans le choix d’une destination. En 1985, 28 millions d’Américains ont voyagé à travers le monde. 162 ont été tués ou blessés par une activité terroriste, soit une probabilité de 0,00057 % de devenir victime du terrorisme. En dépit de cette faible probabilité, 18 millions d’Américains ont changé leur plan de voyages en regard des événements terroristes de l’année précédente, soit 6,43 % du volume de voyages à l’étranger de l’année précédente » (site Géotourisme, 23 juillet 2003). L’image déforme la réalité en accordant trop d’importance au spectaculaire, ce en quoi le terrorisme, par sa radicalité même, tient le haut du pavé, si l’on peut dire. Cette surévaluation médiatique de l’univers terroriste – voyez, par exemple, Ben Laden en vieil homme de la montagne caché au fond d’une grotte – multiplie évidemment les effets pervers, au détriment de certains échantillons, pourtant salutaires, de vérités. Pas toujours bonnes à dire, il est vrai…
L’escalade : des enlèvements pressentis aux tueries aveugles
Ou comment passe-t-on en l’espace parfois d’une génération de la guérilla sociale-politique au terrorisme idéologicoreligieux ? Après déjà un attentat meurtrier annonciateur au Caire en septembre 1997, des intégristes musulmans égyptiens ont deux mois plus tard massacré 67 personnes dont 58 touristes sur la terrasse du temple d’Hatshepsout à Louxor. Depuis cette date, et le traumatisme qui en a résulté, la police touristique veille. Depuis ce terrible automne 1997, l’Égypte peine à retrouver un réel succès touristique. Le pays a dû attendre 1999 pour renouer avec la progression des flux voyageurs. À nouveau, comme d’autres pays d’Orient, l’Égypte a été marquée par les attentats du 11 septembre 2001 et a accusé une baisse de 15,6 % dans sa fréquentation touristique pour la même année. Tout est à refaire… En période d’insécurité, le tourisme est un secteur vulnérable dans lequel il n’est évidemment pas conseillé d’investir… Les terribles défla340
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grations dans les gares madrilènes au matin du 11 mars 2004 ne viennent pas apaiser les peurs qui s’installent. Et pourtant, malgré ce vent de déprime sur la planète nomade, les touristes commencent à s’habituer à la terreur… On s’accommode forcément d’un terrorisme qui s’affiche au quotidien, ne serait-ce que pour montrer la volonté de survivre… Il reste que certaines prévisions catastrophiques ne sont pas au rendez-vous, les Occidentaux continuent à prendre les routes et les airs, même si certains comportements ou réflexes de ces voyageurs devenus plus prudents signalent aisément une insécurité géopolitique croissante… En 2001, mauvaise année touristique s’il en fut, l’industrie touristique entre dans une période durable d’incertitudes, cette année noire attestant du premier recul du nombre d’arrivées depuis 1982. Entre 2001 et 2003, la situation n’a fait que s’aggraver : effondrement des Twin Towers de New York en septembre 2001, attentats de Bali en octobre et de Mombasa en novembre 2002, enlèvements de touristes dans le Sahara algérien en février 2003, attentats de Casablanca au Maroc en mai 2003, explosion à l’hôtel Marriott à Jakarta en Indonésie en août 2003… Sans oublier les faits « annexes » qui ne font qu’empirer l’état de santé précaire d’un secteur touristique fortement affecté : lutte « antiterroriste » et mesures policières et douanières sans précédent, enlisement confirmé en Palestine, en Irak, en Afghanistan, en Afrique centrale ou à Haïti, inondations au Sud ou canicules au Nord, épidémie du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) au premier semestre 2003, grippe aviaire du poulet au début de l’année 2004… Pourtant, les touristes-voyageurs, lorsqu’ils ne boudent pas certaines destinations, se font une raison : pourquoi cesser soudainement de voyager ? Et beaucoup s’habituent en quelque sorte à une géopolitique aussi trouble qu’imprévisible. En 2002, selon l’OMT, le tourisme international n’aurait enregistré qu’une légère progression de 1 %, mais une progression tout de même, alors que les inquiétudes ne font que se renforcer ! Il faut savoir que le marché touristique mondial ne cesse de grossir tout en se diversifiant. Le Zimbabwe, qui offre aux touristes les incom341
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parables chutes Victoria, n’intéresse plus vraiment les touristes occidentaux, de plus en plus avides de sécurité. Du coup, le pays se réoriente sur les nouvelles clientèles asiatiques, notamment chinoises. Le bilan est néanmoins lourd sur le plan économique et social : « Selon le BIT, le secteur du tourisme mondial qui avait essuyé des pertes de 6,5 M d’emplois à la suite du 11 septembre, pourrait en voir disparaître 5 M du fait de la pneumonie atypique (on avance une chute de 30 % pour l’Asie). Le tourisme d’affaires est particulièrement sinistré, surtout en 2003, dans la plupart des grandes métropoles internationales, l’hôtellerie haut de gamme traverse une très mauvaise passe » constate Émile Flament (dans Gamblin, 2004 : 351). Concernant le SRAS, on remarquera que les rumeurs ont fait bien plus de dégâts que la maladie ellemême ! Au Cambodge, par exemple, où on ne recense aucun malade atteint du virus, le site d’Angkor est déserté au printemps 2003, tandis que l’effondrement du tourisme met sérieusement en péril un difficile décollage économique du Royaume. Les offres promotionnelles abondent pour tenter de relancer les ventes… et de « faire partir » les invendus, autant que les clients ! Les tendances suivantes s’affichent et continuent de s’affiner : 1. perspectives incertaines ; 2. prudence et méfiance pour les destinations lointaines ; 3. hausse des offres à petits prix et des promotions de dernière minute ; 4. tourisme de masse/organisé plus affecté que le tourisme individuel/spécialisé.
Et si, indirectement, le terrorisme accélérait l’émergence d’un tourisme réellement durable et plus éthique ? Comme le souligne le sociologue allemand Ulrich Beck, le 11 septembre 2001 a, pour la première fois depuis cinquante ans, « ouvert les yeux de l’opinion publique » sur le caractère global 342
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des nouvelles tragédies en cours et à venir : « la paix et la sécurité de l’Occident ne sont plus compatibles avec l’existence de foyers de conflits dans d’autres régions du monde, ni avec leurs causes profondes » (Beck, 2003 : 530). Pour assurer l’ordre et le contrôle du monde, les ÉtatsUnis remettent au goût du jour l’odieuse idée d’empire, et pour conjurer la menace terroriste, les Nord-Américains ne proposent rien d’autre que de propager sur tous les espaces habitables de la terre l’American way of life : « L’idée sous-jacente semble être qu’il est nécessaire de transformer tous les êtres humains en Américains pour que les Américains puissent vivre en toute sécurité dans un monde sans frontières » (Beck, 2003 : 531). Mais, même à l’intérieur de leurs frontières, les Étatsuniens vivent à l’ère de la surveillance tous azimuts chère au « Patriot Act » : « Si cette tendance se poursuit, il n’y aura bientôt plus un seul téléphone qui ne soit pas sur écoute au pays de la statue de la Liberté » (Beck, 2003 : 535). Avec le terrorisme, les États-Unis ont enfin trouvé un ennemi à leur hauteur et le monde a malheureusement retrouvé la guerre. Durable et généralisée. La société du risque (Beck) a sacrifié les libertés fondamentales sur l’autel béni de la menace terroriste ! Dans une telle société orwellienne, mondialisée et précarisée, les touristes et voyageurs en promenade ne peuvent que visiter et traverser des « pays à risques », puisque les moindres recoins de la planète ne sont plus « sécurisés » (d’ailleurs, le furentils un jour ?)… Un siècle exactement avant le fameux 11 septembre, Pierre Loti rédigeait ces lignes à la destinée prémonitoire : « Jamais plus je ne reverrai se dresser dans le ciel les grandes tours étranges » écrit-il alors à propos… d’Angkor, où il passa en vitesse, tel un moderne touriste, en 1901 (Loti, 1991 : 1220). Voilà des siècles que l’empire khmer a disparu mystérieusement, ensevelissant la « forêt de pierre » sous un épais manteau vert. Pourquoi ? Les guerres, les religions, l’économie figurent parmi les raisons d’un déclin irrémédiable. Mais peut-être aussi parce que cet empire fut trop rude et trop arrogant envers d’abord sa propre population (comme le sera bien plus tard le « nouvel empire » khmer rouge, 343
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auteur d’un génocide d’État entre 1975 et 1979). Ayant perdu leur aspect ostentatoire, les tours d’Angkor ont survécu grâce au travail des archéologues, et aujourd’hui « inoffensives », les touristes peuvent à nouveau les admirer et les photographier en plutôt bonne quiétude. Les ex-tours qui dominaient fièrement le ciel de Manhattan avant l’automne 2001 ne sont plus et aucun archéologue ne dénichera dans cent ans ou plus de grande merveille sur le site aujourd’hui en reconstruction. Par contre, l’arrogance du « nouvel empire américain » parti en croisade contre le terrorisme international, et qui nourrit partiellement sa haine sur les décombres des Twin Towers, risque non seulement de diminuer le nombre de destinations inscrites au menu des catalogues des agences de voyage, mais surtout d’hypothéquer la rencontre culturelle et humaine – entre hôtes et invités, ici comme ailleurs – qui pourtant cimente toute expérience véritable du voyage. Une perte en cours pour l’humanité en devenir. Pourtant, le temps semble venu de voyager avec d’autres yeux et d’autres manières, simplement pour éviter demain le pire. De la sorte, on peut se mettre à rêver ou à espérer que prochainement le voyage éthique s’imposera de lui-même…
Le voyage touristique, un risque d’errer qui vaut le détour ? Oui certainement ! Le voyage bonifie celle ou celui qui s’y adonne, et parfois – heureusement – il améliore également le quotidien de l’hôte qui reçoit le visiteur. Le voyage constitue un espace de liberté qui reste en grande partie à conquérir. À l’heure où voyager apparaît plus difficile, à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et de leurs conséquences tant sur les médias et l’opinion publique internationale que sur les politiques sécuritaires des États, le voyage offre paradoxalement une opportunité à vivre plus intensément, à se détacher de l’emprise du quotidien, à échapper un temps à l’ordre des choses et donc aussi au nouvel ordre mondial qui tendent à s’imposer et à s’immiscer dans notre quotidien le plus intime. On constatera au passage que moins de trois mille morts lors du spectaculaire effondrement 344
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de deux tours au cœur de Manhattan ont durablement bouleversé l’ordre touristique mondial bien plus que les quatre millions de morts depuis moins de cinq ans au cœur de l’Afrique, celle des Grands Lacs et de la république si peu démocratique du Congo. Comme d’habitude, et cyniquement, le cœur des affaires prime sur le cœur des ténèbres, les intérêts n’étant pas les mêmes… Les entraves aux libertés et les abus de toutes sortes, en particulier contre tout ce et tous ceux qui s’apparentent à un anticonformisme, se banalisent et se normalisent. Devant ce fait irréfutable de menace sur nos libertés, et face à la difficulté de faire entendre des voix divergentes, le voyage fait office de repli stratégique où puiser une énergie renouvelée, tout en étant à l’écoute de plus justes bruits du monde. Il est l’occasion de réapprendre à contester, il permet de retrouver un sens à son existence. De ce fait, le voyage est certes un espace de liberté, mais un espace qui reste encore à conquérir au moment précis où les libertés tendent dangereusement à se restreindre. Cette conquête de l’espace de liberté offert par le voyage ne peut se faire sans remise en cause drastique de ce que sont et ont été les « apports » de notre civilisation. Cette conquête, sans compromis ni compromissions, forcément pacifique et un brin libertaire, ne pourra pas non plus faire l’économie d’une patiente réflexion, critique et interactive, sur les intelligences nomades à déceler et à instruire, ici ou là sur la planète. Le « voyage désorganisé » présente une voie alternative sans doute salutaire pour tous ceux qui goûtent le monde en flânant avec l’envie de le fréquenter sans le conquérir ni le dominer (Michel, 2003). En conclusion, il s’agit aujourd’hui de ne pas occulter cette évidence que le voyage d’agrément reste l’apanage de l’Occident et des couches de populations privilégiées au Nord comme au Sud, et qu’en cela il n’échappe pas à l’histoire et à ses tourments. Le sociologue Rodolphe Christin constate que « le désir voyageur, de par son exigence d’altérité, signale sans aucun doute la fermeture homogénéisante d’un Occident qui essaime à l’extérieur sa propre image, ou bien, ce qui revient au même, produit l’image d’une altérité simplifiée et réduite, médiatisée, convertie aux “ bienfaits ” de la production et de la consommation, soumise au 345
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règne de l’expansive urbanité » (Christin, 2000 : 214). Il revient ainsi à l’individu-voyageur de retrouver du sens, reproduire du réel, réinsuffler de l’imaginaire, dégager une évasion créatrice source de libération, sans quoi l’histoire risque fort de se répéter et les drames de se perpétuer en un cycle infernal sans fin. Le touriste doit veiller à ne pas se désimpliquer de la vie sociale et politique ; au contraire, il doit privilégier le collectif et la rencontre, et surtout résister corps et âme à l’appel au repli sur soi que lui lance une époque en proie au désarroi. Le tourisme est, quant à lui, un avatar moderne de la colonisation. Et même si ses habits sont plus décents, ses agents plus fréquentables, ses intentions plus pacifiques, ses conséquences sur les paysages et les peuples du monde ne sont pas toujours des plus louables à l’heure où les inégalités sociales et économiques se renforcent sans honte et où son principal alibi – le « développement » – s’interroge sans conviction sur sa raison d’être. Sur le terrain de ces injustices naît le terreau de tous les terrorismes… Dans ces conditions, que vient dramatiquement nous confirmer la conjoncture, le tourisme comme archétype de la « culture » occidentale constitue une nouvelle cible idéale du terrorisme. En ces temps de mondialisation incontrôlable, les vacanciers au bout du monde comme au bout de la rue, en leur qualité de représentants (souvent bien malgré eux !) de la dite culture occidentale, forment des cibles (géo)politiques potentielles aux mains de tous les extrémistes. Qu’on le déplore ou non, « le tourisme est encore souvent un libéralisme au service des forts, légitime parce que puissant : quand “l’un et l’autre” se regardent sans parole, la régulation n’est-elle pas souvent sauvage ? » (Viard, 2000 : 91). À long terme, seuls un plus grand respect des différences, l’acception d’autres modes d’être et de penser, et un règlement humain du fossé économico-social entre les plus démunis et les plus nantis, pourront graduellement relever le défi de la violence terroriste à l’épreuve du tourisme international. Toute autre solution ne sera, au mieux, qu’une pause dans le conflit déclaré ou larvé, en attente de mieux ou de pire.
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Postface pour la troisième édition (2004)
Pour l’heure, on constate une frilosité évidente pour l’exploration de l’espace international et, surtout, on a fort à craindre le succès annoncé d’un tourisme surprotégé et d’un voyage trop bien organisé, le développement de circuits fléchés et balisés à outrance, le triomphe du tourisme enclavé avec ses ghettos et ses suffisances, son décor exotique et ses sujets-figurants. La situation devient urgente à force de masquer la réalité sous prétexte de protéger les affaires : le tourisme alternatif ne risque pas de menacer le tourisme classique, et il n’est pas à exclure que les touristes deviennent demain de plus en plus souvent des cibles. Terroristes, mouvements de libération ou simples paysans du Sud, beaucoup l’ont compris : ainsi, en juin 2004, en Turquie, l’ex-PKK – rebaptisé Kongra-gel – déterre la hache de guerre avec l’État militaire turc, en menaçant précisément les voyageurs occidentaux… Pour se faire entendre de la dite communauté internationale – et passer au JT de 20 h – rien de mieux à ce jour qu’un enlèvement de touristes bien programmé ! Autre méfait regrettable lié à la dégradation de la situation touristique, la montée de la xénophobie et le grand retour de l’irrespect : dans les rues de Paris ou de Rome, un certain racisme se développe à l’encontre des touristes étrangers (Chinois par exemple), surtout s’ils sont en groupes de cinquante… Trop de touristes tue le tourisme, de la même manière que trop d’avions dans le ciel pollue bien trop l’air qu’on respire… Alors que faire et combien de temps encore attendre avant de prendre le problème du tourisme à bras-le-corps ? Lorsque la toute-puissante industrie du tourisme donnera son accord ou lorsque la terre tremblera pour de bon ? Désormais, le terrorisme vient régulièrement, et tragiquement, nous rappeler que le tourisme est une activité particulièrement vulnérable et, encore et toujours, réservée à une élite. Pour la pérenniser, il faudrait sans doute revoir en profondeur ses modes opératoires et de fonctionnement, ses objectifs prioritaires, et au moins débattre d’urgence de sa raison d’être en ce bas-monde. En se montrant moins prédateur et en atténuant son arrogance, le tourisme international pourrait encore avoir de beaux jours devant lui… On ne sait jamais ! Il n’y a pas de fatalité dans cet univers impitoyable
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et les émeutes urbaines et touristiques ne sont pas officiellement prévues…
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364
Table des matières
Remerciements
3
Préface
5
Avant-propos à la deuxième édition (2002) De l’éducation au voyage et du respect d’autrui. Une voie vers la paix ? Introduction
13
19
Chapitre 1 : De l’errance à la rencontre Le voyage aujourd’hui Désir et/ou besoin de partir : comment naît et vit le tourisme ? Façons de voyager et formes de tourisme Regards sur une identité ambiguë : qui est le touriste ? Le touriste-voyageur et le badaud-flâneur De l’autre à nous, de nous à l’hôte
28 33 45 52 65 74
Chapitre 2 : Rites et pratiques des nomadismes Des mythes du voyage aux rites touristiques Le sacré : le touriste comme pèlerin Du jeu à la fête : la fête du voyajoueur ! L’espace-temps : le voyageur comme nomade et du vacancier au baroudeur
87 93 105 111
Chapitre 3 : Imaginaires de l’autre et prétextes à l’exotisme Place et rôle de l’image et du texte ou le voyage comme prétexte Quête exotique et lien social Le désir d’exotisme rime-t-il avec la quête de sacré ? L’exemple asiatique
127 143 158
365
Désirs d’Ailleurs
Chapitre 4 : L’aventure du voyage et le voyage d’aventure entre nature et culture Cheminements intéressés : de la nature à la culture Le discours voyagiste : médias, publicité, agences et Cie L’envie d’aventure(s) et l’aventure sans risques De la super aventure à l’aventure ordinaire Écotourisme ou égotourisme ?
177 187 198 207 222
Chapitre 5 : Du meilleur et du pire des voyages La culture en voyage : ethnotourisme et altérité Tourisme, histoire, politique Tourismes, traditions, modernités Les voyages insolites et déformés
241 254 269 284
Conclusion Pour une anthropologie des voyages
313
Postface pour la troisième édition (2004) Tourisme et terrorisme ou l’éclatement du monde des voyages ?
323
Voyager dans la violence et comment (se) reposer en paix ? Du voyage à risque au tourisme prédateur, il n’y a qu’un pas ? Tourisme et terrorisme : chiffres et déchiffrages Le voyage touristique, un risque d’errer qui vaut le détour ?
325
Bibliographie
349
366
328 333 344