DE L'ÉCOLE
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DE L'ÉCOLE
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f DU MÊME AUTEUR AUXMÊMES ÉDITIONS ,
De la syntaxe à l'interprétation 1978 L'Amour de la langue 1978 Ordres et raisons de langue 1982 Les Noms indistincts 1983
AUX BOITIONS
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MAME
Arguments linguistiques 1973
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JEAN-CLAUDE
MILNER
DE L'ÉCOLE
ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe
)
ISBN 2-02-006818-4
@ EDITIONS DU SEUIL, MAI 1984
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La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle - faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
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Axiomatique
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Il y a de l'école dans quelques sociétés, et particulièrement dans la nôtre. Voilà une proposition certaine ; encore faudrait-il établir ce qu'elle signifie. Dire que l'école existe, c'est, au vrai, dire seulement ceci : dans une société, il existe des savoirs et ces derniers sont transmis par un corps spécialisé dans un lieu spécialisé. Parler d'école, c'est parler de quatre choses : (1) des savoirs ; (2) des savoirs transmissibles ; (3) des spécialistes chargés de transmettre des savoirs ; (4) d'une institution reconnue, ayant pour fonction de mettre en présence, d'une manière réglée, les spécialistes qui transmettent et les sujets à qui l'on transmet. Chacune de ces quatre choses est nécessaire, en sorte que c'est nier l'existence de l'école que de nier l'une d'entre elles ; de même, c'est vouloir la disparition de l'école que de vouloir, pour quelque raison que ce soit, bonne ou mauvaise, la cessation de l'une ou de l'autre. Soit donc des propos qui disent qu'il n'y a pas de savoirs, ou bien que les savoirs ne sont pas transmissibles, ou bien que la transmission des savoirs ne saurait être l'affaire de spécialistes de la transmission, ou bien que cette transmission ne saurait s'accomplir dans une institution ; il faut avoir conscience que ceux qui les tiennent - fussent-ils eux-mêmes chargés d'un enseignement - parlent contre l'école : ils peuvent avoir leurs raisons, peut-être même ont-ils raison ; en tout état de cause, il faut être clair sur ce qu'ils font et disent. Il va de soi que, de ce point de vue général, les différences administratives entre les divers régimes d'enseignement en France ou privé/ public - sont de peu de poids : primaire/secondaire/supérieur l'école désignera donc aussi bien les collèges que les lycées ou les confessionnels que les aussi bien les établissements universités, laïques. Quatre choses lui sont nécessaires ; elles lui sont aussi suffisantes :
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dire qu'il y a de l'école, c'est dire tout ce qui a été dit, mais rien de plus. Ainsi, ce n'est pas dire que tous les savoirs sont transmissibles ; ce n'est même pas dire que tous les savoirs transmissibles sont ou doivent être transmis par l'école ; ce n'est pas dire que les spécialistes chargés de transmettre savent tout ce qu'il y a à savoir en général, ni tout ce qu'il y a à savoir du savoir qu'ils transmettent. Sans doute, on peut toujours ajouter d'autres déterminations aux quatre déterminations essentielles. Par exemple, on peut souhaiter que l'école rende heureux, qu'elle contribue à la bonne santé physique et morale, qu'elle permette un usage rationnel du téléphone ou de la télévision, etc. Il n'y a rien à redire à cela, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de fins secondes et de bénéfices additionnels : vouloir en faire des fins princisurajoutées, bénéfices et des majeurs, c'est en réalité renoncer aux déterminapales tions essentielles. C'est donc vouloir la fin de l'école. Les quatre nécessités mentionnées précédemment sont de nature manifestement formelle. Il ne saurait être question de s'en tenir là. En réalité, toute décision concernant l'école, pour peu qu'elle n'en recherche pas l'abolition ou la déconstruction, consiste à donner un contenu substantiel aux quatre nécessités formelles. Il s'agit donc toujours premièrement de nommer et de définir les savoirs qu'on voudrait voir transmis ; secondement de régler les formes institutionnelles et spécialisées de la transmission. La première décision implique des choix de conjoncture qui sont certainement économiques et sociaux, mais aussi politiques : toute société ne fera pas les mêmes choix, suivant le rapport qu'elle entretient à la science et à la technique, suivant qu'elle dispose ou non d'un État, d'une Nation, d'une Histoire. La seconde décision est en fait celle de la pédagogie, conçue non comme une fin, mais comme un pur moyen de la transmission : elle n'a souvent que peu de chose à faire avec la pédagogie usuelle et vulgarisée. Ce que peut et doit être l'école dans un pays tel que la France est donc une question non triviale, qui engage des analyses. Bien conscient - à la différence de la plupart de ceux qui traitent de ces matières - que la tâche est difficile, nous ne projetons ni de l'épuiser ni même de la traiter véritablement. Nous nous bornerons à des remarques susceptibles d'orienter l'attention. Pour le moment, en tout cas, nous nous en tiendrons au formel. C'est que les choses en sont arrivées à un point de confusion tel que le simple rappel du balisage formel se révèle utile. Car les quatre négations de l'école, que l'on peut construire a priori, ne sont 10
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pas demeurées à l'état de constructions conceptuelles : chacune a été prononcée en fait ; et chacune l'a été par des sujets qui n'avaient par ailleurs que l'école à la bouche ou du moins sa réforme. Une donnée massive s'impose en effet à l'attention : on ne parle jamais de l'école, aujourd'hui, que du point de vue de sa réforme. C'est là une situation remarquable, mais qui peut se concevoir : après tout, l'école donne forme institutionnelle à quelque chose qui n'a pas un rapport évident aux institutions, nommément les savoirs. En ce sens, elle se compare à l'institution judiciaire qui, en Occident, est pensée dans sa relation à une Idée suprasensible, hétérogène à toute institution et nommée la Justice. Elle se compare également à la machinerie démocratique, qui se veut toujours, mensongèrement ou pas, le traitement institutionnel de ce qui, en soi, n'est pas définissable entièrement en termes d'institution : disons, la liberté et l'égalité. Ces articulations contradictoires sont vraisemblablement une bonne chose : on sait par les diverses dictatures ce qu'est un appareil judiciaire qui se veut séparé de l'idée de justice et un appareil institutionnel « pur » qui ne laisse subsister hors de lui aucun principe. On commence à percevoir ce qu'est une école disjointe de toute référence aux savoirs. Mais une institution contradictoire est aussi, par structure, instable, toujours en position critique, puisque toujours en situation d'articuler en langage institutionnel ce qui ne se laisse pas dire intégralement dans ce langage. Cette inappropriation, constamment surgissante, a pour symptôme la réforme : toujours renaît l'espoir qu'on saura mieux traduire en institution le principe non institutionnel. Aussi l'institution contradictoire passe-t-elle le plus clair de son temps à discuter d'ellemême et de sa modification : ainsi en va-t-il de la démocratie et de la justice ; l'école ne fait pas exception. Il y a malheureusement un risque : à force de ne saisir un objet que du point de vue de sa réforme, on oublie volontiers de demander ce qu'il est et ce qu'il peut être. D'autant que le point de vue de la réforme a subi, depuis quelques années, un déplacement curieux ; nulle réforme ne saurait être ici proposée si elle ne vise pas la suppression de l'école. C'est pourquoi l'on retrouve constamment, explicite ou déguisée, la négation de l'une ou l'autre des quatre thèses définitoires - sinon des quatre à la fois. Il y a ceux qui parlent franchement : l'école est inutile, soutiennentils, puisque des sociétés sans école existent. Il est vrai qu'ils ne sont 11
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guère exigeants quant aux données et confondent souvent les situations : celles où il y a des écoles qui ne ressemblent pas aux nôtres et celles où il n'y a pas d'école du tout. Mais supposons qu'il y ait effectivement des sociétés sans école. Qu'en conclura-t-on ? Rien de plus, semble-t-il, que de la constatation, indubitable quant à elle, que certaines sociétés sont monogames et certaines polygames. Il ne semble pas que la découverte, pour une société monogame, que des sociétés polygames existent, ait de très grandes conséquences pour elle, et inversement. Sauf conversion par la force, les sociétés ne passent pas d'une organisation à une autre dans ces matières. De la même manière, on ne voit pas ce qu'on peut conclure, quand on appartient à une société scolarisée, de l'existence - peu limpide, répétons-le - de sociétés sans école : on ne voit pas que ceux qui en parlent invoquent le recours à la force pour faire disparaître les écoles 1. Ce serait pourtant le seul moyen effectif de transformer la société dans le sens qu'ils souhaitent ou disent souhaiter. Tout au plus pourra-t-on dire que, dans leur bouche, l'évocation des sociétés sans école joue le rôle d'une invocation : l'appel à un idéal inaccessible, mais capable de régler les actions humaines. Une fois encore, soyons net : l'évocation d'une société sans école se réduit alors à un pur et simple bruit de bouche, agréable aux oreilles de celui qui le prononce. Rien de plus. On dit aussi qu'il n'y a pas de savoirs. L'affirmation est vraisemblablement absurde : ne pourrait-on définir au contraire toute société comme une circulation de savoirs ? Car les savoirs, en eux-mêmes, ce ne sont pas seulement les savoirs abstraits, facilement voués aux gémonies ; ce sont aussi les savoirs concrets : après tout, le laboureur, le bûcheron, le chasseur sont détenteurs de savoirs spécifiés, aussi peu spontanés que, disons, la métrique latine. Savoir-dire, savoir-penser, savoir-faire, tous se conservent et se transmettent par des voies analogues : l'explication en langue naturelle et la monstration par la mise en acte. Évidemment, ceux qui disent qu'il n'y a pas de savoirs en général veulent dire autre chose que ce qu'ils disent en apparence : ils veulent ' '' ' ' . ' , ) 1. Peut-être sommes-nous là trop optimiste. Peut-être trouverait-on parmi les militants du SGEN ou du SNI des individus prêts à toutes les contraintes. Après tout, Pol Pot était à l'origine un professeur formé à l'école française ; il serait piquant que le rêve du commencement absolu et violent, propre aux Khmers rouges, ne fût rien d'autre qu'un fantasme d'enseignant et qu'on en retrouvât les éléments décisifs dans les propos mous des réformateurs.
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dire que les savoirs effectivement transmis par l'école ne devraient pas être transmis, qu'ils ne méritent pas de l'être : qu'importe en effet le savoir de la métrique latine - à supposer qu'il soit enseigné - en face de ce qui n'est pas enseigné : poterie, tissage ou boulangerie. Mais on voit bien que la question est là toute différente : on fait semblant de parler des savoirs en général pour dire qu'il n'y en a pas, mais en réalité on parle de certains savoirs en particulier pour dire qu'ils ne devraient pas exister. Nous ne discuterons pas ce point ici : tout au plus fera-t-on remarquer qu'il n'y a aucune raison a priori pour qu'on enseigne la métrique latine dans les écoles, plutôt que la boulangeriç. Mais l'inverse est vrai aussi : il n'y a aucune raison d'enseigner la boulangerie, plutôt que la métrique. C'est une affaire de décision et il serait préférable que la décision fût motivée : bien des gens croient que tout ici va de soi. Les plus nombreux aujourd'hui tiennent qu'il vaut mieux enseigner aux élèves la fabrication des crêpes que l'orthographe. Nous leur abandonnerons leur préférence ; simplement nous soulignerons qu'elle ne saurait revendiquer le moindre privilège sur la préférence inverse : l'une et l'autre doivent être justifiées par des raisons, lesquelles, bien évidemment, se révéleront rapidement des raisons de fond. Les pédagogues du « concret » ont leur philosophie et leur politique, tout comme les autres : il serait bon parfois qu'on puisse les examiner pour elles-mêmes. Une thèse fréquemment avancée par les ennemis de l'école, c'est qu'il existe des savoirs qui se transmettent ailleurs. Qu'elle n'a donc nul monopole. Cela va de soi : il y a sûrement des savoirs qui se transmettent par des voies non scolaires. Il y en a aussi, il faut bien le dire, qui ne se transmettraient guère, s'il n'y avait nulle école. Peut-on croire sérieusement que les mathématiques ou la physique, sans parler de la philosophie, de l'histoire, de la philologie, subsisteraient un instant s'il n'y avait pas, pour les soutenir, une forme de contrainte : une règle de bienséance selon quoi, dans nos sociétés, il est tenu pour honorable de les connaître un tant soit peu ? L'école n'est que l'expression institutionnelle de cette bienséance, et, dans une société égalitaire, l'école obligatoire pour tous assure que les patriciens ne seront pas seuls à l'observer. Nous disons bienséance à dessein, ne tenant pas à préjuger de la plus ou moins grande utilité sociale ou productive des savoirs : il devrait suffire ici que certaines ignorances soient mal supportées. Il en va ainsi en France, où, pour des raisons qu'on peut expliquer, le peuple dans son ensemble 13
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respecte les savants, déteste les ignorances quand elles lui sont imposées, les méprise quand elles se trahissent chez quelque puissant. N'oublions donc pas les savoirs qui réclament l'école. Mais, enfin, il en est qui ne la réclament pas. Cela signifie en réalité qu'ils ne réclament pour être transmis le soutien d'aucune obligation scolaire et d'aucune institution contraignante. Pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'ils disposent d'une force de transmission autonome, et celle-ci, dans la plupart des cas, n'est autre que la passion de ceux qui les détiennent et le nombre de ceux qu'ils passionnent. Aussi ces savoirs rebelles à l'école apparaissent-ils toujours les plus passionnants pour le plus grand nombre : s'il en allait autrement, ils seraient, comme les autres savoirs, dépendants pour subsister d'une obligation institutionnelle. Ces savoirs, on les connaît : ils se divisent en gros en deux classes. D'une part, on a ce qu'on peut appeler les savoirs chauds : le savoir du vent qui tourne, de la terre riche en signes secrets, des matières maniables ou non, de la chatte qui pressent le froid prochain, etc. En bref, ce que Sido apprend à sa fille : on sait le prix que Colette y attachait et qu'il ne l'a pas empêchée pourtant d'aller à l'école et d'y apprendre quelque chose que Sido ne lui apprenait pas. Mais passons. L'autre classe est celle des savoirs proliférants : ils changent au gré des modes, mais, quand ils sont dans leur éclat, rien ne semble leur résister. Aujourd'hui la bande dessinée, hier le cinéma, demain autre chose donnent lieu à une érudition qui ne le cède en rien en rigueur et en sécheresse à la philologie classique. Comme cette dernière, elle suscite des assauts et des controverses : le furor philolo, gicus est de même nature que la passion du fan, et inversement. Chauds ou proliférants, il s'agit bien de savoirs. On peut à leur propos distinguer des experts et des ignorants. Ils supposent une transmission explicite - laquelle prend souvent les voies d'une initiation secrète, mais peu importe. Ils ne sont pas innés et ne s'acquièrent pas par imprégnation : voilà le point. Au reste, ils sont, à bien des égards, tout à fait opposés. Les savoirs chauds sont volontiers campagnards et ancestraux : ils viennent des aînés - souvent des pères et des mères, parfois des vieillards. Leur temps est celui de la lenteur, présentée comme un gage d'éternité ; leur forme est la permanence. Les savoirs proliférants circulent au sein d'une même classe d'âge et, par-dessus tout, échappent à la famille. Appartenant aux villes, souvent aux banlieues, leur forme, comme celle des villes, change vite. Aussi leurs détenteurs doivent-ils se .
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laisser saisir par la rapidité et le déplacement. Leur temps est celui de l'époque, qui rompt les continuités et s'imagine comme une nouveauté répétée. Tout regroupement ici doit n'imposer ni délimitation fixée dans l'espace ni diachronie un peu longue. Un nom convenu se propose : la jeunesse. Dès lors, les savoirs proliférants sont toujours ce qu'on suppose aux jeunes du moment. Il arrive sans doute que la jeunesse n'en veuille rien savoir, mais qu'importe : il s'agit de structure. De la campagne à la ville, de la vieillesse à la jeunesse, de la lenteur à la vitesse, de la permanence à la labilité, de la tradition à la rupture, la dissymétrie est absolue ; elle n'empêche cependant pas les nigauds de tout rassembler ; l'école, disent-ils, est condamnée en un instant par l'existence brute de tels savoirs. Certains, plus pragmatiques, souhaitent seulement que l'école, censément affaiblie, bénéficie de la force, apparemment si grande, de ces savoirs : les premiers, disent-ils, sont forts de la légitimité que leur confère leur enracinement biologique et naturel, les seconds sont forts de ce qu'ils emblématisent la jeunesse. L'école est frappée à mort à leurs yeux, pour peu qu'elle ne se ressource pas auprès de ces fontaines, l'une d'éternité rurale et chaleureuse, l'autre de jouvence. D'où la double postulation vers la campagne et vers la ville qui anime, au prix de contradictions risibles, mais vite oubliées, les propos réformateurs. Une simple réflexion suffirait à montrer cependant que l'école n'a pas besoin de ces savoirs et que ces savoirs n'ont pas besoin d'elle. Bien mieux, ils n'ont force et légitimité que de lui être extérieurs : disons le mot, ils tiennent dans la mesure exacte où ils signifient une résistance au pouvoir institutionnel de l'école. Si celle-ci s'en empare, elle s'affaiblit"t elle-même, parce qu'elle s'affronte à ce qui lui est, d'essence, hétérogène ; elle renonce aux savoirs qui, sans elle, disparaissent, mais aussi, elle tue les savoirs chauds ou proliférants, dont la force consistait justement à se vouloir étrangers à toute institution. Enfin, par un mouvement bien intentionné, mais d'essence totalitaire, elle abolit une instance qui, localement, la limitait et suspendait son expansion : comme toute institution, l'école doit être forte dans son ordre, mais, pour cette raison même, cet ordre doit être strictement parcellaire. Il doit y avoir des savoirs dont l'école ne sache rien. Elle doit être suffisamment délimitée pour laisser subsister hors d'elle ces points de résistance ; suffisamment affirmée pour susciter, chez ceux qui lui résistent, de fortes passions ; suffisamment généreuse pour leur don,
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ner, dans l'instant même où ils lui résistent, une pensée et un langage. Toute société articule et transmet des savoirs. Il n'est donc qu'une seule position cohérente, si l'on croit à l'inanité de ceux-ci. Elle revient à rêver la disparition de quelque société que ce soit. Il n'y a pas de savoir qui vaille, parce qu'il n'y a pas de société qui vaille : tel serait le théorème. Mais, pour le soutenir, il faut des esprits sensiblement plus forts que la moyenne des pédagogues : Rousseau par instants, le maoïsme de la Révolution culturelle, les Khmers rouges, quelques mouvements millénaristes se sont affrontés aux conséquences. Le plus souvent, elles s'accomplissent dans l'horreur sans phrases. Il arrive cependant qu'un tel discours s'articule avec grandeur et générosité. Il n'est rien alors qu'on puisse lui opposer. Sinon qu'il ne s'y agit à aucun instant de la moindre réforme : le mot même ferait sourire ceux qui s'installent de toute leur raison dans le mépris conjoint des savoirs et de la société. On ne peut transiger en la matière : proposer des réformes, c'est vouloir que la société continue ; proposer des réformes qui supposent qu'elle disparaisse, c'est se mentir à soi-même et mentir à tous 1. Aussi ne faut-il pas s'étonner si les réformateurs donnent toujours le sentiment de ne pas aller jusqu'au bout de leur logique. Il existe des gens pour vouloir explicitement la fin de l'école, mais les réformateurs ne sont pas de ce nombre. Ce dont ils programment la mort, ils disent vouloir le sauver : ils veulent donc et ils ne veulent pas. Pris dans une contradiction patente, ils s'en tirent diversement : par le sophisme inconscient, par la mauvaise conscience ou, c'est le cas le plus fréquent, par le discours de l'Autrement : on ne dira pas que l'école doit disparaître, mais qu'elle doit continuer d'une Autre manière. Qu'à tout observateur impartial, cette Autre manière paraisse rendre toute école impossible, c'est là un détail dont on sera requis de ne tenir aucun compte. On ne dira pas que les enseignants sont l'appendice inutile d'une institution dangereuse et presque criminelle ; on dira seulement qu'ils doivent devenir Autres : animateurs, éducateurs, grands frères, nourrices, etc. La liste est variable. Que, par là, les enseignants cessent d'être ce qu'ils doivent être, c'est encore une fois sortir de la question. 1. Ainsi a-t-on pu lire, sous la plume d'un. défenseur de la récente réforme des Universités, que celle-ci se comparait à une révolution culturelle : de tels propos sont bouffons. c'est bien que les révolutions Quand les temps sont aux réformes, ' culturelles ont cessé.
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On ne dira pas que les enseignants n'ont pas à exister, mais qu'ils ont à exister Autrement. Que cette Autre existence consiste à renoncer à soi-même pour disparaître dans la nuit éducative et s'y frotter, tous corps et tous esprits confondus, avec les partenaires de l'acte éducatif manutentionnaires, parents, élèves, etc. -, seul un méchant pourrait en prendre ombrage. Mais, pour peu que l'on se détourne des leaders de la réforme et qu'on s'attache au tout-venant de leurs sectateurs, le plus frappant est ceci : tout n'est que pur et simple rond de jambe. Il ne faut pas dire d'eux qu'ils veulent et ne veulent pas, mais qu'ils disent vouloir et ne veulent pas. Combien de laudateurs des récentes réformes des collèges ou des universités qui, en réalité, ne souhaitent à aucun prix qu'elles soient entièrement prises au sérieux ? Ce qui ne les empêche pas de militer, parfois fort activement, pour qu'elles se fassent : c'est que tout pour eux se ramène au geste dont on rêve qu'il sera sans conséquence, à l'hommage de pure extériorité rendu à des valeurs reconnues. La divinité, aujourd'hui, proclame l'école inutile et superflue ; elle exige l'abolition des savoirs : on la sert de toutes les forces qu'on a pu rassembler - grâce à l'école et aux savoirs. Mais, le triomphe venu, on sera catastrophé : « N'aviez-vous pas compris », gémira le sectateur des réformes, à l'adresse des princes dont il s'était fait le fléau, « que je parlais pour ne rien dire ? » Aux princes alors de découvrir, avec amusement s'ils sont cyniques, avec exaspération s'ils sont novices, que le meilleur moyen de chagriner les réformateurs, c'est encore de leur accorder ce qu'ils demandent. Les universités aujourd'hui, les collèges et les lycées demain illustreront assez cette versatilité structurale. Un esprit non prévenu ne peut manquer de s'interroger devant tant de contradictions concentrées. Comment en vient-on à demander la disparition de l'école ? Comment ceux qui articulent cette demande sont-ils justement des gens qui doivent tout à l'école - leurs revenus et leurs pensées ? Comment peuvent-ils prétendre qu'ils sauvent l'école ? Comment la disparition de l'école peut-elle être conçue en même temps comme son extension et son approfondissement ? Quelles forces sont là à l'oeuvre ? Sont-elles matérielles ou intellectuelles ? A ces questions nous tenterons d'apporter des réponses.
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Forces ténébreuses
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_ 1 La machine à trois pièces
Une machine règne sur l'école publique en France ; elle régit tous les types d'enseignements, primaire, secondaire et supérieur ; elle est indépendante des gouvernements et des régimes ; elle est immuable : les ministres successifs qui ont cru, par quelque réforme, marquer de leur patronyme sa transformation n'ont jamais été que ses agents, conscients ou inconscients, en tout cas, aisément remplaçables. Qu'importe alors que la plupart d'entre eux aient été des esprits étroits, peu cultivés et paresseux. Qu'importe que la droite ait succédé à la gauche, puis la gauche à la droite : la partie était ailleurs. La machine est composée de trois pièces qui du reste fonctionnent rarement ensemble : il arrive le plus souvent qu'elles se combinent à deux, laissant la troisième à l'écart. Cependant, la combinaison par deux changeant souvent de nature, toutes les trois tour à tour interviennent et jouent pleinement leur rôle. La première pièce est constituée par l'ensemble des gestionnaires. Ce sont des fonctionnaires de gouvernetenus par l'administration des Finances, qu'ils en soient euxment, membres ou qu'ils soient simplement obéissants. Leur axiome mêmes j est connu et simple : il convient de réduire les coûts. Il n'y a là rien de spécifique : on sait que l'Armée, la Justice, la Santé, etc., sont traitées '.. de semblable façon et seule une conjoncture particulière pourra faire varier le dessein général. Mais il s'ajoute à cela une volonté plus secrète et spécialement active quand il s'agit des enseignants : les gestionnaires supportent mal - et cela est d'essence - un pouvoir qui puisse s'égaler au leur en étendue et qui, de plus, s'autorise d'une légitimité indépendante ; haine des corps intermédiaires et des zones d'autonomie. Il va de soi que l'institution scolaire et universitaire est ici bien gênante, du moins l'institution publique. Les membres en effet en sont des fonctionnaires ; ils représentent l'État, et cela sur la base d'une compétence reconnue et, le cas échéant, sanctionnée par des \
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I FORCES TÉNÉBREUSES
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concours et des titres nationaux. Leur autorité est donc double : d'une part, elle naît d'une source que les gestionnaires ne peuvent que respecter, puisqu'elle est semblable à celle d'où ils tirent eux-mêmes leur pouvoir, nommément la puissance publique. D'autre part, elle se fonde sur une légitimité tout autre, dont peu de gestionnaires oseraient proclamer la vanité : le savoir Ajoutons-y l'extension de l'institution : en droit, tout Français dépend, à un moment de sa vie, des enseignants. Il est peu d'administrations qui puissent en dire autant. Les Finances, justement, sont du nombre. Tant que l'enseignant est à la fois un fonctionnaire et un savant, le gestionnaire d'État - et singulièrement le financier - s'inquiète. Contrairement à ce qu'imagine un vain peuple, il ne craint pas les enseignants à opinions : il ne croit pas aux opinions, aussi lui importent-elles peu. Il craint les enseignants légitimes. Afin de mieux assurer leur disparition, il souhaite, entre toutes choses, dénouer le complexe : (a) faire que les enseignants coûtent moins cher ; (b) faire que les enseignants ne puissent en aucun cas passer pour des représentants de l'État ; (c) faite que leur légitimité n'ait pas une source plus haute que celle des gestionnaires eux-mêmes ; (d) faire qu'ils n'accèdent à nulle espèce d'autonomie. Or le point crucial est le savoir. Dans la mesure où, dans les sociétés modernes, la détention d'un certain savoir, tenu pour recevable selon certains critères (variables, mais déterminés dans une conjoncture donnée) et pour mesurable (grâce au diplôme), confère un titre à revendiquer un certain revenu, dans la mesure donc où, dans nos sociétés modernes, un savoir mesurable est une créance tenue pour valide sur les finances publiques, alors il va de soi que la créance sera d'autant plus élevée que le savoir sera reconnu comme plus étendu. En conséquence, si les enseignants sont très savants, ils tendront à coûter cher. A l'inverse, plus ils seront ignorants, meilleur marché ils seront. Remplacer le savoir par le devoir d'ignorance, ou, si ce mouvement paraît trop violent, le remplacer par une qualité non mesurable - dévouement, abnégation, aptitude à l'animation, chaleur affective, etc. -, voilà de bons bénéfices. Mais il y a plus que le gain sordide : si les enseignants ne peuvent plus 1. L'enseignant a donc le profil suivant : il est membre de l'école dangereux publique ; il est instruit ; son savoir est attesté par des titres d'État : agrégation, le plus sûr est donc que CAPES, thèse d'État. Voilà donc ce qui doit disparaître : les titres inquiétants. On comprend que les gestionnaires saluent avec disparaissent bonheur les attaques « progressistes » contre ces divers titres.
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LA MACHINEA TROISPIÈCES
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faire valoir la mesure dç leur savoir par des titres nationaux, s'ils consentent à ne plus s'autoriser que de leurs vertus privées, ils ne sont plus des représentants de l'État. Cela en soi n'aurait rien de dramatique, mais souvenons-nous de ce qu'est notre pays. La seule autorité qui compte y est celle de l'administration (la décentralisation n'annonce guère de changements significatifs sur ce point) ; elle est, en tout cas, la seule à pouvoir, éventuellement, tenir son rang en face des potentats locaux. Réduits désormais au rang d'employés municipaux ou régionaux, à peu près comparables à des curés de paroisse, les enseignants pèseront peu en face des diverses puissances établies, publiques ou privées. Leur légitimité sera ce qu'en fera leur employeur : quelles que soient d'ailleurs ses qualités affectives, l'enseignant ignorant n'aura de titre à enseigner que le bon vouloir de l'autorité du lieu et du moment. Et les gestionnaires escomptent bien demeurer seuls, en dernier ressort, à incarner cette autorité. Enfin, plus un individu sait de choses, plus il est capable d'organiser son temps de manière autonome. Mais aussi, et dans cette mesure même, il réclame plus âprement le droit et les moyens de mettre en œuvre cette capacité. D'autant que le savoir appelle le savoir : plus un individu sait de choses, plus il est capable d'en savoir de nouvelles et plus il souhaite en savoir de nouvelles. En vérité, c'est là pour lui, bien souvent, un besoin. Par un recouvrement compréhensible, ce besoin aura pour lieu de satisfaction le temps autonome que, par ailleurs, il réclame et maîtrise. Sur ce point, se retrouvent et s'appuient, sans toujours en être avertis, les techniciens conscients de leur compétence (cadres ou autres), les artisans, les paysans, les artistes, et, tout autant, les enseignants savants. De là cette régularité qui étonne les commentateurs irréfléchis : plus un enseignant est savant - ce qui, dans une institution d'État, se dit, tant bien que mal : plus un enseignant a de titres nationaux' -, plus il dispose de temps autonome. Au fur et à 1. Comme toute mesure, celle-ci est sujette à caution. D'une part, il n'est pas évident que les savoirs se laissent mesurer adéquatement ; d'autre part, il n'est pas évident que les titres nationaux - tels qu'ils sont - soient la meilleure des mesures possibles. Sur le premier point, il faut bien que, dans une société tout entière dominée par la mesure, les savoirs se plient, tant bien que mal, à la loi commune : n'existe socialementque ce qui est mesurable. Sur le second point, la discussionest ouverte : à première vue, en France, seul ce qui est national fait foi. Si donc la mesure d'un savoir doit faire foi, il faut qu'elle soit nationale. Mais la situation peut changer. Ajoutons qu'on peut admettre le principe des titres nationaux, mais refuser la manière particulière dont ils sont actuellement définis et organisés. 23
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FORCES TÉNÉBREUSES
mesure qu'on remonte l'échelle des titres et des corps, du primaire au secondaire, du certifié à l'agrégé, du maître-assistant au professeur d'Université, les « services » s'allègent. Cela ne signifie pas, contrairement aux commentaires journalistiques, que les individus aient le droit de travailler moins, suivant qu'ils s'élèvent en grade : tous sont censés travailler, mais la partie contrainte du temps de travail (le « service ») tandis qu'augmente sa partie autonome Une telle organisa,diminue, n'a justification, mais elle est forte : le savoir (manuel ou qu'une / tion intellectuel, technique ou théorique, académique ou non) est un droit à 2. l'autonomie ' Qu'une société reconnaisse ce droit et l'inscrive, d'une manière ou d'une autre, dans ses réglementations, fera qu'on la tienne pour cultivée ou même pour plus juste qu'une autre. Le sort réservé aux enseignants et l'autorisation qu'on leur donne de se comporter comme tous les membres savants du corps social sont, à cet égard, un critère décisif. Or, on sait aussi que l'autonomie est justement ce que les gestionnaires supportent le moins : c'est pourquoi ils admettent mal qu'aucun savoir y donne accès. Ils redoutent les compétences spécifiques quelles qu'elles soient : les techniciens et les artistes en savent quelque chose. Mais ils les redoutent surtout quand elles se constatent chez des fonctionnaires : où irait-on si des fonctionnaires et surtout des fonctionnaires de l'État disposaient du moindre temps autonome ? A persuader donc l'ensemble de la société que les savoirs importent
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1. Si par temps libre on doit entendre un temps qui n'appartient pas au temps de travail, le temps autonome est tout le contraire. 2. Que de sottises n'a-t-on pas écrites sur ce sujet. On sait que les gestionnaires ont remis en cause le temps autonome des enseignants savants. De deux manières : dans les collèges, en prévoyant d'aligner le service des agrégés sur celui des certifiés (ce qui et celui des PEGC sur celui des certifiés (ce qui est une est une augmentation) et en dans les universités, en augmentant le service des professeurs diminution) ; de diminuant celui des maîtres-assistants (nous simplifions). A quoi les journalistes gauche ont applaudi. Ce qui est ainsi atteint, c'est bien le rapport, jusque-là tenu pour légitime, entre savoir et temps autonome. C'est donc une question de droit : que, dans les faits, il y ait eu des abus, comme on s'est plu à le répéter, cela peut être vrai. En réalité, les abus sont infiniment moindres qu'on ne le dit, mais il faut pour s'en rendre compte une attention et une information à quoi les gestionnaires et les journalistes ne se croient à un droit faut-il pour cela renoncer pas obligés. Mais y en aurait-il beaucoup, fondamental, quoique ignoré ? Parce qu'il y a des journalistes menteurs ou légers, faut-il renoncer à la liberté de la faut-il renoncer aux élections presse ? Parce qu'il y a des fraudes électorales,
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peu dans l'école, on aura tout à la fois abaissé les coûts, déstabilisé les enseignants, invalidé leur légitimité et entamé leur autonomie : d'une seule pierre quatre coups. Mais un semblable discours ne saurait être tenu ouvertement. Le public ne supporterait pas qu'on lui proposât comme idéal explicite des enseignants gentils et ignorants. Il supporte déjà fort mal qu'on les lui propose dans les faits, car, on le sait, l'enseignant ignorant est déjà là. Le public ne supporterait même pas qu'on lui expliquât qu'un enseignant doit ne rien coûter : il considère que tout service mérite salaire et ce qui le préoccupe, c'est bien plutôt que le service ne soit pas rendu. Il faut donc des déguisements aux intentions des gestionnaires : ceux-ci ne manquent pas. On peut user de thèmes démocratiques : ainsi l'on dénoncera des privilèges, en confondant sciemment des passe-droits authentiques (lesquels généralement demeurent ignorés et intouchés) et certaines particularités, nécessaires au bon exercice d'un métier défini, ainsi les « services » censément légers et inégaux. On peut user de thèmes décentralisateurs : par là, les gestionnaires sont assurés de se réserver le véritable pouvoir qui, à leurs yeux, est le pouvoir d'État. On peut user de thèmes progressistes : puisque, par nature, les concours et les examens ne peuvent s'appuyer que sur des savoirs déjà bien constitués, il est aisé de les taxer de passéisme. Il va de soi que rien n'est plus archaïsant et immobiliste que le fantasme gestionnaire, mais, de cela, il ne sera pas question. On peut user des thèmes d'efficacité : le temps autonome, par définition, ne se prête pas à la rationalité des décomptes. Du même coup, il devient facilement suspect : ce qui n'est pas contrôlable, seconde par seconde, n'est-il pas nécessairement synonyme d'oisiveté, sinon de gabegie ? Ce qui fait que le gestionnaire, soucieux par démocratie affichée d'égaliser les temps de travail contrôlés, se gardera de les aligner sur la durée la plus courte : cette solution eût été parfaitement « démocratique », elle aussi, mais justement la démocratie, en réalité, n'avait aucune importance. Ce qui était décisif, c'était la réduction de l'intolérable autonomie. On peut user des thèmes du service public : dire qu'avant toute chose, il faut songer aux enfants (ou aux élèves, ou aux étudiants, ou à la jeunesse, etc.), que l'école est faite pour eux et non pour ceux qui y enseignent, que ces derniers sont au service des enfants (ou des élèves, ou des étudiants, ou de la jeunesse, etc.). Arrive-t-il cependant que, par aventure, la jeunesse fasse entendre quelque parole, le gestionnaire, curieusement, restera 25
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sourd : la référence en ,effet était de pure apparence. Quand un ministère parle de la jeunesse aux enseignants qu'il emploie, qui donc croira qu'il parle au nom de celle-ci ou qu'il est simplement disposé à lui prêter attention ? Il s'agit seulement de faire taire à jamais des voix qui protestaient. Les maquillages cependant seraient insuffisants si n'existaient pas une seconde et une troisième pièces, dont l'effet consiste à introduire parmi les enseignants eux-mêmes des alliés occasionnels des gestionnaires et des fournisseurs constants de locutions mensongères. La pièce seconde est une corporation, aussi fermée, aussi jalouse de ses prérogatives, aussi arrogante à l'égard d'autrui, aussi terrible envers ceux qui la combattent que les corporations médiévales. Il n'est pas aisé de la nommer, surtout si l'on ne veut blesser personne. Faut-il parler des instituteurs ? Mais cela serait injuste à l'égard de ceux qui, portant ce titre, ne partagent nullement les préjugés et les ambitions de la corporation. Faut-il parler des PEGC ? Mais ce serait ne pas tenir compte de la division profonde qui marque un corps inventé, à des fins d'abaissement, par un ministre de médiocre mémoire : certains d'entre eux, il est vrai, ne sont rien d'autre que des instituteurs glorifiés, heureux de leur ignorance, puisqu'elle ne les empêche pas, bien au contraire, d'enseigner ce qu'ils ne savent pas et de faire la leçon à ceux qui savent. Mais il en est d'autres, parfaitement instruits, que le hasard des circonstances ou un talent trop peu académique ont empêchés de réussir les concours de recrutement. Quelle ressemblance entre des ignares et ces esprits souvent originaux, parfois puissants et presque toujours généreux ? Aucune, cela va de soi, et pourtant, par un amalgame dont les appareils ont le secret, ils sont regroupés dans le même syndicat : défendre les uns, c'est, dit-on, défendre les autres ; attaquer les uns, c'est attaquer les autres. Le simple bachelier qui n'a jamais spontanément ouvert un livre et qui, pourtant, grâce à un coup de baguette administratif, est en droit d'enseigner ce qu'il n'a jamais su, est mis sur le même pied que tel autre, brillant étudiant, titulaire de v nonchalant licences, indocile, ou, plusieurs trop trop parfois, trop militant pour se plier aux rudes exercices des concours. Sans parler de ceux qui, simples bacheliers au départ, ont désiré, par éthique ou par passion, suivre, à grands frais, des enseignements de spécialité. Les regroupements administratifs ou syndicaux ne signifient rien en euxmêmes : ils manifestent seulement l'existence d'un dispositif moral et i 26 ) ,° i
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concerne nullement la forme de la transmission des savoirs ; aucune technologie n'a jamais eu sur ce point la moindre conséquence. Elle concerne uniquement le contenu des savoirs transmis. Il appartient en effet à l'école, par les savoirs eux-mêmes, de préparer les mutations à venir : car enfin, sauf exception anecdotique, on sait bien que la nouveauté, dans les techniques, vient des savoirs - ce qu'on appelle ordinairement la Science. Il appartient à l'école, en second lieu, de réinscrire dans les savoirs qu'elle transmet les conséquences de contenu que les renouvellements entraînent. Cela est vrai de façon générale. Nos sociétés, en effet, s'imaginent évolutives et se perçoivent sans cesse convoquées par des événements sans précédent dans leur histoire, leur discours, leur outillage, etc. Que ce soit là un fantasme ou pas, peu importe : le rôle de l'école, que les sociétés évolutives lui reconnaissent ou, au besoin, lui imposent, consiste justement à transformer toujours le nouveau sans précédent en précédent et en héritage transmissible. L'exigence qui lui est ainsi adressée par les technologies n'est qu'une facette particulière de l'exigence 'générale. On sait au reste que cette convocation se traduit, à l'égard de l'école, comme une contradiction : le temps de l'institution, quelle qu'elle soit, est fondé sur le continu et l'absence de coupure. Il est incompatible naturellement avec la structure de l'événement. Mais cette contradiction n'est pas neuve : elle a toujours existé. Elle ne suppose nullement l'institution nulle, mais au contraire l'institution forte : en bref, la constatation que les contenus sont incessamment nouveaux ne signifie nullement que l'institution qui les énonce doive changer de nature. Seuls, les énoncés doivent changer - dans leur syntaxe ou dans leur lexique. Comme d'habitude, c'est justement la question qui a été évitée. A force de parler sans cesse de mutations techniques, on n'a pas un instant réfléchi sur ce qu'elles sont en général, ni sur ce qu'elles sont en ce moment. Première erreur : on a raisonné en termes de communication. De ce fait, on n'a pensé qu'aux formes de la transmission et non au contenu des savoirs transmis. L'intérêt se concentre donc sur les technologies de la transmission ; en bref : l'audio-visuel. L'informatique, récemment venue à l'attention, est elle-même absorbée dans ce modèle : il ne lui convient nullement. Deuxième erreur, liée à la première : comme on n'a raisonné qu'en termes de communication, la pensée est demeurée globale et, rassemblant tout sous le chef unique de ' -' t4 :
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la mutation, elle n'a pas prêté attention aux éventuelles contradictions. Elles sont pourtant flagrantes. Troisième erreur : l'adaptation, nécessaire par hypothèse, a été traitée de la pire manière, puisqu'on l'a abordée par les voies de la professionnalisation. Sur cette base, on le sait, est fondée la Réforme des universités, mais le même point de vue, bientôt, prévaudra pour tous les types d'enseignement. Ordre est donné à l'école, dans son ensemble, de se conformer à l'organisation donnée du marché du travail. Or, le propre des sociétés industrielles est justement que cette organisation varie ; précisément parce que les mutations techniques existent, les professions changent de définition, se réorganisent, disparaissent, apparaissent, distribuent autrement leur hiérarchie. Si le contenu des savoirs est déterminé trop précisément par la configuration du moment et par les prévisions qu'elle autorise, toute la logique de la mutation est, d'un seul geste, rendue vaine. La lourdeur propre à toute institution tend à pérenniser une situation vouée à se modifier ou à se retourner. Et qu'on ne nous parle pas de planification ou de prévisions à court ou à long terme. Le rythme, dans ces affaires, est toujours surprenant ; l'échec des experts est ici notoire : aucun d'entre eux n'a jamais efficacement prévu à dix ans de distance ce qu'il en serait non pas même de la situation économique, mais bien de ce que la société définirait comme compétences et qualifications souhaitables. Or, du point de vue d'un individu « enseigné », si l'on tient compte de l'aval et de l'amont, un enseignement professionnalisé se déploie, en gros, sur dix ans, pendant lesquels on ne saurait lui imposer des réorientations brusquées. Comme, d'autre part, on raisonne sur des enseignements de masse, l'élasticité de l'organisation ne peut être fort grande : là encore, le temps de permanence doit approcher dix ans. Durant cette période, tout peut arriver du côté des techniques : en bref, professionnaliser l'école, à quelque niveau qu'on le fasse, c'est à coup sûr programmer le vieillissement prématuré de toutes les formations. Par le souci avoué de lier plus étroitement l'institution scolaire à l'utilité productive - fût-elle rebaptisée utilité sociale -, on établit en fait l'immobilisation et l'impossibilité de préparer aucune mutation : on fabrique des fossiles. Il n'est pas évident que l'école doive se proposer pour fin unique de servir les exigences de la société industrielle. Mais, puisque l'on parle de mutations et de modernisation, il convient d'en parler sérieusement. Les conséquences sont à l'inverse de ce qu'on dit généralement. A supposer .
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qu'on veuille s'en tenir à l'affirmation brute : il y a de la mutation - sans entrer dans aucun détail ; sans analyser les différences qui séparent les technologies ; sans, notamment, prendre en compte les caractères propres de la prétendue révolution informatique -, même alors, une conclusion s'impose : les savoirs à transmettre doivent être suffisamment versatiles pour demeurer compatibles avec des technologies toujours variables et pour, avant toute chose, garantir à celui qui les détient la maîtrise de toute mutation présente ou à venir. Cela suppose des savoirs stratégiques : abstraits, théoriques et souvent formels.
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L'argument technologique n'est pas véritablement l'argument fort. Il en est un autre, infiniment plus convaincant, parce que fondé sur une mutation incontournable. Il est profondément vrai en effet que, du point de vue de son extension, l'école est tout autre qu'elle n'a été. Non seulement l'enseignement primaire, mais le secondaire et bientôt le supérieur sont ouverts à tous, au moins en droit, et, il faut l'espérer, en fait. De là un accroissement quantitatif incomparable, mais surtout une modification qualitative des sujets saisis par l'école : les couches sociales ne sont plus les mêmes, ni les demandes affichées, ni les critères de ce qui est recevable ou irrecevable dans les conduites ou les langages, ni les héritages culturels, etc. Un nom, pour l'opinion, résume la rupture : les ' immigrés 1. Sans doute, cet usage n'est pas entièrement approprié : ce n'est pas la première fois qu'il y a des immigrés en France ; ceux-ci d'autre part ne forment nullement un ensemble homogène et il y a déjà bien du racisme à les rassembler sans avoir égard aux différences. A moins, comme il arrive trop souvent, qu'on ne songe qu'aux Maghrébins et, parmi eux, aux Beurs : simplification dangereuse. Mais, enfin, il ne faut pas exagérer la précision philologique ; par le nom d'immigrés, s'énonce confusément une évidence : quelque chose est changé, du point de vue du moins des critères sociologiques. Une question se pose : quelles conclusions est-on autorisé à tirer d'une telle évidence ? Les conclusions usuelles sont à vrai dire fort suspectes. La première concerne les savoirs et soutient qu'aucun d'entre eux ne saurait tenir en face des masses populaires. Et comme il faut bien constater que l'école est ouverte désormais à ces masses, elle doit abandonner toute référence 1. Autre nom possible :le loubard(préférablement,de banlieue).La discussion qui suit pourraitêtre menéede la mêmemanière,moyennantquelquesdétails. \)7
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aux savoirs. De tels propos affleurent chez les réformateurs ; ils sont souvent explicites chez les journalistes et il arrive que certains enseignants, désespérés par les difficultés de leur tâche, les fassent leurs à leur tour. Certaine presse libérée accueille volontiers ces déclarations cavalières, où l'on croit emporter d'autant plus la conviction qu'on aura adopté un style goguenard : « Qu'est-ce qu'ils en ont à foutre, les gosses d'immigrés, de » - ici, un nom de discipline, de théorème, d'auteur, etc., au gré des circonstances Il y aurait beaucoup à redire à de tels propos : on pourrait rappeler que, après tout, l'immigration n'est pas chose nouvelle ni même la convocation de l'école à l'enseignement de masse. L'école primaire est ouverte aux peuples depuis longtemps : croit-on vraiment que les instituteurs de la zone, dans l'entre-deuxguerres, n'aient pas eu eux aussi à se colleter avec des enfants dont les parents ne parlaient pas le français, avec le prestige de la délinquance, avec le chômage ? Ils n'en tiraient pas généralement la conclusion que l'école doit disparaître et renoncer aux savoirs. D'un point de vue plus général, il conviendrait de manifester quelque défiance à l'encontre du langage populiste, singulièrement quand il parle des immigrés. L'amour des immigrés dont il se veut porteur est strictement l'envers de la haine des immigrés : il est de même nature. Les bougnoules sont comme des chiens, s'écrie le raciste ordinaire ; mais le pieux et sentimental anti-raciste pense et dit exactement la même chose, surtout quand il s'occupe d'enseignement : comme pour les chiens, il faut apprendre à vivre avec les immigrés (« vivre ensemble », n'est-ce pas ?), et pour y parvenir il faut, comme pour les chiens, les aimer très fort. Comme pour les chiens, enfin, il ne faut leur apprendre que ce qui les concerne : disons, pour être bref, le caniveau. Transformer l'école en caniveau pour immigrés, tel est le programme populiste, auquel concourent les réformateurs pieux : c'est abominable. Sans doute, il faudrait bien de la naïveté pour croire que les masses demandent à s'instruire, pour croire que tout baignera dans l'huile, que des adolescents à qui tout répète que seule la délinquance les attend, accepteront aisément de s'intéresser à quoi que ce soit qui se révèle inutile à commettre un délit ou éviter une sanction judiciaire. Mais enfin ces évidences ne suffisent pas ; elles ne sont que partielles : ou faut-il croire comme les dames du xixe siècle que les classes populaires 1. Variantenon exclusive «: Qu'est-cequ'ils en ont à foutre, les loubards(de banlieue)de » - les mêmesnomspeuventsuivre. . 98
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sont les classes dangereuses et ne connaissent que la force brutale et le crime ?N'en déplaise aux modernes patronnesses, les peuples - et les immigrés - ont, eux aussi, quelque rapport au langage et à l'entendement. C'est dire qu'ils ont quelque rapport aux savoirs et à l'école : rapport peut-être difficile et sinueux, mais qui ne saurait être ' nié sans honte. , Une variante atténuée de la thèse consiste alors à soutenir que seuls certains savoirs intéressent les peuples et que les autres leur sont inutiles, sinon hostiles. Il est facile de voir que revient ici sous une forme à peine déguisée la croyance que l'ignorance peut être souhaitable, singulièrement pour les classes inférieures. Celui qui, de plus, se déclarant fort ami du peuple, vouera aux gémonies les savoirs abstraits et compliqués des bourgeois, pour vanter les savoirs concrets et simples que les peuples doivent aimer par-dessus tout, celui-là dans la réalité dira ceci : les peuples n'ont droit qu'à ce qui sert la production. Or, la seule opinion digne, en la matière, tient que les peuples ont droit à tous les savoirs, sans excepter les savoirs abstraits ou improductifs ; qu'aucun d'entre ceux-ci ne leur est naturellement étranger, ni inutile, ni ennemi. Et qu'il faut agir en toutes circonstances de telle façon que ce droit de principe s'effectue autant qu'il est matériellement possible. L'école, dans un temps où les peuples sont supposés s'y rendre, ne doit donc rien céder sur les savoirs, ni sur leur abstraction, ni sur leur sophistication, ni sur leur distinction. Reste à faire en sorte que la transmission s'accomplisse : les principes ayant été posés, c'est à chacun, placé en position d'enseigner, de déterminer, dans des circonstances infiniment variables, la stratégie la plus efficace. Il s'agit là essentiellement d'un acte du sujet, dans sa singularité la plus absolue ; aucun règlement administratif ne lui sera d'aucune utilité. Que, dans certains cas, la loi de la rue l'emporte, ' cela peut être vrai, mais ne saurait affecter l'essentiel. ' . Certains observateurs ont cru pouvoir soutenir que l'enseignement français, celui surtout que, depuis M. Haby, l'on essaie d'abolir dans les lycées, était fondé sur des principes de classe. Ces principes avaient deux caractères : d'une part, ils étaient implicites, en sorte qu'il était impossible de les apprendre autrement que par imprégnation ; d'autre part, ils étaient détenus par une classe déterminée. Ces deux caractères combinés les rendaient inaccessibles à qui n'appartenait pas par naissance à la bonne classe. Or, c'étaient ces critères secrets qui étaient censément décisifs et non pas ce qui s'enseignait explicitement : les rites .
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de bienséance intellectuelle donc, et non pas les savoirs positifs. Ainsi se perpétuait, grâce à l'école et notamment à l'enseignement secondaire et supérieur, la transmission d'un héritage, à la fois constitué de discours, de pratiques et de pouvoirs. On aura reconnu les thèses, désormais célèbres, de Bourdieu et Passeron. On aurait pu croire que de là se déduirait un principe nouveau : s'attaquer aux implicites. Autrement dit, réformer l'école en recourant au principe des Lumières : faire qu'il n'y ait aucune séparation entre le public et le privé et que tout ce qui motive les décisions puisse être exposé à tous. Un enseignement dont tous les critères soient déclarés, qui s'en tienne aux savoirs explicitables et pourchasse les préférences secrètes et inavouables d'un groupe, voilà un programme qui s'accorde avec les observations citées à l'instant. Pourtant ces mêmes observations ont justifié tout autre chose. Car les réformateurs s'en sont effectivement appuyés pour proposer leurs inventions Lépine ; or celles-ci organisent l'exact contraire d'un explicite : s'installe, par une réforme du type proposé par M. Legrand, le règne de l'implicite et du secret. Seuls les signes ont changé : au lieu des rites de la bienséance bourgeoise, que débusquaient - non sans quelque mauvaise foi Bourdieu et Passeron, ce sont les rites de la bienséance petitebourgeoise, c'est-à-dire la conformité et la routine. Que nul n'en sache plus qu'il ne doit, réclame-t-on ; ce qui dans la bouche du petit pédagogue devient rapidement : « Que nul n'en sache plus que moi. » Et il poursuit : « J'ai décidé, dans le secret de mon cœur, quel était le type idéal du petit Français, j'ai décidé qu'il devait aimer le sport et le bricolage, mais que la lecture était un vice. J'ai décidé surtout qu'il devait être convivial et que l'homme seul était un danger pour tous : aussi je travaille moi-même en équipe et j'exige de mes élèves qu'ils fassent de même. Toute conduite qui ne répond pas à ces critères est un danger pour moi et donc un danger pour la société tout entière. » Ces paroles ni les critères qu'elles annoncent ne se font entendre ouvertement, sans doute craint-on d'être taxé d'intolérance et de s'aliéner certains appuis. La presse missionnaire, après tout, de conscience. Aussi le secret est-il plus pourrait connaître un sursaut ' sûr. , Néanmoins l'impudence a ses lois et l'on aperçoit déjà les fruits d'une alliance entre le petit pédagogue et le persécuteur. Pourtant, rien dans les circonstances ne les justifie ni l'un ni l'autre : il y a bouleversement ; .
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soit ; la conséquence n'est pas ce qu'on en dit, mais ceci : ont désormais accès aux savoirs des sujets sans prédécesseurs ni héritage. La situation elle-même n'est pas neuve : à la fin du xixe siècle déjà, des enfants d'illettrés apprirent à lire. Elle est inédite cependant par ses dimensions. Il est du reste curieux de constater combien l'on s'acharne à la masquer ou à l'atténuer. Les plus soucieux de n'en tenir aucun compte étant justement ceux qui s'en réclament hautement. C'est en effet à des fins de dissimulation que servent certains propos lénifiants sur les référents culturels : on vante, encore et toujours, la richesse inépuisable des traditions (maghrébines, occitanes, loubardes, etc.). C'est le pathos connu des savoirs chauds et des savoirs proliférants. A peine se fait-il légèrement plus plausible quand il s'agit des immigrés, dont certains se réclament de cultures au sens le plus plein. Quelques distinctions cependant ne seraient pas inopportunes : entre les cultures d'une part - les unes écrites, les autres orales ; cultures féodales, cultures paysannes, cultures urbaines, etc. -, entre leur accessibilité d'autre part : qui peut ignorer la différence entre le Vietnamien qui sait lire le vietnamien et le Maghrébin qui ne sait pas lire l'arabe ? Il faut beaucoup aimer le confusionnisme pour ne pas tenir compte de tels détails. Quoi qu'il en soit, là n'est pas la question : car le point est que, à ces savoirs hérités, l'école en France sera toujours inadéquate. On peut le regretter, mais il faut savoir que c'est proprement pour elle se renier elle-même que de chercher à s'ouvrir aux savoirs traditionnels ; c'est aussi abolir ces derniers : car ils ne sont pas moins inadéquats à l'école que celle-ci ne l'est à leur égard. La vérité, c'est que, les possèdent-ils ou pas, les immigrés sont également seuls devant l'école. Et il en va de même de la plupart des sujets issus des peuples. Bien loin qu'il faille s'apitoyer et gémir, il faut reconnaître là leur grandeur : ce ne sont pas des héritiers, ce sont des fondateurs. L'élève moderne ne peut se réclamer de personne, sinon de lui-même et de son maître. Il est proprement incroyable qu'on en ait pu déduire la nécessité de l'affaiblissement de l'école. C'est tout le contraire qui est vrai : précisément parce qu'il n'est plus d'héritiers, l'école aujourd'hui doit être volontariste, ambitieuse et résistante. Précisément parce qu'il n'est plus de recours (de famille ou de classe), elle doit porter les savoirs au maximum de leur explicitation et de leur extension. La conséquence est si évidente qu'il faut supposer de bien grandes forces pour qu'elle ait pu être obscurcie. Mais ces forces justement existent. Passons sur le 101
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sordide : le gestionnaire a fait ses comptes et a calculé que, devant l'augmentation du nombre, il fallait, sous peine de crise budgétaire, s'en tenir à des enseignements peu coûteux. La Corporation lui a prêté son appui. Mais il y a autre chose : la domination exclusive, quand il s'agit des problèmes de l'école, de la conceptualisation sociologique. On ne saurait mettre en doute les merveilleuses intentions des réformateurs : comme tout le monde, ils constatent la mutation qui a ouvert, plus qu'avant, l'institution scolaire à des groupes sociaux qui en étaient naguère exclus. Comme d'autres, ils souhaitent en gérer les suites matérielles. Comme beaucoup, ils s'adressent, à cette fin, au langage politiqué et raisonnent en termes de démocratie et de démocratisation. Mais la difficulté se révèle immédiatement : ils ne s'autorisent, pour décrire la mutation elle-même, que du langage sociologique et, du même coup, les mots de démocratie et de démocratisation sont retraduits suivant les règles exclusives de ce dernier langage. Dès lors, au lieu de raisonner sur une égalité de droits - ce qui est le lieu de la question politique de la démocratie -, ils raisonnent sur une égalité statistique. Il s'agit uniquement, de ce point de vue, d'assurer une composition homogène, en termes strictement sociologiques, des divers publics scolaires. On parle d'école et d'université de masse. On calcule les pourcentages d'ouvriers, de paysans, de cadres, etc. On ne parle plus d'égalité des droits, mais d'égalité des chances : pur et simple tour de passe-passe, où, par une malhonnêteté peut-être inconsciente, le mot « chance » est employé de manière ambiguë. D'une part, il appartient au vocabulaire statistique et annonce une répartition des groupes sociaux ; de l'autre, il est employé de manière affective et résume des destins individuels. « Donnez-leur une chance », sanglotent les travailleurs sociaux ; « égalisez les statistiques », traduisent aussitôt les gestionnaires ; les réformateurs pieux se présentant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre et parlant, comme de coutume, à double entente. « Définissez des droits, respectez-les et faites-les respecter », voilà bien plutôt ce qu'on souhaiterait entendre : il devrait revenir aux politiques véritables de proférer une telle injonction à l'intention des réformateurs. Il ne semble pas qu'ils l'aient jamais fait : peut-être, après tout, sont-ils, eux aussi, devenus des sociologues amateurs. Leur grande erreur consiste à croire qu'il faut se mettre à l'écoute des demandes. Sans doute si l'on interroge le moindre élève, le moindre -'. 102 1 '.
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étudiant, le moindre enseignant même - en bref, si l'on fait un sondage d'opinion -, ils répondront que tout savoir est ennuyeux, que tout examen est une contrainte qu'il faudrait voir disparaître, etc. Mais le problème est ailleurs : l'école est articulée aux savoirs et ceux-ci peuvent être objets de passion. Pour cette raison même, il est difficile à ceux qu'ils intéressent de le confesser. Volontiers, ils préfèrent se dissimuler derrière le seul affect avouable : l'ennui. Corrélativement, le sujet supposé savoir quelque chose qui passionne et qu'on ne sait pas encore peut susciter tout autant la haine que l'amour ou l'admiration. Tel est le lieu contradictoire et violent de la seule pédagogie réelle. Tout le contraire de ce que croient les tendres âmes : elle passe par l'absence de commune mesure entre celui qui désire savoir et celui qu'on suppose savoir, par l'absence de dialogue effusif, par la rupture incessante et incessamment colmatée. Dans le monde de la mesure, l'absence de commune mesure se projette en inégalité. Celle-ci, bien évidemment, n'est qu'imaginaire. Dans le meilleur des cas, celui qui sait sait cela aussi et ne croit pas à la supériorité qu'on lui attribue. Mais, s'il est sage, il ne se hâtera pas de détromper l'élève : l'inégalité fantasmée est le moteur efficace du dispositif. Quoi qu'en disent les pédagogies pieuses, la véritable structure est ceci : faire de l'inégalité fictive le moyen de '" l'égalité effective. on le concédera volontiers aux amoureux de la justice, il n'y a du Car, point de vue de Sirius aucune hiérarchie entre celui qui en sait plus et celui qui en sait moins, ni, en particulier, entre le maître et l'élève. La question n'est pas du tout là : l'école doit construire un espace fictif où cette inégalité est maintenue, parce que, par là seulement, le désir de savoir d'un sujet peut trouver à s'inscrire 1. vue sociologique. jl. Supposons même qu'on adopte un instant le point de vue sociologique . L'école doit être un lieu de résistance à toutes les injustices et notamment les plus criantes d'entre toutes : celles de la fortune et de la naissance. Comme de coutume, les solutions pieuses vont tout à l'encontre d'un tel dessein, que pourtant elles affirment partager ; disons le mot : pour que l'école résiste à l'inégalité, il ne faut pas qu'elle soit il faut qu'elle soit inégalitaire. Qu'elle oppose sa propre inégalité à égalitaire, l'inégalité de la société. Quelle injustice y a-t-il à redouter ? Aucune en amont, s'il a été institué un système efficace de bourses et d'aides. Aucune en aval, s'il a été institué un système efficace de rattrapages, de passerelles, de décrochages, etc"Aux de bien faire leur travail, au lieu de se décharger à coups de réformes sur gestionnaires ceux qui n'en peuvent mais. A l'inégalité interne et structurante, on peut du reste ajouter l'inégalité externe : le parti socialiste, autrefois, souhaitait que les enfants les plus pauvres disposent des meilleurs enseignements. Une telle conception n'est pas (Cf. rapport Mexandeau.)
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LA PENSÉENATURELLEDE L'ÉCOLE A ces mots, les cœurs pieux et progressistes pousseront des cris d'effroi. N'est-il pas certain que les peuples demandent par-dessus tout l'égalité, et spécialement le peuple français ? Et, comme il est aussi certain que toute politique authentique doit accomplir ce que les peuples demandent, ne faut-il pas instaurer l'égalité maximale dans l'école ? Égalité entre les maîtres - un instituteur vaut un professeur agrégé, lequel vaut un professeur d'Université, etc. (corps unique des enseignants de la maternelle au Collège de France). Égalité entre les élèves : ni mention, ni notes, ni examen discriminateur, ni contrôle des connaissances, ni sélection, etc. Égalité entre les maîtres et les élèves : c'est au vrai l'enseignant qui apprend de ses élèves et non pas l'inverse ; être vraiment enseignant c'est découvrir et proclamer qu'on ne sait rien (aveu tristement véritable dans certains cas) ou, mieux, que ce qu'on sait n'est qu'illusion ou ordure. Une fois encore, il conviendrait de ne pas s'en tenir aux demandes. Les peuples - et, parmi eux, les élèves et les étudiants - demandent peut-être l'égalité, mais ce qu'ils désirent est tout autre chose, et c'est la justice. Celle-ci peut être égalité de droits, égalité de moyens, égalité de chances (pour autant que ces mots aient un sens) ; elle n'est sûrement pas égalité inerte des plaisirs et des peines, des passions et des désintérêts, des bonheurs et des malheurs. Elle est tout le contraire : le droit légal et la possibilité matérielle, pour chacun, de s'accomplir jusqu'à son point extrême dans le champ qu'il a choisi, au gré de son plaisir. C'est la liberté antique, c'est la morale de Descartes, c'est aussi la Déclaration des droits rédigée par Robespierre. ' li Il '
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absurde ; elle n'a cependant de sens que si l'on sait distinguer entre un bon et un mauvaisenseignement. Comme, sur ce point, la plus grande confusionrègne, le vaeu, pour respectable qu'il soit, demeure unyoeu strictement pieux. [ ,
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Ainsi, parmi les mutations qui censément pullulent, fort peu sont effectives et celles qui le sont rendent caducs en leur principe tous les projets des réformateurs courants. Qu'il s'agisse des collèges, des lycées, des universités, les thèmes agités s'articulent autour de la modernisation et de la démocratisation. Mais, derrière les thèmes, il n'y a que des images d'Épinal, lesquelles de plus sont irrémédiablement datées : elles ont quarante ans. Elles ont resurgi, lors de la retombée de Mai 68, quand on vit, les batailles de rue terminées, poindre comme autant de clowns défraîchis les constructeurs d'une école prétendument rénovée : comme si cela avait jamais été la question. Par ce bain de jouvence inespéré, elles ont retrouvé des couleurs nouvelles et ceux qui les proposent peuvent se prévaloir d'un mouvement de masse passé. Seul un regard inattentif peut se laisser tromper : les titres des seconds sont nuls, le vieillissement des premières s'est impitoyablement accéléré. S'il faut absolument parler de modernisation, qu'on le fasse sérieusement, et l'on aura tôt fait de trouver à ce qui est proposé sous ce chef le parallèle éclairant : qu'on se souvienne des experts qui firent édifier Fos au moment même où la sidérurgie allait entrer dans sa crise la plus profonde - ou les abattoirs de La Villette, au moment où les camions frigorifiques allaient les rendre inutiles. Qu'on se souvienne des milliards dépensés alors en pure perte. Le même avenir est promis aux réformes de l'école ; le gouffre financier est assuré, avec cependant un détail de plus : on aura, dans l'affaire, ruiné la vie de milliers d'individus. De la même manière, s'il faut parler de démocratisation, qu'on le fasse sérieusement et sans sociologie : on conclura sans peine que les réformateurs ne connaissent pas le sens de ce mot. Inutiles donc, quant à leurs objectifs avoués, les réformes pieuses sont aussi dangereuses : passons sur certains objectifs inavoués, mais conscients - on songe ici 107
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aux manoeuvres de la Corporation. Mais il est des effets qui ne sont pas toujours voulus et qui sont pourtant inéluctables : ils affectent un complexe de croyances entrecroisées. Que les savoirs et les libertés aient partie liée, que l'école soit l'institution où ce lien se noue, que les intellectuels aient en charge d'en épeler le discours, on l'a cru longtemps : c'est cela qu'on nomme les Lumières. Or, les Réformes touchent, dans l'école, systématiquement, tous les points où les fils se mêlent : les savoirs, les intellectuels et les libertés. En France, une certaine articulation s'est établie entre l'école et les intellectuels : beaucoup d'enseignants sont des intellectuels et beaucoup d'intellectuels sont des enseignants. Cette double relation cependant n'est ni vraie partout ni vraie depuis toujours. Dans beaucoup de pays, les enseignants ne sont pas des intellectuels et, s'il y existe des intellectuels, ils n'ont aucun lien spécial à l'école. Même en France, la double relation n'est devenue constante qu'après la guerre de 1914 ; il semblerait de plus qu'aujourd'hui, elle se dénoue. En ce sens, la question de l'école, telle qu'elle se pose aujourd'hui dans notre pays, est compliquée d'un événement encore secret : quelque chose est en train de se passer qui touche le statut social des intellectuels, et le symptôme de cette modulation a pour théâtre de manifestation les lieux d'enseignement. Si les enseignants et les intellectuels intersectent, c'est pour une raison d'institution : la tradition française était, jusqu'à une date récente, qu'on recrutât les enseignants en termes de savoir. Ce principe a une traduction matérielle : les concours de recrutement, mais ce n'est pas l'essentiel'. Ces concours eux-mêmes ne sont que l'expression contingente et modifiable du principe et c'est ce dernier qui est crucial ; on peut l'énoncer ainsi : celui qui engage un individu comme spécialiste de ...
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1. La superstition des concours de recrutement n'est donc pas de mise. On peut admettre leur réforme ou même leur suppression, à condition que soit maintenue, par d'autres voies, la liaison qu'ils assuraient, tant bien que mal, entre la fonction et les savoirs. d'enseignement Les concours ont été sévèrement critiqués. Mais les griefs sont de deux sortes : d'une part, on leur reproche de privilégier excessivement les critères de pur savoir ou de la pédagogie ou de quelque autre référent (aux dépens de l'affectivité d'autre part, on leur reproche de ne pas s'appuyer sur les supposément préférable) ; savoirs les plus accomplis, tels que la recherche scientifique les développe. Là encore, il faut choisir : loin qu'ils se renforcent mutuellement, les deux types de griefs se détruisent. ..
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la transmission d'un savoir ne doit tenir compte que de la maîtrise que détient cet individu de ce savoir. Les fondements d'un tel principe sont de deux ordres : ils sont d'une part liés à une théorie de la transmission des savoirs ; mais d'autre part, ayant été énoncés à propos de l'école publique, ils sont aussi liés à une théorie de la puissance publique. La première théorie est positive et s'énonce comme suit : - transmettre un savoir, c'est proposer des données précises et exactes et c'est en donner des explications claires ; - on n'explique clairement et l'on ne décrit exactement et précisément que ce qu'on sait bien : on transmet donc d'autant plus efficacement qu'on en sait plus et mieux ; - on en sait d'autant mieux et d'autant plus qu'on s'intéresse, comme sujet, au savoir qu'on transmet. Cette théorie a été fortement battue en brèche. Ceux qui croient à la pédagogie la rejettent : cela se conçoit. En effet, elle revient à nier qu'il existe une pédagogie autonome : n'existent que les nécessités inhérentes à la clarté des explications, à la précision et à l'exactitude des données. De même, ceux qui croient à l'homme total - que la fonction de synthèse soit par eux pensée comme âme (spiritualisme pieux) ou . comme conscience de classe (progressisme) ou autrement - disent leur mécontentement : la théorie en effet est, par construction, parcellaire et suppose qu'on peut et doit, chez les partenaires de l'école, ne prendre en compte que leur entendement. En fait, elle écarte toute éducation et ne retient que l'instruction. Une telle théorie ne va pas de soi. Néanmoins, elle n'a jamais été réfutée empiriquement. Elle a même été appliquée avec quelque succès, lorsqu'il fallut apprendre à lire aux Français. Mais aussi, le débat sur l'école n'est jamais empirique. La seconde théorie est négative et s'énonce comme suit : la puissance publique n'a pas à tenir compte d'autre chose, quand elle décide d'attacher un sujet à l'école, que de son savoir ; réciproquement, un sujet appartenant à l'école n'a à y faire état que de son savoir. Concrètement, cela signifie que la puissance publique n'a pas à tenir compte des opinions, fussent-elles exprimées publiquement, à condition qu'elles ne soient pas exprimées dans l'école. De même, la puissance publique n'a pas à tenir compte de la vie privée, tant qu'elle demeure, précisément, privée ; en particulier, elle n'a pas à tenir compte des 109
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activités sexuelles, fussent-elles notoires, tant que, par l'intéressé, elles sont mises hors circuit. Le devoir de neutralité de la part de l'enseignant, les libertés respectées du côté de l'État, tels sont les termes du contrat. En clair : le recrutement sur la base exclusive du savoir est la forme historique qu'ont prise, quand il s'agit de l'école, les libertés formelles. Des sectateurs de l'affectivité, on souhaiterait savoir jusqu'à quel point ils sont prêts à aller : veulent-ils dire que les libertés formelles doivent prendre aujourd'hui une autre forme ? Si oui, laquelle ? Sont-ils en mesure de prouver que cette forme nouvelle assure autant de garanties que la précédente ? Ou bien veulent-ils dire que les libertés formelles, en elles-mêmes, sont périmées - du moins quand il s'agit des enseignants ? Tout cela est capital et requiert davantage que des bavardages flous. D'autant qu'on est en droit de s'inquiéter. Ainsi, il paraît aller de soi qu'un enseignant aujourd'hui doit croire à la pédagogie. Il est même prévu (rapport sur les lycées) que les concours de recrutement désormais devront inclure une épreuve portant spécifiquement sur ce domaine. Mais enfin la croyance à la pédagogie est, une pure et simple affaire d'opinion : des enseignants fort répétons-le, respectables et, qui plus est, fort efficaces opinent catégoriquement que la pédagogie est une farce (Alain employait un mot plus fort). Qu'ils aient raison ou tort n'est pas le problème : leur croyance ne vaut pas moins que la croyance inverse et ne devrait nullement les disqualifier. Dès lors, l'inclusion obligée de la pédagogie (ou des sciences de l'éducation) dans la formation des enseignants n'est rien de moins .. qu'une intrusion dans les croyances privées. lf On peut aller plus loin : ne croire ni à la pédagogie ni aux sciences de l'éducation, c'est mettre tout ce qui s'émet sous ce nom au rang, disons, de l'astrologie - une manière fantasmatique de déterminer les destinées (après tout, l'orientation pédagogique rappelle à certains égards la pratique des horoscopes). Pour ceux qui adoptent cette position, c'est proprement se renier eux-mêmes que de se soumettre aux principes et aux injonctions de discours qu'ils jugent insanes. Si de plus la puissance publique doit leur imposer semblable soumission pour qu'ils deviennent ou même demeurent enseignants, la situation ainsi créée a un nom : l'interdiction professionnelle pour délit d'opinion. De semblables remarques seraient plus appropriées encore touchant la rénovation des collèges : ce n'est plus alors seulement la pédagogie 1M
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mais tout bonnement qui est mise au poste de commandement, l'affectivité. Or, on ne voit pas pourquoi les enseignants devraient renoncer au droit de déterminer seuls et librement leurs sentiments. Un État ou simplement une administration qui s'arrogeraient le pouvoir de fixer d'avance les investissements affectifs de leurs administrés seraient, à juste titre, tenus par tous pour tyranniques. Voilà pourtant ce que le ministère, sur les avis d'un réformateur, se dispose à décider. Au risque de choquer, un enseignant qui fait bien son travail doit avoir le droit de ne pas aimer les enfants Et qu'on ne raconte pas que, faute d'aimer les enfants, il fera nécessairement mal son travail : les preuves du contraire sont surabondantes. Au reste, ces questions sont tellement plus compliquées que ne l'imaginent les braves coeurs ; qui dira qui aime et qui n'aime pas, qui aime bien et qui aime mal, qui hait sous couleur d'aimer et qui aime sous couleur de haïr ? Sûrement pas l'État, ni un Comité d'établissement. Il vaut mieux laisser tout cela de côté et se donner les moyens institutionnels de n'avoir rien à en savoir. Quels que fussent ses défauts, la tradition de Jules Ferry se donnait de tels moyens. Si recouverte qu'elle soit, elle fonde, par des raisons à la fois politiques et théoriques, une conviction encore assez largement répandue : en France, les enseignants doivent savoir quelque chose. Il est de plus admis qu'ils doivent, comme sujets, s'intéresser à ce qu'ils savent. Voilà ce qui les qualifie comme intellectuels : dans la plupart des cas, en effet, cet intérêt qu'on attend d'eux est indistingable de l'investissement passionné dans un objet de pensée qui caractérise les intellectuels. La conséquence pratique est du reste claire : il n'est pas tenu, traditionnellement, pour impropre que les enseignants se tiennent informés de ce qui se passe dans leur discipline ; il n'est même pas jugé scandaleux qu'ils se livrent à une recherche personnelle, indépendamment de quelque visée pédagogique que ce soit. D'autre part, il arrive que, au moment de décider s'il deviendra ou non enseignant, un sujet se décide en raison de son intérêt pour une discipline, et non pas en raison d'un amour des enfants ou d'un dévouement à l'humanité ou d'un besoin de chaleur affective, etc. Cela ne va pas sans ratés : d'une part, les savants incapables 1. En vérité, l'enseignant ne saurait avoir à l'égard de ses élèves qu'un seul devoir : les respecter, c'est-à-dire les traiter en sujets. Mais il faudrait pour cela qu'il puisse se respecter lui-même ; voilà ce qui semble le plus difficileà certains petits pédagogues. On les comprend, à défaut de les excuser. ' 111 11 ,
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d'enseigner. On en parle beaucoup ; cela ne prouve pas qu'ils soient très nombreux. Cela ne prouve pas non plus que le principe qui les suscite soit en lui-même mauvais ou même inférieur à quelque autre principe que ce soit : si l'on examinait les effets du principe pédagogiste, qui exige des enseignants qu'ils soient de bons animateurs, des personnalités chaleureuses et expansives, des nourriciers diligents, il n'est pas certain que l'on y trouverait moins de ratés et de pires : car, enfin, il faut être bien naïf pour ignorer ce que l'amour peut entraîner de haine, ce que le dévouement peut contenir de violence, ce que l'expansion infinie du coeur peut susciter de terreur. N'évoquons même pas les distorsions pédophiliques du pédagogisme 1. Sachons du moins nous souvenir que les pédagogies sont toujours bien près de s'accomplir en prise de contrôle. D'autre part, il n'est pas sans inconvénients pour les savoirs intellectuels qu'ils intersectent trop avec les savoirs enseignés. On sait que les agrégés de l'enseignement secondaire sont formés par le supérieur : cela se déduit aisément du principe. La conséquence a été que l'enseignement supérieur lui-même en a été affecté et appauvri : on dénonce, et à bon droit, la stérilisation qu'a entraînée l'agrégation. Cette stérilité n'est pas due à l'exigence que les enseignants du supérieur soient agrégés du secondaire - exigence de pur fait, et non de droit -, mais au fait que beaucoup de disciplines soient organisées en vue de l'agrégation. Mais la conséquence, pour être parfois vérifiée, n'est pas nécessaire et la conséquence inverse a été observée tout autant : le maintien de certains ' savoirs grâce aux réquisits des concours. Il faut aller plus loin : nul doute que l'arrimage de l'enseignement supérieur à l'enseignement secondaire a eu des conséquences qui ne sont pas toutes bonnes. Mais enfin, pour être équitable, il faudrait bien aussi réfléchir à ce qui a lieu lorsque cet arrimage n'existe pas : l'enseignement supérieur américain serait un exemple utile à méditer. Il passe, et c'est pratiquement un dogme, pour le meilleur du monde. Aussi est-il invoqué souvent, lorsqu'on discute de l'école, à des fins du reste diverses : contre les universitaires français, l'on fait valoir que les universitaires américains ont des charges plus lourdes et pourtant 1. On s'en voudrait de rappeler des banalités ou même de jouer les Pères la Pudeur. Mais, enfin, il faut vraiment.ne rien vouloir connaître des réalités pour négliger les risques : appeler les enseignants et les élèves aux décharges affectives, voilà qui fait venir d'étranges pensées.
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LESINTELLECTUELS ET L'ÉCOLE produisent mieux et plus. Pur et simple on-dit, qui ne résiste pas à l'analyse. Contre l'enseignement secondaire, on souligne que l'importance n'en est pas si grande, puisque les universités américaines s'en passent fort bien : nul ne met en doute en effet la nullité des high schools. En tout cas, l'on célèbre volontiers les vertus d'une organisation détachée de toute référence aux besoins scolaires d'une nation et libre de développer en toute tranquillité des recherches savantes ou technologiques. Il serait bon parfois qu'on sache de quoi l'on parle. Quand on décide de porter une appréciation sur un système universitaire, il ne suffit pas d'observer ce qu'il est en un instant donné. Il faut aussi prendre en compte des durées plus longues et dessiner une évolution ; par-dessus tout, il faut raisonner en termes de causes et de conséquences, se demander en bref quelles sont les causes qui entraînent tels ou tels caractères jugés, par hypothèse, excellents. Sans doute, les conditions matérielles des universités américaines sont fort bonnes, sans doute les savants de grand calibre y sont plus nombreux qu'ailleurs, sans doute les étudiants passionnés et brillants s'y pressent en foule. Reste cependant la seule question qui tranche : dans quelle mesure le système américain est-il en mesure d'assurer par ses propres forces l'émergence renouvelée de ces savants de grand calibre et de ces étudiants brillants ? Seule une question de ce genre permet de vérifier les vertus intrinsèques d'une organisation ; on nous accordera sans peine que le jeu des conditions extrinsèques - circonstances mondiales, puissance financière - ne doit pas, en l'occasion, affecter le jugement. Bref, le critère décisif est celui de la fécondité propre. Or, à cet égard, le système américain est vraisemblablement le pire du monde : il est pratiquement incapable d se renouveler par lui-même. Cet état de choses a été masqué au cours d l'histoire par des épisodes sauveurs : le premier et le plus important es l'importation massive des universitaires allemands ou slaves chassés pa le nazisme ou le stalinisme. De là viennent les grands noms qui on o illustré des lieux où, sans eux, régneraient la scolastique et le provinci lisme. La linguistique avec Jakobson et d'autres, l'histoire de l'art avec Panofsky, la physique avec Einstein illustrent ce point. Or, cette génération à présent s'est éteinte et ce qu'on voit, c'est le désert i. 1. Une exception apparente : la grammaire transformationnelle. Elle a pris naissance aux Etats-Unis et s'y est développée de manière importante. Néanmoins, elle n'eût pas été possiblesans l'influence de la linguistiqueeuropéenne (on connaît le 113
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Sauf dans les cas où une seconde vague d'importation a pris la succession : il est intéressant à cet égard de consulter la liste des prix Nobel. Ils travaillent en majorité aux États-Unis, mais, en majorité également, ils ont été formés ailleurs : en Angleterre, en France, en Allemagne, etc. La force du système est donc essentiellement économique : grâce à des finances solides, il est capable de s'attirer les savants qu'il est, par lui-même, incapable de former. En réalité, ce sont les systèmes secondaires des pays européens qui pallient la nullité des high schools américaines. Autre facteur, le nombre absolu. En termes relatifs, la « productivité » du système américain est extrêmement faible : le nombre des universitaires étant donné, le nombre, parmi eux, de ceux qui se livrent à une recherche digne de ce nom est extrêmement faible. Combien de thèses de doctorat qui dépassent à peine le niveau d'une maîtrise européenne, combien de docteurs qui proprement ne savent rien, n'ouvrent jamais un livre, ne savent pas l'histoire de leur propre pays, etc. ? Au reste, le pédagogisme n'est pas moins fort aux États-Unis qu'en France, et le discours philistin s'y donne libre cours : là aussi, la recherche est souvent objet de suspicion. L'enseignant américain est littéralement au service des étudiants, qui, rappelons-le, sont des clients payants. Les paradis de la recherche ne sont donc que des îlots disséminés. Mais alors intervient la quantité absolue : peu nombreux en termes relatifs, les universitaires de grand calibre sont, en termes absolus, très nombreux. D'où des effets mécaniques : la communauté savante est quantitativement suffisante pour fonctionner et ne risque pas de tomber, comme en France, au-dessous du minimum en deçà duquel ne reste plus que la dispersion des individus. Un tel système durera ce qu'il durera. Le caractère pernicieux de sa structure commence déjà de se faire sentir : atomisation des disciplines, esprit de paroisse poussé à l'extrême, jusqu'à verser dans l'esprit de secte, stérilité et talmudisme. A trop distendre les relations entre l'enseignement secondaire et la recherche savante, voilà ce qu'on obtient. Il en ira de même en France, avec cette différence que nous ne disposons ni des finances, ni de la souplesse administrative, ni sans doute de la volonté d'y remédier en attirant à nous des savants venus rôle décisif de Jakobson) ; elle s'est constituée contre la linguistique américaine. On elle ne trouve pas dans certaines universités peut même se demander si aujourd'hui un terrain d'élection, alors qu'elle est pratiquement chassée des européennes universités américaines.
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d'ailleurs. Au reste, doit-on considérer comme un idéal une organisation où tous les savoirs un peu sophistiqués seraient le monopole de savants étrangers, importés à coups de faveurs individuelles ? Mais passons : les moyens mêmes font défaut. Un autre exemple : le modèle incontesté de tous les enseignements supérieurs de tous les temps est incontestablement l'université allemande du xixe siècle. Jamais, nulle part, il n'y eut autant de savants de première grandeur, aussi originaux, aussi nombreux, avec des conditions de travail aussi favorables, etc. Entourés de respect, conscients de leur valeur, « décentralisés », cosmopolites, parfois même libéraux, on ne venait pas leur reprocher comme on le faisait en France - comme on le fait encore aujourd'hui - d'être abstraits, détachés de la nation, etc. Lorsqu'ils travaillaient honnêtement et activement, les journaux ne se piquaient pas de les tourner en dérision : bref, le ton Nouvel Observateur eût été jugé pour ce qu'il est, indécent. Libre de toute contrainte non scientifique, et notamment libre de toute contrainte à l'égard de l'enseignement secondaire, telle est l'image de l'universitaire allemand d'avant 1933. Mais aussi, comment oublier ce qui a eu lieu ? De fait, cette université majestueuse s'est évanouie en quelques mois. Vidée de sa substance, humiliée, déshonorée, elle ne s'est jamais remise du désastre. Ce qui a rendu cela possible, c'est justement qu'elle n'était arrimée à aucune grande fonction sociale d'enseignement public. Trop coupée de l'enseignement secondaire, elle en a été fragilisée et il a été facile d'identifier sa coupure avec la coupure de tous temps reprochée à la communauté juive : les deux ont, de fait, péri en même temps. D'avoir été liée à l'enseignement secondaire, à une époque où, sans être l'enseignement de tous, il était néanmoins ouvert à toute la bourgeoisie, y compris la petite, l'Université française a, sans nul doute, tiré une force : nul n'en parle plus aujourd'hui, mais il faut bien dire que, des institutions de la III° République, c'est la seule à avoir résisté un tant soit peu 1. Un contrat de fait s'était conclu, au fil des temps. Recrutant des intellectuels comme fonctionnaires d'enseignement, l'État acceptait 1. Ne parlons pas des individus, encore que Cavaillès méritât autre chose que des oublis systématiques. Parlons des institutions : une faculté entière a été déportée, pour avoir, la première dans sa région, organisé la Résistance. On ne sache pas que ni un tribunal, ni une préfecture, ni un corps d'armée aient osé quoi que ce soit de cet ordre.
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tacitement qu'ils agissent à la fois comme des intellectuels et comme des enseignants. Le sujet passionné pour un certain savoir admettait que, pour pouvoir s'y adonner librement, il devait dévouer une partie de son temps à l'explication et à la divulgation. Chacun pouvait y trouver son compte : les enseignants ainsi recrutés faisaient souvent fort bien leur travail ; les intellectuels ainsi payés disposaient de quelques moyens pour s'accomplir et de plus éprouvaient parfois une jouissance effective à pratiquer l'acte d'enseignement. Une sorte de mécénat discret s'est ainsi instauré, succédant, sur une échelle bien plus grande, au mécénat royal ou mondain. Au reste, il s'agit de bien autre chose que de confort financier. On sait que l'école est souvent un employeur mesquin et tatillon - les réformes en cours ne font qu'accentuer ces traits. Mais, tant que le contrat tacite est respecté, les intellectuels, de l'école, retirent un bénéfice dont ils rient volontiers, mais qui leur est secrètement précieux : un accrochage social. La hantise de la plupart d'entre eux a bien été au cours des siècles qu'on les traitât en parasites. Telle était l'opinion qui se dissimulait souvent sous les pensions et les dîners des bienfaiteurs ; combien d'humiliations et de souffrances dans les mécénats personnels de naguère. Le mécénat impersonnel de l'école est à cet égard infiniment plus doux, et même, à l'occasion, plus respectueux des dignités, puisqu'il lui arrive de reconnaître que le salaire versé répond à un travail effectif et n'est pas une libéralité seigneuriale. Nulle part ailleurs qu'en France, il faut le dire, les intellectuels sont aussi peu traités en parasites. Le monde moderne, semblable en cela au monde ancien, veut être amusé et se déclare prêt à payer pour ses distractions. Les distractions de la pensée se paient moins cher, mais se paient aussi, tout comme les distractions des sens. Là se constitue l'intellectuel comme bouffon, à quoi échappe l'intellectuel qui enseigne. S'il est un peu attentif, l'intellectuel voyageur ne manque pas de découvrir des lieux infiniment plus agréables et luxueux que l'école française. Le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, etc. Ne voilà-t-il pas des paradis où les intellectuels peuvent trouver de l'argent et des facilités incomparables avec ce qu'ils obtiendraient ici ? Pourtant, au bout de quelques semaines, le soupçon s'insinue : et si les intellectuels n'étaient si choyés que parce qu'ils sont autant d'animaux de compagnie ? Comment ignorer ce sentiment de déréalisation qui saisit l'observateur dans ces mondes agréables ? Par contraste, l'Europe 116 ..
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et, singulièrement, la France apparaissent des lieux où les pensées et les mots ne sont pas d'avance dépourvus de conséquences. Les intellectuels français se plaignent de ne compter pour rien ; ils avouent par là même que la question a un sens et qu'ils devraient compter pour quelque chose. Dans la plupart des pays, une semblable plainte ne pourrait pas même être émise : elle serait saugrenue. Croit-on qu'au sentiment de parasitisme social suffit à faire obstacle l'éclat d'une littérature, des sciences, du cinéma ou de la peinture ? Croit-on que la presse et la télévision puissent jouer là le moindre rôle ? Sûrement pas. Il y faut autre chose, un relais plus matériel et institutionnel : nous avançons la proposition que ce relais n'est autre que l'école. C'est parce que l'école leur prête son assise, son inscription sociale et sa respectabilité, que les intellectuels peuvent ne pas se tenir pour d'éternels parasites. Ce qu'on appelle la vie intellectuelle en France est, dans son organisation matérielle, fondée sur ce contrat secret. Or, voilà que l'ensemble se défait. Pour des raisons financières, tout d'abord : de bons esprits ont jugé qu'il était impossible de poursuivre le mécénat. Pour des raisons de doctrine ensuite : la pédagogie est devenue le dernier mot de l'école, et l'éducation son but suprême. Or, on l'a déjà noté, ce sont là des concepts totalitaires ; ils impliquent l'engagement total de ceux qui en sont saisis. Dès lors, l'intérêt qu'un sujet peut prendre à la discipline qu'il enseigne ne peut paraître qu'une jouissance égoïste, dérobée au sacrifice intégral qu'il doit faire de son être à chacun de ses élèves. Si, de plus, il se livre à une recherche personnelle, il vole à son propre profit du temps et des pensées : il importe peu que rien ne puisse lui être reproché de positif, que ses tâches obligées soient effectivement assurées, que même il soit un enseignant efficace, le cas échéant plus efficace et plus attentif que tel autre, qui, quant à lui, ne mène aucune recherche propre. Car il a péché contre l'esprit, ce qui est pire que d'avoir péché contre la lettre : il a prévariqué en pensée, sinon en acte, et retiré une parcelle de son temps à ce qui devait l'occuper tout entier : l'acte éducatif. Qu'on ne croie pas que nous caricaturions : les propos sont effectivement tenus et les accusations sont lancées i. 1. Cf. pour des citations et des exemples, Le Crime de chercher : un plaidoyer pour les enseignants chercheurs du secondaire, Livre blanc des enseignants chercheurs des lycées et collèges publié par le CEDRE, Paris, 1983.
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De là une situation explosive au sein des établissements scolaires. Car les sujets sont encore nombreux à être entrés dans l'enseignement sur les bases de l'ancien contrat. Ils se trouvent désormais devant des règles entièrement nouvelles, qui leur sont non seulement étrangères, mais de plus radicalement hostiles. S'ils font valoir leurs titres, on les raille, en leur disant que là n'est pas le problème, on les insulte en les traitant de privilégiés, on les calomnie en les accusant de ne pas accomplir leur travail. S'ils font valoir une recherche personnelle, on leur fait savoir qu'ils n'ont aucun droit à penser par eux-mêmes : qu'ils soient des intellectuels, cela les regarde eux seuls ; cela ne regarde pas leur employeur, qui, du reste, préférerait qu'ils ne le fussent pas. Une véritable chasse aux sorcières commence ainsi à prendre forme. Au reste, il n'est pas nécessaire qu'une recherche propre soit menée pour susciter les haines, il suffit qu'un intérêt soit manifesté pour la discipline elle-même : c'est là le véritable enjeu de la polyvalence. Enseigner une seule discipline, cela ne se justifie que d'une seule manière : s'il est souhaité que les enseignants se passionnent pour leur discipline, l'on ne peut raisonnablement exiger d'eux qu'ils se passionnent pour plusieurs disciplines à la fois. Ainsi la monovalence relative des enseignants du secondaire, séparant par exemple mathématiques, sciences biologiques et physique, réunissant les lettres françaises et les lettres anciennes, mais les séparant de la philosophie, traduisait, d'une manière empirique et de ce fait même contingente, le principe majeur : l'intérêt supposé et souhaité de l'enseignant pour un savoir particulier. Si en revanche, l'importance du savoir est déniée et si l'enseignant n'est plus censé éprouver le moindre intérêt de pensée - en dehors de l'acte éducatif-, alors la monovalence ne se justifie plus. Il est caractéristique que l'on ait simultanément remis en cause l'importance du savoir comme critère de recrutement et la monovalence. On s'est autorisé pour ce faire de bien des motifs : l'exemple étranger ; les économies budgétaires ; l'interdisciplinarité, etc. La raison véritable est ailleurs : il s'agit de bien faire sentir aux enseignants qu'il ne saurait plus être question pour eux d'être des intellectuels. Les conséquences pour l'école sont importantes. Les conséquences pour les intellectuels ne le sont pas moins. En tout cas, les intellectuels qui enseignent sont, quant à eux, poussés au désespoir. L'école, employeuse avare et mesquine, permettait pourtant naguère un minimum d'espace de liberté : elle ne prétendait pas contrôler les pensées 118
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LES INTELLECTUELS
ET L'ÉCOLE
dans tous les instants de la vie et elle accordait plus de temps autonome que d'autres employeurs. Cela est fini : le temps autonome est de plus en plus chichement mesuré ; et dans son principe même, il est attaqué : l'enseignant secondaire est convoqué à se transformer en missionnaire éducatif de tous les instants ; ses pensées les plus intimes doivent être tissues de la matière pédagogique. Les enseignants du supérieur eux-mêmes n'ont plus véritablement le droit d'être des intellectuels : c'est un privilège qu'on leur concède, de manière toujours précaire et révocable, et qu'ils doivent payer par une disponibilité de tous les instants. De toute manière, à supposer même que le supérieur offre encore des conditions d'existence un peu décentes, les intellectuels du secondaire n'en peuvent retirer aucun bénéfice : d'ici l'an 2000, il n'y aura aucun poste dans les universités ; ceux qui y seraient créés seront réservés à la promotion interne - et, de préférence, strictement locale - de ceux qui sont déjà en place. Et, comme tout le monde dans les universités a le même âge - la quarantaine -, ceux qui sont nés trop tard ou n'ont pas, au bon moment, su ou pu ou voulu profiter des places offertes, sont condamnés aux ténèbres extérieures. En fait, les intellectuels du secondaire sont comme des rats pris au piège : ils ne peuvent sortir de la nasse ; et s'ils y restent, c'est pour se voir reprocher ce qu'ils sont : tout est prêt pour qu'ils ne puissent plus travailler pour eux-mêmes et pour qu'ils ne puissent plus enseigner comme ils croient devoir le faire. Tout leur sera impossible : l'accomplissement de leurs talents et l'exercice de leur métier. Comme le procureur fasciste requérant contre Gramsci, le ministre de la Triple Alliance a décidé : il faut empêcher ces cerveaux de fonctionner pour toujours. La misère morale est donc là, dans ces attaques constantes, menées à la fois par l'administration, par les collègues et par la presse. L'intellectuel transcendantal est encore exalté - pour combien de temps ? on peut se le demander. L'intellectuel réel, en tant qu'il gagne sa vie en enseignant, est pourchassé et mis dans l'obligation soit de renoncer à sa pensée, soit de renoncer à vivre décemment. Cela est d'autant plus grave que la majorité des intellectuels qui enseignent tiennent tout autant à l'école qu'à leur savoir propre. Parce que, sans se l'avouer toujours, ils nourrissaient une belle illusion, un peu ridicule, mais point antipathique : le sujet, employé par l'école, se met à croire qu'une harmonie peut régner entre l'institution employeuse et " . 119
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lui-même. Que, de fait, la grandeur de l'une coïncide avec la grandeur de l'autre : c'est par ce qu'elle a de grand, croit-il, c'est-à-dire par son respect des savoirs et son dessein de les transmettre, que l'école admet qu'elle a besoin de lui ; c'est par ce qu'il a de grand, c'est-à-dire par la passion qu'il éprouve pour un objet de pensée, qu'il la servira le mieux. Cette illusion se réclame d'une figure historique, l'esprit des Lumières, où répondent heureusement à l'extension et à l'approfondissement des savoirs, assurés par une école efficace, l'extension et l'approfondissement des libertés, assurés par des dispositifs démocratiques. Rêve, sans nul doute, dont l'école de la République est devenue le symbole en partie illusoire. Mais après tout il est des rêves pires et celui-là, du moins, non seulement ne saurait faire de mal à personne, mais toutes les fois qu'on a tenté de ne pas le tenir systématiquement pour impossible ou daté, on a plutôt rendu la vie plus facile. Les intellectuels qui enseignent ont donc perdu de tous côtés. La persécution qu'ils subissent s'autorise d'une réforme où s'annonce la perte de ce qui leur était le plus précieux : l'harmonie entre l'institution qu'ils servent et leur passion subjective. Passe encore que la brisure s'accomplisse au nom d'un discours qu'ils méprisent : réduction des coûts ou haine affichée des intellectuels. L'intolérable est ailleurs : le discours d'oppression s'avoue obscurantiste et, dans le même instant, ceux qui l'articulent se voudraient héritiers des Lumières. Corruptio optimi pessima, murmurerait-on, si l'on osait encore parler le latin de ' l'Église.
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Les intellectuels à l'époque de leur indifférenciation
Si l'école cesse de jouer, dans les faits et pour des raisons de principe, son rôle de mécène, qui le jouera sur une échelle comparable ? Si de plus, elle cesse de leur proposer son assise sociale, où les intellectuels pourront-ils trouver un asile ? Sans doute, la presse est là, et les mass media, tout disposés, disent-ils, à accueillir les intellectuels en mal d'argent et trop heureux d'avoir contribué à leur rendre l'école inhabitable. Mais on découvrira bientôt qu'ils sont des employeurs redoutables : mangeurs de temps, mangeurs de pensée, mangeurs d'hommes. L'hécatombe au reste a déjà commencé. Car ces articles multipliés, ces romans bâclés, ces essais dont les premiers passent pour vifs et prestes, mais dont les seconds s'accomplissent en rapidité rance et en savoirs trop courts, ils sont bien souvent l'oeuvre d'esprits cultivés, ouverts et curieux ; mais le temps leur manque, et la possibilité d'être patients. Ils n'ont ni le loisir ni bientôt le goût d'apprendre ce qui doit être appris et que l'ingéniosité ne saurait remplacer. Les pires deviennent méchants, c'est-à-dire journalistes ordinaires, détestant spécialement les intellectuels qui, contrairement à eux, ne cèdent pas. Les meilleurs ont encore en eux-mêmes le respect des savoirs ; mais ils ne peuvent plus se passionner pour eux, ni donc les pratiquer, encore moins les fonder ni les continuer. Bientôt, ce respect ne sera plus qu'une politesse de bonne compagnie, qui les empêchera de se joindre au ricanement usuel. Les bonnes relations qu'ainsi ils continueront d'entretenir avec les grands intellectuels qu'ils admirent devront remplacer, à leurs propres yeux, les travaux qu'ils auraient pu et dû, en d'autres circonstances, accomplir eux-mêmes. Mais il aurait fallu, n'est-ce pas, qu'autre chose leur fût offert que le monde pressé de l'édition et de l'audio-visuel : or, aujourd'hui, grâce à quelques ministres malinten.
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tionnés ou ahuris, grâce à une coalition de forces obscures, la seule institution qui pouvait tenir bon se trouve fermée à qui désire penser au-delà de l'opinion. Ainsi, avec la fin de l'école, une conjoncture nouvelle se dessine en France. On peut la résumer par ces mots : la misère des intellectuels. On avait oublié que cela fût possible. Sans doute, on se souvenait des imprécations des écrivains à l'encontre de la bourgeoisie commerçante. Mais, justement, c'étaient là des thèmes littéraires : comment croire qu'un jour, en pleine paix, dans une société dite avancée, fière de ses écrivains, de ses philosophes, de ses savants, ce fût justement le retour d'un tel spectre que l'on pût annoncer ? Telle est pourtant la réalité : aujourd'hui, l'intellectuel n'a plus pour choix que de cesser de faire ce qu'il se doit à lui-même et aux autres ou de cesser de vivre. Misère doit s'entendre ici au sens le plus matériel. La moindre enquête révélerait combien le mouvement s'est accéléré depuis quelques années : des chercheurs sans ressources, obligés de vivre aux crochets d'autrui ou de grappiller des besognes subalternes ; des enseignants obligés pour pouvoir poursuivre leurs travaux de renoncer à une partie de leur salaire ; des qualifications inutilisées ou gaspillées, des non-qualifications systématiquement préférées, etc. En vérité, c'est à serrer le cœur. Le pire peut-être est pourtant la misère morale. Une blessure a été infligée, dont chaque intellectuel paraît souffrir. Il ne l'avoue pas toujours, mais aussi il ne s'avoue pas toujours à lui-même ce qu'il est. Ce qui caractérise l'intellectuel, c'est évidemment la nature dite « intellectuelle » de son objet. Nul, malheureusement, n'a jamais bien su ce que cela voulait dire ; on peut admettre pourtant que quelque chose de l'ordre de l'universel y est impliqué, mais après tout l'intuition courante devrait ici suffire. Nous ferons donc comme si l'on pouvait distinguer aisément parmi les savoirs ceux qui peuvent porter le nom voulu. Mais ce qui caractérise l'intellectuel, c'est encore autre chose : l'intérêt ou plutôt la passion qu'il nourrit pour ce qu'il a élu comme son objet. Curieusement, ce dernier point est systématiquement passé sous silence dans les propos habituels ; comme si l'on touchait là un tabou. Pourtant, on ne voit pas comment n'en pas tenir compte : l'intellectuel, en bref, est quelqu'un qui s'intéresse à ce qu'il fait et qui, en tant du moins qu'il fonctionne comme intellectuel, fait ce qui l'intéresse. C'est là, en vérité, son seul privilège, à supposer du moins que les circonstan' . 122 ..
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ces matérielles lui permettent de l'exercer. C'est aussi le point d'entente fondamental qui l'unit à ceux qui, artisans, ouvriers, artistes, hommes de guerre ou même hommes d'argent, connaissent par quelque côté une passion comparable : la nature des objets maniés n'est pas de ce point de vue l'essentiel. Il est au contraire des gens qui, selon toute apparence, manient des objets dits intellectuels. Ils écrivent, parlent, pensent ou font semblant. Pourtant ils n'appartiennent pas au monde de l'intellectuel ; c'est que, tout en maniant ces objets, ils éprouvent pour ceux-ci la plus entière indifférence, n'y percevant que l'occasion d'un pouvoir ou d'un gain. Les fonctionnaires, les journalistes et les politiciens en illustrent pour la plupart le type fondamental : on conçoit que l'intellectuel trouve en eux ses ennemis les plus constants. Non pas donc le peuple, comme on se plaît parfois à le répéter, mais justement les manipulateurs des peuples, voilà ceux qu'il doit craindre. En mentionnant l'intérêt, on en a dit déjà plus qu'il n'est accoutumé. On n'en a cependant pas dit assez. Car, s'il s'intéresse à ce qu'il fait, l'intellectuel s'y intéresse dans la mesure exacte où il est convaincu de ne le faire comme personne d'autre. Son objet ne le retient que par cette facette exclusive qu'il conjecture - à tort ou à raison - ne briller que pour lui seul. Là naissent les thèmes bien connus de l'originalité et de l'invention, la croyance au style, les querelles de priorité : il s'agit pour un sujet d'entretenir une passion par la découverte, toujours répétée, parce que justement toujours fragile, que l'objet de celle-ci n'est distribué à personne. Aussi les intellectuels sont-ils toujours, soit dans la grandeur soit dans la mesquinerie, des sujets singuliers, et leur objet, si ordinaire qu'il puisse paraître aux yeux non prévenus, doit être, lui aussi, singulier. Tantôt, la matière elle-même sera si peu ordinaire qu'elle paraîtra n'avoir aucun antécédent : c'est l'objet nouveau, découverte, invention, rupture, renversement ; tantôt, seule la manière peut passer pour originale. Qu'importe : à chacun doit revenir sa part de singularité. De cela, les intellectuels n'aiment pas parler. Les plus avertis s'en taisent. Les plus sots, pressés d'en finir avec la vérité, se hâtent de tout nier : nul n'est plus acharné à parler d'œuvre collective (équipes de recherche, instituts, laboratoires, etc.), sinon même à effacer, pour la galerie, toute marque d'intérêt (« si je fais ce que je fais, c'est par hasard », « c'est un job comme un autre », « il faut bien gagner sa _
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vie») L'ennui, bien souvent, est le seul affect qu'ils osent confesser. Certains, plus retors, usent de métaphores : répugnant à déclarer ouvertement leur passion, ils la retraduisent dans un langage supportable pour les autres et pour eux-mêmes ; les comparaisons avec la terre (« je suis un laboureur, penché sur mon sillon ») et avec l'artisanat (rempaillage de chaises ou cathédrales, suivant qu'on est modeste ou arrogant) ont là quelques occasions de rendre service. Mais quand on en vient au faire et au prendre, seule la singularité leur importe. Les intellectuels supportent fort mal qu'on la dissolve. Tout propos qui démontre que leur objet existe ailleurs, que leur manière a eu des précédents, ou simplement que leur activité doit se confondre avec d'autres, est pour eux une blessure. Il ne convient surtout pas de voir dans une telle sensibilité un amour-propre excessif : il s'agit d'une condition sine qua non de leur fonctionnement. C'est donc systématiquement les insulter que de faire mine de croire que tous se valent et que tout se vaut. Or, les pratiques de l'indifférenciation sont devenues générales, ou mieux, obligées. Elles définissent, à côté du pédantisme de l'ignorance, un code de politesse inversée, un cérémonial de la grossièreté dont chaque interview dans la presse, chaque émission dite littéraire, chaque circulaire ministérielle, chaque décision législative paraissent l'expression ponctuelle. D'autant que les pratiques peuvent s'autoriser de concepts : il existe, entièrement développé, un discours indifférenciant. S'y enchaîne une série de concepts qu'on peut bien dire collecteurs, comme les égouts du même nom. Leur fonction consiste à faire s'évanouir toute différenciation parmi les objets intellectuels. De la sorte, tout intellectuel qui revendiquera sa singularité pourra être réduit au silence. Ces concepts collecteurs sont légion : l'interdisciplinarité est un moyen propre, dans une institution, à condamner ceux qui ont investi quelque passion dans une discipline. Prise en rigueur, elle pourrait désigner la combinaison articulée de savoirs précis ; dans les faits, elle se ramène le plus souvent à la juxtaposition des ignorances. Il s'agit ' ' i 1. Symptôme
fréquent :
le mythe du laboratoire
et la chasse au chercheur
isolé. Le
CNRSest une mined'exemples.Le plusrécentest la suspicionà l'égarddu livre :un
chercheur, pour faire preuve de son activité, ne saurait faire valoir que des à caractère collectif (de préférence, le livre est une publications audio-visuelles) ; forme trop archaïque et trop individuelle quant à son support, quant à sa signature.
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LESINTELLECTUELS A L'ÉPOQUEDE LEURINDIFFÉRENCIATION seulement que le philosophe renonce à la philosophie, l'écrivain à la littérature, le physicien à la physique, etc., de façon que chacun, convoqué à son point d'incompétence, comprenne enfin qu'il n'y a pas de savoir et que l'intellectuel doit renoncer à lui-même. Le travail en équipe rassemble les individus pour qu'ils constatent, à plusieurs, qu'aucun ne tient à rien, que pour cette raison aucun n'a de secret pour aucun, et qu'en tout état de cause chacun doit se conclure - sinon se souhaiter - remplaçable à toutes fins par n'importe qui. La communication, dont on connaît les utilités multiples, assure au mieux la fonction de grand collecteur. En son nom, tout est inclus dans tout, littérature, philosophie, arts, non sans quelques touches de science positive. Discours étale, visqueux, recouvrant tous les savoirs et brouillant leurs contours : la vase communicante. Les noms de ceux qui s'en réclament ne manquent pas : journalistes ou conseillers des princes, ils jouent tous le même rôle : précipiter les intellectuels, dans leur ensemble et dans leurs singularités, vers l'abîme. Quelles que soient ses versions particulières, le discours indifférenciant se propose souvent comme discours moderniste. Il prétend avoir pour lui le sens de l'histoire. Aussi les intellectuels sont-ils fort mal armés pour lui résister : ne sont-ils pas structuralement modernes, eux qui ont pour effet de donner justement forme et contenu à l'image de ce qui doit venir ? Tout intellectuel croit, secrètement, que son objet n'a pas eu de précédent ; il se meut donc toujours dans la forme de la nouveauté radicale : à lui entre tous, il appartient, croit-il, d'épeler l'avenir. Or, il arrive aujourd'hui que ce soit au nom de la modernité elle-même que se présente le discours anti-intellectuel. Discours des media, des nouvelles communications, discours en fait marxiste vulgaire. Car tout repose, en dernier ressort, sur un recours, parfois dissimulé, pàrfois explicite, aux catégories du premier livre du Capital. On ne raisonne qu'en termes de travail et tout se passe comme si la seule pensée autorisée se devait de parler de travailleurs et de travail intellectuel, d'une manière à la fois parallèle et opposée aux travailleurs et au travail manuel. Soit. Adoptons, ne serait-ce que pour un temps, un semblable langage, et examinons les conséquences. Bref, soyons marxiste conséquent : le travail manuel moderne a pu prendre la forme du travail indifférencié. C'est même le signe le plus certain, aux yeux de Marx, que le capitalisme, qui a suscité cette forme, n'est rien de .
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moins qu'une oppression. Il est curieux de constater que le discours dominant aujourd'hui, tenu non pas par la droite, mais par la gauche qui se réclame volontiers du marxisme, ne soit rien d'autre que celui du travail intellectuel indifférencié. Aujourd'hui, l'intellectuel est convié à subir le même sort que l'artisan ou l'ouvrier spécialisé : renoncer à ce qui fait son être, pour devenir le pendant, dans l'ordre du travail intellectuel, du travailleur sans qualification, du travailleur abstrait, propre à toutes les tâches requises par la production. Le manoeuvre intellectuel, voilà la forme qui se dessine à l'horizon. Tout comme le manoeuvre manuel, le manoeuvre intellectuel est propre à tout, puisqu'il n'est propre à rien. Il n'a pas à être payé beaucoup puisqu'il n'a aucune qualification. Il est aisément remplaçable, puisque tous les manoeuvres se valent. La figure moderne qui le réalise dans la société en général, c'est le polyvalent intellectuel : le plumitif des journaux, le présentateur moyen de la radio et de la télévision, c'est enfin l'instituteur modèle de la Corporation. Ce dernier, comme les autres, est polyvalent, peu cher, prêt à toutes les servitudes, sinon à toutes les servilités. On voit alors à quoi mènent tous ces beaux discours sur l'interdisciplinarité, l'équipe pédagogique et la communauté éducative : la polyvalence de l'instituteur ou du professeur de collège, modèle Legrand, n'est autre que l'instauration du travail intellectuel indifférencié ; l'équipe éducative, c'est l'équipe des manoeuvres ; la communauté éducative, c'est le pendant, dans l'école, de l'atelier. Tout de même que le taylorisme s'est proposé comme technique inerte de la division, imposée de l'extérieur au travail manuel indifférencié, de même la pédagogie ordinaire fonctionne comme division imposée de l'extérieur au travail intellectuel indifférencié. Les contradictions alors fourmillent. Car les réformateurs ne révoquent pas en doute les jugements de Marx : comme lui, ils condamneraient le mouvement qui plonge le travail manuel dans l'indifférenciation. Pourtant le même mouvement est présenté comme instauration de la démocratie, quand il s'agit du travail intellectuel. Puisqu'ils sont volontiers sociologues et marxistes vulgaires, ils ne devraient pas, d'autre part, ignorer une évidence : l'organisation présente de l'industrie ne prolonge nullement l'évolution antérieure. Sans doute, le travail indifférencié y demeure la règle, mais à en croire les technocrates, il constitue un archaïsme : l'avenir est au contraire au travail manuel .
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différencié. Or, c'est au même moment et par référence au même discours technocratique qu'on entend instaurer, dans le travail intellectuel, sous couleur de le moderniser, une organisation jugée ailleurs obsolète. Enfin, pour inhumaine qu'elle ait été, la grande industrie du xixe siècle était du moins cohérente et efficace : elle parvint aux fins qu'elle s'était proposées. Comme toute transposition mécanique, la grande industrie scolaire et intellectuelle des réformateurs a au contraire toutes chances d'échouer. Autant croire en effet qu'on pourrait sans contradiction appliquer à l'artisanat les conditions propres à la grande industrie 1. On peut se vouloir progressiste à tous crins, on ne pourra pourtant aller au-delà de l'objectivité : le travail intellectuel ne se conçoit que différencié. Et il ne se conçoit que différencié, parce qu'il ne peut se poursuivre que par l'intérêt qu'y investissent les sujets. Et cet intérêt exige la singularité, le point, peut-être illusoire, qui ne se partage avec personne. On criera à l'individualisme bourgeois, à l'archaïsme, à l'illusion, à l'égoïsme, cela importe peu : les faits sont là. Qu'on dise alors clairement que les intellectuels doivent se sacrifier au bien commun et disparaître. Qu'on dise que la liberté et l'égalité n'ont pas besoin de savants ou même que les savants leur sont nuisibles. Mais qu'on ne croie pas pouvoir aménager les contradictions : convoquer les intellectuels à consentir à leur propre indifférenciation, c'est les convier à disparaître. Anodine et même risible, la Réforme - Legrand et autres - doit de ce fait être incessamment combattue et profondément méprisée. Elle doit être combattue parce qu'elle souhaite la disparition de quelque chose qui importe, elle doit être méprisée parce qu'elle organise la disparition de ce dont elle déclare vouloir le maintien : elle est donc à la fois pernicieuse et mensongère. Mais les raisons mêmes qui devraient la faire combattre et mépriser sont aussi les raisons de son incroyable popularité auprès de ceux qui manipulent les opinions. Elle est en effet homogène de part en part aux pensées des mass media. Elle impose à l'intellectuel qui enseigne la même loi d'indifférenciation qui régit la presse et la télévision. Comme ces dernières, elle érige en idéal indépassable de l'humanité le journaliste, qui sait lire et écrire, mais ne sait rien de plus. 1. On pourrait même si l'on y tient poursuivre une comparaison avec l'artisanat et même le compagnonnage :le travail intellectuel, surtout dans sa forme universitaire, connaît ses chefs-d'ceuvre,ses jurandes, ses ateliers, etc. Il ne connaît certainement ... pas l'usine, ni même la manufacture. 127
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Il va de soi qu'aucune institution ne se prête à transcrire intégralement les passions singulières, et l'école est une institution. Du moins, certaines organisations permettent-elles mieux que d'autres des traductions partielles. Ainsi vaut-il mieux qu'elles consentent à raisonner en termes de spécialité, de discipline et même de corps. Par ces repères, en eux-mêmes contingents, l'intellectuel peut parfois parler sa singularité. Il arrive que tel sujet, en se pensant philosophe et en croyant au corps des spécialistes de philosophie, ne défende rien d'autre qu'une corporation ridicule. Mais le contraire arrive aussi : il arrive qu'en défendant les professeurs de philosophie, l'agrégation de philosophie, la classe de philosophie, il défende non pas les insignes eux-mêmes, mais ce dont ils sont les insignes : le droit pour tout homme de penser, le droit pour quelques sujets de se passionner pour la pensée et le droit enfin de nommer cette passion à l'aide du nom philosophie. De la même manière, il arrive qu'en se croyant chargé de représenter la littérature, en se croyant seul capable d'en faire enseignement, on travaille à vider de son sens toute écriture et toute langue. Mais le contraire arrive aussi : qu'en défendant les professeurs de lettres, l'existence d'un savoir transmissible dans l'ordre de la littérature, l'intérêt pour la langue, on défende une cause digne : le droit pour tout individu vivant en France d'avoir accès à ce qui a donné forme et substance au signifiant France, le droit de penser que ce signifiant se laisse représenter dans l'ordre de la langue et des dits, et non pas dans l'ordre de la race ou des villages de naissance, le droit pour certains de se passionner pour des objets de , langue et, le cas échéant, d'en faire leur spécialité. Rien n'est plus sinistre donc que la hâte à conclure en de telles matières. Or, le polyvalent dans son journal et le gestionnaire dans ses bureaux sont toujours disposés à aller vite en besogne. Pour peu que l'on résiste aux réformes indifférenciantes, ils ont tôt fait de convoquer les mots magiques : résistance au changement, archaïsme des corporations, défense obstinée des privilèges, sinon attachement immoral à la propriété (« capitalistes du savoir »). Cette hâte est mortelle. Que ne prennent-ils le temps et la peine de distinguer ? Mais il est si facile de s'assourdir et de ricaner. Il est trop clair que l'on a pu naguère, pour défendre les savoirs intellectuels, les intellectuels et l'école qui, en France, les accueille, proposer des discours un peu faibles, un peu tendres, un peu, disons le mot, ridicules. C'est sans doute que la 128
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passion, quand elle s'énonce, est toujours faible et ridicule aux yeux de ceux qui ne la partagent pas - aux yeux surtout de ceux qui n'en éprouvent aucune. Le journaliste qui ne sait rien, le fonctionnaire qui ne croit à rien, le gauchiste revenu de tout sont dès lors prêts à unir leurs railleries. Ils ont en face d'eux des sujets et tout sujet est comique, dès qu'il abaisse sa garde et se dévoile. Le rire est d'autant plus fort que certains de ces sujets étaient eux aussi revenus de tout et, le cas échéant, seraient capables d'en faire la théorie mieux que personne. Quoi de plus drôle alors que de les saisir en flagrant délit de tenir à quelque chose ? Quoi de plus drôle que de découvrir que ce à quoi ils tiennent ce sont des bibliothèques, des musées ou même des lycées et des facultés ? La bonne farce, on s'en tape encore sur les cuisses dans les cafés. Mais qu'ils prennent garde à leur tour ceux qui rient si fort. Tous, journalistes, fonctionnaires, gauchistes revenus de tout, à l'instant où ils rient, se sont transformés, sur un point seulement, mais pour toujours, en bourreaux de l'esprit. Et qu'on ne croie pas s'excuser d'avoir ricané des enseignants, en arguant de son amitié pour les arts, les lettres et les sciences. Car l'enchaînement est nécessaire : la mise à mort des intellectuels qui enseignent atteint aussi bien les intellectuels qui n'enseignent pas, les artistes, tous ceux en fait qui ne sauraient justifier leur objet que par une passion, déclarée ou secrète. La haine des savoirs et des institutions qui les transmettent n'est que la part avouée d'un mouvement général et masqué : le nouveau philistinisme. Le philistinisme ancien se perpétue et ne surprend pas : incompréhension obtuse des bourgeoisies locales, méfiance des politiciens, terreur blanche des municipalités reconquises, il n'est que de lire les journaux. Avec un peu de mémoire, intellectuels et artistes se souviennent que, dans leur pays, il est toujours des phases de ce genre ; au vrai, c'est la face obscure de la France, condition peut-être de sa face lumineuse. S'il faut en croire le passé, le triomphe du pire est, dans ce champ, toujours provisoire. Mais le discours généralisé de l'indifférenciation installe un philistinisme plus redoutable. Car tout désormais est affecté. Le langage, tout d'abord : de même que les mots d'école, de savoirs, d'enseignement, ont été bannis, de même on substitue au théâtre l'animation, à la sculpture les arts plastiques, à la médecine la santé. En toute occasion, on pourchasse le mot propre et connu de tous, au profit d'un mot englobant, qui ne dit rien à personne : un gros mot et un mot sale. Au 129
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mot propre, par tradition,et par choix, un sujet risquait d'attacher de l'intérêt : il est des gens pour désirer faire du théâtre ou simplement y aller ; qui désirera jamais s'engluer dans une animation ? Ces mots, à la vérité, ne désignent rien de positif : nul ne saurait énumérer en extension ce qui appartient ou non au Théâtre, à la Sculpture, à la Médecine - il en va de même pour la Littérature, la Philosophie ou la Science. On sait pourtant que, au fil des temps, de grandes causes y ont trouvé leur lieu et que, aujourd'hui encore, on peut imaginer d'y rencontrer des choix déchirants ou des instants jubilatoires. En fait, ils disent une limite à partir de quoi quelque chose d'important peut commencer. Les gros mots, à l'inverse, sont faits pour tout émousser ; qui les emploie répète à qui veut l'entendre que la limite n'existe pas et qu'il n'y a jamais à reconnaître quelque importance que ce soit à quoi que ce soit du Théâtre, de la Sculpture, de la Médecine, de la Littérature, de la Philosophie, de la Science. Il va de soi que le plus gros des gros mots n'est rien de moins que la culture : proféré par certaines bouches, il est comme la pancarte marquant une fosse commune. Qu'importe alors aux intellectuels et aux artistes qu'on multiplie, à l'égard des individus ou même de l'ensemble, des séductions et des flatteries. Il suffit qu'elles s'autorisent du mot fatidique pour que la faute ait été commise. D'autant que les mots ne sont pas démentis par les décisions. Comment un musicien pourrait-il supporter, en tant qu'il est musicien, c'est-à-dire passionné, que l'on institue une Journée de la Musique, à partir du principe, explicitement énoncé, que toute musique se vaut ? Le problème n'est pas qu'aucun musicien désire hiérarchiser, il désire simplement un sens précis des distinctions. Rien n'a été gagné, murmure-t-il, à faire croire qu'un orchestre rock et Mozart se valent, sinon la disparition de la musique comme telle. Car, croire à la musique, c'est justement savoir que le rock et Mozart ne se comparent pas. D'où suit qu'on peut les aimer l'un et l'autre, mais justement pas du même point. Comment croire, de même, que la poésie compte un seul instant pour des gens qui en construisent une notion telle que René Char et Charles Trenet en soient une incarnation interchangeable ? Là encore, la figure ainsi dessinée n'est rien de moins que l'indifférenciation de la mort. On se souvient des invectives lancées par les artistes autrefois contre l'esprit boutiquier. Sous la monarchie de Juillet, les grands noms de ce ' . 130
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qui devint la gauche partageaient leur fureur et scellèrent une alliance dirigée contre les philistins. L'on croit encore que cette alliance est de nature ; il n'en est rien. Elle reposait sur des circonstances éphémères : lorsque la fonction philistine était incarnée par l'épicier, il était aisé de combiner la haine de l'artiste contre l'utilité commerçante et la haine du peuple contre le financier. On reconnaît la matrice de bien des discours d'inauguration : l'avant-garde artistique et intellectuelle comme strict analogue de l'avant-garde politique. Or, la configuration s'est déplacée. Les boutiquiers aujourd'hui ne comptent plus guère. La garde nationale où ils se regroupaient n'existe plus. Le roi-citoyen est mort en exil. Pourtant la fonction philistine subsiste, différemment incarnée : non plus l'épicier, mais l'homme d'appareil et le fonctionnaire non qualifié ; non plus la garde nationale, mais le regroupement professionnel ou syndical ; non plus l'activité marchande indifférenciée, mais le travail intellectuel indifférencié. Le mot d'ordre des philistins n'est plus « enrichissez-vous », mais « désintéressez-vous ». Ils tiennent que c'est une faute majeure de s'intéresser à quoi que ce soit et, comme ils se veulent amis du peuple et moralistes, ils y voient à la fois une faute contre les masses et une faute morale. Car enfin, s'écrieront-ils, l'ouvrier a-t-il les moyens de s'intéresser à son produit (souvenir mal digéré des Manuscrits de 1844) ? Le pédagogue s'intéresse-t-il à ce qu'il enseigne (nullement, puisqu'il ne s'intéresse qu'à ses élèves) ? Quel privilège injustifié dès lors que de pouvoir faire état d'un tel intérêt, sinon d'une passion. Pour peu qu'ils soient frottés de vocabulaire psychanalytique - chose courante chez les gestionnaires progressistes -, ils dénonceront le narcissisme de l'intelligentsia, et pour peu qu'ils soient sensibles à la morale usuelle - chose courante chez les réformateurs -, ils s'efforceront de lui faire honte de son égoïsme. Tout comme leurs prédécesseurs boutiquiers imposaient à toute chose la limite de l'utilité marchande, ils imposeront la limite de l'utilité sociale. Laquelle sera définie par certains groupements, à la lumière d'un type idéal : le pédagogue ignare, à la fois arrogant et honteux de lui-même. Du même coup, la clé n'est plus l'argent et l'alliance d'autrefois n'a plus de base : il n'est plus inconcevable qu'un gouvernement de gauche souhaite, sans le savoir peut-être, servir les philistins.
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Est juste, aux yeux des peuples, une législation qui permet à chacun d'inscrire sa singularité, c'est-à-dire justement ce qui le fait absolument distinct de tout autre. Voilà ce que les Révolutionnaires avaient admirablement compris : « la liberté, écrit Robespierre, est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauvegarde ». Dans un langage plus moderne, une politique digne de ce nom doit garantir à chaque sujet le droit et les moyens d'accomplir, autant qu'il est en lui, le désir qui l'anime. Que ce soit un devoir impossible, soit ; du moins a-t-il un sens et l'on ne devrait pas trop se presser de le négliger. Que ce soit un devoir vide, parce qu'un sujet ignorerait le plus souvent çe qu'il désire lui-même, non pas. Il dispose de balises et de repères pour l'imagination : dans notre société qui calcule et mesure, il incarnera volontiers l'instant de son propre accomplissement sous les espèces de l'excellence. L'inégalité et la compétition qui apparemment en découlent ne doivent pas faire illusion : elles n'importent guère, au regard de l'essentiel qui est l'accomplissement - ce que Robespierre eût appelé le libre exercice de quelque faculté. On peut regretter que notre société ne propose à l'imagination que le langage de la mesure, mais elle est ainsi : tant qu'elle le demeurera, on ne saurait dénier à personne le droit à l'excellence sans lui dénier le droit de s'accomplir. Or, les excellences sont incommensurables les unes aux autres. Cela signifie qu'aucune ne blesse aucune autre : l'excellence dans l'ordre du savoir-penser n'offusque pas l'excellence dans l'ordre du savoir-faire ou du savoir-dire. Aucun sujet, exerçant à son gré son droit à l'excellence, 1. Nous soulignons.La citation vient du projet de Déclarationdes droits de l'homme et du citoyen,proposé à la Conventionle 24 avril 1793,an I de la République. 135
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ne lèse les droits d'autrui, pourvu que tous l'exercent de leur côté. Si tel ou tel se croit offensé parce que tel autre sait plus de choses que lui ou les sait mieux - qu'il s'agisse de penser, de faire ou de dire -, une seule réponse : celui-là s'est fait tort à lui-même en n'exerçant pas son droit. Car, s'il l'avait exercé, il ne ressentirait nulle offense. Avis à la Corporation. Nous poserons en thèse que, parmi les facultés de l'homme, il convient de compter la faculté de savoir. L'institution qui lui donne lieu de s'exercer est l'école. Une loi juste sur l'école a pour seule fin de régler l'exercice de cette faculté. N'y ayant aucune limite qui s'autorise des droits d'autrui, chacun est en droit d'y atteindre son point d'excellence : en donner les moyens effectifs, telle est la seule utilité qu'on doive requérir de l'institution. Toute loi qui, organisant l'école, bafoue le droit à l'excellence et borne - en fait et au principe - l'exercice de la faculté de savoir est donc sans fondement politique : elle est, eût dit Robespierre, essentiellement tyrannique et injuste. Or, toutes les lois projetées ou votées récemment touchant l'école et l'université ont ce caractère. Dans les collèges, il est enjoint aux élèves qui veulent en savoir plus de s'en tenir aux termes du contrat éducatif propre à l'établissement. Il est enjoint aux enseignants de prendre pour modèle ceux d'entre eux qui en savent le moins. Dans les universités, il est enjoint aux professeurs de s'en tenir, quant à ce qu'ils peuvent enseigner, et aux étudiants, quant à ce qu'ils peuvent apprendre, aux nécessités du monde économique : ce qu'on appelle pompeusement « professionnalisation » n'étant rien d'autre qu'une interdiction adressée à tous de s'intéresser à autre chose qu'à ce que pourrait souhaiter un employeur possible (lequel, bien souvent, n'est malheureusement qu'un employeur fictif). Cette position peut invoquer toutes les raisons du monde : nécessités économiques, modernisation, changement, égalisation des chances, etc. Elle est radicalement injuste. Un cynique pourrait néanmoins soutenir que, injuste en droit, une telle limitation peut se révéler utile en fait. Après tout, une politique réaliste n'est-elle pas de l'ordre de l'utile ? Or, il faut être clair : le principe de l'école, le seul qui lui donne un sens, est le suivant : .
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Autrement dit, il ne sert à rien à personne d'ignorer quoi que ce soit. Aussi n'y a-t-il rien de plus déplacé que la question qui fleurit sur toutes les lèvres : « A quoi sert-il d'enseigner telle chose ? », parce que cette question implique qu'il peut être inutile de la savoir. Or, ce n'est pas là le bon point de vue : il peut se faire qu'il ne soit pas utile de savoir une chose, mais ce qui est sûr, c'est qu'il est toujours et sûrement inutile de l'ignorer. Voilà la seule règle qui doit guider une politique qui se règle sur l'utilité. Ainsi, il ne faut pas demander s'il est utile de savoir la métrique latine, ou la logique mathématique, ou le basic, ou la géométrie fractale : il faut demander au contraire s'il est utile de les ignorer. Qu'on ne croie pas que le principe aille de soi. Sherlock Holmes se félicitait d'ignorer la structure du système solaire, disant qu'il s'agissait là d'une connaissance inutile ; de même, Descartes raillait les savoirs philologique et historique. Dans l'un et l'autre cas, ils ne pouvaient se justifier à leurs propres yeux que par une supposition implicite : de telles connaissances étaient non seulement inutiles, mais dangereuses ; encombrant l'esprit, elles l'empêchaient de fonctionner comme il devait - c'est-à-dire comme puissance déductive pour l'un et comme lieu de l'évidence pour le second. Certaines ignorances étaient donc à leurs yeux utiles. De même Montaigne. De même Rousseau et la plupart des classiques de l'éducation. De grands esprits donc ont soutenu la thèse de l'utilité de certaines ignorances - et nous ne parlerons pas des saints mystiques qui furent nombreux à y croire. Il suffit que nous ayons à rencontrer une tradition bien française, que Flaubert appelait le « pédantisme de l'ignorance ». Le mépris à l'encontre de tout ce qui se propose comme savoir, à quoi l'on préfère une disponibilité polyvalente, nommée souvent intelligence. Il en est des formes élevées : Montaigne ou Descartes encore. Il en est des formes basses ; le mépris des savoirs se fait agressif et l'intelligence est ravalée à ce qu'en font les petits malins : l'astuce et le système D. Mais à quoi bon tout confondre : il y a le mépris des savoirs que l'on maîtrise, lequel naît de la modestie ; il y a le mépris des savoirs que l'on ne maîtrise pas, lequel vient de la vanité. Il y a le mépris à l'égard de certains savoirs que l'on maîtrise, au nom d'autres savoirs que l'on juge plus hauts : Descartes n'ignorait ni les lettres classiques ni la scolastique ; il les jugeait seulement de valeur nulle au prix de la sagesse. Il y a 137
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le mépris à l'égard des savoirs que l'on ne maîtrise pas au nom des savoirs que l'on maîtrise : c'est le mépris du lettré pour le mathématicien ou le mépris du mathématicien pour le lettré ou du philosophe pour le philologue ou du philologue pour l'historien. Variantes du conflit des facultés : il n'y a là rien de grave, tant que la puissance publique ne s'en mêle pas et ne tranche pas, d'autorité, en faveur de l'un ou l'autre mépris. Ici, comme ailleurs, son devoir est de rester neutre ou, si la nécessité s'en fait sentir, de maintenir les équilibres : confrontée au mépris réciproque des techniciens et des savants « fondamentalistes », des disciplines « concrètes » et des disciplines « abstraites », c'est proprement, de sa part, commettre une forfaiture que d'intervenir et de faire pencher la balance. Il y a aussi, ce qui est d'une tout autre nature, le mépris des savoirs que l'on ne maîtrise pas au nom de sa propre absence de savoir : c'est l'ignorantisme militant. Il se déploie largement aujourd'hui dans les cercles qui s'occupent de l'école. Il se manifeste ouvertement chez les journalistes, pour des raisons que l'on sait : il est, chez eux, structurel. Il se manifeste aussi chez certains instituteurs ou PEGC à l'égard de leurs collègues plus titrés : on craint de manquer à la charité, sinon à l'exactitude, en parlant ici de pur et simple ressentiment. Il est vrai que tous ces mépris sont souvent confondus, intentionnellement ou non : l'histoire du syndicalisme chrétien dans l'Université nommément du SGEN - n'est rien d'autre que la transition constante du mépris modeste de certains savants à l'égard de leur propre savoir au mépris arrogant de quelques ignorants à l'égard du savoir des autres. Les premiers, bien entendu, sont sans défense à l'égard des seconds : leur modestie les empêche de combattre, puisque défendre les savoirs leur paraît se défendre eux-mêmes, ce que leur maxime morale leur interdit. Incapables, par leur personnalisme impénitent, de distinguer entre leur individualité d'une part et d'autre part le savoir que cette individualité occasionnellement incarne, ils sont prêts d'un même mouvement à abandonner la première à l'humilité requise par leur morale et le second à l'humiliation requise par le ressentiment d'autrui. Nous n'avons aucune raison d'accepter ces confusions. La tradition française du mépris à l'égard des savoirs, si grands qu'en puissent être les représentants, est dangereuse et il faut la combattre. Que de grands esprits parlent d'ignorances souhaitables ou même utiles, libre à eux - d'autant qu'en général ils ne sont pas, pour leur -_ 138
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part, très ignorants. Mais. ce qu'on peut admettre d'une subjectivité, dont le discours n'oblige personne et, du reste, n'entend obliger personne, on ne saurait l'admettre d'une institution, et moins encore d'une institution d'État : tout propos ici vaut une décision contraignante et toute limitation vaut une interdiction. Quelle puissance jugera, dans l'ordre des ignorances, de ce qui est utile ou inutile ? L'État ? On retrouve alors la pire des choses : l'ignorance érigée en soutien d'un pouvoir. Une telle figure a un nom dans l'histoire : c'est l'obscurantisme. On regrette de devoir dire qu'elle a resurgi récemment dans la politique française. Si aucune ignorance n'est utile, l'école comme institution a comme horizon l'encyclopédie de tous les savoirs. Elle est, comme institution, ce qu'était l'Encyclopédie comme oeuvre littéraire. On ne saurait justifier en droit aucune lacune dans ce qui est enseigné. En fait, cela va sans dire, les choix sont inévitables, mais il faut bien voir que c'est toujours par une contingence externe : la finitude de la vie humaine et les limites de l'entendement. Encore faut-il que la dure nécessité n'efface pas l'idéal encyclopédique - le seul conforme à la nature de l'institution scolaire. Aussi cette institution doit-elle manifester le plus possible qu'elle continue de se régler sur cet idéal. Il faut donc qu'elle inclue des institutions de pur savoir, des universités par exemple. Mais c'est à tous les niveaux que l'idéal doit imprimer sa marque. Le signe le plus explicite est l'exigence que les enseignants soient très savants, le plus savants possible : ce qui, étant donné toujours la finitude de la vie humaine et les limites de l'entendement, implique leur recrutement sur les titres les plus élevés possibles, leur spécialisation et leur monovalence. Si, pour des raisons qui s'expliquent mal, ce principe ne peut être maintenu à l'école primaire, il convient qu'il le soit le plus tôt possible, dès le collège. Dans l'enseignement primaire, il convient que les instituteurs eux aussi soient le plus savants possible : polyvalents peut-être, s'il faut s'y résigner, mais aussi curieux et informés qu'ils le peuvent 1. C'est en tout cas le devoir qu'il faut leur proposer explicitement, alors que, bien souvent, on leur propose le devoir contraire. 1. Cela implique, semble-t-il, qu'ils soient systématiquement formés par l'enseignement supérieur et non pas dans des couveuses telles que les écoles normales d'instituteurs. Cela implique aussi que leur culture n'ait pas pour seul horizon les laudateurs de l'ignorance ou aussi prestigieux utile, fussent-ils que Montaigne Rousseau.
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Ces principes étant posés, et étant admis que leur validité ne saurait être qu'idéale, il reste à déterminer des contenus. Question tabou : la thèse familière des spécialistes de l'éducation et des réformateurs qui, explicitement ou implicitement, s'en inspirent, c'est que les contenus n'importent pas. Seule importe la forme, c'est-à-dire les méthodes pédagogiques : celles-ci seront d'autant plus pures que les contenus seront plus pauvres. Mais, par ailleurs, les contenus subsistent toujours, si peu que ce soit ; comme malgré tout, ils ne sont pas censés importer, aucune pensée n'est accordée à leur détermination : restent alors les fantasmes du Français moyen sur ce que doivent être une enfance, un bonheur, une normalité. La Réforme s'est ornée au fil des ans de multiples patronymes (Fouchet, Fontanet, Haby, Legrand, etc.) ; un seul en vérité lui convient et c'est Dupont-la-Joie. On retrouve le ruralisme : l'école doit proposer le petit supplément de campagne qui est censé manquer aux citadins, toute classe se faisant fermette ou cabanon. Par prosaïsme militant, on demande que l'école soit concrète et interdise à chacun l'usage abstrait de sa pensée ; les livres sont dangereux : apprendre à lire est un mal 1 ;quant à écrire, quoi de plus pernicieux ? Mieux vaut s'en tenir aux techniques imprécises de l'expression indifférenciée. Dans les célèbres crêpes, bûchettes et pâte à modeler, l'on reconnaît le bricolage du dimanche, et dans les activités d'éveil (visites d'entreprises, présence dans des émissions de radio, animations diverses) la promenade du même jour. Sport en pantoufles, méridionalisme et enfin, par-dessus tout, familialisme : le Dupont pédagogue veut que l'école soit pour l'élève comme une maison de vacances où l'on prépare des confitures, où l'on joue au grenier, où la bonne grand-mère, sous sa coiffe paysanne (qu'elle soit, dans les faits, représentée par un instituteur barbu est négligeable), instille au passage quelques leçons d'éternelle sagesse : que l'homme n'est ni bon ni 1. Si la réalité n'était pas tragique,l'on rirait volontiersdes pédagogueset réformateurssaisispar Talbot. Ceux qui proclamaientbien haut l'inutilitéde la lecture et voyaientdans les illettrésles précurseursde l'avenir, on les retrouve médusésdevantl'incontournable horreur :des ouvriersde quaranteans qui effectivementne saventpas lire. Même scénario,en moinsdouloureux,pour l'enseignementde l'histoire.Une interventionvenue d'en haut a, de fait, balayéles structureset les principesdes pédagogues.Mais,après le premiermouvementde désarroi,ces derniersse sont remis :verbalement,ils accordenttout à la disciplineprotégée,renonçantdu même ; lesfaits,on verrabientôtquetoutest commeavant : coupà leursjouetsfavoris dans hainede la disciplinehistorique,interdisciplinarité bête et primeà l'ignorance. 140 .
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mauvais, que trop de savoir nuit, que le fer chaud brûle, etc. Faire en retour que l'école soit pour le maître comme une seconde famille : éventuellement, un substitut de progéniture pour certains célibataires pieux et inféconds i. Pétain, en tout cas, n'est pas loin. A force de ne pas vouloir choisir, à force de prétendre qu'il n'y avait pas lieu de le faire, on en arrive ainsi à ce qu'il faut bien appeler un avilissement des esprits. Ce qu'une école transmet doit faire l'objet d'une décision explicite et ne saurait être laissé à la nécessité aveugle de la non-pensée. Les principes du choix sont clairs, même si l'on peut discuter du détail de leur application. Il y a deux critères généraux : l'indépendance de la nation et l'exercice par chaque sujet de toutes ses libertés - ce qui est l'exercice de toutes ses facultés. Une nation ne connaît pas à l'égard d'elle-même d'autre devoir que celui d'assurer, passivement, quand elle le peut, activement, quand elle le doit, son indépendance. Elle ne connaît pas à l'égard de ceux qui vivent, ne fût-ce qu'un instant, sur son territoire, d'autre devoir que celui de leur permettre le plein exercice de leurs libertés. Reste à décider du détail. Il faut alors tenir compte de quatre conditions. La première est que tous les savoirs sont égaux en dignité, mais ne le sont pas en puissance et en fécondité. La seconde est que les voies de l'indépendance varient au fil des conjonctures : à l'ère du marché mondial, l'indépendance économique et technique est nécessaire, si elle n'est pas suffisante. La troisième est que les voies de l'indépendance varient aussi suivant les nations : en France du moins, elles passent par une histoire et par une langue. La quatrième est que l'exercice des libertés, reconnu en droit, peut être rendu difficile en fait, non pas par des mesures policières - à cela, on sait résister -, mais par la force de l'opinion. La première condition peut se dire autrement : il est des savoirs stratégiques qui donnent la clé d'une famille d'autres savoirs. Ainsi nul .n ne doute que le formalisme mathématique ne soit un tel savoir dans tu l'ordre des sciences. Certains pensent que la thermodynamique a ce jf tj statut ; d'autres que la biologie cellulaire le mérite davantage 4 less 1. On comprend alors que, parmi les enseignants les plus rétifs à appliquer la réforme des collèges (réforme Legrand), il faille compter les mères de famille. Elles n'ont pour leur part nul besoin d'un supplément bien au contraire, familialiste ; l'école où elles enseignent fonctionne comme le lieu qui les affranchit, pour un temps bien déterminé, de la famille.
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débats sont ouverts, mais, en tout cas, ils ont un sens. Il en va de même dans toutes les branches du savoir. Cela suit du reste de la proposition que l'horizon de l'école est l'encyclopédie : il n'est pas d'encyclopédie sans la détermination d'une organisation des savoirs et il n'est pas d'organisation des savoirs qui ne consiste à en reconnaître certains pour décisifs. Il va de soi que la gestion, imposée par les nécessités de la finitude, impose aussi de préférer les savoirs stratégiques aux autres : ainsi les décisions, déterminées par les conjonctures, devront aussi tenir compte de l'organisation théorique des savoirs. Laquelle est proprement une affaire de philosophie : implicite ou explicite (il vaudrait mieux fût explicite). a qu'elle La seconde condition implique que l'école transmette tous les savoirs ' à assurer l'indépendance appropriée à l'ère du marché mondial. propres Nous disons bien : tous les savoirs. Cela n'est pas sans conséquence, car, les techniciens ne s'accordent pas sur ce qui leur est 'ustement, écessairé Ainsi les informaticiens, qui, comme les ingénieurs des mines autrefois, incarnent aujourd'hui la lutte pour l'indépendance, se divisent en deux groupes : selon les uns le savoir informatique se suffit à lui-même et rend inutile tout autre savoir ; selon les autres, au contraire, le savoir informatique suppose comme requisit logique l'encyclopédie de tous les savoirs possibles. Un tel débat est un symptôme : en aucune circonstance, on ne peut faire une confiance aveugle aux représentants d'une technologie pour déterminer ce que cette technologie entraîne comme conséquences. Il convient alors de s'en remettre au raisonnement : toute technologie - et sur ce point les technologies nouvelles n'innovent en rien - est, depuis le xvil siècle, à penser comme la forme appliquée d'une branche de la Science ; réciproquement, toute branche de la Science peut être pensée comme la théorie de quelque technologie. L'indépendance technique suppose donc la Science. Elle suppose, autrement dit, que soit transmis tout ce qui est nécessaire à ce que la . Science existe, c'est-à-dire se modifie. t ' La troisième condition n'a qu'une seule conséquence, mais elle est sont nécessaires, comme disciplines spécialisées, l'enseignecapitale : de l'histoire, celui de la langue et celui des Lettres. ment La quatrième condition affirme que, dans les démocraties formelles, il tj ) n'est pas de puissance plus dangereuse pour les libertés que l'opinion ) qu'il s'agisse de l'opinion brute ou de l'opinion médiatisée. Là où elle car on ne peut plus point de liberté d'expression ou de pensée règne, .
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LESSAVOIRSDANSUNEÉCOLEJUSTE dire ou penser que ce qui est recevable par une communauté de fait ou par des techniques de communication ; point de droit de vote effectif : le uffrage n'est plus qu'un cas particulier du sondage ; point d'état de croit : l'opinion courante l'a toujours emporté d'avancelet la seule loi alide est désormais, dans sa violence nue ou insidieuse, la loi de 1. L'école n'a qu'un devoir : résister à la puissance de l'opinion. Il ne sert à rien de se voiler la face et de faire des ronds de jambe sur la nécessaire ouverture du monde, sur la réconciliation souhaitée entre l'école et l'audio-visuel. Ce sont des fariboles, si l'on oublie l'essentiel : peut et doit user de toutes les techniques anciennes et nouvelles ut'école lui sont accessibles. Elle doit user de l'informatique, de la télévision, qui de la presse, etc. Mais cet usage, non seulement licite mais nécessaire, a une fin spécifique : résister aux thèmes que ces mêmes techniques usuellement justifient. Retourner incessamment les techniques contre leur finalité manifeste, tel est le mouvement ; il est sophistiqué et réclame pour être mené à bien des sujets dominateurs et sûrs d'euxmêmes. Tout le contraire de l'effacement et de l'humilité qu'on prône aux enseignants. droit, tous les savoirs contribuent à détruire le pouvoir absolu de En l'opinion. Mais seul un esprit léger pourrait s'en tenir là : dans la réalité, quelque savoir stratégique est requis, pour affirmer et démontrer qu'il existe un au-delà de la doxa. En France, du moins, un tel savoir existe : il s'appelle la philosophie 2. t,
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1. De ce point de vue, la politique scolaire d'un réformateur pieux tel que M. Savary est directement antinomique de la politique pénale d'un réformateur laïque tel que M. Badinter. Le premier met en place les mécanismesque le second combat. Après tout, les collèges rénovés produiront bientôt des magistrats, des policiers, des jurés : ayant été entraînés systématiquement à ne pas penser par eux-mêmes, on peut s'interroger sur le degré de résistance qu'ils sauront opposer à l'opinion. 2. C'est pourquoi l'enseignement de la philosophie est une bonne chose. Avec l'existence dans les lycées d'une classe qui porte ce nom et d'un corps de professeurs spécialisés, se joue une partie décisive, touchant la nature de l'école. Faire croire que la vraie philosophie est l'affaire de tous, c'est-à-dire de cette minorité qui parle imaginairement au nom de tous, nommément les journalistes (Nouvel Observateuret Mme Saunier-Séité) ;faire croire que la philosophie est une variante de la littérature ou des sciences économiques (M. Savary) ou qu'elle doit disparaître (M. Haby) ou que son enseignementpeut être saupoudré sans dommages de la sixième à la terminale (gribouillesdivers), voilà autant de positions où s'atteste le dessein mal dissimulé d'installer l'opinion au poste de commandement autrement dit, d'attenter aux libertés. 143
L'ÉCOLE ET LES SAVOIRS
Post-scriptum
Bien que ce ne soit pas ici le lieu de discuter le détail des « programmes », un mot s'impose à propos des langues dites régionales. Il n'y a aucune raison de ne pas leur appliquer le principe général : il est inutile que qui que ce soit ignore le gascon, le béarnais, le picard, le breton, etc. Mais, justement, il faut bien voir qu'il s'agit du principe général et qu'il n'y a là place pour aucun privilège lié aux régions géographiques. Qui plus est, la réalité - regrettable ou pas - est que très peu de gens peuvent revendiquer véritablement ces langues comme une authentique langue maternelle, car le propre d'une langue maternelle, c'est que le sujet la parle et la tienne, pourrait-on dire, de naissance : ce qui n'est vérifié que pour quelques langues régionales (par exemple, l'alsacien, qui du reste n'a jamais été intégré à aucun système scolaire que ce soit, situation digne de réflexion). Dans le cas général, enseigner les langues régionales consiste à enseigner des langues à des sujets qui ne les parlent guère : tout au plus en ont-ils une teinture, mais pas plus, disons, que celui qui apprend l'anglais, après l'avoir entendu à longueur de journée chanté sur les disques et les radios. Un tel enseignement est donc soumis aux mêmes règles et contraintes que tout enseignement des langues étrangères. Il est parfaitement légitime qu'un tel enseignement ait lieu ; que, s'il y a des agrégations d'allemand ou de russe, il y ait des agrégations d'occitan, de corse, de breton, etc., aussi rigoureuses et exigeantes que les autres. Une chose cependant est sûre : de même que l'école n'a pas à proposer des substituts de famille aux âmes pieuses qui ont choisi de ne pas procréer, de même qu'elle n'a pas à proposer des substituts d'enfance paysanne à ceux dont les parents ont choisi la ville, de même elle n'a pas à proposer des substituts de langue maternelle à ceux qui, par fantaisie, ont décidé que le français, qu'ils parlent depuis leur naissance, ne suffisait pas à leurs rêves. Il va de soi que la question des langues nationales des immigrés vivant en France est plus compliquée dans les faits. Mais le principe général s'applique encore : l'école, dans la mesure de ses moyens, doit enseigner à qui souhaite les apprendre toutes les langues ; elle doit donc enseigner aux Maghrébins, mais pas à eux seulement et seulement à ceux d'entre eux qui désirent l'apprendre, l'arabe (littéral et dialectal) ou le berbère. De même, elle doit enseigner le vietnamien, le laotien, le cambodgien, 144
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LESSAVOIRSDANSUNEÉCOLEJUSTE le turc, le portugais, le castillan, le catalan, le yiddish, le polonais, et, pourquoi pas, le quechua, le tamoul et toutes les langues du monde. Que l'on procède à des choix est raisonnable ; mais le principe ne peut pas être sociologique et l'on ne peut raisonner en termes de ghetto : il ne faut surtout pas préjuger de ce que désirent les immigrés. Rien ne dit qu'ils ne désirent pas connaître la langue française, comme telle, aussi profondément ou mieux ou moins bien que telle ou telle autre langue, celle de leur nation d'origine ou quelque autre. Les généralités sont, dans la matière, les plus sottes : rien ne serait plus injuste que de supposer a priori que les jeunes Maghrébins n'ont droit qu'à l'arabe dialectal, les jeunes Cambodgiens au cambodgien, etc. Comme de coutume, le propos charitable est toujours sur le point de verser au racisme. Tout individu vivant en France a droit au tout, imaginaire, mais pour cette raison même efficace, de la langue française i. 1. Nous disons bien le tout, avec Chrétien de Troyes et Racine et Céline et Queneau. Que surtout nul ne borne les loubards et immigrésaux parlers que, par une vanité incessamment réversible en abjecte humilité, ils s'imaginent leur être seuls naturels et accessibles : soit les fameux idiomes populaires, censément chauds et proliférants, qu'exaltent à l'envi les ignorantins.
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