Collection fondée par Laurier Turgeon et dirigée par Laurier Turgeon et Pierre Ouellet Cette collection réunit des étud...
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Collection fondée par Laurier Turgeon et dirigée par Laurier Turgeon et Pierre Ouellet Cette collection réunit des études interdisciplinaires qui traitent des dyna miques interculturelles et des phénomènes de métissage passés et présents, d’ici et d’ailleurs. Elle accueille une large gamme de thèmes : les frontières culturelles, les médiations culturelles, la communication et la consommation interculturelle, les conflits interculturels et les transferts culturels. Les travaux sur la mondialisation tendent à expliquer l’expansion des éco nomies et des cultures occidentales depuis un lieu central, l’Europe, vers les autres parties du monde. Cette approche centriste présente généralement les différences culturelles comme un obstacle à l’idéal de l’universalisme qui veut que le monde devienne un seul et même lieu. Les ouvrages de cette collection présentent le monde comme un lieu de contacts et d’échanges entre des groupes différents plutôt que comme un ensemble cohérent et unifié qui s’étend depuis un pôle central. Au lieu de définir les cultures comme des ensembles homogènes et fermés qui contribuent à construire des catégorisations ethnoculturelles, ils les étudient comme des entités ouvertes, interactives et mobiles dans le temps et dans l’espace. L’accent est mis sur le syncrétisme pour expliquer l’émergence de nouvelles formes culturelles.
Comment draguer un top-modèle
Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
Page laissée blanche intentionnellement
Dessislav Sabev
Comment draguer un top-modèle Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Photographie de la couverture : Terje Lindblom Maquette de couverture et mise en pages : Mariette Montambault ISBN 978-2-7637-8398-7 © Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2008 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com
Table des matières
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XIII
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
Première partie Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social . . . . . .
9
Énoncer le projet social : le discours des « experts » .
11
L’« aquarium » : économie politique du corps collectif . . . . .
11
Modèle et acteur : argumentations morales . . . . . . . . . . . . .
20
L’individualisation des valeurs politiques : liberté et indépendance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
20
La réussite individuelle : un « bien collectif » . . . . . . . . . . .
23
Le chômage : degré zéro de la liberté . . . . . . . . . . . . . . . . .
25
Le « Je » de la transition : construction notionnelle du corps individuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27
La tentation biographique : introduction aux techniques du « je » post-communiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27
VIII
Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
« Une sélection se produit » : rôles du nouvel acteur et mises en scène de la transition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
29
À la (con)quête de l’identité perdue : comment redevenir trappeur ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
29
Le regard miroir : « J’aime réfléchir sur moi-même quand je suis nu » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
33
Les deux corps : comparaison diachronique . . . . . . . . . . . . .
38
La notion de « rapidité » et le rapport au temps post-collectiviste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
41
Temps social et temps biologique de la réussite individuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
41
« Ceux qui aiment dormir ne font guère carrière » : modulations du temps post-communiste . . . . . . . . . . . . . . . .
46
Anti-techno : le corps mobile contre l’institution . . . . . . . . .
49
Deuxième partie Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine . . . . .
57
« Le vrai homme sent la poudre à canon » : l’image du lutteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
59
L’émergence d’un nouveau groupe social . . . . . . . . . . . . . . .
60
Le jaguar : chasser, manger, copuler . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
63
Conversion du capital et continuité de sens . . . . . . . . . . . . .
65
De la « lutte des classes » au podium sportif . . . . . . . . . . . . .
69
Anatomie sociale de l’athlète communiste . . . . . . . . . . . . . .
71
Fortius : limite et « futur radieux » . . . . . . . . . . . . . . . . . .
71
Pourquoi le champion doit être paysan . . . . . . . . . . . . . . .
75
Qui lutte sur le tapis ? Le corps-frontière et la « jungle » . .
79
Tradition et modernité du corps lutteur : la réactualisation du mythe épique . . . . . . . . . . . . . . . .
81
Longueur des cheveux et positivisme relatif : paramètres de l’accroissement corporel . . . . . . . . . . . . . . . . .
81
Esthétique politique du cou balkanique . . . . . . . . . . . . . . .
82
Le chanteur qui est une « dame » et le lutteur « à la crème glacée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
85
Table des matières
IX
Mike Tyson, le nouveau nom du héros traditionnel . . . . . . .
89
Le travestissement textuel : 7/8, le rythme du folk, de la boxe et du sexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
92
Le travestissement contextuel : ce que « femme » veut dire .
98
« J’ai gagné, j’ai perdu et j’ai gagné de nouveau » : un récit de passage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
105
De l’aquarium à la Californie : le parcours du combattant .
106
Sortir de l’aquarium : le rêve américain de Tzvetan Kostov . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
106
La traversée de la jungle : devenir Steve . . . . . . . . . . . . . . .
109
La continuité à travers les ruptures initiatiques . . . . . . . . . .
112
Isolement, dépossession et solitude du héros . . . . . . . . . . .
112
Liminalité et agrégation : le risque, valeur structurante du corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
116
Capital physique versus capital scolaire . . . . . . . . . . .
121
Le lutteur contre le nerd : la hiérarchie des corps . . . . . . . . . .
121
Comment l’économie planifiée biaise-t-elle l’horizon d’attente sexuelle : la femme entreprenante et l’intellectuel montréalais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
124
Frissons 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
125
Frissons 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
127
Pour consommation immédiate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
130
Anti-Hamlet : l’action avant le savoir . . . . . . . . . . . . . . . .
130
Principes de l’amant rapide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
132
Le rapport sexuel, incorporation du rapport social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
135
Le corps parfait de la femme modèle, lieu de l’optimisme social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
135
Le corps effilé, vecteur de la différence . . . . . . . . . . . . . . . .
136
Miss Bulgaria et la marque corporelle du passage . . . . . . .
138
Le monde incorporé dans le profil du mannequin bulgare .
142
Homme – nature ; femme – culture ? . . . . . . . . . . . . . . . . .
145
Le lutteur et le mannequin : négocier des corps opposés . . . .
148
X
Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
Le dragueur régional à la conquête du monde : « Comment draguer Elle Macpherson ? » . . . . . . . . . . . . .
148
La mobilité sexuelle : « sauter » par-dessus l’ordre des choses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
152
Tedi et Greta : combattre le corps étranger pour rétablir l’ordre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
153
Troisième partie Le corps élargi : famille et culture matérielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
161
Nouveaux usages des institutions traditionnelles : Église et famille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
163
Entre mobilité et ancrage : le « mariage de l’année » . . . . . .
163
Les rites réactualisés de l’Église post-communiste . . . . . . . . .
166
L’Église comme menace pour le corps collectif . . . . . . . . . .
166
La passion de l’abbé Genadiy : le monastère comme repaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
168
Investir dans la rupture : l’éducation des enfants . . . . . . . . .
171
« Centre » et « périphérie » dans le paysage résidentiel de la mobilité sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
175
La quête du village réinventé : un retour à la périphérie ? . .
176
Cuisine d’été et izba : usages sociaux des cultures de subsistance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
177
Piscine et stade privé : l’infrastructure du réseau social . . . .
181
Le rêve de Cléopâtre : « être » dans la cité . . . . . . . . . . . . . . .
184
L’aménagement de l’espace privé, expression de nouvelles identités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
185
La Rome antique : métaphore de la mobilité post-communiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
188
La voiture comme deuxième corps . . . . . . . . . . . . . . . .
193
L’auto-mobilité et les multiples corps du sportif . . . . . . . . . .
193
Visite depuis le centre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
193
L’objet individualisé : la marque de la voiture, marque corporelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
196
La Mercedes, lieu de la transition sociale . . . . . . . . . . . . . . . .
197
Table des matières
XI
L’objet au présent : établir les paramètres du nouveau corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
198
Signifier le passé : le communisme en Mercedes . . . . . . . . .
199
Pour un nouvel avenir radieux : la Mercedes, cet objet du désir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
201
Rentrer à la maison : l’automobile, moyen de transport entre deux réalités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
204
Le 4x4, la nouvelle puissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
206
Le Samouraï en attente du personnage . . . . . . . . . . . . . . .
206
Le Wrangler, objet du récit identitaire . . . . . . . . . . . . . . . .
209
À la recherche de l’anonymat perdu . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
211
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
215
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Remerciements
C
et ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines, de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds pro viennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Je tiens à remercier les institutions et les personnes qui ont apporté leur aide à différentes étapes de ce travail, et tout particuliè rement la Fondation de l’Université Laval, le Département d’histoire et le Centre d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) à l’Université Laval, ainsi que Laurier Turgeon, Anne-Marie Desdouits, Bernard Arcand, Denys Delâge, Jacques Mathieu, Marcel Moussette, Bogumil Jewsiewicki et Anne-Hélène Kerbiriou, tous de l’Université Laval ; Rose-Marie Lagrave et Miladina de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris ; Ivaïlo Znepolsky de l’Université de Sofia ; Yulian Konstantinov de la Nouvelle Université bulgare, de même que Pierre Tétu de Québec, pour leurs conseils et encouragements. Finalement, le plus important : tous mes remerciements à la Direction du magazine Club M à Sofia et à Media Holding AD, propriétaire du journal Trud, qui m’ont permis d’utiliser leurs sources, sans lesquelles cette étude n’aurait pas vu le jour.
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Introduction
L
’identité, cette façon de se situer dans le monde, est un projet ouvert et renouvelable. Ce livre traite de réécriture biographique, d’adaptation et de choix identitaires ; il parle de pratiques capi talistes dans des cultures paysannes, communautaires et – jusqu’à tout récemment – communistes. Contrairement à une tendance pro pre au contexte post-colonial où de nombreux groupes ethniques voient dans la « tradition » une ressource discursive capitale et un outil de négociation avec les centres de pouvoir, les héros de ce livre cherchent à briller par leur « nouveauté » et à afficher leur statut d’individus autonomes, seuls responsables de leur destin. Corps individuel et transformation sociale
Katherine Verdery voit dans l’ethnographie de l’Europe de l’Est la continuation d’un travail anthropologique mené depuis plusieurs décennies, c’est-à-dire la description de la pénétration du capital dans des modes non capitalistes de concevoir le monde1. À l’heure de la mondialisation, je propose une étude des rapports entre des modèles globaux – modèles économiques, mais aussi top-modèles, ou encore modèles nus présentés dans un magazine pour « le nouvel homme bulgare » – et les expériences concrètes de celui qui, longtemps coupé 1.
Katherine Verdery, « The “new” Eastern Europe in an anthropology of Europe », American Anthropologist, 99 (4), 1997, p. 716.
2
Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
du monde occidental, veut devenir un capitaliste prospère. Je m’inté resse à la manière dont l’homme de la périphérie s’approprie et utilise les modèles « imposés » pour devenir acteur du changement. Géographiquement située dans la périphérie orientale du monde occidental et issue d’une culture paysanne et communautaire, avant de devenir carrément communiste, la Bulgarie des années 1990 est un cas particulièrement intéressant de ce rapport entre l’implantation d’une structure capitaliste et l’agenda de l’acteur local. C’est souvent à la marge de la légitimité officielle que l’acteur tisse les liens les plus contenus – les plus intimes – avec sa culture. Cette « intimité culturelle2 » fait acte de résistance au modèle étranger. Ainsi, ce qui est une déviation du modèle et qui doit donc être tu dans les images officielles est l’essence même de la communication interne, c’est-à-dire du sens partagé par tous les usagers d’une culture. Le changement social fait surgir cette « intimité » à la surface des images publiques3 et discerne les mécanismes par lesquels le « capitaliste » d’aujourd’hui se reconnaît dans les pratiques socialistes d’autrefois. Et c’est cette intimité-là qui ne change pas quand tout le reste change ; à travers de vieilles pratiques et de nouveaux acteurs, elle assure ce que d’autres appellent la « survie culturelle ». Cette intimité met en communication le corps physique et le corps social. Élément identitaire par excellence, bâti et transformé à travers des usages à la fois individuels et culturels, le corps physique exprime les transformations sociales au niveau le plus intime, celui des pratiques du soi. Anthony Giddens4 érige la construction de l’identité individuelle en problème structurant de la modernité et en tant que quête spéci fique de l’acteur « moderne5 ». Alors que les systèmes sociaux tradi tionnels maintiennent l’unité du corps collectif à travers un système de sens commun qui transcende la vie individuelle (la religion en est l’exemple par excellence), la modernité, selon Giddens, place l’indi vidu devant une multitude d’identités possibles et ouvre ainsi la quête de sens individuelle. Ainsi, le soi se construit dans un choix de réfé rences identitaires incorporées dans des récits biographiques fort
2. 3.
4. 5.
Voir l’exemple de la corruption politique chez Michael Herzfeld, Cultural Intimacy : Social Poetics in the Nation-State, New York, Routledge, 1997. Herzfeld, « Afterword : Intimations from an Uncertain Place », dans Hermine De Soto et Nora Dudwick (dir.), Fieldwork Dilemmas. Anthropologists in Postsocialist States, Madison, The University of Wisconsin Press, 2000, p. 224. Anthony Giddens, The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press, 1990 ; Modernity and Self-Identity, Cambridge, Polity Press, 1991. Giddens, The Consequences..., p. 4.
Introduction
3
diversifiés et parfois contradictoires, en rapport à un environnement social en mutation6. Le projet communiste fut un projet « moderne », dans sa concep tion (« révolutionnaire ») de l’homme et du monde, que dans ses pratiques sociales. L’industrialisation, l’urbanisation, la scolarisation, l’égalité des sexes étaient les résultats concrets de la « modernisation socialiste ». Toutefois, la vie individuelle était incorporée à un grand récit collectif, celui de la « construction de la société communiste », appelé aussi « l’avenir radieux7 » dans la poétique de l’économie politique du communisme. Ainsi, la modernité urbaine du commu nisme en Bulgarie s’est paradoxalement basée sur un fond tradition nel rural8 formé par le corps collectif. Tout comme la religion et le système de valeurs traditionnel, la téléologie communiste a rempli de sens ce corps collectif qui se voyait d’autant plus stable et immua ble qu’il transcendait la vie (et l’anxiété existentielle) individuelle. La chute du système communiste modifie profondément les représenta tions sociales à la fois du monde extérieur et de soi-même. La dispa rition du grand récit communiste décompose le corps collectif et met fin à son système de sens. Morphologiquement articulé et objective ment mesurable, le corps devient le centre du monde individuel. Dépossédé du refuge collectif, l’acteur post-communiste reconstruit le monde dans les paramètres de son corps physique. Tout comme l’identité, le corps physique est, lui aussi, un projet. Si, pour Frank, la modernité a conceptualisé le corps grâce au savoir scientifique et aux politiques de contrôle social9, il en reste qu’elle l’a aussi « émancipé10 » de la nature et du déterminisme social, en faisant un projet infini, objet de transformations qui échappe à toute certitude, biologique ou sociale. Le corps physique est à la fois sujet et objet du corps social. Il est une création individuelle tout en étant un produit culturel11. La représentation de la réussite individuelle post-communiste ne peut effectivement se construire qu’autour du corps, puisqu’elle articule le passage d’un corps collectif à un corps individuel et indi vidualiste. 6. 7. 8.
9.
10. 11.
Ibid., p. 215-244. Alexandre Zinoviev, L’avenir radieux, Paris, L’Âge de l’homme, 1978. Ivan Hadjiyski, Bit i dushevnost na nashia narod, Sofia, Bulgarski pisatel, 1974, p. 289 ; Haralan Alexandrov, « Le prix du succès : être entrepreneur en Bulgarie aujourd’hui », Ethnologie française, 2, 2001, p. 317-318. Arthur Frank, « For a sociology of the body : an analytical review », dans Mike Featherstone, Mike Hepworth et Bryan S. Turner (dir.), The Body : Social Process and Cultural Theory, Londres, Sage, 1991, p. 39-40. Giddens, Modernity..., p. 100. Voir Anthony Synnott, The Body Social : Symbolism, Self and Society, Londres et New York, Routledge, 1993, p. 4.
4
Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
La Bulgarie : ruptures politiques et continuité culturelle Tassée dans le coin sud-est de l’Europe, la Bulgarie s’est toujours trouvée en situation de périphérie, de la sorte que son histoire a été fortement dépendante de processus politiques externes. C’est aussi une longue histoire d’adoption de modèles sociaux importés. Formée en 681 assez près d’un puissant centre politique que fut Constantinople, elle s’est trouvée dans la sphère d’influence byzantine12 avant de tomber sous la domination ottomane (1396) pour pas moins de cinq siècles. Retrouvant son indépendance lors de la guerre russo-turque (1878), la Bulgarie a vu son attachement affectif envers la Russie « libératrice » se déplacer rapidement vers des centres de puissance occidentaux, notamment l’Allemagne, dont elle fut l’alliée pendant les deux guerres mondiales. En 1944, la Bulgarie tombe sous la sphère d’influence de l’Union soviétique, dont elle devient le plus fidèle satel lite. Le 10 novembre 1998, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, un coup d’État au sommet du pouvoir met fin au règne du leader communiste Todor Zhivkov et marque le début d’une longue transition de la Bulgarie vers l’économie de marché. Ce changement est en relation, bien entendu, avec une nouvelle réorientation géopolitique. La Bulgarie fait partie de l’OTAN depuis 2004 et de l’Union européenne depuis 2007. Ce changement à l’intérieur du pouvoir, au profit d’une plus jeune génération issue du régime communiste, signifie également une continuité. Comment la transformation des capitaux par des stratégies de rupture organise-t-elle les pratiques quotidiennes de l’acteur du changement et comment affecte-t-elle les représentations sociales ? Issu d’une culture paysanne et projeté vers un modèle occidental, le « nouvel homme bulgare » s’inscrit dans un rapport centre/péri phérie particulier. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la Bulgarie était un pays agricole. Des petits propriétaires de terre et de bétail formaient la majorité de la population. Cette forte relation identitaire à la terre a défini les valeurs traditionnelles de type « sédentaire », les valeurs du « paysan13 », à travers l’appartenance territoriale, la famille et la parenté, la maison, bref, tout ce qui évoque le « chez-soi ». Puis le régime socialiste a mis en œuvre une industrialisation extensive qui a provoqué d’importantes migrations de main-d’œuvre vers les villes entre les années 1950 et 1980. La migration de la périphérie 12. 13.
La christianisation et, plus spécialement, l’adoption de l’orthodoxie comme religion officielle (863-864) en sont des résultats toujours en vigueur. Ivan Hadjiyski, Bit i dushevnost na nashia narod, vol. 1, Sofia, Bulgarski pisatel, 1974.
Introduction
5
vers le centre a valorisé la mobilité géographique, sans toutefois per mettre la mobilité sociale. Finalement, la libéralisation économique et le passage au capitalisme après 1989 ont ouvert la voie à l’initiative privée et à l’enrichissement de l’individu entrepreneur. L’entrepreneur local, qui vient d’émerger du corps collectif communiste, n’a pas de modèles traditionnels devant lui : c’est lui qui doit les établir. Pour ce faire, il est obligé de « bricoler », à partir des images globales et des normes de réussite locales14. La relation ambivalente entre le local et le global se traduit dans le rapport à l’espace. La mobilité sociale est ainsi inscrite dans un corps mobile qui se déplace perpétuellement entre « centre » et « péri phérie ». Dans le présent texte, le centre est compris comme lieu de concentration de pouvoir administratif (politique) et économique (ressources). Héritier d’un système totalitaire fortement centralisé, le centre, en Bulgarie post-communiste, se situe traditionnellement dans les grandes villes – en premier lieu Sofia, la capitale – qui sont des centres à la fois administratifs et industriels. Plovdiv, ville natale d’une bonne partie de la nouvelle classe politique, et Varna, premier port du pays (sur la mer Noire), sont d’autres centres administratifs. Mais ce n’est pas le poids démographique qui est la principale caractéris tique du centre. Je m’intéresse plutôt aux centres de pouvoir symbo lique qui sont, en quelque sorte, des générateurs de représentations. Dans ce sens, le centre se caractérise surtout et avant tout par le dis cours : discours politique, discours gestionnaire, discours scientifique, etc. À l’opposé du centre se trouve un corps collectif que le discours marxiste appelait « les forces de production ». Dans la « périphérie » ainsi constituée, c’est la campagne qui retient tout particulièrement mon attention. Productrice de nourriture15 et de culture traditionnelle, elle est le lieu natal d’une partie considérable des acteurs de la réussite en Bulgarie post-communiste. Jusqu’aux années 1950, plus de 80 % de la population en Bulgarie vivait à la campagne, alors que dans les années 1990 il n’en restait plus que 30 %16 : modèle occidental de forte migration vers la ville, certes, cependant pourcentage de
14. 15.
16.
Voir aussi Alexandrov, art. cit, p. 320-321, 325. David Bell et Gill Valentine opposent la ville à la campagne sur l’axe de la production alimentaire et de la consommation : « If the urban is about consump tion, then perhaps more than any scale, the region is about food production » (Consuming Geographies. We are where we eat, Londres et New York, Routledge, 1997, p. 17). Avec 2 634 000 sur une population totale de 8 230 000 en 1998, la campagne bulgare n’a jamais été aussi peu peuplée depuis plus d’un siècle. Nacionalen Statisticheski Institut, Bulgaria’98 : socialno-ikonomichesko razvitie, Sofia, NSI, 1999, p. 10.
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Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
opulation rurale nettement plus élevé que la moyenne européenne17. p Cette nouvelle population urbaine n’a surtout pas rompu ses liens avec la campagne, comme l’a si bien démontré Gerald Creed18. Ces nouveaux citadins ont toujours été substantiellement assistés par les (grand-)parents qui sont restés à la campagne. Comment le nouveau modèle capitaliste se greffe-t-il sur ce fond culturel ? Comment cela change-t-il les stratégies des acteurs et le modèle capitaliste lui-même ? Et, dans ce sens, comment ramène-t-on le « global » dans des systèmes locaux traditionnels ? Le corpus qui suit veut éclairer cette mobilité entre lieux d’ancrage traditionnels et nouvelles valeurs, jonction où s’articule la quête identitaire post-socialiste. Le nouveau riche est au cœur de ce conflit, composant à la fois avec la modernité d’une mobi lité mondialiste et avec l’encadrement culturel du local, géré par des valeurs traditionnelles. Cette étude est basée sur la confrontation empirique entre un travail de terrain extensif mené à travers le pays bulgare entre 1990 et 2000, et l’analyse d’un corpus de textes et d’images médiatiques (de la même période) qui traitent de la réussite individuelle et de tout ce qui touche et intéresse l’homme dans la réussite post-communiste. Le mensuel Club M, « le magazine des gens qui réussissent19 », paru en 1990, en constitue la source principale. « Magazine de l’homme nouveau20 », Club M est un magazine pour hommes. C’est au moins ce qui est inscrit sur la page couverture, bien qu’il reçoive souvent des lettres de lectrices. En 1993, la rédaction comptait neuf journalistes, dont trois femmes qui, en 1995, sont passées à quatre contre sept hommes. Je me suis intéressé au discours de Club M en tant qu’univers entier et cohérent, où la sexualité exprime un sens social autant que le fait le discours économique. Aussi, l’intérêt de ce magazine des temps nouveaux est qu’il n’est justement pas tout à fait nouveau. Avant 1989, le noyau de la rédac tion travaillait à la revue communiste Bulgarie d’aujourd’hui, revue officielle éditée par le Ministère public, traduite notamment en fran çais et exportée jusqu’au Canada21. J’utilise cette source pour l’étude comparative et diachronique des représentations de la réussite en 17.
18. 19. 20. 21.
Le plus haut pourcentage de population rurale revient toutefois à la Roumanie : 47 %. Council of Europe, Recent demographic development in Europe, Bruxelles, 1997. Domesticating Revolution : From Socialist Reform to Ambivalent Transition in a Bulgarian Village, University Park, Pennsylvania State University press, 1998. Club M, 1, 1990, p. 3. Club M, 9, 1990, p. 4. La Bibliothèque de l’Université Laval en possède la collection complète, de 1970 à 1989.
Introduction
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Bulgarie. Ensuite, le quotidien Trud, le journal bulgare à plus grand tirage, m’a procuré quelques nouvelles pertinentes du monde de la réussite. Finalement, trois romans populaires parus en 199622 repré sentent une source extrêmement riche de représentations locales de la réussite. Ces trois « romans vulgaires », d’après le titre que leur donne l’auteur, portent des noms romains (Néron, Caligula, Messaline), mais les héros derrière ces surnoms sont des acteurs bien connus de la réussite post-communiste bulgare. L’intérêt ethnographique est suscité d’abord par le style hyperréaliste, quasi documentaire, de l’écriture. Non seulement les personnages sont-ils décrits avec une véracité déconcertante, mais la « fiction » a su anticiper la réalité : les meurtres des personnages dans le roman précèdent de quelques mois les meurtres des protagonistes réels, dans la « vraie vie ». En plus, la description de la culture corporelle, de la sexualité et de la culture matérielle des héros de Kalchev est un trésor inestimable pour l’eth nographie de la transition bulgare. Bourdieu classe les différents types de « capital » dans une grille « intérieur/extérieur », pour distinguer le « capital incorporé » (l’« ha bitus ») et le « capital objectivé » (les « propriétés » matérielles). Il place ces deux formes de capital au cœur du « principe de production de pratiques distinctives23 ». Le plan du présent livre est structuré dans cette logique. L’analyse des représentations de la mobilité sociale commence avec la production sociale du corps individuel (première partie du livre), s’attarde ensuite à l’accumulation/transformation du capital physique à travers des schémas sexués (deuxième partie), investit les différentes manifestations de l’« habitus » (troisième partie), pour aboutir à la relation entre le corps et l’objet (le « capital objec tivé ») dans la culture matérielle du nouveau riche (dernière partie).
22. 23.
Hristo Kalchev, Neron. Vulgaren roman, Sofia, 1996 ; Caligula. Canto furioso, Sofia, 1996 ; idem, Cikalat na Messalina. Vulgaren roman, Sofia, 1996. Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 127.
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Première partie Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social
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Énoncer le projet social : le discours des « experts »
L’« aquarium » : économie politique du corps collectif
L
a société communiste est un aquarium, affirme un article dans Club M1. « Sous le couvercle », les poissons n’ont pas à assurer leur survie : quand « on leur donne de la nourriture, d’en haut [otgore] : ils mangent ; on leur donne de l’air : alors ils respirent ». La métaphore de l’« aquarium » est fort réussie parce qu’elle représente une structure politique dans des référents spatiaux : espace clos et uniforme où le couvercle renferme de manière sécuritaire tout ce qui bouge dedans. Cette image résume dans des termes associés à la physique la condition sociale du corps collectiviste : une masse amor phe sans différentiation manifeste. Dans l’article, cette « situation particulière des gens dans la société totalitaire » est appelée « de l’im puissance acquise ». L’« impuissance acquise » est un concept impor tant, dans la mesure où il représente le sujet communiste comme détourné de sa « nature », de sa force « innée », et (dé)formé par la société totalitaire. Cette « dénaturation » est définie comme un ensemble d’impacts négatifs sur les sujets qui, en conséquence, sont « déshabitués de prendre des décisions, de faire preuve d’autonomie
1.
Georgi Asiov, « Kato ribki v Akvarium », Club M, 1, 1992, p. 12-13.
12
Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social
et d’initiative ». L’idée que « l’impuissance acquise n’est pas imma nente à notre nation » se retrouve dans nombre d’éditoriaux des premières années démocratiques quand on croyait que le simple changement de structure transformerait le Bulgare post-communiste en capitaliste prospère. Le manque de liberté est le premier paramètre de l’« aquarium », celui qui définit le rapport entre l’individu et le système : « Dans la société totalitaire, l’homme n’a pas la liberté de faire sa vie selon ses propres capacités, ses désirs ni son goût [...]. Cela le soustrait à la responsabilité de penser et d’agir. Ce n’est pas lui qui choisit son éducation ni la matière de ses études, ce sont les “besoins objectifs” des régions ; et il ne choisit même pas l’appartement où il vit », dit l’expert éditorialiste2. En effet, l’économie planifiée du socialisme encadrait la vie de l’individu dès l’école et « programmait » ainsi son avenir professionnel. La fin des études était suivie de la dite « distri bution » des jeunes professionnels, pour un temps défini, dans diffé rentes régions du pays. Le système de distribution fait que l’individu ne choisit pas lui-même son travail, il est tout simplement envoyé dans telle ou telle entreprise, dans telle ou telle région. Un appartement lui est réservé dans la ville ou le village désigné qui, par principe, n’est pas son lieu natal. Ce n’est qu’après l’accomplissement de ses années de travail « par distribution », qu’il peut retourner travailler dans sa ville ou dans une autre, si besoin il y a. Dans les années 1980, cette « distribution » était généralement orientée du centre vers la périphé rie, vers les régions qui manquaient déjà de ressources humaines après la migration industrielle vers les grandes villes, phénomène qui a marqué les premières décennies du régime communiste. Ainsi, les villes universitaires devenaient des centres de formation des jeunes cadres qui, ensuite, étaient répartis dans le pays, selon les besoins des régions. À son tour « désertée » par la main-d’œuvre locale, l’industrie recourait souvent à l’aide du village, à des travailleuses et des ouvriers de régions éloignées. La revue Zhenata Dnes (« La femme aujourd’hui ») du mois d’août 1975 rapporte une situation typique, celle de l’usine de textile (valnenotextilen kombinat) « Gueorgui Guenev » dans la ville de Gabrovo : « “Ces jours-ci, j’ai encore fait venir deux autobus de filles turques depuis les petits villages lointains des Rhodopes3 ; et voilà que les postes [de tisseuses] sont maintenant comblés, à l’usine”, dit
2. 3.
Asiov, art. cit., p. 12. Il s’agit, en fait, de jeunes femmes de la minorité turque ou musulmane, habitant les régions peu peuplées des Rhodopes orientales, dans le sud de la Bulgarie.
Énoncer le projet social : le discours des « experts »
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le directeur du collectif de travail, le camarade Velin Ivanov4. » Une des ouvrières modèles de l’usine, l’héroïne du travail Ivanka Belberova, affirme de son côté que « depuis trois ans déjà, pas une seule personne de la région n’est venue travailler dans la filature » : « J’ai moi-même enseigné une fille d’ici, voilà cinq ans déjà. Depuis, on fait venir des filles d’autres régions, de coins éloignés. Il y a pas de mal, dans ça, je dis pas... Elles s’appliquent bien, les filles... Seulement voilà, elles travaillent [porabotiat] pendant un an ou deux, puis déménagent...5 ». Ces exemples démontrent trois aspects interconnectés du mécanisme social communiste à l’égard de l’individu (appelé plus souvent « tra vailleur »), à savoir la distribution planifiée, la mobilité géographique et l’interchangeabilité fonctionnelle. En effet, le contrôle total de l’État sur la main-d’œuvre, par le biais de la « distribution planifiée », amène le sujet communiste à une mobilité géographique qui n’aboutit guère, dans la majorité des cas, à une mobilité sociale. Ne découlant pas de la volonté individuelle, mais de celle de l’économie planifiée, c’est une mobilité « horizontale », rendue possible grâce à l’idée de « l’inter changeabilité » des sujets. Cette trajectoire individuelle « imposée » et non libre investit le « centre » d’un double pouvoir symbolique dans les représentations sociales. D’un coté, celui-ci est d’autant plus valorisé qu’il ne s’avère accessible qu’après cette période « de passage ». En conséquence étaitil devenu un lieu convoité par nombre de gens, un lieu « de rêve ». Au sommet de la hiérarchie des centres, Sofia, la capitale, était l’en droit le plus convoité et, de fait, le moins accessible. L’on ne pouvait s’installer à Sofia sans avoir obtenu un « permis de résidence » (zhitelstvo). D’un autre côté, la logique centraliste de (re)distribution dote le centre d’un énorme pouvoir décisionnel, et c’est sur quoi est bâtie l’image de l’« aquarium ». Privé de liberté et du droit de choisir, le sujet est soumis aux décisions d’un « centre » qui le déplace à travers l’espace géographique et social comme bon lui semble. Il se voit ainsi souscrit à une mobilité qui ne relève guère de lui mais du plan central6. Dans l’image de l’« aquarium », le centre décisionnel est incarné par le mécanisme invisible qui distribue la nourriture et l’air aux poissons. Ce « centre » est physiquement représenté « en haut », métaphore spatiale du pouvoir. Un « couvercle » étanche sépare la périphérie « d’en bas » de celle « d’en haut », laissant peu de jeu au sujet 4. 5. 6.
Zhenata Dnes [périodique], 8, 1975, p. 10. Ibid. Dans ce sens, Ivaïlo Znepolsky dit que « le projet égalitaire glisse jusqu’à la dictature de la médiocrité », dans « À propos du Passé d’une illusion : Utopie et idéologie dans la pratique du socialisme réel », Les Temps modernes, 589, 1996, p. 176.
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rdinaire, peu de chances de changer de place. La représentation o géographique de l’espace social structure la représentation : il n’y a pas de liberté individuelle dans un espace couvert (« sous couvercle ») et, par extension, dans un espace fini, clos. La clôture devient le réfé rent dominant du passé socialiste. Dans ces termes-là, la liberté indi viduelle n’est possible que vers le « haut » de la structure sociale, et gagne de l’importance en gagnant de l’altitude. Poursuivons ici la logique de superposition des « centres » dans l’image de l’« aqua rium » : Ainsi, l’État, qui a usurpé le droit de disposer de tout, commence à dicter [à l’individu] non seulement à qui et à combien vendre sa voiture, mais aussi quelle fille ou garçon épouser et combien d’enfants ils doivent faire [...] Partout, ce n’était pas des idées, des initiatives et de la créati vité qu’on demandait aux gens mais tout simplement l’exécution d’ordres, d’instructions et de recommandations qui venaient de quelque part en haut. Cela a l’air paradoxal, mais même Todor Jivkov avait son « otgore », [à savoir] Moscou7.
On voit que la vie sous le communisme est représentée par un prin cipal axe décisionnel qui, modulé successivement par plusieurs centres au niveau international, national et régional, traverse tout le champ social pour pénétrer finalement dans la sphère privée et intime (la famille), et jusque dans la chambre à coucher, dans l’obsession de tout contrôler, y compris la sexualité8. Ainsi, le centre est à la fois géographiquement concentré et dis cursivement diffus à travers l’espace social. C’est justement là que se situe son essence : le centre se (re)produit par le discours. Tout en se déclarant une « république des travailleurs », le pays communiste est géré par des gens qui sont nécessairement assez loin du monde du travail physique. Cela crée une nouvelle dichotomie entre centre et corps collectif, basée cette fois-ci sur le mode opérationnel : discursif chez le premier et corporel chez l’autre. Ivaïlo Znepolsky note l’« ac cumulation » du « capital des symboles » en mode socialiste : « l’ori gine modeste, l’appartenance au Parti, le refus de toute autonomie humaine, la fidélité au pouvoir communiste etc.9 », en fait, toutes stratégies discursives. L’organisation hiérarchique de la société est ainsi basée sur le discours. L’entreprise communiste est gérée, en effet, 7. 8.
9.
Club M, 1, 1992, p. 13. Dans ce sens, plusieurs ethnographes de la sexualité communiste en Bulgarie définissent la masturbation comme acte de résistance, de révolte (Ivaïlo Dichev, « Erotika na komunizma », Vek 21, Sofia, 7, 16 mai 1990, p. 3) ou de « dissidence » (Anri Kisilenko, « Scriptophilia bulgarica », Ars Erotica, Sofia, 1992, p. 159172). « À propos... », p. 170.
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Énoncer le projet social : le discours des « experts »
par un discours scientifique et rationnel qui, paradoxalement, n’est pas loin de la conception tayloriste de l’entreprise10. Ainsi, le corps de production est divisé par la gestualité des positions hiérarchiques : la direction prend soin du travail de conception et de gestion, alors que l’ouvrier est dans la production matérielle. Par conséquent, l’économie centralisée se prête à des représentations anthropomorphes d’un éloquent potentiel graphique. Figure 1 Représentation anthropomorphe de la gestion économique communiste
Centre DISTRIBUTION :
Discours décisionnels (plan)
Substance économique (« on leur donne de la nourriture »)
CORPS COLLECTIF (production) Le centre du pouvoir représente la tête ; les membres « ordinaires » de la société (travailleurs, étudiants etc.) forment le corps ; et l’axe décisionnel (ou « distributionnel ») représente l’aorte qui alimente l’organisme de discours (« d’ordres, d’instructions et de recommandations ») et de substances matérielles (« nourriture »).
Ici, le centre du pouvoir représente la tête (appareil discursif qui domine le corps social) ; les membres « ordinaires » de la société (tra vailleurs, étudiants, etc.) forment le corps ; et l’axe décisionnel (ou
10.
Frederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management, New York et Londres, Harper & Brothers, 1913.
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« distributionnel ») représente l’aorte qui alimente l’organisme de discours (« d’ordres, d’instructions et de recommandations ») et de substances matérielles (« nourriture »). Le corps individuel est absent du discours décisionnel ; plus précisément, il n’a de sens social que faisant partie du corps collectif, régi par le « plan » venant de la « tête » et nourri par le « système sanguin » « distributionnel ». Tout comme dans le taylorisme, l’ouvrier communiste est conçu comme l’instru ment discret d’une machine intégrale. Dans ce contexte, le sujet ne possède de valeur que fonctionnelle. Au-dessus de tout espace fonc tionnel, le « couvercle » empêcherait l’individu d’échapper à sa fonc tion collective. Les stratégies individuelles doivent alors conduire le sujet à « se dissoudre » dans la collectivité anonyme, à « être sembla ble ». Il est ainsi condamné à la sécurité de l’indistinction. Quand on enlève ce sentiment de sécurité, on plonge dans la crise post-socia liste. La fin du système communiste soumet l’organisme social ainsi représenté à de dures épreuves. Le centre s’est gravement détérioré et a perdu son statut exclusif. En décembre 1989, le Parlement bulgare, sous la pression de la rue, a aboli l’article 1 de la Constitution com muniste qui stipulait que la Bulgarie était une « république populaire et socialiste », dirigée par le Parti communiste. D’autres centres de pouvoir et de discours ont vite émergé. Le pluralisme politique a engendré la pluralité des discours publics. Tout cela allant de concert avec une libéralisation économique, basée sur l’idée de libre initiative dans une économie de marché. Une « décentralisation » des pouvoirs s’est donc mise en marche, redéfinissant radicalement les rapports sociaux. Il y a donc passage d’une structure pyramidale du pouvoir vers un réseau dispersé de rapports de force. Ceux-ci agissent désormais sur le plan horizontal aussi bien que sur la structure verticale de l’es pace social. L’individu « autonome », érigé en modèle depuis des années, représente un « centre » en soi, c’est-à-dire un organisme indépendant ayant des responsabilités décisionnelles, du pouvoir politique et éco nomique. S’il ne sait pas trop comment s’y prendre, les « experts » lui proposent des modèles occidentaux qui ont fait leurs preuves : « leur présent, c’est notre futur », disent-ils11. Heureusement, « le Bulgare est un bon imitateur... il adopte et reproduit vite ce qui lui a été montré comme modèle12 ».
11. 12.
Asiov, art. cit., p. 13. Ibid.
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En effet, le désir de réussite sociale fait partie du rêve d’être « européen » et « occidental », un rêve qui a toujours animé les habi tants de la péninsule balkanique. Dans sa relation à l’Occident, l’homme balkanique n’a jamais été la partie active. Au contraire, l’histoire mondiale lui a toujours distribué des rôles de subordination ; ce sont les autres qui ont pris les décisions à sa place et qui ont projeté son destin. Par conséquent, l’Occident représente le seul modèle légi time : c’est seulement en tant qu’« Européen » que l’homme bulgare peut être le maître de son destin, un individu libre, actif et doté de pouvoir réel. « Et, un beau jour, quelque chose s’est produit en Europe. Et nous autres, bien que tassés aux confins du monde, nous l’avons ressenti et, bien que lentement et timidement, nous nous sommes ressaisis. Nous nous sommes quelque part souvenus que nous étions des Européens13. » Toutefois, l’histoire sociale après 1989 démontre que, au lieu de réjouir pleinement les membres ordinaires du corps collectif, ce chan gement inespéré du contexte les a plongés dans des problèmes plus complexes encore. Loin de se précipiter vers l’autonomie et la réussite individuelle, les gens sont restés en majorité passifs, comme s’ils attendaient la re-création d’un (nouveau) centre décisionnel qui redonnerait un sens officiellement sanctionné à leur trajectoire sociale. Au nouveau discours libéral et individualiste, le sujet ordinaire oppose souvent une utopie égalitariste, héritée de l’idéologie communiste qu’on croyait bel et bien morte14. Le corpus étudié nous présente une société aux valeurs très communautaires ; même l’édition communiste qu’est Bulgarie d’aujourd’hui trouve cet « appétit d’égalité » du Bulgare moyen un peu inapproprié en 198715. Après la fin de l’égalitarisme d’État, le corps collectif a continué à « survivre » dans un contexte économique qui n’était plus le sien et qui ne tenait guère plus compte de lui. Alors que le nouveau discours social parle de « nature », c’est dans la culture qu’il faut chercher les fondements de l’attitude du corps collectif. En fait, le système communiste s’est lui-même greffé sur des modèles holistes préexistants, et particulièrement sur l’idée de redistribution des biens au sein du groupe16. La culture traditionnelle 13. 14.
15. 16.
Ibrishimov, art. cit., p. 28. Evgeniy Daïnov relève des thèmes « de gauche » dans le discours quotidien du Bulgare : « l’immobilité, la priorité du groupe sur l’individu, la peur de prendre des décisions individuelles, le fatalisme » (« “Liavo” i “diasno” v dneshna Balgaria », Stiftung für liberale Politik Friedrich-Nauman, Mahaloto na Darendorf, Sofia, Access, 1995, p. 177. Georgi Asiov, « Appétit d’égalité », Bulgarie d’aujourd’hui, 2, 1987, p. 6-7. Karl Polanyi, The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1957 [1944].
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bulgare s’est formée en contexte rural, sous occupation étrangère (ottomane), où la survie du groupe a dominé le système de valeurs. La culture communiste a réussi à s’implanter en raison de ce com munautarisme local, et c’est pour cela que le capitalisme libéral a du mal à s’enraciner en Bulgarie. Le fait que le pays soit resté, jusqu’aux années 1960, majoritairement rural et jamais très riche a contribué à perpétuer l’idée de la priorité du collectif sur l’individu. La pratique du communisme n’a fait que renforcer ce sentiment. Un tel contexte ne favorise donc pas le détachement du « je » du corps collectif, perçu comme déviation de la norme et comme « trahison » par rapport au groupe d’origine. « Particulièrement sujet à caution est le succès, remarque à ce propos Znepolsky, car à des temps marqués par une abjection criminelle, tout succès peut être taxé de criminel. Par voie de conséquence, ceux qui n’ont pas réussi sont des gens purs, et les plus purs sont les ratés et les bons à rien17 ! » D’où la nostalgie de l’« aquarium », une nostalgie qu’on peut retrouver même dans Club M si on lit attentivement les lettres des lecteurs, ces même lecteurs qui sont supposés incarner les valeurs du nouvel homme libre et entreprenant. Ainsi, une lectrice de la petite localité de Zlatograd va jusqu’à évoquer l’identité nationale : « Des “Bulgares”, il n’y en a plus », s’attriste-t-elle et s’explique : « il n’en reste que quelques poissons par-ci par-là. Les requins ont mangé tout le reste. » Ici, la réussite individuelle est en contradiction, non seule ment avec le bien collectif, mais aussi avec l’identité bulgare tout court. En effet, l’identité bulgare, d’après ce témoignage, ne peut survivre qu’en « aquarium ». L’« aquarium » étant un environnement sans prédateurs, tout « requin » économique, nonobstant sa nationa lité, est forcément étranger. Cette vision du monde oppose a priori la « communauté » et l’entrepreneur. Dans un tel contexte social, ce dernier doit fabriquer son propre système de valeurs dans un vide culturel, balançant entre des traditions locales et des modèles globaux. Tout cela ne favorise pas le développement d’une culture capitaliste en terre bulgare. L’image de l’« aquarium » raconte la continuité du corps collec tif et sa survie après la fin du système qui l’a produit : « En ce moment même, dans plusieurs institutions et entreprises bulgares, des milliers d’employés attendent la liquidation [de leurs entreprises] avec une résignation totale, sans rien faire, mais rien du tout, pour sauver leur peau. Ils ne comptent probablement que sur un miracle qui viendrait du “Ministère”, de Washington ou de Madrid18. » Ainsi les centres 17. 18.
Ivaïlo Znepolsky, « La crise de la conception... », art. cit., p. 121. Club M, 1, 1992, p. 13.
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changent, mais l’attente persiste. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), dont les sièges centraux se trouvent à Washington, sont devenus les gérants et les leviers financiers majeurs de l’économie nationale au cours de la transition. Le nom de « Madrid », de son côté, était entré dans la topographie imaginaire des Bulgares, au début des années 1990, de façon métonymique : il connote la résidence de l’ancien roi des Bulgares, Siméon II, exilé par le pouvoir communiste en 1946. En 2001, l’électeur bulgare a confirmé les doutes de l’auteur de l’article cité en portant au pouvoir la forma tion politique de l’ancien roi... L’« attente du miracle » est une figure intéressante dans les textes cités. Elle semble bien conceptualiser le discours – verbal et comportemental – du « nous » collectif après l’érosion du centre. La culture du miracle, historiquement enracinée en Bulgarie, défie le rapport de causalité au monde et situe le sujet à l’extérieur des forces décisionnelles. Dépossédé de projet téléologique (puisque dépossédé de la « tête »), le corps collectif ne croit pas en ses propres forces et semble substituer à l’ancien « avenir radieux » une panoplie hétérogène d’attentes sociales, de croyances ésotériques19 et de quêtes de solutions « miraculeuses ». Les « experts » abondent dans ce sens : « Aux yeux du Bulgare, la richesse est quelque chose de mystérieux qui n’a pas de rapport avec sa vie quotidienne » ; elle serait plutôt de l’ordre du « miracle », comme « la découverte d’un trésor [imàne20], l’héritage d’une grosse propriété, le hasard, la chance, la loterie, et ainsi de suite21 ». Cette culture du miracle soutient l’attente d’un changement favorable du contexte plutôt qu’une action indivi duelle. Elle perpétue l’idée que les dynamiques locales sont une fonc tion du global et dote les centres externes de pouvoirs miraculeux. Voilà le point de départ d’un nouveau discours social qui cherche à se dissocier du discours communiste par un jeu d’oppositions notion nelles : communisme/libéralisme, collectivisme/individualisme, pas sivité/activité, attente/action, artificiel/naturel, impuissance/force, acquis/inné. Les abstractions politiques sont ainsi traduites dans des termes organiques, quasi biologiques, signifiants pour l’imaginaire collectif. Elles sont traduites dans le langage du corps, et c’est ce corps physique qui s’avère le meilleur moyen pour exprimer le changement 19. 20.
21.
Voir Iveta Todorova-Pirgova, « Langue et esprit national : mythe, folklore, iden tité », Ethnologie française, 2, 2001, p. 289. La découverte d’un trésor – imàne – est une représentation traditionnelle de la réussite, très présente dans la littérature – orale aussi bien qu’écrite – bulgare. Elle est aussi à la base de plusieurs légendes, croyances et pratiques ésotéri ques. Evgeniy Daïnov, « Chrez bogatstvo kam napredak » (À travers la richesse, vers le progrès), Club M, 6, 1996, p. 26.
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social. C’est dans ce corps que se rejoignent et se confrontent la struc ture et l’acteur. Les images de référence du « je » post-communiste viennent de ce fond local et les nouvelles images ne prennent leur sens que par rapport à un système culturel préexistant. D’où la double tâche du discours post-totalitaire : conceptualiser d’abord un « je » individuel et distingué du « nous » collectif, et lui « donner corps », faire de sa corporalité même le signe fondamental de la distinction sociale. Modèle et acteur : argumentations morales Le refus du corps collectif de croire en la réussite individuelle accuse la singularité du « je » entrepreneur et dramatise son isolement culturel. Aussi, l’urgence sociale est-elle d’élaborer un discours à par tir du « je » entrepreneur, un discours qui donnerait une légitimité publique à cet entrepreneur. C’est d’abord aux éditoriaux que revient la lourde tâche de légitimer ce qui a été depuis longtemps perçu comme « illégitime » : se distinguer du corps collectif. Édifiant et instructif, ce discours éditorial a une portée quasi didactique. Si bien qu’on pourrait le lire comme un discours initiatique, mettant en jeu un rite de pas sage. Le « soi-même » participe de façon active à la construction discursive du nouvel homme « libre », « autonome », « seul respon sable de ses actes22 ». Cette envie de recréer le « soi-même » implique une double rupture : avec le corps collectif et avec son propre passé collectiviste. Ce n’est pas sans rappeler la formation de la petite bour geoisie au tournant du siècle précédent. Hadjiyski définit ces acteurs comme des « personnes sans histoire » qui, grâce à l’élargissement des marchés d’exportation, « se créaient elles-mêmes à partir du néant, grâce aux seules qualités et efforts individuels23 ». L’individualisation des valeurs politiques : liberté et indépendance Les notions de « liberté » et d’« indépendance » ont été constitu tives du discours euphorique au moment de la chute du régime com muniste. Celles-ci s’inscrivent dans une longue tradition narrative, marquée par des luttes d’indépendance contre des oppresseurs étran gers (ottomans, jusqu’à la fin du XIXe siècle), ensuite pour la réunifi cation du pays (début du XXe siècle). Même l’instauration du régime communiste, réalisée en 1944 grâce à l’offensive progressive de l’Armée Rouge (soviétique) vers Berlin, était représentée, dans le dis 22. 23.
Club M, 4, 1992, p. 5. Ivan Hadjiyski, « Poyavata na individualizma u nas » (L’apparition de l’individualisme chez nous), Filosofski pregled, 13 (3), 1941, ma traduction.
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cours communiste, comme une « libération ». Ainsi, le discours natio naliste, puis communiste, ont tour à tour récupéré les concepts de « liberté » et d’« indépendance » pour justifier leurs horizons mytho logiques. Ces mêmes notions ont été centrales pour les premières années du discours post-communiste (1989-1992). Le défi devant l’énonciateur de la réussite individuelle en Bulgarie post-communiste est tout à fait nouveau : ramener les concepts poli tiques de liberté et d’indépendance au niveau de l’individu, sans toutefois réduire leur portée collective. Donner du sens à la « liberté » nouvelle, voilà le vrai défi du discours post-communiste. « L’argent assure l’indépendance individuelle, le présent et l’avenir », dit l’article intitulé « Sois maître, pas esclave24 ! » Corps individuel et réussite se rejoignent dans une unité structurante : « L’homme entrepreneur est avant tout indépendant et autonome, il trace lui-même son chemin et le poursuit tout seul, avec confiance en soi, sans peur des obstacles », ajoute l’expert. Ensuite, l’union corps individuel/distinction sociale se voit érigée en valeur morale : « Celui qui a les moyens, il est indé pendant et prend soin de sa dignité humaine » alors que « le pauvre devient esclave25 ». C’est désormais l’acteur de la réussite qui devient porteur de l’idée de liberté et d’indépendance. Ainsi, le chantier de construction d’une nouvelle morale traverse le « je » du discours étu dié. « Liberté » politique et « richesse » individuelle deviennent des notions inséparables : « Le moteur de cette société nouvelle et libérale qu’il nous est donnée à bâtir, c’est la foi que le chemin de la liberté et celui de la richesse vont ensemble26. » La « richesse » joue ici le rôle de médiateur – matériel et concret, puisque mesurable – entre deux modèles abstraits : la liberté (valeur politique universelle, donc axio matique) et le libéralisme (nouveau modèle économique). La « société nouvelle » qu’il « nous est donné à bâtir », la « foi » et « le chemin » attribuent un statut de projet social et une logique de finalité à cette structure tripartite. Quel est l’écho de ce modèle dans le discours de l’acteur concret, l’homme de la rue ? Mettons-le en perspective avec le récit individuel d’un acteur réel : le dealer de la rue (cheinchadjia, du mot anglais change). Ce jeune spéculateur qui change des devises hors des insti tutions officielles a été parmi les premiers exemples populaires d’entrepreneurs libres en Bulgarie27. En effet, la Banque centrale, sous 24. 25. 26. 27.
« Badi gospodar, ne rob », Club M, 10, 1993, p. 11. Ibid. Club M, 1, 1992, p. 3. À Sofia, ces jeunes gens sont aussi connus sous le nom de Magouriani, d’après la place (Magoura), où cette activité lucrative s’est épanouie à la veille de
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le régime communiste, entretenait artificiellement un taux de change (lev bulgare/dollar américain) « administratif » et non fondé sur le marché des devises. Cela a provoqué l’émergence d’un marché finan cier parallèle au beau milieu des années 1980 dont les cheinchadjii et Magouriani ont été les héritiers post-communistes. Dans un sens plus large, Znepolsky parle du « spéculateur » comme d’une nouvelle figure de l’individu entrepreneur : « On a vu apparaître le spéculateur, [...] en tant qu’une des formes imposées de l’homme actif dans les condi tions de la crise économique et d’une exacerbation des conflits poli tiques28. » Prenons le récit d’un dealer de la rue : Ça ne m’a jamais passé par la tête de travailler comme dealer dans une banque, parce que ça veut dire perdre ma liberté. Très peu de gens parmi nous ici, à Magoura, seraient enchantés de bosser sous le contrôle de quelqu’un d’autre et de perdre ainsi leur indépendance. Si ça nous dit, on forme librement des groupes de trois ou quatre, selon la compatibi lité des caractères, mais chacun opère avec son propre argent et tout ce qu’il gagne, il le gagne par lui-même et pour lui-même29.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser à première vue, cette « confession » du dealer illégal est imprégnée d’une dimension éthique primordiale. Tout d’abord, l’on constatera que le récit du « je » entre preneur à l’étude se rattache à la notion de « liberté » en l’opposant à celle de « sécurité ». Ici, « être indépendant » et « sans contrôle » est une solution gagnante par rapport à un emploi permanent dans une institution officielle. Ainsi la « liberté » – qui rime dans ce cas avec « insécurité » – se voit investie d’une valeur morale et distinctive qui à la fois conditionne et transcende la différentiation économique (entrepreneurs privés versus employés institutionnels) pour connoter le choix existentiel de l’individu, celui d’être « libre », au sens philo sophique de la notion. C’est de ce choix existentiel que découlent les implications sociales de la liberté, comme, par exemple, « former librement des groupes », « selon la compatibilité de[s] caractères ». De cette façon, le corps de l’entreprise « libre » se construit en oppo sition aux collectifs de travail formels, là où l’individu est privé du choix de ses partenaires et de ses stratégies. Ainsi, « gagner son propre argent... pour soi-même » est un nouveau sens de la liberté poli tique. Ensuite, la construction éthique du nouvel acteur, le Magourianin en l’occurrence, se poursuit par une différenciation morale au sein de l’espace commun, celui de la Magoura. Le cheinchadjia ajoute :
28. 29.
l’écroulement du système communiste. Ivaïlo Znepolsky, « La crise de la conception... », p. 117. Ibid.
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Ces groupes [de trois ou quatre] sont nécessaires lors de gros deals, pour la sécurité et la défense contre les karaman’oladjii. C’est que, à part nous autres – les dealers libres, il y a aussi des fraudeurs et des karaman’oladjii. Ceux-là font semblant de changer tes devises en jouant des tours : de faux billets, de fausses liasses (kukli), des tours de passe-passe...30.
Ainsi, le deuxième axe de construction éthique passe par l’identifica tion des « bons » et des « mauvais » joueurs au cœur de la nouvelle communauté « professionnelle ». L’auto-identification des « bons » passe encore par le paradigme de la « liberté » : l’acteur s’identifie comme un « dealer libre ». Par cela, il cherche une double distinction. D’un côté, l’adjectif « libre » souligne la distinction par rapport aux employés banquiers, dotés de légitimité officielle, mais privés d’auto nomie, privés de « je » décisionnel. D’un autre côté, la dénomination « dealer » désigne le professionnalisme sérieux de l’acteur (qui est, en fait, amateur et autodidacte) et transpose ce dernier dans un para digme global de la réussite. Du même coup, cette appellation le dis tingue des groupes concurrentiels, dénotés par le mot ultra local et quasi péjoratif de karaman’oladjii, un qualificatif qui ne dit rien au monde extérieur et qui, du coup, condamne son détenteur à une existence discursive périphérique, marginale et presque folklorique. On comprend vite que ce dernier se trouve à des années lumière du vrai business, au sens occidental, alors que le dealer prend une part active dans les dynamiques globales en cours. La réussite individuelle : un « bien collectif » L’idée de proposer une nouvelle éthique de la richesse, représen tative du discours public des premières années de démocratie (19891992), est développée dans plusieurs textes éditoriaux. Selon cette idée, la réussite individuelle servirait le corps collectif, puisque « plus il y aura de riches et de très riches dans une société, plus cela créera d’emplois et de fonds pour les autres ; plus rapidement cela formera une classe moyenne qui est la colonne vertébrale de toute société prospère31 ». La « classe moyenne » est, certes, un projet nouveau. Ce projet répond au besoin d’un nouveau corps collectif qui soutiendrait le développement du « je » entrepreneur. Acteur libre dans un monde libéral, la classe moyenne devrait être à la fois productrice et produit du « je » de la réussite. Une relation ambivalente est ainsi établie entre le « je » et le corps collectif, une relation qui est censée – malgré les représentations collectives traditionnelles – être bénéfique à tout le
30. 31.
Ibid. Club M, 9, 1991, p. 13.
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monde. La création d’une classe moyenne semble être le seul projet qui puisse replacer les choses : relier le corps collectif au « je » de la réussite. Confrontons de nouveau ce discours, basé sur un modèle occidental et, comme dirait Weber, sur une éthique protestante du travail, avec la confession du dealer local : La Magoura, c’est, avant tout, une bourse. Elle existe depuis avant le 10 novembre [1989] quand il n’y avait pas d’autres moyens d’acheter des devises. Plusieurs tentatives d’imposer un veto sur les bourses de rue ont échoué. N’importe la gravité des mesures, on ne peut liquider quel que chose qui est économiquement nécessaire. Après le 10 [novembre 1989], la Magoura a passé à travers une foule d’affaires, et elle a survécu. Aujourd’hui, elle est un concurrent des banques. Et elle va exister tant qu’on aura besoin d’elle32.
Dans ce récit, le corps collectif est appelé à légitimer l’entreprise illégale en tant que régulatrice d’un phénomène « naturel33 ». Cette entreprise ne crée pas d’emplois ni de richesse collective, néanmoins elle arran gerait tout le monde là où les institutions officielles échouent. Sans prétendre à des rôles salvateurs, le « je » post-communiste refuse le monopole étatique sur le discours moral et rejette sa prétention d’être le protecteur du corps collectif. L’entrepreneur de la rue est un concur rent des banques, il en est un de l’État. C’est dans ce combat aux allures de David contre Goliath que le « je » prend corps et trouve sa valeur. Le « liquider » au nom du collectif serait une démagogie tota litaire. Ainsi le corps physique, opposé au corps institutionnel, exprime en soi le changement idéologique qui est en train de se produire. D’où le paradoxe : le discours individualiste (minoritaire) se réfugie dans un « nous » aussi populaire et commun que possible. Alors que le discours éditorialiste parle d’une « guérison économique et morale34 » de la société héritière de 45 ans d’idéologie égalitaire, le dealer qui se confesse sur les pages du même magazine se veut régulateur public tout en affirmant : « Ma raison économique est ma légitimation morale. » Et il termine son récit sur un ton plus descriptif : Plusieurs firmes sont frauduleuses, or ça fait profiter une foule de gens. Par exemple, une firme fait importer cinq téléviseurs. En le faisant, elle en fait entrer encore dix pour lesquels elle ne paye pas de taxes : c’est un gain pur. Tout le monde joue le jeu : policiers, douaniers, etc. Des
32. 33.
34.
Ibid. D’après Haralau Alexandrov, la fixation du discours de la réussite post-com muniste sur le « naturel » a pour fonction d’évacuer le dilemme moral : « La poursuite des intérêts égoïstes par tous les moyens ne nécessite pas de justifica tion morale, car elle est morale en soi : telle est la nature des rapports humains » (art. cit., p. 321). Club M, 1, 1992, p. 3.
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protections pour exporter, pour importer : celui qui met sa signature s’assure une bonne partie du gain. Le gros argent circule dans les firmes, dans le business, et il passe par la Magoura35.
Ainsi, on se rend compte que chacun des acteurs collectifs : entreprises commerciales, fonctionnaires de l’État, est promu par une téléologie individuelle où le réseau informel est bien plus signifiant que le col lectif de travail officiel. Héritier des façons de faire socialistes36, l’in dividu post-communiste n’a guère d’accès direct au modèle capitaliste : il est difficile de démarrer une entreprise sans passer par une plus ou moins longue étape d’accumulation (souvent frauduleuse) de capitaux économiques et sociaux à travers des réseaux informels. Ainsi, il bâtit sa trajectoire à travers des réseaux qui peuvent le faire accéder à un statut supérieur, par exemple celui d’« entrepreneur ». Comme dans le cas des dealers de la rue, « une bonne partie des gens qui sont pas sés par là sont devenus ensuite entrepreneurs, car chacun sait qu’on fait de l’argent avec du business, pas juste avec du change37 ». Le chômage : degré zéro de la liberté Le chômage est l’une des conséquences sociales immédiates de la transition économique. Le corps collectif n’y était pas préparé. L’émergence de la liberté nouvelle sonne le glas de la sécurité de l’emploi. Et, inversement, la fin de la protection sociale, c’est le degré zéro de la « liberté ». C’est le moment où le « je » se trouve devant un « choix libre » qui peut se résumer en trois options générales : rester chômeur (l’option passive), devenir employé (la recherche de la pro tection perdue) ou devenir entrepreneur (le choix actif). Le dealer de la rue résume cette situation dans son propre récit : « Les dealers de la rue sont des jeunes gens de 25 à 35 ans. La plupart n’ont pas d’em ploi, les autres ont des salaires d’État minables38. » Ainsi, l’abstraction politique de « liberté » se concrétise dans des situations économiques quotidiennes : devenir son propre boss en est une par excellence. Comme le conclut le Magourianin lui-même : « Et si quelqu’un n’a pas encore compris que c’est maintenant que com mence la différentiation entre qui va travailler pour lui-même et qui va bosser pour les autres, alors [cette personne] est complètement
35. 36.
37. 38.
Club M, 6, 1992, p. 12. Sur l’économie des réseaux informels à l’époque socialiste, voir Katherine Verdery, What Was Socialism, and What Comes Next ?, Princeton, New Jersey Princeton Press, 1996. Club M, 6, 1992, p. 12-13. Club M, 6, 1992, p. 12.
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dépassée39. » La liberté nouvelle signifie la libre initiative de l’individu. En plus, les situations économiques les plus critiques s’avèrent les plus favorables à un tel accès à l’indépendance, la contrainte devenant ainsi un moyen de rebondir en tant que nouvel acteur social. Le chômage, lieu commun de lamentation publique, est, du coup, un lieu de recommencement. Un des experts occidentaux, interviewé dans Club M40 à la suite d’un cours de six semaines qu’il avait donné auprès de chômeurs à Sofia, raconte sa propre expé rience : Si la notion de « chômeur » signifie quelqu’un qui n’est pas employé à un travail permanent, alors j’ai toujours été chômeur, parce que je suis un spécialiste libre, je n’ai jamais été employé. Cela signifie que je dois développer sans cesse des idées et des produits qui seraient attirants pour mon acheteur. Je dois m’assurer moi-même les revenus dont j’ai besoin ; en conséquence, je me trouve toujours en mouvement, physique et intellectuel. Ma profession m’oblige à réussir41.
Le chômage ainsi présenté est le début d’une responsabilité nouvelle, celle de l’individu face à son destin. C’est la responsabilité de l’être libre, qu’il soit entrepreneur indépendant, dealer de la rue ou tout simplement « spécialiste libre ». Ainsi, le chômage marque une rupture et un commencement. Conçue au départ selon des modèles occidentaux et des idées philosophiques et économiques bien connues, la transition postcommuniste devient progressivement un tiers lieu où le global se mue et où les modèles « universels » produisent des figures typiques de la transition locale. Les prochains chapitres explorent les paramètres physiques de cet espace/temps particulier et présentent les figures du cheinchadjia, de l’émigrant, du lutteur, de la chanteuse de chalga et d’autres acteurs locaux projetés sur l’horizon de la réussite, horizon local ébloui par les cieux mouvants du global.
39. 40. 41.
Ibid., p. 13. Club M, 1, 1993, p. 15. Ibid.
Le « Je » de la transition : construction notionnelle du corps individuel
La tentation biographique : introduction aux techniques du « je » post-communiste
«
L’identité sociale se définit et s’affirme dans la différence », disait Bourdieu1. De même, la construction identitaire a souvent l’ap parence d’une logique quasi aristotélicienne du moi et du nonmoi (« si le “je” est “je”, il ne peut être exprimé par le “non-je” ») : une proposition qui n’était pas valide dans le discours communiste basé sur l’interchangeabilité des sujets au sein du « nous » collectif. Cette opposition synchronique est complétée par une autre opposition, de nature diachronique. Avec le changement du contexte social, le « je » narrateur doit nécessairement se distancier du récit antérieur. Cette manœuvre stratégique se traduit par une profonde ré-articulation des histoires de vie personnelles. La réécriture des récits identitaires témoigne d’un schisme qui opère à l’intérieur du « je ». Dans son étude sur la conception de la personnalité en contexte postcommuniste, Znepolsky2 raconte comment il est tombé sur deux C.V.
1. 2.
Pierre Bourdieu, La distinction, p. 191. Art. cit., p. 122, pour tout le paragraphe.
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d’une seule et même personne, écrits à quelques années de distance : « Ces deux textes semblent parler de deux hommes différents », s’exclame l’auteur. Le premier, présenté avant 1989 pour « un poste élevé », met en valeur les traditions révolutionnaires de la famille au service de l’instauration du « pouvoir populaire », alors que le deuxième, présenté pour conserver ce même poste après 1989, « sou ligne que ladite famille jadis prospère avait été dépossédée par le pouvoir communiste et connaissait l’indigence » [...] « J’incline à croire que les deux “pans” de cette biographie sont authentiques », reconnaît l’auteur. Voilà un cas typique où la multiplication du « moi » est générée par le changement du contexte politique. À chaque change ment social, l’individu répond par un nouveau récit identitaire. La fin du récit communiste marque une rupture fondamentale dans les trajectoires biographiques. La « crise biographique » consiste en la détérioration du sens du passé, là où la continuité semble impossible à l’intérieur de la vie individuelle3. Znepolsky soutient que la « frag mentation des biographies » est liée à une « fonctionnalisation hyper trophiée de l’attitude envers la personnalité4 ». Ayant souligné la valeur purement fonctionnelle de l’acteur dans le système commu niste, je situe la fragmentation biographique dans une tendance générale de désintégration des récits5, qui rejoint ici la fragmentation des systèmes de sens et de la continuité narrative des histoires identi taires. La fragmentation biographique est aussi liée à cette « impos sibilité de fonctionnement de l’expérience sociale antérieure », où le passé et le présent « sont devenus parties antagonistes de la vie de l’individu6 ». En effet, si on admet que les deux pans – contradictoires et opposés – d’une biographie sont néanmoins « authentiques » et ne sont qu’instrumentalisés en fonction des différents contextes idéolo giques, l’on assiste à la fragmentation identitaire qui suit la multipli cation des perspectives narratives. Dans un univers privé de grand récit, tout récit individuel est relatif à la perspective contextuelle. La multiplication post-communiste des centres de pouvoir multiplie les perspectives, contextes idéologiques et récits « authentiques ». Cette situation produit ce que Bourdieu a défini comme une « instabilité structurale de la représentation de l’identité sociale et des aspirations
3.
4. 5. 6.
Andreï Bundjulov, « Modernoto obshtestvo i socialisticheskata heterotopia » [La société moderne et l’hétérotopie socialiste], Sofia, Kritika i Humanizam, 8, 1991, p. 207-222. Sur la « crise biographique » et « l’homme nouveau », voir surtout le dernier chapitre, « Smârtta na “novia chovek” », p. 221-222. « La crise de la conception... », p. 122. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne... Antony Gulabov, « Socialnata identichnost v uslovia na konflikt », Sociologicheski problemi, 2, 1995, p. 142, ma traduction.
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qui s’y trouvent légitimement incluses7 ». Dans un monde en chan gement, les stratégies discursives doivent incorporer les récits identi taires dans un réseau de contextes successifs (diachroniques) ou parallèles (synchroniques) qui s’opposent les uns aux autres. Ainsi, une décomposition des biographies individuelles succède à la désintégration du discours central. Puisque le récit antérieur perd tout à coup sa légitimité, il y a urgence à élaborer une nouvelle iden tité, rassemblant des fragments narratifs du passé, mais basée sur les nouvelles valeurs et censée recomposer le sens de la vie indivi duelle. « Une sélection se produit » : rôles du nouvel acteur et mises en scène de la transition Si la société communiste est un « aquarium », qu’est-ce que la société post-communiste ? Ici, j’analyse la métaphore de la « jungle », telle qu’elle apparaît dans le discours de deux acteurs qui racontent leur vie actuelle dans les pages de Club M. Il apparaît que cette méta phore commune, voire triviale, mais évocatrice, est capable de signi fier, d’interpréter et de justifier les multiples rôles de l’acteur en situation. Dans ce sens, il est curieux de noter que, dans le corpus des récits individuels à l’étude, ce sont ceux de deux acteurs professionnels, vedettes du show-business, qui représentent le plus explicitement la réalité post-communiste en tant que « jungle ». J’ai choisi de compa rer ces deux récits à cause de leur compatibilité sémiotique, leur dis tance dans le temps (le premier date de 1990 ; le deuxième, de 1994) et la comparaison entre les deux acteurs : le premier est un acteur bien connu avant 1989 (sans être nécessairement « communiste » lui-même), l’autre, beaucoup plus jeune, s’est imposé comme sex‑symbol des années 1990. Cinq années d’expérience post-communiste et de transformation des capitaux séparent les deux récits, tandis que pas moins de trois gouvernements antagonistes se succédaient au pouvoir. À la (con)quête de l’identité perdue : comment redevenir trappeur ? Le premier récit commence par un constat : « Chacun de nous, acteur ou non, a [à] jouer un rôle dans notre “jungle” sociale. À pré sent, on est en train d’entrer, pour la première fois, dans notre vrai et premier rôle civil » et se poursuit par un questionnement : « Est-on 7.
La distinction, p. 176.
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prêts, comme individus, pour [ce rôle] ? et la société, est-elle prête à nous accepter dans ce rôle8 ? » La question identitaire posée ici est grave. Elle présente deux volets : celui de l’individu et celui du collectif. Dans l’image de la « jungle », le rôle de l’individu n’est pas prescrit d’avance. Contrairement à tous les rôles précédents, celui-ci est défini comme « civil » et, particulièrement, comme « vrai ». Le « naturel » est l’élé ment organique de la « jungle ». « Quand je dis “jungle”, je veux dire les choses naturelles, précise l’acteur interviewé, [c’est] quand l’homme lutte avec des phénomènes qui ne sont pas imposés de manière arti ficielle9 ». L’opposition jungle/aquarium se joue sur cette opposition notionnelle naturel/artificiel. En Amérique du Nord, Leslie Fiedler10 voit dans la dichotomie spatiale clôture/ouverture un mode de trans position symbolique de la dichotomie culture/nature et celle, plus importante encore, stabilité/dynamisme. Dans ce cas, le paradigme de la culture/clôture est incarné par les figures du fermier, du paysan ; celui de la nature/ouverture vit à travers l’image du vagabond, du nomade. Le parcours nomade est important dans l’imaginaire postcommuniste, parce qu’il signifie l’ouverture de l’espace social et, par conséquent, la mobilité (ici spatiale, là sociale). Les mythes nomades véhiculent un système de valeurs qui est devenu le fondement de l’esprit libéral, de la libre initiative et des « lois naturelles » régissant la société. C’est l’esprit de la conquête, du risque et du dépassement de la frontière. Les mythes du sédentaire, ceux de la « domestication » de la nature, de l’équilibre, de la stabilité, de la sécurité, et de l’assu rance – autant de mises en récit des valeurs communistes – cèdent la place à l’imprévisibilité dangereuse et excitante de la « jungle » et de l’« état naturel ». Dans cette représentation, la transition serait un retour vers des situations « vraies » et vers certaines « lois de la nature » où, par exemple, le plus fort réussit. Le récit à l’étude part, lui aussi, de cette situation peu enviable du sujet communiste, pour faire état de sa quête identitaire : « Dans cette société, nous ne savions pas qui nous étions..., raconte l’acteur, puisque nous étions ce que d’autres décidaient que nous étions. Des numéros dans un système : moi, le numéro 1 ou le numéro 91, je perds mon identité parce que je suis seulement ce que pensent de moi ceux dont dépend mon pain, mon avenir et celui de mes enfants, etc.11. » C’est que le concept du « naturel » implique aussi la représen 8. 9. 10. 11.
Club M, octobre 1990, p. 26-27. Ibid., p. 27. Leslie A. Fiedler, Le retour du Peau-Rouge, Paris, Seuil, 1971. Club M, octobre 1990, p. 26.
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tation selon laquelle l’individu a une identité qui lui est propre et, contrairement à ce qui se passe dans l’« aquarium », n’est pas inter changeable. La « jungle » serait l’environnement propice à l’épanouis sement de l’identité individuelle qu’on retrouve dans la métaphore sexuelle suivante : Et, dites-moi donc comment l’homme bulgare – économiquement humilié, qui a la morale d’un pauvre, habillé dans un drôle de petit costume [kostumche] démodé, et avec ces drôles de petites serviettes noires avec lesquelles on se ballade – sans cheval, sans bozdugan12 ni lasso, comment ce petit bonhomme va-t-il conquérir la femme ? La femme veut un « trappeur » ! Nous ne sommes plus des trappeurs parce qu’il nous manque... la jungle. Je veux dire, la sélection naturelle. Si la loi de la jungle est redoutable, elle est aussi bonne...13. Aujourd’hui, j’ai besoin de la jungle...14.
Cette citation associe plusieurs niveaux sémantiques qui nous infor ment sur l’apparition d’un nouveau discours au tout début des années 1990. Le paradigme du « pauvre » – la perte de la dignité (« humilié ») et de l’identité (« malgré lui, le pauvre devient esclave, disait le texte, sois maître, pas esclave ») – rejoint, d’un côté, l’argumentation morale du discours éditorialiste exposé dans le chapitre précédant et, de l’autre côté, la problématique du corps physique de la réussite. En effet, le narrateur porte une attention spéciale au « corps de la défaite ». Le premier paramètre de ce corps condamné, c’est son caractère collectif : dissout, amorphe et uniforme, il est incarné par un « nous » (« on », dans ma traduction en français) flou et sans identité, expression ultime de la passivité anonyme. Ensuite, ce corps est identifié par son enve loppe unifiée et insignifiante : le « drôle de petit costume », héritage de la mode socialiste (image 1). Ensuite vient la « jungle », cet espace où se fait « la sélection naturelle ». Le nouveau corps est impensable sans cet environnement, tout comme le trappeur ne peut aucunement vivre dans un aquarium. La « sélection naturelle » est le moteur du paradigme « naturel », la dynamo de la « jungle ». Le nouveau corps est façonné par cette idée de sélection naturelle dans un contexte de compétitivité. L’acteur traduit lui-même l’idée de la jungle en termes sociaux :
12. 13.
14.
Massue de guerre turque, associé dans l’imaginaire collectif bulgare à l’envahisseur ottoman et donc à l’image du « sauvage ». En bulgare, l’adjectif hubav est ambivalent : il joue sur les plans à la fois éthique (« bon ») et esthétique (« beau »). Le premier rejoint l’argumentation morale, le deuxième entre dans le paradigme corporel. Club M, octobre 1990, p. 27.
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IMAGE 1. Le corps post-collectif après l’« Aquarium » Image type du Bulgare post-communiste dans Club M, 10, 1991. « Économiquement humilié », le loser post-communiste est identifié par le filet plein de poivrons, la bouteille de vin cheap, le « drôle de petit costume démodé », héritage de la mode socialiste, et de « ces drôles de petites serviettes noires avec lesquelles on se ballade… ». La main dans la poche, en relation avec l’expression faciale, cache timidement l’absence de dynamisme et de motivation. Le ventre mou et grasset, témoin incontournable de la vie sédentaire, devient le véritable centre du « corps de la défaite » : dissout, amorphe et adoptant des contours flous, celui-ci est l’expression ultime de la passivité contemplative propre à la « culture du miracle ».
La jungle, elle n’est pas que celle de l’Ama zonie. La lutte pour le pain, pour ta place dans la société – quand t’es pas confondu dans une masse uniforme, quand tu sais que l’adversaire devant toi est bien réel et non pas mythique, une espèce de Dieu –, quand tous jouissent d’une égalité des chances au départ et quand rien n’est fixé d’avance pour que le nerd incapable prenne le dessus, alors que celui qui est capable reste sur place ; enfin, quand tu dois lutter, combattre – c’est ça la « jungle ». La jungle sociale ! C’est la bonne jungle, celle qui fait d’un homme un homme15.
« L’homme nouveau » est ainsi le pro duit d’un contexte de compétition, voire de combat, où, contrairement à la situation communiste, il se bat dans l’imprévu (« quand rien n’est fixé d’avance ») face à un adversaire « réel », corporel et terriblement physique, et non plus contre une abstraction idéologique (« une espèce de Dieu »). L’univers « naturel » est surtout un univers matériel, très matériel. Alors que, dans la mise en scène de « l’aquarium », les rôles sont fixés d’avance, le nouveau corps, lui, s’improvise. Ainsi, « jungle
15.
Ibid.
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sociale » et « corps individuel » se produisent et se définissent mutuel lement dans une quête identitaire du « naturel », des repères physiques et matériels d’un monde à reconstruire. Métaphore de la transition, la « jungle » est comprise comme un état intermédiaire, elle est donc vectorielle, orientée vers un modèle précis ; aussi a-t-elle sa propre téléologie : « alors, il apparaît qu’il faut passer par la jungle pour gagner la voie civilisée16. » Étape d’épreuves, elle agit comme un passage dans un monde meilleur. C’est dans ce sens que la « jungle » est une figure initiatique ici. Dans l’image de « la voie civilisée », soulignons l’idée d’un « centre » externe vers lequel le sujet tend. Cette idée situe l’objectif dans un ailleurs qui est, bien entendu, géographique : le désir de l’homme post-communiste est de vivre comme un « homme civilisé17 », c’est-à-dire occidental. Pour atteindre cet ailleurs eschatologique, l’homme post-communiste doit parcourir un chemin ardu qui, de surcroît, est loin d’être « civi lisé ». La « jungle », opposée à la fois au phénomène artificiel de « l’aquarium » et à la « civilisation » occidentale, est un lieu de passage culturellement localisé et indispensable à la production du nouveau corps individuel. Lieu de transformation identitaire, la sélection natu relle de la « jungle » procède à la transformation nécessaire pour le commencement d’une « nouvelle vie ». Le regard miroir : « J’aime réfléchir sur moi-même quand je suis nu » Le deuxième récit commence par la question du changement : « J’ai toujours été en faveur du changement, de tous les changements [...]18 », avoue l’acteur : Les premiers pas vers la démocratie sont toujours difficiles. On doit apprendre à travailler, à gagner et à dépenser. Ces trois choses princi pales supposent une restructuration totale de la vie de chacun de nous. Chacun réagit de manière différente au changement. Celui-ci est capa ble de s’adapter, l’autre, pas du tout. Je me classe dans le jeu, l’autre est déclassé. Une sélection se produit19.
Dans cette citation, la restructuration de la vie de chacun est aussi une différenciation. En affrontant un environnement nouveau, le corps collectif se désintègre en parties autonomes qui agissent 16. 17.
18. 19.
Ibid. Le plus souvent, l’expression populaire bulgare dit « comme des hommes blancs », soulignant, par la métaphore raciale, que la « civilisation » est une caractéristique intrinsèque de l’Occident et qu’elle a plusieurs degrés qualitatifs. Club M, 6, 1994, p. 32. Ibid.
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ifféremment dans des conditions changeantes. Dans une logique d quasi darwiniste20, c’est la capacité du corps individuel à agir dans l’environnement donné qui produit la « sélection ». Sans adaptation, il n’y a point de différenciation. « Se classer dans le jeu », c’est bien le but de la différentiation post-communiste. La « jungle » est la prolongation de cette métaphore du jeu. La vie est une jungle. L’individu est fait pour se classer, pour réussir. Or le plus grand problème du monde autour de moi, c’est la résignation. Je fais tout ce que je peux pour ne pas m’engouffrer dans l’ordinaire et je ne peux supporter de voir des gens s’enliser passivement dans l’ordi naire. Ces temps mouvants sont un test qui détermine la valeur de chacun21.
Si la « jungle » définit la valeur propre de chaque corps individuel, être (dé)classé comme « ordinaire » est le pire fiasco de celui qui veut « se classer » au centre, parmi les gagnants. « L’ordinaire », c’est le corps collectif, périphérique, avec tout ce qui est contraire à la distinc tion et à la mobilité. D’où l’importance du « jeu » dans l’élaboration de l’image du soi. Ainsi, la peur de l’acteur de la « jungle », c’est de mal interpréter son rôle social : « Personne ne s’intéresse à qui tu es. L’important, c’est quelle image tu crées de toi-même. Pour moi, la vérité est dans ceci : effacer la frontière entre jeu et réalité. Au moment où tu commences à sentir cette frontière, là ça devient dangereux. Tu deviens ordinaire, dépendant. Tu deviens flou [smaten]...22 ». Perdre la corporalité de la réussite, c’est perdre l’indépendance, la valeur qui sanctionne le statut du corps individuel. Ainsi, l’individu postcommuniste se dresse devant cette angoisse existentielle, la menace de (re)devenir « flou ». Par conséquent, le corps physique de l’acteur doit véhiculer cette valeur propre, sous une forme adaptée à la sémiotique visuelle du cadre contextuel. Il doit incorporer la « jungle ». D’où une autre grande peur de l’acteur, celle de se faire couper les cheveux : « Je ne les ferais jamais couper, parce que j’aurais le sentiment d’avoir l’air d’un poète mélancolique [...] », avoue le porteur des cheveux à la Rambo. Le « poète mélancolique », voilà l’image qui dresserait les cheveux sur
20.
21. 22.
À ce propos, l’étude de terrain de Alexandrov auprès des entrepreneurs postcommunistes démontre que la version bulgare du darwinisme social « postule que la société humaine est une jungle qui a ses lois, qu’il faut lutter pour survivre, qu’y réussissent les espèces les plus fortes et les plus adaptables » (art. cit., p. 321). Ibid. Ibid. C’est moi qui souligne.
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la tête de n’importe quel entrepreneur, car c’est exactement le contraire de la représentation en cours, des valeurs véhiculées dans la « jungle ». La « mélancolie », avec son regard improductif en arrière, est le poison de la « jungle » et le poète a peu de chances de survie dans ce contexte dynamique. Au contraire, le gagnant est projeté en avant, vers un but bien précis : « Au moment où tu commences à tourner, t’es perdu23. » Ainsi, le corps physique devient le lieu de convergence où se noue le rapport entre l’identité individuelle et l’environnement social. Il devient, en quelque sorte, le centre de l’univers individuel. Une atten tion particulière est portée au corps physique et cette attention très perceptible traverse tout le corpus étudié. Lieu de convergence, le corps physique est aussi un lieu de réflexion : réflexion de l’environnement (ou du monde), mais aussi réflexion identitaire : « J’aime réfléchir sur moi-même quand je suis nu [...] », nous confie l’acteur aux cheveux longs. Mais cette réflexion tournée vers soi-même, vers son corps dénudé de toute convention sociale, de ses images et de ses rôles, n’est-elle pas justement le questionnement sur la frontière entre jeu et réalité ? C’est par ce jeu que l’acteur en vient aux thèmes du nou veau commencement (la « jungle » en est un) et de la catharsis... : celle sous la douche. J’aime réfléchir sur moi-même quand je suis nu, avant d’entrer sous la douche. La douche, c’est une sorte de catharsis [...] Voici un exemple : tu viens de coucher avec quelqu’un qui... bref, il y a une complication. Alors tu vas sous la douche, parce que tu peux pas laver ton âme. Et quand t’as pris ta douche, tu penses que t’as vécu une catharsis, que t’es devenu un autre, différent24.
La catharsis sous la douche traduit dans un langage corporel le sens de la « jungle ». Promue par l’impératif – à la fois éthique et esthétique – de refaire sa vie, la réécriture identitaire est pensée à travers le corps individuel. Mais, à travers le corps physique, « dans le rite il y a pro jet de modification de la réalité », dirait Claude Rivière25. « Se laver du passé » répond au mythe de la transition, qui veut « commencer à zéro ». Au lendemain de la chute du régime totalitaire, les orateurs parlaient de « renaissance ». Refaire sa vie, c’est refaire son corps, en l’occurrence, l’épurer. L’image de l’épurement du corps individuel renvoie, bien entendu, à celle du corps social26. Dans l’esprit de Mary
23. 24. 25. 26.
Club M, 6, 1994, p. 32. Ibid. Claude Rivière, Les rites profanes, Paris, PUF, 1995, p. 58. Christine Detrez, La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002, p. 132.
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Douglas27, le corps physique et le corps social se reflètent et se définis sent mutuellement. Or, si la transition sociale était aussi facile à faire que de prendre une douche, l’image de la « jungle » n’existerait pro bablement pas. On aurait miraculeusement trouvé « la voie civilisée », celle de « la richesse qui mène à la prospérité ». Mais l’image de la douche correspond à une symbolique traditionnelle et à des fantasmes sociaux tout à fait actuels. Élément fondamental dans la représentation humaine de l’uni vers, l’eau est, dans presque toutes les cultures, le moyen symbolique de purification et de régénération28. Ainsi, elle est le facteur constitu tif de la transformation de l’être. Dans la culture chrétienne, saint Jean Baptiste baptise avec l’eau. Rite initiatique à l’origine, le baptême donne un sens tout à fait nouveau à la vie individuelle. Dans l’habi tus de notre acteur aux cheveux longs, la douche est un rite de puri fication, au sens de Durkheim29, qui vise à libérer le corps individuel d’une « impureté » contagieuse et affectant tout le corps social. Dans le savoir traditionnel en Bulgarie, se laver le corps relève d’une sym bolique de la purification aux multiples usages. Se laver à l’aube à l’eau froide, ainsi que tenir ses poignets sous l’eau courante, fait par tie du traitement de base contre la magie noire. Dans la même logique, la personne victime d’un « mauvais œil » doit jeter ses vêtements et effets personnels, témoins de la malédiction, dans de l’eau courante, fleuve ou rivière. Le corps physique est le lieu des stratégies du recom mencement. L’acteur sous la douche répond à cette urgence de refaire sa vie, à cette quête du recommencement qui s’investit dans le corps physique. Sujet à refaire, le corps physique réfléchit l’écologie du corps social, avec toutes ses tensions politiques, transformations écono miques, impératifs moraux, résilience culturelle et influences exté rieures. Finalement, l’image de la douche correspond au fantasme pro fond de la modernité occidentale de trouver, grâce à une intervention
27. 28.
29.
Mary Douglas, Natural Symbols : Explorations in Cosmology, Middlesex, Penguine Books, 1978. Parmi moult exemples à travers le temps et l’espace, notons que l’eau désigne la naissance des purs et des initiés en Égypte ancienne (Nadia Julien, Grand dictionnaire des symboles et des mythes, Alleur, Marabout, 1997, p. 113), le bain rituel au Japon – partie centrale du rituel de la purification misogi – qu’on pra tique en nudité complète et dans un ordre corporel précis qui reflète l’ordre universel (Jean Hébert, Aux sources du Japon, Paris, Albin Michel, 1964, p. 139) ainsi que l’initiation franc-maçonne qui « purifie » le profane au cours de ses voyages initiatiques (Myriam Phylibert, Dictionnaire des symboles fondamentaux, Rocher, 2000, p. 158). Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912.
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externe (la science, la médecine ou la technologie), une solution mécanique au problème existentiel. La fécondation artificielle, la chirurgie esthétique ou la pilule contraceptive ont visé des transfor mations radicales de l’être par des agents externes. Le corps est devenu le lieu de prédilection de ce fantasme, et la publicité – dans les pages de Club M aussi bien que dans n’importe quel magazine occidental30 – offre de nombreux exemples. De « la crème qui vous rajeunit31 » au Viagra, le récit publicitaire construit le bonheur individuel à travers un objet matériel extérieur au corps mais qui, justement grâce à son extériorité, devient l’agent de la transcendance, celui qui transforme rait le corps pour l’investir de sens et pour l’ouvrir au bonheur, à jamais. De cette façon, le corps physique devient à la fois sujet et objet de la quête existentielle. Il est ce laboratoire alchimique qui filtre, éprouve et transforme le social, à la recherche de la pierre philosophale qui répondrait à la quête de sens dans un monde en perte de repères identitaires. C’est aussi une espérance de « miracle » qui viendrait, cette fois-ci, non pas de « Moscou, Washington ou Madrid », mais bel et bien de sa propre salle de bains, de son propre boudoir intérieur. Au creux du drame existentiel du pécheur malchanceux, la douche apparaît sur la scène à la manière d’un Deus ex machina – tel le roi dans la scène finale de Tartuffe – pour apporter une solution miracu leuse au conflit dramatique. La douche ici, c’est le rituel quotidien qui, par sa symbolique de la pureté32, me « détache », et donc m’ab sout, du passé, de mes péchés, de mes imperfections, de ma biographie corporelle. Parce que c’est dans le corps que je me définis moi-même et c’est à travers mon corps que j’établis mon rapport au monde. Jadis élément de la machine totalitaire, le corps post-communiste devient une machine en soi-même, une « centrale » autonome munie d’un puissant transformateur social. Le niveau d’indépendance, valeur propre du corps individuel, dépend de la puissance énergétique de ce dernier et de son rendement physique, à savoir sa capacité à trans former le capital social en valeur corporelle et vice versa. Ainsi, ce petit récit témoigne du glissement sémantique du corps social vers le corps physique, individuel. Le narrateur nous parlait d’abord du changement social, des « premiers pas vers la démocratie » et des nouvelles valeurs, ce qui l’a amené au concept de la « jungle », point central du récit. Il est central parce qu’il noue les deux lignes narra
30. 31. 32.
Christine Detrez remarque justement l’importance de la purification dans les slogans publicitaires, op. cit., p. 136. Ainsi, notre acteur aux cheveux longs « n’a pas d’âge ». Voir Mary Douglas, Purity and Danger : An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo, Londres, Routledge & K. Paul, 1966.
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trices, conduites par les deux sujets : celle du corps social et celle de la biographie du corps individuel. C’est justement le champ de la « jungle » qui fait entrer le corps physique dans le récit social. Comment « se classer » ? C’est en ces termes sportifs que l’acteur parle des deux corps. La « jungle » fait du corps individuel un sujet princi pal du récit post-communiste. Ainsi, l’acteur peut explorer ce dernier à fond, à commencer par la longueur des cheveux, jusqu’à la nudité la plus intime. « J’aime réfléchir sur moi-même quand je suis nu » : l’analyse identitaire passe par l’anatomie physique et sociale. Et inversement, à la fin du récit, le corps intime renvoie à la réflexion sociale, à travers le miroir de la salle de bains. Les deux corps : comparaison diachronique Malgré les ressemblances notionnelles qui les unissent, les deux récits exposés plus haut représentent des générations différentes et, forcément, parlent de rapports différents au monde. Ces deux récits mettent en scène le même couple de sujets principaux, à savoir le corps social et le corps individuel. Toutefois, l’accent se déplace : le premier récit se concentre sur le corps social, le second explore la sémantique du corps individuel dans le sens à la fois horizontal (la succession quantitative des notions se rapportant au champ corporel) et vertical (leur valeur sémantique à l’intérieur du champ). En effet, le corps individuel participe de manière très implicite, presque invisible, au premier récit. Bien que ce dernier soit mené par le « je » énonciateur, son objet reste pluriel ; ainsi, sa structure prag matique est basé sur le couple pronominal je/nous. Encore tourné vers le passé tout récent, le récit de 1990 se produit comme édifiant, avec une forte intentionnalité morale, bâtie sur le contre-modèle du « corps de la défaite ». En cela, il se rapproche plus du discours éditorialiste de 1990-1992 que des histoires du corps individuel qui envahissent la culture populaire après 1992. À la recherche de « notre vrai et premier rôle civil » et de « la voie civilisée » à travers « la bonne jungle », ce récit s’investit d’une dimension éthique – presque holiste – qui trans cende le corps individuel. Sorti tout droit de « l’aquarium », ce corps est présenté non pas par son affirmation physique et concrète, mais par sa quête d’identité. C’est donc une présence qui cherche à se défi nir, à trouver sa place et, respectivement, sa valeur dans la sémiotique du récit biographique. Par contre, le corps individuel occupe une place centrale dans le deuxième récit. Moins édifiant que le premier, il est plus égocentrique, basé sur un « je » consistant, incisif et agressif. Le corps physique construit une histoire à travers les cheveux longs (et, réciproquement,
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l’angoisse de la coiffure out of date de type « poète mélancolique »), la nudité auto-réflexive et le conflit intériorisé de l’expérience sexuelle, pour finalement dénouer ce conflit dans le happy end de la salle de bains. Dans ce récit, on lit le corps social (les nouvelles valeurs) à travers l’histoire individuelle (les métamorphoses du corps physique). À la différence de la quête du « naturel » qui anime « le trappeur » des temps post-communistes, l’acteur aux cheveux longs met l’accent sur l’image et l’identifie clairement comme le pont entre le soi et le monde environnant. Que signifient ces différences ? En 1994, soit cinq ans après la fin subite du régime communiste, l’individu a déjà une expérience empirique et concrète de la « jungle » du marché libre. Par conséquent, son discours est beaucoup moins utopique et demeure quelque peu méfiant envers les projets sociaux. Au contraire, il est centré sur l’ex périence concrète du « je » qui cherche les réponses existentielles à l’intérieur du soi-même, dans son corps physique, jusqu’à la nudité la plus intime. Il présente un acteur plus agressif qui sait qu’il n’y a pas de salut en dehors de lui-même. Le corps physique, voilà le projet du nouvel homme.
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La notion de « rapidité » et le rapport au temps post-collectiviste
Temps social et temps biologique de la réussite individuelle
J
ohannes Fabian érige le temps en « dimension constitutive de la réalité sociale1 ». Dans le corpus étudié, la notion de « rapidité » exprime un nouveau rapport au temps : le temps du corps indivi duel. La longévité illimitée du corps collectif – « renouvelable » par la transmission d’un objectif social à travers plusieurs générations – favorisait un rapport au temps futur, d’où le concept clé de l’idéologie communiste, à savoir l’« avenir radieux2 ». L’« avenir radieux » pos sède deux caractéristiques fondamentales qui le distinguent du temps du corps individuel. Tout d’abord, il est conçu comme un produit collectif. Le discours communiste postule que « l’avenir est une res ponsabilité commune3 » qui exige des « sacrifices » au présent. Cela amène la deuxième caractéristique du temps communiste : celui-ci
1. 2. 3.
Johannes Fabian, Time and the Other. How Anthropology Makes Its Object, New York, Columbia University Press, 1983, p. 24. Voir Alexandre Zinoviev, L’avenir radieux, Paris, L’Âge de l’homme, 1978. Dimitre Charkov, « L’avenir – responsabilité commune », Bulgarie d’aujourd’hui, 425, 1983, p. 3.
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ne prend son sens que dans un futur utopique. « Le “temps” du marxisme, c’est le futur », soutient Anna Krasteva dans son étude « Identités, discours, pouvoir » en contexte bulgare4. La lecture du corpus de Bulgarie d’aujourd’hui démontre de manière tout à fait expli cite comment la rhétorique communiste puise toute son argumenta tion dans les notions temporelles de « passé » et de « futur ». Le futur est identifié au « nous » (« voilà une société qui est en train de forger l’avenir5 ») alors que le monde occidental évoluerait vers... le « passé » (la politique américaine y est constamment qualifiée de « retour au passé6 »). Le communisme, produit politique du marxisme, est un système téléologique dont la finalité est mise en discours dans l’espace public : il s’agit de la construction d’une société sans classe. Ainsi la téléologie communiste sacrifie le « présent » individuel au nom de « l’avenir radieux » collectif. Consacré par l’utopie, l’« avenir radieux » apparaît ainsi comme l’inverse d’un temps hédoniste. L’utopie fait que le « présent » n’a de valeur propre que par rapport au « futur » (« radieux »). C’est l’horizon téléologique dessiné par l’idéologie qui détermine la signification de la praxis sociale. Dans ce sens, le temps social du communisme est le produit du temps collectif : il se mesure en « générations ». Puisque la fin subite de la téléologie communiste n’a pas donné naissance à une nouvelle téléologie collective, le temps nouveau se trouve désormais fragmenté d’après le temps du corps individuel. La réussite individuelle doit forcément avoir lieu pendant la vie du corps individuel. Cela rétrécit radicalement la durée du temps social et, par conséquent, intensifie énormément le rapport de l’individu au temps. Ce qui était auparavant destiné aux générations futures doit main tenant être atteint au cours d’une vie individuelle, donc le plus rapi dement possible. L’acteur n’a plus la possibilité de se cacher derrière un discours collectif dominant et de relayer le devoir de réussite à ceux qui lui succéderont : il se doit de réussir tout seul et maintenant. Voilà comment la notion de rapidité est produite dans un contexte tout à fait nouveau. Limitée dans la vie du corps individuel, elle mesure le temps entre la distinction par rapport au corps collectif (degré zéro de la réussite) et la prospérité individuelle (réussite proprement dite).
4. 5. 6.
Anna Krasteva, « Identichnosti, Discurs, Vlast »/« Identities, Discourse, Power », Filosofski Alternativi, 3, 1996, p. 118. « L’avenir se forge dans le présent », Bulgarie d’aujourdui, 452, 1985, p. 3. Lorsqu’il était journaliste à la Bulgarie d’aujourd’hui, le fondateur du magazine Club M abondait dans ce sens : Petar Gerasimov, « Les États-Unis : retour au passé », Bulgarie d’aujourd’hui, 423, 1983, p. 10.
La notion de « rapidité » et le rapport au temps post-collectiviste
Figure 2 Rapport au temps de la « réussite » communiste
Figure 3 Rapport au temps de la « réussite » post-communiste
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Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social
La figure 2 représente la notion de « réussite » (collective) dans le discours communiste. Dans cette figure, on voit que le « futur radieux » est à la fois une catégorie quantitative, de temps (finalité de l’abscisse) et qualitative, de valeur (finalité de l’ordonnée). La valeur absolue (téléologique) occupe ainsi une position eschatologique : elle se situe « à la fin du temps ». De cette façon, l’axe de la valeur (l’or donnée) tend en même temps vers une finalité de temps, dédoublant ainsi l’axe horizontal. Si la valeur absolue se trouve dans l’avenir, le présent n’a qu’une valeur instrumentale. Cela veut dire que le concept de « réussite » est construit sur deux plans simultanés : la succession de plusieurs générations dans le temps et leur supposé effort collectif d’atteindre une valeur qualitative, c’est-à-dire l’idéal communiste, seul et unique projet social. Cette représentation du temps définit les paramètres physiques sur lesquels est bâti le corps communiste (ima ges 2, 3 et 4) : une large base horizontale qui soutient la croissance en hauteur du corps collectif. Le futur, en mode communiste, transcende la vie individuelle et marque la finalité eschatologique du système. C’est le point où le temps social s’arrête. « Quand la société communiste aurait été [tota lement] construite, le temps aurait dû s’arrêter, [puisque] la perfection n’est pas sujette à développement », remarque à ce propos Krasteva7. Ainsi, la réussite communiste est « planifiée » dans le temps. Plus encore, elle structure le temps : le temps économique est construit sur une régularité mécaniste marquée par la succession des plans quin quennaux. Faire du temps un objet maîtrisable qui peut être planifié fut le fantasme fondamental de l’idéologie marxiste-léniniste. La « science » de planification eschatologique dont le communisme a fait la démonstration a tenté des prouesses mémorables, comme l’il lustration scientifique (cela a été enseigné à l’école) que la société communiste serait définitivement construite dans les années 1980. Dans ce contexte, le temps individuel est absorbé par l’avenir radieux qui marque « la fin des temps » dans le fantasme communiste. À l’inverse, la réussite individuelle post-communiste n’entretient pas de rapport explicite avec le futur. Dans la figure 3, on voit que l’abscisse du temps social n’a pas de finalité clairement identifiée. La réussite dans ce contexte s’articule dans les termes du temps individuel et est mesurée par l’angle de rapidité « ϕ ». Ainsi, l’enjeu de la réussite post-communiste, c’est la rapidité de distinction du corps individuel. En termes économiques, il s’agit de la rapidité de l’accumulation du capital (primaire). La « prospérité » est une finalité de valeur
7.
Art. cit., p. 118. C’est moi qui traduis.
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IMAGE 2. Architecture discursive de la réussite communiste 1 Photo Bulgarie d’aujourdui, 452, 1985, p. 3. Cette iconographie présente tous les éléments structuraux de la représentation de la réussite communiste : le corps collectif de la construction se déploie à la fois sur l’horizontale et la verticale ; l’idée, c’est qu’on atteint le rêve en bâtissant une « base » solide. Ainsi, les lignes de force qui structurent l’image sont en diagonales symétriques, pointant l’angle supérieur droit du cadre, là où on imagine l’horizon de « l’avenir radieux ».
IMAGE 3. Architecture discursive de la réussite communiste 1 Photo Bulgarie d’aujourdui, 459, 1986, p. 3. L’architecture de la représentation communiste est ici reprise par les graphistes commu nistes : l’éditorial de Bulgarie d’aujourdui de 1986 énonce l’« élan des forces populaires » par la ligne diagonale qui traverse la page (telle une page d’histoire collective) de gauche à droite.
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IMAGE 4. Architecture discursive de la réussite postcommuniste Photomontage Club M. À la différence de l’iconographie communiste, la représentation capitaliste de la réussite va « droit au but », se construisant sur une ligne verticale qui signifie gagner plus en moins de temps et avec le minimum de monde. La tour qui s’effile en hauteur représente le corps individuel qui s’élance vers la réussite, contrairement à l’image massive de la construction communiste de l’image 2. La tour de la réussite individuelle est tapissée d’argent, ou plutôt de devises.
( l’ordonnée de la figure 3) qui doit être atteinte au cours, et au corps, de la vie individuelle. Elle doit être incorporée dans le présent du sujet. Ainsi, la finalité de valeur, dans ce système, n’est pas une finalité de temps (la vie continue même après la richesse). Bien au contraire : plus l’angle « ϕ » est aigu, plus le temps entre le départ (le corps col lectif) et la « prospérité » est court, plus le sujet de la mobilité acquiert de valeur et, respectivement, d’avenir social. La rapidité est une valeur incorporée, voire corporelle, du capitaliste post-communiste. À l’in verse du temps marxiste, elle connote un « ici et maintenant » maté riel et immédiat, concentrant l’univers social dans les limites biologiques du corps individuel. « Ceux qui aiment dormir ne font guère carrière » : modulations du temps post-communiste Puisque la réussite doit être accomplie pendant la vie du corps individuel, une réorganisation du temps biologique s’impose. Raccourcir le temps de la distinction/accumulation, c’est raccourcir le temps « mort » et augmenter le temps effectif dans la vie quoti dienne. Le magazine Club M est, en effet, plein de textes éducatifs et
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de conseils dans ce sens. L’article « Ceux qui aiment dormir ne font guère carrière8 » dresse un « plan complet : comment dormir moins et sans nuire à son corps ». L’article part de la prémisse de base que « vous ne deviendrez pas riche [en restant] dans votre lit ». L’analyse de ce texte fait ressortir deux types d’acteurs fort différents qui servent à illustrer concrètement la prémisse de base. Ces deux types sont bien représentatifs de la construction des représentations post-communistes de la réussite individuelle. Le premier type est celui de l’entrepreneur prospère (le preuspiàl). L’article à l’étude constate que « les preuspiàl dorment moins que les gens qui n’ont rien de spécial à faire9 ». Là, le sommeil court apparaît comme un signe intrinsèque – biologique – du corps de la réussite. Évidemment, la figure du preuspiàl est le modèle parfait vers lequel tend le discours à l’étude. Il est l’incarnation la plus explicite du modèle importé et du rêve post-communiste. Voilà pourquoi son organisation du temps, tout comme son habitus en général, est une référence prin cipale dans les représentations de la réussite individuelle, utilisée surtout en opposition à la réalité bulgare où les acteurs de la réussite ne sont pas considérés de vrais modèles. C’est la deuxième figure qui m’intéresse particulièrement ici, à savoir la figure du chasseur nomade : « Les chasseurs de rennes en Sibérie sont capables de demeurer à l’affût pendant des mois entiers, ne se laissant emporter par le sommeil que pour deux à trois heures maximum. Ils récupèrent le sommeil manqué une fois la chasse finie10. » Cette image du chasseur nous fait comprendre la fonction et le fonctionnement du champ référentiel principal du discours étu dié, à savoir le champ de la « jungle ». Car il s’agit bel et bien de notre jungle, « ici », qui « n’est pas que celle de l’Amazonie11 », pas plus que la « Sibérie ». La jungle connote un contact physique et direct avec le monde, basé sur un rapport de vie et de mort. La métaphore de la chasse exprime parfaitement les modulations du nouveau rapport au temps. Je voudrais m’arrêter ici sur les différentes dimensions du temps, c’est-à-dire le temps subjectif (celui de l’individu) et le temps social. Pour l’individu, le temps « de chasse » signifie un temps hiérar chisé, inégal et discontinu. Cela veut dire que, dans la vie sociale de l’individu, il y a des séquences de temps qui sont plus importantes que d’autres. Il y a un temps intensif – le temps de l’action – où « les 8. 9. 10. 11.
Club M, 3, 1993, p. 21. Ibid. Ibid. Club M, octobre 1990, p. 27.
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chasseurs ne dorment pas12 », car un important enjeu de leur (sur)vie se joue à ce moment. En fait, ce moment de chasse correspond à l’idée du « gros coup » (Golemia udar) évoqué par le dealer de la rue13. Les deux figures signifient un temps de pointe condensé, voire compressé : un temps asymétrique où quelques jours, quelques minutes ou quel ques secondes sont plus signifiants que des années de vie « ordi naire14 », tranquille et harmonieuse. Ce temps intensif est suivi, évidemment, de périodes de décompression, des moments où les chasseurs « récupèrent le sommeil manqué une fois la chasse finie15 ». Ainsi, le temps de la « jungle » devient une variable extrêmement modulée, irrégulière et instable, une suite de rythmes discontinus où la décompression suit l’instant comprimé de « la chasse » et du « gros coup ». Ce nouveau constat modifie radicalement la représentation du temps linéaire de l’idéologie marxiste. Il signifie que le temps n’est plus égal, prévisible et égalitaire, comme celui du discours quinquen nal communiste. Pour expliquer ce changement, j’aborde ici le temps social et économique dans lequel l’individu doit (ré)organiser sa vie. En effet, le temps subjectif est une fonction du temps macroéconomique qui l’encadre. Ainsi, le temps « égal », invariable et continu du sujet communiste est structuré par la logique de l’économie planifiée (là où le temps est rationnellement réparti à l’égard du plan, figure 2). Le temps communiste est un temps extensif : basé sur l’accumulation rationnelle du temps effectif de toutes les unités de travail, il transcende la vie individuelle, produisant ainsi un continuum uniforme qui doit mener à l’accomplissement du plan et, ultimement, de la réussite collective. Chaque moment à l’intérieur de l’économie planifiée a une même valeur de temps : le temps communiste est une constante. À l’inverse, le temps « capitaliste » est (une) variable, modulé par des moments inégaux de surproduction et de dépressions. Ces fluctuations macroéconomiques structurent le temps subjectif de l’acteur de la réussite, enchaînant les séquences de compression et de décompression, celui de la « chasse » et du repos, de la production et 12. 13.
14. 15.
Club M, 3, 1993, p. 21. « Quand il y a quelqu’un à côté de toi, quelqu’un qui est capable de faire le gros coup, alors tu deviens tout à coup terriblement inventif et motivé », disait le Magourianin. La notion de golemia udar, récurrente dans le discours de la réus site en Bulgarie post-communiste, signifie une affaire qui rapporte brusquement énormément d’argent. Du coup, golemia udar est devenu un élément principal du rêve post-communiste. « Je fais tout ce que je peux pour ne pas m’engouffrer dans l’ordinaire », avouait l’acteur dans Club M, 6, 1994, p. 32. Club M, 3, 1993, p. 21.
La notion de « rapidité » et le rapport au temps post-collectiviste
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de la consommation. Ainsi, la réorganisation du temps biologique s’impose au nouveau corps, à la fois comme stratégie de survie dans la « jungle » et comme signe de la réussite. En affirmant que « cinq heures de sommeil sont suffisantes16 », le « plan complet : comment dormir moins sans nuire à son corps » élabore toute une stratégie de poursuite de ce nouvel objectif bio-social. Dans le même numéro du magazine, on trouve, à la page 39, un autre article portant sur le temps compressé de la réussite, intitulé « Programme pour un vol de temps effectif ». Le texte commence avec le constat que « le manque de temps est un obstacle à la réussite ». En conséquence, il faudrait bien « voler » du temps supplémentaire. Mais comme le temps est une ressource limitée inhérente au corps individuel et qu’on ne peut donc le chercher à l’extérieur de ce même corps, la seule façon de maximiser son rendement serait justement la compression, l’intensification du temps subjectif. L’« accélération », produit de la « rapidité », est le moteur principal de cette intensifica tion : « Accélérez votre rythme de travail lors des situations standard », recommande l’article en question. La « souplesse », celle du chasseur qui réorganise son temps biologique selon les exigences du terrain, et celle du dealer de la rue (« nous sommes souples et informés, et réa gissons immédiatement ») s’affirme comme la caractéristique du nouveau corps. Ainsi, à la différence du premier exemple (celui de l’entrepreneur prospère), le sommeil réorganisé est ici une stratégie de survie du corps nomade (mobile). Le glissement sémantique de la survie vers la richesse, de la stratégie vers les marques distinctives de la réussite, du « chasseur » vers le businessman et du corps nomade vers le corps prospère, c’est ce mouvement qui structure la représentation de la réussite. Suivant l’angle de rapidité, le temps se transforme en argent, une relation qui n’existait pas au temps du corps collectif. Par consé quent, le corps idéal de la réussite capitaliste se construit en mode vertical (image 4). Ainsi la rapidité, caractéristique nouvelle du corps individuel, s’avère être un point de transformation du capital physique en capital économique. Anti-techno : le corps mobile contre l’institution Revenons à notre dealer de la rue, le Magourianin éloquent qui est aussi bien un « dealer » qu’un acteur « de la rue ». Dans ce cas, la distinction identitaire opère sur ces deux fronts à la fois. Ainsi, son auto-identification se construit en dissociation par rapport aux autres 16.
Club M, 3, 1993, p. 21.
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Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social
spéculateurs de la rue d’abord (les karamanioladjii), ensuite par rapport aux dealers institutionnels, c’est-à-dire les banques et les bureaux de change : Le bureau de change te procure de la sécurité, mais [leurs] propriétaires ne bougent guère, et parfois ne sont pas au courant17 ; voilà pourquoi ils arrivent souvent auprès de nous pour « prendre l’heure ». Plusieurs des bureaux ont des agents auprès de Magoura, car nous sommes souples et informés et réagissons immédiatement. Très souvent, nous « captons » des changements qui échappent aux banques, [malgré] leurs téléco pieurs, ordinateurs et téléphones18.
Deux figures de la réussite se confrontent dans le récit du dealer de la rue, à savoir le corps physique et le corps technique. Comment le premier peut-il devancer son adversaire institutionnel ? Tout en réclamant un statut institutionnellement sanctionné (« bourse », « dealer »), l’acteur se veut une contrepartie de l’institution officielle (la banque). Dans son récit, le paradigme de la liberté s’ex prime par l’absence d’attachement institutionnel, et donc, par une mobilité individuelle illimitée. Le tableau suivant représente le déve loppement notionnel parallèle des deux paradigmes, celui du corps institutionnel et celui du corps individuel, dans l’énoncé cité. On notera spécialement les paramètres du corps individuel et leur déve loppement à partir de la notion abstraite de « liberté » jusqu’à la qualité très concrète et physique de « rapidité » compétitive (tableau 1). Tableau 1 Corps institutionnel Banque
Corps individuel (physique) Dealer de la rue
sécurité attachement institutionnel stabilité « ne bouge guère » technique « fax, tél., ordinateurs »
liberté « souplesse » mobilité rapidité « réagit immédiatement »
La comparaison sémantique entre les deux paradigmes démon tre que, de manière paradoxale, le corps individuel s’avère plus com pétitif parce qu’il est, justement, moins technique. L’opposition corps matériel/technocratie institutionnelle puise dans un fond culturel
17. 18.
Dans l’original, « ne sa v chas » veut littéralement dire « ne pas être à l’heure ». Club M, 6, 1992, p. 12.
La notion de « rapidité » et le rapport au temps post-collectiviste
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résilient. La méfiance envers la culture de l’écrit implique une méfiance à l’endroit de l’institution, détentrice du pouvoir écrit, de l’abstraction notionnelle et du mode de faire formel, au profit de la perception matérielle, directe et anthropomorphique du monde. Ainsi, dans la culture bulgare, le corps est plus fiable que la machine technocratique. En vendant des billets de banque dans la rue, le Magourianin réinter prète non seulement le marché capitaliste, mais aussi le marché traditionnel, celui de la rue : une forme d’échange aux racines pro fondes dans les Balkans, qui a survécu à l’économie centraliste du régime totalitaire (le commerce de devises « existe depuis avant le 10 novembre [1989] », confirme, avec justesse, le narrateur). Par sa manifestation physique et corporelle, le dealer de la rue agit en oppo sition à l’institution étatique, privilégiant une approche directe, concrète et matérielle de l’objet et, par conséquent, du monde. C’est une approche « démocratique » dans le sens où l’accès à l’objet de négociation est libéré de la médiation écrite et du savoir-faire bureau cratique. Pas de papiers, pas de documents à remplir, pas de caisse ni de reçus : juste les acteurs, vendeur et acheteur, « je » et « tu », et l’objet de leur négociation, en cash. À l’époque du « capitalisme glo bal », ce retour aux représentations corporelles de la culture pré-tech nologique est à l’opposé du « virtualisme » qui, selon Carrier et Miller19, est à la base de la « nouvelle économie politique ». Le dealer de la rue est à la fois l’incarnation et l’opposé du capitalisme global. Tout en s’appropriant une identité quasi institutionnelle – celle d’un bureau de change –, il est la négation d’une civilisation hyper-technique, voire cybernétique, qui « à la fois nous distancie de notre corps et menace souvent son intégrité20 ». Contrairement à l’attachement culturel américain, et occidental en général, envers le système tech nologique, le discours de la réussite en Bulgarie construit un monde anthropomorphe dont le centre est l’image du corps physique. Mais cette valorisation du corps physique « libre » (de poids technologique) et donc « mobile » est aussi en contraste avec le système de valeurs du corps communiste, construit par une « biographie tech nologique » qui participe à la fabrication de l’identité collective. Dans la rubrique « Architectes de la Bulgarie d’avril », le magazine com muniste Bulgarie d’aujourd’hui présente une panoplie d’exemples de ce type de biographies technologiques, comme celle du « chef d’une équipe de jeunes agriculteurs travaillant dans la production céréalière,
19. 20.
James G. Carrier et Daniel Miller, « Introduction », James G. Carrier et Daniel Miller (dir.), Virtualism : A New Political Economy, Oxford, Berg, 1998. Jean Maisonneuve, « Remarques sur l’apparence et sur la ritualité aujourd’hui », Ethnologie française, L’apparence, 19 (2), 1989, p. 104.
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Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social
deux fois héros du travail socialiste » qui se définit ainsi : « Je travaille dans l’agriculture depuis 35 ans. J’ai été conducteur de moissonneusebatteuse et de tracteur, mécanicien, chef d’équipe de jeunes agricul teurs. Actuellement, je suis le chef de 26 jeunes hommes et je tâche de me montrer à la hauteur. Notre agriculture est un secteur intensif où la technique prend toujours plus de place21. » Ce bout de texte révèle la relation spécifique entre le « je » et le « nous » dans le récit biographique communiste. Le très personnel, distinctif « je travaille dans l’agriculture depuis 35 ans » est développé dans une grille col lective connotée par la « moissonneuse-batteuse », le « tracteur » et le travail de « mécanicien », pour s’ériger ensuite en « chef d’équipe de 26 jeunes hommes » et pour aboutir, finalement, à la conception identitaire de « notre agriculture ». Ainsi, c’est le corps technologique, celui de l’institution étatique, qui structure la trajectoire sociale de l’individu pour l’incorporer – comme partie intégrante – dans le col lectif socialiste. L’exemple suivant, tiré du même document communiste, fait preuve d’une conception encore plus structuraliste de l’identité tech nologique du collectif du travail. Autrefois « spécialiste agricole dans sa région natale », le narrateur « est aujourd’hui directeur du complexe de recherche et de production “Georges Dimitrov”, l’un des plus grands en Bulgarie », et notamment « héros du travail socialiste ». Affirmant que « le complexe » (agro-industriel) est sa vie, il le décrit – avec une fierté personnelle – en ces termes-là : Ces dernières décennies, des complexes agro-industriels ont été mis en place où la science et les nouvelles technologies ont permis d’aboutir à une productivité sans précédent. Actuellement, notre complexe « Georges Dimitrov » est le résultat d’une intégration verticale – scienceterre-produit fini – disposant d’une puissante infrastructure qui repose sur trois instituts de recherche et de production formant notre com plexe22.
Le corps technologique permet ainsi à l’acteur « intégré » (par oppo sition à l’acteur « mobile ») de s’identifier à un organisme qui lui est physiquement extérieur. Cette identification du corps individuel au corps institutionnel participe de manière intégrale à l’articulation de la téléologie communiste qui, rappelons-le, construit le sens (sur la base de finalité) en dehors de l’individu. C’est le projet social qui est censé donner son sens à la vie personnelle, ce qui permet à l’acteur cité de s’intégrer – jusqu’à l’effacement de l’identité individuelle – à
21. 22.
« Architectes de la Bulgarie d’avril », Bulgarie d’aujourd’hui, 459, 1986, p. 8. Ibid., p. 10.
La notion de « rapidité » et le rapport au temps post-collectiviste
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l’infrastructure institutionnelle, en l’occurrence celle du complexe agro-industriel. Cette symbolique de la « raison d’être » qui transcende le corps individuel, matérialisée dans des « fétiches » technologiques, trouve sa pleine poétique dans le dernier exemple du corpus communiste que j’aimerais évoquer ici. C’est « l’histoire du fils d’un pâtissier qui, après une enfance miséreuse, démarra dans un atelier électrotechni que...23 » : « Né le 22 mai 1927, il avait dix-sept ans lorsque [la victoire communiste du] 9 septembre 194424 lui ouvrit les portes vers la réali sation de son rêve d’enfance : travailler dans la grande électroméca nique. » En effet, ce jour – qui n’a ici de connotation que symbolique25 – s’avère la plaque tournante de la trajectoire individuelle : l’acteur est intégré au corps collectif, celui de l’usine : « Le pouvoir populaire nationalisa l’industrie. Mon vieil ami, le père Nako, fut nommé direc teur de la fabrique d’État d’électromoteurs. Moi aussi j’y suis allé travailler. Nous nous sentions comme les gestionnaires de l’entreprise. Nous travaillions avec beaucoup d’enthousiasme car nous savions que le pays avait grand besoin d’électromoteurs26. » La mise en scène du récit biographique à l’époque communiste est bâtie sur un concept que j’appellerai « la modestie de l’acteur intégré ». La modestie joue deux rôles importants dans la structure narrative, et ces deux rôles sont inverses de ceux joués par le concept de « rapidité » à l’égard du récit post-communiste. Premièrement, contrairement à ce qu’on a observé dans le corps « mobile », la modestie donne au « je » narrateur la dernière entrée sur scène. Conforme à la norme de l’époque, c’est tout d’abord le corps collectif – de préférence dans sa dimension politique – qui est énoncé. « Le pouvoir populaire nationalisa l’industrie » est la condition pre mière du récit biographique. Ensuite, c’est « le père Nako » – l’aîné, le « maître » et le camarade – qui fait son apparition comme directeur du collectif de travail. Contrairement au corps « rapide », l’acteur intégré attend patiemment son tour après le maître aîné, qui est l’in carnation du savoir ; en l’occurrence, le savoir technologique. Plaçant ainsi l’autorité du savoir à l’aval de sa trajectoire sociale, l’acteur 23. 24. 25.
26.
« L’homme d’État », Bulgarie d’aujourd’hui, 461, 1987, p. 12. Date de l’instauration du « pouvoir populaire » (communiste) en Bulgarie. Évidemment, l’acteur en question n’a pas commencé son travail « dans la grande électromécanique » le jour même du 9 septembre 1944. La date symbolise un changement structurel dans la trajectoire sociale (de la communauté) et, respec tivement, individuelle (de l’électrotechnicien). Le rapport au temps ici est, dans les termes de Johannes Fabian (op. cit., p. 23), « typologique » : libéré de ses con notations « vectorielles » et « physiques », il mesure les « qualités d’états ». « L’homme d’État », art. cit.
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Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social
intégré choisit une stratégie de carrière contraire à ce qui est recom mandé à l’acteur post-communiste, qui devrait, lui, devancer tous les autres par des actions rapides. Ici, le maître aîné est à la fois patron et réseau : l’on devine que c’est aussi par ce réseau que l’acteur est entré dans le collectif de travail « Georges Dimitrov » et en est devenu un des « gestionnaires ». L’assurance du corps intégré vient de sa patience et la modestie est sa principale stratégie. Deuxièmement, la modestie fait travailler l’acteur en équipe, elle harmonise sa trajectoire avec celle du collectif. À l’inverse de l’entre preneur post-communiste qui se définit par opposition aux autres et dans la distinction par rapport à l’environnement social, le gestion naire communiste s’identifie au corps institutionnel. Et qu’est-ce qui le pousse à cette identification ? « Le pays avait grand besoin d’élec tromoteurs », dit-il modestement. Toujours cette raison d’être exté rieure, qui transcende le corps individuel et qui – justement par sa transcendance – légitime la biographie personnelle. Or cette trans cendance idéologique se présente à l’acteur « sur terre » incarnée sous forme d’électromoteurs, de machines technologiques. La citation suivante – suite du récit biographique du gestionnaire communiste – est un remarquable exemple de la poétique technologique du corps intégré : On me demande aussi ce qui restera de moi lorsque j’aurai quitté l’usine et pris ma retraite ? Certes, je dois me retirer, je ne peux pas rester éter nellement dans cette usine. Mais je suis persuadé qu’il restera quelque chose... : des centaines de machines électriques. J’ai participé à la pro duction de tous les types de générateurs, j’ai transmis mon expérience à des centaines de jeunes ouvriers. Et puis, il y a autre chose encore : mes deux fils ont hérité de mon métier et travaillent déjà à la même usine27.
Ici, les « machines électriques » sont non seulement le testament d’une vie, elles sont les générateurs de sens de cette vie. Comme ce sens semble rejoindre tout le collectif de travail, construit comme il l’est par le « besoin » du centre (figure 1), les machines électriques sont le médiateur entre le corps physique et le corps social. Qui dit « sens » dit « continuité », alors les machines électriques sont aussi l’objet de transmission du savoir. « De génération en géné ration » a été une formule chère, non seulement aux ethnologues et aux amateurs de « traditions » diverses, mais aussi à l’idéologie communiste. Les « centaines de jeunes ouvriers » et les deux fils de notre héros sont voués à perpétuer le sens qui gère le corps collectif à
27.
Ibid.
La notion de « rapidité » et le rapport au temps post-collectiviste
55
travers la matérialité palpable de l’objet technologique, matéria lisation intelligible du concept du « savoir ». Ainsi, recourant à des codes techniques, la « culture de l’écrit » – celle du complexe agroindustriel et de la banque – fait intégrer le corps individuel dans la structure institutionnelle. « Désinstitutionnalisé » – de bon ou de mauvais gré – dans la « jungle », l’entrepreneur « libre » des temps post-communistes cherche le sens à l’intérieur de son propre corps, indépendant qu’il se veut du corps collectif. Sa mobilité physique, très physique, débarrassée du savoir technologique, est l’envers de l’inté gration, de la stabilité et de la continuité dont fait preuve le récit communiste. D’un autre côté, la culture populaire – on a mentionné celle du marché traditionnel, mais aussi le testament social de l’élec tromécanicien – se fie à ce qui est matériellement palpable et direc tement vérifiable. C’est sur cette double représentation – du corps autonome et du corps matériel – qu’est construite l’image de la réus site post-communiste.
Page laissée blanche intentionnellement
Deuxième partie Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
« Depuis l’invention de la poudre il n’y a plus de places imprenables. » Montesquieu
D
’après Maurice Godelier, « la sexualité, dans toute société, se trouve subordonnée aux conditions de reproduction de rap ports sociaux1 ». À l’aube de la transition capitaliste, en 1990, Club M pourchasse « les causes de l’existence tragique de l’homme2 » en Bulgarie. Dans l’« aquarium, dit-on, l’homme n’a pas été conçu comme “homme” (mâle) » mais comme « “camarade3” de la femme
1. 2. 3.
Maurice Godelier, La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982, p. 354. Nikolaï Vasilev, « Ima li TOY pochva v Bulgaria », Club M, 10, 1990, p. 4. « Camarade » est la notion de base dans la rhétorique amoureuse et familiale du communisme.
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
dans son développement idéologique », comme « bâtisseur de la société socialiste » et comme « héros anonyme ». Sortir de l’anonymat implique des processus que la culture a toujours su gérer à travers des mythes et des rites. Chez Lévi-Strauss4, mythe et rite sont opposés dans la même structure binaire qui oppose la tête et le corps. Ainsi, le mythe représente le monde de la pensée, alors que le rite exprime le vécu corporel. Suivant cette représentation structurale du corps social, j’analyse la réactualisation, en contexte post-communiste, du mythe épique, ensuite du rite de passage, incarné dans la trajectoire de la réussite qui transforme le héros. Pour ce faire, j’étudie l’appropriation syncrétique du mythe à la fois sur l’axe diachronique de la modernité et sur l’axe synchronique des images globalisantes. Aussi, une certaine libéralisation sexuelle a-t-elle frappé à la fois la « culture écrite » (la littérature et les médias) et la performance corporelle théâtralisée (la culture des mannequins, les concours de beauté à caractère érotique5, les discothèques gay, les bars à danseuses, etc.6). Désormais, corps féminin et corps masculin ne sont plus pensés de la même façon, ils se construisent en opposition. Le capitalisme post-communiste survalorise la différence sexuelle en accentuant les extrêmes : chaque sexe est valorisé par ce qui l’oppose à l’autre. Ainsi, un homme doit être fort, une femme doit être belle. Les prochains chapitres présentent une analyse de la construction des images sexuées de la mobilité sociale, représentées par deux nouvelles figures stéréo typées du succès : « l’homme – lutteur » et « la femme – (top) modèle ». Dans les deux cas, le corps devient instrument de la réussite, mais par des biais symboliques différents. De cette façon, la distinction du corps sexuel se fait, elle aussi, simultanément sur le plan diachronique et sur le plan synchronique : l’image de l’homme nouveau cherche à se distinguer à la fois de l’homme communiste et du sexe opposé tel qu’il se présente aujourd’hui.
4. 5. 6.
L’homme nu, Paris, Plon, 1971. Par ex., « Miss Monokini », « Miss Erotica », « Miss Mokra Flanelka » (Miss T-shirt mouillé), Miss « Erotic Dancing », « Miss Ève », etc. Pour une description détaillée, voir Roumiana Deltcheva, « New Tendencies in Post-totalitarian Bulgaria : Mass Culture and the Media », Europe-Asia Studies, 48 (2), 1996, p. 305-315.
« Le vrai homme sent la poudre à canon » : l’image du lutteur
L
’image du lutteur revient souvent dans les entrevues et les récits de vie des capitalistes post-communistes. Elle est aussi un des champs référentiels les plus récurrents du discours populaire en Bulgarie. Cette image puise dans des fonds culturels particulièrement profonds, si bien qu’on puisse la définir comme une des spécificités de la transition en terre bulgare. La lutte a été non seulement un sport national en Bulgarie, mais aussi un rite traditionnel que tous les régimes et discours politiques ont essayé de récupérer en l’investissant d’un sens idéologique. Sous occupation ottomane, des combats entre lutteurs bulgares et turcs ont souvent été perçus comme des rites révo lutionnaires. Le régime communiste a promu la lutte en « sport vrai ment national », comme le souligne la Bulgarie d’aujourd’hui1. Après la décentralisation et la multiplication des centres du pouvoir, de nouveaux acteurs de la réussite arrivent de la campagne, où la lutte traditionnelle fait école. Certains d’entre eux ont été des lutteurs sportifs avant de devenir entrepreneurs. Est-ce à cause de cela que nombre de nouveaux riches se définissent comme « lutteurs » ? Comme ce président d’un holding d’entreprises de multimédia qui explique sa combativité quotidienne dans des termes bien culturels : « Je suis motivé à lutter. C’est ma façon de vivre. Est-ce à cause du
1.
Bulgarie d’aujourd’hui, 424, 1983, p. 30.
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
syndrome balkanique ou à cause du sang slave, en tant que Bulgare je n’espère rien sans combattre2. » Ici j’examine les façons dont la « jungle » reprend des motifs traditionnels de la masculinité pour produire le mâle à la fois comme corps social et comme corps sexué. Un gestionnaire artistique nous dit que « l’homme a été un homme quand il tuait le tigre de la jungle pour mettre à l’épreuve sa force virile ». Le « trappeur », lui aussi, faisait référence à la lutte pour définir à la fois le contexte social et la condition masculine : « La lutte pour le pain, pour ta place dans la société... quand tu sais que l’adversaire devant toi est bien réel... quand tous jouissent d’une égalité des chances au départ et quand rien n’est fixé d’avance... quand tu dois lutter, combattre... c’est ça la jungle... celle qui fait d’un homme un homme. » Dans les deux cas, le corps masculin se définit en relation avec son environnement et la lutte est son mode d’adaptation. L’émergence d’un nouveau groupe social Au début des années 1990, c’est en plein changement de struc tures sociales qu’un nouveau groupe d’« entrepreneurs » apparaît à l’horizon de la réussite en Bulgarie. Les discours populaires et média tiques ont eu tôt fait de les baptiser « lutteurs » (borci). Comme d’autres l’ont remarqué, après la chute du communisme en Bulgarie, « les sportifs ont été les plus actifs à se lancer dans les affaires », ce qui a donné que « la plupart des membres de ces groupes mafieux étaient de très jeunes sportifs passés par les écoles de lutte3 ». Ces groupes sont devenus des acteurs sociaux et économiques majeurs, ce qui a permis, dès la fin de 1995, une restructuration et une diversification de leurs activités économiques. Aujourd’hui, ils détiennent le domaine du commerce, de l’assurance, des sports et des loisirs et, selon certains observateurs, même celui du cinéma4. L’image du lutteur redéfinit complètement les représentations de la réussite en Bulgarie. Les études sociologiques sur la réussite
2. 3.
4.
Miladin Minchev, « Ne ochakvam nishto bez boy », entrevue dans Club M, 12, 1993, p. 12. Tanya Mangalakova, « Crime et politique en Bulgarie : les héros de notre temps », traduit par Jean-Arnault Dérens dans Osservatorio sui Balcani, 19 mars 2003, consulté sur le site Web du Courrier des Balkans, http ://www.balkans.eu.org/ article2835.html. Ibid.
« Le vrai homme sent la poudre à canon » : l’image du lutteur
61
sociale en Bulgarie soulignent l’arrivée de « gros coups5 » financiers et « de nouvelles couches sociales, celles des lutteurs et de leurs gon zesses6 », groupes qui ne connaissent « pas de territoires inaccessibles, tout leur étant possible7 ». Conquérant de l’espace social sans fron tières, le lutteur est l’incarnation anthropomorphe de la « jungle », de la même façon que l’image du corps communiste incarnait le système de redistribution centrale. Lutteur et corps individuel devien nent des manifestations phénoménologiques des structures discursives, telles que la « jungle » ou le « marché ». Par conséquent, la « jungle » définit les valeurs identitaires. Celui qu’on a nommé le « boss des lutteurs », le « parrain8 » et un « homme de fer9 » nous fait état des quatre tentatives d’attentat contre lui : « Je le sens toujours, instinctivement, quand on est en train de me prépa rer un mauvais coup10. Toujours. À 100 %11. » Après des décennies de tentatives rationalistes sur le corps social, le corps instinctif revient en force dans le discours. « Mon intuition me trompe rarement », avoue un autre capitaliste post-communiste12. La capacité de réponse aux changements définit la capacité de survie. « Cent pour cent », c’est la perfection... ou presque13. L’entreprise d’Ivo, notre héros, porte le nom de Korona Ins. ; et korona, en bulgare, signifie « couronne ». L’extrait d’entrevue qui suit joue sur ce glissement sémantique entre le capital économique et le pouvoir du fort, sur un ton d’arrogance optimiste et d’assurance irrévérencieuse caractéristique du langage des nouveaux riches. La journaliste se présente dans le bureau de Korona Ins. où Ivo, le boss, est « en train de parler sur son cellulaire14 ». Remarquant la grosse affiche du roi Siméon II sur le mur derrière Ivo, la journaliste lui demande la signification de cette affiche dans le 5. 6. 7.
8. 9.
10.
11. 12. 13. 14.
Faire beaucoup d’argent d’un coup. Par extension, faire fortune rapidement, réussir très vite. « mutri i mutressi », dans l’original. Miroslava Yanova (pour MBMD), « Kade e preuspeliat bulgarin ? » (Où est le Bulgare prospère ?) ; « Kak se stava parva dama u nas » (Comment devient-on première dame en Bulgarie), 24 chasa, Sofia, 27 juillet 1998, p. 11. Mangalakova, art. cit. Ivo Karamanski, « Istinskiyat mazh mirishe na chorapi, barut i kon » (Le vrai homme sent la poudre, les pieds et le cheval), entrevue donnée à Svetoslava Tadarakova, Club M, 10, 1996, p. 39. Le « mauvais coup », à la différence du « gros coup », est une action malinten tionnée dirigée contre un concurrent, en l’occurrence, un attentat pour motifs économiques. Karamanski, art. cit., p. 39. Club M, 6, 1994, p. 4. L’acteur interviewé a été quand même bel et bien tué quelques années plus tard. Karamanski, art. cit., p. 38, jusqu’à la fin du paragraphe.
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bureau de Korona Ins. Le boss explique que « la couronne est chez nous, et c’est nous qui pourrions la donner au roi ». Et comment le roi a-t-il réagi en apprenant cela ? « Il a réagi comme un roi, c’est-àdire qu’il m’a traité comme un égal », répond le lutteur. Être paysan, partir de nulle part et accéder à la « couronne » grâce à sa propre vaillance et à ses propres efforts, c’est un rêve démocratique qui date des premières révoltes paysannes au Moyen Âge15. Le changement post-communiste, démocratisant le corps social, contribue à l’épa nouissement et à l’expérimentation empirique de ce rêve. Le corps du lutteur social est un corps de lutteur sportif. « Le sport m’a donné énormément, nous avoue un entrepreneur, tout d’abord, une intransigeance totale envers les adversaires et envers moi-même. Ensuite, la rage de gagner. Je ne suis pas habitué à céder... Ainsi, le sport a formé en moi les qualités individualistes. Certes, ça a certains côtés négatifs, mais ça a surtout été extrêmement positif parce que j’ai appris à ne compter sur personne, à ne compter que sur moimême16. » La sémiotique visuelle de l’image du lutteur – cheveux très courts, laissant s’épanouir un gros cou puissant, aux dépens d’un front et d’oreilles presque invisibles ; vêtements de sport, souvent sans manches, mettant en valeur des bras musclés aux biceps accrocheurs ; grosse chaîne en or au cou, marque de la réussite, et téléphone por table, symbole de la mobilité – frappe une large partie de l’imaginaire collectif. Son analyse révèle des usages culturels (forgés dans la tra dition), sociaux (propres au groupe sportif) et sexués (la construction de la virilité). Norbert Elias soutient que les pratiques sportives sont la clé de la connaissance de la société17. La compétition sportive ne prend le sens qu’on lui connaît que dans une société basée elle-même sur la compétition sociale. Claude Lévi-Strauss a noté qu’un jeu de foot chez les Gahuku-Gama peut se dérouler sur plusieurs jours : tant que les deux équipes ne gagnent pas le même nombre de parties18. Le but, dans ce cas-ci, c’est que le match soit nul, sans vaincus. Dans une logique semblable, Duverger démontre comment le jeu de tlatchtli, semblable au soccer moderne mais pratiqué dans une société aztèque où le destin individuel était fixé dès la naissance, attribuait une valeur
15.
16. 17. 18.
Dans l’histoire de la Bulgarie, ce rêve se trouve réalisé, pendant quelques années, après la révolte d’Ivaïlo au XIIIe siècle, quand Ivaïlo, leader des paysans, s’empare de la couronne. Club M, 4, 1992, p. 4. Norbert Elias et Eric Dunning, Quest for Excitement. Sport and Leisure in the Civilizing Process, Oxford, NY, Basil Blackwell, 1986, p. 19. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 44.
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égale aux vainqueurs et aux perdants19. Enfin, Rivière note : « Il est peu de matchs en Afrique noire dont la réussite ne réclame un arsenal d’amulettes protectrices et de grigris. L’Africain a le sentiment aigu qu’il y a dans l’univers plus de puissances qu’il n’en apparaît et que ces puissances sont capables de le concerner personnellement20. » En Bulgarie communiste – création tout à fait moderne – les championnats nationaux des sports collectifs, tout en imitant une base compétitive, prenaient des tournures un peu étranges. En fait, la mobilité dans le classement était aussi restreinte que la mobilité sociale. En plus, elle reproduisait la dichotomie structurante centre/ périphérie, où le centre est non seulement la capitale mais les struc tures étatiques dont le ressort est la « force ». Ainsi, la compétition pour la première place ne se jouait, pratiquement, que par deux équipes de Sofia : l’une appartenant au ministère de l’Intérieur (la milice populaire21), l’autre appartenant au ministère de la Défense (l’armée populaire22). Le reste des équipes, plus périphériques, pouvait éventuellement rivaliser pour le bronze. La transition vers l’économie capitaliste s’exprime parfaitement dans la réorganisation du domaine sportif. En 2001, le journal Trud annonce « la fin de la privatisation du football national23 ». Les sept équipes qui ont la chance de gagner le championnat républicain sont propriété des sept entrepreneurs les plus riches de Bulgarie. C’est ainsi qu’une de ces équipes – Litex, de la ville provinciale de Lovech, totalement inconnue pendant les cham pionnats socialistes – est devenue championne en 1998 et en 1999, années d’essor économique sous le gouvernement de l’Union des forces démocratiques. La compétition sportive, même quand il s’agit de sports collectifs comme le soccer, devient une compétition entre acteurs économiques. Le jaguar : chasser, manger, copuler Bernard Arcand décrit la figure du « jaguar », chez les Sherente du Brésil central, comme grand chasseur, bon mangeur et grand
19. 20. 21.
22. 23.
Christian Duverger, L’esprit du jeu chez les Aztèques, La Haye, Mouton, 1978. Art. cit., p. 167. En fait, « Levski » est une équipe de Sofia fondée en 1914. Après l’instauration du régime communiste en 1944, elle fut mise sous l’égide du ministère de l’Intérieur sous le nom de « Levski-Spartak ». CSKA-Sofia (« Club sportif central de l’armée ») est une création purement com muniste, sur le modèle soviétique de CSKA-Moskva. Trud, 27 juin 2001, p. 36.
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amateur de rapports sexuels24. Il incarne le choix d’être jeune et mor tel. On découvre curieusement les mêmes caractéristiques dans le portrait un peu élogieux d’un acteur populaire en Bulgarie, présenté dans Club M comme « spécialiste et amateur » à la fois de la « bouffe accomplie », du « bon fusil » et de la « femme curieuse25 ». Cette trinité insécable va jusqu’à structurer la biographie de l’acteur. Le sympa thique jaguar balkanique aime « la rakiya maison26, le gibier et les tendres poulettes ». Il dit avoir essayé – « en vain ! », souligne-t-il – de devenir « végétarien et pratiquant de la monogamie ». Les pratiques professionnelles de l’acteur se déroulent, elles aussi, sous le signe de la trinité « chasse, bouffe, baise » : il est l’animateur charismatique des émissions-cultes « Chasseur et pêcheur » et « Bon appétit ! », en plus d’être reconnu comme un « sex-symbol du cinéma bulgare ». On apprend que les réalisateurs étrangers aiment ce gars à cause de son « comportement viril qui rompt avec les modèles tannants27 de beaux séducteurs crémeux ». D’ailleurs, l’acteur est lui-même conscient de son rôle : « On m’apprécie parce que j’ai un corps fort, un regard obscur28, et parce que je baise bien devant la caméra », dit-il avec humour. Puisque la virilité s’avère être un facteur fondamental dans la légitimation de la réussite, « l’odeur d’homme » participe pleinement au code culturel de la masculinité à travers le corpus. L’un des acteurs de la réussite dit qu’« un homme doit sentir le tabac à pipe... ou le cigare de la Havane29 » (lui, fume le cigare). L’autre affirme qu’« un vrai homme sent la poudre30, les pieds et le cheval31 ». L’association du lutteur bulgare au cow-boy, dans le corpus de la réussite postcommuniste, est importante en ce que l’action du cow-boy précède la législation : par ses pratiques, le cow-boy est un législateur sur le
24.
25. 26. 27. 28.
29.
30. 31.
Bernard Arcand, Le jaguar et le tamanoir : vers le degré zéro de la pornographie, Montréal, Boréal, 1991, p. 344-346. L’auteur désigne les travaux de Curt Nimuendaju, The Sherente, Los Angeles, Frederick Webb Hodge Publications Fund, 4, 1942, comme sources ethnographiques de son interprétation. Club M, 2, 1998, p. 20-23, jusqu’à la fin du paragraphe. Eau-de-vie de table. Il s’agit des modèles occidentaux, bien évidemment. L’« obscurité » est un autre élément fort dans la représentation raciale des Balkans. Accusé de l’incendie du Reichstag, en 1933, le communiste bulgare Georgi Dimitrov fut traité par Goering d’« obscur sujet balkanique ». Club M, 1, 1996, p. 42. En Occident, au XIXe siècle, seul les odeurs de tabac pou vaient légitimement flotter autour du corps mâle. Voir Henriette TouillierFeyrabend, « Odeurs de séduction », Ethnologie française, L’apparence, 19 (2), 1989, p. 123. L’explosif, bien entendu, pas la poudre cosmétique de femme. Karamanski, art. cit., p. 38-39.
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terrain. Le lutteur, lui, joue en parallèle des lois écrites, il les ignore puisqu’il instaure ses propres lois. L’imaginaire cow-boy légitime en effet des pratiques sociales propres aux lutteurs post-communistes et qui ont souvent à voir avec ce qui fait « boum ! ». Les entrepreneurs bulgares décrivent souvent leur quotidien dans des termes martiaux : « Je me lève le matin et je pars en guerre32. » Un vrai lutteur, c’est tout d’abord un « vrai homme ». Et un vrai homme, « on le reconnaît par son arme » : « Quand un homme a une relation [privilégiée] avec son arme, ça se voit tout de suite. Ça se voit dans la façon même dont il tient l’arme. C’est comme si c’était une prolongation de son propre corps33. » Mais l’imaginaire cow-boy en terre bulgare n’est pas une invention post-communiste ; il fait partie d’une littérature orale sécu laire incarnée, par exemple, dans l’épopée de Marko34. Les étapes fondamentales de la biographie héroïque de Marko sont l’acquisition du cheval35, de la jeune femme (nevesta), et de l’arme36. Relisant la déclaration du lutteur post-communiste comme la paraphrase d’un discours héroïque traditionnel, on remarquera la persistance d’au moins deux éléments structurants pour la trajectoire du héros : le cheval, incarnation corporelle de la mobilité, et l’arme, symbole de la puissance héroïque. Conversion du capital et continuité de sens « Mon corps est cher, il a travaillé pendant 20 ans pour moi et a une grande valeur », déclare37 un des plus grands champions dans l’histoire de la lutte sportive en Bulgarie (image 5). En effet, Boyan Radev est double champion olympique (Tokyo, 1964 ; Mexico, 1968) et champion mondial (Toledo, 1966) dans la catégorie de 97 kg et son nom figure dans toutes les chrestomathies de la lutte en Bulgarie. Ayant commencé sa carrière comme sportif d’élite du club du minis tère de l’Intérieur, il a été automatiquement nommé au grade de 32. 33. 34. 35.
36. 37.
Club M, 12, 1993, p. 40. Joko Rosic, « Mazhat se poznava po orazhieto » (On reconnaît l’homme par son arme), entrevue prise par Yana Mihaïlova, Club M, 8, 1994, p. 4-6. Pour les sources, voir Sbornik za narodni umotvorenia, nauka i knizhnina, Sofia, 1889. Sbornik..., vol. 2, p. 116-120, cité par Plamen Bochkov, Nepoznatia yunak (The Unknown Hero), Sofia, Publishing House of the Bulgarian Academy of Sciences, 1994, p. 27. Miladinovci, Bulgarski narodni pesni, Sofia, 1961, p. 128, cité par Bochkov, op. cit., p. 27. Hristo Peev, « Interview avec Boyan Radev », Club M, 5, 1992, p. 8. Pour une présentation plus détaillée de l’entrevue, voir Dessislav Sabev, « Consommer la mobilité en Bulgarie post-socialiste : sujets et objets », Revue d’histoire de la culture matérielle, 55, printemps 2002, p. 38.
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colonel auprès du même ministère. Aujourd’hui, il est un riche entre preneur qui « voyage en Mercedes 300 C, se distingue par ses complets de grandes marques, fume des cigares et aime le luxe ». Image de la réussite aussi bien avant qu’après 1989, l’histoire de ce lutteur se retrouve dans les pages de Club M (1992) et de Bulgarie d’aujourd’hui (1971). Dans le magazine communiste, il est présenté ainsi : « Ancien mineur, sa force physique exceptionnelle se manifeste pour la première fois à la spartakiade38 paysanne. Après des années d’entraînement assidu, il remporta de grandes victoires dans la lutte [... et devint] héros du travail socialiste39. » On notera que le corps du travail (le mineur), le corps sportif (la lutte), le corps paysan (la spartakiade) et la réussite (les « grandes victoires », le héros du travail socialiste) construisent tous un même paradigme de virilité. On notera aussi que le corps du travail, le corps sportif et le corps paysan, réunis ici dans un seul et même corps, ont tous un dénominateur commun : la « force physique exceptionnelle ». C’est par la force physique qu’il reconnaît ses collègues et ses compatriotes, ces « autres » qui forment le corps collectif dont il n’est que l’illustre représentant : Le Bulgare est coriace, je ne sais pas comment il est fait, mais voilà des années déjà que nos filles et garçons propagent la gloire de notre pays à travers le monde entier. La Bulgarie a formé des générations de lutteurs comme Petko Sirakov, Nikola Stantchev, Simeon Shterev, Valentin Yordanov, des haltérophiles comme Yanko Roussev, Blagoï Blagoev, Naoum Chalamanov... la liste est bien longue40.
Acteur de la réussite communiste, le lutteur fait fructifier son capital après la fin du communisme. Il met en évidence la continuité des images de la réussite en Bulgarie et ce, malgré les changements dramatiques dans les structures politiques et économiques. Comme lui, plusieurs capitalistes post-communistes situent le début de leur mobilité sociale dans l’ancien régime. « J’ai toujours vécu à l’aise ! J’ai toujours dépensé généreusement, j’ai toujours mangé des côtelet tes et j’ai jamais attendu que quelqu’un me les paye... et je n’ai jamais attendu l’arrivée de l’an 1989 pour partir à l’attaque », certifie inopi nément l’un d’entre eux41. Il va jusqu’à mettre en doute le projet social du nouveau discours : « Je ne crois pas que ce soit possible d’être un simple employé avant 1989 et de devenir ensuite, tout à coup, un businessman. On devient ce qu’on avait déjà comme potentiel. » Même 38. 39. 40. 41.
Dans le calendrier du sport socialiste, jeux régionaux où les meilleurs athlètes locaux concourent dans plusieurs disciplines sportives. Bulgarie d’aujourd’hui, 11, 1971, p. 11. Ibid. Plamen Timev, « Vinagi sam zhivial nashiroko » (J’ai toujours vécu à l’aise), Club M, 3, 1993, p. 5.
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IMAGE 5. La transformation du capital physique Photo Bonchuk Andonov, Club M, 12, 1995, p. 8. Connu pour sa « force physique exceptionnelle », Boyan Radev est un des plus grands champions dans l’histoire de la lutte sportive en Bulgarie. Aujourd’hui, il est un riche entrepreneur qui voyage en Mercedes 300 C et qui aime le luxe, mais n’a pas oublié ses origines populaires et ses coéquipiers du tapis sportif. Ici, il soulève d’un seul bras le champion olympique de la catégorie légère, Valentin Yordanov, lors des célébrations au club de lutte Slavia-Litex.
si c’est une opinion extrême – on a déjà vu d’autres acteurs démontrer le contraire – il est évident qu’il y a des mécanismes sociaux qui assu rent la continuité de la mobilité sociale à travers la succession de régimes politiques antagonistes. L’exemple de Multigroup, de loin le groupe le plus puissant de cette nouvelle vague d’entreprises, illustre bien ces mécanismes de reproduction sociale. Son empire économique était créé et dirigé, jusqu’à tout récemment42, par un ancien champion de lutte, qui est devenu « l’homme le plus riche en Bulgarie43 ». Produit nébuleux et ténébreux de l’ancienne nomenklatura, mais investi d’un système de valeurs radicalement différent de l’ancien, Multigroup a incarné de manière parfaite l’ambiguïté de la transition économique en Europe 42. 43.
7 mars, 2003, date de l’assassinat d’Ilia Pavlov, président de Multigroup. Mangalakova, art. cit.
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de l’Est pendant laquelle la reproduction du pouvoir s’est effectuée à travers la transformation du capital politique en capital économique. L’histoire comparative d’Andreï Lukanov et d’Ilia Pavlov, deux acteurs clé du capitalisme post-communiste en Bulgarie, est représentative de cette dynamique. Le premier est politicien, le deuxième, businessman. Disciple soviétique, le premier a été ministre dans les gouverne ments communiste avant d’être élu premier ministre du premier gouvernement post-communiste 1990-1991. Très habile dans le détournement de fonds et la création des groupes mafieux dont il est question ici, il est considéré comme le vrai démiurge de la réalité postcommuniste bulgare. De son côté, Pavlov, qui avait épousé la fille d’un influent général des services secrets bulgares à l’époque commu niste, a constitué Multigroup avec un capital de 180 millions de dollars américains venant des fonds gérés par le Comité central du Parti communiste bulgare, obtenus grâce à la médiation de Lukanov. Six ans plus tard, ce dernier fut assassiné dans un règlement de comp tes dont on n’a jamais retrouvé aucun coupable. La presse bulgare et étrangère a rapporté une discussion entre nos deux héros à Moscou quelques jours seulement avant l’assassinat de Lukanov : « Tu es ma créature et je peux te détruire », s’était écrié Lukanov, à quoi Pavlov lui avait répondu avec une sage justesse : « N’oublie pas que main tenant, c’est moi qui suis aux commandes44. » À travers ce renverse ment de valeurs et de hiérarchie sociale, l’on comprend que l’apparition des nouveaux acteurs économiques, notamment les lut teurs, a ses racines sociologiques dans un passé idéologique et cultu rel chargé de représentations corporelles de la réussite. La convertibilité des capitaux est le mécanisme clé de cette conti nuité. L’argent n’est pas un capital déterminant pour la réussite en régime communiste. La carrière politique, par contre, l’est, de même que la performance sportive. Or, au moment de la transition vers une économie capitaliste où tout se mesure en argent, on convertit les capitaux politiques et physiques en capital économique. La conver tibilité est une manière d’adaptation : l’enjeu, c’est de valoriser et de faire fructifier son potentiel dans le nouveau contexte. Le champion de lutte résume la situation de l’homme post-communiste ainsi : C’est l’heure de vérité où il comprend si c’est le système [communiste] qui l’a empêché [de réussir] ou s’il est, tout simplement, pas capable. C’est vrai que ces 45 ans [de régime communiste] ont détruit beaucoup de qualités et c’est difficile de s’adapter tout d’un coup. Avant... tout était assuré. Maintenant, chacun doit faire preuve de ses capacités. Mais si t’as perdu cette capacité d’adaptation, comment faire ce changement 44.
Ibid.
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de 180 degrés ? Tout est argent, il faut le faire. Il faut une motivation terrible, de l’initiative, de l’énergie45.
Le corps du lutteur sportif est le meilleur exemple de conversion des capitaux. Et pour devenir une image de la réussite capitaliste, le lut teur est soutenu par son énorme potentiel symbolique, exprimé dans des mythes populaires qui ont été particulièrement exploités sous le régime communiste (images 6a et 6b). De la « lutte des classes » au podium sportif La notion de lutte est révélatrice de la rhétorique du pouvoir communiste en Bulgarie, à tel point que la lutte en tant que discipline sportive se trouvait aussi exaltée que des clichés de propagande tels que la « lutte de la classe ouvrière » et la « lutte contre le fascisme et le capitalisme ». En 1949, dans les premières années au pouvoir du Parti communiste bulgare, le Comité central adopte la résolution de « faire de la lutte un sport national et populaire46 ». La même année, il en adopte une autre « sur l’état de la culture physique et les tâches du Parti dans ce domaine47 », résolution qui vise la gestion scientifique de la culture physique et spécialement de la lutte traditionnelle. En 1968, le pouvoir exécutif fait de la lutte une discipline obligatoire à l’école, dans le cadre des cours d’éducation physique48. Affrontement direct entre les corps adverses, la lutte est un sport populaire et anti-bourgeois par excellence49. Comme cet illustre com bat de coqs à Bali, la lutte théâtralise des valeurs sociales pour produire un « commentaire méta-social50 ». La force du lutteur socialiste incar nait « la force socialiste » tout court.
45. 46. 47.
48. 49.
50.
Peev, art. cit., p. 8. « Borbata da stane masov naroden sport », Reshenie na CK na BKP, 1949, cité dans Shterev et al., op. cit., p. 10. « Za sastoyanieto na fizicheskata kultura i zadachite na Partiata v tazi oblast », Reshenie na CK na BKP, 1949, cité dans Ivan Popov, Angel Angelov et Svetla Dimitrova, Teoria na fizicheskoto vazpitanie (Théorie de l’éducation physique), Sofia, Narodna Prosveta, 1979, p. 21. « 48-mo Postanovlenie na Ministerski Savet », Darzhaven vestnik, Sofia, 1968. Pour Bourdieu (La distinction, p. 239), les sports de la classe dominante française se caractérisent par un échange sportif qui « revêt l’allure d’un échange social hautement policé, excluant toute violence physique ou verbale, tout usage anomique du corps » et surtout « toute espèce de contact direct entre les adver saires », qui sont, d’ailleurs, comme dans le tennis, séparés l’un de l’autre par l’organisation même de l’espace de jeu. Clifford Geertz, « Deep Play : Notes on the Balinese Cockfight », The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 412-453.
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IMAGES 6a et 6b. Le lutteur comme image durable de la réussite bulgare 6a. Photo Bulgarie d’aujourd’hui, 452, 1985, p. 31. Valentin Yordanov, champion d’Europe en 1985. 6b. Photo Club M, 12, 1995, p. 9. Valentin Yordanov, champion olympique à Atlanta. La lutte reste le lieu de la réussite bulgare, aussi bien avant qu’après 1989. À travers les notions de « réussite » s’appliquant à un seul et même acteur dans deux corpus médiatiques différents (Bulgarie d’aujourd’hui, 1985 et Club M, 1995), on peut poursuivre la continuité et l’évolution du champ référentiel de la lutte d’un régime politique à un autre. Si les deux articles parlent de « réussite bulgare », le deuxième s’attarde aussi sur les projets financiers du champion, sur son contrat avec le millionnaire américain Dupont et sur son éventuel déménagement aux États-Unis.
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Les statistiques démontrent que, depuis l’instauration d’un pou voir communiste (1944), la Bulgarie a récolté sa plus grande quantité de médailles olympiques dans les sports de combat et de force, sports qui traditionnellement forment ce qu’on appelle, sur le terrain, l’« athlétisme lourd » (« tezhka atletika ») et qui ont été institutionnel lement réunis dans la « Société de lutte, de boxe et d’haltérophilie51 ». En effet, ce sont les lutteurs qui ont gagné les premières victoires olympiques, mondiales et européennes pour la Bulgarie52. Lors des Jeux olympiques de Rome, en 1960, les lutteurs gagnent 85 % des points de toute la délégation bulgare53. Forts de leurs trois champions en 1964 (Tokyo), les lutteurs bulgares remportent le titre de la meilleure équipe au monde. De leur côté, les haltérophiles bulgares n’ont pas à en rougir : à partir des années 1970, ils figurent parmi les meilleurs au monde, à côté de leurs camarades soviétiques. Toutefois, une dif férence structurante les sépare des joies de la lutte. Alors que le lutteur est directement confronté à un corps adverse, l’haltérophile – seul avec la barre – défie des concepts bien moins matériels et concrets. Le plus important parmi ces concepts est celui du temps. C’est pourquoi les records sont si importants dans le discours haltérophile : tout comme le dépassement du plan quinquennal, ils mesurent le rapport du corps au temps. En 1986, Bulgarie d’aujourd’hui vante « les hommes les plus costauds du monde : les Bulgares », représentés, en tant que collectivité, par les haltérophiles qui avaient établi, pour la seule période de 1957-1985, 165 records du monde, en plus d’avoir produit 37 champions du monde et 7 champions olympiques54. Dans le cas de l’haltérophilie, c’est donc le record qui évalue le statut, la perfor mance et la mobilité du corps. Anatomie sociale de l’athlète communiste Fortius : limite et « futur radieux » L’image du lutteur occupe une place privilégiée dans l’organisme communiste constitué de la « tête » dirigeante et du « corps » de travail (figure 1). Ces deux organes sont interdépendants : tandis que le corps du travail soutient le centre décisionnel, ce dernier gère le corps col lectif à travers un système complexe de redistribution. Néanmoins,
51. 52. 53. 54.
Fondée en 1942, cette société n’existe plus. Aujourd’hui, chacun de ces sports est géré par sa propre fédération. Rayko Petrov (ed.), Svobodna i klasicheska borda (Lutte libre et lutte grécoromane), Sofia, 1993, p. 5. Shterev et al., op. cit., p. 11. Bugarie d’aujourd’hui, 1, 1986, p. 30.
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IMAGE 7. Communication et échange entre « tête » et « corps » communistes Photo Bulgarie d’aujourd’hui, 7, 1982, p. 1. Dans l’imagerie communiste, « tête » et « corps » sont clairement définis et identifiés, notamment dans les processus d’échanges et de communication. Le « corps » physique (la « base », en termes marxistes) s’étend, on dirait, à l’infini, supportant une « tête » décisionnelle bien délimitée dans le cercle en haut. C’est sur cette différence structurelle que repose tout échange à l’intérieur de l’organisme socialiste.
les deux sont construits en paradigmes opposés55 : le centre produit du discours, la base produit des biens matériels ; la tête forge des concepts, le corps travaille la matière. En conséquence, l’iconographie communiste focalise l’image des dirigeants et gestionnaires sur la tête, alors que le travailleur est connoté par son corps (images 7 et 8). Puisque la force est érigée en paramètre distinctif de ce corps, les muscles, la robustesse, et tous les éléments physiques qui connotent la puissance, la productivité et la santé corporelles sont censés repré senter la « base » marxiste (constituées des « forces de travail » et des
55.
Évidemment, cette opposition entre la tête et le corps, l’esprit et la matière, est le produit culturel d’une longue tradition occidentale. Le dualisme platonicien est repris et développé dans la vision cartésienne du « doute » et de la « raison » qui instaure l’esprit en sujet et le corps en objet. Voir René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Hatier, 1999 [rééd.], p. 147-164.
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IMAGE 8. Maître et disciples Affiche de propagande communiste, années 1950, reproduite dans le journal Trud, 11 mars 1999, p. 11. La tête forge des concepts, le corps travaille la matière. En consé quence, l’iconographie commu niste focalise l’image des dirigeants sur la tête, alors que le travailleur est connoté par son corps. Sur cette affiche, les jeunes écoliers se montrent prêts à bâtir le futur radieux. Ils sont petits, mais ils soulèvent de grands marteaux : la force des idées (la tête qui les surplombe) les rend vigoureux.
« rapports de production »). Évidemment, l’image du lutteur – le gars fort de la périphérie dont le corps est l’instrument de travail – tient un rôle central dans cette symbolique. Avec le souci de la performance physique et la mise en jeu des techniques du corps56, le corps média tisé du sportif est particulièrement apte à représenter le corps du travail. Chez le sportif comme chez l’ouvrier, le rapport au corps est essentiellement instrumental. Tout comme l’udarnik qui se distingue en « dépassant le plan » établi par le centre, l’haltérophile doit affron ter – mais cette fois-ci sur la scène internationale – des records établis par d’autres. En plus, la compétition se déroule aussi dans une pers pective diachronique : l’haltérophile, tout comme l’ouvrier commu niste, se mesure non seulement à ses semblables immédiats mais aussi aux records déjà établis. La compétition diachronique est importante dans le discours communiste dans la mesure où elle sanctionne l’amé lioration du corps collectif : le plan, comme les records sportifs, doit être perpétuellement (re)poussé vers le haut. La notion du « progrès » communiste repose donc entièrement sur les épaules du corps phy sique, incarné dans ses représentants les plus photogéniques : l’ouvrier et le sportif.
56.
Marcel Mauss, Les techniques du corps, 1936.
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Dans les deux cas, on a affaire à des limites quantitatives mesu rables, objectivées en chiffres : la norme, le record. La limite mesure la performance du corps. Pour être socialement signifiant, le corps performant doit être mathématiquement représentable, donc mis en discours quantitatif. Du même coup, ce dépassement de la limite quantitative mesure le temps communiste : chaque progression du plan nous rapproche du futur radieux (figure 2). Repoussant la limite de la performance, le corps communiste est capable d’enjamber le présent et d’accélérer le temps social en mettant le pas dans l’avenir. Un document socialiste sur les haltérophiles, intitulé « Les hommes de fer de la Bulgarie », comporte une scène éloquente sur ce rapport entre le corps performant, la norme quantitative et le temps. Le héros de la scène, le jeune haltérophile Valentin, va établir un nouveau record du monde : « Quelqu’un [dans la salle de presse] nous crie, nous montre le tableau électronique dans l’aréna. Là-bas, on ne voit qu’une barre solitaire et le chiffre 245,50 [kg] à côté du nom du Bulgare57. » Le langage positiviste des chiffres se traduit en émotion et en valeur idéologique quand on le place sur des grilles comparati ves. Au plan diachronique d’abord : « Il n’y a qu’un seul homme au monde, précise l’auteure, à avoir soulevé – une seule fois dans sa vie – 245 kg » ; et puis, au plan synchronique : « C’est Vasily Alexeev, un homme de 34 ans et de 160 kg. Valentin, lui, a 19 ans et pèse 109 kg. Et il demande 245,50 kg ! » Après cette mise en perspective de la base quantitative, on comprend la limite extrême que le corps s’efforce de franchir, d’où l’exclamation : « Il doit être fou ! Ou bien c’est un [nouvel] Icare ? » L’image d’Icare, cet effort physique improbable qui transcende la réalité logique pour aller au bout du rêve, va nous transporter directement dans le futur : Les bras tirent la barre... Celle-là, lourdement courbée sous le poids des disques, s’enfonce dans les muscles deltoïdes des épaules, comme si elle allait les trancher. Étouffé sous le monstre en métal, l’adolescent se redresse lentement... Comment mesurer l’exploit qu’il a réussi ? Il n’existe pas encore de telles mesures parce que Valentin a touché une terre inconnue, aux mesures et aux catégories inconnues. Maintenant, il pourra s’écrier : « Gens, j’étais dans le futur ! », et personne ne pourra rire [de cela]58.
L’entraîneur de l’équipe bulgare d’haltérophiles dit que c’est « l’apti tude à surmonter les difficultés au-delà de certaines limites » qui fait 57. 58.
Nadezhda Bogdanova, Zheleznite mazhe na Bulgaria, Sofia, Medicina i fizkultura, 1977, p. 176, pour toutes les citations dans ce paragraphe. Ibid., p. 177.
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la différence59 : c’est ce dépassement qui distinguerait le corps com muniste. Tout comme dans la « jungle » post-communiste, le rapport social au temps repose sur la performance du corps physique. Pourquoi le champion doit être paysan Tout d’abord, le champion de la force est la fierté de la commu nauté et de la région. C’est le vainqueur des tournois populaires, ensuite le conquérant des championnats républicains et internatio naux. Il déménage en ville pour s’entraîner dans son équipe – on peut même le voir à la télé –, mais il n’oublie jamais son appartenance villageoise. Dans « Les hommes de fer de la Bulgarie », on trouve une entrevue avec le champion mondial d’haltérophilie dans la catégorie de 60 kg60 : – Vous habitez à Varna. Êtes-vous né là-bas ? – J’ai un appartement à Varna et donc j’habite là-bas. Mais je suis né au village de Belogradec, à 56 kilomètres de la ville. – Vous avez probablement déjà perdu le lien avec les gens du village, puisque vous n’êtes plus paysan... – Je suis paysan, moi, paysan ! – se mit à insister Georgi en hochant la tête. – Un vrai paysan ! Tenez... – Et il ouvrit un tiroir, en tira un bocal plein de petits piments forts et en mangea un. Puis il en offrit à chacun de nous [les journalistes], et ce fut l’incendie dans nos estomacs. Alors [l’entraîneur adjoint] Stoev prit la parole : – C’est vrai que Georgi travaille fort avec la barre, comme un vrai paysan. Son visage sent la sueur. Il est tenace61.
Ce passage illustre fidèlement les représentations sociales qui associent le village au corps et le centre à la tête. La première chose à laquelle on pense en rencontrant un homme qui vient de soulever 160 kg, c’est qu’il n’est certainement pas citadin. Le village seul est capable de produire un corps fort. D’où le doute, et la première question, presque rhétorique, du journaliste. Mais vient tout de suite la deuxième ques tion, plus complexe encore : si un paysan, aussi fort soit-il, vit et travaille en ville, parcourt les quatre coins du monde, se déplace en avion et dort dans des hôtels... alors est-il un vrai paysan ? La question est fort pertinente dans la mesure où l’appartenance locale se définit dans la relation au territoire qui, dans le cas du paysan bulgare, exige 59. 60.
61.
Bulgarie d’aujourd’hui, 3, 1985, p. 13. Georgi Todorov gagna ce titre en étblissant un record mondial de 285 kg dans les deux mouvements (160 kg dans le dernier mouvement). L’entrevue citée parut d’abord dans le journal soviétique Sovetskiy Sport. Op. cit., p. 167.
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un travail quotidien sur ce bout de terre bien localisé, délimité et circonscrit dans l’espace. Dans ce cas, l’appartenance paysanne ne permet guère de mobilité et souffre des absences prolongées. Alors, quelle serait la preuve ultime de l’identité paysanne ? Le champion mondial éprouve des difficultés insurmontables à justifier cette der nière par la parole. Alors, il sort la pièce à conviction : tout laisse entendre qu’il s’agit d’un bocal de piments « faits maison », de la nourriture du terroir que le paysan mobile transporte avec lui, dans tous les hôtels du monde. Il s’agit d’une de ces centaines de bocaux de piments préparés soigneusement au village par les parents du migrant (qui va étudier ou, comme ici, s’entraîner en ville) et qui participe de ce qu’Eleanor Smollett appelle « l’économie des jarres62 ». Cette scène d’affirmation paysanne dans l’hôtel cosmopolite illustre deux points importants. Premièrement, le corps fort de la périphérie identifie son appartenance locale à un objet concret qui provient de son village natal. Comme le diraient plusieurs aujourd’hui, l’on est ce que l’on mange63. Par la symbolique de la « bouffe » locale, le champion est identifié à la fois comme homme fort et comme paysan. Le test d’authenticité est immédiat : les journalistes citadins ont tout de suite « l’incendie dans l’estomac », alors que le vrai paysan, fort, digère les piments avec bonheur. Les piments deviennent ainsi un marqueur social important de l’économie symbolique du corps communiste : ils dissocient le vrai du faux, le fort du faible, le village du bourg, et, plus fondamental encore, la praxis du discours. La scène des piments nous démontre justement ce point avec vigueur. Le paysan haltérophile se retrouve dans un environnement étranger, non seulement parce qu’il est dans un hôtel quelque part dans le monde où l’on parle une langue étrangère, mais surtout parce qu’il est entouré de gens qui parlent, de gens dont la parole est le métier et qui se définissent dans le discours : des journalistes, des personnes issues du Centre. Or l’haltérophile, gars de la périphérie, s’exprime à travers l’action : pour affirmer qu’il est le plus fort, il soulève la barre aux poids ; pour attester qu’il est (toujours) paysan, il sort, et mange, des piments forts. Ce point est important parce qu’il met en relief un savoir incorporé et non un savoir discursif. Ce « savoir de l’action » acquiert une valeur structurante auprès du corps post-communiste. 62.
63.
« The Economy of Jars : Kindred Relationships in Bulgaria – An Exploration », Ethnologia Europaea, 19 (2), 1989, p. 125-140. Voir la situation, une décennie plus tard, dans Konstantinov, « Food... ». David Bell et Gill Valentine, Consuming Geographies. We Are Where We Eat, Londres et New York, Routledge, 1997.
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Basé sur le corps physique, le savoir de l’action se construit à l’envers du savoir officiel, celui des universités, des gestionnaires et des jour nalistes. Il se forge dans la pratique et (souvent) ignore le discours. C’est pourquoi l’haltérophile interviewé préfère recourir à des gestes de camaraderie – des gestes de table – laissant la parole à l’entraîneur qui, sans être lui-même sujet de l’entrevue, se sent parfaitement légi time de mettre en discours les gestes du champion. Car l’entraîneur ne représente pas seulement le club sportif de Varna. Basé en ville et recrutant les hommes forts de la campagne, il est aussi un agent du Centre. Dans l’anatomie du corps communiste, il représente la tête qui fait fonctionner les bras forts de la périphérie. Et surtout, il traduit, dans le langage du centre, la réussite des bras forts. L’entraîneur est ici le médiateur privilégié entre ces deux univers : le discours et la pratique, la tête et le corps, la suprastructure et la base. Et dans sa réponse, il rend à la périphérie ce qui est à la périphérie : le travail et la force (« Georgi travaille fort avec la barre, comme un vrai paysan »). Alors que le « vrai homme » post-communiste « sent la poudre, les pieds et le cheval », le champion communiste, lui, « sent la sueur ». Ces deux types d’odeurs culturelles émanent des corps aussi virils les uns que les autres (puisque également éloignés du raffinement bour geois et « féminin ») : des corps de combat. Ils diffèrent uniquement dans leur rapport au travail. Alors que le nouveau riche dédaigne le travail et va vite en besogne à la recherche des « gros coups », le corps de la réussite communiste se produit, lui, dans le labeur. Dans ce sens, la « sueur » est une image privilégiée du discours communiste. Elle connote la base, les forces de production, le corps collectif. Élément corporel anti-bourgeois, la sueur a depuis toujours frappé l’imaginaire des gens du discours prolétaire. Alors qu’en Occident on la combat à coups d’anti-sudorifique, en pays communiste on l’exhibe sur les images officielles du régime, celles du mineur, de la travailleuse agri cole ou de l’haltérophile. En affirmant que son champion « travaille fort avec la barre, comme un vrai paysan », l’entraîneur Stoev fait un glissement sémantique du travail de force à la force de travail et, si on approfondit le paradigme, aux forces de production. Ainsi, l’anatomie symbolique du corps communiste relègue au Centre les fonctions de la « tête » : le discours qui gère l’organisme et bâtit la périphérie à coups d’ingrédients corporels tels les muscles, la sueur, les bras forts. Une telle architectonique présuppose une base bien large qui soutiendrait la pyramide sociale. En effet, l’accrois sement du corps communiste se fait par accumulation de masse physique, de sorte que plus la base est large plus le corps communiste est fort. Le Centre gère le corps à travers la grille du plan. Ainsi,
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IMAGES 9a et 9b. Le corps-machine communiste Photos Bulgarie d’aujourd’hui, 1, 1980, p. 2 (9a) et 437, 1984, p. 4 (9b). Dans l’iconographie communiste, le corps individuel est conçu en tant que partie intégrale de la grande machine collective. Par conséquent, il se perd souvent dans l’immensité du paysage industriel.
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l’accumulation de la force de travail est une expansion à l’horizontale, d’où l’obsession de la production dans le discours communiste. Le corps collectif, force de production, est conçu et représenté comme un corps-machine (images 9a et 9b). La force physique, instrument de production, devient le symbole légitime de la réussite collective. À travers la symbolique des muscles et des bras forts, l’image de l’« athlète lourd » – lutteur, haltérophile ou boxeur – exprime parfai tement cette idée d’accroissement de la masse productive. Qui lutte sur le tapis ? Le corps-frontière et la « jungle » Le champion de la lutte communiste ne représente pas que sa région natale. Il est investi par le Centre d’une responsabilité plus grande encore : celle de représenter le corps bulgare tout entier. En effet, être lutteur, en Bulgarie communiste, n’est pas qu’une caracté ristique individuelle. C’est une responsabilité collective et une respon sabilité personnelle envers la collectivité : « Dire à quelqu’un qu’il n’est pas lutteur, c’est sous-entendre que cette personne est irrespon sable », nous enseigne la morale communiste64. Le discours sportif est investi de cette responsabilité idéologique : « Un journal de sports a une mission importante, celle de dire à ses jeunes lecteurs : “Regardez bien quels hommes forts produit notre beau pays ! Regardez-les, soyez fiers d’être Bulgares et travaillez pour devenir champions !” » Mais ce même message, « n’aurait pas la même force si l’on montrait les champions en complets gris ». Le Centre ne peut rejoindre le corps collectif qu’à travers les pratiques culturelles de ce dernier ; aussi l’image de la société communiste revêt-elle le corps robuste du cham pion. Transposé sur le tapis, l’affrontement des corps exprime « la lutte du peuple pour la victoire définitive du communisme » ; les victoires sportives, la réussite collective. Par le langage du corps, la lutte sportive traduit les politiques du Centre. Ainsi, le corps sportif n’est pas qu’une production de la limite ; il agit lui-même en frontière. Confronté au corps étranger, il démarque les limites du corps collectif domestique. Point de choc entre deux ou plusieurs systèmes symboliques, il est aussi une zone de contact, étant la partie probablement la plus extérieure du corps communiste65. C’est pourquoi il est nécessairement investi de force et de connotation 64. 65.
Bogdanova, op. cit., p. 164, pour tout le paragraphe. Les autres professions étant exercées dans des zones de contact (transport inter national : chauffeurs de fardiers, pilotes, hôtesses de l’air, équipages de navires ; tourisme et hôtellerie), les sportifs ont été les premiers à importer des biens et des styles de vie « occidentaux » à l’époque communiste. Les premiers aussi à aller travailler à l’étranger.
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olitique. Il est la frontière entre le corps sain et la menace extérieure66 p qui, à l’instar d’un virus, pourrait à tout instant contaminer et cor rompre le corps collectif. Des centres politiques opposés produisent des corps opposés. Confronté au corps adverse, le « corps socialiste » devient synonyme de « corps fort ». Du même coup, le « capitalisme » est représenté comme un corps en décomposition. « Le capitalisme se décompose et pue67 », proclamait la propagande socialiste. Pour le discours com muniste, qui puisait la légitimité de son collectivisme dans des notions aussi abstraitement holistes que « le peuple », « la masse ouvrière », et même « la patrie », la désagrégation du corps collectif devient l’image apocalyptique par excellence. Un corps désuni, décentralisé, est un corps décentré, déraciné et aliéné, donc un corps faible et maladif. Opposé à lui, le corps communiste, qui soude le collectif dans l’image virile du lutteur, du mineur, ou de la tractoriste, trouve dans sa propre force physique la preuve de la santé du système socialiste et de sa supériorité par rapport au monde occidental. La longue histoire de la lutte en Bulgarie, amplifiée sous les projecteurs de la mise en scène communiste, démontre la signification sociale de ce que Jean-Marie Brohm croyait être « la logique capitaliste du sport de combat68 » et la continuité entre corps communiste et lutteur capitaliste : tout en se constituant en corps indépendant, le dernier hérite des caractéristiques physiques, sociales et symboliques de la campagne socialiste. Ainsi, l’ancien udarnik, force première du corps collectif, cède le pas à un stakhanoviste des temps nouveaux : le stakhanoviste du « je » et du story building. Le corps, qui représentait les forces de productions, devient un signifiant total qui abolit la dichotomie marxiste entre « base » et « suprastructure ». Le pouvoir n’est plus dans les images « sans corps » des vieux dirigeants d’autre fois ; il est dans le jeune lutteur au cou robuste. Dans la nouvelle compétition, le corps musclé au cou ferme se débarrasse de l’image de la tête du dirigeant qui couronnait la réussite communiste et devient un système symbolique à part entière. Suivant la démocratisation de la hiérarchie sociale plus corporelle, le pouvoir quitte les réunions à huis clos pour s’exprimer dans la rue, dans un espace ouvert et illimité. Le corps physique, le corps économique, devient un corps auto nome. 66.
67. 68.
Dans le même sens, le concept de pollution, analysé par Mary Douglas (Purity and Danger : An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo, Londres, Routledge & K. Paul, 1966), a pour fonction de tracer des frontières. En effet, la souillure à la fois établit et menace les limites du corps social. « [...] mais il pue tellement bon ! », ajoutait le discours populaire, en sourdine. Quel corps ?, 41, 1991, p. 3.
Tradition et modernité du corps lutteur : la réactualisation du mythe épique
Longueur des cheveux et positivisme relatif : paramètres de l’accroissement corporel
L
ibéré des grands récits, le capitaliste devient à la fois la tête et le corps de l’organisme social. Cette unité se traduit notamment dans les schémas corporels et dans les biographies publiques, comme dans ce portrait d’un gestionnaire artistique, « un des princi paux investisseurs dans le show-biz bulgare » : « Un spécimen mâle extra large parcourt à grands pas, cigare fumant à la main, la jungle urbaine surpeuplée », c’est ainsi que commence son éloge1. Idéal d’harmonie dans la « jungle », les deux entités physiques de l’acteur – tête (gestionnaire) et corps (musclé) – se retrouvent unies dans sa biographie sociale et corporelle pour produire un entrepreneur parfait : « Sa tête absorbe le collège en électronique et les études en lettres bulgares. Ses muscles puissants deviennent champions de boxe caté gorie lourde pendant quelques années de suite. » Alors que la plupart des nouveaux acteurs de la réussite sont connotés exclusivement par leur corps, ce boxeur philologue devenu gros gestionnaire apparaît comme un idéal de la Renaissance post-communiste. Un autre
1.
Club M, 1, 1996, p. 42.
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exemple où l’« esprit » est valorisé au même titre que le « corps » parle d’un « mâle accompli qui, en plus, a de la cervelle », donc, d’un être intelligent... « bien qu’il porte des cheveux assez courts », d’ajouter la biographe2. Entre tête et corps, les récits biographiques de tels acteurs reposent sur un mode dualiste. D’une part, le gestionnaire raconte fièrement l’histoire du « peintre qui m’a attaqué et que j’ai bien cogné3 ». Ce peintre n’oserait « certainement pas » d’autres « mauvais coups ». D’autre part, « pour la bonne femme de qui j’achète mes kébaptchés4, je suis le mangeur de kébaptchés le plus gentil et le plus tendre au monde5 », affirme le même acteur. Et il conclut : « Je louvoie. Dans la nature, il n’y a pas de ligne droite6. » Ainsi, la « jungle » est ambivalente et dualiste. Elle est « la bonne jungle ! », comme la vantait le « trappeur » des temps nouveaux, mais c’est aussi celle qui prépare des « mauvais coups ». « Tête » et « corps » à lui seul, l’acteur post-communiste incorpore cette ambivalence du monde. Si l’on lisait son anatomie symbolique comme une carte du monde environnant, qui en serait la partie cruciale ? C’est le cou ; le cou qui lie la tête et le corps. Le cou peut être mis en valeur par une coiffure courte ou bien caché par des cheveux longs. Dans les images de la réussite en Bulgarie post-communiste, il est donc important de voir qui montre son cou et qui – au contraire – montre ses cheveux. Esthétique politique du cou balkanique « Je ne les ferais jamais couper, parce que j’aurais le sentiment d’avoir l’air d’un poète mélancolique », disait le sex-symbol post-com muniste à propos de ses cheveux. Lieu privilégié de représentation de la norme et des valeurs sociales, la longueur des cheveux, est un indicateur culturel à travers lequel on peut lire l’histoire politique d’une société. Imposant un « corps sain » à l’individu, la norme socia liste a particulièrement investi le domaine de la coiffure masculine. Dans les années 1950 et 1960, les hommes qui portaient la barbe ou des cheveux longs étaient sévèrement sanctionnés par les forces de l’ordre. Le visage exhibant un « gazon » mal entretenu (parce que rarement tondu) signifiait un corps négligé. On l’associait alors à des 2. 3. 4.
5. 6.
A. Atanasova,, « Lubopitnata zhena, hubavata pushka i izpipanata mandzha radvat dushata na Uti », Club M, 2, 1998, p. 21. Club M, 1, 1996, p. 42. Sorte de croquette de viande hachée et grillée (normalement accompagnée de bière), très prisée par la culture populaire bulgare, surtout dans sa forme virile. Club M, 1, 1996, p. 42. Ibid.
Tradition et modernité du corps lutteur : la réactualisation du mythe épique
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« influences décadentes et bourgeoises7 ». Comme si l’image de la force collective représentait la somme de la force de chacun, la norme socialiste prenait soin que chaque membre du corps collectif soit le reflet du modèle discursif. Dans les années postérieures, cette norme de l’aspect physique s’est relativement assouplie et n’était appliquée, dans toute sa vigueur, que dans les espaces disciplinaires tels l’école ou l’armée. Ainsi, à l’époque où je fréquentais l’école en Bulgarie, de 1976 à 1987, j’étais constamment soumis à la norme des « cheveux courts ». Cette norme était basée sur une technologie « positiviste » assez rigoureuse : la longueur des cheveux ne devait jamais dépasser deux centimètres. Pour maintenir cette constante, il fallait se faire couper les cheveux deux fois par mois, ni plus ni moins, et à dates fixes : chaque premier et quinze du mois. « Je veux voir vos cous ! », nous répétait souvent le camarade Kolarov, notre directeur d’école. Comme l’illustre la biographie de l’haltérophile, le discours quantitatif constitue un effort d’objectivation de la norme. Les chiffres, des constantes en « science exacte », rendent la norme mesurable et intelligible dans son application, fût-ce à la croissance macroéconomique du corps collectif, à celle du plan fixé pour chaque unité de travail, à la « compétition socialiste » ou encore à celle de la coif fure des élèves. Ainsi, le langage des chiffres – produit de la tête – gère le corps et rend le système-organisme intelligible. Les cheveux courts et égaux pour tout le monde expriment un corps collectif uniforme et uni. La symbolique des cheveux occupe une place aussi importante dans le corps en transition. D’une part, on voit bien la continuité entre l’esthétique communiste et les pratiques corporelles du lutteur capi taliste. Dans les deux cas, les cheveux manifestement courts repré sentent le corps fort, bien que le premier veuille faire souscrire le sujet à une norme collective totale, alors que le deuxième agit dans un individualisme agressif. Pour qu’un cou soit digne d’être affiché, il faut qu’il soit fort et musclé. En même temps, la visibilité du cou ainsi bâti dévalorise la tête avec tout ce qu’elle comporte en tant que para digme : le savoir, l’éducation, l’intelligence, la civilité, bref, la « culture de l’écrit ». L’exception faite au gestionnaire artistique et au « jaguar » cuisinier – qui ont « de la cervelle » malgré leurs « cheveux courts » – ne fait que confirmer la règle : le lutteur au cou épais est fort et prospère sans être éduqué. À ce titre, il est intéressant de noter que les Roumains, voisins du Nord, appellent péjorativement les Bulgares
7.
Cette association s’est définitivement imposée après l’apparition de la contreculture des hippies qui, paradoxalement, se voulait elle-même « anti-bourgeoise ». C’est ainsi que les mêmes signes corporels acquièrent des significations différentes dans des contextes culturels différents.
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« les cous épais » (ceafa groasa, en roumain), ce qui veut dire, en réa lité, des « sauvages » grossiers et mal élevés. C’est dire l’importance du cou dans les représentations anthropomorphes de cette région. Cependant, des vedettes post-communistes s’identifient à leurs che veux longs. Contrairement aux lutteurs, l’acteur qui réfléchit sur lui-même quand il est nu considère que les cheveux courts l’auraient affaibli, le transformant en être méditatif et ringard. Alors, comment investir du sens aux centimètres de cheveux que l’on promène en société ? Depuis Malinowski8, les anthropologues se sont intéressés au symbolisme des cheveux en différents contextes. Avec Leach9, ils ont même été perçus comme un point de convergence des symbolismes corporels. De son côté, Van Gennep a remarqué qu’ils étaient un symbole puissant dans le rite de séparation : « c’est qu’ils sont, par leur forme, leur couleur, leur longueur et le mode d’arrangement, un caractère distinctif aisément reconnaissable, tant individuel que col lectif10 ». Plus près de nous, Terence Turner11 voit dans les cheveux un élément intérieur du corps qui pousse continuellement et ainsi menace le contrôle social du corps. Anthony Synnott12 voit dans la chevelure un symbole identitaire des plus puissants : les cheveux sont à la fois une partie du corps physique, et donc tout à fait privée, et la partie la plus publique du corps. Ainsi, ils agissent en médium entre le corps physique et le corps social, entre l’individu et le collectif. Les cheveux sociaux13 sont donc particulièrement aptes à signifier à la fois les changements des rôles sociaux, identitaires et sexuels14, et les distinc tions individuelles à l’intérieur du groupe. Dans ce sens, ils sont à la fois un symbole idéologique (qui change selon le discours) et un sym bole identitaire15 (qui distingue un individu de l’autre).
8. 9. 10. 11.
12. 13. 14. 15.
B. Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, Londres, Routledge, 1922. E.R. Leach, « Magical Hair », Man, 88 (2), 1958, p. 147-164. A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Nourry, 1909, p. 239. « Social Body and Embodied Subject : Bodiliness, Subjectivity, and Sociality among the Kayapo », Cultural Anthropology, 10 (2), Anthropologies of the Body, mai 1995. Op. cit., p. 103. C.R. Hallpike, « Social Hair », Man (N.S.), 9, 1969, p. 256-264. J.M. Mageo, « Hairdos and Don’ts : Hair Symbolism and Sexual History in Samoa », Man (N.S.), 29 (2), 1994, p. 407-432. Alors que les études citées se concentrent sur le symbolisme des cheveux des femmes et que Synnott prétend que les femmes s’identifient plus intimement avec leurs cheveux que les hommes (op. cit., p. 105), il ne s’agit, dans le corpus bulgare à l’étude, que des hommes qui investissent leur coiffure d’un sens iden titaire.
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Des cheveux courts, sous le régime communiste, sont manifes tement un symbole idéologique. Ceux de l’acteur post-communiste en sont-ils un ? La norme des cheveux courts a été perpétuée dans l’économie de marché grâce à l’establishment politique16 (qui suit des modèles occidentaux) et des lutteurs (qui poursuivent une tradition locale). Ainsi, le changement social n’a pas changé la norme. Les lutteurs ne peuvent pas lutter les cheveux longs. Dans ce contexte, des modèles de réussite post-communiste qui portent des cheveux longs, comme l’acteur ici évoqué, bénéficient d’une double distinction. Symbole identitaire, les cheveux sont gérés à la manière d’un capital physique qui, conjugué aux autres capitaux, situe l’individu dans l’espace social. Ce positionnement est forcément idéologique (c’est une idéologie incorporée), puisqu’il classe et range l’individu, selon son apparence corporelle, dans un groupe social bien défini et connoté dans les représentations sociales. Ainsi, le corps arborant des cheveux longs est souvent perçu comme sex-symbol et est recherché chez les vedettes de la scène, alors qu’une coupe qui met en valeur le cou couronne un corps fort et sportif qui lutte en confrontation directe avec l’adversaire. Le chanteur qui est une « dame » et le lutteur « à la crème glacée » Ces deux types, distincts par leur capital physique plus que par leur capital économique, se livrent à des luttes symboliques dont le corps sexuel est à la fois l’enjeu, le champ de bataille et l’argument du discours. Un exemple bien connu du public bulgare illustre par faitement cette lutte : au moment où le groupe des lutteurs commen çait à s’organiser et à intimider les nouveaux entrepreneurs, Doni – une vedette de la musique pop aux cheveux bien longs – a lancé une campagne fort médiatisée « contre la violence17 »). « Le problème le plus sérieux au pays, c’est la mafia. Je me dresse contre elle et 16.
17.
En fait, les politiciens sont eux-mêmes soumis à cette norme, imposée par le regard électeur. Dans les premiers mois de pluralisme politique en Bulgarie, les leaders de l’opposition anticommuniste affichaient des visages barbus et des cheveux longs plus ou moins coiffés. Cette dé-coiffure était un symbole idéologique par excellence, issue d’une tradition dissidente et fortement inspirée de la contre-culture des années 1960, années où une bonne partie de ces dissidents ont eu 20 ans. Or l’électeur bulgare, et particulièrement celui de la périphérie, a fortement désapprouvé ce look « négligé », traitant les nouvelles figures poli tiques de « barbues, poilues », comme l’a si bien formulé une femme de la ville de Lakatnik (entrevue informelle, le 24 mai 1990). Aujourd’hui, on ne voit plus de cheveux politiques particulièrement longs. « Zaedno sreshtu nasilieto », Club M, 5, 1996, p. 3.
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j’espère ne pas être le seul à le faire », clame Doni devant Club M. Cet appel fut vite interprété comme une attaque contre ceux qui affi chaient leur cou fort (debeli vratove) et, par extension, contre le corps sportif et ses stratégies économiques. Le footballeur Hristo Stoïchkov (image 10), qui est le modèle le plus populaire de la réussite en Bulgarie, a alors répondu dans les médias qu’il ne connaissait pas « cette dame », à savoir le chanteur aux cheveux longs18 qui avait lancé l’appel. Peu après, le musicien qualifié de « dame » a sorti sa nouvelle chanson, « Lèche ta crème glacée », où le personnage prin cipal est un lutteur au cou épais, un abruti qui « gâche la fête19 ». La chanson suggère alors au lutteur, non pas de lutter ou de faire des affaires, mais tout simplement de « lécher la crème ». Pour le public averti, cet argument laisse entendre que le projet social qu’on propose au lutteur, c’est de « faire des pipes ». Cet échange démontre bien la place du corps viril dans les repré sentations de la réussite en Bulgarie post-communiste. La lutte méta phorique entre les différents acteurs de la réussite vise à atteindre le corps symbolique (quand ce n’est pas le corps physique lui-même) de l’autre. Atteindre le corps viril peut s’avérer un coup fatal, puisqu’il disqualifie l’adversaire de la lutte, le privant de la légitimité même de lutter. Anthony Synnott postule que les sexes opposés ont des che veux opposés20. Si la norme traditionnelle veut que les femmes aient des cheveux longs et que les hommes aient des cheveux courts, et en même temps que c’est l’homme qui lutte dans l’espace public, alors il est en effet plus difficile pour un homme aux cheveux longs de se légitimer comme un vrai entrepreneur, lutteur, et même, dans une rhétorique plus poussée, comme un vrai homme. Au contraire, le corps sportif, très présent dans les images de la réussite, se construit et se reconnaît dans le code culturel de la masculinité. Évidemment, ce code exclut tout discours corporel féminin ou homosexuel chez l’homme de la « jungle ». Puisque la lutte sociale prend souvent la forme de lutte physique, tout corps masculin qui ne répond pas au code culturel de la masculinité n’est tout simplement pas pris au sérieux, comme l’illustre bien ce commentaire du gestionnaire 18.
19. 20.
Bien qu’il soit un sex-symbol auprès du public féminin, le chanteur aux cheveux longs a été traité d’homosexuel par des groupes concurrents. Ainsi, les pseudopunks aux cheveux courts du groupe Hippodil insinuent que Doni « baise » avec son guitariste (image 11) de manière intense, d’où les forts problèmes d’ordre anal qui tourmentent le héros lyrique de leur chanson « Moni i Domchil » (Hippodil, Nekav uzhas, nekav ad, MC, Sofia, Riva Sound, 1995). Doni i Momchil, « Blizhi si sladoleda », Sazdadeno v Balgaria, CD, Sofia, Stars Records, 1996. Op. cit., p. 104.
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IMAGE 10. La camaraderie sportive Photo Emil Mandjarov, Club M, 12, 1995, p. 27. Image récurrente de la réussite, le footballeur Hristo Stoïchkov célèbre la victoire sportive avec son coéquipier.
IMAGE 11. Doni et Momchil, symboles sexuels aux cheveux longs Photo Romi, 1996. Le traitement réservé aux cheveux longs est ambigu dans le discours post-communiste de la réussite individuelle en Bulgarie. Les cheveux longs font des deux musiciens de véritables vedettes, mais aussi des « tapettes » dans le discours des sous-cultures adverses. D’abord, les sportifs appellent Doni « une dame » ; ensuite, les musiciens aux cheveux courts du groupe Hippodil insinuent dans leur chanson « Moni i Domchil » que ces deux-là « baisent » ensemble de manière intense.
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rtistique : « Ça me fait encore rigoler, le défi que m’a lancé un de a nos illustres homosexuels, [voulant] qu’on sorte pour s’arranger entre hommes21. » Exclu, par le biais de la lutte, de la compétition corporelle, l’homosexuel a pourtant sa place réservée dans le monde de l’« esprit », avec tout ce qu’il englobe de non matériel. Pour reprendre le gestion naire artistique : « Je ne suis quand même pas un puriste comme Oscar Wilde qui n’a pas supporté le fait que les femmes bouffent... Mais lui, il a été un pédéraste raffiné, et une telle élévation de l’esprit n’est pas accessible à tout le monde22. » Toutefois, on a constaté que le portrait dichotomique du « jaguar » valorisait l’« esprit » en même temps que le « corps » fort et viril. Ainsi, la première étape de la lutte sociale, c’est la qualification selon ce nouveau code normatif de la masculinité. Dans ce sens, il s’avère impératif, pour l’homme de la réussite, de « baiser » et de ne « pas se faire baiser », comme le démontre bien l’échange verbal entre le footballeur et la vedette rock23. En effet, la figure du lutteur postcommuniste est le produit d’une culture qui symbolise la hiérarchie sociale par une hiérarchie corporelle. La violence métaphorique du rapport sexuel au profit de la lutte symbolique fait partie d’une tra dition que le chercheur Nayden Sheytanov a qualifiée, en 1932, de « folklore balkanique24 ». Produit de la campagne et héritier de la base corporelle commu niste, le lutteur n’est pas, à la différence des pop stars, un sex-symbol. Le rapport instrumental qu’il entretient avec son corps est d’une nature différente. Pour accumuler du capital, l’ancien paysan n’a pas à laisser flotter au vent des cheveux longs et des coiffures branchées, à adopter des poses séductrices, ni à bouger ses hanches à la Elvis : tous ces codes appartiennent à un monde « féminin », loin de la culture virile du village. Au lieu de tout cela, il affiche son cou, comme l’exi geait le directeur d’école autrefois. Signifiant l’anatomie symbolique d’un corps individuel désormais autonome, intégral et autosuffisant, le cou se manifeste comme la partie la plus importante du corps 21. 22. 23.
24.
« da se razberem kato mazhe ». Club M, 1, 1996, p. 42. « ne vseki mozhe da dostigne takava visota na duha ». Ibid. À ce propos, Alexandrov (art. cit., p. 321) note le « langage guerrier » des nou veaux riches bulgares où « les affaires, les rapports sociaux et même les relations intimes sont des batailles dans lesquelles soit on gagne soit on meurt ». Sheytanov attribue « la connotation génitale » du langage social des « Bulgares, Serbes, Roumains, Grecs, Turcs » aux cultes dionysiaques, répandus sur ces terres (la Thrace) au temps de l’ancienne Grèce, et la domination turque du XIVe au XIXe siècle, « quand le maître violent abusait du dominé ». Nayden Sheytanov, « Sexualnata filosofia na bulgarina. Uvod v nashia neoficialen folklor », Filosofski pregled, 3 (4), 1932.
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symbolique post-communiste. C’est la jonction entre la tête et un corps individuel25 indépendant de toute transcendance, de tout centre de discours en dehors de ses propres intérêts. Le cou fort devient ainsi un symbole puissant de la réussite individuelle. D’ailleurs, un proverbe bulgare dit que « le cou du loup est épais parce que le loup fait ses affaires lui-même ». Cou, individualisme et réussite sont donc bien corrélés dans l’imaginaire populaire bulgare et le capitalisme postcommuniste ne fait que réactualiser cette corrélation. Outil de gestion du corps collectif sous le communisme, signe immanent de l’acteur libre, indépendant et entreprenant en situation post-communiste, l’image du cou – tout comme celle des cheveux qui le font découvrir ou cacher – a pour fonction d’exprimer un ordre, soutenu par la force et basé sur l’idée de santé physique26. Élément fort de la psyché postcommuniste, la nostalgie populaire de la « main ferme » trouve un reflet paradoxal dans le « cou ferme » des lutteurs. Le retour au pou voir du Parti ex-communiste en 1994, puis en 2005, et la nomination au poste de ministre de l’Éducation d’un illustre défenseur des « che veux courts » à l’époque de la norme socialiste, reflètent bien cette soif de l’électeur post-communiste de retrouver son ordre perdu dans « le chaos de la transition », de reconstituer un monde où les choses sont bien rangées et normalisées. Mike Tyson, le nouveau nom du héros traditionnel Après la lutte, la boxe est un autre sport de combat traditionnel qui sert de métaphore aux pratiques capitalistes en terre bulgare. Parmi les grands noms de la boxe mondiale, Mike Tyson y a connu un usage social de premier choix27. Il y a, tout naturellement, des héros locaux qui s’inspirent de l’exemple et même du nom du boxeur américain. C’est le cas du boxeur Koko « Tyson », que Club M certifie être « le boxeur professionnel le plus actif en Bulgarie » ainsi que « le
25.
26.
27.
La symbolique du cou, espace corporel entre la tête pensante (signe de l’« esprit », dans une tradition occidentale matérialiste, dont la pensée marxiste) et le corps agissant (la « force productrice »), est présente dans plusieurs métaphores en Occident. Le Français nomme de la sorte « casse-cou » l’aventurier irresponsable, tandis que l’Américain traite de « red neck » le baptiste rigoureux du Middle West, etc. Paraphrasant Didier Fassin (L’Espace politique de la santé. Essai de généalogie, Paris, PUF, 1996), on peut dire que le corps fort et sain, jadis préoccupation de l’État, est devenu une responsabilité individuelle. À ce titre, il est intéressant de noter la présence récurrente du boxeur dans les pages de Club M : sur un total de 100 numéros analysés, 63 comportent un texte ou une image du célèbre boxeur.
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IMAGE 12. Koko Tyson en action Photo Club M, 10,93, p. 40 L’incroyable désir de vaincre : Koko Tyson n’a peur de « de rien ni de personne ». « Roux, le cou rasé, il prend des risques avec son attitude provocante avant le match » et condamne ainsi « toutes les sorties de secours ».
garant d’une salle comble28 ». En 1993, le magazine considère que Koko Tyson a eu la « carrière professionnelle la plus rapide » : en une année seulement, il s’est transformé de « Mister Nobody » en « Mike Tyson bulgare », « la vedette professionnelle29 ». « Ça, c’est un vrai professionnel, un champion ! », atteste un autre récit30. Qu’est-ce qui fait de lui un symbole de la réussite ? Le spécialiste avoue que Koko a eu une « piètre expérience chez les amateurs » ainsi que « plusieurs problèmes avec la technique », mais qu’à cela ne tienne, le « Tyson » bulgare « possède quelque chose de beaucoup plus important : l’in croyable désir de vaincre31 ». Téméraire, le boxeur déclare, lors d’une entrevue, n’avoir peur « de rien ni de personne32 ». Et il n’hésite pas à tout risquer, comme l’atteste l’image de son cou : « Roux, le cou rasé, il prend des risques avec son attitude provocante avant le match33 » (image 12). Ainsi, le bagarreur sait que s’il échouait, on rirait fort de lui. Or « personne ne rit. Et non seulement à cause de ses 28. 29. 30. 31. 32. 33.
Kamen Petrov, « Kade sme nie v svetovnia boks », Club M, 5, 1996, p. 51. Club M, 12, 1993, p. 9. Palmi Ranchev, « Ring za gladiatori. Profesionalniat boks Made in Bulgaria », Club M, 10, 1993, p. 40. Ibid. Club M, 12, 1993, p. 9. Ranchev, « Ring... », p. 40-41.
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IMAGE 13. Sous les rythmes de Tyson Kjuchek Photo Club M, 3, 1999, p. 43. Le rituel de renversement du pouvoir en février 1997. Sous les rythmes de Tyson Kjuchek, les jeunes ont massivement investi les rues lors des manifestations quotidiennes contre le gouvernement néo-socialiste.
crochets puissants. L’attitude de Koko condamne toutes les sorties de secours34 ». Cette attitude, alimentée par des bras musclés, est un parfait vecteur de la réussite, non seulement sur le tapis, mais aussi dans le champ social. Vedette du ring, Koko est aussi entrepreneur et propriétaire d’une société d’assurance. La frontière entre le sport et la vie est toujours mince. « Je me lance dans le business », déclare, de son côté, Svilen Rusinov, champion européen des poids lourds. Parmi toutes les références au boxeur Tyson, la plus intéressante est sans doute « Tyson kjuchek », chanson néo-folklorique (« pop-folk ») créée en 1996. Tyson kjuchek a été un hit populaire, écouté et chanté lors des fêtes d’étudiants, des beuveries entre amis d’âge moyen et des soirées familiales autour de la table, dans les villes et à la campagne. La chanson fut aussi le leitmotiv énergisant des grandes manifestations politiques du début de 1997, manifestations quotidiennes pendant plus d’un mois, qui ont fini par renverser le gouvernement35. L’analyse contextuelle qui suit révèle comment le rite politique (image 13) s’ap proprie des récits traditionnels construits sur l’idée du corps.
34. 35.
Ibid. Pour plus de détails sur la phénoménologie des manifestations de 1997, voir Nadège Ragaru, « La Bulgarie de la contestation : pour en finir avec le com munisme ? », La nouvelle alternative, mars 1997, p. 16-22.
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Le kjuchek est une sorte de danse orientale qui, reproduite et véhiculée d’abord par les musiciens tziganes, est largement entrée dans la culture populaire pour devenir le produit musical le plus vendu en Bulgarie dans les années 199036. C’est un exemple éloquent d’ap propriation de motifs traditionnels dans une logique on ne peut plus contemporaine. Le corps traditionnel et le corps individualiste, le corps social et le corps sexuel, les images globales et le contexte profondé ment local s’y côtoient afin de donner un sens nouveau à la réussite masculine d’aujourd’hui. La production syncrétique est affichée dans le titre lui-même : il s’agit d’un Mike Tyson bien balkanique qui se déhanche sur des rythmes d’Orient. Le refrain, assez simple, étoffe ce métissage : Tyson sam az
Je suis Tyson, moi...
7/8 i shte si padnala
7/8 et tu seras tombée 7/8 et tu seras couchée
7/8 i shte si legnala 7/8 liagay i broy si sama 37
7/8 couche-toi et compte...
Le travestissement textuel : 7/8, le rythme du folk, de la boxe et du sexe Analysons, dans un premier temps, ce que Rivière appelle la « charge cognitive du rite » : « symbolique par les références qu’il implique et met en jeu, tout rite [...] dépend d’un système de pensée qui s’énonce dans le langage lui-même symbolique du mythe, de l’idéologie ou simplement de l’axiologie38 ». Le premier vers commence avec un acte performatif : le héros lyrique – qu’on reconnaît comme « un gars du patelin » par sa façon de parler – se déclare « Tyson ». Ainsi le déictique « je » s’approprie une identité gagnante. En effet, « Tyson » est une identité post-com muniste tout à fait intelligible, ancrée dans le contexte social et dans les pratiques locales. C’est d’abord l’image du combattant. En plus, c’est le petit voyou du quartier, le désœuvré, le chômeur... devenu grand, devenu champion ! En cela, l’histoire de Mike Tyson rejoint l’homme post-communiste au plus profond de son rêve social. Partir de zéro, prendre son destin dans ses mains (et dans ses poings), trans former sa vie de loser en une success story, voilà le mythe qui compte, 36.
37. 38.
D’après une enquête sociologique en 1996, 41 % des Bulgares écoutaient cette musique de façon régulière. Romeo Popiliev, « Folk au bord de Titanic », Kultura [hebdomadaire], 46, 1996. Kanaleto, « Tyson Kjuchek », Hashove, CD, Sofia, 1996. Voir Club M, 3, 1997 ; le texte intégral dans Sega (périodique), Sofia, 50, 19-25 décembre 1996, p. 52. Les rites profanes..., p. 61.
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un mythe signifiant. Pour l’homme post-communiste, il ne peut y avoir rien de plus identitaire que le rêve américain, celui du recom mencement. Dans ce sens, il n’y a rien de contradictoire dans le kjuchek oriental de Mike Tyson. Voilà ce qui permet à Tyson de jouer sur des rythmes tziganes. La couleur locale dans le portrait de ce Tyson-ci est introduite par l’anaphore « 7/8 ». En fait, celle-ci a ici un double emploi sémantique. Elle fait constamment référence à la boxe : 7-8 crochets, 7-8 rounds, la voix de l’arbitre lors du knock down, etc. En même temps, « 7/8 » est un rythme traditionnel spécifique à une région géo-musicale qui se situe à l’est des Balkans et qui comprend une partie du folklore bulgare. Ainsi, la chanson Tyson kjuchek marque un phénomène de double appropriation. D’une part, c’est l’appropriation du folklore local, des éléments constituants de la culture populaire traditionnelle par l’imaginaire post-communiste. D’autre part, elle met en relief l’appropriation d’un mythe américain par la culture locale. Ainsi, l’appropriation syncrétique opère sur tous les plans : sur l’axe dia chronique, celle de la modernité, et sur l’axe synchronique de la mondialisation. Dans les deux cas : aucun état pur mais du bricolage syncrétique à partir d’éléments du passé et du présent, du folklore et de la modernité, du mondial et du local. Nadège Ragaru dit que « les manifestations bulgares se sont trouvé un mythe39 » qu’elles ont elles-mêmes créé lors des affronte ments avec la police. Mais elles s’appuient aussi sur des mythes anciens, produits d’un passé marqué par des luttes politiques. Ainsi, ce Tyson-là est à l’image du héros épique, du célèbre junak40. Dans son étude sur le mythe bulgare, Jean Cuisenier se demandait : « Comment se peut-il que des rhapsodes chantent, en cette fin du XXe siècle et en plein cœur de l’Europe, les prouesses d’un héros médiéval, le Royal Marko, par tradition orale41 ? » Dans le classique dictionnaire bulgare de Nayden Gerov, le junak est défini à travers un paradigme de caractéristiques telles que « la force, la puissance physique, le courage, la virilité42 ». Les mêmes compléments décrivent le corps de l’entrepreneur post-communiste : « Un homme envers lequel la nature a été fort généreuse : une taille de deux mètres, des épaules extra39. 40.
41. 42.
Nadège Ragaru, « Sofia. Dérision et révolte », Transeuropéennes, 10, été 1997, p. 90. Sur le junak dans le contexte de la littérature épique des Slaves du Sud, voir Stravo Skendi, Albanian and South Slavic Oral Epic Poetry, Philadelphia, American Folklore Society, 1954 ; Radost Ivanova, Problemi na rekonstrukciata na juzhnoslavianskia yunashki epos, Sofia, 1989. Les noces de Marko..., p. 23. Nayden Gerov, « Junak », Rechnik na balgarskiy ezik, vol. 5, Sofia, 1978, p. 603.
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larges et une poignée de main qui pourrait extraire l’eau d’une pierre43. On dirait un junak fait pour [monter sur] un cheval et [pour tenir] une épée44. » C’est ainsi qu’est présenté un riche entrepreneur, celui qui a débuté comme champion sportif et qui possède, au moment de l’en trevue, l’entreprise Balkan films, ainsi qu’« une Mercedes, une Honda et une BMW ». On comprend qu’il s’agit d’un autre « Tyson » local. Tout comme les « Tyson » post-communistes, le héros des chansons épiques bulgares est reconnu pour (et par) sa force incroyable et ses caractéristiques physiques phénoménales45. Un pas lui suffit pour aller d’une montagne à une autre, il peut soulever des poids énormes et se battre avec des ennemis titanesques. L’association du lutteur postcommuniste – voyou, entrepreneur mafieux ou gangster économique – avec le héros traditionnel peut paraître exagérée ou blasphématoire seulement à quelqu’un qui n’a pas lu l’étude de Plamen Bochkov sur le junak « méconnu46 », c’est-à-dire le « vrai » héros traditionnel que le discours nationaliste – communiste ou autre – a semblé ignorer. En suivant l’analyse mythologique de Meletinskiy47, Bochkov démontre que, dans la chanson épique, le héros traditionnel se situe « au-delà des rigides lois sociales ». Illustre dans ce cens est l’épisode où junak Marko massacre les ennemis Turcs et libère les esclaves48. Ce drame arrive à Pâques, moment où il est interdit de porter des armes et de faire couler du sang. Malgré le double péché du héros, il est loué par l’abbé local et reçoit le sacrement de l’eucharistie. Dans toute l’épopée traditionnelle, on remarque le peu de cas où le junak est puni de ses transgressions. Ainsi, le héros épique est « héros » justement parce qu’il est au-dessus de la norme collective : le junak Marko transgresse les tabous religieux (il porte l’arme, et tue, le jour saint), sociaux (il recourt à la tricherie et à la fraude pour « couillonner » l’adversaire) et sexuels (il pratique l’inceste et la séquestration de jeunes filles). Il n’est pas « mauvais » ou « méchant » pour autant ; tout simplement il est au-delà du Bien et du Mal, ce qui fait de lui un quasi-surhomme nietzschéen. Il en est de même pour le lutteur post-communiste : c’est quand il transgresse la norme et quand il dévie du modèle suivi qu’il devient « héros », démiurge de son propre destin. Dans les deux cas, 43. 44. 45. 46. 47. 48.
Attestation typique de la force du junak dans le folklore bulgare. Hristo Peev, « Az sam predi vsichko balgarin », interview avec George Ganchev, 18 déc, 1990, publiée dans Club M, 2-3, 1991, p. 7. Rositza Angelova et al. (dir.), Bulgarski unashki epos, Sofia, Sbornik za narodni umotvorenia i narodopis, 53, 1974. Nepoznatia junak, Sofia, Publishing House of the Bulgarian Academy of Sciences, 1994. Eleazar M. Meletinskiy, Poetika mifa (Poétique du mythe), Moscou, 1976. Tzvetana Romanska, Bulgarski yunashki epos, Sofia, Sbornik za narodni umotvorenia, vol. 1-3, 1971.
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ce qui légitime l’action du héros, c’est de triompher du corps adverse. Ainsi, le héros bulgare rompt avec la norme conventionnelle pour ériger sa propre loi : représentant héroïque du corps collectif, il est en même temps le contraire du corps collectif. La transgression de la norme collective a toujours été l’affirmation ultime de la « liberté » et de l’« indépendance », dans la tradition autant que dans la moder nité. Dans ce sens, le héros épique est chargé d’incarner le change ment : il détruit l’ordre symbolique du monde afin de le reconstruire selon les paramètres de son propre corps. Dans cette perspective, le lutteur post-communiste Tyson et le junak traditionnel sont les agents du changement : ce sont eux qui transforment la structure, au lieu d’être transformés par le changement social. Tout en jouant sur ces deux registres sémantiques, l’anaphore « 7/8 » opère une fonction pragmatique importante : elle effectue le passage du « je » au « tu », du sujet à l’objet de l’action. Alors qui est l’objet ? Ici encore, l’imaginaire collectif joue un double jeu, sur le plan du texte et sur celui du contexte politique. Dans le texte, on remarquera que le « tu » est du genre féminin. La relation « je/tu » en est aussi une sexuelle. Il y a ici une intertextualité bouleversante avec la chanson traditionnelle. Le combat entre homme et femme est un des sujets centraux de la chanson épique en terre bulgare. Junak Marko doit constamment affronter des adversaires féminins, parmi lesquels les plus farouches sont « la fille Croate49 » et les samodivi. D’après certains folkloristes50, cette opposition sexuelle exprime une opposition de rôles sociaux dont le point de convergence se situe dans la période liminaire. Dans ce sens, le combat sexuel est un rite de passage social où la fille, même si elle est égale au junak, « tombe », car ce combat représente carrément le mariage ; et puisque le mariage enlève toute activité sociale à la femme, celle-ci meurt symbolique ment lors du combat. C’est donc en « tombant » sous les coups du junak que la femme accomplit son rôle liminaire. C’est le cas notam ment de la victoire sur la fille Croate qui, d’après Cuisenier, est une « épreuve nuptiale51 ». Ainsi, Tyson kjuchek ré-articule une situation spécifique dans la chanson d’amour folklorique : le héros face à la nécessité d’entreprendre une action pour « gagner » sa bien-aimée. Certaines communautés traditionnelles sur le territoire de la Bulgarie
49. 50. 51.
Sur devoyka Harvatka, voir Romanska, op. cit., pièces 109-117. Ivan Marazov, Mitologia, izkustvo, folklor (Mythologie, art, folklore), Sofia, 1985 ; le chapitre « Amazonka i samodiva ». Les noces..., op. cit., p. 189.
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ont résolu cette situation initiatique par le « rite du rapt52 ». Dans ce rite de passage, le jeune homme doit réussir à « voler » sa bien-aimée de la maison des parents. La réussite – éventuellement couronnée par le mariage – marquerait son passage dans le monde des adultes. Presque toutes les traditions épiques au monde attribuent un rôle central au sujet du rapt. C’est le moment où le héros enlève la jeune femme pour la faire « sienne ». C’est ainsi que procède Pâris53 avec Hélène, au centre de la guerre de Troie, c’est ainsi que Siegfried, au cœur du mythe teuton, gagne son épouse. Le même sujet est pré sent dans les sources orales africaines, tibétaines54, polynésiennes et mélanésiennes55, ainsi que dans la poésie amoureuse des Arabes56. Le junak bulgare résout de la même manière le problème sexuel. Comme le dirait Victor Turner, le rite ici joue un drame pour dénouer une crise57. La chanson « Marko grabi Angelina » (Marko ravit Angelina) est considérée comme l’une des meilleures chansons héroïques bul gares. Elle nous présente un héros armé sur son cheval. Ce dernier doit être ferré mais Iano – le maréchal ferrant de « Salonique grand’ville58 » (aujourd’hui Thessaloniki, en Grèce du Nord), où Marko se rend – marie sa fille Angelina et ne peut donc exécuter la demande du héros bulgare sur le champ. Marko enlève alors la jeune femme, ce qui provoque une bataille épique entre lui et la parenté de celle-là : « Accourent, trois mille hommes, le gendre de Iano en tête 59 ». Poursuivi par cette parenté élargie aux proportions gigantesques, Marko seul réussit à traverser la « torrentueuse et infranchissable »
52.
53. 54. 55.
56.
57. 58. 59.
Ce rite populaire, pratiqué dans certaines régions au nord-est du pays, est encore répandu dans les communautés tziganes, comme la danse du kjuchek elle-même. De son côté, Jean Cuisenier (Les noces..., p. 131) situe l’origine de ce rite en Grèce antique. Pour la présentation du rite d’origine, voir Gérard Lambin, La chanson grecque dans l’Antiquité, Paris, CNRS, 1992, p. 100. Voir aussi Van Gennep, op. cit., p. 174-198. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que le nom de Pâris signifie exactement « lutteur », en phrygien. Ann Earle, Note on Polyandry in Sikkim and Tibet, Census of India, tome VI, 1901. Eleazar M. Meletinsky, Poetika myfa (Poétique du mythe), Moscou, 1976 (le chap itre « Pervopredki – demiurgi – kul’turnye geroi » ; Joseph Campbell, The Hero with a 1000 Faces, Princeton University Press, 1972 [rééd.], p. 342-345. Tahar Labib Djedidi, La Poésie amoureuse des Arabes : le cas des ‘Udrites, contribution à une sociologie de la littérature arabe, Alger, Société nationale d’édition et de diffusion, 1974. From Ritual to Theatre, New York, Performing Arts Journal Publications, 1982, p. 104. Kaftov, op. cit., vers 17, p. 259. Ibid., vers 140-141, p. 261.
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rivière Galitchka qui charrie « des pierres et des troncs d’arbres60 ». Face à ce cataclysme presque cosmique, où la menace vient de la nature acharnée aussi bien que des hommes assoiffés de sang, le héros a une seule arme : « son arme61 », la lance. C’est en plantant sa lance à travers la rivière que le héros bulgare barre les pierres et les arbres, franchit l’obstacle, remporte la bataille et gagne le cœur de sa nouvelle femme. Ainsi, le héros réussit ce prodige grâce à sa force physique et à son arme, prolongement de son corps physique. Cette conquête virile est considérée, entre autres, comme un « exploit nuptial », typi que pour tous les junak bulgares62. Pratiquant l’inceste aussi bien que le rapt de filles étrangères, Marko nous apparaît aujourd’hui comme un véritable prédateur sexuel. Toutefois, pour bien comprendre le lien polysémique avec le héros du « Tyson kjuchek », il faut souligner que la fonction du rapt dépasse largement la sphère sexuelle. Il s’agit notamment d’une opération économique et politique de grande envergure63. Dans la chanson épique bulgare, les objets du rapt sont souvent les deva grad, ce qui veut dire à la fois « fille de la ville » et « fille (en tant que) ville ». D’un côté, ce sont donc des citadines, comme la fille de « Salonique grand’ville » mentionnée ci-haut, alors que le junak est une créature du pays, de la terre, d’où découle, implicitement, sa force extraordi naire. D’un autre côté, la conquête sexuelle de la deva grad est une conquête de la cité et, par extension, d’une terre aux frontières poli tiques délimitées, de l’État et de tout un appareil de pouvoir. Ainsi, la fille Mara Arbanashka, connue dans la chanson bulgare, représente un espace géographique, politique et économique bien précis, à savoir la « terre Arbanashka ». Quant le junak Guro s’empare de Maria Arbanashka, le jour même où celle-ci doit en épouser un autre, il s’empare symboliquement de la « terre Arbanashka », de cet espace économique et politique qu’est le pays. De même, la femme couchée dans « Tyson kjuchek » marque un territoire conquis et couronne le héros lyrique d’un statut social.
60. 61. 62. 63.
Ibid., vers 111-113, p. 260. Ibid., vers 126, p. 260. Voir l’analyse de Bochkov, op. cit., p. 74. Pour Van Gennep, la résistance du clan de la fille lors du mariage par rapt a des motifs économiques, ce qu’il appelle l’affaiblissement des milieux, « c’est la résistance qu’opposent les milieux atteints qui s’exprime par les rites dits de rapts ou d’enlèvement ; selon la valeur qui s’attache au membre qui s’en va, la résis tance sera plus ou moins vive, et aussi selon la richesse comparée des parties », op. cit., p. 177.
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
Le travestissement contextuel : ce que « femme » veut dire Pour comprendre la signification politique de cette conquête à la fois sportive et sexuelle, transposons maintenant l’analyse de la chanson dans son contexte performatif, c’est-à-dire les circonstances extra-textuelles dans lesquelles cette chanson est exécutée. Comme l’a suggéré Isambert, l’efficacité du rite tiendrait moins aux symboles utilisés qu’à l’intensité d’action et d’adhésion qu’y témoigne le groupe64. En effet, le contexte public où les trois vers de « Tyson kjuchek » ont été chantés, en janvier 1997, par des centaines de mil liers de manifestants donne une nouvelle lecture du texte. Opérant un jeu de transfert entre verbe folklorique et réalité post-communiste, la performance populaire dans la rue agit comme un rite théâtralisé65. Expression de la crise sociale, ce rite théâtralisé incorpore l’idée du changement dans l’esprit de chacun des participants. Au creux de la plus grave crise économique dans l’histoire post-communiste bulgare, des manifestations massives et quotidiennes, aboutissant à une grève générale, ont fini par renverser le pouvoir néo-socialiste (BSP66). Dès 1996, la presse écrite faisait référence à la littérature épique (orale) du temps de la lutte anti-ottomane au XIXe siècle pour connoter la révolte qui prenait corps dans la rue post-communiste. Suivant la tradition épique, ces références étaient aussi explicitement viriles. Les titres de ces articles de presse citaient carrément les titres de chansons épiques du XIXe siècle, tels « Koyto nosi mazhko sarce » (Celui qui porte un cœur viril). La renaissance de la tradition épique du folklore atteint son apogée dans la production musicale. Toujours en 1996, Doni et Momchil reprennent la chanson traditionnelle « Hubava si moya goro » dans leur album Made in Bulgaria, et le groupe de pop-folk Kanaleto sort son album titré Hashove67 – dont la chanson « Tyson kjuchek » fait partie – s’inspire justement des chansons populaires et « héroïques » du XIXe siècle bulgare. Il est évident que la chanson « Tyson kjuchek » est construite dans une perspective totalement masculine, dans un système de valeurs centré sur la virilité. C’est le système de valeurs du folklore, de la culture traditionnelle et de la chanson épique68. Plus précisément, 64. 65. 66.
67.
68.
Rite et efficacité symbolique, Paris, Cerf, 1970. Victor Turner, From Ritual..., p. 104. Sur l’histoire des luttes antisocialistes en Bulgarie avant cette date, voir Eleanor Smollett, « America the Beautiful. Made in Bulgaria », Anthropology Today, 9 (2), 1993, p. 9-13. Kanaleto, « Tyson Kjuchek » cité dans Sega, Sofia, 50, 19-25 décembre 1996, p. 52. Au XIXe siècle, les « hashove » sont des Bulgares sans feu ni lieu au discours anti-turc et révolutionnaire qui se rassemblaient à l’étranger, normalement à Braila, en Roumanie. Bochkov, op. cit., p. 20.
Tradition et modernité du corps lutteur : la réactualisation du mythe épique
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c’est la Renaissance bulgare au XIXe siècle – quand l’homme bulgare, politiquement sous domination ottomane, devient entrepreneur et économiquement indépendant – qui donne une légitimité particulière à ce système. Voilà pourquoi, dans la chanson épique, la figure fémi nine est un pôle de tension permanent qui transcende le corps de la femme concrète pour signifier un monde opposé que le héros doit combattre sans fin69. C’est justement ce pôle de tension féminin qui provoque l’action et la réaction épiques. Ainsi, le monde matériel, social et politique est un monde dichotomique, où l’architecture, le paysage, les forces politiques, bref, l’univers, acquièrent des caracté ristiques sexuelles. Dans ce sens, le rite du rapt, la bataille entre l’homme et la femme et celle entre le prétendant mâle et la parenté de la fille, est aussi une façon symbolique de résoudre la dichotomie du monde70 (homme/femme, prétendant/parenté, jeunes/adultes, nous/les autres) en s’appropriant l’espace étranger, celui de la fille, future mariée, et de son clan. En enlevant la jeune femme, le préten dant enlève l’opposition entre ces deux espaces géographiques et symboliques : la femme est désormais « sienne » et les deux mondes ne font qu’un. Et, au contraire, tout ce qui quitte le monde du héros (masculin) est relégué au « monde opposé » ; il est donc sexuellement travesti71, c’est-à-dire féminisé. Dès que les paroles de « Tyson kjuchek » sont chantées dans la rue, dans un contexte politique bien défini, le récit mythique change d’objet : le « tu » qui sera « tombée » n’est plus la femme, il s’agit bel et bien du pouvoir politique. Parce que le parti au pouvoir, qui n’est plus « notre parti » (puisque nous sommes aliénés de ces politiques), est une « femme ». Cela veut dire que « nous » (dans la tradition masculine de penser le monde) ne faisons plus corps avec lui, c’est devenu un corps étranger qu’il faut vaincre de la même façon que le junak Marko vainc les femmes guerrières dans la chanson épique. Le travestissement discursif du corps politique adverse en corps féminin nous rappelle la lutte symbolique entre lutteurs aux cheveux courts et chanteurs aux cheveux longs qui a ouvert ce chapitre. Déjà en 1993, le poète Ani Ilkov dit à propos du président bulgare de cette époque : « Voilà ce que j’appelle une femme, une vache, un libéral72 69. 70. 71. 72.
Nombre de cultures associent l’amour et la guerre. En arabe, fitna renvoie à la fois à la guerre et à la séduction sexuelle. Voir T.L. Djedidi, op. cit. Dans ce sens, voir l’étude de R. Ivanova sur le rituel du mariage bulgare tradi tionnel : Traditional Bulgarian Wedding, Sofia, Sviat Publishers, 1987. Voir la monographie sur le rite vestimentaire des « kukeri », dans Georg Kraev, Travestizmat v bulgarskata folklorna obrednost, Avtoreferat, Sofia, 1986. En Bulgarie post-communiste, « libéral » est une position centriste, quelque part entre le Parti ex-communiste (BSP, pensé « à gauche ») et l’Union des forces
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et un Anglais73 ». Dans ce cas-ci, la « femme », la « vache », le « libé ral » et l’« Anglais » veulent dire une seule et même chose : un corps étranger. En même temps, la représentation de l’autre politique comme une femme devient une stratégie pour son assujettissement symbo lique. Dans une culture traditionnelle où l’homme appartient à la sphère publique et la femme à la sphère privée, le travestissement de l’autre en femme le discrédite de la sphère publique. Dans ce sens, il est pertinent de noter que cette même culture, qui travestit l’adversaire en femme pour lui accorder un statut de « corps étranger » et le com battre ainsi en toute légitimité, est beaucoup moins susceptible de reconnaître la masculinité de la femme travestie en homme. Le chant épique nous donne l’exemple de la « fille Croate », une des pires ennemies de junak Marko. Il est ainsi parce que la « fille Croate » est, par son essence même, doublement étrangère : elle est une « fille » (« autre » sexuel) et une « Croate » (« autre » ethnique). Dans « Marko combat la Croate », cette dernière, déguisée en homme, affronte le héros bulgare. Toutefois, ce travestissement n’a pas l’air de fonction ner pour autant, et Marko semble reconnaître la faiblesse du corps féminin sous ses apparences héroïques : Tu me sembles être un preux parmi les preux Mais ton allure est quelque part féminine, Tu conduis ton poulain [...] telle une femme, Tu brandis le sabre à fourreau telle une femme, Tu tiens la lourde massue telle une femme...74
La cataphore75, « telle une femme » qui soutient, renforce et met en relief l’essence féminine de l’Autre, joue un rôle symétrique à celui de l’anaphore « 7/8 » dans « Tyson kjuchek ». En effet, la pragmatique de « 7/8 » – mis au début des vers et rapporté au sujet de l’action –, ainsi que sa sémantique – faisant partie du paradigme de la boxe (du combat) –, veut dire « tel un homme ». À l’inverse, « telle une femme », mis à la fin des vers et rapporté à l’objet de l’action, forme un syntagme
73. 74. 75.
démocratiques (UDF, pensée « à droite »). Occupant ainsi un espace politique vague, flou et imprécis, changeant souvent de partenaires politiques et manquant de positions fermes, le libéral centriste est particulièrement apte à représenter un monde « féminin », dans la perception du monde traditionnelle. Literaturen vestnik, juin 1992. Kaftov, op. cit., vers 1097-1101, p. 273. Par le terme linguistique de « cataphore », je désigne l’opposition symétrique de l’anaphore, à savoir la répétition d’un même syntagme à la fin de chaque phrase ou vers.
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de la féminité. Ces procédés formels sont importants, car les rôles sexuels qu’ils accordent aux acteurs déterminent en quelque sorte le déroulement de l’histoire : celui qui est plus viril devrait connaître le succès alors que le personnage féminisé finirait par « tomber ». Dans « Marko combat la Croate », cette transposition de l’adversaire, mal gré son déguisement masculin, dans le monde féminin annonce la victoire du héros bulgare. En position d’autorité militaire, celui-ci incite la Croate à lui céder son poulain pour lui montrer « comment on tient un sabre76 ». Et ici le narrateur populaire fait un commentaire tout à fait important : « Comme les femmes ont les cheveux longs / les cheveux longs, le cerveau petit / la femme se laissa [...] duper...77 ». Le corps, et particulièrement le corps sexué, conditionne l’intelligence de l’acteur et, par là, sa capacité de réussite. Comme on l’a vu dans le cas du lutteur post-communiste, les cheveux longs, symbole féminin, désavantagent le héros traditionnel. Ainsi, si le pouvoir politique est mis au féminin, c’est qu’il (elle) sera aussitôt « tombée ». Et c’est exac tement ce qui s’est passé en réalité : presque comme un acte perfor matif, la fiction de « Tyson kjuchek » a eu raison du gouvernement exécutif, qui n’a pas tardé à tomber. On comprend le rôle structurant de la force physique dans toute cette symbolique du pouvoir. Ni aris tocrate ni roi, mais simple paysan, Marko devient, grâce à son extra ordinaire force physique, « royal » (krali) et peut défier le roi lui-même78. De la même façon, la force physique de Tyson – le lutteur du quartier – le dote, dans un contexte approprié, d’un pouvoir politique plus grand que celui du premier ministre. Opposée au monde masculin, la femme combattante – que je désigne ici sous le nom générique de samodiva79 – incarne l’opposition au « nous » collectif. Dans la chanson épique, la figure féminine incarne souvent l’oppresseur politique, le tyran du « nous » bulgare. Tout un groupe de sujets épiques est constitué autour de l’image de la samodiva, qui réduit à l’esclavage des communautés entières. Vainqueur de la femme, le junak bulgare devient ainsi libérateur du corps collectif80. Le héros épique devient donc un modèle d’identification
76. 77. 78. 79.
80.
Kaftov, op. cit., vers 1104. Ibid., vers 1105-1106-1107. Romanska, op. cit., vers 823-831. Sur samodivi et autres figures féminines du chant épique, voir Assia Popova, « Une société féérique d’amazones, les “amodiv” », Le conte de fées en Normandie, Caen, Université de Caen, Corlet, 1986, p. 279-296 ; « Comment la sagesse vient aux femmes », Civilisations, Ethnologies d’Europe et d’ailleurs, 36 (1-2), 1986, p. 87-98 ; Cuisenier, Les noces..., chapitre 6 : « La figure du héros et la texture du mythe », p. 213-233. Voir à ce sujet l’histoire de « Gruyo malo dete », dans Sbornik, 42, p. 226.
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nationale. Dans l’imaginaire folklorique, le junak est associé à l’image du héros qui lutte contre l’oppresseur81, ottoman en l’occurrence. Ce mécanisme synthétique dirige la force physique du héros légendaire vers un projet politique, l’indépendance. Le corps héroïque entre alors dans le paradigme de la lutte : le corps physique du lutteur est fort, à tel point qu’il peut tenir face au monstrueux corps institutionnel de l’oppresseur avec son armée, sa police, son système judiciaire, etc. Notre Magourianin a dit qu’il était plus compétitif que les banques avec « leurs télécopieurs, ordinateurs et téléphones ». Tyson, lui aussi, est plus fort que le pouvoir politique. À ce titre, la frontière entre imaginaire folklorique (chant épique) et « réalité » historique (discours historiographique) est extrêmement dynamique, voire poreuse : l’osmose entre les deux discours se fait habilement. « Si les héros du chant épique rappellent des figures historiques, c’est pour donner à leurs hauts faits et à leurs gestes une dimension qui dépasse l’histoire », écrit Cuisenier82. De son côté, Bochkov soutient que, pour les « usagers » du chant épique, cette frontière n’existe point : à la différence du conte, le héros épique est un héros réellement historique83, ancré dans une immanence maté rielle et sociale. L’osmose se fait aussi bien dans le sens inverse : le discours historiographique présente les héros de la lutte pour l’indé pendance à la limite de la légende ; le personnage historique se dissout dans le héros mythique. Il en découle un archétype culturel basé sur les dimensions politiques, sociales et symboliques du corps viril. Attribut du corps individuel, la force physique est ainsi capable de transcender celui-ci afin de connoter un univers total et polysémique. Et le héros post-communiste, le lutteur de la réussite individuelle, ne peut échapper à ces éléments qui constituent la manière culturelle de penser le monde. Confrontant l’identité individuelle et collective à des rites de rupture, le changement social est particulièrement apte à réactiver le contexte épique qui a produit et soutenu le chant épique dans la profonde tradition bulgare. Interprétée dans la rue par la communauté de Sofia à un moment de crise sociale et marquant le début d’un changement politique, la chanson « Tyson kjuchek », basée sur des mythes séculaires, se trans forme en rite. Ce rite de passage post-communiste est joué sous la
81.
82. 83.
Romanska, op. cit., « Introduction », p. 64-69. Ce processus est représentatif pour la constitution des États nations au XIXe siècle. Voir H. Naumann, Strukturwandel des Heroismus. Von Sakralen zum revolutionären Heldentum, Konigstein, 1984. Les noces..., p. 24. Voir les entrevues avec les conteurs et chanteurs folkloriques dans Bulgarski unashki epos, p. 189-291, cités dans Bochkov, op. cit., p. 8-9.
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forme d’un match de boxe. De « je suis » à « tu seras (couchée) », la trajectoire du héros du début (le capital corporel du départ) au but (la réussite, couronnée par la consommation sexuelle) exprime une trajectoire collective se reconnaissant dans la lutte contre l’institution politique et couronnée par « la victoire de la rue ». L’anaphore « 7/8 » marque implicitement les étapes de l’épreuve ; elle contient sous forme elliptique tout le récit folklorique. Mise en acte performatif, l’idée du changement transforme le monde. Plus qu’une réactualisation du mythe, le rite du corps post-communiste est l’agent du changement, puisqu’il « dit » et « fait » à la fois. Par le biais du rite, le nouveau corps réalise une « action sur le monde84 ». Comme dans la phase liminaire chez Turner85, l’acteur en sort « changé » et devient l’expres sion individuelle du changement social. Ainsi, le corps est le lieu privilégié de représentation de la norme sociale. Le glissement sémantique du pouvoir personnel du « plus fort » au pouvoir social, de la force physique aux rapports de force dans la société, suit une longue tradition dans la culture bulgare qui, au fil de l’histoire, s’est retrouvée le plus souvent à lutter contre des menaces étrangères. En conséquence, celui qui réussit dans la « jungle » ne peut être (re)présenté autrement que par le « corps lut teur ». Dans l’imaginaire collectif bulgare, le corps imposant du lutteur est devenu l’incarnation symbolique du pouvoir. Et comme on l’a vu à travers le paradigme de la lutte, tout en prenant les anciennes représentations comme contre-modèle, le discours de la réussite postcommuniste ne fait souvent que les transformer selon le nouveau contexte et les ajuster aux nouvelles attentes sociales. La symbolique du corps constituerait l’une de ces zones d’appropriation du passé où la mondialisation adopte les formes locales et où la « nouveauté » ne fait souvent que cacher du « déjà vu ». Le paradigme du corps unit et nourrit les nouveaux et les anciens mythes de la réussite, ce qui per met à l’acteur social de reconstruire un semblant d’ordre dans le « chaos du changement ». L’exemple de « Tyson kjuchek » est bien représentatif de la construction mythologique dans le corpus postcommuniste : une construction de la « nouveauté » avec les briques sémiotiques du passé.
84. 85.
Luc de Heusch, « Introduction à une ritologie générale », Edgar Morin et M. Piatelli-Palmerini, L’unité de l’homme, Paris, Seuil, 1974, t. 3. From Ritual...
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« J’ai gagné, j’ai perdu et j’ai gagné de nouveau » : un récit de passage
L
a transformation de l’homme communiste en entrepreneur prospère engendre des récits initiatiques. Plusieurs de ces récits racontent comment le « sujet ordinaire » devient un « homme », ce qui veut dire à la fois un « individu actif » et un « mâle ». Dans ce sens, le corps viril produit une cartographie normative, historique en même temps que géographique. Le parcours de la réussite, ainsi raconté, est plein d’épreuves initiatiques et de rites de passage qui finalement produisent, tout comme dans le livre de Maurice Godelier1, des « grands hommes ». Cette initiation conjugue production virile et acquisition de pouvoir social. Ce chapitre analyse une histoire représentative de ce genre ini tiatique. C’est l’histoire de Tzvetan Kostov, un ancien « petit gars ordinaire » issu de l’école sportive socialiste, qui a émigré aux ÉtatsUnis en pleine Guerre froide (1981), pour y devenir un homme d’af faires prospère connu sous le nom de Steve. Son récit, intitulé « Tzvetan Kostov – Steve : “J’ai gagné, j’ai perdu et j’ai gagné de nouveau”2 »,
1. 2.
M. Godelier, op. cit. N. Nikilov, « Tzvetan Kostov – Steve : “Spechelih, zagubih i pak spechelih” », Club M, 10, 1993, p. 4-6, pour toutes les références sur Steve.
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
raconte justement le parcours de la distance entre ces deux identités diachroniques d’une même personne : du petit voyou du quartier à l’homme d’affaires californien. Comment Tzvetan Kostov est-il devenu Steve ? Voilà le sujet de ce chapitre, qui trace le parcours initiatique du héros à travers différents contextes historiques, géographiques et sociaux. Nous analysons ici l’interaction entre récit individuel et contexte social. Comment la trajectoire individuelle prend la forme d’un récit social qui comble l’horizon d’attente post-communiste et, inversement, comment les valeurs émergeantes sont incorporées dans un récit individuel, à travers une forme littéraire à la fois classique et on ne peut plus actuelle. De l’aquarium à la Californie : le parcours du combattant Il a toujours pris des risques. Sa vie est une aventure. Il en a eu assez d’être un sujet ordinaire de la Bulgarie socialiste et il est parti dans le monde, à la recherche de la fortune. Il la trouve, la perd, la retrouve... Pendant treize ans, on avait perdu Tzvetan Kostov de vue, personne ne savait où celui-ci pouvait bien se trouver. Jusqu’au jour où il est réapparu dans l’émission « Choc » de la chaîne 2 de la TV nationale, pour nous choquer avec son histoire que les lecteurs de Club M ont la possibilité de connaître.
Ainsi commence la brève présentation qui précède le récit de Steve. C’est le paradigme du « risque » qui structure cette introduction : on y trouve l’« aventure », la « fortune », le « choc », de même que l’en chaînement narratif « il la trouve, la perd, la retrouve » qui reprend le thème du récit (« J’ai gagné, j’ai perdu et j’ai gagné de nouveau »). Il est fondé sur l’idée de rupture : rupture avec le passé (celui de « la Bulgarie socialiste ») et rupture avec la passivité (celui du « sujet ordinaire »). Par là, on comprend que l’acteur a fait ses adieux à la fois avec son ancienne identité et avec le corps socialiste. L’énoncé « Il en a eu assez... » marque le point tournant de cette rupture : c’est l’élément déclencheur de la mobilité. « Partir dans le monde à la recherche de la fortune », c’est justement l’entrée dans le monde du risque. Sortir de l’aquarium : le rêve américain de Tzvetan Kostov Dans l’annotation citée, « le monde » est la contrepartie de la « Bulgarie socialiste » : la réussite n’est possible que dans un ailleurs. Comment y parvenir ? L’histoire qui s’ensuit met en valeur tout un paradigme de valeurs viriles, nécessaires pour effectuer la mobilité géographique, qui en est aussi une sociale, jusqu’en Amérique. « J’ai
« J’ai gagné, j’ai perdu et j’ai gagné de nouveau » : un récit de passage
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fui la Bulgarie à cause des maudits communistes », confie Steve. Son voyage initiatique vers le rêve américain commence avec une épreuve incroyable : Tzvetan et son copain Mitko s’évadent, cachés dans le compartiment à bagages d’un avion TU-154. Destination : Vienne. Le voyage est pénible, la température passe au-dessous du zéro. Les deux camarades luttent pour survivre, se donnent des gifles pour ne pas s’endormir à cause du manque d’oxygène. Puis ils arrivent à Vienne, mais ne réussissent pas à descendre. Il se trouve que les bagages où ils se sont « fourrés » sont à destination de Madrid et non pas de Vienne. L’épreuve continue donc encore deux heures. Finalement, après l’atterrissage à Madrid, ils sortent « devant les yeux ébahis de tout le monde ». L’enjeu de cette première épreuve, c’est carrément la survie. Les valeurs mises à l’épreuve, ce sont d’abord les capacités physiques du corps : l’endurance et la résistance à l’environnement hostile. Résister au froid, au manque d’oxygène, lutter contre le sommeil mortel, ce sont les épreuves d’un conquérant de l’Everest. Ensuite, on comprend bien que, dans ce genre d’aventure, rien n’est acquis d’avance et que la réalité suit rarement le plan initial. Contrairement au touriste assuré, l’émigrant qui fuit le régime totalitaire pour une vie meilleure ne sait jamais où il va débarquer. Atterrir à Madrid au lieu de Vienne met en échec toute stratégie initialement élaborée et demande des capacités d’adaptation et de flexibilité rapides, en plus de prolonger l’épreuve physique de quelques heures. Cette « imprévisibilité » de l’environnement est un facteur structurant du récit d’aventure puis qu’elle place l’action avant le savoir : quand le plan n’est plus valide, il faut tout simplement agir, vite. Ce « principe de l’action » s’inscrit pleinement dans les représentations sociales post-communistes d’après lesquelles la réussite n’est pas un produit du savoir. La fin de l’épreuve est couronnée par un bref moment de répit et par une lueur téléolo gique qui confirme le bien-fondé de l’aventure par un avant-goût de l’horizon eschatologique : « Quand on est sorti de l’avion à Madrid, on a cru qu’on était au paradis, parce qu’il faisait chaud, et nous, on avait gelé », raconte le héros. L’importance de cette petite phrase dans la structure narrative du récit, c’est d’introduire un répit dans l’épreuve, comme pour rappeler le sens du parcours initiatique. Nous rappeler aussi que la jungle n’est pas que lutte et survie : c’est aussi un espace ensoleillé qui pourrait même être chaleureux... Toutefois, il reste encore beaucoup d’épreuves à parcourir à nos deux combattants, avant de gagner ce « paradis » rêvé qu’est la société libre, l’Amérique et la réussite : « La police est tout de suite arrivée avec des Jeeps, des fusils. Ils ont braqué leurs fusils sur nos têtes, contre un mur. Ils ne savaient pas qui nous étions : des terroristes, ou quoi.
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Il n’y avait aucune communication entre [eux et] nous, parce que nous ne parlions que bulgare et russe. » Cette scène à l’aéroport de Madrid est la deuxième épreuve dans le parcours initiatique. Alors que la première, dans le compartiment à bagages, confrontait les héros avec des conditions physiques extrêmes, ici ils affrontent des forces armées. Et par-dessus le marché, ils sont privés du pouvoir de communication, puisque privés de capital scolaire suffisant. La seule phrase qu’ils répètent, c’est « asile politique aux États-Unis ». Après les forces de la police, c’est le consul bulgare qui arrive pour essayer de détourner les migrants de leur chemin. C’est aussi la seule possi bilité pour nos personnages d’utiliser la parole, dans leur langue. Tzvetan refuse cette possibilité : « Je ne veux pas parler aux Bulgares. » Cette austérité, preuve de la détermination virile du héros, contraste avec la volubilité du consul, représentant presque métaphorique d’un système politique basé sur le discours : « Le consul a commencé à nous menacer et à nous dire qu’on était des irresponsables, des traîtres à la patrie, et aussi qu’on était des idiots, qu’ici [en Occident], on allait nous tuer ou bien qu’on crèverait de faim, que personne en Occident ne se ferait de souci pour nous et que, finalement, on retournerait au consulat pour demander grâce. » Cette dure épreuve qui expose les protagonistes à l’arme redoutable, celle de la parole, produit la pre mière distinction au sein même du duo de combattants : « Tout à coup, Mitko me lance : “Allons, on retourne”. Alors, je lui crie : “Es-tu malade, bonhomme, on vient d’arriver et toi, tu veux retourner. Je ne retourne que mort. Tant que je suis en vie, je continue”. » L’homme fort continue avec détermination, tout seul. Quoiqu’il arrive plus tard, il devient, au moment de l’énonciation (« Je ne retourne que mort ») le héros du récit, le seul héros légitime puisqu’il assume à lui seul toute l’action de l’histoire. Après avoir débarqué de l’avion, c’est lui qui est désormais le moteur de l’intrigue narrative. La « sélection naturelle » vient de commencer. Partie structurante de la « jungle », la solitude est aussi un passage obligé de tout rituel initiatique3. Toute initiation commence dans l’isolement4. Et Tzvetan est visiblement prêt à rester tout seul dans un environnement totale ment étranger et inconnu, dont il ignore la langue, les lois et les façons de faire. Le héros de geste doit désormais apprendre – par l’action puisqu’il refuse le verbe – à affronter l’autre sur cette terre étrangère et forcément hostile. Pour Turner, le silence est la caractéristique
3. 4.
A. Van Gennep, Les rites..., le chapitre VI : « Les rites d’initiation » ; V.W. Turner, The Ritual..., le chapitre « Liminality and Communitas », p. 94-130. Voir le chapitre « L’institution et la légitimation de la supériorité masculine : les initiations et la disjonction des sexes », dans M. Godelier, op. cit., p. 61-90.
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structurale du rite liminaire, en opposition à la parole qui caractérise le « statut5 ». L’image de l’isolement initiatique est parfaitement incarnée par le camp de réfugiés où Tzvetan continue sa lutte pour la survie : « On mangeait une fois par jour et on passait trois heures en interrogatoire [...] Je suis resté cinq mois et demi à Madrid et la nourriture n’a jamais changé : des sardines en conserve, un morceau de pain et une assiette de haricots. » Mais « la foi dans la bonne for tune » proclamée dans les éditoriaux de Club M ne quitte jamais l’acteur sur le terrain : « C’était très dur, mais je ne l’ai jamais regretté. Je savais qu’un jour les choses allaient s’arranger », confesse-t-il. Et voilà que ce jour arrive, comme véritable sanction de la réussite de l’épreuve : Tzvetan reçoit le statut d’immigrant et peut partir pour l’Amérique. Cette première sanction officielle du parcours initiatique est un point tournant de l’histoire, marqué par une soudaine culmi nation émotionnelle du récit : « Quand j’ai atterri à l’aéroport Kennedy, j’ai pleuré et j’ai embrassé le sol. Je me suis dit : “Voilà ce dont je rêvais, et j’ai réussi. Je suis sur le sol américain”. » La traversée de la jungle : devenir Steve Dans le parcours initiatique, l’arrivée en Amérique représente un point de non-retour : Tzvetan Kostov cède la place à Steve. C’est ce moment liminaire, juste avant ce que Turner appelle redress6, où tout bascule et change pour de bon. Cependant, gagner la « terre promise » ne signifie aucunement gagner la bataille, ce n’est que la première étape, victorieuse, du parcours. En lisant l’histoire de Steve, qui se répand sur trois pages complètes de Club M, on réalise que l’arrivée en Amérique n’est que le commencement de la vraie lutte : celle pour la réussite. « Le début est loin d’être facile », en effet. Tzvetan Kostov – Steve – avait espéré l’aide de l’oncle de sa femme, un émigrant de longue date en Amérique. Lors de sa visite en Bulgarie, l’oncle aurait vanté sa fortune et pris des airs de millionnaire. Or Steve constate, sur le terrain, que l’oncle d’Amérique est en réalité un loser « misérable ». Le héros prends conscience qu’il ne peut compter que sur lui-même. Et nous, à ce moment-là, nous prenons conscience que « Steve » n’est pas que le nom d’une nouvelle identité culturelle, mais la production d’une identité individuelle effacée sous le système communiste. Dès lors, lui seul est responsable de sa survie et de son destin dans un environnement privé de toute sécurité sociale, l’envers de l’« aquarium ». 5. 6.
V.W. Turner, The Ritual..., p. 106. V.W. Turner, The Ritual..., p. 94-130.
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Le héros commence sa trajectoire américaine par un métier on ne peut plus mythique dans les récits d’émigration : il lave la vaisselle. Ensuite, il devient pilote d’hélicoptère. Il avoue avoir travaillé seize heures par jour pour un salaire de six dollars l’heure, une véritable exploitation. Lucide, le héros ne croit pas un mot des explications de son employeur qui justifie son bas salaire par le fait que Steve ne parle guère l’anglais. Encore une fois, la volubilité de l’employeur contraste avec la détermination taciturne du héros, qui est un homme d’action et non un homme de discours. Il sait très bien qu’il « pilote l’hélicop tère aussi bien que ses collègues [américains] ». Et dès qu’il estime le moment propice, il entreprend l’action nécessaire : il quitte son employeur pour devenir serveur dans le restaurant d’un hôtel. Tout en affirmant l’identité individuelle du personnage, cet acte de vaillance permet un nouvel élan ascendant de la trajectoire ini tiatique et une nouvelle séquence optimiste du récit : « Les pourboires me procuraient 100 dollars par jour. Ensuite, on m’a promu gestion naire du restaurant. Je travaillais quatre jours par semaine et je gagnais à peu près 600 dollars par jour. » Les premiers signes de la réussite apparaissent aussitôt : « J’ai fait la connaissance d’une fille très riche et on s’est acheté une maison. Moi, je me suis acheté une BMW toute neuve, ainsi qu’un garage au New Jersey. » Après l’obten tion des papiers américains à Madrid, l’acquisition de la maison et de la voiture de luxe représente la deuxième sanction objective de la réussite. Ces sanctions marquent des étapes importantes dans le par cours du combattant. Avec l’achat du garage, le héros devient businessman, il se lance en affaires. C’est un nouveau grade dans la hiérarchie libérale de l’identité individuelle : non seulement l’acteur est-il responsable de son propre destin, mais il produit lui-même du capital, de l’emploi, des représentations. En fait, ce n’est qu’à ce moment-là que le « sujet (ordinaire...) » devient « acteur » : il com mence à agir sur l’environnement économique et social. Comme dans un vrai récit d’aventure, une chute subite inter rompt l’ascension sociale du héros : « Dans les affaires du garage, je me suis fait fourrer par des Bulgares, j’ai perdu 40 000 dollars et le business s’est effondré », avoue l’immigrant entrepreneur. La phrase suivante de son récit ne doit guère surprendre le lecteur averti : « Juste après, j’ai rompu avec ma blonde »... Un malheur n’arrive jamais seul. La perte du capital entraîne, dans un effet de domino, la perte de toutes les marques de réussite, dont celle de la « blonde », qui est sans aucun doute une des plus déchirantes. Repartir à zéro est à la base du mythe américain et constitue la caractéristique distinctive du « nouvel homme » dont il est question
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ici : « J’ai tout recommencé, toujours dans les voitures : j’importais des Mercedes. » Mais cette nouvelle lancée vers les sommets est de nouveau brisée par une descente aux enfers qui introduit de nouvelles épreuves initiatiques dans le récit ; car, détrompons-nous, le héros est encore loin de la réussite finale. Des affaires louches lui pavent le chemin vers la prison. Steve avoue que là, il a vécu « les jours les plus terrifiants » de sa vie : « La vie, c’est tough, là-bas. J’étais avec les criminels les plus dangereux. Chacun porte un couteau, malgré l’inter diction. Tu sais, il n’y a rien de plus facile que les choses interdites. » Cet environnement hostile, quintessence de la « jungle », ramène notre héros à des stratégies de survie, comme au début de son histoire : « J’ai été dans des situations, quand ça devenait très dangereux, de mettre sous ma chemise 4 ou 5 Playboy, parce qu’il est [fait] de papier dur et épais. C’était pour me protéger : j’ai encaissé deux coups de couteau mais j’ai survécu. Là-bas, chacun se bat pour son territoire. Il y a aussi différents gangs : des Mexicains, des Portoricains, des Noirs... » Cette situation nous rappelle que, dans la « jungle », contrai rement au « futur radieux » du communisme, la proximité de l’autre est un danger mortel constant : « Ces gars-là n’ont aucun sentiment humain. Ils te coupent la tête pour 20 cents. Parce que tu l’as regardé d’un œil méchant, ou bien parce que tu l’as devancé dans la cantine, ou encore parce que t’arrives avec une sentence moins grosse. Il y a aussi beaucoup de règlements de comptes à cause de dettes, pour des histoires de pédérastes ou pour la drogue. » Dans ce contexte, la notion d’« amitié » prend, elle aussi, d’autres dimensions. Steve avoue que son meilleur ami a été blessé lors d’une bagarre et qu’il est mort quel ques jours plus tard. Une longue investigation s’ensuit. Pendant plusieurs jours, Steve est interrogé par la police et l’administration de la prison. Mais lui, il n’a « rien vu, rien entendu »... Comme à chaque fois, le refus de la parole sauve la vie à notre héros d’action. En Bulgarie, un tenace proverbe populaire dit qu’on ne devient un « vrai homme » qu’après être passé par l’armée, l’hôpital et la prison. S’il est vrai que beaucoup de monde passe par l’hôpital, et pas seulement pour des blessures de combat, et que les deux années de service militaire obligatoire7 ont fait office pendant longtemps de rite de passage pour les jeunes hommes, il reste que la prison, elle, moins fréquentée, est le véritable espace de la distinction virile. Voilà pour quoi cette institution fait souvent partie de l’épreuve initiatique du capitaliste post-socialiste. Comme exemple, la biographie de cet entrepreneur bulgare qui « vient de rentrer de Munich : la constatation que son diplôme d’ingénieur n’a aucune valeur auprès des Allemands 7.
En 1991, le nouveau législateur a réduit le service obligatoire à six mois.
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l’a poussé à trouver d’autres champs de réalisation8 ». Alors, l’exingénieur s’est illustré dans un film porno, est devenu ensuite garde du corps, puis voleur de voitures et, par conséquent, prisonnier. La prison est décrite comme le véritable lieu de l’initiation sociale9. Il en est ainsi parce que la prison, justement, menace le statut. C’est un espace liminaire où tout statut tend à s’effacer au profit d’une corpo ralité « primaire » (prima materia). Dans le cas de Steve, la prison est productrice de valeurs et de corps virils. C’est une étape cruciale du parcours initiatique parce qu’elle va laisser sa marque sur le corps même du héros10 et, d’une certaine façon, va tracer son destin après la sortie : « Je m’entraînais fort, chaque jour après le dîner. J’augmentais constamment les poids, les haltères, la résistance. Quand je suis entré dans la prison, je pesais 180 livres, quand j’en suis sorti, je pesais 230. Maintenant, il y a très peu de gens qui peuvent me faire face les mains nues. Après la prison, j’ai travaillé comme garde du corps auprès de gens très riches. » En effet, ce nouveau corps est le seul capital qu’il ait accumulé à la fin de cette épreuve virile. La chute du héros dans les limbes judiciaires a entraîné la perte de tout autre capital : écono mique, social et symbolique. Après la blonde, ce fut au tour des objets matériels de quitter le naufragé : la maison, trois Mercedes de 20 000 dollars chacune... « J’avais une BMW faite pour le rallye de MonteCarlo, une collection de bouteilles de vin estimée à presque 90 000 dollars. Des meubles, des bijoux, des costumes... J’ai tout perdu. » À la sortie de prison, c’est théoriquement un nouveau « départ à zéro ». En fait, pas vraiment. Car chaque épreuve compte : chaque passage accumule l’expérience de la « jungle », produit le corps viril et, finalement, la distinction symbolique. Le parcours initiatique devient la mémoire du corps, il le marque à jamais. C’est le seul capi tal qui ne se perde pas aux moments de déchéance. C’est pourquoi, à la fin de cette chanson de geste moderne, Steve a pu reprendre son business, le mener à l’expansion jusqu’en Californie, où « aujourd’hui, il est à nouveau riche ». La continuité à travers les ruptures initiatiques Isolement, dépossession et solitude du héros Comme tout parcours initiatique, le récit de Steve est une longue histoire de ruptures. Tout d’abord, il se sépare de son pays, la seule 8. 9. 10.
Valentina Gancheva, « Zov zad reshetkite », Club M, 2-3, 1991, p. 12. Ibid., p. 14-19. Un peu comme chez Michael R. Allen, Male Cults and Secret Initiations in Melanesia, Melbourne, Melbourne University Press, 1967.
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place qu’il connaisse avant sa fuite. La scène de l’avion, où il lutte pour sa survie à 10 000 mètres d’altitude, est une expression drama tique de ce détachement périlleux d’avec la terre natale. Ce départ donne un élan vertigineux au parcours migratoire. Le pays d’origine, c’est le premier deuil que le héros ait à faire : « Mon souvenir de la Bulgarie... [c’est] un souvenir bien morne, parce qu’un tel pays n’existe pas11. » Ensuite à Madrid, à mi-chemin, Tzvetan se sépare de son complice Mitko, le compagnon de parcours. C’est à ce moment que le récit adopte entièrement la forme « je » (Steve), laissant définitive ment le « nous » (Tzvetan et Mitko), pluriel qui ne réapparaîtra plus guère après Madrid. En Amérique, Steve rompt progressivement tout contact avec ses compatriotes : « Je les évite », avoue-t-il. Avant la prison, il dit avoir aidé plusieurs d’entre eux, mais s’est rendu compte que tous, « sans exception », ont essayé de le « fourrer », comme en témoigne la triste affaire du garage. La mise à mort de la mémoire du pays comprend aussi la sépa ration d’avec la famille et la rupture de tous les liens de parenté. En fait, ce n’est pas une séparation, c’est une longue liste de ruptures. Tout d’abord, séparation d’avec les plus proches : les parents, la famille. Le détachement de la famille d’origine est une étape obliga toire lors de toute initiation12. D’après le récit, l’appareil répressif de l’État communiste n’a jamais permis à la femme de Tzvetan Kostov de rejoindre Steve. Celui-ci n’a jamais vu son fils en Bulgarie, garçon qui « doit avoir treize ans déjà ». Puis l’arrivée à destination met fin au mythe de « l’oncle d’Amérique ». Finalement, en Californie, le héros apprend la mort de sa mère : J’ai essayé d’appeler mon père par téléphone. À cette époque, il n’y avait pas de connexion directe [avec la Bulgarie] et quand on m’a enfin transféré à la centrale bulgare, la bonne femme m’a dit : « Écoutez, camarade, il n’y a pas de tel numéro [de téléphone] ». Alors, je lui ai répondu : « Écoute toi donc, je ne suis pas ton “camarade”. J’appelle de Los Angeles et je paye en dollars et pas avec des foutus levas [kirlivi levove]. Alors, ne me dis pas qu’il n’y a pas de tel numéro, je suis né là-bas... » Elle a raccroché le téléphone.
L’échec de cette dernière tentative de rétablir un contact avec le passé et les origines met fin au parcours initiatique du héros. Il sait que « le pouvoir communiste en Bulgarie a voulu rompre tout lien entre lui et sa famille : comme si le sujet Tzvetan Kostov n’avait jamais existé ». Tzvetan Kostov n’est plus. Vive Steve ! 11. 12.
« niama takava darzhava », dans l’original. Voir, notamment, le schéma « Étapes de la vie d’un homme », dans Godelier, art. cit., p. 63.
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Le nouveau nom – la « dénomination », dirait van Gennep13 – exprime le changement de statut. Les ruptures que ce changement implique produisent un récit de passage marqué par le thème de la solitude. Il y a un lien de proportionnalité entre la solitude et la réus site, tout au long du récit. Plus le héros se rapproche de l’horizon téléologique, plus il est « seul ». Abandonné par son ami, séparé de sa parenté, après la perte de son garage et de son chiffre d’affaires de 40 000 dollars, Steve perd sa « blonde ». Ainsi, la « solitude » est conditionnée par la « séparation » (d’avec les autres sujets) et par la « perte » (des objets). Paradoxalement – et c’est cela qui est intéressant dans ce récit – toutes ces pertes et ruptures font avancer la trajectoire victorieuse du héros. Chaque perte fait office d’introduction à la réus site suivante, et plus la première est dramatique, plus le « coup » qui lui succède est « gros ». Ce sont le « haut » et le « bas » de la structure liminaire chez V.W. Turner14, opposés et mutuellement indispensables. En fait, cette structure narrative « imite » celle du conte populaire bulgare, où la perte initiale que subit le héros (perte d’héritage, d’ob jet magique, de fiancée) se voit renversée, transformée en atout lors de l’accomplissement de la mission à la fin du récit15. Et c’est ici « l’im pératif de la perte » dans la trajectoire initiatique : c’est la perte d’un monde familier (et souvent familial) qui crée les conditions nécessai res du « passage ». Et respectivement, il n’y a pas de réussite sociale, dans la représentation post-communiste, sans pertes préalables. « The liminality of the strong is weakness », dirait Turner16. La vie sociale apparaît ainsi comme un processus dialectique qui implique « l’expérience successive du haut et du bas ». Chez Steve, la perte devient un repère structurant pour l’évaluation de la réussite ulté rieure. Et l’analogie ne serait guère trop poussée si l’on voyait dans ce récit individuel l’idée même de la « transition » sociale en Europe de l’Est : c’est grâce à une « thérapie de choc17 » – à une période de privations et de restructuration « chirurgicale » de l’économie – que les pays socialistes sont supposés atteindre la prospérité capitaliste.
13. 14. 15. 16. 17.
Van Gennep, op. cit., p. 143-144, 149, 157-158. Dans l’original : « Liminality implies that the high could not be high unless the low existed », The Ritual..., p. 97. Yordanka Kotzeva, Tabu – zabrani v balgarskite valshebni prikazki, Sofia, 1989, p. 11. The Ritual..., p. 200. Voir Jeffrey Sachs, Poland’s Jump to a Market Economy, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1993 ; Leszek Balcerowicz, « Common fallacies in the debate on the eco nomic transition in Central and Eastern Europe », EBRD Working Paper, 11, oct. 1993.
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IMAGE 14. Le « loup solitaire » Photo, archives de Steve, Club M, 10, 1993, p. 6. Le parcours initiatique en Amérique fait de Steve un véritable « loup solitaire », comme il est écrit sur son blouson : Lone Wolf.
L’action physique de l’acteur révèle des opérations mentales18 et le corps individuel renferme la téléologie sociale. À travers séparations et ruptures, Steve passe du « nous » initial au « je » de plus en plus assumé, pour s’identifier finalement à un « loup solitaire » (image 14), comme pour confirmer le proverbe connu que « le cou du loup est épais parce que le loup fait ses affaires luimême ». Comme l’affirme, une décennie plus tard, un entrepreneur des années 1990 : « les loups solitaires sont des individus rares et deviennent des légendes » ; pour avouer ensuite que ses seuls vrais amis sont « les gens qui ne me demandent rien », car « la majorité des gens sont médiocres et donc profiteurs19 ». Ou bien cette femme d’affaire qui discourt sur sa solitude : « Je ne suis peut-être pas com plètement émancipée, mais je ne suis pas faible. Je crois que l’homme naît, et meurt, toujours seul. L’important, c’est ce qu’il fait avec ça20. » Le thème de la solitude structure le récit initiatique puisque l’affirma tion du corps individuel est le véritable enjeu de l’initiation. La fin de l’histoire de Tzvetan Kostov – Steve nous exhibe un corps autonome et physiquement très fort. Et ce n’est pas un hasard si le récit prend fin en Californie (image 15), cet aboutissement géographique du rêve.
18. 19. 20.
Dans le sens de Durkheim, op. cit. Club M, 1, 1996, p. 42. Club M, 2, 1993, p. 19.
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IMAGE 15. Steve en Californie Photo, archives de Steve, Club M, 10, 1993, p. 6. La Californie est à la fois le bout de « l’Occident », du rêve américain, et de la trajectoire de Steve. Si la « blonde » est à ses côtés, c’est que tout va bien pour le héros.
Liminalité et agrégation : le risque, valeur structurante du corps Cette conquête ne peut se produire qu’après un long parcours parsemé de dangers mortels, de dures épreuves, de sacrifices doulou reux et de dépossessions symboliques. La continuité de la trajectoire est ponctuée par ces ruptures successives dont le héros sort de plus en plus fort et déterminé. Et la catégorie de « risque » exprime parfaite ment cette détermination aux ruptures dont ne cesse de faire preuve notre héros. Prendre des risques, être prêt à la rupture et à l’inconnu, c’est ne pas avoir peur. La vaillance et la témérité, valeurs tradition nellement viriles, incarnées dans le mythe bulgare par l’image du junak, mais aussi présentes dans la littérature indo-européenne orale et écrite21, répondent ici à l’impératif de courage. « J’ai réussi parce 21.
Notamment dans toute la littérature épique, le « Roman de la Rose » et les chansons de geste, le roman d’aventure, et jusqu’au scénario d’action holly woodien.
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que je prenais beaucoup de risques... », nous confie le héros lui-même : « [...] on gagne ou on perd. Moi, j’ai gagné et j’ai perdu. Et j’ai gagné à nouveau ». Le « risque », cette nouvelle valeur, dévalorise forcément l’ancien impératif de « travail », constituant de l’éthique traditionnelle paysanne22 et petite-bourgeoise23 et du code moral communiste. « C’est grâce aux risques que je suis devenu riche. C’est impossible de s’en richir par le travail [...] Pour ça, il faut être un industriel, un produc teur dans le show-biz, une vedette, ou un mannequin », conclut Steve. En effet, « travail » et « risque » renvoient ici à des champs réfé rentiels opposés. Référence constituante de la classe moyenne, le « travail » gère et normalise le corps collectif. Par le biais du plan quinquennal, le Centre communiste inscrivait le corps collectif dans le temps téléologique, celui de l’avenir radieux, où le « travail » assu rait la continuité « planifiée » et projetait le sens de la vie humaine sur un horizon à long terme. À l’inverse, le « risque » se manifeste comme une valeur individualiste, détachant l’acteur à la fois du corps collectif, de la normativité sociale (Steve est un « aventurier » ; il échappe au contrôle social), de l’économie planifiée (tout plan est invalidé dans le parcours initiatique) et finalement de la continuité du projet collectif. Comme c’était le cas chez le dealer de la rue et chez le chasseur de rennes, le rapport du « businessman aventurier » au temps social est remodelé de façon radicale. Les ruptures de parcours sont les conséquences du « risque ». Ainsi, le temps du héros connaît des fluctuations brusques et de grande amplitude : « sujet ordinaire de la Bulgarie socialiste » – « individu libre » en Amérique – plongeur – businessman – prisonnier – « riche à nouveau ». Ces hauts et bas modulent le temps épique (le temps du héros), altérant ainsi la conti nuité « planifiée » du récit et du sujet communiste. Le rite initiatique structure le récit de vie de celui qui change de contextes sociaux. Ainsi, les ruptures initiatiques donnent le rythme de cette chanson de geste, parfaitement exprimé dans le titre : « J’ai gagné, j’ai perdu et j’ai gagné de nouveau ». Dans la syntaxe du titre, la conjonction de coordination « et » renferme en soi tout un parcours initiatique. Elle exprime la continuité de la trajectoire individuelle à travers une série de ruptures plus dramatiques les unes que les autres. C’est une manière de gérer la discontinuité biographique en temps dramatique24. 22. 23. 24.
Ivan Hadjiyski, Bit i dushevnost..., vol. 1, le chapitre « Dneshnata moralna kartina na Bulgaria... » (Image morale de la Bulgarie aujourd’hui), p. 140. Ibid., vol. 2, le chapitre « Trudolyubieto – zakon na zhivota » (Le travail comme loi de la vie), p. 196-210. Voir la description des rites de disharmonie dans Max Gluckman, Order and Rebellion in Tribal Africa, Londres, Cohen & West, 1963. De son côté, Lévi-Strauss
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Ces ruptures ont aussi une importante fonction structurelle : elles deviennent des repères spatio-temporelles pour le corps en initiation. L’évolution du temps épique correspond au déplacement progressif du sujet vers l’Ouest géographique qui prend, ici, les fonctions de « centre ». La Californie – point ultime où le temps narratif s’arrête – signifie l’horizon eschatologique du récit : la fin. Pour y arriver, le héros entreprend un voyage initiatique dont chaque épreuve porte le nom d’une conquête géographique : Madrid, l’aéroport Kennedy, le New Jersey... et finalement la Californie. La cartographie du parcours initiatique de Steve illustre, à travers l’espace épique, les nouvelles normes dans la façon de penser le corps. Chaque épreuve (étape ini tiatique) produit une distinction entre le corps physique et le corps social du héros. Le corps social « adulte », qui est l’aboutissement des rites d’initiation traditionnels, correspond ici à la production du « corps de la réussite », qui est l’aboutissement de la trajectoire individuelle et qui atteint l’horizon téléologique du récit post-communiste. L’accumulation du capital économique est physiquement marquée par l’accumulation de la masse musculaire. Le passage du « sujet ordinaire », dissolu dans le corps collectif socialiste, au « loup soli taire » qui se débrouille tout seul dans la « jungle », tout ce passage initiatique est donc accompagné de l’accroissement du corps physi que : d’une « catégorie moyenne » (180 lb) au début, il passe au « poids lourd » (230 lb), celui de Mike Tyson. Ainsi, le parcours initiatique est inscrit sur le corps physique qui porte toujours les cicatrices de cou teaux et l’architecture musculaire longuement bâtie. Et réciproque ment, le corps physique procure une lecture iconique de la trajectoire sociale avec toutes ces luttes symboliques. Dans ce sens, le corps viril de Steve raconte son expérience sociale et spatiale de la même manière qu’Adrienne Rich « situe25 » son histoire identitaire dans son corps de femme : « to locate myself in my body [...] means recognising [...] the places it has taken me, the places it has not let me go26 ».
25. 26.
(L’homme nu..., p. 603) insiste sur la fonction du rite de faire du continu à partir du discontinu. L’auteure définit le corps physique en tant que « place of location » : Adrienne Rich, Blood, Bread and Poetry, Londres, W.W. Norton & Co., 1986, p. 212-215. Ibid., p. 215.
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IMAGE 16. Steve, le corps syncrétique Photo, archives de Steve, Club M, 10, 1993, p. 6. Dans le fauteuil de son bureau à Los Angeles, portant un maillot qui laisse voir ses bras musclés, Steve affiche fièrement l’image de l’haltérophile, icône bulgare par excellence. Le téléphone, moyen de communication et métaphore de la mobilité, participe pleinement à la construction du « corps communicatif » de Tzvetan Kostov – Steve.
Le corps physique – lieu de ruptures initiatiques – est aussi por teur de la continuité culturelle27. Le héros qui refuse constamment le recours à la langue laisse s’exprimer son corps de lutteur : un corps physique qui a été culturellement conçu en Bulgarie, notamment par le système sportif de l’État, avant d’être affirmé, redéfini et initié en Amérique. Dans le fauteuil de son office à Los Angeles, le maillot qui laisse s’épanouir les bras musclés de Steve affiche fièrement l’image de l’haltérophile, icône bulgare par excellence (image 16). Steve est la jonction parfaite, quoique syncrétique, des corps bulgare et califor nien. Entre Tzvetan Kostov et Steve, la distance qui sépare les deux identités du personnage est à la fois géographique et sociale. Sa mobi lité sociale s’exprime à travers ses déplacements dans l’espace. La confrontation du héros à diverses épreuves qui structurent l’espace et le temps narratif, afin d’aboutir à la production d’un « grand homme » qui incarne les valeurs dominantes, font de ce récit une véritable chanson de geste moderne, parfaitement adaptée au contexte de la « jungle ». Tout comme Tyson, Steve est un héros profondément local greffé sur un modèle occidental ; son récit de passage est la réactua lisation émouvante du mythe du junak bulgare, matrice culturelle et intemporelle de la réussite sociale.
27.
Bell et Valentine (Consuming Geographies..., p. 24) vont jusqu’à considérer le corps comme « capital culturel ».
Page laissée blanche intentionnellement
Capital physique versus capital scolaire
Le lutteur contre le nerd : la hiérarchie des corps
D
ans La distinction, Bourdieu insiste sur la valeur du capital scolaire dans les structures d’inégalité sociale en démontrant que les finissants des grandes écoles en France ont plus de chances de réussir que les autres. Dans un tel contexte, le diplôme a une valeur structurante, c’est un marqueur social. Il en est autrement en Bulgarie, où les classes commencent à peine à se former, où le système d’éducation est soumis à des changements majeurs et où le rapport au monde se fait sur d’autres codes culturels. En fait, la notion de « diplôme » est presque inexistante dans le contenu d’un magazine sur la réussite qu’est Club M. Dans le peu de cas où elle est indirecte ment évoquée (par des souvenirs d’école dans les récits des entrepre neurs d’aujourd’hui), c’est plutôt en contre-modèle des valeurs contemporaines de la réussite. Le « businessman de l’année 1992 » raconte qu’il a toujours eu les pires notes en maths. « Cela n’est-il pas défavorable à votre business ? », lui demande le journaliste. « Je ne crois pas, car encore à cette époque-là, comme étudiant, j’ai commencé à faire de l’argent », répond l’homme d’affaires de l’année, et il conclut : « Faire de l’argent et faire des maths, ça n’a aucun rapport1 ». 1.
Plamen Timev, « Vinagi sam zhivial nashiroko » (J’ai toujours vécu à l’aise), Club M, 3, 1993, p. 4-5.
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
Dans un autre numéro du magazine, on dresse le portrait du banquier, figure emblématique des « nouveaux Bulgares2 » : « L’ambition de la réussite et le désir de vaincre sont les traits les plus représentatifs du banquier bulgare d’aujourd’hui. Ces traits-là renforcent son intelli gence primaire, naturelle, et le décontaminent de la maladie acadé mique », affirme le spécialiste3. Un autre commence sa biographie ainsi : « J’étais au secondaire quand je me suis élaboré cette stratégie contre le système : j’ai compris que plus j’étais un bon élève, plus je devenais un citoyen docile. Ce n’était pas ça que je voulais... Et j’ai arrêté d’étudier4. » Le capital scolaire est ainsi associé au système communiste et est donc non seulement hors d’actualité, mais poten tiellement dangereux : il peut freiner l’épanouissement personnel à l’époque contemporaine. La notion de « diplôme » est plus fréquente – mais non moins dévaluée – dans d’autres sources écrites. « Ne comptez pas sur votre diplôme ! », avertit le journal 24 chassa5. On constate que « l’éducation a dégringolé dans le système des valeurs du jeune Bulgare ». Les représentations de la réussite se sont ainsi décomposées en images morcelées et souvent contradictoires. « Néanmoins, une chose est catégoriquement claire : c’est l’argent qui mesure désormais la réus site. » Par conséquent, le prestige des professions « académiques » ou intellectuelles « a dramatiquement chuté parce que leur rémunération, qui était traditionnellement basse, a pris maintenant un sens nou veau », note l’auteure de l’étude. Et ce serait la nouvelle culture du corps qui a fait basculer ce système des valeurs : « Le cou épais dis qualifie les diplômes scolaires et les manières intellectuelles6. » Un des hashove du groupe Kanaleto, auteurs du « Tyson kjuchek », exprime ce renversement des valeurs dans le couplet suivant : Uj gramoten az bjah
J’étais, pour ainsi dire, éduqué
Bezraboten stoyah
Mais je restais chômeur
Na kvartira bez TEC
Le chauffage coupé
Vzeh, che stanah borec ! 7
2. 3. 4. 5. 6. 7.
Alors, je suis devenu lutteur !
« Novite Bulgari » (Les nouveaux Bulgares). Mincho Draganov, « Bankerât : Nastapatelen, osvoboden ot predrazsadaci, galantno aroganten », Club M, 11, 1996, p. 20. Club M, 3, 1999, p. 49. « Ne razchitayte na diplomata », M. Yanova, « Kak se stava... », art. cit. Ibid. Zueka, dans Luben Dilov (fils), « Hashovsko vino », Sega [hebdomadaire], 50, 19-25 décembre 1996, p. 53.
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La confrontation entre le corps (fort) du lutteur et le corps (chétif) de l’intellectuel est merveilleusement représentée dans les « romans vulgaires » de Kalchev : Au Moyen Âge, les pirates ont tenu le même rôle que les lutteurs en Bulgarie aujourd’hui. Des hommes qui font leurs propres lois. Des gens pleins d’énergie mais rejetés par les institutions, tout comme les pirates au 15e siècle. Un petit nerd studieux ne devient pas pirate, ni lutteur. Les petites forces du nerd lui suffisent juste à avaler la matière qu’il étudie, alors que dans la vie, dans la vraie vie, il entre comme un vieillard foutu, juste bon à végéter dans un bureau. Et c’est l’heure du pirate. Il fait une entrée fracassante, sans peur, vaillant, plein de courage et de force. Il jette le nerd à la poubelle et conquiert le monde8.
On a remarqué que cette image du lutteur simple et costaud, éner gique, vigoureux et en bonne santé, près de la « nature » et, par là même, supérieur à l’intellectuel cérébral, compliqué, tordu et anémi que, s’approprie curieusement des modèles globaux. Comme cet article sur Mel Gibson, « l’homme le plus sexy de la planète », paru en 1996 : Doté par la nature d’un corps costaud9, exprimant de la force et de l’énergie primaire, cet Australien d’origine américaine s’affirme par son attitude naturelle et par sa simplicité... Ce n’est pas un intellectuel postmoderne. Pragmatique, il est toujours dans la réalité, ainsi a-t-il laissé à d’autres les analyses profondes sur les problèmes éternels de l’existence10.
« L’enseignement – un pont vers l’avenir », titrait fièrement Bulgarie d’aujourd’hui en 198511. En 1986, ce sont les figures du « savant12 » et de la directrice de l’école prestigieuse13 qui sont mises en avant pour signifier la réussite. Une décennie plus tard, la valorisation du savoir corporel14, au détriment du savoir institutionnel (celui des centres de discours), arrive à temps pour signifier cette révolution sociale et symbolique – la seule vraie révolution anticommuniste – qui vient de 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14.
Hristo Kalchev, Caligula..., p. 7-8. Le mot zdravenyak, dans le texte original, signifie un corps à la fois naturellement fort et en bonne santé (de la racine zdrave : santé). Boriana Mateeva, « Mel Gibson : nay-seksi mazh na planetata », Club M, 5, 1996, p. 24. Pentcho Tchernaev, « L’enseignement – un pont vers l’avenir », Bulgarie d’aujourd’hui, 444, 1985, p. 24-25. Tzvetan Bontchev, « Le savant » (entrevue), Bulgarie d’aujourd’hui, 458, 1986, p. 14. Gergina Toncheva, « Une vie d’enseignante » (entrevue), Bulgarie d’aujourd’hui, 467, 1986, p. 14. Maurice Merleau-Ponty l’appelle « intelligence du corps » : Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
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se produire : le corps individuel, l’ancien corps-machine, est libre ! Non pas le corps collectif, toujours soumis aux centres de décision étatiques, à la direction de l’entreprise, aux bureaux de l’emploi, à la distribution de la retraite, etc., mais bel et bien le corps physique, le corps résistant. « Je le sens toujours, instinctivement, quand on est en train de me préparer un mauvais coup », nous assurait le lutteur. Jetant les diplômes à la poubelle, ces corps individuels rejettent la domination – si longtemps endurée – du centre discursif, cette « tête » qui se reproduisait dans le discours inculqué aux masses, ce discours qui prétendait que « réussira celui qui étudie ». Dans une véritable revanche sur le centre, le lutteur post-communiste démontre de façon éloquente que, tout au contraire, ne réussira que celui qui apprend par son corps, celui qui est dans l’action et non pas dans la méditation, celui qui est dans la « jungle » de la rue et non pas dans l’« aquarium » de la salle de classe. Si le « vrai homme » postcommuniste doit « sentir la poudre, les pieds et le cheval », il incarne du même coup « la civilisation de l’autodidacte ». « Quand avonsnous vu un cow-boy suivre des cours avant de passer à l’action ? », demande Maximilien Laroche, et répond : « Il se forme sur le tas, il apprend à être cow-boy en étant cow-boy15. » Dans le modus vivendi du lutteur, le faire précède le savoir et le jeu précède la règle. Ce capi taliste autodidacte détruit la conception dualiste du monde qui oppo sait tête et corps, esprit et matière, centre et périphérie, suprastructure et base. Dans sa situation anti-institutionnelle, il est le monde, ici et maintenant16. Comment l’économie planifiée biaise-t-elle l’horizon d’attente sexuelle : la femme entreprenante et l’intellectuel montréalais Dans ce contexte, l’image de l’intellectuel, stéréotypé comme être méditatif et auto-réflexif, se prête particulièrement bien à l’idée nouvelle du loser. Dans l’histoire qui suit, on découvre que la sanction ultime d’un loser vient de son partenaire sexuel : « Le mien17 est parti pour le Canada. J’ai eu le sentiment de renaître. Qu’il m’avait tannée dans son rôle de génie incompris... Quand je l’ai vu partir, j’ai organisé
15. 16.
17.
Maximilien Laroche, Dialectique de l’américanisation, Québec, GRELCA, Université Laval, 1993, p. 12. Dans cet ordre d’idées, Bourdieu soutient que ce qui est appris par le corps « n’est pas quelque chose qu’on a », mais « quelque chose que l’on est ». Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 123. Moyat, en bulgare : façon populaire de dire « mon conjoint ».
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un garden party18 » : le récit de cette femme d’affaires de 33 ans est particulièrement révélateur des nouvelles valeurs sociales. En le lisant, je me suis demandé ce qui avait pu unir cette propriétaire d’entreprise à un artiste manqué aux airs intello, son conjoint ; puis j’ai réalisé que leur liaison avait commencé dans un autre contexte, celui de l’économie planifiée. Quelque chose a bel et bien changé, et ce n’est probablement pas tellement de changement personnel qu’il s’agit, mais certainement de changement social. Mais alors, comment l’éco nomie planifiée a-t-elle pu tromper l’horizon d’attente sexuel de la narratrice ? Quelque chose de grave, non : d’horrible, s’est produit, et nous devons l’investir scrupuleusement en remontant jusqu’aux sources du drame. Frissons 1 Toute cette histoire a commencé voilà sept ans. Tu me parles d’« amour », de « frissons », de « sexe » : on l’a fait dans l’escalier, dans le bain, et même dans une Fiat polonaise19. Il étudiait le design à l’Académie [des beaux-arts], me racontait ses projets, les miracles qu’il allait créer, une fois diplômé. Moi, je l’écoutais bouche bée, j’ai dû être complètement cinglée pour l’avoir épousé20.
Alors que la distinction économique est très restreinte dans l’économie planifiée (absence de propriété privée, de chômage et de libre initia tive ; tout le monde est salarié de l’État), c’est le capital symbolique qui prend un rôle central dans la distinction sociale, et ce capital, on commence à l’accumuler à l’école, et, mieux encore, à l’Académie. La maîtrise du discours, sanctifiée par le diplôme universitaire, rap proche du pouvoir et procure du prestige social. Ainsi, les « gens de la culture » ont bénéficié de charisme21 public, en l’absence de vrais acteurs économiques. Dans ce sens, un finissant de l’Académie des beaux-arts est un partenaire plutôt prometteur et l’épouser n’a rien de « cinglé ». Quand le salaire est assuré et la production (artistique) planifiée, un jeune homme éduqué, « intelligent » et « romantique » rendrait jalouses plus d’une amie de l’heureuse mariée. Eh bien, voilà un horizon d’attente trompé ! La fin des études coïncide avec la fin de l’économie planifiée et du travail assuré. Une nette dépréciation du capital culturel – quand il n’est pas soutenu par 18. 19.
20. 21.
Club M, 11, 1993, p. 38. Le modèle polonais de la Fiat, très répandu dans les pays socialistes des années 1980, se distinguait par ses dimensions minuscules qui imposaient, par con séquent, des prouesses acrobatiques aux éventuels partenaires sexuels. Club M, 11, 1993, p. 38. Dans le sens de Bourdieu, La distinction..., p. 229.
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un capital économique substantiel – se manifeste dans les récits postsocialistes. Certains chercheurs vont jusqu’à voir dans ce renversement des valeurs la manifestation la plus nette du changement social22. En effet, le créateur artistique était l’incarnation de la supériorité de la tête pensante sur le monde matériel, mercantile et corporel. Par consé quent, l’État socialiste dotait le créateur non seulement d’un pouvoir symbolique, mais aussi d’un capital économique décent, prenant ainsi soin qu’un créateur dont personne n’achetait les œuvres ne vive pas pour autant dans la misère. Dans la plupart des cas cependant, ce capital n’était pas suffisant pour être converti en capital primaire sous le jour capitaliste. En même temps, l’éducation, l’art, le savoir académique, bref : la « culture de l’écrit », ne sont plus des valeurs en eux-mêmes, indépendants comme ils semblaient l’être de la réalité économique. L’artiste doit produire et vendre, et ce sont ces capacités de production et de placement qui deviennent des « catégories clas santes », pour reprendre le langage de Bourdieu, dans le contexte nouveau du marché libre. Dans un texte à saveur morale, celui qui fait office de « gourou » de la masculinité post-socialiste expose la condition de l’écrivain mâle, c’est-à-dire comment celui-ci peut être à la fois « écrivain » et « vrai homme (mâle) » : Par écrivain, je n’entends pas quelqu’un qui chiale, pendant que sa maîtresse le nourrit, parce qu’on ne publie pas ses vers. Écrivain, pour moi, c’est quelqu’un qui gagne son pain grâce à la vente de ses textes littéraires. Et ceci non pas avant le 10 novembre 1989 mais justement après cette date. Dans la société totalitaire – la société des niaiseries – il n’était pas difficile d’être écrivain. Tu écris une petite nouvelle, une petite poésie, et hop ! : on t’a publié. Ensuite, tu peux rester tranquille pendant 10 ans, tu ne mourras pas de faim... Or, tu peux bien mourir de faim dans la démocratie, si on t’a niaisé [en te faisant croire] que tu étais un écrivain23.
Ainsi, une hiérarchie des capitaux prend forme, la capacité de vente et le capital économique sanctionnent et légitiment l’ancien capital symbolique. Les nouveaux impératifs sociaux dressent une frontière entre les gens de la réussite et les losers, dans le champ social en géné ral aussi bien qu’à l’intérieur du champ intellectuel. Dans un autre article, le même « gourou » donne l’exemple concret d’un parfait loser intellectuel :
22. 23.
Roumiana Deltcheva, « New Tendencies in Post-totalitarian Bulgaria : Mass Culture and the Media », Europe-Asia Studies, 48 (2), 1996, p. 305. Valentin Plamenov, « Istinskite mazhe ne se budalkat » (Les vrais hommes ne niaisent pas), Club M, 3, 1996, p. 25.
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[Il] écrivait des vers sur les ouvriers, débattait pendant les réunions24, et discrètement regardait du porno. Maintenant, il est au chômage, saoul, pogné, méchant et grincheux. Il n’est pas capable de gagner trois sous avec ses écrits, mais peste contre Stoïchkov et Kostadinov qui auraient de gros salaires. Il aimerait conduire une Lancia Integrale... boire du bourbon... baiser des actrices... Il m’a même confié sa concep tion : « Nous, les écrivains, on devrait se mettre en grève ! » J’ai failli lui répondre que de toute façon il était en grève, puisqu’il n’y a personne qui achète même pas une ligne de ses écrits. Mais son regard était si rêveur que j’ai vite laissé tomber25.
On remarquera que le personnage du loser intellectuel est situé dans un univers clos, et ce, même pendant sa vie sous le communisme : son monde, c’est les réunions à huis clos, son union syndicale des écrivains et, enfin, la discrétion de sa chambre privée, sombre lieu de visionnement porno. Cet « aquarium » clos, c’est aussi le choix du « tamanoir », d’après Bernard Arcand : « La pornographie [...] opte pour le modèle tamanoir : vivre confortablement dans un isolement protégé et douillet qui permet d’échapper aux contraintes sociales traditionnelles26. » Se terrer dans la pénombre de son trou, en mas turbation acharnée contre le mur qui le sépare du « vrai monde », jouissant au son du magnétoscope, faute de pouvoir « baiser des actrices », c’est l’obscur destin de l’intellectuel, ce tamanoir du savoir. Inadapté au grand jour, ce tamanoir socialiste ne s’est pas constitué en corps individuel. Dépourvu, par conséquent, de corps sexuel socia lement acceptable, ce membre d’une union des écrivains semble voué à la masturbation éternelle. Frissons 2 Le décalage – à fonction tout à fait « poétique » – entre rêve et réalité, c’est ce qui définit le loser. Ce même décalage, qui a tourmenté et inspiré tant d’artistes et de gens de lettres, c’est la source même qui irrigue le champ référentiel du « poète mélancolique », ce contremodèle duquel l’acteur de la « jungle » voulait se dissocier à tout prix. L’homme de la réussite post-communiste – qui s’inscrit dans l’action, en opposition à la culture de l’écrit – fait des gestes décisifs pour rac courcir cette distance qui le sépare du rêve. Dans la figure 3, on a souligné l’importance de l’« angle de rapidité » qui nous sépare de
24. 25. 26.
Il s’agit des réunions de l’Union socialiste des écrivains, sous le régime commu niste. Valentin Plamenov, « Hronika na edni predizvesteni pichove » (Chronique des pich avertis), Club M, 6, 1994, p. 14. Op. cit., p. 355.
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l’horizon de la réussite. Antipode de l’entrepreneur actif, le loser évo lue dans le sens opposé : il s’éloigne de l’horizon social, stigmatisant son rêve dans un monde introverti, comme une pure projection du fantasme, telle l’image des « actrices » dans la praxis onaniste de l’écrivain socialiste. Dans le récit de l’épouse entreprenante, l’évolution de son « intellectuel » après l’obtention du diplôme ne fait qu’éterni ser la distance entre ses projets de finissant de l’Académie, devenus des « miracles », et sa praxis de chômeur post-communiste : [...] et [« ]Picasso[ »] n’arrivait jamais à se trouver du boulot... de toute façon, sa muse aurait dû être morte d’attente depuis belle lurette puis qu’elle ne se présentait jamais. L’intellectuel restait toute la journée à la maison, le regard fixé sur son nombril, en attendant que le miracle se produise. Pendant ce temps-là, les enfants grandissaient, voulaient manger. J’ai commencé à travailler à deux endroits pendant que le génie se cherchait un travail génial. Il ne l’a jamais trouvé, et moi, j’ai fondé mon entreprise, je lui achetais ses cigarettes et ses culottes... Je ne voulais pas divorcer à cause des enfants, juste à cause des enfants...
Ainsi, une brutale différenciation sociale se met à l’œuvre au sein de la famille. Avec son diplôme d’artiste, l’homme, que la tradition veut « chef de famille » (glava na semeystvo), évolue en loser lamentable, pire : en irresponsable. Son épouse qui, face à la réalité devenue brusquement éprouvante, sent l’obligation morale et la responsabilité maternelle d’entreprendre quelque chose, de réussir, le traite de tous les noms : « Picasso », « intellectuel », « génie », comme pour rajouter du ridicule, par ces notions obsolètes, pathétiques et grotesques, à ce portrait d’académicien perdu et d’homme manqué. Incapable de produire de l’argent, celui-ci est destitué de son statut social d’homme : il s’avère inapte à nourrir la famille27, à prendre soin des enfants et même à honorer son épouse : « La pire horreur, c’était le soir. À peine me suis-je couchée et hop ! : il me colle sur le dos. J’avais la nausée : tantôt j’étais crevée de fatigue, tantôt j’avais mal à la tête, tantôt [j’inventais] une autre affaire. Bon, mais à un moment donné, t’as déjà fait le tour de toutes les versions, alors faudrait bien te sacrifier quelques fois... » Le contraste entre cette scène morose et les scènes d’amour inten ses et prolifiques « dans l’escalier », « dans le bain » et dans la Fiat polonaise parle de la construction sociale de la sexualité, à savoir comment le corps sexuel évolue d’après les paramètres sociaux, tels
27.
De retour aux définitions de Plamenov : « Un vrai homme, [c’est] quelqu’un qui peut nourrir sa famille, défendre sa maison... » (« Istinskite mazhe... », p. 25) ; « Il est impossible que tu sois un vrai homme si ta famille a faim » (« Hronika... », p. 14).
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que la réussite ou son contraire, le chômage. Bien sûr, le sexologue pourrait attribuer cette évolution à l’usure qui vient avec le temps, la banalisation des rapports sexuels lors de la vie familiale, etc. Mais il n’est nullement question de tout cela dans le récit de l’informatrice. Ici, il n’y a que deux paradigmes qui suivent un seul et même axe narratif : la carrière sociale des acteurs et leur pouvoir d’attraction sexuelle. Le capital physique (ici, dans sa dimension sexuelle) et le capital économique évoluent en parfaite harmonie, le premier se montrant entièrement dépendant du deuxième. L’homme socialement prometteur du début de l’histoire, animé par des projets audacieux et donc tourné vers l’avenir, stimule chez la protagoniste le jaillisse ment volcanique d’un horizon d’attente sexuel capable d’incorporer cette dimension d’« avenir » dans une baise « ici et maintenant », n’importe où, au présent. À l’inverse, l’incapacité d’atteindre l’horizon de la réussite sociale qu’on a soi-même créé donne de la nausée sexuelle. Ainsi, la dévaluation sociale de l’acteur va de pair avec sa dépréciation sexuelle. Maintenant, l’intellectuel m’envoie des lettres du Canada, il lave la vaisselle à Montréal. Il dit s’ennuyer de moi (bah oui, qui voudrait baiser avec lui, et le nourrir en plus !), qu’ils ne pouvaient pas l’appré cier (ah oui, ces cons de Canadiens !), et qu’il aurait l’intention de se présenter à un concours dans une agence de publicité (ouais, il va les émerveiller sans aucun doute !)... J’ai des frissons à la seule idée qu’il pourrait se présenter un beau jour à ma porte et sauter tout bonnement dans mes draps...
Ainsi, le récit s’ouvre et se clôt sur des « frissons ». Ces derniers « fris sons » n’ont toutefois rien des frissons d’amour du début. Ce sont des frissons d’horreur, ceux de la mort, car il s’agit bien de l’apparition hypothétique d’un mort. Les lettres du Canada sont des « lettres d’outre-tombe », non pas parce qu’elles viennent d’un autre espace28, mais parce qu’elles portent la signature de quelqu’un qui n’existe plus pour le contexte récepteur : cette espèce de Chateaubriand montréa lais est le fantôme de quelqu’un qui a été progressivement dépossédé de tous ses corps : l’individuel, le social, le physique et le sexuel.
28.
Dans ce sens, il est intéressant de remarquer la différence de perception entre « le Canada » ici et « l’Amérique » (les États-Unis) dans le récit de Steve.
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Pour consommation immédiate Anti-Hamlet : l’action avant le savoir Dans ce contexte de renversement de valeurs, y a-t-il un espoir pour l’intellectuel ? L’article « Au cocktail comme à la guerre29 » met en scène un intellectuel en situation de cocktail. Contrairement aux actions économiques où les rapports de force et les stratégies sociales passent par un intermédiaire (argent, produit, etc.) qui transpose la violence au plan symbolique, le cocktail ici est un champ de bataille ouvert qui dénude l’acteur des abris institutionnels (banques, bureaux de change, stands des magasins et boutiques) qu’on a décelés à d’autres endroits du corpus. En effet, l’acteur en situation de cocktail est visible, trop visible... D’où l’ambiguïté morale de son approche de la situation : d’un côté, puisque les ressources sont limitées, il devrait se jeter vers la table pour s’emparer du butin... mais, d’un autre côté, ce compor tement contredirait la « logique de la civilisation » incarnée par son statut et vers laquelle tend son discours. Et voilà que l’article s’ouvre sur un intellectuel en plein conflit intérieur, déchiré par de profondes hésitations hamlétiennes : « J’attendrai que les barbares finissent par se servir et j’irai après », déclare l’invité M.N., avec un petit sourire de mépris, en observant anxieusement la horde qui se presse et se bouscule autour de la table30. Mais son interlocuteur, un politicien initié, ne tarde pas à lui faire savoir que « le filet de saumon est pres que fini ». L’énonciation de l’épuisement imminent des ressources déclenche, enfin, la réaction un peu (trop) tardive de l’intellectuel élitiste : « Ah ! Attendez donc une minute ! », s’exclame-t-il en se jetant dans la foule, jouant des coudes pour se frayer un chemin31. Cet échange verbal illustre bien l’ambiguïté de la « jungle » post-communiste, ainsi que les modes de légitimation du comporte ment de l’acteur. Le héros est déchiré entre deux états physiques : l’attente et l’action. C’est la stabilité versus le mouvement, l’assurance morale versus le risque, ou, comme le définit le protagoniste lui-même, 29. 30. 31.
Club M, 1, 1993, p. 16. Ibid. Malgré les tournures apparemment burlesques, il ne faudrait pas considérer ce reportage comme une hyperbole littéraire. Amateur inconditionnel de cocktails, j’ai été moi-même participant à de chaudes luttes autour des tables, et ce, tant en Bulgarie qu’en Roumanie, en Russie et en Pologne, entre 1990 et 1997. L’apothéose de mon expérience a été atteinte en 1997, lors de la réception à l’ambassade de la République française à Bucarest pour la fête du 14 juillet. Comme pour souligner cette date fatidique, les invités ont assailli la table telle une Bastille de la subsistance, de sorte que les quelques plats de résistance étaient anéantis 14 minutes après la fin du discours de l’ambassadeur, le dernier « Bordeaux » a capitulé 25 minutes après.
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la « civilisation » (sédentaire) versus la « barbarie » (nomade). Défendre la logique de la « jungle » n’est pas une tâche facile, car ses valeurs nomades de risque et de fortune, d’agressivité et de lutte, (en)traînent inévitablement avec elles l’image du barbare. Comme le disait le « trappeur » : « Maintenant on va m’accuser que c’est un retour bar bare aux relations de caverne, que je monte des slogans ataviques... Il est clair que je n’ai rien contre la lutte civilisée dans la société, mais quand je dis “jungle”, je veux dire les choses naturelles...32 ». Pris avec les forces « naturelles » et la corporalité physique, le capitalisme bulgare n’est pas un environnement fertile pour l’éclosion du yuppie sophistiqué, du technocrate et de tout représentant de « la culture de l’écrit ». Les acteurs principaux de la « jungle » sont des lutteurs, souvent vus par le corps collectif comme des « barbares ». Par leur empressement à la réussite, par la négation de la patience au sacrifice de la rapidité, par l’impératif d’agir les premiers, les nou veaux acteurs entreprenants obstruent l’accès, naguère assez libre, de l’intellectuel aux ressources. En déplaçant le centre de la « tête » administrative vers le corps physique, ils dépouillent le « créateur » de son pouvoir économique. Au premier moment de l’affrontement, M.N. met des freins à son élan naturel vers la bouffe. Hamlet, lui aussi, met des freins à l’action pour laisser la priorité au doute, en attendant des preuves irréfutables. Dans une telle situation, l’acteur du doute doit chercher des raisons « objectives », qui se trouvent en dehors de lui-même, et qui le sortiront de l’état de non-action. C’est ce que j’appelle « la disposition du savoir » : la croyance que le savoir précède l’action. La force extérieure, incarnée chez Shakespeare par le fantôme du père, apparaît ici dans le corps bien matériel d’un interlocuteur initié. Possédant suffisamment de capital politique et donc social, celui-ci connaît bien les règles du jeu. Il déclare l’« état de jungle » : compétition féroce, épuisement des ressources, lutte chacun pour soi. Il a une fonction précise dans la dramaturgie de la situation : sortir le novice de son immobilité sociale. Ce schéma narratif répète, en version minimaliste, le schéma général du temps individuel qu’on a présenté dans la figure 3 : un passage d’épreuves sépare l’acteur de son but. Dans une telle situation, c’est la rapidité qui fait la différence : réussit celui qui traverse le passage le plus vite, qui s’élance le premier et qui pourchasse son but(in) avec le plus de détermination.
32.
Club M, octobre 1990, p. 27.
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Principes de l’amant rapide Dans le rapport sexuel comme dans le rapport social, le principe de rapidité devient une « catégorie classante » : c’est le temps qui mesure le succès. À cette fin, des experts de la drague post-socialiste présentent les indispensables « principes de l’amant rapide »33. Il s’avère que « le plus important, c’est les trente premières secondes », car tout le reste dépendrait de ce premier contact. En effet, les 30 pre mières secondes de la drague correspondent à la période de l’accu mulation du capital primaire dans la vie économique. Les deux sont basés sur la rapidité et l’efficacité, et un faux-pas commis à ce stadelà peut compromettre tout le projet. La « surprise » est un élément important de cette première période, ce qui nous rappelle les méta phores de la chasse : « La femme que vous allez draguer est un gibier et vous, vous êtes le chasseur. » Dans ce contexte, il devient évident que « les sentiments sont complètement inappropriés ». On se sou viendra de cet acteur qui avait peur de ressembler « à un poète mélan colique », mais on pense aussi à ce Chateaubriand de Montréal : le paradigme romantique, basé sur les sentiments, la poésie et la médi tation, bref, sur un « étirage du temps », c’est l’ennemi le plus pathé tique de l’entrepreneur moderne. À l’opposé de la cour galante, la « drague rapide » est une chasse où gagne celui qui tire le premier. Dans le contexte de la « jungle », la bonne orientation parmi les espèces détermine la réussite d’une relation. C’est pourquoi « il y a une approche pour aborder la serveuse et une tout à fait différente envers l’intellectuelle ». Ce savoir fait partie de la capacité d’adapta tion rapide, si importante dans l’imprévisible « jungle » du marché. Pour illustrer le principe de l’adaptation, le texte du Club M donne un exemple un peu bizarre, voire incohérent : « Si vous vous abattez sur une communiste acharnée et que vous avez stationné votre BMW cabriolet devant la porte, ramenez-la chez vous en trolleybus. » L’incohérence ici se rapporte à l’objet de la conquête. L’apparence physique de la partenaire sexuelle est importante en tant que marque de la réussite masculine. Pour le capitaliste post-communiste, il est impératif que sa partenaire soit vraiment belle et sexy, sinon toute l’action du chasseur s’apparenterait à un « tir dans l’air ». Dans le discours populaire des années 1990, « communiste » est quelqu’un qui vote pour le parti socialiste, BSP ex-communiste. Alors, s’il est vrai que plusieurs des « femmes modèles » de la réussite post-communiste (notamment les maîtresses des lutteurs) peuvent être dans ce sens (et seulement dans ce sens) « communistes », elles ne le sont point dans le sens de détester les BMW, bien au contraire. Ainsi, la faute n’est 33.
Club M, 5, 1995, p. 14, pour tout le paragraphe.
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pas de conquérir une « communiste », c’est de faire la conquête d’une usagère du transport public. En fait, un peu plus loin dans le texte, le spécialiste se reprend de ce lapsus et reconnaît qu’il est « difficile de trouver une communiste bonne à draguer ». Enfin, « le plus impor tant : l’amant rapide s’en va à temps », assure le texte. Commencer en éclair, réagir vite, atteindre rapidement le but et quitter le champ promptement : voilà une trajectoire sexuelle parfaitement adaptée au temps de la réussite post-communiste qui encadre l’acteur et qui l’oblige, par l’entremise de « gros coups », à l’immédiateté de la consommation.
Page laissée blanche intentionnellement
Le rapport sexuel, incorporation du rapport social
Le corps parfait de la femme modèle, lieu de l’optimisme social
D
ans la perspective masculine du capitalisme post-communiste, comment approcher l’autre corps, le corps féminin ? Et puis, comment le situer, comment l’évaluer ? L’image postcommuniste de la « femme parfaite » se construit à l’opposé du corps viril. La métamorphose de l’image de la femme, après le krach de l’économie planifiée, est plus radicale que celle de l’image du mâle. Si le lutteur viril de la « jungle » s’appuie sur des images à la fois socialistes (l’ouvrier udarnik dans l’usine) et traditionnelles (le lutteur unak), la « femme parfaite », elle, ne retourne ni à l’usine (socialiste) ni au foyer (traditionnel). Elle doit se réinventer ; plus précisément, le corps féminin est à refaire. Et les attentes des hommes d’affaires ont un rôle important dans cette reconstruction. Un de nos acteurs de la réussite exprime cette attente à travers des contre-modèles : il dit ce que la femme ne doit plus être : La femme doit se réaliser professionnellement, c’est fondamental [...] Mais quand je vois une femme sur un tracteur [jena v traktor], là je capote [poludiavam]. La femme cosmonaute me dérange, tout comme la femme karatéka. Et que dire de ces femmes culturistes et kayakistes aux épaules
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
plus larges que les miennes ? C’est épouvantable ! C’est épouvantable de voir une femme piqueur1 armée d’un marteau pneumatique2.
À travers cette réflexion sur le sexe féminin, on peut lire le changement social. La femme sur le tracteur, dans la fusée spatiale et dans la mine : autant de références explicites à l’imagerie soviétique. Sur ce fond, la distinction post-communiste du corps féminin ne peut se produire qu’à l’opposé du corps masculin et de la femme communiste. Le féminin ne se conjugue plus au masculin : il signifie rupture et diffé rence sur les deux plans, diachronique et synchronique. Tandis que l’imagerie communiste tendait à faire de la femme une « camarade de travail », la « jungle » voit dans le corps féminin un lieu idéal de la distinction sociale. Dans ce cas, les modèles occidentaux de l’in dustrie de la mode et de l’image ont beaucoup à offrir. Ainsi, les nouvelles normes physiques du corps féminin ne valorisent plus la kayakiste aux épaules larges, mais suivent les proportions des man nequins des rampes mondiales. Le corps effilé, vecteur de la différence En effet, plusieurs des modèles féminins de la réussite, présentés dans le corpus, ont commencé dans le domaine de la mode, du sport et de l’industrie de l’image corporelle en général. C’est le cas de Petia, « ex-mannequin et vedette populaire » qui « vient de lancer son pre mier disque de musique » et qui « se voit bientôt en femme d’affaires prospère3 ». Sa biographie comporte une remarque à première vue insignifiante : « Malgré son corps svelte et gracieux, elle sait ce qu’elle veut... et elle est prête à le gagner, à tout prix4. » Habitué aux normes corporelles de la réussite virile, on oppose souvent les notions de « corps svelte » et celle de « gagner », comme le témoigne ici la conjonction « malgré » (vapreki). Pourtant, quand on parcourt l’ensemble des présentations des femmes d’affaires dans le corpus, on constate que la plupart ont des corps plutôt « gracieux » et, plus encore, qu’elles insistent souvent sur cet aspect corporel. En fait, c’est « grâce à » son corps svelte (image 17) que Petia peut se lancer dans le showbiz et puis en affaires, puisque aucune autre forme de capital (que le capital corporel) n’est mentionnée dans sa biographie.
1. 2. 3. 4.
Dans la mine. Club M, 6, 1994, p. 32. Petia Pavlova, « Voyuvam za nego denonoshtno », Club M, 12, 1994, p. 20-21. Ibid., p. 20.
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IMAGE 17. Petia, le corps gracieux de la réussite Photo Club M, 5, 1995, p. 22 « Ex-mannequin et vedette populaire », Petia « se voit bientôt en femme d’affaires prospère ».
Certes, ce corps de la réussite est tout à fait à l’opposé du corps du lutteur, du « mâle extra large », de Stoïchkov, de Tyson et de Steve (230 lb). Autrement, il lui serait bien plus difficile de susciter l’intérêt des médias, d’acquérir la visibilité nécessaire et d’être reconnu comme modèle de la réussite par le discours public. Et c’est justement là le rôle du corps sexué post-communiste : des paramètres identiques signifient des valeurs opposées chez les deux sexes. L’analogue du corps fort, musclé et costaud du lutteur, c’est le corps longiligne, élé gant et distingué du mannequin. Cet analogue est rendu explicite dans le cas d’Assia, « businesslady et TV star5 », placée par Club M parmi les dix femmes les plus désirées au pays6. D’après la protagoniste, son
5. 6.
Albena Metodieva, « Assia » (présentation et entrevue), Club M, 5, 1995, p. 2223. Club M, 9, 1996, p. 24.
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métier de vedette de la télévision a considérablement aidé sa carrière de femme d’affaires. Le plateau l’aurait transformée, puisque « avant, je n’étais pas ouverte aux changements brusques et radicaux », nous confie-t-elle. On situe l’apogée de la réussite médiatique d’Assia le 2 avril 1994, quand « son corps gracieux de mannequin professionnel fait malheur7 dans la salle 2 du Palais de la culture8 ». Puisque ce corps détient autant de valeur sociale, il n’est pas rare que ses paramètres (hauteur/poids, buste, taille, hanches) soient intégrés dans la biographie sociale des jeunes femmes présentées dans le corpus. Ainsi, le corps féminin entre dans une nouvelle norme corporelle, exprimée par le langage quantitatif des chiffres. L’on assiste à une hiérarchisation des ressources corporelles : le corps devient un champ de classement social. Le discours des mensurations est un effort de définir les normes de la « qualité » et, par conséquent, celles de la réussite. Les points suivants se penchent sur la signification sociale de cette représentation positiviste. Miss Bulgaria et la marque corporelle du passage En 1996, Club M présente la charmante propriétaire de l’agence de mode « Visage » (référence fréquente dans les pages du magazine), l’ex-mannequin Evgenia Kalkandjieva (images 18 et 19). En 1995, Evgenia devient, à 19 ans, Miss Bulgaria et se classe parmi les six premières filles du concours « Miss Monde » à Sun City, Afrique du Sud. En 1996, Club M la nomme « la femme la plus désirée au pays ». De prime abord, le visage d’Evgenia – où rayonne son « sourire amé ricain9 » – et son corps éthéré sont à l’opposé du présent cruel et acharné du lutteur. Produit de la mondialisation, le « nouveau corps » véhicule une harmonie avec le monde : « Depuis quelque temps, je me passionne pour la cuisine orientale » nous confie Evgenia ; Miss Thaïlande m’a offert des baguettes et m’a appris à m’en servir. Présentement, je connais toutes les recettes [orientales] à base de poulet10. »
7. 8.
9. 10.
Dans l’original, « vzriviava » – qui veut dire « faire sauter » – est un verbe bien plus expressif, dynamique, actif et corporel. Metodieva, art. cit., p. 23. Curieusement, c’est de la même salle que Bulgarie d’aujourd’hui faisait ses reportages sur les importantes réunions du Parti com muniste dans les années 1980. Voir Bulgarie d’aujourd’hui, 9, 1982, p. 29. Albena Atanasova, « Evgenia Kalkandjieva za mazhete, krasotata i biznesa », Club M, 1, 1996, p. 32. Ibid., p. 33.
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IMAGES 18 et 19. Miss Bulgaria 1996 en tant que modèle Photos Evgenia Kiselichka, Club M, 1, 1996.
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Toutefois, Miss Bulgaria n’est pas étrangère au monde de la « jungle » et de la compétition féroce. Elle est aussi loin du romantisme « poétique » que le lutteur armé. Elle évite la passion (amoureuse) comme un « péché », car « si elle tombait en amour, ce serait périlleux pour sa stratégie vers le sommet ». Bref, « Miss Bulgaria 1995 préfère le business à la passion », comme le suggère son récit biographique11. Dans une entrevue donnée au magazine Égoïste, elle va même ridi culiser « le complexe du dragueur » et qualifier Casanova d’« antihéros » local : « C’est un peu primitif, je dirais balkanique, qu’il soit érigé en culte, car au fond, il ne fout rien12... ». Évidemment, « cela ne veut pas dire qu’elle ignore les messieurs qui sont les généraux de demain dans leurs business13 ». Puisqu’elle est sur la même longueur d’ondes que les hommes de la réussite, « ses ailes du désir la trans portent dans un seul pays, celui des gens qui prospèrent dans le business comme dans la vie ». Par conséquent, elle connaît bien l’uni vers corporel de la « lutte » et des lutteurs et parfois en porte les signes. Ainsi, le 15 décembre 1996, elle a été victime d’une attaque dans la rue, devant le bureau central de son agence. Peu après l’incident, elle pose devant les photographes en exhibant la profonde cicatrice le long de son ventre (image 20), tel un signe de passage : J’ai été opérée et maintenant je porte ma cicatrice comme une partie de moi, de ma vie, comme un signe cosmétique de mon corps... Pourquoi donc cacher quelque chose qui me paraît naturel ? Si quelqu’un disait « ah, ça c’est trop », c’est son problème ; l’important c’est comment je le sens moi car l’empreinte est à moi, n’est-ce pas ? C’est moi qui la porte, pas quelqu’un d’autre [...] Et parce qu’elle va disparaître dans quelques mois, le médecin me l’a dit. Maintenant, en mai 1997, elle me... hm, comment dire... marque14.
La marque corporelle est importante en tant que signe du pas sage. Le corps, porteur d’empreintes, est un lieu d’inscriptions rituel les15. La lutte économique et la violence sociale se voient ainsi gravées sur le corps du mannequin, un corps axiologique qui, dans une cer 11. 12. 13.
14. 15.
Ibid., p. 33. Evgenia Kalkandjieva, entrevue dans Égoïste [mensuel], 8, mai 1997, p. 53. Atanasova, « Evgenia... », p. 32. Une autre biographie présente une « écrivaine et business-dame », d’après sa propre définition, mais qui est aussi connue par ses photos suggestives et provocatrices. Poétesse à ses heures, elle n’est pas pour autant un sujet de la mélancolie « poétique ». Non seulement évite-t-elle l’« amour », mais elle reste fermement froide aux avances des messieurs quand ceux-ci ne sont pas « très riches » (Beni Metodieva, « Eugénie Bell vojuva za svoeto kralstvo », Club M, 3, 1999, p. 23). Kalkandjieva, art. cit., p. 53. Jean-Thierry Maertens, Le corps sexionné. Ritologiques, vol. II, Paris, Aubier, 1978.
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IMAGE 20. Exhiber des signes de passage Photo Égoïste, 8 mai 1997. « Je porte ma cicatrice comme une partie de moi, de ma vie, comme un signe cosmétique de mon corps… Pourquoi donc cacher quelque chose qui me paraît naturel ? » Le corps, porteur d’empreintes, est un lieu d’inscriptions rituelles. La lutte économique et la violence sociale sont gravées sur le corps du mannequin, un corps axiologique en dialogue avec le corps social. La marque de l’épreuve physique devient l’incorporation du rapport social.
taine mesure, nous représente. Car parmi toutes les victimes de la criminalité post-communiste, c’est exactement ce corps qui peut rejoindre tout le monde, c’est le corps signifiant. Le corps du modèle est en dialogue avec le corps social ; la marque de l’épreuve physique devient l’incorporation du rapport social. En 1999, Club M présente un projet fort intriguant, fruit de la collaboration du mannequin Evgenia (Kalkandjieva) avec une autre Evgenia (Zhivkova), couturière celle-là, mais aussi petite-fille de l’exdirigeant communiste Todor Zhivkov. Le projet consiste à monter nombre de panneaux publicitaires à travers la ville de Sofia ; sur ces panneaux, le mannequin16 porte les derniers modèles de vêtements de la couturière, entourée d’une paire de jeunes éphèbes en tenue d’Adam. Nombre de filles d’anciens dirigeants communistes, en Europe
16.
A. Atanasova, « Disaynerkata Jenny Zhivkova vze liceto i krasotata na Jenny Kalkandjieva i shte pravi revolucia v reklamata », Club M, 3, 1999, p. 10.
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de l’Est, se sont tournées vers l’entreprise de la mode après 1989. En Pologne, Monika Jaruzelska, fille du général Jaruzelski, est une figure incontournable de la mode, éditrice du journal spécialisé Twoj Styl. Dans notre cas bulgare, la petite-fille du « dictateur » Zhivkov tra vaillait, pendant le règne de son grand-père, à l’Institut de la culture, d’où elle a été congédiée en 1990, après le changement de régime. C’est à ce moment-là qu’elle se lance dans la mode et enregistre, en 1993, sa marque Jenny Style17. En 1996, elle est consacrée par l’Aca démie nationale de la mode « meilleur designer » bulgare. Au moment de l’entrevue, elle présente sa collection « devant la haute société de Kempinski hôtel Zografski », un établissement des plus prestigieux au pays. C’est par une esthétique « révolutionnaire » et impensable en mode communiste, mettant en scène des vêtements féminins chic sur fond de figurants masculins nus, que la jeune couturière, issue de la plus haute nomenklatura communiste, tisse des lignes de continuité. Parmi ses clients, on retrouve toute l’élite du Parti ex-communiste18 ; la styliste avant-gardiste avoue d’ailleurs que « les hommes les plus importants » dans sa vie sont ceux de sa famille notoire : « mon grand-père, mon frère, mon père19 ». Le grand-père, lui, est allé voir les défilés « révolutionnaires » de son héritière. « Habillé dans un costume gris rétro », réminiscence de la mode communiste, « il était installé au premier rang » du défilé Jenny Style printemps-été 1998, rapporte le journal Trud. « Admirant les mannequins dénudées qui présentaient la collection “transparente” de la couturière », le vieux et ancien dirigeant communiste se serait exclamé à l’endroit de sa petite fille : « Bravo, bravo ! C’est la meilleure20 ! » Le changement, voire la « révolution », qu’elle soit sociale, poli tique ou esthétique, se révèle ici un agent fondamental de la conti nuité. Et la femme mannequin apparaît comme la représentation idéale de cette dialectique. Elle est l’incarnation physique du « modèle » économique importé qui va être retravaillé par la « tradition » locale. Alors, qu’est-ce qui fait du corps mannequin la métaphore captivante du changement post-communiste ? Le monde incorporé dans le profil du mannequin bulgare Ignorant l’univers communiste, le jeune corps des mannequins représente le fantasme social du corps épuré, celui-là même qui faisait 17. 18. 19. 20.
« Jenny » est le diminutif du prénom bulgare « Evgenia » (Eugénie, en fran çais). Trud, 12 août 1998, p. 6. Atanasova, « Disaynerkata... », p. 10. Trud, 12 août 1998, p. 6.
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réfléchir notre acteur aux cheveux longs quand il était sous la douche. Or le corps des mannequins n’a pas besoin de la symbolique de l’eau parce qu’il serait « pur » par essence, de naissance. C’est le cas des modèles présentés à Club M, comme le témoigne de manière éloquente l’article « Née dans les années 1970 » : « Elle est parmi celles dont le sang n’est pas contaminé par les dogmes, la stagnation, les interdits absurdes21. » Corporelle et organique, la métaphore du sang fait réfé rence à la circulation des valeurs entre le corps physique et le corps social, d’où le risque de contamination entre les deux corps. Et le jeune corps effilé du mannequin est l’antipode de l’anatomie de la tractoriste communiste, celle qui écrase, sous son poids viril, la différence, la « nature », le désir, la sexualité et, finalement, l’individualité, pour rendre le corps social égal, uniforme et conforme au cadastre du plan central. Vu dans cette perspective, le corps du mannequin est « pur » pour deux raisons, l’une contextuelle, l’autre essentielle. La première est basée sur ce calcul arithmétique que le mannequin, né en 1978, avait à peine 11 ans au moment du changement politique. Le jeune corps modèle n’a pas besoin d’épuration ; il se produit « ici et main tenant » : son immanence est son triomphe sur l’histoire. Aussi est-il l’antidote de tous les « contaminants » communistes. Mais il n’y a pas que le temps qui compte dans le problème de la « contamination ». Le lieu d’habitation est non moins important. Or Valérie, le modèle en question, a vécu son adolescence à Paris, loin de l’« aquarium » pourri. D’ailleurs, elle y détient toujours une agence immobilière. La deuxième cause de la pureté naturelle du mannequin, c’est justement son statut de « mannequin ». Son « corps parfait » est de toute évidence un corps nouveau, radicalement différent du corps communiste et du corps traditionnel. Ses paramètres physiques (hauteur, poids, buste, taille, hanches) le prouvent de manière statistique, scientifique et donc tangible. Son élégance filiforme annule la dominance séculaire du corps paysan, prolétaire et communiste. C’est cette rupture avec l’his toire locale qui produit la distinction symbolique du « corps modèle ». Il est la matérialisation du rêve social dans sa capacité de gommer les souvenirs accablants d’un passé peu glorieux, de transcender la violence et la misère du présent, de dissoudre le poids contraignant d’une culture locale aussi rigide que millénaire dans un corps global, « léger » et idéal. Conçu en Bulgarie, c’est un corps fondamentalement global, et le texte insiste là-dessus à plusieurs niveaux : « Ces filles [...] suivent de nouveaux chemins, des routes sans frontières ; elles marchent d’un gracieux port nouveau, sous une nouvelle apparence... 21.
Evgenia Kiselichka, « Rodena prez 70-te », Club M, 2, 1998, p. 14-19.
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IMAGE 21. Le corps comme système politique Photos, archives parisiennes de Valérie, Club M, 2, 1998, p. 18. « Elle est assise devant moi, sans appartenance nationale visible. Elle croise ses jambes interminables, secoue ses cheveux clairs, jette des regards émeraude. » L’idée d’Occident se définit dans des signes corporels. Le corps du mannequin est fondamentalement global et sans mémoire du passé collectif. Agent extérieur conçu en Bulgarie, ce corps téléologique ramène le monde « chez nous ».
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Leurs directions, leurs ambitions, leurs espoirs et leurs angoisses sont ceux des habitants du grand village global22. » À la différence du corps lutteur, le corps du mannequin est un corps sans mémoire du passé collectif et il ignore les frontières poli tiques. L’auteure de la présentation y revient : « Elle est assise devant moi, sans [signes d’] appartenance nationale visible[s]. Elle croise ses jambes interminables, secoue ses cheveux clairs, jette des regards [vert] émeraude. » Cette citation explicite bien la relation entre le corps physique et les (nouvelles) valeurs sociales. Les jambes longues, les cheveux blonds et les yeux verts (image 21) sont tous des éléments corporels qui représentent, sous une forme iconique, l’idée de « pros périté » telle qu’elle est supposée se manifester en Occident. Le corps de Valérie ramène le monde extérieur « chez nous » et, inversement, nous transporte directement dans le monde, vers un « centre » ima ginaire où les choses se passent et où ce nouveau corps est produit. Voyageur entre les mondes, le corps « modèle » est un corps téléolo gique qui répond parfaitement à l’utopie sociale du passage vers un capitalisme prospère. Aussi exprime-t-il le désir politique de toute une nation d’être enfin reconnue comme « européenne » et donc occiden tale, d’intégrer les structures européennes et transatlantiques, bref, d’être acceptée dans un espace global qui lui a toujours été refusé. En cette année 1998 qui a vu Valérie sur les pages de Club M, la Bulgarie souffrait encore des restrictions migratoires qu’avait imposées le traité de Schengen. Ayant frappé ainsi l’imaginaire populaire, « Schengen » est devenu, de 1994 à 200023, une référence majeure sur le rapport du Bulgare au monde. Le corps du mannequin bulgare vient pour redé finir ce rapport. « Pas de barrières de Schengen pour les beautés bul gares », titre fièrement Club M24. Cette affirmation certifie bien la représentation locale que l’idée de l’Occident se définit et se reconnaît dans des signes corporels, notamment raciaux ; par conséquent, le corps représente en soi un système politique. Voilà ce qui permet au corps du mannequin de voyager à travers les frontières et de renverser symboliquement, quand l’occasion se présente, les rapports de force internationaux. Homme – nature ; femme – culture ? Ici encore, le corps féminin du mannequin appelle à être comparé avec le corps viril du sportif. Car l’autre exemple du discours public
22. 23. 24.
Ibid., p. 15. Période pendant laquelle la Bulgarie était exclue de la « zone Schengen ». Kiselichka, art. cit., p. 15.
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où le rapport symbolique Bulgarie – Schengen s’est vu renversé concerne la victoire des footballeurs bulgares contre l’Allemagne lors du Mondial de 1994. Le lendemain du match, les journaux titraient qu’on avait gagné contre Schengen, qu’on s’était bien « vengés », etc. Comme dans le cas de la lutte communiste, la victoire sportive devient la preuve de la vitalité et de la compétitivité du corps social. Égaux dans leur capacité à renverser l’ordre symbolique de la politique internationale, le corps du sportif et le corps du mannequin adoptent des stratégies radicalement opposées. Alors que le corps mâle résiste à l’expansion du global dans les fiefs traditionnels du patriar cat local (telle la réussite sociale) et qu’il « combat » – comme dans la chanson épique – le corps étranger, le corps féminin du modèle, lui, intègre de manière harmonieuse le global. C’est justement pour quoi c’est un corps « modèle », et surtout s’il s’agit d’un top-modèle. C’est un agent extérieur : un agent du changement. Alors que le corps du lutteur semble résister, celui de la femme modèle incarne le chan gement en chair et en os. « Valérie aime les séances de photo parce qu’elle aime changer et se voir différente... Elle sait être différente », titre Club M25. « Encore adolescente, j’ai décidé d’être toujours diffé rente », dit une autre fille qui, elle, n’est pas mannequin, mais possède sa propre agence de publicité et a instauré le concours Miss Bellissima. Être toujours différente, c’est ce qui l’a préparée à son rôle de « femme modèle du XXIe siècle », d’après ses propres mots26. Quant à la pro priétaire de Jenny Style, elle dit essayer de « faire changer l’homme bulgare » par ses projets « révolutionnaires ». « Ces dernières années, l’homme bulgare a plus de possibilités de voyager à travers le monde. Il voit des comportements, des manières, du goût... et se met lentement à les imiter », dit la styliste27 à l’appui de son projet de « changement ». Et donne en exemple son propre époux, qui est « nettement plus conservateur » qu’elle et qui essaye de « résister » à ses conseils, mais qui commence néanmoins à la « consulter de plus en plus28 ». Ainsi, la femme change, alors que l’homme se nourrit de tradi tion ; elle s’adapte, lui résiste (et persiste) ; elle adopte la nouveauté, lui réactualise des mythes anciens. Ces deux corps opposés construi sent des horizons sociaux opposés. Le corps « parfait », effilé vers le haut et souvent nommé « divin », du top-modèle exprime une téléo logie sociale tournée vers un avenir hypothétique et fortement idéa lisé ; alors que le cou musclé et corpulent du sportif trahit ses origines 25. 26. 27. 28.
Club M, 2, 1998, p. 1. Metodieva, art. cit., p. 23. Atanasova, « Disaynerkata... », p. 10. Ibid.
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paysannes, attaché comme il l’est à la terre, au monde matériel et à une tradition ancrée dans le passé collectif. Voilà pourquoi la valeur centrale du corps masculin, c’est la force ; celle du corps féminin, la fluidité gracieuse. L’homme réussit en combattant ; la femme, en changeant. À travers les énoncés de la réussite sociale dans le corpus, le tableau 2 résume l’opposition homme/femme, représentée par le couple lutteur/mannequin. Tableau 2 Corps sexué
Viril (lutteur)
Féminin (mannequin)
Paramètres Accroissement Vecteur de la valeur Consistance Élément Nature/culture Origine géographique Rapport à l’espace Rapport au global Rapport au temps Rapport à l’environnement
Fort, musclé Horizontal Largeur Concret, matériel Terre Sauvage (jaguar) Paysan (périphérie) Local Résistance Continuité Mémoire du passé Persister Nostalgique (communiste, traditionnel…)
Gracieux, allongé Vertical Hauteur Idéel, virtuel Air Civilisé, raffiné Urbain (centre) Global Adaptation, intégration Ruptures fréquentes Vecteur de l’avenir Changer, différer Utopique
Ce tableau démontre comment les paramètres physiques du corps sexué aboutissent à une symbolique sociale capable d’exprimer le rapport à l’espace, au temps et au monde. Si certains systèmes de représentations occidentales – notamment celles des hommes de science29 et des anthropologues – ont associé l’homme à la « culture » et la femme à la « nature30 », c’est l’inverse qui ressort des biographies
29.
30.
Ludmilla Jordanova, Sexual Visions : Images of Gender in Science and Medicine Between the Eighteenth and Twentieth Centuries, Madison, University of Wisconsin Press, 1989, chapitres 2 et 3. Voir Edwin Ardener, « Belief and the Problem of Women », dans Jean S. Lafontaine (dir.), The Interpretation of Ritual. Essays in Honour of A.I. Richards, Londres, Tavistock Publ., 1972, p. 135-158 ; la critique de Nicole-Claude Mathieu, « Homme-culture et femme-nature ? », dans L’Homme, 3, juillet-septembre 1973, p. 101-114 ; pour le continent américain, Robert E. Bieder, « The representation of Indian bodies
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post-communistes en Bulgarie. À travers le paradigmes de la « jungle », de la « lutte » et de la « chasse », on associe les pratiques économiques et sexuelles de l’homme à un « retour à la nature » ; la réussite sociale fait appel à l’intuition (du danger : « mon intuition ne me trompe jamais »), aux instincts (de survie), à la force brute (« tuer le tigre de la jungle »). Alors que la « beauté », catégorie principale qu’on attri bue à la femme, n’a des fonctions que culturelles. En effet, il n’est nullement dit ni prouvé que le corps svelte et filiforme du mannequin assurerait meilleure survie dans la nature. La « nature » n’est tout simplement pas le domaine des femmes ; dans le corpus (masculin) de la réussite, il est réservé aux hommes. Ainsi, on attribue des rôles plutôt « sauvages » à l’homme, alors que la femme, par le corps raf finé du mannequin, est l’importatrice d’une certaine « civilisation » qui, comme toujours dans la culture bulgare, viendrait de l’extérieur. Si on suivait les logiques historiques des représentations locales, on dirait que le lutteur représente la périphérie ; la femme modèle, le centre. Parce qu’il est proche de la « nature » (la terre) et loin des influences étrangères (la « culture », dans le sens qu’on lui a toujours donné en Bulgarie), le village est le seul producteur fiable d’identité collective. Il est le berceau du lutteur-entrepreneur, le unak moderne. Le centre urbain, par contre, en tant qu’importateur d’influences diverses, est jugé « moins bulgare » que le village. Il est producteur de « culture » dans le sens de « culture de l’écrit ». C’est un espace fémi nin. Aussi l’homme est-il associé à la stabilité de la terre ; la femme quasi idéelle, mouvante et légère comme l’air, transcende la « jungle » et le présent vulgaire pour refléter l’horizon mouvant de l’utopie sociale. Le lutteur et le mannequin : négocier des corps opposés Le dragueur régional à la conquête du monde : « Comment draguer Elle Macpherson ? » Hantée par le corps – rite de passage oblige –, la réussite indivi duelle est couronnée par la représentation du « corps parfait », incar nation de la prospérité. Il est révélateur que le magazine Club M soit littéralement fasciné par l’image d’Elle Macpherson, le top-modèle australien qu’on a appelé, dans les années 1990, « the Body ». Dans son numéro de juillet 1996, Club M fait état de la question avec un article intitulé « Comment draguer Elle Macpherson ? » (image 22). in nineteenth-century American anthropology », American Indian Quarterly, Berkeley, 20, printemps 1996, p. 165-180.
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IMAGE 22. « Comment draguer Elle Macpherson ? » Photo tirée de Club M, 7-8, 1996. La réussite individuelle du nouvel homme bulgare se verra couronnée par la conquête du top-modèle au corps parfait, celle qu’on a surnommé « the Body ». Le guide à côté de l’icône trace les étapes de l’épreuve initiatique.
Au début de l’article, une description des paramètres physiques du mannequin (hauteur, poids, buste, taille, hanches) donne l’idée de la « perfection ». Puis le texte passe aux paramètres sociaux : « femme de la réussite qui gagne des millions comme modèle, de même que de son business avec le vêtement » ; « les rumeurs disent qu’elle possède 10 millions de dollars » ; « récemment séparée d’avec son copain » ; « elle aime faire de l’argent et du surf ». Deux déclara tions révélatrices d’Elle Macpherson complètent son portrait social : « C’est plus intéressant de faire plus d’argent avec moins de travail » ainsi que « Mon corps, c’est mon business. »
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Qui est ce lecteur post-communiste appelé à conquérir la perfec tion ? Certainement celui « dont non seulement le compte bancaire est gonflé »..., mais aussi son corps, son sexe, ses muscles... Après l’avertissement que l’invitation ne s’applique pas aux dilettantes, le texte propose toute une trajectoire que le dragueur ambitieux doit suivre. Cette trajectoire débute par des investissements primaires : « appartement à Manhattan puisqu’elle habite là », « équipement de surf ». Viennent ensuite les stratégies d’approche : c’est « l’esprit d’aventure » qui est capable d’attirer l’attention du mannequin ; encore faut-il se démarquer des concurrents. Puis le parcours du dra gueur passe par le restaurant (mais pas « le resto du coin ! », avertit le spécialiste de la drague utopique ; il faut plutôt l’inviter « au pied du Kilimandjaro », et ce, « pour exciter son goût de l’aventure »). C’est après toutes ces épreuves que la trajectoire de l’ambitieux pourrait aboutir, enfin, dans le lit d’Elle Macpherson. Là encore, des conseils de conduite appropriée sont jugés nécessaires et le texte explique comment il faut agir pour réussir dans le lit. Le désir sexuel, tout comme la volonté de réussite, est source de rivalité. En effet, le guide souligne qu’il faut en tout temps se montrer extrêmement méfiant envers les concurrents qui peuvent nous devan cer. La rapidité établit le classement de ce genre de « championnat du monde » de la drague qualitative ; ce qui inscrit la compétition sexuelle dans la logique économique du marché (la figure 3). En fait, on pourrait trouver des articles semblables dans des magazines occi dentaux, surtout dans des magazines féminins ou masculins. Ce qui est intéressant dans cet article bulgare, c’est la manière dont le contexte post-communiste en fait une lecture culturelle, comment il construit sa propre sémiotique à travers le discours de la mondialisa tion, en composant avec les particularités historiques et locales. « Comment draguer Elle Macpherson ? » retrace la trajectoire modèle du capitaliste post-communiste. Ce récit de passage est à la fois une synthèse et une métaphore du mythe post-communiste. Il met en situation un acteur social actif, motivé à réussir. Il y a sept ans, il était citoyen de la République populaire de la Bulgarie. Son enjeu main tenant est d’accumuler du capital en marquant des « gros coups ». Il s’agit bien de capital économique et de capital corporel (il doit être « gonflé » d’argent et de virilité, dans ce cas concret). La concurrence lui impose des normes élevées : il doit atteindre le top-modèle avant les autres joueurs. À l’instar du lutteur, le dragueur à succès se produit dans l’action, puisque l’action rend les capitaux effectifs. Le guide le dit bien : il n’est pas question d’amateurs contemplatifs, mais de combattants compétitifs.
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Autrefois, le sujet était assujetti à une norme fixée par le Parti. C’est avec une norme dynamique, en mouvement, qu’il doit désormais composer : une norme quantitative de rapidité et une norme quali tative de distinction. S’il s’attarde, les concurrents internationaux occuperont sa place. Thème majeur du discours public post-commu niste, l’ouverture et la concurrence des marchés extérieurs privent l’acteur d’un « refuge » local. Il est seul et non protégé dans un espace ouvert et infini. Initié et distingué du collectif par des épreuves, il ne peut que poursuivre sa trajectoire vers Elle Macpherson, vers cet hori zon utopique qui donnerait un sens aux risques encourus dans le présent. Mettant en scène des espaces sociaux ouverts, le capitalisme post-communiste impose un nouvel interdit de l’inceste et oblige l’acteur à quitter son petit patelin isolé, sa femme tractoriste et sa chambre obscure, à sortir vaillamment au grand jour pour aller conquérir des deva-grad, ces jeunes filles qui sont aussi des villes dans les chants épiques. « Comment draguer Elle Macpherson ? » dit aussi comment l’image de l’autre peut incorporer le monde social ; comment repré senter, en chair et en os, un monde qui m’est extérieur et dont je suis aliéné. L’image du mannequin est la meilleure représentation de l’altérité, une altérité idéelle qui doit être conquise et maîtrisée. En situant l’individu post-collectiviste par rapport aux autres (semblables) et à l’autre (différent), ces images constituent un point de repère dans l’instabilité du changement. Elles sont susceptibles de répondre à la question angoissante : « Où est ma place ? » Les images du corps mannequin expriment une hiérarchie sociale. La relation intime avec un mannequin couronne (et légitime) la réussite sociale de l’entre preneur. L’image de la femme devient ainsi garante de la réussite masculine. Dans ce sens, « séduire des actrices », comme disait l’autre, veut dire être intime avec le corps modèle, s’approprier la perfection et, par conséquent, devenir parfait. Un échange de sens circule constamment entre le corps physique et le corps social. Aboutissement métaphorique du rêve post-communiste, le corps du top-modèle représente la téléologie de la transition sociale. « The Body » matérialise l’idée d’un Occident prospère au-delà d’une tran sition infinie. Comme par un effet d’optique, l’image du top-modèle australien rapproche le Bulgare post-communiste de l’horizon uto pique, en rendant ce dernier visible et intelligible. C’est la projection de la trajectoire ascendante de l’individu entrepreneur, transport incertain à travers la « jungle » vers le monde « de l’argent et du surf », là où on fait « plus d’argent avec moins de travail ». Ainsi, l’image de la femme modèle représente un monde idéel, un projet de nouvelle biographie personnelle. Comme le disait Gavar-Perret dans un autre
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
contexte, « il ne s’agit plus, dès lors, de se faire une idée de la femme, mais de faire de la femme une idée31. » La mobilité sexuelle : « sauter » par-dessus l’ordre des choses « Dans le business, c’est comme en amour : le [gars au] cœur craintif n’a jamais conquis aucune belle... L’important, après tout, c’est de te décider toi-même, de te mettre à l’œuvre... », nous conseille l’expert32. En effet, les hommes de la réussite interviewés se montrent désireux d’accomplir des exploits autant dans le champ social que dans le domaine des rencontres avec l’autre sexe, et ce, dès l’âge des premiers frissons d’amour. Un de nos acteurs raconte son premier amour : « J’étais très amoureux. Je me battais avec les gars pour elle. Pour lui montrer combien je suis fort. C’est à cause d’elle que j’ai appris à marquer des buts et à boxer. Pour qu’elle me choisisse parmi tous ses soupirants33. » Cet enthousiasme adolescent semble animer les acteurs de la « jungle » toute la vie durant. Avec le changement du contexte social, quand les anciennes frontières sociales ne sont plus valides, ce dynamisme sexuel acquiert une nouvelle valeur sociale. Dans Club M, la rubrique « Si je voyais une telle femme » laisse la place aux rêves masculins. Je cite ici une de ces confessions lyriques qui illustrent bien les nouvelles attitudes envers le monde : Si je voyais une telle femme et que j’étais de bonne humeur, je pourrais passer par l’église pour allumer un cierge à la gloire de notre Seigneur miséricordieux qui a créé une telle beauté pour les yeux. Ainsi disait père Stavri, le pontonnier de Svishtov34. Mais si je sais, moi, que cette femme m’attend à 6 h le soir dans le salon bleu du « Sheraton », à Sofia, et que moi je suis à New York, je sauterais dans le premier avion qui décolle de JFK à n’importe quelle destination, je le détournerais vers mon aéroport d’où je prendrais à toute vitesse le premier taxi – que j’abandonnerais si un accident se produisait – je m’emparerais du Jeep de la Police avec lequel je passerais toutes les lumières rouges, je lais serais 100 dollars de bakchich au suisse, je cueillerais toutes les fleurs dans le hall [de l’hôtel] et à 6 h, je serais à sa table35.
Cette rêverie lyrique peut être divisée en deux parties narratives oppo sées, relevant de deux univers culturels, sociaux et poétiques différents. Le premier est incarné par le paradigme du vieux père Stavri, ouvrier 31. 32. 33. 34. 35.
Jean-Paul Gavard-Perret, « L’idée du corps, l’image du moins », Communication et langages, 113 (3), 1997, p. 66. Club M, 1, 1992, p. 13. Rosic, Joko, « Mazhat se poznava po orazhieto », entrevue enregistrée par Yana Mihaïlova, Club M, 8, 1994, p. 6. Port fluvial sur le Bas-Danube, dans le nord de la Bulgarie. Vlado Daverov, « Ako sreshtna takava zhena », Club M, 3, 1995, p. 12.
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vaillant des temps anciens. Celui-ci vit dans un monde ordonné où chaque chose et chaque être semblent avoir sa place. Les places sont définies par une norme sociale collective qui empêche les ambitions individuelles exagérées. La sagesse de père Stavri, c’est de pouvoir apprécier la beauté du monde et s’en réjouir, beauté incarnée ici par la jolie fille. Celle-ci représente le monde justement parce qu’elle est extérieure au père Stavri, elle est une « création divine ». Le pontonnier jouit d’un rapport méditatif avec l’extérieur : la valeur esthétique du monde est « pour les yeux ». Le sujet ordinaire n’a pas à participer aux affaires divines, il ne transcende pas le monde qui lui a été « des tiné ». Le vieux pontonnier est un digne représentant de ce que j’ai appelé « la modestie » de l’acteur intégré, celle dont a fait preuve l’apprenti du vieux père Nako, dans l’usine d’électrotechnique socia liste. La modestie de ces « vieux » assure leur rapport harmonieux au corps social ; ce n’est pas le pontonnier qui va transgresser l’ordre du monde. La stabilité tranquille de son monde contemplatif vient de l’assurance cosmologique d’un ordre métaphysique et légitime dans son autorité. Le père Stavri n’envisage pas de « séduire » la fille, de la même façon qu’il ne se prépare pas à atterrir à New York. Le jeune héros lyrique, au contraire, semble bien davantage excité à sauter dans tout ce qui bouge : avions, taxi, et tout transport de l’âme et du corps. Lui, il veut être acteur, participer au monde. Son rêve s’apparente à un film d’action, à une « mission impossible ». Et dans cette action fulgurante, le critère de réussite est la seule chose immuable, presque métaphysique : la belle femme, à 6 h, dans le salon bleu. Comme dans le cas de Steve et du dragueur d’Elle Macpherson, le héros doit se produire dans une grille normative de temps/espace extrêmement rigoureuse, presque impossible ; et pardessus le marché, doit attirer l’intérêt de son objet de désir. C’est bien l’itinéraire d’un lutteur des temps nouveaux à la conquête d’un topmodèle. Cette représentation est à la base des nouveaux mythes populaires où les acteurs principaux sont le lutteur et le manne quin. Tedi et Greta : combattre le corps étranger pour rétablir l’ordre Les « romans vulgaires » de Kalchev sont un terrain représenta tif des rapports entre ces deux types de nouveaux acteurs. Là-bas, Tedi est un lutteur devenu « général » dans une unité spéciale de la police. Après une action musclée, il semble s’accorder un instant de répit...
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
qui ne durera pas longtemps : « Tedi prit une douche, alluma une cigarette et s’allongea sur le canapé, devant la télé. Pendant qu’il zappait distraitement, son regard s’arrêta sur un défilé de mode. Le show de Paco Rabanne à Sofia [...] Plus précisément, son regard s’ar rêta sur un des mannequins... il sursauta : ce n’était rien d’autre que la perfection elle-même36. » Ainsi, le héros est à la tête d’une importante structure du pouvoir, il a une quasi-armée à sa disposition, des gardes du corps et beaucoup, beaucoup d’argent... Tout ce pouvoir est excellent, mais reste insigni fiant tant qu’il n’est pas sanctifié par le corps parfait d’une femme modèle. Et ce corps « divin » (d’après la terminologie du pontonnier Stavri) apparaît à l’horizon de la réussite du héros sous la forme d’un mannequin sur l’écran bleu du téléviseur, telle une apparition divine dans une chanson de geste ou, plus près de nous, telle une fille à enlever dans la chanson épique du junak Marko. En effet, l’on peut comparer l’apparition de Greta le mannequin sur l’écran de la télé avec celle d’Angelina, que le héros traditionnel finira par enlever : « Allongée là-haut sur le divan / Elle est belle, par Dieu, / À voir sa beauté, mes frères, / on croirait voir le soleil se lever37. » Dans les deux cas, l’apparition subite, inattendue et éblouissante de la fille « parfaite » fait que le corps physique et individuel trans cende le sujet pour acquérir des valeurs cosmologiques. L’apparition de Greta donne le signal de départ d’une mission qui doit donner du sens à un « ici et maintenant » matériel. C’est ainsi que la quête de la perfection se met en marche. Alors, « Tedi s’habilla avec soin, fit couler abondamment du [parfum] Pacha38 sur son corps » et partit à la conquête : Le mannequin s’appelait Greta Miladinova [...] et possédait une longue biographie. Ex-secrétaire du défunt président de Yantrabank, actuelle ment maîtresse à la fois de Barzashki, le malheureux secrétaire du ministère de l’Intérieur, et – pire, bien pire – du chef de Pirana, Mladen « Bajo » Buhalov, un des pires tueurs au pays. Une guerre avec Pirana ? Cela voulait dire guerre avec des lutteurs et des anciens flics... Mais qu’importe, il allait réfléchir après39.
Ici, le héros est en pleine « jungle ». Il a un objectif très précis qui s’appelle Greta, comme il aurait pu s’appeler Elle Macpherson, Hélène de Troie, Angelina de Salonique, ou la perfection tout court. Mais la perfection est entre les mains des créatures hostiles et redoutables, 36. 37. 38. 39.
Kalchev, Messalina..., p. 21. Kaftov, op. cit., vers 74-76, p. 260. Pacha de Cartier. Kalchev, Messalina..., p. 22.
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forces de l’ordre (le secrétaire de la police) et du désordre (Bajo, Pirana), autant de potentiels ennemis mortels. Ainsi, le mannequin apparaît au cœur des rapports de force dans la société ; elle représente une ressource symbolique convoitée par plusieurs agents du pouvoir. Alors, rien d’étonnant à ce qu’un vrai combat soit en train de s’engager autour d’elle. Ici encore, le parallèle avec la chanson traditionnelle est bouleversant. Quand Marko s’apprête à partir à la conquête de la fille de Nikjup, les vili et samovili lui rappellent : Que Marko se presse, qu’il se presse Car des preux demandent cette vierge Car l’Arabe noir la demande Et l’Arabe aura la vierge40.
Comme son homologue post-communiste au nom de Bajo, l’Arabe – dit « noir », pour renforcer son étrangeté par rapport au corps à la fois ethnique et axiologique de Marko, qui est « blanc » –, est un tueur et un ennemi, tout en étant doté de la même puissance physique que notre héros. Les deux sont donc des junak, opposés par un signe phy sique particulier : Marko est blanc, l’Arabe est noir ; Tedi est grand, Bajo est petit. À l’instar de Marko (mais aussi de Pâris), Tedi est prêt à enlever la belle Greta et à provoquer ainsi une guerre désastreuse avec plusieurs clans de lutteurs. La détermination de Tedi peut paraî tre démesurée seulement à quelqu’un qui ignore la structure du mythe de la réussite dans le savoir post-communiste. Nous, on le sait bien : Tedi doit mener cette guerre. Agir autrement – lâcher la mission, déserter le champ du combat –, serait refuser son statut, renoncer à être acteur dans le monde, quitter l’espace ouvert du social et retour ner dans son trou pour redevenir spectateur passif, « clôturé » et méditatif (de la beauté) du monde – se masturbant devant la télé, comme l’écrivain raté évoqué plus haut, ou chantant « alléluia » dans l’église, comme le vieux père Stavri face à la beauté féminine. Théoriquement, Tedi aurait pu rester à la maison et contempler tout le spectacle de Paco Rabanne, se délecter de la beauté des mannequins et des costumes... Ceci n’est pas son rôle. Alors il part en guerre sans réfléchir aux conséquences, car l’action est la seule source de savoir légitime. Il a un objectif, il doit l’atteindre. Quand aux complications, il va y réfléchir seulement au cours de l’action : Maintenant il ne pensait qu’au Swinging Hall41, le club où Greta était allée après le défilé. Tedi choisit un vase élégant, l’emballa tel un cadeau de mariage et se dirigea vers le club. Greta avait passé la trentaine mais 40. 41.
Kaftov, op. cit., vers 550-553, p. 266. Club de nuit où se rassemble le jet-set de Sofia.
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
était [encore] la Tentation en chair et en os, et elle le savait. Pire, elle le déclarait... « C’est pas mal full auprès de moi, mon gars », lui réponditelle, le regardant à travers son verre42.
Dans cet épisode, l’on peut déceler les motifs traditionnels familiers, tels que le cadeau de mariage43 et « l’appel à prétendants44 », qui accorde un pouvoir exclusif à la jeune femme : celle-ci est l’institution suprême qui désigne l’élu et sanctionne sa réussite. Comme l’annon cera la fille de Nikjup dans la chanson de Marko : Celui de vous qui le premier réussira l’épreuve Sera celui qui enlacera mon corps, Sera celui qui pourra m’aimer45.
Dans la situation post-communiste, ce pouvoir social découle du pouvoir corporel de l’héroïne, de son statut de mannequin et donc de sa légitimité sociale de représenter la perfection. Comme dans le cas de Steve (à la poursuite du rêve américain), Tedi (à la quête de la perfection) est soumis à plusieurs épreuves, confronté qu’il est à plu sieurs corps adverses. Ainsi, tout en s’affairant à draguer le manne quin, il s’aperçoit – grâce à son intuition de lutteur46 – que les chefs de Pirana s’approchent dangereusement de lui : Tedi retint son souffle. Il n’avait plus de sortie de secours. « Je me suis fourré moi-même dans le piège ! », se dit-il, quand il entendit : « Bonsoir, mon général. Quelqu’un de distingué vous a recommandé ce club ? » Il se retourna. Derrière lui se dressait la figure du tristement célèbre gangster Bajo. « Général ? » s’exclama Greta, franchement étonnée. Comme par hasard, Bajo fit tomber le vase [...] qui se brisa en mille morceaux. Tedi sourit. Il savait qu’il était beau. Le sourire illuminait son visage comme une auréole au-dessus d’un saint47.
Pour Tedi, le rapprochement du but est marqué par des signes quasi transcendants : l’auréole de la sainteté, l’illumination de la figure. Cela signifie que le héros vient de toucher l’horizon eschatologique : si la beauté du mannequin est « divine », alors le héros est désormais admis dans cette sphère « sacrée » et il acquiert des attributs de sain 42. 43. 44. 45. 46.
47.
Kalchev, Messalina..., p. 23. Van Gennep, op. cit., p. 166-198. Cuisenier, Les noces..., p. 190. Kaftov, op. cit., vers 609-611, p. 267. « Je le sens toujours, instinctivement, quand on est en train de me préparer un mauvais coup », déclarait Ivo. C’est aussi le cas de Tedi, dans la situation présente : un très « mauvais coup » est en train de prendre forme derrière son dos, au Swinging Hall. Son « intuition » ne doit pas le tromper. Kalchev, Messalina..., p. 23.
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teté. C’est à ce moment même que Greta soudainement découvre son statut de « général » ; c’est aussi le seul moment dans le roman, et dans le corpus étudié, où un personnage masculin – un lutteur – est décrit comme « beau ». Il s’agit sans doute de cette « beauté » que le héros acquiert au cours de l’épreuve. Il est « beau », non seulement parce qu’il s’est habillé « avec soin », mais parce qu’il fait preuve de virilité et de courage dans une situation extrêmement critique, parce qu’il fait face à l’ennemi sans montrer de signes de peur. Au fond, la « beauté » et la « sainteté » signifient la même chose dans cette his toire. Toutes deux connotent un changement de statut chez le héros, désormais admis dans un espace qui transcende le quotidien et donc inaccessible aux gens ordinaires : c’est l’espace de la perfection, hori zon de la réussite sociale. Dans ce cas, Tedi peut s’affirmer comme vainqueur – ne serait-ce que symbolique – de cette bataille : « Le petit voyou dit vrai, mademoiselle. En effet, je suis général ! », déclare-t-il à Greta avant de se pencher à l’oreille de Bajo, « qui était d’une tête plus petit que lui », et de lui adresser doucement : « C’était ta fin, espèce de nain48 ! » C’est le comportement de l’homme qui a « condamné toutes les sorties de secours », comme c’était le cas de Koko Tyson. Comme dans la chanson épique traditionnelle et comme dans les matchs de Koko Tyson (image 23), l’adversaire porte les signes de la différence ; et comme dans Tyson Kutchek, le héros apparaît physiquement plus grand et plus fort que l’autre. La victoire (même si elle n’était que temporaire) est signifiée dans et par le corps physique. La conquête sexuelle est une conquête sur le concurrent et sur l’adversaire. C’est ainsi que virilité, réussite et force physique se rejoignent dans un noyau signi fiant de la représentation sociale. Le capitaliste post-communiste doit avoir des relations sexuelles, et devant cet impératif social, il doit choisir sa partenaire avec une nouvelle responsabilité esthétique. Car le dragueur des temps nou veaux n’a de Don Juan que cette urgence de vivre, « ici et mainte nant ». Mais si le nombre de conquêtes sexuelles importe, la quantité n’est pas une recherche de variété et de différence. Le rapport au plaisir, chez le dragueur post-communiste, est un souci de la norme. Cette même norme qui définit la qualité du corps physique et celle de la réussite. Son nouveau statut social ne lui permet guère de « démo cratie » dans ses pratiques sexuelles : sous menace d’exclusion du milieu (et donc, de privation de son capital social), il ne peut afficher qu’une relation « normalisée », et c’est le corps de la femme modèle
48.
Ibid., p. 24.
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Deuxième partie • Homme-nature et femme-culture : le corps sexué de la réussite masculine
IMAGE 23. Koko Tyson terrasse l’adversaire Photo Bonchuk Andonov, Club M, 12 1993. Acteur du ring professionnel, le héros local Koko Tyson combat des boxeurs de toute la planète. Comme dans la chanson de Marko, il terrasse ici un adversaire connoté comme étranger à cause de son physique.
qui représente la norme. Car l’acte sexuel, aussi important soit-il dans l’argumentation de la réussite masculine, n’est pas une fin en soi. Ce qui est déterminant, ce sont les paramètres physiques de la partenaire. Construit par des mensurations exactes, le corps « positiviste » du top-modèle a la capacité de signifier la norme de la réussite. Le corps ainsi connoté est, pour le dire avec les mots de Boltanski, « un signe de statut [...] au même titre que les autres objets techniques dont la possession marque la place de l’individu dans la hiérarchie des clas ses49 ». Devant l’impératif d’avoir une sexualité active, donc, l’entre preneur post-communiste investit les normes physiques du corps social. Ce qui le motive à se battre dans la jungle sexuelle (qui en est
49.
Luc Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales, 26 (1), 1971, p. 232.
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une sociale), c’est la finalité qui prend la forme d’une terre promise (la Californie, pour Steve) ou d’un corps de femme « parfait ». Déterminé par l’histoire et investi par la politique, produit cultu rel par excellence, le corps possède la capacité de représenter un ordre social. Dans le cas d’Elle Macpherson, comme dans celui du lutteur communiste et du lutteur du marché libre, le corps physique articule le monde. Les sexes, que l’idéologie communiste tendait à confondre, s’opposent aujourd’hui en corps distincts, chargés de représenter des mondes complémentaires. Dans le monde masculin, le corps de la femme modèle représente un monde étranger idéel. C’est pourquoi il change, tandis que l’acteur masculin cherche à retrouver des repères physiques familiers, voire traditionnels. Tantôt robuste, tantôt fili forme, le corps féminin adopte des formes diverses au cours de l’histoire pour perpétuer la corporalité des représentations du monde. Alors que le discours communiste construisait l’avenir utopique à partir du travail et légitimait le sacrifice du « présent » au nom d’un « avenir radieux », la culture populaire de la transition met en valeur l’abou tissement rapide (dans le temps d’une vie individuelle) au monde de la consommation à travers des rites de passage. Ainsi, les trajectoires sociales du lutteur, du mannequin, du dragueur, se construisent à travers une grille de paramètres quantitatifs. On constate ainsi le paradoxe d’une nouvelle instrumentalisation du corps, non plus basée sur le travail pour la construction collective du communisme, mais axée sur la réussite individuelle dans un futur immédiat.
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Troisième partie Le corps élargi : famille et culture matérielle
L
es récits d’épreuves initiatiques mettent en relief la singularité du capitaliste bulgare, ils donnent l’impression que le nouvel acteur est seul ; seul contre le monde. Ces épreuves s’inscrivent dans le corps physique et individuel, mais ce corps est aussi un corps communicatif où la socialité joue un rôle primordial : la réussite est bâtie sur des réseaux sociaux. Le capital social et le capital matériel font partie intégrale du nouveau corps. En effet, ce corps se définit non seulement à travers ses caractéristiques internes (« rapidité », « force », « beauté »), mais aussi par la création d’un environnement qui lui est propre, comme les défilés de mode et le Swinging Hall de Tedi et de Greta, le cocktail du politicien habile, le cellulaire et le décor « royal » du boss de Kurona Ins. Physiquement distingué du corps collectif, le capitaliste post-communiste construit un réseau social et matériel qui le reconnaît et où il se reconnaît. Cette matérialisation des signes identitaires rend la réussite visible et surtout qualitativement mesurable. Dans le discours étudié, le verbe « avoir » introduit non seulement des compléments d’objets divers (maison, voiture, 4x4...),
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Troisième partie • Le corps élargi : famille et culture matérielle
mais des systèmes de classification qui redéfinissent la norme de la réussite. L’objet matériel joue ainsi un rôle clé pour le développement du récit identitaire. Pour Kapriev, la réussite, aux yeux du Bulgare, a toujours été définie « par la présence d’un résultat concret », d’un produit matériel qui « s’applique directement à l’assurance du quo tidien », alors que les résultats stratégiques à long terme visant « l’amélioration dans un avenir flou et incertain » restent des abstrac tions en manque de crédibilité1. Maison et voiture sont les objets récurrents des récits biographiques. Investissements matériels, ils sont d’abord et avant tout des investissements familiaux. Dans cette der nière partie, je propose une analyse des rapports entre corps physique, famille et objet matériel, des rapports qui nous informent des manières locales de vivre la mobilité globale.
1.
Georgi Kapriev, « Bulgarinat : Organika sreshtu Obrazovanost », Homo Balkanicus, 1, 1992, p. 10.
Nouveaux usages des institutions traditionnelles : Église et famille
T
out en affichant fièrement des objets qui coûtent cher, le nouveau riche s’illustre dans des investissements importants dans des sphères symboliques et moins matérielles, tels le mariage, les rites religieux ou l’éducation des enfants. Tous ces investissements touchent des lieux traditionnels consacrés par des rites littéralement millénaires (le rite orthodoxe, notamment celui du mariage, agit en terre bulgare depuis le VIIe siècle). Si le nouvel acteur s’inscrit ainsi dans une certaine tradition, on ne sera pas étonné de constater que tout change : la famille, l’Église et le rite lui-même. Entre mobilité et ancrage : le « mariage de l’année » En 1994, Club M présente le « mariage de l’année », celui du président d’une pyramide financière : Le président de East-West International a instauré un modèle pour tous les mariages. Pour commencer, il a acheté une Lincoln modèle 1994 et a commandé une robe de mariée à une boutique de New York. Les nombreux invités avaient rempli l’église à fond. Puis on a continué avec une fiesta dont on va parler longtemps au [restaurant-]panorama de l’Hôtel Moskva. Là-haut, près des étoiles, la fête a pris toutes ses dimensions. Les tables surchargées de fruits de mer dont des pieuvres ;
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Troisième partie • Le corps élargi : famille et culture matérielle
IMAGE 24. « Mariage de l’année » Photo Georgi Donchev, Club M, 6, 1994, p. 45. La grosse Lincoln remplit la petite cour de l’église orthodoxe du centre de Sofia de ses dimensions américaines. L’objet matériel dresse la biographie de l’acteur et domine l’avant-plan de l’image, connotant « la peau sociale » du nouveau couple. Ainsi, le signifiant précède, par ordre de plans, les acteurs du signifié. L’objet de consommation est posé devant le couple pour signifier la mobilité et « objectiver » sa nouvelle identité sociale. La cour de l’église, en arrière-plan, sert de fond culturel et, par conséquent, de cadre d’enracinement de l’image. L’église orthodoxe et la grosse Lincoln sont les deux facettes de la même quête de sens post-communiste.
de gibier dont du canard et de l’élan ; des fruits de toutes les saisons aidaient la cause. Rien ne manquait du côté des boissons. Le champa gne français coulait des bouteilles de trois litres, un tonneau de vin est arrivé du pays, et toutes sortes de whisky, y compris du scotch de douze ans1.
La sémiotique culturelle de ce mariage modèle est tout à fait « EastWest International », à l’instar du nom de l’entreprise du marié2. La Lincoln et la robe de la mariée remplissent la petite cour de l’église orthodoxe du centre de Sofia de leurs dimensions américaines hors mesure. Les objets énumérés dressent la biographie de l’acteur qui produit sa mondialisation localement, entre les boutiques de la Fifth Avenue et la cour de l’église orthodoxe, entre la haute finance et le foyer familial dans la campagne près de Sofia. Le mariage orthodoxe participerait de la même quête de sens que la Lincoln démesurée, dans un contexte de perte subite de repères identitaires. L’image 24 nous donne à voir la construction de la sémiotique visuelle de la mobilité sociale. 1. 2.
Georgi Donchev, « Svatba na godinata », Club M, 6, 1994, p. 44-45. Le moment de gloire fut plutôt court pour le président de East-West International. Deux années plus tard, il a fait faillite et a été l’objet de poursuites judiciaires.
Nouveaux usages des institutions traditionnelles : Église et famille
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La quête du sens, exprimée par l’image de l’église, est en relation de complémentarité avec le « méga-party » mondain qui suit la céré monie religieuse. Le restaurant-panorama de l’Hôtel Moskva (Moscou) était le haut lieu de la jet-set à l’époque socialiste. Survivant de la transition politique, ce restaurant a su garder son réseau social. Il a même conservé son nom qui, sans cela, paraîtrait désuet, après la réorientation politique du pays vers d’autres centres géopolitiques tels l’OTAN et l’Union européenne. Le nouveau riche à la Lincoln 1994 lui assure la continuité plutôt que la rupture. La liste des mets qui viennent des quatre coins du monde fait de la table du restaurant Moskva une véritable image synthétique de la mondialisation. La viande d’élan d’une part et les fruits exotiques de l’autre ajoutent la dimension nord-sud au East-West International. La nomenclature des boissons renchérit sur l’expérience locale de l’aventure gastronomique globale. Le champagne français et le scotch écossais font concurrence au vin du pays. La qualité des produits est épaulée par leur quantité pour instaurer et établir un modèle du genre. L’objectivation matérielle de la réussite passe d’abord par la table. Ici, être à table signifie être aisé. La table est culturellement susceptible de connoter le statut social ; et le rituel du mariage, signi fiant traditionnellement la stabilité et la continuité, devient ici la scène parfaite pour exhiber la mobilité sociale des protagonistes. L’objectivation de la mobilité se mesure en bouteilles de trois litres, en tonneaux de vin et en whisky de douze ans, repères objectifs et fiables de la qualité de l’objet matériel, comme l’étaient les mensu rations à l’égard du corps physique. Cette distinction du goût, rehaus sée par des mesures quantitatives, abonde dans le corpus analysé. Comme chez ce millionnaire3, propriétaire d’un restaurant ultra-chic, avec sa collection privée de vins : « Puis il nous montre son exception nelle izba4 domestique avec 300 vins de marque : vins de Bourgogne, du porto, du champagne dont une bouteille provenant de la cour du dernier tzar Nicolas II. [Il y en a] des récoltes de 1917, jusqu’à 1933 ! Le prix d’une bouteille : entre 1 500 et 2 000 dollars5 ! » Les bouteilles dans l’izba de ce millionnaire tout comme celles sur la table du res taurant-panorama de l’Hôtel Moskva sont des objets matériels qui se doivent de transcender la matérialité, d’aller au-delà de l’accumula tion vulgaire, afin de créer une distinction peu accessible au sens commun. L’objet matériel ne prend son sens qu’une fois transcendé, le but de l’accumulation étant d’aller au-delà d’elle-même. 3. 4. 5.
Club M, 3, 1992, p. 6-10. Cave où l’on conserve traditionnellement le vin. Club M, 3, 1992, p. 9.
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Ainsi, la fête nuptiale du nouveau riche se déroule là-haut, « près des étoiles ». La dimension « près des étoiles » est en relation de com plémentarité avec la cérémonie religieuse qui l’a précédée. Si toutes les deux transcendent la consommation matérielle qui anime la scène, leurs vecteurs pointent des sens opposés. Les étoiles au-dessus du restaurant branché appellent les stars mondaines et expriment le rêve d’élévation au-dessus du corps collectif et local, alors que l’Église orthodoxe appelle à une spiritualité « à terre », en profondeur plutôt qu’en hauteur, en quête des racines ancestrales, du corps communau taire. La soirée près des étoiles est la projection de la mobilité, alors que le rite orthodoxe attribue l’image de stabilité. Un double mouve ment se joue ainsi sur l’axe global/local : l’acteur cherche, d’une part, à se projeter dans le monde (le paradigme exotique), et, d’autre part, à signifier son ancrage local. Ainsi la cérémonie religieuse et la fête près des étoiles sont les deux extrémités du cadre non matériel qui entoure le matérialisme de la Lincoln, de la robe new-yorkaise et de l’opulence des tables. Les rites réactualisés de l’Église post-communiste Aussi l’Église se révèle-t-elle un lieu ambigu de légitimation de la réussite. Dans le corpus étudié, elle officie toutes sortes de rituels des nouveaux riches : mariages, baptêmes, inaugurations de bureaux d’entreprises, et même rites d’épuration d’entrepreneurs sous influences maléfiques6. Dans le monde de la réussite post-communiste, l’Église orthodoxe est devenue un partenaire de choix. Ici je fais état de deux usages sociaux du rite religieux qui me semblent révélateurs des investissements axiologiques par lesquels les différents pouvoirs et contextes sociaux transforment les pratiques dites traditionnelles. L’Église comme menace pour le corps collectif Si le rôle de l’Église dans le rite nuptial paraît évident, il n’est redevenu légitime qu’après la chute du régime totalitaire. À l’époque communiste, le rituel religieux était banni par le pouvoir athée7 qui avait mis en place tout un programme de rites « socialistes8 ». Ainsi,
6. 7.
8.
Club M, 2, 1998, p. 41. Pour une analyse des rapports entre le rite orthodoxe et le pouvoir athée : Christopher Binns, « The changing face of power : revolution and accommoda tion in the development of the Soviet ceremonial system », partie 2, Man (N.S.), 15 (1), 1980, p. 170-187. Pour une étude plus exhaustive sur le rituel socialiste : Klaus Roth, « Socialist life-cycle rituals in Bulgaria », Anthropology Today, 6 (5), oct. 1990, p. 8-10.
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l’organe du Parti communiste bulgare, le journal Rabotnichesko Delo, dans son numéro du 27 septembre 1975, nous apprend que « la construction accélérée de notre patrie [...] provoque des changements qualitatifs dans le mode de vie de notre peuple » et que « la société socialiste développée ne cesse d’agrandir la base matérielle et idéolo gique pour satisfaire les besoins spirituels variés de nos contempo rains », d’où le besoin d’adopter des rites appropriés aux objectifs socialistes : « La formation et l’application des rituels populaires socialistes dans la vie du peuple est une tâche complexe d’une impor tance majeure pour l’amélioration de l’éducation spirituelle, esthé tique et morale des travailleurs9. » Voilà pourquoi les Décisions du Congrès de février 1974 du Comité central du Parti communiste bulgare postulent qu’il faudrait « accélérer le travail d’introduction et d’ap plication des nouveaux rituels populaires et des nouvelles traditions socialistes dans la vie des travailleurs » : Les fêtes et les traditions qui se sont imposées dans la culture millénaire bulgare représentent une base naturelle pour les nouveaux rituels populaires. Mais pour que ceux-ci puissent, d’un côté, préserver l’âme populaire et, d’un autre côté, refléter les nouvelles relations humaines pendant la construction de la société socialiste développée, un travail sérieux d’actualisation des rituels populaires s’est imposé10.
On voit que cette mise en scène socialiste, conçue pour remplacer la religion, se construit autour du paradigme non matériel mais tout à fait matérialiste de « spiritualité », suprastructure des nouvelles rela tions de production. Le nouveau rituel prend ainsi une connotation sociale de premier plan, signifiant une nouvelle identité sociale, à savoir le corps collectif du travail. C’est ce dernier qui devient démiurge et législateur du rite : « Des collectifs d’artistes, de poètes, de compo siteurs et des gens de théâtre11 ont élaboré, sous la direction du Comité de la Culture, des scénarios du rituel du mariage », annonce fièrement le journal. Même l’imposant « Guide des rituels civils », qui a été pondu en trois tomes massifs, n’a comme auteur qu’un collectif ano nyme12. Une analyse de la pragmatique discursive des Décisions du Congrès de février, reportées dans le journal, démontre que le « je » est
9.
10. 11.
12.
Fevruarski Plenum na CK na BKP, « Grazhdanskite rituali – v bita na naroda », Rabotnichesko Delo, [quotidien du Comité Central du Parti Communiste Bulgare], 270, Sofia, 27 sept. 1975, p. 1. Ma traduction. Ibid. Mais aussi des ethnographes : Nikolaj Mizov, Praznici, obredi, rituali (Fêtes et rituels), Sofia, 1980, a servi de base pour l’élaboration des rituels socialistes. Voir aussi Roth, art. cit., p. 8. Obshti preporaki za grazhdanskite obredi imenuvane, venchavane, pogrebenie, Sofia, 1986.
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complètement évacué par des unités collectives abstraites telles que « notre patrie », « notre peuple », « la société socialiste développée », « nos contemporains », « la vie du peuple », « les travailleurs », « l’âme populaire », « des collectifs d’artistes... ». Tout comme la messe nup tiale du nouveau capitaliste, le mariage socialiste est avant toute chose une mise en scène d’identités sociales. Opposés dans la forme, les deux types de rites réactualisés partagent la même finalité : assu rer la continuité à travers les ruptures flagrantes. D’où l’oxymore des « nouvelles traditions », un concept qu’on peut appliquer à plusieurs phénomènes sociaux, hier comme aujourd’hui. Ainsi, les « change ments qualitatifs », annoncés dans les Décisions du Parti communiste, s’intègrent aisément à « la culture millénaire bulgare » mentionnée dans le même document. Le remplacement du rituel religieux par la mise en scène théâ trale doit représenter le changement des acteurs ; dans le cas socialiste, c’est le remplacement de la communauté traditionnelle par « le corps du travail ». L’argumentation des Décisions continue justement dans ce sens : Le mariage et le baptême doivent devenir de plus en plus des fêtes non seulement pour la famille et la parenté, mais surtout pour les collectifs de travail, là où travaillent les jeunes mariés et les jeunes parents. De cette façon ils se sentiront comme une partie inséparable de la société, ils seront conscients de leur responsabilité morale, envers le peuple, dans l’éducation de la génération future13.
Rien de ce discours ne semble se retrouver dans le mariage de l’année 1994... sauf l’essentiel : sa structure dialectique. Signifiant un chan gement politique majeur, le pouvoir socialiste s’empresse d’enlever toute connotation religieuse au rite. Dans le passage au capitalisme, pendant que bon nombre de Bulgares ordinaires continuent de célé brer les rituels socialistes14, le nouveau riche retourne à l’Église. Il refabrique la tradition en enrobant le corps nuptial non seulement d’une robe new-yorkaise, mais aussi d’une Lincoln dernière série qui distingue fortement le corps individuel de celui de la communauté. Plus qu’un retour à la tradition, le rite de l’Église se voit agent du nouveau corps individuel. La passion de l’abbé Genadiy : le monastère comme repaire Si le président de la pyramide financière se produit dans l’église en plein centre de Sofia, le capitaliste au cou épais, lui, apprécie le 13. 14.
Fevruarski Plenum na CK na BKP... Roth, art. cit., p. 10.
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monastère retiré dans la montagne, au sein de la nature. En Bulgarie, le monastère a une longue histoire de « refuge » et de « protecteur » (zakrilnik) des combattants contre les envahisseurs (surtout à l’époque ottomane), des révolutionnaires, bref, des gens qu’on appelle des « lutteurs pour la liberté » (borci za svoboda). Mais s’il a toujours été perçu comme « protecteur » des valeurs collectives, c’est tout récem ment qu’il se voit promu refuge des lutteurs pour la réussite indivi duelle, dont les lutteurs mafieux. Une image intéressante des nouveaux rôles du monastère (et par conséquent, de l’Église) est présentée dans le roman « Néron » de Kalchev. On la voit incarnée dans la relation d’un « nouvel abbé » avec la plus influente famille de lutteurs en Bulgarie des années 1990 : Néron15, président de l’entreprise Néron Ltée, son frère Georges et sa jeune épouse Lidia, mannequin et quelque peu héroïnomane : Lieu paradisiaque à 70 km à peine de Sofia, Chekotinski monastère était le quartier général [de Néron]. C’est l’abbé Genadiy qui tenait les lieux [...] Personne, dans toute la Bulgarie, ne pouvait égaler sa collec tion de films porno. On le considérait, à tort, comme un pratiquant chevronné de la masturbation. En fait, la relation de Genadiy avec Néron Ltée a commencé par son intérêt envers les prostituées16. Il payait correctement et généreusement. Il y a un an et demi, Lidia a voulu voir le monastère, alors Néron et son frère Georges l’ont conduite jusque-là. Georges était au volant tandis que son frère essayait de calmer l’absti nence [de drogues] hystérique de Lidia. Le soir suivant, elle s’est confes sée à l’abbé et celui-ci s’est mis à la guérir. Il lui a fait cadeau d’un missel, puis a laissé l’église ouverte en permanence, et lui a ordonné, à chaque fois qu’elle sentait la fièvre monter, de lire des prières age nouillée, jusqu’à ce que le Tout-Puissant calme son esprit. Cette thérapie s’est révélée très efficace. Ses crises ont diminué, son sommeil s’est calmé, et c’était suffisant pour que Néron devienne un donateur généreux pour le monastère. L’amitié [entre Néron et Genadiy] était plus forte encore que leur respect mutuel17.
Ce passage est significatif des relations post-communistes entre l’acteur traditionnel (ici, l’homme d’Église) et le nouvel acteur économique (l’entrepreneur, incarnation du pouvoir de l’argent). Les deux ordres
15.
16. 17.
Vasil Iliev de son vrai nom, Néron a été tué dans un règlement de comptes. Le roman de Kalchev avait prévu ce meurtre, tout comme il l’a fait pour les meur tres de Lukanov (l’ancien premier ministre) et de Pavlov (l’entrepreneur bulgare le plus riche). Voir Mangalakova, art. cit : http ://www.balkans.eu.org/article2835. html. La prostitution étant un des domaines d’activité économique de l’entreprise Néron Ltée. Kalchev, Hristo, Néron, Vulgaren Roman, Sofia, Nacionalen klus na hudozhest veno-tvorcheskata inteligencia, 1996, p. 40. Ma traduction.
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du discours – « spirituel » et « matériel » – s’entrecroisent, pour donner corps à des personnages tout à fait nouveaux par rapport à la tradi tion aussi bien que par rapport au discours communiste. Composant avec un contexte social mouvant, les deux acteurs élaborent de nou velles manières de faire et négocient des relations métissées. En effet, leur relation, purement économique au début (à travers les prostituées, employées de Néron Ltée), ne se développe substantiellement qu’à partir d’un « miracle » (la guérison de la toxicomanie de Lidia), pour aboutir enfin à l’apogée des valeurs non matérielles : l’amitié qui transcende le pur et simple « respect mutuel ». L’« amitié » entre l’abbé (l’homme de foi) et le lutteur (l’homme de combat), c’est cette chaleur humaine qui transcende la « jungle » (où il faut calculer chaque pas), évapore l’insupportable matérialité du monde et rend les acteurs « humains ». Ainsi, la production des nouvelles valeurs spirituelles, voire transcendantes, se fait à partir des éléments hétéroclites de l’immanence matérielle, tels les films porno, le quartier général des lutteurs, les prostituées, la voiture et le monastère. Loin de la mise en scène socialiste des « nouveaux rituels populaires », cette spiritualité nouvelle relève du même principe de l’« ici et maintenant » maté riel. Aussi, l’histoire de la guérison miraculeuse, suivie du don géné reux, s’inscrit-elle dans une tradition chrétienne18 et particulièrement orthodoxe. Dans une étude sur les icônes miraculeuses en Bulgarie, Bakalova raconte cette histoire byzantine, se rapportant à la création de l’icône de la Vierge à trois mains, icône qui se trouve aujourd’hui dans le monastère de Troyan, situé dans la partie centrale de la chaîne des Balkans : Incité par l’empereur Léon III l’Isaurien, le calife avait ordonné de couper la main droite de Jean19 et de la jeter sur un étal du marché. Le saint demanda qu’on lui rendit sa main coupée, la colla sur son poignet et adressa une ardente prière à la Vierge. Et le miracle eut lieu : la Vierge entendit ses prières et guérit la main de Jean. En signe de reconnaissance, saint Jean Damascène demanda à un orfèvre de modeler une main d’argent. Il l’ajouta ensuite à l’icône de la Vierge20.
Le syncrétisme post-communiste consiste dans l’intégration du para digme miraculeux dans l’habitus du nouvel entrepreneur. Il s’agit d’une coexistence des deux conceptions du monde apparemment
18. 19. 20.
Victor W. Turner et Edith Turner, Image and Pilgrimage in Christian Culture, New York, Columbia University Press, 1978. Jean Damascène, théoricien de l’image byzantin et défenseur de l’iconolâtrie. Elka Bakalova, « La vénération des icônes miraculeuses en Bulgarie », Ethnologie française, 2, 2001, p. 270.
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hétérogènes, celle du miracle, où tout est joué par des forces transcen dantales, et celle du libéralisme économique, où « l’individu est le seul maître de son destin ». On assiste, d’un côté, à l’individualisme exacerbé du lutteur solitaire, le « moi seul » du self-made man ; et de l’autre, comme le note Bakalova : « à une véritable recherche [...] d’une protection miraculeuse21 ». Pour l’entreprise combattante, le monastère devient un repaire dans la jungle économique. Sa position géographique – en pleine nature, perdue dans la montagne mais tout près du centre (« à 70 km à peine de Sofia ») – traduit sa connotation ambiguë : médiateur entre le « paradis » transcendant et le « purgatoire » corporel de l’ici-etmaintenant. De nombreux objets matériels comme le missel et l’hé roïne, la voiture, symbole de la famille unie de Néron, et les films vidéo, témoins du feu ascétisme onaniste de l’abbé, deviennent des acteurs dans cette dualité ontologique, tout comme la Lincoln 1994 et l’église orthodoxe lors du mariage East-West International. Et tout un paradigme « traditionnel », en l’occurrence religieux, construit par le monastère, l’abbé, le « lieu paradisiaque », la confession, la guéri son traditionnelle, le missel, la prière, l’esprit et, enfin, le Dieu toutpuissant, vient s’intercaler dans la nouvelle réalité économique, à première vue – à tort – bassement matérielle. C’est à travers les prostituées, les lutteurs, les nouveaux riches et une héroïnomane, d’un côté, et grâce à un savoir traditionnel (la guérison par la prière), de l’autre, que l’abbé post-communiste assure l’apogée de l’orthodoxie et la transmission des vraies « nouvelles traditions ». Comme dans le cas du mariage de l’année 1994, ces deux mondes-là ne sont pas contradictoires, ils sont complémentaires. C’est de cette façon que la tradition, celle d’avant les « rituels populaires socialistes », rejoint le nouvel acteur : une tradition religieuse basée sur le « miracle », mais très loin du catéchisme traditionnel. Investir dans la rupture : l’éducation des enfants L’éducation des enfants est une importante affaire de famille. Celle des enfants des nouveaux riches se passe à l’étranger. Cette tendance annonce une autre rupture ; non seulement celle entre ces jeunes et le corps collectif, mais aussi une rupture culturelle au sein de la famille. Si la majorité des capitalistes post-communistes ne possèdent pas de capital scolaire équivalent à leur capital économique, ils investissent, par contre, dans l’éducation de leurs enfants. Les 21.
Ibid., p. 272.
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attentes sociales sont fortes que ces jeunes qui étudient, dans la plupart des cas, dans des écoles privées aux États-Unis, en Grande Bretagne, en Suisse ou en Italie22 retourneraient au pays investis de nouveaux capitaux et imposeraient de nouvelles valeurs. L’éducation des enfants à l’étranger est ainsi un investissement curieusement ambigu. Si le capital politique de la nomenklatura communiste a été transformé en capital économique, ce dernier pourrait à son tour se voir converti en savoir, en capital scolaire. Dans ce cas, l’on assisterait à un processus de capitalisation dialectique et d’une transmission du pouvoir à tra vers une succession de ruptures. Le lutteur qui s’est débarrassé du nerd savant pour conquérir le monde préparerait son propre remplacement par l’économie du savoir. Le problème de l’éducation des enfants transcende la matérialité apparente du monde local et valorise une certaine « étrangeté » qui n’est pas seulement géographique, mais qui se trouve surtout à l’in térieur de la culture locale. Kapriev souligne que l’éducation est tou jours restée « distanciée » et « étrange » dans la perception bulgare du monde : on l’acquiert à l’étranger et elle transforme l’individu en « étranger » (qui peut être la ville voisine), en quelqu’un qui est déra ciné de la matérialité organique du « chez soi23 ». Soutenu par une appréciation culturelle de l’idée d’« Occident », le phénomène de l’éducation des enfants n’est toutefois pas nouveau, dans la culture bulgare, ni réservé à la seule classe dominante. Il s’inscrit dans une tradition historique qui remonte à la Renaissance bulgare de la fin du XVIIIe siècle et qui cherche la « vraie vie » dans un lieu extérieur à la réalité locale, un lieu que j’ai appelé « centre ». Dans le cas bul gare, le « vrai centre » réside à « l’étranger », lieu de la « civilisation » et de la normalité. Le corps éduqué est étranger au corps lutteur de la même façon que l’est le corps féminin : ce sont des représentants de mondes dicho tomiques. C’est probablement pour cette raison que l’éducation des enfants relève traditionnellement de la compétence maternelle. Au sein de la famille, la mère peut ainsi subvertir l’ordre masculin des choses en orientant la reproduction sociale vers des domaines « fémi nins », telle l’éducation. Alors, une mère qui veut la réussite de son enfant va essayer de lui assurer un bon « départ », de la maison, du village, du pays, valorisant du coup la rupture au dépens de la conti nuité familiale. Il y a un passage intéressant chez Hadjiyski, qui dit, à propos de l’éducation artisanale dans la Bulgarie du XVIIIe siècle, que « les pires artisans sont ceux qui ont appris le métier chez leur 22. 23.
Club M, 3, 1999, p. 45. Op. cit., p. 12.
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père24 ». L’éducation, qui doit se passer, par définition, « ailleurs », devient agent du changement, un changement non seulement indi viduel ou familial, mais souvent politique. Lors d’une discussion, Konstantinov a appelé le changement social de 1989 la « révolution des mères ». En effet, les mères de famille bien placées dans la hié rarchie du régime communiste, aussi communistes qu’elles aient été, ont toujours tenu à envoyer leurs enfants étudier en Occident. Le père, lui, a beau avoir eu des visions plus locales sur la carrière des enfants (directeur du combinat local, responsable de l’organisation locale du Parti...), en matière d’éducation, la mère a le dernier mot. En retour nant au pays, ces filles et fils du Parti avaient accumulé un capital scolaire, économique et symbolique trop élevé par rapport aux postes de deuxième niveau du pouvoir qui leur étaient réservés (le premier échelon étant toujours occupé par leurs pères). Ce qui s’est passé ensuite, en 1989, on le sait : les vieux dirigeants ont été renversés au profit d’ambitieux jeunes représentants du deuxième échelon de la nomenklatura. Cette « révolution des mères » révèle des stratégies de transmission par le changement que l’éducation des enfants a su provoquer. Paradoxalement, le discours maternel d’une militante commu niste de première heure comme ma propre grand-mère, mariée à l’ex-directeur de la Sécurité d’État (le KGB bulgare) pour la région de Varna, et votant aujourd’hui encore pour l’ancien Parti communiste, peut parfaitement être soutenu par le rêve de l’Occident. En plus, ma grand-mère n’a jamais cessé d’exprimer sa fascination à l’égard de la haute bourgeoisie, tout en bâtissant le communisme sur place. Comme si le rêve bourgeois était une prolongation du travail auprès du Parti, travail dévoué qu’elle n’a jamais lâché, même après la mort du Parti. Lors de nos entretiens dans sa petite villa nommée « España », près de Varna, elle me racontait – le regard allongé sur la mer, s’oubliant dans l’horizon lointain – comment elle avait réussi à envoyer son fils étudier au Royaume-Uni, dans les années 1960, malgré l’opposition ferme de son mari. Quant à moi, son petit-fils, elle en avait aussi le projet, à l’époque : je ferais mes études à la Haute École militaire de la Marine, pour devenir « capitaine de navire transatlan tique » et « voyager en Amérique ». Aujourd’hui encore, âgée de 87 ans, elle reste toujours pétillante et portée par de grands projets : une inconditionnelle du rêve américain. Aussi originale qu’elle puisse paraître, la révolution des mères communistes s’inscrit dans cette tradition maternelle de longue date
24.
Op. cit., p. 205.
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en matière d’éducation des enfants. Le discours des parents qui répète depuis des siècles « étudiez, pour ne pas vous casser la tête comme nous25 » est à la base de la reproduction (sociale) par aliénation. Dans la littérature ethnologique, les grands-parents sont trop souvent vus comme des acteurs qui assurent la transmission des traditions à travers des générations en opposition à des forces externes menaçant la culture locale ; trop peu d’études, jusqu’au présent, se sont intéressées à leurs rôles subversifs en tant qu’agents du changement26. Ainsi apparaissent des mécanismes intrinsèques aux systèmes – communistes aussi bien que capitalistes – qui font transcender ces mêmes systèmes. Si le changement fait partie du système, l’acteur, lui, évolue dans un environnement qui ne cesse de le défier. Il est au centre de cette « rupture continue ». Lieu de toutes les conversions, il ne peut assurer la continuité (du capital) que par le changement (des valeurs). Comme dans le récit initiatique de Steve, ce sont les ruptures qui produisent le sens.
25. 26.
da ne se machite kato nas, chez Kapriev, art. cit., p. 12. « Study, so you do not have to work », chez Konstantinov (« Food... »). Konstantinov (« Food... ») parle même de « elderly destroyers of tradition ».
« Centre » et « périphérie » dans le paysage résidentiel de la mobilité sociale
L
a famille élargit les limites du corps individuel. Valeur écono mique et morale, elle est un lieu privilégié d’investissement de la nouvelle fortune. La maison est le premier espace de cet inves tissement. Transcendant les limites du corps individuel, la maison connote à la fois un lieu géographique (ville, village, région), un lieu matériel (infrastructure physique) et un lieu de reproduction sociale. Traditionnellement, c’est un lieu d’ancrage culturel. Toutefois, l’étude des cas qui suit démontre que la maison peut se définir, dans son fondement même, par un nomadisme aussi bien économique qu’exis tentiel, par la mobilité géographique et par l’ouverture vers des espaces identitaires multiples, voire « infinis ». La maison bulgare se caractérise par une mobilité accrue entre centre et périphérie, à tel point que Konstantinov parle carrément de « ménage mobile1 ». Le va-et-vient économique entre la ville et le village est assuré physiquement par les acteurs qui se déplacent entre deux maisons : l’une à la campagne, l’autre en ville. En général, le « ménage mobile » est composé de deux familles s’étendant sur trois générations. La partie villageoise du ménage est représentée par les
1.
Konstantinov, op. cit.
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Troisième partie • Le corps élargi : famille et culture matérielle
vieux parents, nés autours des années 1920, descendants d’une vieille tradition agricole ; alors que leurs enfants, nés dans les années 1940, ont participé à la migration industrielle vers le centre dans les années 1960 et forment désormais, avec les petits-enfants, la partie urbaine du ménage mobile. Il est important de savoir que la relation village/ centre urbain, au sein du ménage mobile, s’est effectuée, et s’effectue encore, à travers une économie substantielle : par l’expédition de la production agricole domestique vers la partie urbaine du ménage. Ce support substantiel a été crucial lors de la migration des enfants, après le secondaire, vers les centres administratifs qui produisaient de l’édu cation (capital scolaire) et des professions, mais qui ne produisaient pas au sens où l’entend le Bulgare traditionnel, à savoir de la nour riture. L’importance vitale du support alimentaire venant de la partie villageoise a augmenté de manière significative lors de la crise éco nomique post-communiste de 1990-1991, et dont les répercussions se font sentir encore aujourd’hui. Ainsi, le paradigme traditionnel de l’économie substantielle a acquis de la valeur qui, dans certains cas de mobilité sociale, s’avère être à la fois identitaire et structurante : le (nouveau) riche a non seulement une banque, un business et une maison dans le centre, mais aussi un ancrage « substantiel » à la campagne, où son capital « central » se matérialise à travers les signes traditionnellement intelligibles de la réussite, à savoir la grosse mai son et la « bonne bouffe ». D’après Konstantinov, il existe un ethos commun qui gère les deux parties du ménage mobile en une unité monolithique. J’analyse ici deux axes – opposés mais relevant de la même dynamique sociale – dans la construction du paysage incorporé du nouveau riche en Bulgarie post-communiste : celui qui mène du centre vers la périphérie, et l’autre, inverse. La migration vers le cen tre, phénomène global de la modernité, mais particulièrement accen tué par la centralisation économique et administrative du pouvoir communiste, est largement analysée dans la littérature anthropolo gique. Cependant, dès la fin du système centralisé, on peut observer les signes d’un phénomène inverse et tout nouveau, que j’appellerai ici « la quête du village réinventé ». La quête du village réinventé : un retour à la périphérie ? Dans son reportage intitulé « Des propriétaires de villas veulent être villageois2 », le journal Trud témoigne de l’émergence adminis trative d’un village de riches dans la périphérie de Varna, au bord de
2.
Trud, 14 décembre 1998, p. 11.
« Centre » et « périphérie » dans le paysage résidentiel de la mobilité sociale
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la mer Noire, auquel on aurait donné le nom de « Malibu de Varna ». Les premières maisons ont été construites vers 1982, quand le Parti communiste au pouvoir avait redistribué plus de mille terrains de 700 mètres carrés chacun à des fonctionnaires locaux, majoritairement issus du deuxième échelon de la nomenklatura locale3. Parmi ceux-ci figurent des anciens directeurs au niveau municipal ou régional, ainsi que des anciens et des nouveaux directeurs de la plus grande usine chimique au pays (privatisée en 1994 sous forme de joint venture avec le consortium belge Solvay). Après 1989, « tous ces anciens directeurs se sont reconvertis en entrepreneurs privés », selon le reportage. Ce dernier nous dit notamment que 90 % des propriétaires de terrains ont déjà érigé de « grosses maisons » où ils vivraient tout au long de l’année. En 1998, une vingtaine d’années après la concession des terrains, ces derniers valent déjà entre 50 000 et 100 000 dollars amé ricains et représentent un capital immobilier considérable dans un pays où le salaire mensuel moyen à cette époque équivaut à 80 dollars américains. C’est un exemple représentatif de la transformation du capital politique en capital économique après 1989 et la maison ici en est la matérialisation. Cuisine d’été et izba : usages sociaux des cultures de subsistance Cette matérialisation de la transformation économique coïncide avec un certain changement des rapports de force entre « centre » et « périphérie ». La fin de l’économie centralisée a provoqué une certaine érosion des ressources centrales. Dans les centres urbains, plusieurs usines ont fermé, laissant une masse d’employés dans la rue. La crise économique de 1990-1991 a durement frappé la ville, laissant les magasins vides et les citadins sans provisions. La grande ville est devenue moins attirante qu’auparavant. Ces années-là ont vu un retour à l’économie de subsistance et particulièrement à « l’économie des jarres », une pratique de la compétence de la campagne. La cité a perdu l’exclusivité des ressources dont elle jouissait sous le socialisme. Ainsi, plusieurs signes indiquent une certaine décentralisation des ressources qui peut diminuer l’asymétrie dans les rapports entre centre administratif et périphérie rurale. Par conséquent, le village « réin venté », en l’occurrence le Malibu de Varna, peut devenir un nouveau centre d’attraction pour les acteurs de la réussite. Ainsi la transfor mation sociale de l’ancien directeur politique (administratif) en nou vel entrepreneur privé correspond à son déplacement géographique 3.
Dans ce sens, Znepolsky voit dans « la transformation de la nomenklatura en une nouvelle classe de propriétaires » un des principes de l’inégalité dans la société communiste : « À propos... », p. 170-176.
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du centre administratif vers un nouveau site de ressources, construit sur le terrain de l’ancienne périphérie. Toutefois, la liaison et les com munications fiables avec la ville restent la condition primordiale de la mobilité – géographique parce que sociale – du nouveau villageois. La présence d’un bon réseau routier et de communications, d’électri cité, d’eau et de canalisation (souvent déficients dans les villages voisins) auraient poussé les habitants du Malibu de Varna à prétendre au statut officiel de « village4 ». Le motif principal de la demande serait, au dire des habitants, « de préserver ce site exotique [d’une nouvelle vague] de construction résidentielle incontrôlable ». Les résidents ont même élu leur maire qui argumente la demande ainsi : « On a organisé notre propre système de défense, on s’occupe nousmêmes de l’électricité, on est nous-mêmes propriétaires des terrains et de la plage, on produit nous-mêmes nos produits alimentaires. En plus, nous promettons de créer 200 nouveaux emplois dans le tourisme qu’on va se développer ici5... ». L’ambivalence sociale du « nousmêmes », à la fois entrepreneur et autosuffisant, prend corps dans la culture matérielle du futur village. L’ancien directeur de l’usine chi mique s’est fait construire une piscine « aux dimensions olympiques » et avoue qu’il s’y sent « au paradis » (image 25). La terrasse devant la maison est transformée en immense « cuisine d’été ». Chacun des trois gros fours, faits à la main, est strictement spécialisé : le premier pour le barbecue, le deuxième pour la stérilisation des marinades et des macédoines et le troisième pour faire du chevermè (faire rôtir un agneau entier, pratique traditionnelle des habitants des régions mon tagneuses en Bulgarie). Ainsi, cet ancien directeur reconstruit son espace privé dans les mesures ambitieuses de sa nouvelle entreprise, en l’inscrivant dans une tradition locale réinventée, avec ses trois fours spécialisés en cuisine régionale. Apparemment, le discours visuel « olympique » de sa terrasse est en contradiction avec ce qui cuit dans ses fours. Les marinades et les macédoines, par exemple, relèvent de la tradition non marchande de subsistance. La conservation de légumes autom naux (poivrons et choux en première place), largement pratiquée dans le pays, a toujours eu la fonction d’assurer la subsistance fami liale durant les quatre mois d’hiver (de décembre à mars) quand la terre ne produit plus. Les marinades et les macédoines sont gardées dans le sous-sol : l’izba. Pièce vouée à la culture de subsistance, l’izba est avant tout un lieu de conservation des réserves alimentaires pen dant l’hiver. Tradition rurale soutenue par la nécessité économique, 4. 5.
Trud, 14 décembre 1998, p. 11. Ibid.
« Centre » et « périphérie » dans le paysage résidentiel de la mobilité sociale
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IMAGE 25. Maison « villageoise » dans le Malibu de Varna Photo Petar Petrov, Trud, 14 décembre 1998, p. 11. La piscine et la terrasse d’été de cette maison du Malibu de Varna expriment cette ambiguïté culturelle qui intègre aisément des éléments traditionnels de la culture de subsistance dans la modernité d’une nouvelle culture de consommation urbaine. On y voit l’ancien directeur de l’usine chimique poser entre sa piscine (modernité occidentale en avant-plan) et sa cuisine d’été (derrière le personnage en arrière-plan) aux trois fours traditionnels. La terrasse à gauche devient l’élément architectural de jonction culturelle entre ces deux dimensions hétérogènes de la réussite. Elle lie, physiquement, la nouvelle fortune individuelle (incarnée par la piscine privée) et les valeurs traditionnelles célébrant la stabilité familiale, la socialité collective et l’unité du groupe (la spacieuse cuisine d’été aux trois fours). L’acteur est au centre de ce nouveau système bidimensionnel.
la pratique de l’izba s’est répandue partout dans les villes lors des vagues migratoires du socialisme. D’ailleurs, mes parents remplissent encore, chaque automne, notre petite izba, au centre même de Sofia, de fruits séchés, citrouilles, macédoines, confitures, compotes, poivrons marinés et, finalement, ils y préparent deux tonneaux de choucroute pour l’hiver. Par extension, chez certains agriculteurs, propriétaires et vigne rons, l’izba traditionnelle sert de cave pour la production du vin. Sous l’empire ottoman, ces izbas de vin furent particulièrement élaborées chez les moines, dans les monastères. La marque contemporaine de vin bulgare Manastirska izba – le vin blanc préféré des anciens direc teurs de Varna, cités dans le reportage – fait preuve du respect et du prestige qu’on a toujours portés à l’izba de monastère. Tout en restant
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une pièce de conservation alimentaire, l’izba est devenue la marque de distinction de la maison moderne, « branchée » sur le monde. Tout comme les marinades et macédoines qu’elle conserve, l’izba a subi une transformation culturelle : de pièce cruciale de la survie, elle est devenue un lieu de la distinction sociale qui, paradoxalement, s’ins pire des façons de faire tout à fait traditionnelles, issues d’une culture de la pénurie6. Ainsi, les acteurs de la nouvelle économie, résidents du Malibu de Varna, érigent la culture de subsistance en marque culturelle de leur réussite économique. La tension entre discours social (de la réussite individuelle) et pratiques culinaires (traditionnelles) est un élément de l’ambiguïté culturelle du nouvel entrepreneur, amateur de piscine privée et de chevermè. Le chevermè, justement, est une pratique séculaire de bergers, isolés dans la montagne, loin des ressources agricoles du village et de son marché. Aujourd’hui, la recréation du marché capitaliste est confrontée aux modes de faire culturelles, ici culinaires7, de ses acteurs. Des pratiques relevant d’une économie de subsistance deviennent le principal enjeu architectural de la maison du nouvel entrepreneur. Si, autrefois, la nécessité économique devenait affirmation symbo lique, l’autosuffisance substantielle (énergétique, matérielle, sociale et alimentaire) des habitants du Malibu de Varna alimente aujourd’hui la distinction du capitaliste triomphant. La marque de commerce du directeur du joint-stock bulgaro-belge qui achète et vend à la grandeur de la planète, en Argentine aussi bien qu’en Corée8, c’est bel et bien le « régional », le « fait maison ». Les macédoines et le chevermè for tifient de façon organique cette identité régionale du mondialiste chevronné. Produits locaux, ils produisent, à leur tour, du local. Investis de mobilité sociale et cuits dans les fours traditionnels de la terrasse d’été surplombant la piscine olympique de l’entrepreneur bulgare, dans le Malibu de Varna, ils témoignent des nouvelles façons de négocier le local et le global. C’est une négociation plus complexe et subtile que celle produite sur la table du restaurant-panorama Moskva, lors du « mariage de l’année 1994 ». Ici, « les tables surchargées » n’exhibent pas de « fruits de mer, dont des pieuvres ; du gibier, dont des canards et des rennes ; des fruits de toutes les saisons ». L’exotisme de panache, affiché dans
6. 7.
8.
Pour une vision globale de tels phénomènes, voir Massimo Montanari, The Culture of Food, Oxford, Blackwell, 1994, p. 158-159. Sur l’importance déterminante de la culture pour les choix alimentaires, voir Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964 ainsi que Mary Douglas, Food in the Social Order, New York, Sage 1966. Trud, op. cit., p. 12.
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le mariage East-West International, est ramené à un localisme dit « exotique », l’exotisme d’être « villageois9 ». Le village réinventé retrouve ici sa valeur par opposition à la grande ville industrielle, valorisée sous le régime socialiste. La piscine et la terrasse d’été qu’on voit sur l’image 25 expriment cette ambiguïté culturelle qui intègre aisément des éléments de la culture de subsistance dans la modernité d’une nouvelle culture de consommation. Piscine et stade privé : l’infrastructure du réseau social Poursuivant la lecture du texte « Des propriétaires de villas eulent être villageois », on apprend que l’ancien chef de pupitre du v « Culture populaire » à la Mairie de Varna s’est bétonné une piscine moins impressionnante que celle de son voisin ; par contre, il s’est fait construire « un stade privé » où il invite « les sportifs trippeux du village à un match de foot le soir ». La sociabilité du nouvel entrepre neur s’inscrit de manière particulière dans l’axe ouverture (marchande)/autosuffisance (familiale). Ainsi, le réseau est l’élément clé de la mobilité sociale post-socialiste autant qu’il l’était dans le système de l’économie planifiée. Rappelons que les habitants du nouveau village font partie d’un réseau « central » d’anciens hauts fonctionnaires régionaux d’avant la distribution des terrains. Leur nouvelle appartenance territoriale ne fait que légitimer ce réseau. Ce réseau n’est pourtant guère ouvert. Plutôt exclusif, il a pour fonction d’abord de « préserver ce site exotique d’une construction résidentielle incontrôlable ». Le réseau informel précède l’entreprise économique en Bulgarie post-communiste. En règle générale, les entreprises créées après 1989 le sont par des gens liés d’abord par des relations de parenté ou d’amitié. La grande famille et le cercle d’amis sont souvent à la base du réseau social et du réseau économique. Ainsi, tout se rejoint finalement dans ce qu’on appelait autrefois « le privé », autour du four, comme dans le bon vieux temps de la tradition rurale. Ici, la table et le terrain de foot sont des lieux privilégiés de ren contre des deux réseaux. Leur importance sociale détermine l’archi tecture et la gestion de l’espace du nouveau village, les vastes terrasses, les « cuisines d’été », le stade privé... La sémiotique visuelle des images de la réussite est révélatrice de la fonction sociale de la culture matérielle post-socialiste. Les objets affichés sont le plus sou vent de l’ordre de la socialité et de la communication, tels des terras ses d’été, des intérieurs accueillants, des salles de réception et des cuisines ; des moyens de communication comme le téléphone ou le 9.
Montanari, op. cit., p. 157-160.
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IMAGE 26. Les objets sociaux Photo Club M, 6, 1994, p. 6. Maison familiale dans un village près de Sofia. La cuisine fait office de pièce « sociale » de la maison. La version moderne, plutôt décorative, du four traditionnel alimente la socialité de l’espace privé. Les images sont centrées autour de la table, espace privilégié de socialité.
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cellulaire. Tous ces moyens de socialité sont omniprésents aux dépens des ordinateurs, de l’Internet, des antennes satellite : ces autres mar ques de distinction à connotation urbaine/moderne et, du coup, « individualisante », voire aliénante. L’image 26 présente une autre maison familiale, celle d’un ancien footballeur, ensuite entraîneur très accompli de l’équipe natio nale bulgare, à qui le discours populaire jovial a donné le surnom du « stratège de Miroviane », au nom de son village natal10. La maison présentée est située justement dans le village de Miroviane, près de Sofia (la campagne près du « centre », comme c’est le cas du Malibu de Varna). L’image est présentée en trois volets, dont deux se passent dans la cuisine, la pièce « sociale » de la maison. Observons d’abord ces deux images de la cuisine. La version moderne, plutôt décorative, du four traditionnel structure la connotation sociale de la cuisine. Le four traditionnel avait cette voûte élevée et arrondie pour faciliter la cuisson de la viande. Aujourd’hui, il sert à recréer une ambiance de convivialité où, entre deux cannettes de bière Tuborg, chacun peut faire cuire son barbecue. On voit que les images de l’intérieur sont centrées autour de la table, espace privilégié de socialité. Pour Bell et Valentine11, la table de la cuisine est exactement le lieu où « le global rencontre le local ». Grâce à la fonction polysémique de la table et à sa capacité de (re)produire la famille et la socialité, la cuisine moderne est considérée comme la pièce la plus importante de la maison12. Un repas partagé à table peut structurer les frontières entre le « (chez) soi » et l’autre. Par conséquent, la table définit le réseau social et le sanctionne par les rituels de la bouffe, de la boisson ou des discussions d’affaires. Ici, sa seule présence est déjà socialement connotée : la photo « familiale » (en bas) et celle « amicale » (on apprend que c’est
10.
11. 12.
L’humour balkanique, exprimé dans le syntagme « le stratège de Miroviane », est représentatif de la perception culturelle de la « périphérie » qui est vue comme un lieu « oublié de Dieu », qui ne participe pas aux grands enjeux de ce monde. Alors, la joie communautaire est grande lorsqu’un représentant de la périphérie réussit à « baiser » (« da preebè ») le « centre ». La figure du « petit gars » du vil lage qui est arrivé – par une stratégie ultime – à preebè « la culture de l’écrit » (le pouvoir administratif, la grande politique...) est emblématique à la fois de la culture populaire (le personnage de Hitar Petar en Bulgarie, mais aussi Rijnhardt de Vos, en Flandre, qui a donné en français le Roman de Renart). En contexte balkanique, où ces figures incarnent des représentations géographiques, les victoires du « stratège de Miroviane » en championnat du monde de soccer, et particulièrement celle contre l’Allemagne, ont constitué une véritable « revanche de la périphérie ». Op. cit., p. 202. Ibid., p. 64.
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aussi un partenaire d’affaires, en haut) ont été prises autour de la table, pour signifier l’appartenance commune des deux réseaux. À la fois lieu traditionnel de rencontre familiale/amicale et lieu d’af faires, la table est ici le point de jonction entre l’ancrage culturel et la mobilité sociale. Ainsi, la position centrale de la table, du four et du potager devant la maison fait ressortir le réseau familial (en bas) et amical (en haut), pour souligner la « socialité » de la culture maté rielle, aux dépens de l’antenne satellite – objet à fonction plus alié nante – cachée à l’arrière plan sur le balcon de la chambre à coucher. L’acteur entretient une relation dynamique entre son privé et l’en vironnement public. À la fois en expansion et en repli, il s’affaire quotidiennement entre l’économie de marché et la culture de subsis tance. L’article « Des propriétaires de villas veulent être villageois » finit par nous dire que « les seules choses qui manquent encore au Malibu de Varna sont les artistes, les showmen et la vie nocturne », mais que les habitants espèrent les avoir bientôt avec le nouveau statut de village. Ici on assiste au même rêve d’être « près des étoiles » qu’à l’hôtel Moscva, tout en restant les deux pieds sur terre, sur son propre terrain, dans le monde familier et matériel du « chez soi ». Le Malibu de Varna alimente le rêve aux nourritures terrestres. Ainsi, la décen tralisation de l’économie a revalorisé le village et ses ressources tra ditionnelles : la nourriture, la terre, la substance. Les acteurs de la première vague de migration socialiste vers le centre commencent à faire revenir leur fortune au village. Mais ce n’est plus le village initial, celui qu’ils ont quitté il y a 30 ou 40 ans, c’est un village réinventé, un Malibu des Balkans, où les multiples fours de cuisson traditionnels côtoient la piscine olympique, où le match de foot au stade privé se termine par un chevermè convivial et où l’izba paysanne conserve des bouteilles de vin de Bourgogne, du porto et du champagne, à côté des jarres de marinades et de macédoines. Avoir une modernité urbaine en campagne, redevenir villageois en « villa », recréer le village à quelques minutes du centre urbain, consommer le marché en famille et matérialiser la mobilité en immobilier, voilà le nouvel habitus de l’ancien directeur. Le rêve de Cléopâtre : « être » dans la cité Cependant, les nouvelles constructions résidentielles n’expriment pas toujours cette même quête du village. Le mouvement inverse – vers la métropole – est toujours présent. Le villageois qui a réussi bâtit sa maison dans la métropole avec la volonté d’y afficher une nouvelle
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culture « urbaine ». Ainsi, la chanteuse de chalga (pop-folk13), la très populaire et sexy Gloria, aussi connue sous le nom plus classique de Cléopâtre, a bâti sa nouvelle maison de 120 mètres carrés dans un quartier chic de Sofia. « Les autres 580 mètres carrés », souligne le reportage14, « seront recouverts de pelouse et non pas de cultures de poivrons ou de tomates ». En fait, la chanteuse possède déjà une maison dans sa région natale au nord du pays ; ce serait donc sa deuxième. Et l’on apprend qu’elle a l’intention de s’y installer avec son mari et leur fille. Certes, le sujet de la réussite transporte la famille dans sa mobilité et il s’agit bien d’une maison familiale ; toutefois son infrastructure exprime plutôt l’autonomie du corps individuel : la nouvelle maison comprend six chambres, deux longs couloirs, deux garages, deux salles de bains et deux toilettes. Examinons de plus près les valeurs culturelles et sociales qui façonnent l’architecture de cette maison familiale. L’aménagement de l’espace privé, expression des nouvelles identités À la différence de la maison sofiote de Gloria, la demeure pay sanne traditionnelle, lieu de cristallisation des valeurs familiales, ne comprenait généralement qu’une seule chambre, plus ou moins grande selon la fortune, où dormaient et vivaient tous les membres de la famille15. Aujourd’hui encore, des traces de cet usage social de la maison traditionnelle peuvent être observées dans nombre de vil lages, et particulièrement dans certaines communautés turques en Bulgarie16. La configuration traditionnelle de l’espace à la fois condi tionnait et exprimait la gestion du corps collectif à tous les niveaux : matériel (objets et biens appartenant à toute la famille), économique (système de coopération dans une économie de subsistance) et cultu rel (valeurs traditionnelles). L’infrastructure immobilière participait ainsi à un système de vision du monde cohérent et total. Voilà pour quoi la maison a toujours été un fondement matériel de la famille et de l’ordre social.
13.
14. 15. 16.
Sur le pop-folk et les identités post-communistes en Bulgarie, voir D. Sabev, « Musique pop et changements sociaux en Bulgarie (1986-1996). Les transforma tions identitaires du discours amoureux », Ethnologies, 22 (1), 2000, p. 39-66. Trud, 29 mai 1999, p. 16. Hadjiyski, Bit..., p. 343-357. Voir, par exemple, la description de la maison familiale de Hussein dans une mahala turque en Bulgarie centrale (Sreden Balkan), dans Konstantinov, « Food... ».
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La modernisation socialiste, entamée en Bulgarie dès la fin des années 1950, a désintégré ce système traditionnel sans toutefois lais ser s’épanouir un individualisme matériel. Cette ambiguïté est par faitement matérialisée dans l’infrastructure immobilière socialiste. Une partie considérable de la population a été « dépaysée17 », démé nagée en HLM urbaines qui, pourtant, ne la dotaient pas de plus d’espace. Par exemple, une famille moyenne de deux adultes avec deux enfants occupait souvent un appartement d’une seule chambre et cuisine. Ainsi, la partie urbaine du « ménage mobile » s’installait dans un espace nouveau et « moderne » (chauffage central) tout en gardant les modes traditionnels d’occuper et d’aménager cet espace qui ne laissait aucune place à l’autonomie individuelle. C’est la réussite individuelle qui permet une expansion du corps individuel et de son espace matériel. Dans notre cas, Gloria investit dans une grosse maison qui permet l’épanouissement d’un espace individuel tout en conservant la forme (et uniquement la forme) traditionnelle du ménage. La nouvelle maison de la chanteuse résout formellement le problème identitaire entre la réussite individualiste et l’ancrage traditionnel : tout en étant en famille (mobile, entre le village et Sofia), Gloria crée un « espace à soi » qui est à la mesure de sa réussite sociale. La quantité de chambres privées dans sa nouvelle maison familiale permet justement l’affirmation du corps individuel. Cet exemple démontre l’étroite relation entre les changements quan titatifs de l’espace (120 mètres carrés, répartis en six chambres, deux couloirs, deux salles de bains et deux toilettes) et les changements qualitatifs de l’identité sociale (affirmation du corps individuel en tant que corps de la réussite sociale). À travers l’appropriation de l’espace, la maison dans la métropole devient, pour la fille de la périphérie, la projection et la matérialisation de la mobilité sociale d’un « je » nouveau. La structure de la nouvelle maison de Gloria nous fait remarquer que tout y est multiplié par deux – deux garages, deux salles de bains, deux toilettes, deux couloirs, trois fois deux chambres – comme pour dédoubler le privé : au sein de la nouvelle maison familiale, l’auto nomie du corps individuel de la réussite. De surcroît, la chanteuse possède deux maisons, l’une en ville et l’autre à la campagne. Expression de la mobilité sociale en contexte individualiste, ce dédou blement de l’infrastructure matérielle traduit aussi la volonté d’un
17.
Seulement dans les années 1980, plus d’un million de personnes ont quitté les villages pour s’installer en ville. Georgi Asiov, « Le chemin ardu de la réussite », Bulgarie d’aujourd’hui, janvier-mars 1988, p. 32-33.
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double enracinement – géographique cette fois – du sujet, à la fois dans la région natale et dans le quartier chic de la capitale. Il est la marque d’une mobilité qui va dans les deux sens. Le Malibu des anciens directeurs régionaux veut « être » en campagne et « avoir » en ville. Transcendant cette appropriation territoriale, la chanteuse veut « avoir » deux maisons pour « être » aussi bien dans la capitale qu’au pays. C’est pourquoi elle affiche publiquement sa pelouse « urbaine » autour de sa maison à Sofia. Ainsi, l’idée de « centre » est incorporée dans l’aménagement de sa maison, de la même manière que la culture de la socialité traditionnelle est intégrée dans l’archi tecture du Malibu bulgare. Si le centre produit de la pelouse, c’est sans doute pour se distinguer de la campagne qui, elle, produit « des poi vrons et des tomates », bref, de la subsistance. En refusant un envi ronnement agricole autour de sa maison urbaine, la fille de la campagne affirme son ancrage dans la métropole, l’autre pôle de son dédoublement géographique et identitaire. En effet, nombre d’habitants urbains font pousser des cultures (tomates, poivrons, oignons, persil) dans l’espace, parfois extrême ment limité, collé à leurs immeubles. Même les habitants des HLM aménagent des petits « jardins communautaires ». Aucun jardin semblable n’entourera la deuxième maison de la chanteuse popu laire : elle ne veut surtout pas de tomates18. En conséquence, il ne sera pas question, non plus, de fours pour stériliser les macédoines. Chez Gloria, la résidence en ville ne doit pas être conditionnée par l’appar tenance régionale. La pelouse agrémente une demeure urbaine, autonome par rapport à sa contrepartie campagnarde. Il s’agit d’un dédoublement qui ne met pas en cause l’autre appartenance. Centre et périphérie expriment chacun à son tour les marques matérielles de la réussite sociale. Le corpus post-communiste présente plusieurs exemples de ce dédoublement identitaire, matérialisé dans le dédoublement des lieux de résidence et de la propriété immobilière. La double identité n’opère pas uniquement entre ville et village, entre centre urbain et périphé rie agricole. Voici un exemple de dédoublement cosmopolite : « [Il a d]eux passeports : un bulgare et un américain. Deux maisons : une à Los Angeles et une à Chypre ; ainsi que deux appartements : un à Sofia et un à Londres19. » Ce qui n’empêche pas le héros à ancrages multiples d’affirmer : « Je suis avant tout Bulgare », comme pour
18. 19.
Pour la symbolique de la tomate dans la culture bulgare, voir Sabev, op. cit., p. 61. Club M, 2-3, 1991, p. 7, pour tout le paragraphe.
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certifier une appartenance locale que la mobilité cosmopolite ne peut que fortifier. Ce Bulgare haut en couleurs confie qu’il a « vécu trois vies, déjà » et qu’il commence « la quatrième, avec tous les risques ». Ce dernier énoncé démontre que le changement social favorise l’émer gence de plusieurs récits identitaires, incarnés ici par les multiples « vies » d’un même personnage. La meilleure façon de traduire ces multiples appartenances dans la praxis, c’est de les investir dans l’objet matériel, immobilier en l’occurrence. Et voici la façon de com mencer la nouvelle vie : « Il vient de louer un bureau [...] au centre même de Sofia. » En effet, la disposition géographique se révèle d’une grande importance. « Nos bureaux doivent être situés en centre-ville », confirme l’entrepreneur, avant de partir pour passer les fêtes de Noël dans son domicile à Chypre. Malgré une certaine décentralisation des ressources, le centre-ville reste doté d’une grande valeur symbolique pour tout acteur de la réussite post-communiste. La Rome antique : métaphore de la mobilité post-communiste Gloria nous raconte le tournage de son vidéo-clip à Chicago. Elle dit changer jusqu’à trois fois de costume pour un clip, sans oublier de mettre « un maquillage frappant », « à la Cléopâtre20 ». Le personnage de Cléopâtre s’inscrit dans un paradigme de noms « antiques », don nés aux nouvelles marques de commerce, de sociétés et d’entreprises culturelles après la chute du communisme. À titre d’exemple, on peut citer le restaurant « Caesars Palace », les magasins « Messaline » (vêtements), « Œdipe » (boucherie) et « Triumvirat » (charcuterie) ; les discothèques du nouveau jet set « Caligula » (pour les « lutteurs »), « Néron » (dont l’atmosphère « romaine » est assurée par le même designer qui a fait le restaurant « Caesars Palace ») et « Spartakus ». D’ailleurs, « Néron » et « Caligula » se retrouvent, à côté de « Messaline », comme titres des célèbres romans de Kalchev, déjà mentionnés au lecteur. En 1995, Club M fait la présentation du restaurant « Caesars Palace » à Sofia21. On réalise qu’il s’agit, en fait, d’un petit « palais » qui s’étend sur 460 mètres carrés et qui offre 120 places pour gens d’affaires et nouveaux riches (image 27a). On y accède par une arcade romaine (image 27b) située entre deux commerces branchés dans une rue sofiote qui porte encore les empreintes de l’aménagement socia liste. Le propriétaire du « Caesars Palace » n’a que 23 ans, mais a déjà su se démarquer dans les domaines des sports de combat et des affaires. 20. 21.
Trud, 29 mai 1999, p. 16. Club M, 12, 1995, p. 17.
Photos Evgenia Kiselichka, Club M, 12, 1995, p. 17.
27a. « Caesars Palace » « Caesars Palace » est un vrai « palais » sur 460 mètres carrés et qui offre 120 places plongées dans une majestueuse iconographie « romaine ».
27b. Arcade romaine sur la rue post-socialiste Le héros des temps modernes et sa copine, exmannequin, approchent triomphalement l’arcade du « Caesars Palace ».
27c. Devenir citoyen
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Rome antique devient une métaphore spatiale par laquelle les acteurs de la réussite post-communiste se reconnaissent et s’expriment. À l’intérieur du restaurant « Caesars Palace », on tombe directement sur l’empereur.
« Centre » et « périphérie » dans le paysage résidentiel de la mobilité sociale
IMAGES 27. « Caesars Palace » : trilogie romaine en mode post-communiste
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Troisième partie • Le corps élargi : famille et culture matérielle
Ancien boxeur, il est le président actuel d’un grand club de boxe. Parmi les clients les plus fidèles du « Caesars Palace », on retrouve plusieurs hommes de la réussite qu’on connaît depuis les chapitres précédents : des lutteurs comme Boyan Radev, des footballeurs comme Stoïchkov, de simples millionnaires comme le collectionneur de vins Peychinov, et plusieurs autres dont on voit la liste exhaustive dans Club M22. Et les gestionnaires du « Caesars Palace » ont instauré le « concours de modèles » (concours de beauté) Caesars Palace, organisé annuellement par l’agence de mannequins Underground. En situation post-communiste, la Rome antique devient une métaphore spatiale par laquelle ces importants acteurs économiques se reconnaissent et s’expriment (image 27c). Ainsi, l’on retrouve une certaine conception « romaine » du monde23 chez ces nouveaux acteurs en quête de centre. Reprenant Jean Cuisenier24, on peut dire que cette conception ne reconnaît le monde que dans la cité, seul lieu de la « vraie » vie, et que l’acteur n’existe vraiment que s’il est léga lement sanctionné par le statut de « citoyen25 ». Le mouvement de notre héroïne Cléopâtre, alias Gloria, depuis la campagne vers la cité, s’inscrit dans ce projet antique de trouver une solution spatiale au problème existentiel, celui d’« être ». Du point de vue de la représen tation sociale, ce n’est qu’à partir du moment où elle a sa maison à Sofia qu’elle peut réellement être dans la culture de la réussite. Le centre urbain est perçu comme générateur de ressources économiques et politiques depuis l’industrialisation des années 1950. Dans ce sens, le mouvement vers le centre représente ici le paradigme de la conti nuité et démontre que la mobilité sociale post-communiste se voit encore projetée dans la maison urbaine, d’où le rêve de Cléopâtre de « régner en cité ». La maison spacieuse à Sofia, entourée des 580 mètres carrés de pelouse, est l’aboutissement de la trajectoire ascendante de l’héroïne. Toutefois, on a constaté que la mobilité sociale post-communiste ne reste pas axée sur les seules lignes de la continuité menant vers le centre. Le mouvement inverse a été entamé depuis les années 1980, dernière décennie du régime communiste, comme pour transformer le capital politique des anciens directeurs en maisons chics, voire
22. 23.
24. 25.
Ibid. Lewis Mumford, The City in History : Its Origins, Its Transformations, and Its Prospects, New York, Harcourt, Brace & World, 1961, p. 267 ; Louis Harmand, L’Occident romain, Paris, Payot, 1970, p. 396-397. Ethnologie de l’Europe, Paris, PUF, 1990, p. 54. Monique Clavel-Lévêque et Pierre Lévêque, Villes et structures urbaines dans l’Occident romain, Paris, Belles Lettres, 1984, p. 192-199.
« Centre » et « périphérie » dans le paysage résidentiel de la mobilité sociale
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campagnardes26. Une opération d’inversion s’effectue entre le para digme global (moderne), axé sur la ville, et sa contrepartie locale (traditionnelle), incarnée par la campagne. Ainsi, parallèlement au mouvement continu vers la cité (le cas de Cléopâtre), certains acteurs ont signifié leur réussite individuelle soit par une réinvention du village et du corps collectif, communautaire (le Malibu de Varna), soit par la conservation des liens matériels avec la campagne natale, dans une nouvelle version du « ménage mobile ». Il s’agit d’un projet tout à fait nouveau, audacieux et ambigu, celui de transformer son « avoir » dans la périphérie en « être ». De cette façon, l’acteur de la réussite tend à être simultanément dans deux discours traditionnel lement opposés, celui du centre et celui de la périphérie. Il cherche, d’une part, à se projeter dans le monde, et, d’autre part, à réaffirmer son ancrage local. Il en résulte un dédoublement identitaire, maté rialisé dans (au moins) deux infrastructures parallèles, l’une à la campagne, l’autre dans la cité. Ainsi, ces deux mouvements inverses coexistent dans les repré sentations de la réussite post-communiste, pour réaffirmer la coexis tence ambiguë de la mobilité sociale et de la stabilité culturelle, de la rupture et de la continuité. La maison à la campagne et la pelouse à Sofia, le potager de Miroviane et le tournage de Cléopâtre à Chicago, participent tous de cette dynamique entre centre et périphérie, moder nité et tradition, local et étranger, soi et autre, qui traverse l’image du nouveau riche post-collectiviste. La mobilité géographique devient ainsi l’expression de la mobilité sociale. Le récit initial du détachement individuel – à la fois violent et ambigu – de la communauté d’origine, devient ensuite une quête d’identités plurielles, étendue toujours vers le centre (la sanction de « corps individuel »), mais supportée par le background substantiel et culturel de la campagne. La maison – struc ture matérielle et symbole culturel – est l’environnement idéal pour ce nouvel investissement identitaire.
26.
Montanari (op. cit., p. 159) démontre comment la valorisation de la campagne, de la production artisanale et du style de vie « pauvre », est une construction urbaine qui reflète des valeurs des classes aisées.
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La voiture comme deuxième corps
P
remier lieu d’investissement, la famille est un lieu d’affaires d’autant plus apprécié qu’elle reste dans le privé et l’informel. Mais l’espace privé ne se limite pas à la famille : la voiture en est un d’autant plus important qu’elle assure le lien entre famille et société, maison et travail, campagne et ville. La voiture constitue un espace plus individuel que la maison ; elle est un environnement à fortes connotations identitaires. À la fois assurant (physiquement) et exprimant (socialement) la mobilité du corps individuel, elle se trouve en relation de complémentarité avec l’immobilier et devient le prin cipal moyen d’expression du sujet post-collectiviste. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle voiture. Avoir une voiture est chose ordinaire en Bulgarie ; ce qui importe, c’est le modèle. Les entrepreneurs dont les entrevues ont été utilisées dans cette étude possèdent des Lincoln, Ford, Chrysler, BMW ou Mercedes, si ce n’est pas des 4x4, obligatoi rement « nouvelle série ». On essaiera de comprendre comment la marque de la voiture acquiert une valeur identitaire, pour devenir la marque individuelle, voire corporelle, du propriétaire. L’auto-mobilité et les multiples corps du sportif Visite depuis le centre Vers la fin de l’époque communiste, les sportifs étaient parmi les premiers Bulgares à avoir des contrats en Occident. En 1990, Club M
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décrit ces sportifs ainsi : « Ils arrivent de l’Occident en Mercedes, BMW, Opel, Fiat... Vêtus comme des mannequins de mode... ils parlent sans émotion ni affection. Ce sont nos joueurs et entraîneurs de football, de volley-ball, de basket, de lutte, d’haltérophilie, de boxe... Des gens qu’on dit avoir réussi1. » Dans cette citation, les voitures sont impor tantes en tant qu’« importées ». Témoins de la réussite à l’étranger, les Mercedes et BMW deviennent une image matérielle de la mobilité – géographique donc sociale – du sportif. Le lieu géographique a une double fonction à l’égard de l’objet de consommation. Dans un premier temps, il est une ressource. La différence économique du niveau de vie en Europe occidentale par rapport à celui des pays ex-communistes aurait permis aux sportifs jouant à l’étranger de gagner en une seule saison quatre fois plus d’argent que leurs collègues au pays2. Avec l’ouverture des frontières politiques, le travail à l’étranger devient une source de réussite éco nomique. Mais si l’Europe occidentale agit comme un puissant centre d’attraction, il n’en reste pas moins que c’est au pays que le succès se rend véritablement signifiant. Dans ce sens, le lieu de la réussite est un marquage : voilà sa deuxième fonction. Il doit sanctionner, objec tiver et signifier la réussite. La voiture de luxe est l’empreinte matérielle de la réussite sur le corps individuel. Ce marquage matériel est assorti du style discursif de l’acteur. Sans émotion, il poursuit cette même « objectivation », cette « normalisation » de la réussite. Lorsqu’on sort d’une BMW ou d’une Mercedes, la distance (affective) est constituante de la distinction (sociale). Ainsi, la voiture devient le deuxième corps de l’acteur, celui qui donne l’image. La pragmatique du discours cité renforce cette fonction : « en Mercedes, BMW, Opel, Fiat... Vêtus comme des mannequins de mode ». L’enchaînement de ces deux phrases transfère les fonctions du vêtement à celles de la voiture. Les marques de voitures agissent comme des marques de vêtements pour le nouveau corps individuel. Soutenue par une forte présence quan titative dans le corpus et dotée d’un puissant potentiel symbolique, la voiture de luxe possède justement cette capacité d’individualiser, de singulariser le corps qui est dedans. Dans ce sens, l’énumération précise et détaillée des marques de voitures s’apparente à la descrip tion exacte des mensurations des mannequins qu’on a observée dans la partie précédente. Le modèle de la voiture positionne le propriétaire dans l’espace social et devient le garant matériel de la réussite. La marque du produit, c’est la marque sociale du corps individuel. 1. 2.
V. Asenov, « Greshkata ne e v profesionalnia sport », Club M, octobre 1990, p. 56. Ibid., p. 56.
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Si la BMW et la Mercedes sont devenues la norme de la réussite individuelle, il y aura toujours des cas excentriques qui essaieront de dépasser cette norme, de faire plus. En 1993, des journalistes ont reproché à une vedette du football d’avoir été transférée dans un club d’élite (CSKA Sofia) en « Lincoln de super luxe3 ». À quoi le footballeur répond : « Bien sûr que j’y suis allé en Lincoln, j’aurais pu y aller en Rolls Royce aussi, et pas en Trabant4 en tout cas ! C’est que j’ai du respect pour ce club, pour son président, pour ses joueurs et pour son public. Et pour moi, enfin5 ! » Ce commentaire touche une dimension importante de la voiture de luxe, mais qui n’est jamais suffisamment prise au sérieux : la dimension éthique dans la culture du nouveau riche. Conduire une Jiguli, une Trabant ou une autre voiture socialiste, donc cheap, ce n’est pas seulement ridicule, c’est immoral. C’est faire preuve de manque de respect pour son corps individuel et pour son corps social ; c’est comme ne pas se laver ou mal s’habiller. Dans sa désuétude obsolète, la Trabant signifie manque d’hygiène sociale. La Lincoln et la Rolls Royce, par contre, sont la sanction éthique de la réussite et du respect du soi. Puisque le deuxième corps exprime une relation au monde particulière, il est nécessairement soumis à des codes éthiques reconnus par les agents culturels. Le modèle de la voiture est ainsi un signe socialement codé. C’est la « peau sociale6 » de l’acteur. Les nouvelles séries de Ferrari et de Porsche sont présentées comme des voitures inaccessibles aux gens ordinaires : « Elles sont achetées par des gens qui réussissent, pour démontrer qu’ils tiennent bien en mains le volant de leur vie7. » La voiture de luxe, image de la mobilité du corps autonome, devient la matérialisation concrète de l’idéal de l’homme de devenir maître de son destin : le conducteur y exerce un contrôle direct, quasi physique. Par ce contrôle, il est à l’opposé du corps collectif dont le destin sem blait tracé d’avance et dont la finalité transcendait la vie indivi duelle.
3. 4. 5. 6.
7.
Elena Kotseva dans Pogled (journal), 2, 1993. La voiture la moins chère faite dans l’ex-Bloc soviétique, produit de la RDA, et qui est devenue le symbole du niveau de vie communiste. Georgi Todorov, « Nikoy ne e po-goliam ot “Levski”, Gibi ! », Club M, 3, 1993, p. 36-37. Terence S. Turner, « The Social Skin », dans Jeremy Cherfas et Roger Lewin (dir.), Not Work Alone : A Cross-Cultural View of Activities Superfluous to Survival, Beverly Hills, Sage, 1980, p. 112-140. Club M, octobre 1990, p. 50.
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L’objet individualisé : la marque de la voiture, marque corporelle Une analyse plus exhaustive des entrevues démontre la prédi lection des sportifs pour une marque de voiture particulière, la BMW. Un footballeur raconte sa toute première expérience dans son nouveau club italien : « Quand je suis arrivé, on m’a donné une Alfa-Romeo 75TR, pour [aller au] travail. Sauf que moi, je ne voulais rien d’autre qu’une BMW. Et voilà, je m’en suis acheté une8... ». Une relation identitaire se développe entre le corps sportif et sa « deuxième peau ». La BMW est reconnue pour sa vitesse et sa puissance, deux paramètres structurants du corps sportif de la réussite. Voici ce que les concepteurs de la série 1995 de BMW disent dans Club M : « BMW propose des automobiles dynamiques, sportives et confortables, plus qu’un simple moyen de transport luxueux » ; « nous ne voulons pas que notre produit perde son individualité, ni son exclusivité. Le propriétaire d’une BMW n’a pas à décrire sa voiture. Il lui suffit de dire : “Je conduis une BMW”9. » En fait, chaque voiture contient un récit biographique. Quand on lit les récits de ces sportifs bulgares, on découvre cette rela tion étroite entre l’homme et la machine, une relation de fidélité, d’attachement et de reconnaissance. Les sportifs ne sont pas les seuls acteurs de la réussite : d’autres marques de voitures représentent d’autres sous-cultures. Le président de l’entreprise Hugo-Pfoë, concessionnaire des voitures Ford pour l’Europe, a observé que ses clients en Bulgarie sont « des propriétaires d’entreprises qui en achètent en tant que particuliers10 ». Cette bonne observation révèle que, dans la culture locale, la voiture est associée au corps individuel plutôt qu’au corps institutionnel, et ce, indépen damment de sa fonction quotidienne. Même si elle sert l’entreprise, la marque de la voiture est avant tout la marque corporelle du pro priétaire. La voiture n’est pas un agent du corps collectif. Si on achète des Ford pour son entreprise, ce n’est pas pour donner une image consolidée du collectif de travail, mais, bien au contraire, pour signi fier le corps individuel ; même si l’achat passe par l’entreprise, le client est toujours un particulier. De même, la voiture serait un objet pure ment fonctionnel, donc insignifiant, si elle servait seulement à se rendre au lieu du travail : un tel rapport instrumental dénaturerait l’usage social de l’objet. La frontière entre espace professionnel et espace privé est délayée et l’institution officielle (l’entreprise) n’est culturellement signifiante que personnifiée dans un corps individuel. 8. 9. 10.
Asenov, art. cit., p. 57. Berndt Pieschetsrider, « BMW v Balgaria », Club M, 5, 1995, p. 27. Hristo Peev, « Avtomobilite Ford nastapvat na nashia pazar », entrevue avec Karl-Heinz Pfoë, Club M, 6, 1992, p. 30.
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La voiture s’inscrit dans cette « intimité culturelle », comme dirait Hertzfeld. Son importance, c’est de matérialiser une réussite indivi duelle « particulière », d’ou son importance pour le corps postcommuniste. La Mercedes, lieu de la transition sociale La Mercedes a une place spéciale dans cette sémiotique sociale. En 1991, Club M la décrit comme un « sportif en frac11 ». La relation de complémentarité entre les capacités physiques du corps sportif – la force, la rapidité, l’agressivité – et la distinction élégante de la « peau sociale » rappelle celle entre la grosse Lincoln et la méga-fête « près des étoiles » lors du mariage East-West International. Dans ce sens, un reportage intitulé « Sous les étoiles de Mercedes12 » mérite tout parti culièrement notre attention. La raison : c’est un excellent exemple de construction des champs référentiels du passé, du présent et de l’ave nir, à partir d’une seule et unique notion qu’est ici la voiture Mercedes. L’analyse de ce récit nous éclairera sur les axes discursifs structuraux qui lient la notion de Mercedes à la fois au monde matériel de l’objet et à celui des abstractions socio-historiques. « Regarde ! Regarde ! Il y a ici plus de Mercedes qu’il n’y en avait dans les parc automobiles de notre ex-Politburo13. » C’est par cette exclamation que commence le reportage depuis Stuttgart, en Allemagne, sur la promotion de la série Mercedes 400 E. À elle seule, cette phrase initiale annonce l’existence des trois champs référentiels (passé/présent/futur), exprimés par les différents aspects du signe. 1. Le présent énonce l’événement concret : lancement de la nouvelle série de Mercedes. L’opposition « ici/notre » nous fait comprendre que ce « présent » se trouve « ailleurs ». C’est le temps de l’objet : le produit va être décrit sous tous ses para mètres techniques, mesurables par des chiffres précis, pour devenir ainsi un repère fiable pour l’évaluation de ce qui était « avant » et de ce que nous promet l’avenir. 2. Le passé est évoqué par l’image de l’ancien Politburo, figure du pouvoir communiste. Du même coup, le lecteur est ramené « chez nous » : il s’agit de « notre ex-Politburo ». Ainsi, la Mercedes, exposée en 1992 à Stuttgart, va éclairer, par le
11. 12. 13.
Club M, 2-3, 1991, p. 66-67. Petar Gerasimov et Hristo Peev, « Dve reporterski denonoshtia pod zvezdite na Mercedes », Club M, 12, 1992, p. 42-43. Organe exécutif du pouvoir communiste.
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regard culturellement construit du chroniqueur, la réalité bulgare d’avant 1989. 3. L’émotion spontanée, contenue dans l’exclamation « Regarde ! Regarde ! », annonce le paradigme du rêve, constituante fon datrice du champ référentiel du futur dans le discours à l’étude. Le rêve dessine l’horizon de la trajectoire individuelle : l’accès à la Mercedes stuttgartoise accomplirait le récit de la réussite post-socialiste. Examinons plus en détails comment ces trois composantes tem porelles connotées par la Mercedes construisent le récit culturel. L’objet au présent : établir les paramètres du nouveau corps Le héros du récit, la Mercedes 400 E, est présenté comme un « beau grand fauve ultramoderne14 ». Les paramètres physiques du corps « fauve » construisent aussi son récit identitaire : « machine automatique super puissante », « moteur en forme de “V” de huit cylindres, volume de travail de 4 200 cm cubes, puissance de 205 chevaux, vitesse de 250 km/h », « accélération de 0 à 100 km en 6,8 secondes », « économie d’essence : 11,8 litres/100 km15 », pour aboutir au « prix de marché : 100 000 DM16 ». En effet, l’objet ici reprend le même mode de manifestation que le corps du « jaguar » post-communiste. Les deux corps sont signifiés par leurs paramètres physiques. La force (« volume », « puissance ») et la rapidité (« vitesse », « accélération ») sont les deux qualités prioritaires que les chiffres mettent en évidence. Ces chiffres rendent le nouveau corps intelligible, pour le situer dans le contexte dynamique du « présent ». D’ailleurs, l’objet matériel (la Mercedes) est désormais sexué, à la manière du nouveau corps physique. Une utilisatrice de la Mercedes 400 E décrit sa relation avec la voiture en ces termes suggestifs : « Le plaisir est vraiment intense. J’entre lentement dans la voiture et je ferme dou cement la porte. Mon corps colle au siège noir pour s’unir dans un tout. La ceinture me traverse en diagonale toute entière [...] Son éro tisme fait toujours réagir mes sens17. » Cette relation érotique souligne l’anatomie de l’objet, une image corporelle capable d’exprimer des valeurs sociales. Pour le nouvel objet comme pour le nouveau corps, les paramètres quantitatifs redéfinissent constamment la norme qua litative. La Mercedes 400 E met ici en valeur la force et la rapidité de 14. 15. 16. 17.
Gerasimov, art. cit., p. 42. Ibid. Ibid., p. 43. Nelly Apostolova, « Iziskan stil i sigurnost », Club M, 4, 1992, p. 20.
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son futur propriétaire. En effet, la fin de toute cette addition de para mètres techniques, c’est l’élaboration de la note finale, soit le prix de l’objet et la valeur sociale du corps individuel. Les « 100 000 DM », c’est la valeur qui positionne l’objet (et donc son usager) sur le marché. De cette façon, l’objet du récit transcende l’ici-et-maintenant de l’évé nement concret et, transposé dans un autre contexte géographique et social, devient le signifiant de phénomènes historiques qui lui sont extérieurs. Signifier le passé : le communisme en Mercedes Le champ référentiel du passé, mis en contre-modèle par l’énoncé « [i]l y a ici plus de Mercedes qu’il n’y en avait dans les parcs auto mobiles de notre ex-Politburo », est développé sous différents angles selon les différents énonciateurs. Dans un premier temps, c’est la responsable des relations avec les médias de l’entreprise Mercedes, qui prend la parole pour avouer ne jamais avoir invité de journalistes de l’Europe de l’Est jusqu’à tout récemment18 : « Tout simplement on n’avait pas besoin des médias de l’Europe de l’Est, car il n’y avait pas de marché pour nos voitures dans les pays socialistes19. » Cette décla ration de l’agente occidentale laisse entendre que l’homme commu niste n’avait pas de Mercedes. Toutefois, la perspective change quand le narrateur bulgare, présent au même événement, reprend la parole : En fait, nos dirigeants socialistes ont compris, à un moment donné, que l’amour envers le communisme passe par Moscou, mais que l’amour envers la voiture passe par Stuttgart. Voilà pourquoi l’entourage de Todor [Zhivkov] roulait en Mercedes noires, alors que les Volga20 et les Lada21 étaient laissées aux gauleiters de niveau régional et munici pal22.
Ces deux phrases, d’une grande richesse sémiotique à l’égard de la problématique ici traitée, démontrent la capacité de l’objet matériel d’exprimer non seulement une multitude de mondes à la fois, mais aussi toute la complexité et ambivalence de leurs rapports. Tout d’abord, ces deux phrases placent l’objet dans le contexte communiste, là justement où on l’a cru absent. On se rend compte que la Mercedes 18. 19. 20. 21. 22.
Le reportage est écrit en 1992, soit à peine trois ans après la chute du Mur de Berlin. Gerasimov, art. cit., p. 42. Voiture « de luxe » communiste. Lada est une version moderne et améliorée de la vieille Jiguli évoquée dans la chanson de Popa (« Tigre, tigre »). Gerasimov, art. cit., p. 43.
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tenait une place bien importante dans la symbolique du quotidien socialiste, autant dans son discours que dans sa praxis, puisque, comme nous dit le texte, les dirigeants communistes roulaient juste ment en Mercedes. Ensuite, les deux phrases citées établissent une relation ambivalente entre l’objet matériel (la Mercedes) et l’abstrac tion idéologique (le communisme) qui est censée structurer le récit collectif de l’époque. Deux signifiés se trouvent confrontés dans cet énoncé : l’un, d’ordre abstrait, renvoie au système, l’autre réfère à un objet matériel et à son usage dans le système. À première vue, élément hétérogène au système communiste, la Mercedes est introduite dans la citation par des prépositions d’oppo sition : « l’amour envers le communisme... mais... l’amour envers la voiture » et « Mercedes... alors que... Volga et Lada ». Cependant, on comprend que c’est le pouvoir lui-même (« nos dirigeants socialistes »), législateur et gardien de la pureté idéologique, qui endosse cette contradiction apparente. Cette opération de transgression des règles et des normes sociales par les dirigeants est une pratique du pouvoir connue dans tous les régimes politiques23. Les dirigeants communistes, usagers de Mercedes, sont désignés par un nom propre, voire par un prénom familier, celui du dirigeant communiste Todor Zhivkov24. Déjà sous le régime communiste, la Mercedes connotait donc un corps individuel, celui du dirigeant qui, par ailleurs, prônait l’égalité, l’ho mogénéité et l’intégralité du corps collectif. La notion qui unit le communisme et la Mercedes dans la cita tion, c’est celle d’« amour ». Marque de distinction incarnée par le pouvoir communiste, la Mercedes désintègre le corps collectif et dési gne une hiérarchie sociale là où elle ne devrait jamais exister. Dotée d’un statut téléologique au même rang que l’idéologie dominante, la Mercedes du communiste fait concurrence à la structure politique en construisant un monde parallèle où la consommation matérielle représente des hiérarchies plus que socialistes. La Mercedes devient une image subversive qui, tout en s’intégrant dans le système com muniste, le désintègre sournoisement. Produit du pouvoir connotant le corps individuel, elle rend visible la distinction, par opposition à la Lada commune. Elle crée un deuxième centre téléologique dans l’imaginaire collectif, rival de celui de « Volga et Lada », de « Moscou » et, enfin, du « communisme ». On peut dire que, avec la Mercedes, 23. 24.
Pour une discussion approfondie sur ces pratiques, voir l’introduction de Laurier Turgeon, dans Les pratiques symboliques du pouvoir, Québec, Septentrion, 1990. Plus loin sur la même page, le reportage nous rappelle que la Mercedes était la voiture favorite de Leonid Brejniev lui-même, le leader de l’empire communiste, et que l’entreprise lui en avait déjà fait cadeau.
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l’ancien pouvoir a préparé sa rupture, mais a aussi assuré sa conti nuité. La Mercedes est un médiateur de la transformation des capitaux. Grâce à des ressources politiques et matérielles dont le corps collectif était privé, les dirigeants communistes ont érigé la norme de la réus site pour la postérité : la Mercedes devient le véritable substitut du « communisme », pour une nouvelle téléologie sociale. Pour un nouvel avenir radieux : la Mercedes, cet objet du désir Le reportage depuis Stuttgart est assorti d’une étude sociologique sur la perception de la Mercedes auprès des habitants des grandes villes bulgares, étude qui porte le titre de « Mercedes de la planète des rêves25 ». Les informants auraient décrit la Mercedes comme « la voi ture de mes rêves » et, comme l’aurait formulé un d’entre eux, « si j’étais riche, je me déplacerais en Mercedes ». Jadis associée au pouvoir politique, la Mercedes est désormais associée à la richesse capitaliste. Ce déplacement traduit la transformation sociale où les valeurs sociales migrent de la sphère politique vers le pouvoir de l’argent. La Mercedes est un lieu de la transition ; elle contient en soi l’histoire sociale. Et le récit se poursuit dans la même veine : « Au pays des Lada, des Moskvich et des Trabant, là où il y a à peine une dizaine d’années les enfants du patelin couraient après chaque voiture occidentale, dans ce pays, donc, la Mercedes est devenue symbole des aspirations humaines et de la supériorité de celui qui a réussi26. » On voit que c’est le caractère « importé » de l’objet qui le transforme en « objet de rêve ». Identifiée comme produit occidental par opposition aux voi tures socialistes telles que les Lada, Moskvich et Trabant, la Mercedes génère ce « désir » qui fait que les enfants locaux lui courent après. D’où le désir d’une vie meilleure dans ce rêve de rouler en Mercedes, un rêve maintes fois exprimé dans les récits de vie, mais aussi tout au long des romans post-communistes de Kalchev. Une scène de Néron me semble particulièrement représentative dans ce sens. Le vieil oncle de Néron et de Caligula, propriétaires de Néron Ltée, arrive de la cam pagne profonde pour solliciter son riche neveu : « J’ai deux fils, tu sais : vos cousins. Pourquoi les laisser à côté de votre business ? Engagez-les, qu’ils goûtent à la richesse eux aussi ! Qu’ils roulent en
25. 26.
Yuri Aslanov, « Mercedes ot planetata na mechtite », cité dans Gerasimov, art. cit., p. 44. Ibid.
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Mercedes et, grâce à eux, moi aussi, le vieux... que je roule en Mercedes. Engage-les, s’il te plaît. Voilà la demande de ton vieil oncle27. » Ici, le désir de « rouler en Mercedes » prend la forme d’un projet existentiel exprimé à travers l’intimité culturelle du réseau familial. La Mercedes n’y est pas un moyen, mais bien une finalité. Elle témoi gne d’une grande préoccupation (amour ?) du parent à l’égard de ses fils : leur assurer une Mercedes, c’est leur assurer un bon avenir. Voilà une logique « inversée », si on se réfère au modèle proposé. Si le dis cours « expert » affirmait que « ces voitures sont achetées par des gens qui réussissent, pour démontrer qu’ils tiennent bien en main le volant de leur vie », le discours des acteurs inverse la proposition, pour dire qu’il faut avoir une Mercedes pour réussir. Ce discours confère à l’ob jet matériel un pouvoir quasi magique, le pouvoir de changer le destin personnel. Dans ce contexte, la voiture de luxe n’est justement pas un « luxe », mais un outil qui produit des identités sociales, un deuxième corps. Elle n’est pas un simple reflet des schémas sociaux, mais un agent de la mobilité sociale. L’intimité culturelle réside jus tement dans cette logique : l’appropriation d’images tient office de réalisation sociale. Loin d’une culture protestante du travail, c’est une culture de mahala, le petit quartier où tout le monde est connecté par des liens « chauds », informels. Dans un tel contexte, les acteurs se reconnaissent dans l’immédiat, et le « boss » est celui qui un jour apparaît en Mercedes, un objet tout neuf, cher et obligatoirement importé. Cette Mercedes n’est pas nécessairement le fruit d’une longue carrière assidue. Puisqu’elle vient de l’extérieur, elle se suffit à ellemême et, mieux encore, elle peut renverser l’ordre social du mahala. Elle peut éventuellement forger un nouveau destin. Dans le texte cité, le vieux paysan profite de sa brève visite au centre de Sofia pour négocier une vie nouvelle. Justement par les mécanismes d’opposition, cette vie nouvelle ne peut démarrer qu’en ville, en extérieur du village, et ne peut prendre corps qu’en Mercedes, en voiture de luxe importée. Seul l’agent extérieur est capable d’engendrer le rêve et de donner ainsi une dimension signifiante à l’avenir. C’est ainsi que la Mercedes analysée ici exprime le rêve individuel et, par là, construit le récit social. Poursuivons la lecture de « Sous les étoiles de Mercedes » : « Aujourd’hui, toutes sortes d’automobiles grouillent dans les rues de nos villes [...] cependant la Mercedes continue d’habiter la conscience du Bulgare comme une semi-divinité qui descend parfois chez lui, là-bas, pour donner corps à ses rêves28. » Ce caractère téléologique de 27. 28.
Kalchev, Néron..., p. 84. Gerasimov, art. cit., p. 44.
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la Mercedes s’apparente à l’usage social de l’image du top-modèle. Comme le corps du mannequin, la Mercedes occuperait une place spéciale dans l’imaginaire de la réussite. Cette représentation trans cende les époques historiques et les régimes politiques ; elle peut même générer et, dans un certain sens, gérer la transition sociale. À cet égard, l’allégorie à la fin de la phrase est très efficace : le statut de « semidivinité » incarne justement cette dualité, cette double dimension de l’objet, voué à la fois à l’immanence (comme objet matériel utilisé dans la praxis) et à la transcendance (comme objet de rêve extérieur au système). Corps téléologique, la Mercedes représente une finalité en soi. En même temps, grâce à la libéralisation économique, la Mercedes rejoint de plus en plus l’immanence et « descend dans la rue », comme pour « donner corps » à la réussite individuelle. Après le changement social, le rêve est désormais accessible, il peut être transformé en objet quotidien. Exclue de l’usage commun et réservée au pouvoir, pendant le communisme, la Mercedes devait distinguer la « tête » de l’organisme social. Totem pour le corps collectif commu niste, la Mercedes est désormais permise, voire promise, aux cham pions du nouvel ordre social. D’où l’optimisme social qui découle du reportage analysé ici : Après ces deux journées « Mercedes » à Stuttgart, nous, les nouveaux venus dans la compagnie de nos collègues blasés des pays normaux de l’Europe, nous avons conservé l’espoir que la Bulgarie va bientôt rejoin dre l’Europe et que, de semi-divinité sociologique, la Mercedes va se transformer en compagne de route dans notre quotidien. Espéronsle29 !
Cet espoir légitime, délégué à un futur incertain, est un espoir de normalisation ; l’objet doit obligatoirement perdre sa dimension transcendante. Rendue accessible à tout le monde, la Mercedes devien drait le signe de la réussite collective de la société post-communiste. Ainsi l’objet devient un paramètre idéal de la nouvelle normalisation sociale : la Bulgarie deviendrait un « pays normal » quand l’objet de rêve deviendrait un objet quotidien. On voit que la représentation de la réussite individuelle se construit à l’envers de celle de la réussite collective : la première instaure la distinction, la deuxième l’abolit, la première investit l’objet de valeurs téléologiques, la deuxième le normalise. Ainsi, selon le changement des contextes géographiques (Stuttgart/Sofia), historiques (communisme/démocratie), politiques (socialisme/libéralisme) et sociaux (collectivisme/individualisme), la Mercedes représente tour à tour un objet technique et un objet 29.
Ibid.
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t éléologique, un objet du pouvoir et un objet de rêve collectif, un objet de distinction individuelle et un objet d’espoir social. Son passage de la transcendance à l’immanence raconte un passage important de l’histoire sociale moderne. Rentrer à la maison : l’automobile, moyen de transport entre deux réalités « À 29 ans, il est revenu de Lausanne avec... trois voitures ! Une BMW-325, une Opel Kadet-2000 I-Diesel décapotable, ainsi qu’un microbus Mazda. En d’autres mots, le rêve américain d’un footballeur bulgare est réalisé30. » Ces trois voitures ont des destinataires différents au sein de la même famille, comme l’explique le propriétaire luimême : « La BMW est pour moi-même. L’Opel est pour mon épouse. Et la Mazda servira à l’entreprise que mon épouse a enregistrée31 ». Ainsi, les véhicules atteignent deux objectifs – le bon (dé)roulement des affaires et celui du ménage – tout en demeurant en possession d’une seule et même institution, la famille. Ce cas est une illustration parfaite de la genèse familiale de l’entreprise post-socialiste. Le récit de la réussite se voit ici lié au récit familial. Le footballeur explique cette relation par le rôle crucial de son épouse dans la gestion de la maison : Elle ne peut plus travailler comme hôtesse de l’air, puisqu’elle doit être près des enfants. C’est pourquoi elle a l’ambition de se lancer en affai res. Elle va probablement ouvrir un magasin. Je l’aide tant que je peux. Pour le moment elle est aussi mon propre gestionnaire. Ainsi, au lieu de payer des arnaqueurs étrangers, tout rentre dans la famille32.
Avec la naissance des (deux) enfants, l’épouse doit assurer le fonc tionnement durable de la maison, et ce, tant au plan maternel qu’en matière de gestion économique. Elle est clairement désignée comme le pilier du ménage. Le conjoint, par contre, est plutôt nomade. Dans ses trois voitures, toujours entre Sofia et Lausanne, en compétition ou en affaires, le footballeur s’inscrit dans les valeurs « mobiles ». Cette mobilité valorisante n’est toutefois pas en concurrence avec les valeurs familiales, qui dominent nettement quand vient le temps de faire des choix : à cause de la nouvelle vie familiale du sportif, « des amis se perdent », avoue le footballeur... mais tout de suite se ressaisit : « Qu’à cela ne tienne, d’autres s’en viennent. Dieu merci, avec des millions [de dollars], on réussit toujours à se débrouiller en Bulgarie33. » 30. 31. 32. 33.
Club M, 2, 1992, p. 27. Ibid. Ibid. Ibid.
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IMAGE 28. En Chrysler entre centre et périphérie Photo Club M, 8, 1994, p. 25. Le sujet social est signifié par la grosse Chrysler toute neuve à l’avant-plan et qui occupe tout le cadre. Le fond de l’image présente le paysage quasi champêtre en périphérie de la capitale. Le nouveau riche se déplace quotidiennement entre le business dans la cité et la maison familiale en contexte « villageois ». La voiture devient le « deuxième corps » de l’acteur, chargé, notamment, de construire l’image sociale.
La voiture tient une place centrale dans cette dynamique. L’image 28 représente bien l’auto-mobilité du nouveau riche entre travail et famille, mais aussi entre centre et périphérie. Le sujet social est signi fié par la grosse Chrysler toute neuve. Comme dans l’iconographie des nouveaux mariés en Lincoln (image 24), c’est l’objet (la voiture) qui est à l’avant-plan du sujet. Elle est à la fois une marque d’identi fication sociale et un moyen de communication et de mobilité. Le fond de l’image présente le paysage quasi champêtre en périphérie de la capitale. Pour l’acteur en question, la Chrysler assure la com munication entre Dragalevci, son lieu de résidence, et Sofia, son lieu d’affaires. Ainsi le nouveau riche se déplace quotidiennement entre le business dans la cité et la maison familiale en contexte « villageois » ; déplacement, aussi, entre la mobilité mondialiste et l’attachement au territoire. La mobilité sociale est signifiée par l’objet qui occupe tout le cadre et structure l’image. Le « deuxième corps » construit l’image sociale et légitime la réussite. La voiture est ainsi un moyen de transport, non seulement entre ville et village, mais aussi entre deux mondes culturels. En voici un autre exemple : « Kiril fait des affaires sérieuses dans le domaine des ordinateurs, porte un costume cher, se déplace en Opel Corsa et aime
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Troisième partie • Le corps élargi : famille et culture matérielle
le guvetch34. » L’Opel Corsa représente ici le véhicule qui assure le lien entre le business des ordinateurs (un des piliers de la mondialisation, selon certains) et le foyer familial au guvetch chaud. Ainsi, l’entrepre neur bulgare se déplace quotidiennement entre le global et le local, entre les hautes technologies et le plat traditionnel. Le « deuxième corps » enrobe le corps physique dans le monde social. La marque de la voiture acquiert une valeur identitaire, pour devenir la marque individuelle, voire corporelle, du propriétaire. Corps fort et voiture puissante s’unissent dans une seule image pour marquer la distinction sociale du propriétaire, tout en assurant la continuité culturelle expri mée dans l’ancrage familial et territorial. Le 4x4, la nouvelle puissance Si la voiture de luxe dorait de prestige la réussite du capital physique et la Mercedes habillait « le sportif en frac », le tout-terrain, lui, semble donner du corps – fort et puissant – à celui qui a les moyens de l’acheter. À cette dynamique véhicule/corps s’ajoute celle de la visibilité (qu’on a souvent vue ostentatoire) et du camouflage du nouveau corps de la réussite. Si on a réussi, qu’est-ce qu’on doit faire : être visible et attirer l’attention des filles aux jambes longues ou, au contraire, se camoufler pour éviter l’attention des adversaires ? J’analyse ici les récits de deux propriétaires de 4x4, en août 1994. Le Samouraï en attente du personnage Le premier, homme d’affaires dans un Suzuki, est rencontré à l’Art Club, qui est en fait un café et un piano-bar, lieu de la jeunesse huppée de Sofia : « Quand il sort [de son 4x4], il est tout de suite repéré par plusieurs des jeunes femmes assises au bar. Les femmes aiment les hommes forts. Et les hommes forts sortent des Jeep ! », témoigne le narrateur35. Nom du produit devenu nom générique pour tout véhicule 4x4 en Bulgarie, le Jeep va jusqu’à recréer l’acteur, dans l’énoncé cité. Celui-ci est fort parce qu’il sort d’un Jeep « fort », « aux pneus robustes et stables ». Comme s’il nous disait : « Mon Jeep, c’est mon corps. » Nulle part dans le texte n’est-il question des proportions physiques du personnage lui-même. Véhicule et corps se confondent : « Le Jeep ne supporte pas les fils à papa », affirme l’acteur. Connotant à la fois la force physique et la mobilité illimitée, le tout-terrain sem ble fait pour la « jungle ». Le propriétaire d’un Suzuki-Samouraï en fait 34. 35.
Club M, 5, 1997, p. 37. Le guvetch est une macédoine de légumes, plat tradition nel bulgare. Zheljazov, art. cit., p. 24-25.
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l’éloge : « Je l’ai depuis trois ans. Je le pousse à fond, et lui, il ne me trahit jamais. Il n’a pas encore fait son harakiri... Il est flexible, hyper souple et s’adapte parfaitement à la jungle urbaine ; il s’insère qua siment vertical dans des espaces minimaux. Ses réactions sont d’une rapidité extrême. » Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’une simple publicité ici. Il s’agit de la relation entre le sujet et l’ob jet de mobilité, son « deuxième corps » qui est, dans le récit du prota goniste, son seul et unique corps. En effet, le sujet est visible et reconnu quand il sort du Jeep, en tant que « samouraï ». Avec une « rapidité extrême » de réaction, le samouraï est un agent de liaison entre l’in dividu propriétaire et le monde social. D’une part, il extrovertit le sujet en matérialisant ses qualités mobiles : il le rend visible, acteur dans le monde. D’autre part, il s’approprie le monde en le miniaturisant dans un 4x4, pour le rendre « repérable » et « manœuvrable » dans la course sociale. L’acteur de la réussite a besoin de repères du monde externe, afin de se situer dans l’espace social et de faire la compétition aux autres. Les autres, eux aussi, sont souvent identifiés par la mar que de leur véhicule : « Le premier Jeep que j’ai conduit en 1985, c’était un Cherokee. Il a complètement changé ma conception du monde. Son moteur était de 6 cylindres, extrêmement rapide, il battait même les BMW ! » Les caractéristiques techniques de l’objet répondent aux valeurs sociales. La rapidité connote un style de vie vertigineux propre au nouvel homme. Dans ce sens, la compétition sur l’autoroute exprime la compétition sociale. D’où la fierté légitime du propriétaire de Jeep de pouvoir dépasser – de « battre » ! – les sportifs en BMW. Dans la course à la réussite sociale, on combat par la vitesse. À la différence du corps collectif, incarné par les innombrables Jiguli, Lada et Trabant qui roulent toujours sur les routes bulgares, le deuxième corps du capitaliste post-communiste est aussi un corps sexué, voire sexy. À part le Suzuki Samouraï, l’acteur en question possède une Pontiac qu’il décrit comme « mignonne » et « très sexuelle », ce qui ne l’empêche pas de préférer son Jeep, parce qu’il s’y sent « viril » et « en pleine confiance36 ». Un autre témoignage dans Club M suggère que « le tout-terrain Suzuki ne fait pas que donner du plaisir, il excite37 ». Homme de la réussite dans un tout-terrain puis sant : ce nouveau corps sexuel marque des points auprès du sexe opposé. En l’occurrence, les filles de l’Art-Club sont explicitement excitées par le Samouraï, c’est-à-dire par le gars qui descend de son Jeep. Un autre propriétaire de 4x4 raconte son expérience ainsi : « Depuis que je suis dans mon Jeep, les poulettes qui me fixent sont 36. 37.
Zheljazov, art. cit., p. 24. Club M, 9, 1994, p. 37.
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IMAGE 29. Objet matériel et capital social Photo publiée par Denis Zheljazov dans Club M, 8, 1994, p. 24. « Depuis que je suis dans mon Jeep, les poulettes qui me fixent sont de plus en plus jeunes et leurs jupes sont de plus en plus courtes », nous confie l’heureux propriétaire du 4x4.
de plus en plus jeunes et leurs jupes sont de plus en plus courtes38. » Cette bonne observation empirique remet les pendules à l’heure du positivisme corporel, là où la jeunesse et la longueur des jambes de la partenaire sexuelle sont des repères fiables de la réussite sociale du sujet. Puisque propriétaire et voiture font un même corps, la virilité du Jeep se transmet tout naturellement dans la voix du propriétaire, même par téléphone : « Au téléphone, sa voix est la voix d’un mâle. D’un vrai », témoigne le journaliste39, qui a essayé d’approcher le bienheureux propriétaire du Suzuki-Samouraï devant l’Art Club de Sofia. Dans les deux cas évoqués ici, on est confronté à une technique du discours à forte connotation sociale. Il s’agit d’une représentation où l’objet précède, chronologiquement, le personnage. Dans les 38. 39.
Zheljazov, art. cit., p. 25. Ibid.
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séquences de discours citées, le Jeep apparaît avant les acteurs. Il s’agit de « l’objet en attente du héros40 » : l’objet matériel, connotation de l’identité sociale, attend de vêtir le corps physique, connotation de l’identité individuelle. Précédant le personnage, l’objet annonce son statut et l’encadre dans un environnement distinctif et intelligible pour les spectateurs, et particulièrement pour les spectatrices. Le Jeep sert ainsi de repère social. Dans les cas cités, les filles se retournent tout d’abord sur le 4x4, parce que c’est lui qui désigne et qui dessine l’image sociale de celui qui est derrière le volant. Cette « peau sociale » donne l’information de base sur le sujet, là où les anciens repères (pouvoir politique, adhérence au Parti) ne fonctionnent plus. L’attribution de qualités corporelles au véhicule personnel permet la reproduction sociale du nouveau corps. Le Wrangler, objet du récit identitaire Le deuxième propriétaire qui nous est présenté, c’est un repré sentant du puissant holding de média, la « presse-groupe 24 chassa ». Il possède un Wrangler bleu. Voici son histoire : Encore à l’époque où je faisais mon service militaire41, j’enviais le com mandant de mon régiment. Moi, on me transportait dans un BTR42 foutu, alors que lui, il roulait en Jeep. Il pouvait baisser sa vitre pour laisser entrer le vent quand bon lui semblait... Au moment où j’ai fait fortune, j’ai immédiatement réalisé mon rêve. D’autant plus qu’il va de pair avec un autre rêve : ma maison à Dragalevci. Voilà pourquoi il est très important, surtout en hiver, d’avoir un 4x443.
Dans cet énoncé, c’est le véhicule qui raconte les différentes étapes de l’histoire sociale du sujet. La première étape, c’est quand celui-ci fai sait partie du corps collectif, jeune soldat dans l’armée communiste. Le corps collectif est entassé dans un véhicule collectif, un camion soviétique conçu pour transporter une division de soldats ordinaires. Le personnage n’a pas vraiment d’identité sociale. Anonyme, il est confondu dans le corps collectif. Il n’y a que le commandant qui arbore un corps individuel. Son individualité est rendue possible par un véhicule personnel : le Jeep du commandant. Jeep et commandant
40.
41. 42. 43.
Je m’inspire du concept du « paysage en attente du héros » développé dans Paul Warren, Techniques hollywoodiennes à succès, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval et Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1995. Le service militaire est obligatoire pour tous les garçons de 18 ans et plus en Bulgarie. Camion militaire tout-terrain russe, largement utilisé dans les armées de l’ancien Pacte de Varsovie. Zheljazov, art. cit., p. 25.
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forment un système distingué, opposé à celui du BTR au corps collec tif. À ce moment du récit, le Jeep représente un horizon de rêve pour le sujet. Avoir un Jeep, c’est devenir commandant ; et le rêve du Jeep exprime le rêve de la mobilité sociale. Cette relation sujet/objet struc ture et nourrit le récit de vie : le Jeep est le moyen d’expression par lequel communiquent le sujet et le monde social. Le contact avec l’environnement extérieur est d’une importance vitale pour l’acteur. Dans sa jeunesse de soldat ordinaire, il enviait aussi le commandant de pouvoir être en contact avec l’air, le vent, enfin, le monde extérieur, tout en étant dans son véhicule de service. Le soldat, lui, ne pouvait être qu’à l’intérieur – de la machine et du système – soumis aux règlements internes, sans contact avec l’exté rieur. Établir un contact avec le monde extérieur, c’est accéder à la visibilité, être reconnu, premier pas vers la séparation d’avec le corps collectif. Et on se rend compte qu’un moyen de transport – le BTR – nous efface du monde, alors qu’un autre – le Jeep – nous amène au centre de l’attention. C’est pourquoi le moment de la réussite sociale (« moment où j’ai fait fortune ») est signifié par l’acquisition d’un Jeep, le corps social de l’individu autonome. L’individu quittera l’« aquarium » en Jeep. Aujourd’hui, le nouveau riche explique sa prédilection pour le Wrangler en ces termes-ci : « Ce qui m’a fait choisir le Wrangler, c’est l’option du toit décapotable. Ça crée le sentiment d’un vrai lien avec le monde environnant. Et je m’aperçois que les regards des autres ne restent pas impassibles. Ils m’observent avec envie, c’est manifeste... Et avec compassion, quand il pleut. » Bien entendu, le nouvel homme qu’il est devenu n’a pas peur de la pluie. Il n’a pas peur du monde extérieur puisque c’est la scène sur laquelle il se produit. Le Jeep au toit décapotable assure sa visibilité dans le monde social, reflétée ici par les regards des autres. Ce qui n’empêche pas l’acteur de prévenir les autres usagers de Wrangler : « Faites attention aux courants d’air ! On peut facilement se taper une sinusite emmerdante44. » Le rêve du Jeep est conjugué au rêve de la maison à Dragalevci45. Le Jeep, fortement mobile, transporte l’acteur des casernes anonymes à la maison distinguée en montagne. La famille de cet inconditionnel du Wrangler possède, au total, trois voitures. À part le Wrangler, les garages de la maison à Dragalevci abritent une Mercedes 500 SE et
44. 45.
Ibid. Le quartier branché de Dragalevci est situé au bas de la montagne près de Sofia, d’où l’accès difficile en hiver, quand la route est souvent recouverte de neige et de glace.
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un Peugeot 106. Mais le sujet avoue son ferme attachement affectif au Jeep : Le Jeep, c’est mon favori ! Je le sens proche, tout près de moi. Il me ressemble. Ou bien c’est moi qui lui ressemble. Tous les deux, on n’est pas trop beaux mais on est très stables, très sûrs. En plus, il se prête à des modifications selon mon propre goût. Ainsi je l’ai équipé de deux miroirs rétroviseurs des deux côtés [...]46.
La fusion entre les deux corps atteint ici son apogée : ils ne font qu’un seul. La possibilité de modifier le design du Jeep, c’est ce désir profond de l’homme nouveau de réécrire sa biographie et d’être, enfin, le conducteur de son propre destin. C’est pourquoi, à la question : « Comment faut-il être pour avoir un Jeep ? », l’entrepreneur répond : « Jeune ! » La nouvelle identité possède la force de la jeunesse. Il faut toutefois assurer ses arrières pour être sûr qu’on se rendra à destina tion. C’est pourquoi mieux vaut installer deux rétroviseurs et voir ce qui nous arrive par derrière : il faut prévenir les « mauvais coups ». C’est cette assurance du combattant qui distingue ce Wrangler dans la masse des voitures de luxe qui l’entoure. « Quand je sors du bureau – termine l’auteur de l’entrevue – je ne distingue que le Wrangler parmi la quantité de voitures de luxe sur le parking du presse-groupe. Comme si c’était le seul qui ait survécu à la chaleur de cet après-midi d’été. Sans portes ni vitres, sans toit. Il y reste intouchable, émanant de l’assurance et de la fraîcheur. » À la recherche de l’anonymat perdu Si la « fraîcheur » des images de la réussite est une source d’ins piration qui assure la reproduction sociale du nouveau riche, la sécurité du capital – et celle du capitaliste lui-même – est probablement la dimension la plus problématique de la réussite en Bulgarie postcommuniste. La criminalité est galopante, les meurtres exemplaires font rage, les guerres entre lutteurs alimentent les chroniques policiè res. En choisissant de se rendre visible, de vivre « à fond » et d’« être mortel », l’acteur de la réussite choisit la vulnérabilité et l’insécurité extrême. Les rétroviseurs essayent d’assurer les arrières, mais le dan ger est littéralement partout. Le boss de Kurona Ins avait beau déclarer devant Club M sentir le danger instinctivement, « à 100 % », cela n’a pas empêché sa mort violente quelques années plus tard. La réalité répète littéralement les romans de Kalchev : Néron est mort, Caligula aussi, kaput.
46.
Zheljazov, art. cit., p. 25.
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Dans les pages de Club M, le sociologue Daïnov se demande pourquoi il n’y a jamais de listes de classement des gens les plus riches en Bulgarie47. Et il se dit que « certainement eux-mêmes ne l’auraient jamais voulu ». Il distingue deux sous-groupes parmi ces nouveaux riches à la recherche de l’anonymat. Le premier comprendrait des gens qui « ont à cacher l’origine et les mécanismes d’accroissement de leur capital ». Le deuxième, par contrecoup, aurait à cacher sa nouvelle fortune des yeux des premiers : « t’aurais à dépenser une fortune pour ta sécurité, si tu attirais l’attention de toutes ces sortes d’extorqueurs et de requins [...] dans le chaos actuel », avoue l’un de ces entrepreneurs mal pris48. L’entrepreneur post-communiste est condamné à des stratégies contradictoires : il doit, d’un côté, afficher sa réussite pour se produire socialement... et la cacher, de l’autre côté, afin de survivre dans la « jungle » où la compétition dont il est cham pion est loin d’être loyale. Réussite et crime sont facilement associés dans les représentations sociales en Bulgarie. Kapriev soutient que « depuis toujours, mais surtout depuis les quatre dernières décennies, le Bulgare a été métho diquement élevé dans l’esprit que le travail honnête ne peut lui assu rer que la survie49 ». Dans la pratique post-communiste, le vol est devenu un autre moyen d’enrichissement. Un phénomène semblable est remarqué, dans les années 1820, par l’ethnographe Ivan Hadjiyski50. Il évoque le déclin moral de la petite bourgeoise et l’émer gence du gros capital commercial, industriel et bancaire. À propos de la nouvelle criminalité dans la ville de Sliven, il écrit : Il y avait une autre cause qui poussait certaines gens à chercher des moyens plus directs d’enrichissement et de se faire une vie opulente. [À cette époque] Sliven était visité par ses anciens habitants qui avaient émigré à Brasov51 et qui repassaient [par Sliven] sur leur route de pèle rinage vers Jérusalem. Ceux-ci y affichaient une telle opulence dans leur mode, dans leur style de vie et dans leurs dépenses, que les fils des petits bourgeois économes s’émouvaient fort en voyant [toute cette opulence], puis s’exclamaient « Regarde-moi comment les gens vivent ! », ces mots qui précèdent toujours la défaite morale du petit bourgeois52.
47. 48. 49. 50. 51.
52.
Daïnov, art. cit., p. 26. Ibid. Bit..., p. 11. Ibid., p. 422-425. Ville en Transylvanie austro-hongroise (aujourd’hui en Roumanie). À cette époque,Brasov se situait à la frontière de l’empire austro-hongrois avec l’empire ottoman,dont la Bulgarie faisait partie. Hadjiyski, Bit..., p. 424-425.
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Il y a un parallèle intéressant entre ces années 1820, décrites par Hadjiyski, et les années 1990. Dans les deux cas, des acteurs « privi légiés », devenus externes au corps collectif, réapparaissent dans la communauté, arborant des objets « étrangers » qui témoignent de leur nouveau statut. Ces objets nouveaux expriment des valeurs nouvelles, telle la dépense, dans un corps collectif uni, économe dans son monde de ressources limitées. Mettant en lumière la stratification du corps collectif, ce phénomène perturbe les normes morales. « Regarde-moi comment les gens vivent ! » projette ce regard escha tologique qui transcende le corps collectif et qui fonde les bases de la compétitivité individuelle. La norme, les repères sociaux sont désor mais hors du corps collectif et ne sont accessibles qu’à des individus entrepreneurs. Les Mercedes, BMW, Ford et Jeep sont aujourd’hui des éléments concrétisés de cette norme nouvelle. Et comme à l’époque décrite par Hadjiyski, certains membres de l’ancien corps collectif voient dans ces objets « des moyens plus directs d’enrichissement ». Le vol a toujours existé sous différentes formes, même pendant le communisme. Mais la fin de l’économie planifiée et de l’État tota litaire a qualitativement changé l’objet du vol, ainsi que la vie sociale de l’objet volé. Sous l’économie planifiée, la voiture volée était tout simplement privée de marché. Elle était coupée du marché occidental pour des raisons politiques, et les garages pour pièces détachés de voitures occidentales, propriété d’État, étaient très peu nombreux et facilement repérables par une administration policière dotée d’un pouvoir extrême. La nouvelle légitimité sociale des Mercedes, BMW et autres voitures de luxe a ouvert le marché des voitures volées et celui des pièces de rechange et, par conséquent, a favorisé l’émergence d’un nouvel acteur social : le professionnel du vol. Sans aucunement encourager le vol, Club M donne toutefois la parole à un membre de ce nouveau réseau social, qui confirme que plusieurs des voleurs ont « appris le métier légalement », pendant qu’ils travaillaient dans les garages d’État, avant de « changer de bord ». À la différence du corps légitime de l’entrepreneur, le discours du voleur n’affiche pas une identité individuelle trop poussée. Cependant, il est structuré par les valeurs du nouveau corps, particulièrement celles du marché et de la rapidité : Le vol professionnel réagit aux mécanismes du marché. Les voleurs préfèrent les voitures modernes parce qu’ils peuvent les vendre rapide ment. Les voitures décapotables de luxe sont toujours très recherchées à cause des clients des pays arabes. Ainsi les nouveaux modèles chan gent à cause des coûts élevés des assurances, les gens achètent d’autres modèles qui à leur tour deviennent les plus volés, etc.53. 53.
Club M, 11, 1995, p. 49.
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Troisième partie • Le corps élargi : famille et culture matérielle
Quoique de second rôle, le voleur de voitures est un acteur important dans la représentation de la « jungle ». Sa vie professionnelle est un affrontement perpétuel avec des systèmes de défense de plus en plus sophistiqués, avec les systèmes institutionnels tels que la police et la justice, avec les concurrents sur le marché informel, et parfois avec les propriétaires. Il avoue avoir souvent à exécuter des prouesses techniques et physiques, en commençant par réussir à « entrer dans une voiture par la vitre ». C’est dire que ce n’est pas seulement la structure de la voiture qui change selon les exigences du corps indi viduel, c’est aussi le corps physique qui doit s’ajuster à un environne ment en mutation, et ce, autant pour le voleur que pour le propriétaire. Conçu dans le paradigme du « naturel » (« quand rien n’est fixé d’avance »...), plongé dans la « jungle », l’homme de la réussite postcommuniste doit être en parfait contact avec l’environnement afin de bien lire les signes qui annoncent des « mauvais coups ». Club M donne le conseil suivant : « Inspectez le bas de la voiture pour des objets accrochés qui auraient échappé à votre premier regard. La saleté de la rue doit vous aider. Là où elle est absente, ça veut dire que quelque chose s’est passé et que vous devez être prêt à des surprises54. » La saleté de la rue, élément identitaire du paysage urbain post-com muniste, est un allié pour celui qui sait lire les signes. Le rêve du représentant du presse-groupe a commencé avec l’envie de faire entrer le vent dans l’espace clos de la machine militaire qui le transportait. C’est pour cette raison qu’il n’a pas peur de la pluie, aujourd’hui, quand il roule dans son Wrangler décapotable. Lui, il doit être capa ble de décoder les traces sur le champ. Mais ce n’est que le commen cement, parce que « en découvrant des traces de vol, ne vous laissez pas faire croire qu’on vous a juste volé. En fait, la voiture peut être minée, et les traces peuvent être juste du “théâtre” pour détourner votre attention. » Ainsi se poursuit, à l’infini, la spirale des stratégies. La quête de visibilité qui anime le nouveau riche, c’est en même temps sa déroute. L’acteur de la réussite qui attire les regards des filles aux jambes longues avec son 4x4 tout neuf est voué au danger. Il ne peut s’arrêter ni relâcher sa vigilance, au risque de périr par inadvertance. Il est condamné à poursuivre sa trajectoire, appuyant « à fond » sur la pédale, comme le fait le propriétaire du Suzuki-Samouraï.
54.
Ibid.
Conclusion
D
ans ce travail, je me suis proposé d’examiner certaines mani festations concrètes de modèles discursifs (politiques, écono miques, esthétiques et sexuels) qui ont été adoptés en Bulgarie après la chute du régime communiste. Dans le discours des entrepre neurs, vedettes et nouveaux riches bulgares, j’ai relevé plusieurs éléments qui suivent les tendances globales : l’émergence du corps individuel comme centre de discours, l’importance de l’image du corps, la mobilité géographique entre centre urbain et campagne, le déve loppement fulgurant d’une culture de consommation et de dépense effrénée, l’arrivée immédiate des derniers produits technologiques (cellulaires, voitures de luxes et 4x4)... Cependant, ces éléments sont accommodés à des manières de penser et de faire bien traditionnelles et sont ainsi inscrites dans une culture ambivalente, à la fois tradi tionnelle, communiste et bourgeoise : la culture de la transition. Cette culture pousse à l’extrême les distinctions de genre en attribuant des nouveaux rôles sexuels aux acteurs économiques. Si l’image de la « femme parfaite » suit fidèlement des modèles importés et prend aisément la forme d’un corps californien, celle de l’homme fort, au contraire, recourt à des formes bien traditionnelles : le lutteur costaud au cou puissant qui fréquente les bars est bien plus crédible que le yuppie distingué et élégant qui fréquente des esthéticiennes. Le Tyson bulgare est ainsi plus proche du héros traditionnel que de son prototype américain. Si l’homme se porte gardien des traditions et des pratiques locales, c’est la femme qui est le véritable agent du
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Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
changement. Qu’il s’agisse du mannequin qui « amène le monde chez nous » ou de la mère d’une famille aisée qui envoie ses enfants étudier en Occident, c’est la femme qui tire l’homme vers l’extérieur et l’ave nir. À la fois héritage et désaveu du communisme, ces dynamiques, antagonistes mais tout à fait complémentaires entre masculin et féminin, tradition et modernité, campagne et cité urbaine, local et global, se rejoignent dans la famille, une famille traditionnelle où les liens de parenté sont un réseau économique et social de première importance. Créer un « chez soi » meublé de produits nouveaux et importés mais régi par des valeurs traditionnelles, c’est tout de même une quête de stabilité dans un monde mouvant et incertain. La maison familiale est, en quelque sorte, un projet de continuité qui essaye de transcen der l’instabilité économique, celle de l’« avoir », et l’incertitude iden titaire, celle de l’« être ». Ainsi, on a vu l’entrepreneur post-communiste vouloir rompre avec le corps collectif du passé et réécrire sa biographie, mais qui réinvente, en fin de compte, les lieux de sens traditionnels : la maison, le rite religieux, la famille. La famille est un des fondements économiques que le changement social, loin d’avoir aboli, a renforcé en lieu privilégié d’investissement symbolique. En revanche, la voiture, le 4x4, sont l’expression parfaite de la mobilité obligée du nouvel acteur, condamné à un « nomadisme » qui doit consommer les ressources dans l’immédiat, au risque de les perdre à jamais. La consommation immédiate est une pratique cultu relle de la « transition ». Les origines communistes du nouveau riche, le fait d’être issu du corps collectif, le poussent vers des stratégies de distinction radicales qui s’expriment par une consommation maté rielle et symbolique démesurée. Cette consommation immédiate s’inscrit dans une vision discontinue du monde et de la vie individuelle. Le capital économique est instantanément transformé en culture matérielle. Le Suzuki-Samouraï, poussé « à fond », devient la méta phore même de cette nouvelle approche de la vie à court terme et du « choix d’être mortel ». Ainsi l’objet matériel est-il devenu l’expression d’un désarroi existentiel face à l’impossible rêve du paysan mondia liste qui veut incorporer les marques de la mobilité occidentale dans sa culture de clan, très locale. C’est justement l’usage social de l’objet importé qui « trahit » le modèle. Dans les pages économiques des magazines, les « spécialistes » du modèle capitaliste parlent du business en tant qu’entreprise à long terme ; or, la consommation immédiate dont font foi les récits des acteurs locaux va tout à fait dans le sens inverse et rend tout discours de la réussite incohérent et contradictoire. Pendant que le discours
Conclusion
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« expert » ne cesse de vanter « l’art occidental de l’investissement soutenu1 », l’entrepreneur local, lui, vante sa villa, ses nombreuses voitures de luxe, son 4x4 qui attire irrésistiblement les « poulettes », ainsi que son « art de dépenser » dans les boîtes de nuit. Ainsi, le modèle capitaliste est retravaillé à travers des réseaux de sens cultu rels. La famille, les rôles sexuels, le rapport au territoire, le patrimoine matériel et immatériel intègrent tout élément extérieur dans leur propre logique locale. Ce n’est donc pas le modèle global, mais la culture de la transition – une culture mouvante et syncrétique – qui investit les lieux traditionnels d’un sens nouveau. L’urgence de consommer crée des mythes apparemment nouveaux : « l’égalité des chances au départ », les « lois naturelles » et la réponse à la question la plus importante : « comment draguer Elle Macpherson ». Cependant, on a vu que le changement se révèle ici un agent fondamental de la continuité. Dans certains milieux universitaires et intellectuels sévit la représentation que la mondialisation des marchés détruit les « cultu res » locales et impose une domination culturelle homogène de « l’Amérique » sur le reste de la planète. Sur le terrain, l’on découvre une réalité bien plus complexe et ambiguë. S’il est vrai que, sur le plan du discours, les mythes dits « américains » (le self-made man, le nouveau départ, le renouvellement, la conquête de l’Ouest) animent tout projet de réussite individuelle, ils donnent corps, dans la réalité concrète, à des pratiques culturelles tout à fait locales. En plus, l’accès aux modèles occidentaux ne fait que renforcer les manières de faire culturelles. Le « global » est souvent vu par les acteurs comme une fonction du local. Ainsi, non seulement la tradition résiste à la « glo balisation », mais elle s’approprie et « indigénise » les éléments importés. Le modèle est ainsi instrumentalisé aux fins de luttes sym boliques entre les sous-cultures régionales. Si la résistance des modèles culturels peut réjouir plusieurs eth nologues et amateurs de la « tradition », elle ne réjouit pas nécessai rement les représentants de la communauté concernée. En dépit d’une réalité politique fort ambiguë, la majorité des Bulgares ont exprimé leur désir politique de rejoindre le monde occidental à travers la démocratisation, le capitalisme et l’intégration à l’OTAN et à l’Union européenne. Or chaque manifestation de résistance culturelle est perçue, par les acteurs même, comme un « échec de la transition ». Au fond de lui, le Bulgare veut être « normal » et habiter un « pays normal ». Cette normalité vient de l’extérieur : elle réfère à un modèle
1.
Club M, 2, 1998, p. 21.
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occidental. Ce déplacement en amène un autre : la « culture », dans le sens local, est un produit de l’extérieur. Est « culturel » celui qui n’est pas « paysan » et qui n’est pas « balkanique ». Et comme c’est l’image de la femme, mieux encore : du top-modèle, qui est l’agent le plus stimulant du « modèle » tout court, la réussite du Bulgare dans le monde s’apparente à une épreuve initiatique aussi exigeante que de « draguer Elle Macpherson ». Devant ce qui apparaît comme une « mutation de l’utopie », on soulignera la fragmentation et la ré-articulation des structures nar ratives du « grand récit » socialiste. En effet, le discours de la réussite post-communiste ramène le corps individuel dans des mythes qui se distinguent du récit socialiste par leur rapport au temps. Si l’utopie communiste reportait la réussite collective aux générations à venir, le mythe du self-made man bulgare, lui, construit la trajectoire de la réussite individuelle dans l’immédiat : le post-communiste veut consommer maintenant ! L’horizon eschatologique qui, à l’époque communiste, se perdait dans un futur infini, est ramené à portée de main de l’individu entrepreneur. En ce sens, le rêve de draguer Elle Macpherson n’est qu’une mutation individualiste du « futur radieux » et le libéralisme est en continuité avec le corps communiste. L’entrepreneur post-communiste se trouve de la sorte au creux d’une panoplie de systèmes culturels hétérogènes : héritier de maniè res de penser communistes et communautaires, il s’inspire de modè les importés d’Occident, tout en les intégrant dans des manières de faire traditionnelles, produits d’un passé historique lointain et d’un passé immédiat, communiste. À première vue, la fortune subite du nouvel acteur semble le couper de tous les repères sociaux et culturels d’avant. L’absence d’une « culture de la richesse » en Bulgarie propulse le nouveau riche vers une quête de sens dans un monde sans repères. Alors il recrée ses repères avec ce qu’il a : son corps, ses objets. Si le modèle de ses voitures représente le dernier cri de ce qui se fait en Occident, l’usage social de l’objet s’inscrit, lui, dans des modèles tra ditionnels et reflète une dynamique locale complexe. Ainsi, l’incor poration des modèles occidentaux passe par le village familier, la maison familiale aux fours traditionnels, le chevermè, les macédoines et les marinades automnales dans l’izba, la lutte, le sport national, le monastère orthodoxe et le guvech local le soir, après une journée d’affaires impitoyable. Bricoleur syncrétique d’univers fragmentés, l’entrepreneur post-communiste ne cesse de réinventer les éléments hétéroclites de son identité culturelle, pour les réintégrer dans son monde nouveau et leur donner, finalement, une dimension toute neuve, comme a toujours su le faire la tradition.
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