Didier BOURGEOIS
Comprendre et soigner les états-limites Préface de Dominique Barbier
SOMMAIRE
PRÉFACE
VII
AVANT-P...
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Didier BOURGEOIS
Comprendre et soigner les états-limites Préface de Dominique Barbier
SOMMAIRE
PRÉFACE
VII
AVANT-PROPOS
XI
P REMIÈRE
PARTIE
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES 1. Les états-limites : passer de la nosographie actuelle à une troisième entité
3
2. Des origines supposées du problème : la constellation des apports théoriques
17
3. Psychogenèse comparée des états-limites et des autres dispositions psychiques
43
4. La constellation borderline
57
5. Les situations expérimentales de traumatisme narcissique
71
D EUXIÈME PARTIE
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE 6. Les aménagements comme supports de la clinique du quotidien
83
7. Aménagements pathologiques : les perversions
97
8. Syndromes autonomes constituant l’équivalent d’une mise en échec inconsciente d’un interlocuteur masculin
127
VI
S OMMAIRE
9. Les aménagements addictifs comme indices de la structure psychique lacunaire
143
10. Autres issues du tronc commun borderline
169
T ROISIÈME PARTIE
S OIGNER
LES ÉTATS - LIMITES
11. Stratégies thérapeutiques et tactiques d’approche des états-limites
199
12. Des troubles de la personnalité aux troubles de l’identité
241
13. Peut-on envisager une prévention des états-limites ?
269
CONCLUSION
283
BIBLIOGRAPHIE
287
LISTE DES CAS
295
INDEX
297
TABLE DES MATIÈRES
303
PRÉFACE
qui présentent des troubles limites de la personnalité sont fascinants. Ils développent en nous des sentiments contradictoires faits de passion et de colère. C’est peut-être là que réside l’intérêt qu’on leur porte. Bien connaître la pathologie limite permet de mieux saisir les mécanismes de la psychose comme de la névrose, car il s’agit d’une pathologie frontière à la limite de ces deux grandes structures. Ces états-frontières ont cette richesse séméiologique qui attire celui qui s’intéresse à la psychopathologie et à l’énigme de la vie psychique. Les patients états-limites sont à la fois très attachants dans leur tentative d’essayer de vivre mieux, mais extrêmement déroutants par leurs troubles du comportement. Qu’est-ce qui fait qu’on devient état-limite ? Cette question à laquelle il n’est pas aisé de répondre supposerait une enquête épidémiologique rétrospective considérable. C’est pourquoi la plupart des auteurs se sont livrés à des hypothèses concordantes dont la cohérence ne peut être mise en doute. La plupart des spécialistes considèrent que la pathologie limite a un taux d’incidence particulièrement élevé. Pour certains auteurs, il atteindrait même 50 % de la population générale ! parallèlement, les épidémiologistes constatent une diminution de la prévalence de la schizophrénie et de l’hystérie dans la population générale. Cet aspect mérite qu’on s’y arrête. Plusieurs explications peuvent être fournies.
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L
ES PATIENTS
– Nous savons mieux repérer que du temps de Freud les états-limites. Leur démembrement clinique est maintenant bien avancé et les patients que Freud considérait comme névrotiques seraient maintenant des états-limites. C’est le cas de « l’homme aux loups » si bien analysé par Freud sans qu’un résultat bien net sur son évolution n’ait pu être noté. C’est là un des premiers aspects qui explique l’importante fréquence des états-limites autrefois amalgamés au groupe des névroses. – La deuxième explication est démographique : il ne faut pas oublier qu’avant-guerre l’espérance de vie était très limitée : on ne dépassait guère en moyenne la trentaine. Ainsi ne pouvait-on pas suivre sur une
VIII
P RÉFACE
longue période de vie les patients. Ce qui empêchait bien entendu de repérer ces sortes d’adolescents attardés que sont les états-limites. – Un troisième aspect, sociologique celui-ci, mérite un détour : notre société conçue sur un modèle psychotique et pervers est fondée sur le principe de plaisir et le clivage capitaliste de la rentabilité immédiate sans souci du lendemain réduit l’homme à sa valeur économique. Elle le dépossède de sa dimension spirituelle et psychique. Nul doute alors que notre mode de vie induit de plus en plus d’états-limites. La vie moderne inductrice d’états-limites ? D’un point de vue psychodynamique, deux théories essentielles proposent une conception heuristique intéressante : l’angoisse d’abandon précoce qui va sidérer les capacités de l’enfant et l’empêcher d’être résiliant ou le premier traumatisme désorganisateur qui va installer l’enfant trop précocement dans une pseudo-latence qui sera à l’origine d’une sorte d’adolescence pérennisée. Et de ce point de vue, il existe des corrélations entre les facteurs psychologiques et leurs correspondances socio-économiques. C’est là toute la question des corrélats entre la vie psychique et le mode de vie. Abandon, intrusion, traumatisme, trois mots-clés qui peuvent être rapportés à notre mode de vie. En effet, si l’on considère l’évolution de nos sociétés en fonction de l’organisation de l’Œdipe, force est de constater que nous sommes passés en près d’un demi-siècle de la famille structurée à la famille éclatée, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’évolution de la psychopathologie. Si toute société a la folie qu’elle mérite, il y a lieu de reconnaître que notre mode de vie fabrique de plus en plus de cas-limites. La plupart des psychanalystes de deuxième génération et notamment Winnicott et Bion, ont insisté sur l’importance du rôle maternel dans le développement de l’enfant. Ils ont continué l’approfondissement des théories freudiennes et kleiniennes déjà admises. Pour Winnicott, la mère suffisamment bonne est celle qui sert de contenant aux angoisses de l’enfant. Sa présence, son activité de nursing et les soins qu’elle dispense à l’enfant l’aident peu à peu à accepter le monde externe et lui permettent d’avoir avec lui des investissements d’objets progressifs. Cette période du narcissisme primaire décrite par Freud est fondamentale au point que certains ont pu considérer que la pathologie du narcissisme était centrale dans les cas-limites. Pour Bion, la capacité de rêverie maternelle évite l’expulsion d’éléments bruts non métabolisables (les éléments bêta) dont l’enfant ne peut comprendre le sens et lui permet une élaboration psychique minimale : la fonction alpha. Celle-ci est une capacité à lier et à donner sens à ce qu’il vit. Cette fonction de symbolisation due à la mère dans la compréhension
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P RÉFACE
IX
de son enfant ne joue plus tellement dans la vie moderne. Mais il est aussi un autre aspect qui est la plupart du temps laissé sous silence : il s’agit de la position toute particulière qui est donnée à l’enfant-roi et qui ne lui permet pas facilement d’accepter le poids du réel. Cet enfant qui n’est pas à sa place est magnifié par ses parents. Son irrespect, son insolence ou son audace font rire ; la difficulté de l’existence ne lui est pas montrée ; chacun s’amuse de lui ; il n’a pas de limites clairement établies. Et quand la drôlerie passe à un second plan, on s’aperçoit bien tard que l’enfant-roi présente des troubles de l’identification, et surtout n’a pas intégré l’interdit puisque ses moindres caprices ont été exaucés. Il va passer brutalement d’un sentiment océanique de la prime enfance à l’irruption du monde de l’autre vécue alors sur un mode persécutoire, parce qu’au départ, il vivait dans une élation narcissique sans limite. Par ailleurs, nos sociétés fondées sur la rentabilité économique ne sont pas suffisamment maternantes au sens d’aider à accepter les conditions de l’existence. Et le mythe actuel de l’enfant-roi doit être entendu comme tendance réactionnelle à un infanticide symbolique. Ne pas laisser l’enfant à sa place d’enfant consiste à le presser dans un adultomorphisme qui ne respecte pas les étapes qu’il a à franchir à son rythme. Ces carences éducatives précoces fixeront une suprématie du narcissisme à un stade où il gênera l’épanouissement d’une relation d’objet satisfaisante. Les états-limites se situent dans une relation d’objet nostalgique. L’objet a existé, mais il n’a pas été suffisamment bon ni suffisamment structurant. Cette relation d’objet nostalgique explique la sensation cruelle qu’ont les cas-limites de n’avoir pas eu leur dû et de rechercher leurs limites. Leurs mécanismes de défense sont de deux ordres : l’axe de la coupure, pour éviter de souffrir à vide parce qu’ils sont tellement avides d’amour et l’axe de la puissance pour essayer de trouver malgré tout une certaine jouissance dans leur existence misérable. Ce qui peut leur permettre de ne pas évoluer vers la paranoïa qui les figerait dans le postulat que l’enfer c’est les autres. Faute d’avoir pu trouver en l’autre celui qui sensible à leur altération, les désaltérant, les initiera à l’altérité. Il était bon que Didier Bourgeois, chef de service à l’hôpital de Montfavet, qui fait encore partie des trop rares psychiatres militants du secteur, nous entretienne des liens entre l’éclairage psychodynamique et la clinique des états-limites. Son intelligence des situations, son ouverture d’esprit, sa double formation de psychanalyste et de systémicien permettent un abord passionnant de ce type de pathologie. Son engagement dans la cause psychiatrique n’est plus à démontrer : il a exercé en milieu carcéral pendant de nombreuses années et s’occupe actuellement, entre autres, de sujets en situation de précarité sociale.
X
P RÉFACE
Il nous livre dans cet ouvrage la quintessence de sa réflexion et de sa pratique. Il était donc tout naturel que la collection psychothérapie l’accueille en bonne place et fasse honneur aux qualités cliniques, scientifiques et humaines de l’auteur !
Dominique BARBIER Psychiatre des hôpitaux Président de l’Association nationale de recherche et d’étude en psychiatrie (ANREP)
AVANT-PROPOS
se propose d’envisager la notion d’état-limite de la personnalité à travers ses aménagements cliniques les plus fréquents et les plus significatifs, capables de dégager le sens lacunaire et archaïque du point de vue du narcissisme des nombreux sujets qui en sont porteurs. L’idée d’un état-limite de la personnalité, bien qu’ancienne dans sa conceptualisation, déborde la dichotomie névrose/psychose et subvertit totalement la psychopathologie traditionnelle fondée sur les apports de la psychanalyse. Elle transcende la clinique psychiatrique tout autant que les individus borderlines dérangent leur entourage, en explorent les limites, et interrogent, là où elle a mal, la société en général. En ce sens, le questionnement que ces malades offrent au médecin ou au psychothérapeute est fécond. Il répond à l’une des exigences de la psychiatrie qui est de réévaluer sans cesse sa pertinence en tant que science humaine et science médicale, confrontée à l’évolution des mentalités et aussi à l’évolutivité naturelle des maladies mentales. Ce texte, muni d’un appareil de notes et de nombreux cas cliniques, ne prétend pas l’exhaustivité. Il n’est qu’une proposition de grille de lecture de désordres comportementaux, fréquents, à rapporter subjectivement au matériel psychodynamique éventuellement restitué dans la relation nouée entre un intervenant et un sujet en souffrance, que ce dernier soit ou non en demande d’aide. Des pans entiers de la psychiatrie (psychoses et névroses) n’y sont pas abordés directement bien que, en creux, la mise en exergue de la problématique narcissique dessine des contours utilisables dans l’approche clinique de ces troubles structuraux de la personnalité ainsi que pour l’abord thérapeutique des désordres mentaux qui en découlent. Les tentatives contemporaines de classification, telles que la CIM-10 ou le DSM-IV, se veulent factuelles et non structurales, plus synchroniques que diachroniques. Elles ne recoupent pas l’expérience du narcissisme et de sa faillite comme constitutive de la souffrance psychique. Cette expérience, que nous tentons de partager, reste, en quelque sorte, le point aveugle de la « nouvelle clinique » (comme on disait autrefois « nouvelle cuisine »), épurée, sans doute de ce qui s’avère trop intime et
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C
ET OUVRAGE
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A VANT- PROPOS
trop humain pour se voir codifié. Elle ne peut être qu’interprétée mais de cette interprétation, parfois, naîtra le changement. La richesse de la pratique psychiatrique, que celle-ci se déroule dans le strict cadre prévu à cet effet où bien qu’elle s’insinue en contrebande dans une relation d’aide, réside justement dans la possible mise en perspective de divers points de vue apportant un relief sans cesse renouvelé à des conduites ébranlant les certitudes héritées de notre formation et de notre éducation. Le principe de la constitution d’une personnalité durablement structurée de façon borderline apparaît aujourd’hui clair et stéréotypé dans son agencement psychogénétique, nécessitant traumatismes désorganisateurs précoces et tardifs afin de verrouiller une trajectoire vitale spécifique, génératrice en elle-même de beaucoup de souffrance et, par ailleurs, capable d’aménagements économiques si divers qu’ils en sont déroutants. Le narcissisme et ses avatars sont des notions essentielles pour aborder, sinon comprendre, les émotions, le comportement ponctuel et la trajectoire vitale extraordinaire de ces sujets, qui sont de plus en plus nombreux. Comprendre les états-limites permet d’oser les soigner en utilisant les techniques les plus appropriées, celles qui tiennent compte de la carence narcissique fondatrice de la fragilité de ces personnalités. Cet ouvrage est destiné aux psychiatres et aux psychothérapeutes mais il pourra intéresser aussi les médecins généralistes qu’interpelle la proportion croissante de patients inclassables mais clairement « psy » et en grande souffrance psychique, suscitant des réactions passionnelles parfois mal maîtrisables. Il s’adresse également à l’ensemble des professionnels du paramédical, exerçant en milieu hospitalier ou en secteur libéral. Il se donne pour but d’explorer les avatars du narcissisme, aussi bien dans la psychogenèse que dans la clinique, dans la mesure où la carence narcissique détermine, infiltre et colore des comportements si déstabilisants et divers qu’on parle souvent de comorbidité à leur propos alors qu’ils renvoient à une évidente unité structurale. L’histoire de l’élaboration du concept est édifiante. Elle évoque la difficulté théorique à conceptualiser enfin un trouble mental demeurant purement psychogénétique, au fur et à mesure que les apports des neurosciences fondamentales teintaient de biologisme des maladies jusque-là réputées mentales, schizophrénies ou dysthymies, considérées comme le noyau dur de la discipline. La variabilité clinique orienta tour à tour l’attention des cliniciens sur tel ou tel tableau clinique en fonction de sa visibilité sociale et de son potentiel sociopathogène et elle poussa les thérapeutes dans des directions qui se sont souvent avérées être des impasses.
A VANT- PROPOS
XIII
En étant au clair avec les avatars du narcissisme et en les reconnaissant dans les partenaires relationnels que sont les patients porteurs de traits narcissiques, en acceptant de voir en soi-même la réalité de certains d’entre eux, le « praticien en état-limite » sera davantage à même de conserver une ligne directrice cohérente à son intervention thérapeutique, c’est-à-dire à ne pas se laisser manipuler – ce qui ne pourra être que bénéfique, à terme, pour le malade. Le projet de cet ouvrage est donc d’aider à comprendre et soigner les états-limites.
PARTIE 1 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES
Chapitre 1
LES ÉTATS-LIMITES : PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
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L E PARADIGME ACTUEL Psychoses et névroses sont les variantes structurelles du « cristal de roche » qu’est la personnalité, selon le système de conception et de représentation des arcanes du psychisme humain avancé par S. Freud et ses héritiers, les tenants de la psychanalyse. La psychanalyse est à la base de la grille de lecture la plus usuelle concernant les troubles psychiques mais elle reste, à l’heure actuelle, quasiment muette sur le sujet. La richesse clinique des troubles de la personnalité et de leur expression pathologique comportementale ne se satisfait plus de cette dichotomie réductrice. Cette constatation a conduit à postuler l’existence d’une troisième entité structurelle de la personnalité, potentiellement autonome par l’agencement de ses déterminants psychogénétiques et son fonctionnement intrinsèque qui sont perceptibles à travers la clinique. Cette troisième entité potentielle ne serait pas seulement une interface entre les deux structurations psychodynamiques princeps, psychose et névrose. Psychose et névrose sont des concepts qui ont été individualisés à grande distance historique : la névrose par W. Cullen (1769) et la psychose par E. Von Feuchtersleben (1845).
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C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
Dès le milieu du XXe siècle, confrontés à la question des limites de ces concepts structuraux, les cliniciens ont proposé des dénominations intermédiaires destinées à atténuer la contradiction entre la théorie et la clinique. Cette troisième entité soupçonnée empiriquement ne serait ni une schizomanie, ni une pré-schizophrénie, ni une schizophrénie incipiens, ces trois appellations renvoyant à une proximité fondamentale à la psychose. Elle ne renverrait pas plus à de simples formes de passage insidieux entre les deux pôles, ce qui serait peu compatible avec le modèle théorique binaire freudien. Elle constituerait une tiers-structure si ce n’est un tiers état, voire un tiers-monde de la psychiatrie tant les sujets qui en relèvent apparaissent « marqués par le malheur ». Les conceptualisations destinées à transcender la dichotomie psychose/névrose sont nombreuses et ce nombre signe justement la difficulté théorique du problème. Aujourd’hui encore, le terme d’état limite reste un terme flou et à partir de ces considérations, on voit que cette notion d’état limite a été admise « en creux », par élimination. Cependant, bien que construit à l’aide de références théoriques et d’intuitions cliniques appartenant au champ psychanalytique, ce postulat dérangeant donne un sens enrichi à des désordres psychocomportementaux atypiques et il dégage d’autres logiques résolutives que psychose et névrose. Ainsi, il subvertit le modèle auquel il se réfère et en fait éclater la cohérence. Dès lors, même aujourd’hui de nombreux psychanalystes le réfutent. En dehors de ce néo-contexte explicatif, nombre de tableaux cliniques actuels, seraient à admettre, par défaut, comme des errements diagnostiques, des états mixtes ou des formes hybrides, des coïncidences ou des comorbidités habituelles. L’évolution de la nosographie regorge de tentatives destinées à donner un sens à ces tableaux atypiques, en fonction de la variation de leur visibilité sociale. Nous avons évoqué la schizomanie mais on a pu parler de « psychonévrose » (S. Freud, à propos de la névrose obsessionnelle) voire de « psychose hystérique », ce qui était un non-sens théorique puisque c’était un terme accolant deux éléments appartenant à des structures psychiques opposables. La réalité ne peut se plier à la théorie, elle est vouée à dessiner, par son irréductibilité, d’autres pistes hypothétiques fécondes ou se révélant être des impasses thérapeutiques puisque le but de toute théorisation en la matière reste d’éclairer la pratique, que ce soit dans la compréhension du phénomène ou dans la mise en place de traitements originaux. Par référence au fait qu’ils relèvent d’états psychiques frontières, riches précisément par leur instabilité, L. Fineltain (1996), nomma styxose cette disposition limite mais autonome par rapport à psychose et névrose de la personnalité. Cette terminologie a le mérite de mettre sur un pied d’égalité les trois entités sans subordonner l’une aux deux autres. Tenant compte du fait que nombre d’individus présentaient des troubles psychiques sans complètement « verser dans la maladie
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PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
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mentale » (c’est un autre sens de l’état-limite) on a pu postuler que la notion d’état-limite correspondait aux troubles graves de la personnalité1 . En effet, ces « troubles graves de la personnalité », à type d’états limites (Racamier, 1963 ; Bergeret, 1970) constituent une partie notable d’un socle intrapsychique propre à se traduire par des désordres psychocomportementaux spécifiques, parfois violents et spectaculaires. Ces troubles existent aussi bien chez des individus considérés comme non pathologiques, mais plongés en position d’intense souffrance psychique chronique si leurs mécanismes défensifs prévalents viennent à défaillir, que chez des malades avérés, soignés en psychiatrie, ou chez des grands déviants sociaux échappant d’habitude à la psychiatrisation et fréquentant les lieux de répression telle que la prison. Ainsi, le champ recouvrant des états-limites s’est élargi progressivement, allant de la psychopathologie à la sociopathologie, du fait, précisément, que la mise en jeu de ces désordres intrapsychiques est de nature à remettre durablement en question l’ordre établi, la nosographie comme la paix sociale. Un délire paranoïde agi, chez un schizophrène n’est pas en mesure de constituer un fait de société, il contribuera juste, en négatif, à faciliter la détermination des contours d’une normalité psychocomportementale et à rassurer les « normaux » sur leur santé mentale. Un névrosé restera facilement inscrit dans un fonctionnement normal et, s’il dérape, c’est la loi, en tant qu’émanation du consensus social et expression des mentalités, qui sanctionnera son acte. En revanche, le fait que la plupart des sujets borderlines interrogent fortement leur monde les rend plus volontiers insterticiels, quitte à mettre à mal les structures entre lesquelles ils évoluent. Ils se font rejeter. Leurs troubles comportementaux patents les démarquent du monde ordinaire mais leur lucidité (qui n’est jamais mise en défaut), leur souffrance manifeste et leur intelligence, les ramènent sans cesse du côté des « normopathes ». Dès lors, leur visibilité comportementale et leur impact sur le monde sont de l’ordre de la sociopathie. Ils ont, plus que tout autre, la particularité d’être sensibles au contexte social en dépit du fait qu’une partie de leurs troubles ressort du champ de la psychodynamique. Ceci explique que la symptomatologie qu’ils présentent soit si évolutive.
L A LACUNOSE C’est pour cela que l’intérêt des chercheurs vis-à-vis de ce type de personnalité énigmatique n’a jamais faibli depuis les descriptions princeps : Hugues (1884), (cité par L. Fineltain, 1996), comme état frontière
1. En France, les imprimés des feuilles de demande d’exonération du ticket modérateur (le 100 %) au titre d’affection longue durée comprennent trois items psychiatriques : psychose, névrose, troubles graves de la personnalité.
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C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
de la folie, avant la théorisation freudienne, D. N Stern (1985, 1989) et H. Searles (1977, 1994). Nous avons vu que cet intérêt, guidé par une clinique heuristique, se focalisa tout à tour sur les diverses manifestations comportementales du désordre comme autant de pistes pour décrypter son sens intime, sans toujours pouvoir ramener clairement celles-ci à une disposition sousjacente particulière du psychisme puisqu’on ne voulait (ou pouvait) pas sortir de la dualité psychose/névrose. C’est ainsi que furent revendiquées comme des entités autonomes sociopathiques, voire des maladies mentales des regroupements aléatoires ou syndromiques aussi variés que la sorcellerie en son temps mais aussi la psychopathie, ou le déséquilibre psychique, l’alcoolisme, les toxicomanies, l’anorexie/boulimie ou les perversions sexuelles, ainsi qu’une nébuleuse de petits tableaux cliniques qui se sont peu à peu agrégés en un ensemble cohérent : syndrome de Ganser, syndrome de Münchausen, syndrome de Lasthénie de Ferjol. Nous reviendrons ultérieurement sur ces syndromes. Sous des apparences distinctes, on pouvait constater, dès cette époque, une profonde intrication clinique dépassant la comorbidité simple, admettant des formes de passage ou une succession de « maladies » appelées à se développer chez un seul et même individu au fur et à mesure qu’il avançait en âge. Par ailleurs, en fonction de l’angle d’analyse du processus psychique, la plupart de ces entités cliniques sont potentiellement intégrables dans le groupe des addictions ou des perversions, voire des aménagements pseudo-psychotiques ou des « psychoses focales1 ». Un même comportement peut, en outre, se décrire comme une forme mixte, en raison de son déroulement diachronique ou par sa signification existentielle : citons la scatophilie téléphonique dans son rapport à l’érotomanie, la kleptomanie comme perversion et addiction ; la règle étant la coexistence systématique de plusieurs de ces dysfonctionnements chez une même personne (Abel, et al., 1988). Nous aborderons ces comportements dans le chapitre des perversions. Ce démembrement clinique superficiel, utile pour affiner la sémiologie, aidait à la détermination des symptômes cibles d’éventuelles thérapeutiques médicamenteuses ou biophysiques espérées. Par sa logique, il contredisait néanmoins toute approche analytique globale d’une personnalité sous-jacente, seule capable, pourtant, de susciter une mise en perspective cohérente visant à dépasser leur juxtaposition taxinomique simplificatrice, mais didactique. Il interdisait la perspective d’une approche psychothérapique cohérente.
1. Le terme de psychose focale correspond à l’intuition que le bouleversement pathologique de la personnalité reste focalisé à un secteur du champ vital et n’envahit pas la totalité du fonctionnement du sujet.
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PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ
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L’expérience montre que ces patients, nombreux (30 % des consultations selon L. Fineltain, 1996), s’ils sont souvent passionnants pour l’économie psychique du soignant, ne sont pas les plus faciles à prendre en charge car ils s’avèrent déroutants, au sens propre. Il apparaît donc licite de chercher à mieux démonter les ressorts intimes de leurs comportements morbides, parfois spectaculaires, rebutants par leur itération, ou attachants. Cela permet de proposer des stratégies d’approche relationnelle ou thérapeutique dépassant la simple rétroaction médicale et la sanction sociale qui, nous le verrons, renforce inévitablement le comportement pathologique jusqu’à le figer en une sociopathie. Pourtant, la sanction sociale intervient encore souvent, lorsque les déviances sont devenues trop déstabilisantes pour l’ordre public et la morale. La psychogenèse de ces personnalités est éloquente. Leur abord thérapeutique n’est pas encore codifié et il reste empirique, sous-tendu parfois par un contre-transfert négatif, tant les troubles et leur variabilité interindividuelle comme intra-individuelle sont dérangeants et touchent souvent au point aveugle des soignants en réactivant des positionnements transactionnels enfouis chez ces derniers1 . Il n’est pas étonnant de constater que, hormis les cas pathologiques extrêmes, relatifs à des aménagements pervers ou caractéropathes prédominants, les sujets dotés (doués ?) d’une personnalité borderline savent émouvoir. Ils arrivent avec une facilité déconcertante à débusquer le partenaire complémentaire qui parviendra à les apaiser ou les contenir, le temps d’une vie parfois, le temps d’une prise en charge référente souvent. Ce partenaire potentiel étant initialement plus ou moins consentant, il se retrouve très vite, irrémédiablement, happé dans l’histoire du sujet borderline, désubjectivé, un peu comme dans certains processus paranoïaques passionnels qui se révèlent d’ailleurs, à l’analyse, plus souvent borderlines que psychotiques (heureusement !). Ils vivent une passion au sens philosophique du terme. L’hypersensibilité et la souffrance chronique des sujets borderlines s’avèrent souvent très complémentaires de la vectorisation psychoémotionnelle de leur partenaire privilégié, que celui-ci soit lui-même engagé dans un fonctionnement borderline réparateur ou masochiste, ou qu’il soit intimement doté d’une personnalité névrotique fondée sur la culpabilité2 , la compassion et le dévouement. La psychologie
1. La problématique de réparation qui infiltre plus ou moins sourdement certaines vocations thérapeutiques, soignantes ou éducatives, a sans doute à voir, pour partie, avec des formes cicatricielles ou atténuées du questionnement borderline. La confrontation de ces vécus, si elle parvient à transcender les effets de miroir, est parfois un puissant levier thérapeutique. 2. La culpabilité est l’un des concepts centraux de la psychodynamique. Elle exprime dans le conscient et l’inconscient du sujet une relation topique conflictuelle entre le moi et le surmoi. Le surmoi est conçu comme une instance psychique intersubjective qui est dérivée du narcissisme et se trouve pérennisée après le complexe d’Œdipe à la suite
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C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
intime de ce partenaire désigné est évidemment à questionner car, tôt ou tard, après la lune de miel, lorsque son illusion réparatrice s’évanouira, lorsque le faux self 1 du sujet borderline se fragilisera, lorsque la faille narcissique2 primordiale s’élargira sous les coups de boutoir des inévitables frustrations ordinaires ou extraordinaires de l’existence, la question de la cohabitation puis de la séparation se posera pour les deux sujets. C’est le sens de la problématique de répétition et d’abandon chez les sujets borderlines et leur entourage. On constate que le questionnement abandonnique inhérent aux sujets narcissiquement défaillants les poussera à explorer (ou à faire exploser) la tolérance de leur partenaire, sachant souvent là où il faut appuyer pour lui faire le plus mal, le provoquer inéluctablement, susciter parfois sa rage ou sa violence réactionnelle et s’exposer au risque, une fois de plus, de se voir violenté ou abandonné. Ce passage à l’acte du partenaire, comme celui de l’entourage familial, de l’institution, de la société (Conrad, Schneider, 1980) – car nous sommes là dans des dimensions fractales de l’environnement du sujet « cas limite » – confirmera et validera, une fois de plus, les précédents passages à l’acte, enfonçant le patient dans sa problématique abandonnique par mésestime de soi, dans un destin victimaire. C’est cela qu’il faut prévenir le plus tôt possible (dans le champ éducatif et soignant, comme dans le champ familial ou conjugal). C’est cela qu’il faut désamorcer autant que possible (perspective psychothérapique à court terme), qu’il faut prendre en considération dans l’après-coup, parfois pour contextualiser un passage à l’acte (perspective victimologique et criminologique).
A PPROCHES PLURIELLES DU PHÉNOMÈNE ÉTAT- LIMITE : DE L’ IMPORTANCE DU TRAIT D ’ UNION Nous placerons désormais un trait d’union entre état et limite, ce qui ne se retrouve pas dans les définitions habituelles. À notre sens ce trait confère une cohérence supplémentaire à l’expression qui, dès lors, n’est plus la simple juxtaposition des deux termes. Ainsi, l’un n’est d’une identification à l’interdit parental. Cette identification permet à l’enfant de penser conserver l’amour du parent avec qui il s’est placé en rivalité et parer ainsi la menace de la castration par lui. 1. Ce terme introduit par D.W. Winnicott désigne « une distorsion de la personnalité qui consiste à s’engager dès l’enfance dans une existence en trompe l’œil (le soi inauthentique) afin de protéger, par une organisation défensive, un vrai self (le soi authentique). Le faux self est donc le moyen de ne pas être soi-même selon plusieurs gradations qui vont jusqu’à une pathologie de type schizoïde où le faux self est alors instauré comme étant la seule réalité, venant ainsi signifier l’absence du vrai self. » (définition issue du Dictionnaire de la Psychanalyse, E. Roudinesco, M. Plon, 1997, p. 967). 2. La notion de faille narcissique est primordiale dans l’approche des états-limites. La question du narcissisme et de ses avatars sera développée ultérieurement.
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plus adjectif de l’autre, mais chacun devient co-substantif particulier, capable de définir un néo-terme qui dépasse la signification de ses deux composants. Après avoir vu la façon dont est née la conceptualisation d’une troisième entité à partir de la clinique, nous allons aborder la manière dont l’entité état-limite a pu se dégager, aussi, à partir du contexte social puis des théories psychodynamiques. Bien que les états-limites constituent traditionnellement des contreindications formelles à la psychanalyse – puisque renvoyés dans la sphère rédhibitoire (en matière de psychanalyse) des psychoses – ce sont des théoriciens appartenant au courant psychanalytique qui s’y intéressèrent tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, ne serait-ce que pour les diagnostiquer avant toute initiation abusive d’une tranche de cure psychanalytique, mais surtout parce que ces positions et ces organisations psychiques, en raison de leur aspect tranché, proposent un éclairage formidable sur les dynamiques névrotiques et psychotiques qui déclinent le cœur de la praxis psychothérapique analytique et son socle théorique, articulé depuis toujours sur le complexe d’Œdipe. O. Kernberg (1977, 1989) et M. Klein (1948, 1975) parlèrent, eux, d’organisations limites de la personnalité, en tant qu’organisations stables, spécifiques, mobilisables, caractérisées par l’importance des mécanismes défensifs archaïques, traditionnellement perçus comme inclus dans le registre psychotique : dénégation, clivage, identification projective. O. Kernberg alla plus loin en parlant à ce propos de « relations d’objet primitives intériorisées ». Cette ambiguïté contribua à renforcer certains théoriciens, et cela perdure, dans l’idée que ce qui n’était pas clairement névrotique ne pouvait appartenir qu’au champ de la psychose, quitte à élaborer l’hypothèse d’une gradation de gravité entre névrose et psychose constituée, la psychose pouvant être autant un processus qu’un état stable. La différence, selon nous, est que les mécanismes défensifs des étatslimites, même d’essence psychotique, s’ils sont repérés, peuvent se montrer sensibles à l’interprétation analytique, ce qui n’est ni évident ni opérant dans la psychose. Selon O. Kernberg, les sujets présentant une organisation limite de la personnalité ont subi précocement des situations réelles ayant entraîné une frustration ; cette hypothèse ne s’oppose donc pas au concept de traumatisme désorganisateur précoce, mis en exergue par J. Bergeret, et que nous développerons ultérieurement. Sont évoqués comme les caractéristiques de cette organisation limite de la personnalité : – une absence d’autonomie primaire adéquate ; – une faible tolérance à l’anxiété et à la frustration, ce qui renvoie aux réactions caractérielles ; – la présence de pulsions agressives ;
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– les limites du moi sont néanmoins assurées, ce qui le différentie du moi psychotique déterminé comme morcelé, voire pulvérisé ; – le statut de l’objet est globalement assuré mais l’investissement objectal est instable, aléatoire ; – le moi, lui-même instable dans son volume et ses attributions, est clivé, ce qui affaiblit d’autant le jeu des autres instances mises en place selon le modèle de la seconde topique freudienne. La notion de clivage du moi fait écho au mécanisme défensif du clivage. Elle n’est pas contradictoire avec la conception d’un moi lacunaire potentiellement comblé par un faux self au sens de D. W. Winnicott, la ligne de clivage passant alors entre le faux self et le moi lacunaire, un peu comme dans les monnaies bimétalliques modernes. En théorie, on pourrait également imaginer une faille n’épousant pas le contour du clivage, voire des jeux de clivage ou des agrégats de faux selfs individualisant des « personnalités multiples ». Ces dernières sont des entités cliniques rarissimes, presque théoriques (James, 1999 et Carroy, 1993). Elles sont désormais traditionnellement rattachées, faute de mieux, à la psychose et caractérisées par l’alternance chronologique ou la juxtaposition non intégrable dans une seule personnalité d’équivalents identitaires (l’identité d’un individu se concevant comme la résultante de l’interaction dynamique de sa personnalité, de son caractère, de ses aménagements économiques, de son tempérament, de son statut social et de l’idée qu’il se fait de tout cela) distincts sur une période allant de quelques jours à plusieurs années, la composante biologique s’y surajoutant. On retrouve la notion de l’être humain comme « être biopsychosocial ». A contrario, l’amnésie psychogène, qui est une affection rarissime, bien que traditionnellement rattachée à la constellation hystérique, c’està-dire sans cause organique soupçonnable, pourrait se concevoir comme une brutale panne d’identité, un blanc identitaire paroxystique faisant pendant, mais dans le même registre, aux identités et personnalités multiples. Un schéma montre diverses formes théoriques du moi. La notion de personnalité multiple est pour une part antérieure à la psychiatrie et à la psychanalyse. Le magnétisme (Mesmer), le spiritisme et l’occultisme (V. Hugo) s’y intéressèrent car le phénomène pouvait entrer dans leurs champs de compréhension et dans les préoccupations culturelles de l’époque. P. Despine (1840, puis 1875, le cas Estelle, 1880), puis M. Azam (1887, le cas Félida X) contribuèrent à sa description médicalisée donc libérée d’une lecture mystique ou occultiste, dans une perspective la rapprochant prémonitoirement de l’hystérie, entité psychoclinique qui n’existait pas encore. La discussion psychopathologique opposait, à cette époque, les théories organicistes (l’idée d’une séparation hémisphérique entraînant une dichotomie affective) et associationnistes. Par la suite, l’hypnose, comme l’une des voies royales d’approche de l’inconscient, son association à la psychanalyse ainsi que
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1. Moi névrotique entier
3. Moi lacunaire non comblé
5. Moi lacunaire imparfaitement comblé par un faux self. Ligne de clivage prévisible
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2. Faux self comblant une lacune du moi
4. Moi polylacunaire partiellement comblé par des faux selfs
6. Moi polylacunaire, polyclivé, imparfaitement comblé : support à personnalité multiple ou à fonctionnement pseudopsychotique
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Figure 1. Quelques modèles du moi
le concept de schizophrénie introduit par E. Bleuler en 1911, ébranlèrent les descriptions initiales. On ne trouvait plus de cas clinique ! Devenue désuète, l’entité « personnalité multiple » se trouva démembrée et reliée à d’autres troubles neuropsychiatriques (somnambulisme, automatisme mental psychotique). Tout se passa comme si l’affection mentale avait alors traversé l’Atlantique dans les bagages des psychanalystes. Aux États-Unis, la multiplication des cas comme le nombre des personnalités pouvant coexister, (jusqu’à soixante chez un même individu), fut remarquable mais ces tableaux restèrent rarissimes dans les autres pays. Certains psychiatres s’en sont fait aujourd’hui, aux Etats-Unis, une spécialité : F. W. Putnam (1989) comme un nouveau Charcot ? Le fait que le déclenchement du passage de l’une à l’autre des personnalités soit étroitement corrélé à un stress psychosocial, la nondialectisation existentielle de personnalités contradictoires et la présence concomitante de dysmnésies ont fait parler de « personnalité caméléon » à rapprocher là encore de la clinique traditionnelle de l’hystérie (Tribolet, 1998). En d’autres temps ou d’autres lieux, on aurait pu parler de sorcellerie ou de possession diabolique à propos de ces tableaux cliniques. C’est en ce sens que la sociopathologie et l’ethnopsychologie touchent
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à la psychopathologie1 . Ce n’est que depuis peu que l’on a précisé les caractéristiques cliniques et thérapeutiques de cette personnalité multiple : – Élaboration très précoce, dès l’enfance, des personnalités coexistantes. – Antécédents infantiles significatifs de traumatismes graves, avec fréquence de l’abus sexuel, ce qui recoupe la notion de traumatisme désorganisateur précoce de J. Bergeret et qui renoue de façon troublante avec les premières intuitions théoriques de S. Freud postulant l’étiologie d’une séduction sexuelle avérée dans l’hystérie avant que cette hypothèse, politiquement incorrecte pour l’ordre social de l’époque, ne se retrouve reléguée aux oubliettes (Freud, 1905). – La guérison envisageable, en utilisant la narcoanalyse ou des entretiens orientés. L’objectif thérapeutique est de favoriser l’abréaction des personnalités secondaires puis leur (ré)intégration en une seule entité personnelle. – Nécessité de traiter simultanément les autres personnalités, « comme si elles étaient des personnes réelles » (Girardon, 1998). – La théorisation psychanalytique orthodoxe prenant le pas sur les autres modèles, le concept de personnalité multiple se trouva peu à peu marginalisé et ceci en dépit de l’option syncrétique sous-tendant la notion transnosographique marginale et controversée de psychose hystérique que nous avons évoquée plus haut. Celle-ci ne constitua jamais une grille de lecture efficace du phénomène « personnalité multiple » pas plus que des formes mixtes psychonévrotiques retrouvées en clinique. La place des personnalités multiples dans l’imaginaire social leur confère une dimension particulière ainsi qu’une aura culturelle et métaphorique spécifique. Il peut être psychiquement protecteur de concevoir, en soi-même, l’éventualité d’une personnalité à double facette, l’une d’entre elles se voyant chargée de la part obscure, la plus intéressante sans doute ; il y a toujours un Mister Hydde en nous ! C’est la littérature fantastique, et la création artistique en général, qui nous offrent les descriptions cliniques les plus parlantes de ces cas de dédoublement et de dichotomie de la personnalité, au risque de devoir considérer, éventuellement, certaines de ces authentiques dissociations-dédoublements identitaires comme induits ou fortement colorés par l’environnement culturel, comme un avatar historique de l’hystérie alors que c’était peut-être un avatar du narcissisme : C. S. North et al. (1993) ont recensé près de vingt biographies de « personnalités multiples » dont certaines sont devenues des best sellers ou des films à succès. Le concept de personnalité multiple
1. Cette approche historico-clinique ne peut avoir de sens que dans la perspective d’affections pouvant être évolutives du point de vue clinique. A contrario, la schizophrénie, dont on découvre chaque jour la composante organique, subit beaucoup moins de variations historico-cliniques.
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retrouvera peut-être un jour un nouveau souffle, moins teinté de considérations mystiques et émotionnelles, grâce aux états-limites. Dans un contexte favorisant la contagiosité mentale, c’est néanmoins la dimension hystérique de la personnalité (suggestibilité, histrionisme) qui se verra encore proposée comme critère de compréhension de la plupart des cas cliniques d’autant que la notion de dédoublement de la personnalité renvoie aussi à l’illusion démiurge sommeillant en tout être humain. Créer un homme de chair ou d’apparence vivante n’est rien, du point de vue technique. Les premières statuettes magdaléniennes puis la statuaire égyptienne, réaliste, peinte, visaient à représenter au mieux l’apparence formelle d’un être vivant. Cet objet anthropomorphe ou théomorphe, minéral, demandait à être animé par les pouvoirs des chamans, les rituels des prêtres, ou la puissance de l’imagination. Cette dimension magico-religieuse qui est le négatif socioculturel de la problématique perverse individuelle, telle que nous la décrirons ultérieurement, dériva progressivement vers une composante esthétique de la représentation : « de l’art pour l’art ». Pourtant, qui peut dire qu’il n’a jamais été troublé par une statue, un portrait, une photographie ou même un texte suggestif ? Par quels mécanismes polysensoriels (ou suprasensoriels) un être humain peut-il ainsi transmettre une émotion ou une idée à un de ses pairs ? À l’inverse, sculpter et transformer son corps propre et en faire une œuvre d’art (body art) est à intégrer à la fois comme un accomplissement autoconstructeur (voire autodéconstructeur !) personnel, une performance artistique, parfois revendiquée comme telle, (de Lolo Ferrari à Orlan, 19781 ) et comme, pour partie, sinon la mise en acte d’un délire autoérotique, du moins un évocateur passage à l’acte narcissique ou un équivalent parthénogénétique en se recréant soi-même. En chirurgie plastique ou esthétique, aujourd’hui banalisée certes par les progrès techniques et la revendication individualiste d’une conformité aux canons en vigueurs, il faut tenir compte du fait que le risque psychique à terme, réside dans l’actualisation, dans la réalité, des remaniements psycho-identitaires sévères induits par la transformation d’apparence. Cette problématique, liée à la dialectique psychocorporelle, culmine au cours des interventions chirurgicales drastiques, visant à mettre en conformité l’identité sexuelle revendiquée par un transsexuel et son morphotype, mais elle est tout aussi présente à l’occasion d’une « simple » rectification d’arête nasale, comme lors de la pose d’un anneau siliconé œsophagien visant à restreindre les apports caloriques,
1. Ces deux artistes ont chacun « joué » avec leur corps. Lolo Ferrari ne faisait pas mystère d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique mammaire, Orlan s’est infligé une série d’interventions chirurgicales destinées à modeler son corps selon son fantasme, son corps devenant son œuvre d’art.
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ou lors de la mise en place d’un piercing, d’un tatouage ou d’un implant exogène. Les chirurgiens sont de plus en plus souvent conduits à solliciter un avis psychiatrique avant intervention et à conseiller un suivi psychologique serré par la suite. C’est devenu, depuis peu, un impératif médico-légal pour certaines interventions et nous voyons débouler dans les consultations, pour un avis difficile puisque peu argumentable, des hommes et femmes sans antécédent psychiatrique, avant l’éventuelle pose d’un anneau gastrique comme remède à une obésité récalcitrante. Lors de ces entretiens, ces individus ne présentent aucun trouble psychique patent mais qu’en sera-t-il après la perte de cinquante kilogrammes ou pire, après l’échec de l’intervention ? Qu’en est-il des altérations de l’image corporelle et de l’estime de soi provoquées par de telles modifications ? Il est techniquement possible d’envisager, pour bientôt, la greffe d’un visage (prélevé sur un cadavre) sur un massif facial préalablement préparé à le recevoir. Des microgreffes nerveuses permettraient de réanimer grossièrement le greffon en mobilisant muscles et tendons et de transformer donc, radicalement, l’apparence du receveur. Le receveur aurait (idéalement ?) le visage du donneur. Outre la mutilation sans équivoque que représenterait la préparation physiologique du receveur – un véritable écorchage à vif, bien que cette plastie ne concernerait pour l’instant que des grands brûlés – a-t-on bien pensé à tous les remaniements identitaires à gérer en postopératoire ? On est bien loin d’un simple lifting ou de l’usage du Botox® 1 .
1. Un soutien psychothérapique est néanmoins prévu par les tenants du projet. Peter Butler, chirurgien plasticien au Royal Free Hospital de Londres, assure que les détails techniques sont réglés, les derniers obstacles étant « essentiellement d’ordre éthique ». (The Irish independant, 22 décembre 2002). « Comment vivra-t-on le fait d’avoir le visage de quelqu’un d’autre ? Et que dire de ceux qui ont connu et aimé ce visage ? Comment supporteront-ils de le voir sur la tête d’un autre ? [...] Il va immanquablement y avoir un débat éthique, parce que c’est là, je crois, que la plupart des problèmes vont se poser, estime Peter Butler. Les donneurs vont avoir des réticences tant le visage est associé à l’identité de la personne. Et celui qui recevra le greffon devra faire face à des difficultés psychologiques importantes, sans compter les problèmes de santé dus à la toxicité des immunosuppresseurs. [...] De telles transplantations pourront bénéficier à de grands brûlés ou à des sujets atteints de difformités faciales. On ne peut reconstruire ni les paupières ni les lèvres. On arrive à remodeler un nez jusqu’à un certain point, mais l’effet général n’est jamais très satisfaisant. L’œil humain détecte automatiquement la moindre difformité dans les traits. Les transplantations de visage seront-elles convaincantes ? [...] Notre approche consistera à suturer aux endroits les mieux à même de cicatriser : à la naissance des cheveux, sous le menton ou le cou, autour des paupières. [...] Le résultat obtenu dépendra de l’adaptation de la structure osseuse du patient à l’enveloppe cutanée d’une autre personne. Avec cette technique, nous voulons faire en sorte que le patient puisse s’avancer vers vous et, peut-être jusqu’à un mètre cinquante, ne pas avoir l’air anormal. Mais évidemment on ne peut pas préjuger de l’authenticité qu’aura un tel visage avant d’avoir réalisé la première intervention. »
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Cela n’est pour le moment envisagé, à titre expérimental, qu’en vue de la reconstruction du visage de grands brûlés mais qui dit que des dérives, infiltrées de narcissisme et d’eumorphisme normalisateur, ne seront pas possibles par la suite ? Les progrès de la génétique et des connaissances sur le vivant rendent maintenant faisables des choses qui étaient, autrefois, de l’ordre du miraculeux, voire du divin. De nos jours, réanimer un sujet en coma dépassé n’est plus qu’une performance médicale. Mais c’est néanmoins, au sens propre, faire revenir parmi les vivants un individu déjà engagé dans le tunnel, avec toute la dimension renarcissisante que cela peut induire chez le « miraculé », nous le verrons au chapitre 5 de cet ouvrage. Permettre à une femme stérile de procréer est déjà en soi un fantastique franchissement des limites naturelles, une nouveauté au regard de l’histoire des humanoïdes dont la portée psychobiologique sur l’espèce n’est pas encore complètement évaluable. Mais cloner un être vivant à partir d’une cellule souche transcende et démultiplie la thématique du double et celle de la filiation, jusqu’à déboucher sur l’absolu inceste (avoir un enfant de soi-même) et au « crime contre l’ordre des générations ». Cette technique aura, elle aussi, immanquablement, des implications à terme sur la dynamique psychique collective ; on est dans le borderline à dimension sociale. À l’opposé, dans les cas exceptionnels de gémellité siamoise, au-delà du drame humain qui fascine la conscience humaine, le fait que deux corps, presque distincts, puissent avoir la même personnalité et des destins entrecroisés (il existe des cas troublants de ce point de vue dans lesquels l’un des siamois commence la phrase et l’autre la termine), la dissociation personnalité/identité détermine d’autres questionnements sur la psychogenèse. Dans certaines circonstances, c’est le sacrifice par dissection chirurgicale de l’un des corps qui sauve la personnalité du survivant (et à quel coût !), quant à l’évolution attendue de cette personnalité ? Si c’est donc créer (ou modifier) une personnalité qui reste le plus difficile et qui constitue finalement la transgression ultime, le psychothérapeute, « médecin de l’âme », n’est-il pas alors le plus transgressif des médecins ? Golem, cyborg, créature fantastique et composite du docteur Frankenstein ou créatures chimériques du docteur Moreau, clones animaux contemporains ou procréations humaines hors limites naturelles, finalement seul le consensus éthique à connotation sociale et historique peut proposer une limite provisoire et une dialectisation entre délire et déviance, ces deux concepts étant à réinterroger sans cesse. Dans toutes les œuvres de fiction narrant de telles expériences, l’histoire finit mal et cette issue, systématiquement tragique, est liée au fait que la personnalité
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de la créature échappe à son créateur et ne lui ressemble pas1 . L’analyse des fondements du film montre que si la créature du docteur Frankenstein dérape du point de vue comportemental c’est surtout parce qu’elle n’est pas aimée (ne se sent pas aimée !) et, dans tous les films du genre, les cyborgs, comme toutes progénitures, échappent systématiquement au contrôle de leur concepteur : ces créations artistico-culturelles sont des métaphores articulant le cauchemar au désir dans la problématique borderline. On voit ici que la question du double relève toujours de la problématique du dédoublement de la personnalité et qu’il est question d’engendrement sans fécondation, de réinscription dans une dynamique, d’un temps qui avance après avoir été gelé. Mais ce processus se veut dégagé d’un passé historicisé. Il est question d’un nouveau temps originel et d’une recréation itérative du monde, ce qui renvoie au délire parthénogénétique comme aux problématiques de transmissions pathogènes transgénérationnelles, à l’œuvre dans certains dysfonctionnements familiaux. Nous sommes dans la perversion des limites naturelles.
1. Une hypothèse biologique sur la notion de beauté : chacun peut concevoir une notion très subjective de ce qu’est un « beau visage », harmonieux et régulier. Cela ne correspondrait-il pas à un morphotype évocateur de morphogènes non dominants, c’est-à-dire peu susceptibles de s’exprimer à la génération suivante et donc de permettre au partenaire d’envisager une transmission maximale de son morphotype, si ce n’est de ses gènes ?
Chapitre 2
DES ORIGINES SUPPOSÉES DU PROBLÈME : LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES
nous allons, tenter de résumer la masse des questionnements soulevés par la conceptualisation progressive des états-limites. Ces questionnements forment une constellation encore hétérogène d’approches, de logiques explicatives, de tentatives de donner du sens à ce qui est constaté au quotidien et qui reste mystérieux dans ses déterminants. Ces théories avancées ont eu, à un moment ou à un autre, des répercussions dans le champ de la psychodynamique mais elles n’ont pas toujours été intégrées dans une théorie unificatrice. Les éléments retenus sont le plus souvent dispersés dans une œuvre plus globalisante non vouée à la théorisation des états-limites ou ont été secondairement inclus dans des conceptualisations plus larges. Cette revue de la littérature n’est donc pas exhaustive. Ce chapitre fait appel à des notions complexes, définies de manière relativement consensuelle dans les ouvrages de référence, en matière de théorie psychanalytique (Laplanche, Pontalis, 1967).
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ANS CE CHAPITRE,
L E CONCEPT D’ ÉTAT- LIMITE Selon J.-F. Masterson (1976), les structurations limites de la personnalité seraient dues à un arrêt du développement du moi à la phase de
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séparation/individuation – située selon M. Malher (Malher et al., 1975) entre le 18e et le 36e mois – dans le contexte de l’échec adaptatif de l’internalisation d’une figure maternelle. Celle-ci est vécue par l’enfant, en cas d’évolution harmonieuse, comme totale et permanente, c’est-à-dire intégrant fonctionnellement les deux facettes relationnelles de la dyade sans engendrer d’angoisse. La figure maternelle normale comporte : – Une composante maternelle à connotation positive, comprenant une « suffisamment » bonne mère, gratificatrice, déterminant, en retour, un enfant comblé et sûr de lui, solide quand à la perception de son moi et quant à l’estime de soi. – Une composante maternelle à connotation négative, supposant une mère « mauvaise et frustrante », interagissant durablement avec son enfant, dès lors frustré et susceptible de rétroagir ponctuellement ou chroniquement avec rage, anxiété et destructivité, qui sont les sentiments et comportements mis en acte, le plus souvent, à la fois dans le caprice enfantin et dans l’acting out psychopathique. La notion de clivage entre ces comportements renvoie à celle d’un clivage intra-instantiel (du moi en l’occurrence) ou inter-instantiel. Elle retrouve les intuitions de M. Klein exposées dans son approche de la position dépressive paranoïde et rapportées depuis, de façon peut-être excessive, aux positionnements psychotiques, c’est-à-dire archaïques, de la personnalité. En principe, cette modalité d’organisation préserve les deux états affectifs dans leur opposition non dialectisée : le clivage protège, à sa façon, la composante partielle « bonne mère » mais confine l’enfant dans une relation pathogène à un objet forcément incomplet, partiel ou lacunaire. Dans ce cas, il n’y aurait donc pas, pour l’enfant, d’objet total et permanent, fonctionnellement intégré, souple, et sur lequel il pourrait investir son énergie libidinale, puisqu’il n’y a pas eu d’établissement d’une relation dyadique totale et soutenue. Le stade symbiotique (cf. M. Malher) ayant été dépassé, l’enfant ne campera néanmoins pas sur une position symbiotique, psychotique, même si celle-ci s’avère moins archaïque que la position fusionnelle dite autistique (autisme de Kanner), mais il est évident que le modèle de J.-F. Masterson se réfère lui aussi à des positionnements très limites de la personnalité, en eux-mêmes très archaïques. Il pourrait donc exister une porosité structurale entre personnalité psychotique et états-limites de la personnalité. Selon cette conception, on passerait du modèle monolithique du cristal de roche, portant en lui-même ses failles et son destin, à un modèle métaphorique faisant appel à l’image de l’argile, matière organique devenue minérale, éventuellement stratifiée, traversée par des fluides énergétiques (ou des courants libidinaux). À l’origine du problème, dans l’hypothèse analytique, la mère de l’enfant, elle-même fragilisée par des positionnements borderlines ne serait pas en mesure d’apporter son soutien et d’effectuer sa part de travail bipolaire de construction d’un espace relationnel, par rapprochement et
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distanciation émotionnelle adaptée. Ce processus serait à attendre lorsque l’enfant essaiera de dépasser cette disposition relationnelle, de s’individualiser, d’être plus mature. Cette défaillance maternelle renvoie à l’idée que l’objet (et sa permanence) est perçu par le psychisme précisément par son absence, comme le rappelle l’intuition freudienne du jeu de la bobine (le for-da) (Freud, 1920). Dans cette configuration psychique, l’enfant ne pourra ériger de défense solide contre le sentiment naissant d’abandon et de rejet, identifié émotionnellement à la frustration (notion d’abandonnisme) parce que la mère ne supporte pas l’éloignement de son enfant. Celui-ci possède, pour elle, un attribut contra-dépressif – c’est-à-dire comblant son vide dépressogène – dans la mesure où il reste instrumentalisé comme un faux self de substitution. Ainsi vécu, l’enfant ne pourra être considéré par elle comme un sujet doté d’un destin distinct du sien, il restera positionné en objet fantoche, en marionnette manipulable, en prolongement narcissique, prothétique. On conçoit que de telles dispositions relationnelles caricaturales précoces, lorsqu’elles ne peuvent être dépassées ou limitées par la thérapie ou la rééducation, puissent introduire le sujet dans le champ clinique de la psychose. S’il entre dans ce rôle, par passivité (déficit dans la sphère comportementale) ou par incapacité économique psychique, l’enfant objectalisé1 pourra se voir cantonné dans un tel faux self jusqu’à l’adolescence ; s’il se révolte, il court le risque d’être catalogué comme déviant ou « en souffrance », et d’inaugurer précocement une carrière d’assisté mental, de devenir un gibier de DHMI2 . C’est la question de la prévalence des troubles psychocomportementaux chez les enfants de mères malades mentales avérées ou simplement dépressives sur une longue durée (ce qui reste logique), de mères en difficulté quant à l’établissement d’une relation précoce de qualité. Ces troubles sont-ils uniquement liés aux déficiences contextuelles éducatives (conception sociopathique) ou sont-ils déterminés « de surcroît », psychogénétiquement ou biologiquement ? C’est la question de l’inné et de l’acquis dans le déterminisme des troubles psychiques. Les réponses fournies à cette question ont toujours été étroitement surdéterminées par des arguments philosophiques. En contrepartie, plus tard, chez l’enfant instrumentalisé, rendu inauthentique dans son rapport au monde et à lui-même, toute frustration, même minime, ne pourra être dépassée. Elle le submergera imparablement car elle sera vécue comme une nouvelle trahison et un abandon supplémentaire par la mauvaise mère ou son substitut (la société, par 1. L’objectalisation est le fait de se voir dénier toute destinée autonome. L’individuobjet n’accède pas au rang de sujet dans la relation à sa mère. 2. DHMI : le dispensaire d’hygiène mentale infantile est un service public dispensant des consultations psychologiques et psychiatriques gratuites destinées aux enfants et adolescents. On dit aussi : centre médicopsychologique infantile.
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exemple), ce qui ouvre la voie à des crises itératives. Que peut-il arriver de pire à une marionnette que d’être abandonnée par son manipulateur ! Tout ceci renvoie encore à la clinique du sentiment d’impuissance, de l’effondrement narcissique et des crises de rage chez les abandonniques caractériels. Dans d’autres circonstances, des stades réactionnels à la situation d’abandon ont été décrits par J. Bowlby (1978) à la suite de R. A. Spitz (1966), à partir de la situation d’hospitalisme, par comparaison de cohortes d’enfants élevés dans une pouponnière bien équipée en personnel et de cohortes d’enfants placés dans un établissement mal pourvu. On retrouve des analogies avec ce qui existe dans la clinique polymorphe de l’abandonnisme chez des grands primates en captivité (éthologie), des enfants plus âgés (Freud, Burlingham, 1939-1945) des adultes, voire des vieillards placés en institution, mais aussi chez des détenus ou des déportés. Chez ces derniers, individus soumis à une situation expérimentale de faillite narcissique maximale, B. Bettelheim (1943), qui fut, lui-même, un temps déporté en camp de concentration nazi, observa des tableaux analogues (les « musulmans »), ce qui l’aida à imaginer, plus tard, une fois libéré, une institution thérapeutique globale à même de prendre en charge, de façon « orthogénique », des enfants autistes. Détenus, déportés ou internés chroniques vésaniques d’institutions psychiatriques totales au sens de E. Goffman (1968), déclinent, par leurs trajectoires vitales, les diverses gradations d’un véritable quint-monde, tant se conjuguent et se potentialisent les mécanismes d’exclusion. Hors cadre institutionnel, les « sans domicile fixe » et les marginaux de toutes sortes forment également des populations qui, bien qu’inhomogènes par l’histoire personnelle des individus qui la composent, présentent une cohérence dans leur dynamique collective ainsi que dans leurs positionnements identitaires, à travers le fait que leurs membres se retrouvent en situation de défaillance narcissique majeure. Inscrites dans le champ social par leurs déterminants exogènes, bien que constitués d’adultes (donc de sujets théoriquement matures et stabilisés du point de vue de leur individuation psychique), ces identités fragilisées influencent, en retour, les personnalités au narcissisme carencées qui les sous-tendent souvent. Ces groupes humains et leur dynamique interrelationnelle définissent de formidables modèles d’approche périphérique de la pathologie du narcissisme. Chaque civilisation sécrète ses marginaux (borderlines au sens social) et cette marginalisation constitue, en retour, une styxose expérimentale. Concernant les bébés, puisque c’est sur eux que portèrent les premiers travaux, R. A. Spitz décrit trois phases devenues classiques : – Protestation : le bébé abandonné pleure, envoie des signaux de détresse aiguë, s’agite. Il crie et met en action tous les moyens à sa disposition pour signaler sa frustration à un entourage qui demeure pour lui
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confus et indifférencié. Cette phase de lutte affective peut s’allonger sur quelques heures ou quelques jours selon les capacités réactives intrinsèques du sujet. – Désespoir : le nouveau-né est dérouté, il commence à se renfermer sur lui-même, exprime moins de demandes à son entourage et il semble relâcher ses efforts de reconquête. Il ne s’agite plus, ce qui peut être trompeur car rassurant pour l’entourage infirmier. À ce stade, s’il est à nouveau stimulé de façon maternelle (ou assimilée), les signes cliniques sont réversibles et la construction psychique peut se poursuivre harmonieusement. – Détachement : le bébé s’installe dans la séparation, accepte mécaniquement les soins, s’il y en a, mais il ne les investit plus, il mange de nouveau normalement et recommence à jouer. Il perd néanmoins tout attachement réel à sa mère, ou au substitut maternel, ce qui contribue à fragiliser son économie psychique. Cette phase n’est pas facilement repérable.
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Après une période de séparation assez longue, le bébé présentera, très souvent, des troubles du sommeil (insomnie d’endormissement ou fractionnement du sommeil), des refus paroxystiques de s’alimenter, un mutisme, des tics nerveux plus ou moins prononcés, un attachement exagéré à sa mère (si elle est revenue) ou un apparent détachement réactionnel. Si une relation de qualité peut se renouer à temps, l’enfant conservera peu de séquelles apparentes. Dans le cas contraire et surtout s’il s’agit de situations d’abandon pérennisées par le contexte social, l’observation objectivera des carences durables au niveau de l’acquisition de certains processus intellectuels, allant du langage à la facilité d’abstraction, ainsi que des déficits au niveau de certaines sphères d’expression de la personnalité en collectivité, comme l’aptitude à nouer et entretenir des relations profondes et significatives, ainsi que l’aptitude à maîtriser ses impulsions au profit d’objectifs à long terme. Ces défauts cicatriciels seront désormais intégrés dans la façon d’être au monde de l’enfant et sa personnalité : « [C’est] l’art d’aimer peu dans un environnement carencé pour se protéger de la souffrance d’aimer beaucoup [...] c’est la délinquance comme valeur adaptative empreinte d’un véritable sens éthique. » (Cyrulnik, 2002)
Dans la psychopathie de l’adulte, l’un des aménagements économiques les plus bruyants des personnalités carencées du point de vue du narcissisme, on pointera fréquemment un tel agencement apparemment protecteur de l’investissement affectif mais ce fonctionnement-symptôme s’avère surmarginalisant car il n’est pas compris comme pathologique par l’entourage. Il est souvent compris comme indice d’un mauvais caractère ou d’un mépris.
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D’autres apports théoriques issus de divers courants complexifièrent ultérieurement les intuitions des premiers psychanalystes à se pencher sur la question. Cela se fit sans pour autant réussir à circonscrire les états-limites dans une dimension sociologique plus médicale, c’est-à-dire à vocation sémiologique, étayée sur la prévalence d’un symptôme préjugé pertinent. En conséquence, la notion d’état-limite, cantonnée dans une perspective psychodynamique, n’échappa pas au champ clos des débats entre psychanalystes et psychiatres, ce qui contribua peut-être à son discrédit. A. Wolberg (1952) décrivit, à son tour, les traits devenus cardinaux du tableau : adaptation maintenue à la réalité, hyperesthésie relationnelle, relation d’objet ambivalente, problématique de répétition de comportement avec traits masochistes moraux, tout au long de l’existence et quel que soit le partenaire. Grinker (1968) (cité par Rannou-Dubas et Gohier) lista les registres psychopathologiques : agressivité, trouble des relations affectives, trouble identitaire, dépression et sentiment de solitude. Pour sa part, P. L. Giovacchini (1975) décrivit le « soi blanc » qui constitue une image suggestive mais susceptible de prêter à confusion avec la notion de « psychose blanche »1 . D’autres auteurs insistèrent sur la notion de dysphorie chronique, d’anhédonie (Loas, 2002)2 et sur celle de labilité affective. J. Bergeret introduisit dans le débat la notion de dépressivité (Bergeret, 1964, 1974, 1996), mettant en avant sa version du noyau intrapsychique relatif au syndrome clinique (une rage vis-à-vis de l’objet vécu comme hostile, des échanges personnels inadéquats, un sentiment de vacuité et de solitude), tout en mettant en avant une hypothèse psychogénétique qui allait révolutionner la question : la notion de traumatisme désorganisateur précoce. P.-C. Racamier s’intéressa à la séduction narcissique, ce « mouvement d’unisson » indispensable à l’établissement du lien affectif et constructif de la dyade. Cette séduction narcissique d’une mère sur son enfant est un processus évolutif normal qui doit être ouvert et adaptable. Mais il peut, dans certaines conditions, se fermer. Dans cette perspective, restreint dans ses potentialités, le sujet ne peut plus advenir, il sera sous l’emprise (de sa mère le plus souvent). Cette emprise est une passion dans la mesure où elle empêche l’émergence de la critique et de la distanciation. Tout tiers potentiel ou réel (l’autre parent ou un membre de la fratrie, et cela ouvre sur toute la dimension thérapeutique systémique) sera vécu comme
1. La psychose blanche correspond à un état psychotique asymptomatique mais capable à tout moment de basculer dans la maladie. Des analogies avec la notion de schizoïdie ou de préschizophrénie peuvent être envisagées. L’usage du concept fut complètement dévoyé dans le contexte historique du stalinisme soviétique, pour permettre à l’État d’envoyer en hôpital psychiatrique des déviants sociaux, sous prétexte qu’ils pouvaient un jour présenter des troubles psychiatriques. 2. L’anhédonie, ou insensibilité au plaisir, est considérée comme l’un des symptômes caractéristiques ou discriminants des états-limites. Voir G. Loas (2002), p. 130.
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dangereux pour ce lien pathogène, car privilégié, et il se verra donc exclu par le biais d’un phénomène de nature centripète, « incestuelle ». Ce dernier peut être agi, insidieux, ou imprimer au contexte une simple atmosphère incestuelle, érigeant une sorte de perversion narcissique dans le sens où les échanges constructeurs de narcissisme se retrouvent figés selon des lignes de force devenues peu mobilisables. Cette séduction narcissique aliénante fait alors dramatiquement barrage aux processus innés de croissance et de maturation psychique individuelle. Privé de ses assises narcissiques et surtout de la capacité de celles-ci à évoluer et à s’autoréguler, non autonome, le sujet sera enclin à rester fixé sur des fantasmes d’omnipotence infantile répondant, pour partie, aux attentes maternelles complémentaires et inconscientes, pouvant aller jusqu’au fantasme (psychotique) parthénogénétique. Vignette clinique n◦ 1 – Une généalogie géologique
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Un de nos patients, psychotique paraphrène et jargonaphasique faisait remonter sa lignée jusqu’au précambrien. Il récitait, usant de mots latins et provençaux, toutes les ères géologiques comme autant d’ancêtres personnels fabuleux, faisant ainsi l’économie de la question de ses origines et donc de la sexualité. Ce positionnement ante-sexuel, quasi minéral, signe un fonctionnement archaïque laissant peu de place à un éventuel entourage humain. Il est donc clairement psychotique même si par ailleurs ce sujet a pu longtemps rester inséré socialement et même travailler comme gardien de musée. Cette modalité pathologique d’élaboration du lignage est à différentier de ce qui se retrouve dans certains mythes tribaux, dans la mesure où ceux-ci sont ritualisés et sacralisés, constitutifs d’une identité collective faisant office d’histoire ou de métaphore. La force du tabou de l’inceste dans ces civilisations et la propension exogamique traduite par la guerre sont à la mesure du risque que pourrait engendrer une telle fermeture du monde telle que dans le cas clinique ci-dessus évoquée.
La clinique de l’incestuel, selon P.-C. Racamier et ses disciples, s’étend aussi bien aux champs intrapsychiques qu’interpsychiques. À l’échelle individuelle, dans cette perspective de structuration du narcissisme comme une instance autonome susceptible de s’articuler avec les autres, il serait licite d’envisager une topique supplémentaire, celle de l’interne, de l’externe et de l’intermédiaire rejoignant peut-être partiellement la notion d’espace transitionnel (et d’objet transitionnel) de D. W. Winnicott (1969, 1975, 1994). L’hospitalisme décrit par R. A. Spitz dans les processus de séparation trace plusieurs pistes diagnostiques : – un retard du développement psychomoteur, plus ou moins réversible selon l’intensité de l’atteinte narcissique, pouvant confiner dans les cas extrêmes au nanisme psychogène ; – une fragilité physique, ces enfants étant classiquement plus souvent atteints que les autres par des infections banales.
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La dépression anaclitique du nourrisson peut faire suite à une frustration survenue après une période pendant laquelle les relations avec la mère ont été satisfaisantes. Les symptômes s’apparentent alors à une dépression d’adulte (par perte d’objet, donc avec deuil) d’évolution favorable si l’enfant bénéficie de la restauration de relations correctes dans un délai de quelques mois. Le ralentissement progressif du développement général par effet d’une carence prolongée peut être inversé, s’il est mis rapidement fin à la situation frustrante. Dans le cas contraire, le pronostic sera celui de l’hospitalisme comprenant, en particulier, une péjoration intellectuelle quelle que soit la qualité éducative de l’institution. Les performances intellectuelles d’enfants élevés ainsi sont considérées comme statistiquement toujours inférieures à celles d’enfants du même âge non institutionnalisés, en ce qui concerne l’intelligence générale, la mémoire visuelle, la capacité de conceptualisation, la fonction verbale et l’adaptation scolaire ou professionnelle – c’est la notion de débilité affective. C’est une indication à prendre en compte lors de l’examen clinique d’adultes porteurs d’antécédents de carences. Des troubles cognitivo-comportementaux vont de déficits simples et transitoires de l’humeur à un repliement d’allure autistique faisant parfois poser le diagnostic de psychose. L’autisme infantile (Kanner, Malher) était considéré autrefois comme le prototype de la psychose et il était rapporté à un défaut de la relation dyadique primaire dont l’origine (et la culpabilité) maternelle ne faisait aucun doute. Cette tendance perdure de façon atténuée et recadrée. Certains comportements d’allure autistique demeurent directement rapportés à la pathologie psychique envahissante de la mère et peuvent être conçus comme des syndromes de Münchausen par procuration (cf. infra). Des générations de parents furent alors globalement stigmatisées par des générations de psychiatres et cette hypothèse superficielle, débordant largement jusque dans le champ des psychoses adultes, aboutit – par extension à la posture thérapeutique dite antipsychiatrique (Laing, 1986 ; Cooper, 1970) – comme remise en cause radicale et politisée de l’environnement familial puis social dans la psychogenèse de la psychose. Cette psychiatrie écologique voulait changer le contenu des conduites par une modification du système environnemental contenant, sans tenir compte du fait que ce système avait sans doute, pour partie, été obligé de se configurer ainsi pour s’accommoder d’un noyau relationnel différent et que le modèle qu’elle abordait puisait son énergie et sa finalité homéostatique dans la spécificité dynamique de ses composants morbides : mère/enfant/entourage. Dans des perspectives complémentaires, les travaux inspirés de la cybernétique et de la théorie des systèmes alors en gestation, contribuèrent à distiller un éclairage nouveau sur les dysfonctionnements relationnels générateurs d’une souffrance mentale s’exprimant au cœur de microcollectivités signifiantes : la fratrie ou la famille surtout mais, par extension, tout système (Bateson, 1956, Watzlawitck et al., 1972).
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On reconnaît maintenant la prévalence des troubles génétiques et des maladies néonatales chez les sujets étiquetés autistes (depuis l’existence de chromosomes surnuméraires jusqu’à des dysmétabolismes fins, du même registre que ce qui est décrit aujourd’hui dans les « maladies orphelines »), comme chez les schizophrènes. Cette prévalence va au-delà de l’interférence. Les avancées scientifiques tendent donc à établir un lien entre les désordres psychocomportementaux psychotiques et des altérations fines, multiples et physiopathologiques du fonctionnement cérébral. Dans la période actuelle, en raison de ces découvertes convergentes issues des sciences dures relativisant les apports des sciences molles (sciences humaines), la psychose se retrouve révisée dans sa nature, revisitée et projetée délibérément dans le champ de la neuropsychiatrie ou de la pathologie neurodéveloppementale. Par conséquent, si la psychose se voit, elle aussi, exclue du champ des désordres essentiellement psychogénétiques, il faudra redimensionner sérieusement le cadre de la psychiatrie. On assiste à une dépsychologisation et à une remédicalisationbiologicisation du concept de psychose. Ceci conduit à considérer maintenant le psychotique comme un handicapé psychique plus que comme un malade et à déterminer, pour sa prise en compte, des stratégies palliatives réadaptatives ou rééducatives plutôt que des stratégies psychothérapeutiques. Pourtant, il faut bien continuer à prendre en considération le fait qu’aux désordres neurophysiopathologiques se superposent, souvent, des catastrophes relationnelles impliquant les narcissismes parentaux, mis à rude épreuve par les déficits polymorphes de leur progéniture, et le narcissisme, en devenir, sinon en construction, des enfants stigmatisés par le handicap. Ce recadrage psychologisant du champ de la psychiatrie aboutit à faire repousser à ses marges les psychotiques par les sujets borderlines sur une hypothétique échelle de sévérité des troubles d’origine psychogénétique. En France, le contexte de l’après guerre où pullulaient les orphelins de guerre, fut l’occasion d’observation de cohortes d’enfants se retrouvant en séjours forcés, plus ou moins longs, en pensionnat, ou en sanatorium car la tuberculose faisait encore des ravages. Ce type de fragilisation narcissique, décuplé par le déséquilibre social de la collectivité, posait problème et pouvait facilement se détecter. Bien qu’occupé à sa reconstruction, le pays s’obligea à s’intéresser à ceux qui restaient au bord du chemin. Les ordonnances de 1945 sur la protection de l’enfance1 allaient, par ailleurs, fournir un terrain d’étude fantastique. Leur mise en œuvre a offert des milliers d’enfants et d’adolescents en difficulté à la sagacité et à l’observation de psychologues, d’éducateurs spécialisés
1. Ordonnance N◦ 45-174 du 2 février 1945, relative à l’enfance délinquante. Ordonnance N◦ 58-1301 du 23 décembre 1958, relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger.
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ou d’enseignants1 . Face à cet enjeu de société, des efforts de formation des professionnels du champ psycho-éducatif s’appuyant sur les avancées théoriques considérables de l’époque (Wallon, 1949 ; Piaget, 1966 ; Lacan, 1975, 1978 ; Dolto, 1980) furent promus. Les miracles du nursing pour les tout-petits en situation d’abandon, ainsi que les dispositions éducatives inspirées de ces travaux pour les plus grands, parfois déjà installés dans la déviance, permirent, sinon de juguler le phénomène, du moins de le comprendre. Bien qu’ils restent d’actualité, les outils de la prise en compte de la carence narcissique furent forgés durant cette période, mais force est de constater qu’ils n’ont pas vraiment essaimé hors de leur champ de naissance. En effet, on constate aujourd’hui des drames existentiels analogues. Ils sont favorisés par la misère et se déroulent dans des pays pas si lointains. L’ouverture politique récente de certains d’entre eux a autorisé un regard ému et une intervention ponctuelle sur les conditions de vie régnant au cœur d’orphelinats roumains ou russes, très proches de ce qui se passait en France dans les années cinquante. Qu’en est-il des autres ? Bien que l’on sache intellectuellement ce qu’il faudrait faire du point de vue de la prévention, on fabrique toujours des abandonniques et ce problème continue à avoir des répercussions concrètes jusque dans notre pays ! Dans la perspective d’une adoption, chaque année, des milliers de parents potentiels arpentent le monde, courant les orphelinats des pays sous-développés en quête d’un enfant adoptable. Ils découvrent des situations telles que celles décrites ci-dessus sans pour autant mesurer l’impact de cette misère existentielle précoce sur le développement affectif de leurs futurs enfants. Ils partent du postulat que les enfants adoptés tôt, donc moins longtemps soumis aux épreuves de l’abandon ou de l’hospitalisme larvé, présenteront moins de difficultés d’adaptation que les enfants plus âgés au moment de leur adoption. La tendance est à l’adoption d’enfants les plus jeunes possible2 . Une fois adoptés, les enfants auront néanmoins à surmonter d’autres écueils du point de vue du narcissisme, pour se construire une personnalité dense, autonome, et une identité opérante. On conçoit l’immense difficulté pour un enfant à se créer une identité et à s’autoriser un avenir personnel, en bâtissant sur le sable mouvant 1. Déjà au début du siècle, lors de l’instauration de l’école publique et obligatoire, il fallut différencier ce qu’on appelait les anormaux d’hospice (enfants carencés affectivement) des anormaux d’école (enfants déficients intellectuels). Ces derniers, dépistés par les tests d’intelligence type échelle de Binet-Simon (1905), ne pouvaient pas suivre une scolarité normale. 2. Ceci a pour corollaire que la vie des enfants d’orphelinat est une véritable course contre la montre et engendre un traumatisme narcissique supplémentaire pour ceux qui sont oubliés.
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d’un passé recomposé. Ce passé, il ne le connaît pas. Il ne peut que le fantasmer en s’appuyant, au gré des événements, sur l’histoire officielle (mais forcément filtrée) de son adoption. Cette histoire incomplète tend à occulter l’histoire de son abandon, elle aussi amputée, volontairement ou non. Pourtant, un enfant ne pourra se sentir pleinement adopté avant d’avoir fait le deuil de son identité d’abandonné. Ceci sera d’autant plus délicat que celle-ci se verra déniée ou rationalisée par des considérations moralisatrices. Cette identité infranarrative car infraverbale, d’expression analogique, est parfois même plus qu’infranarrative, impensable, au point qu’une partie importante des réserves énergétiques de l’enfant (et de sa famille d’adoption) passera à empêcher la prise de conscience de telles évocations angoissantes. Elle est inscrite dans tout ce que l’enfant a vécu et dont il peut n’avoir aucun souvenir conscient (notion d’amnésie infantile ordinaire), mais aussi dans tout ce qui est irréductible (sa part génétique, tant dans son aspect physique que caractériel) et qui éclatera au grand jour, tôt ou tard. Elle s’incarnera aussi dans ce qui lui est directement relaté ou caché par son entourage adoptant, ainsi que par les souvenirs réels (ou les souvenirs-écrans) à sa disposition. Elle existera par ce qu’il se ressentira, à certains moments privilégiés, critiques le plus souvent, capable d’en dire par lui-même. C’est l’identité narrative au sens de B. Cyrulnik (2002). Cette identité a pour vocation de se voir revendiquée plus tard, à l’adolescence, sous forme de conduites à connotation essentiellement provocatrices espérant une fissure salutaire, une issue dans ce mur de l’histoire officielle que l’on pourrait, par d’autres traits, rapprocher du roman familial du névrosé. Ces mots ou ces conduites seraient à chaque fois à décrypter dans l’urgence, puisque chaque occasion manquée de remettre en question ou de redresser la trajectoire affective du sujet, risque de confiner le jeune dans l’impasse borderline qui signe, ici, l’inauthenticité et la faiblesse du moi. Ce switch d’identités instantanées se combinant avec un chassé croisé de filiation va, entre autre, bouleverser définitivement l’ordre des générations des parents adoptants comme celui des parents abandonnés, puisqu’adopter un enfant c’est l’inciter, quelque part, à consentir à l’abandon de ses parents biologiques. Ce processus est un deuil inénarrable et culpabilisant. Les niveaux logiques de l’identité infranarrative et de l’identité narrative n’étant pas les mêmes, un difficile travail d’intégration psychique de ces deux parcelles ou facettes identitaires contradictoires dans le moi du sujet en construction devra être opéré sous peine que, par exemple, l’identité « enfant accueilli adopté », d’essence plus librement narrative (car elle peut se voir positivée), ne s’impose en un faux self prenant le pas sur l’identité « enfant abandonnant ses parents naturels ». En cas de décompensation psychique, c’est évidemment cette dernière qui prendra le pas du point de vue émotionnel.
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Le travail de deuil sur ce faux self , pourtant nécessaire, est psychosocialement indialectisable, indicible ou impensable, autrement que par des phénomènes aigus de rupture, générateurs de culpabilité nostalgique au mieux, d’effondrement individuel au pire. Seul le clivage comme mécanisme défensif archaïque pouvant être opérant sans trop de douleur, le fonctionnement clivé retrouvé chez des sujets borderlines (anorexie ou perversions) peut alors être compris comme une réminiscence fonctionnelle de cette période cruciale, puisque mal dépassée. Le deuil des parents abandonnés peut prendre la forme symptomatique d’angoisses de mort, plus ou moins spectaculaires et c’est alors, souvent, de sa propre disparition que l’enfant aura peur. Cette éventualité, que doit par ailleurs fantasmer chaque enfant « ordinaire » à un moment donné de son parcours psychique normal, ayant été expérimenté et vérifiée dramatiquement, au moins une fois dans la réalité, chez un enfant abandonné-adopté, ses proches-indispensables peuvent donc, pour lui, disparaître à tout moment. En ce sens, à travers le clivage, comme le soulignent les psychanalystes orthodoxes, l’état limite cicatriciel n’est pas totalement délivré de l’hypothèque psychotique puisqu’il utilise les armes de la psychose pour s’en défendre, ce qui est toutefois une façon de prendre du recul avec la problématique1 . C’est ainsi que D. Wildöcher (1984) distingua la psychose vraie des mécanismes psychotiques de lutte contre le conflit, quelle que soit la nature de ce dernier. Dans le cadre de l’effort d’individuation borderline, la problématique perverse, par exemple, comme exploration des limites de la mort signe alors, pour partie, une fixation pulsionnelle non encore sexuée sur cette expérience traumatisante qui, là encore, n’a rien de libidinale. C’est bien Thanatos qui œuvre, et non Éros. Tout se passe comme si l’énergie normalement promise à l’exercice ultérieur de pulsions génitalisées restait dérivée sur ce questionnement lié à l’individuation resté sans réponse, devenu morbide en infiltrant toujours plus le fonctionnement affectif du sujet, jusqu’à se concrétiser, par exemple, par des fonctionnements pervers ou addictifs. « Il faudra bien que l’on réponde à la question », disait une patiente borderline en soliloquant... « Je veux bien essayer mais quelle est la question ? » lui répondis-je. Cette répartie, logique à mon sens, déclencha un bouleversement anxieux intense chez la patiente, un malaise physique profond ; la question était inénarrable, seule la mort pouvait en répondre. En dehors de ces cas dramatiques, dans la psychogenèse des états-limites 1. En ce sens, on peut remarquer que le borderline se dégage de la position psychotique en utilisant les mécanismes défensifs de la psychose tout comme il se définit en subvertissant les concepts issus de la psychanalyse. Le pervers ne fait pas autre chose que de combattre son partenaire en exploitant la faiblesse propre de celui-ci, c’est-à-dire, sa logique.
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de la personnalité, on constate dans les suites d’un traumatisme désorganisateur précoce (si celui-ci n’est pas traité comme il se doit), que les défenses acquises, en dépit de leur précarité structurelle, permettent la poursuite d’une évolution paraissant satisfaisante jusqu’à la poussée prépubertaire (10/12 ans), ce qui ne présage pas des désordres ultérieurs comme autant de tentatives de cicatrisation ou d’aménagements : c’est la pseudo-latence décrite par J. Bergeret. Du point de vue psychologique et physiologique, cette période clef pour la poursuite d’un développement harmonieux comporte, entre autre, un détachement accru vis-à-vis de la mère. Cette période constitue une récapitulation de la phase séparation/individuation, une chance de l’intégrer solidement dans l’avenir du jeune, si tout va bien. Mais, le plus souvent, dans ce contexte critique, se cristallisera un sentiment de vide, d’ennui morne pouvant occasionner subitement une résurgence anxieuse et des symptômes comportementaux plus bruyants : violence, fugue, conduites caractérielles.
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D ES LIMITES DU CONCEPT D’ ÉTAT- LIMITE Pour L. Fineltain (1996), les termes de styxose (en référence au fleuve Styx, le haïssable, qui séparait, dans la mythologie grecque antique le monde des vivants du monde des ombres) et de methoriose (étymologiquement « qui est sur la frontière ») recouvrent d’autres formes frontières que ce qui est aujourd’hui conceptualisé comme état-limite. L. Fineltain intègre, dans ce terme évocateur, les états à potentialité prépsychotique, ce qui montre qu’il n’est pas non plus dégagé de la dichotomie psychose/névrose. Ces états pathologiques déroulent un véritable anneau de Möbius décrivant l’intrication psychoclinique conscient-inconscient dans la gradation insidieuse classique schizoïdie/schizothymie/schizophrénie, qui exprime l’un des processus d’entrée dans la schizophrénie, ceux-ci s’étendant jusqu’aux oxymoriques psychoses réversibles. Dans ces dernières, peuvent s’inclure les bouffées délirantes sans lendemain (ce qui pose à notre époque la question de la prééminence clinique d’un apport exotoxique psychodysleptique comme facteur déclenchant ou favorisant la décompensation d’allure psychotique), les psychoses paranoïdes à évolution périodique1 , très proches des maladies maniaco-dépressives par leur pronostic et leur approche thérapeutique « étiologique » (les sels de lithium), ainsi que certains états psychotiques transitoires traduisant une situation psychique conflictuelle aiguë, comme la dissociation psychique brutale chez un sujet placé en situation de catastrophe. 1. Décrites par l’école de psychiatrie de Marseille (J. Sutter) dans les années soixantedix.
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Pour L. Fineltain, le système borderline doit être regardé comme une psychose réversible. À notre sens, cette interprétation perpétue le risque de dissoudre la nosographie, de faire perdre de vue l’idée structurale de la personnalité qui se trouve, finalement, enrichie plus que déstabilisée par l’introduction potentielle d’une tiers-structure. Elle est de nature à avaliser d’autant le tronçonnage sémiologique actuel et l’empilement axiologique des DSM1 successifs, qui va jusqu’à dissoudre la notion même de structure. Dans le DSM, le diagnostic est coaxial. Il repose sur un item « trouble de la personnalité » associé à un item « trouble mental ». Cette description sèche et démembrée s’oppose à la logique centrifuge du modèle psychodynamique dialectisant le trouble de la personnalité et les aménagements économiques du trouble, triangulant ces derniers par la notion de caractère ; ce modèle pouvant seul rendre compte de la variabilité clinique rencontrée, sans remettre en cause l’unité structurale sousjacente. Elle a le mérite d’introduire la possibilité d’envisager l’existence autonome d’une personnalité borderline asymptomatique, sans devoir la rattacher automatiquement à un désordre mental sévère inévitable, à détecter le plus tôt possible pour le traiter (au mieux) ou pour interner préventivement l’individu qui en serait porteur. Les informations contenues dans le DSM sont à appréhender dans leur logique qui est de fournir pour chaque diagnostic une liste complète de critères destinée à améliorer la fidélité intercotateurs (interjuges) et donc la fiabilité de la transmission d’informations. Par ailleurs, chaque définition est précédée d’un double code : – Le code de la CIM10, alphanumérique – c’est-à-dire formé d’une lettre et de chiffres, ex. F 60.31 – évoquant l’affection la plus proche sans superposition exacte ; – Le code de la CIM-9-MC, numérique – ex. [301.83] – qui est le code en vigueur aux Etats-Unis au moment de la publication du manuel. Le jeu entre ces différentes grilles de lecture (CIM-9-MC, CIM10, DSM-IV) de la symptomatologie offerte par le patient est censé laissé peu de place au doute quant à la description clinique. Il ne s’agit pas de produire une description clinique la plus exacte possible d’une vignette clinique exemplaire dans laquelle des thérapeutes pourraient retrouver des symptômes de leurs propres patients et en faire des déductions diagnostiques, mais de mettre en place les conditions pour que des cotateurs différents, ne se connaissant pas et n’ayant jamais travaillé ensemble, n’étant pas forcément de la même culture, puissent, face à des cas cliniques similaires, restituer des diagnostics identiques.
1. DSM : Diagnostic and statistical Manual of Mental Disorders. Ce manuel utilise une classification multiaxiale des items cliniques sans les rapporter à une notion structurale.
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[381.83] Personnalité borderline (284), comme mode d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects avec une impulsivité marquée, qui apparaît au début de l’âge adulte et est présent dans des contextes divers, comme en témoignent au moins cinq des manifestations suivantes : (1) efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés [...] (2) mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisées par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive et de dévalorisation (3) perturbation de l’identité : instabilité marquée et persistante de l’image ou de la notion de soi (4) impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet (p. ex., dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse, crises de boulimie) [...] (5) répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires ou d’automutilations (6) instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur (p. ex. dysphorie épisodique intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures et rarement plus de quelques jours) (7) sentiments chroniques de vide (8) colères intenses et inappropriées ou difficultés à contrôler sa colère (par ex. fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante ou bagarre répétées) (9) survenue transitoire dans des situations de stress d’une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères. [301.81] Personnalité narcissique (286) comme mode général de fantaisie ou de comportements grandioses, de besoin d’être admiré et de manque d’empathie qui apparaissent au début de l’âge adulte et sont présents dans des contextes divers. Le DSM-IV sélectionne 9 manifestations, parmi lesquels (4) besoin excessif d’être aimé ou (6) exploite l’autre dans les relations interpersonnelles : utilise autrui pour arriver à ses propres fins. Il faut satisfaire à au moins 5/9 des items pour être catalogué personnalité narcissique. Ces types descriptifs mettent en rapport des bribes de comportement, soigneusement listées et exhaustives, ainsi que le jugement plus ou moins objectif qu’un observateur médical pourra porter sur ces conduites considérées comme liées à une personnalité postulée comme sous-jacente. [301.9] Trouble de la personnalité (non spécifié). Dans ce cadre apparaît la notion de personnalité mixte, qui n’a rien à voir avec les étatsmixtes maniaco-dépressifs, et qui cherche à illustrer l’instabilité foncière de la personnalité d’un sujet borderline. On peut, par exemple, y pointer la conceptualisation d’une personnalité dépendante [301.6] et d’une personnalité antisociale [301.7], mode général de mépris et de transgression des droits d’autrui qui survient depuis l’âge de quinze ans... avec 7 items révélateurs. Ce type de personnalité est clairement retrouvable en clinique criminologique chez les escrocs, qui ne sont pas considérés, eux, comme des malades et qui relèvent complètement du droit pénal. Cette catégorisation intermédiaire a l’intérêt de faire ainsi le lien entre une conduite antisociale et une personnalité sous-jacente conçue comme
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fondamentalement antisociale. Ceci autorise bien des batailles d’experts au sujet de la responsabilité des délinquants de ce type. D’autres éléments, pouvant entrer en ligne de compte dans la psychogenèse d’un état-limite, sont individualisés. En combinant DSM-IV et CIM9-MC qui est la classification en vigueur au moment de la publication du DSM-IV, on retrouve par exemple, le premier code dépendant de la CIM, le second du DSM. F93.0 [309.21] Anxiété de séparation F94.x [313.89] Trouble réactionnel de l’attachement de la première ou de la deuxième enfance. Spécifier le type (inhibé/désinhibé). Troubles envahissants du développement (58) F84.0 [299.00] Trouble autistique (58) F84.1 [299.80] Autisme atypique (63) Troubles de l’alimentation et troubles des conduites alimentaires de la première ou de la deuxième enfance (70) : F98.2 [307.53] Mérycisme F98.2 [307.59] Trouble de l’alimentation de la première ou de la deuxième enfance (71). Les différents aménagements économiques de l’âge adulte sont individualisés sous forme d’items de l’axe II, parfois exclusifs, ce qui ne rend pas compte de la fluctuance intrinsèque des troubles tout au long de la vie d’un sujet borderline : Paraphilies (245) F65.2 [302.4] Exhibitionnisme (245) F65.0 [302.81] Fétichisme (245) F65.5 [302.83] Masochisme sexuel (248) F65.5 [302.84] Sadisme sexuel (248) ou : F65.4 [302.2] Pédophilie (246). Spécifier si : attiré sexuellement par les garçons, attiré sexuellement par les filles/ attiré sexuellement par les filles et les garçons. Spécifier si : limité à l’inceste. Spécifier le type : exclusif/ non exclusif. Troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs (271) F63.8 [312.34] Trouble explosif intermittent (271) F63.2 [312.32] Kleptomanie (271) À partir de ces critères, la prévalence épidémiologique de ces personnalités pathologiques présente une occurrence de 5 à 15 % (1986) et de 13 à 33 % (Marin, Widiger, Frances et al., 1989) dans une population ordinaire de consultants de secteur psychiatrique. Multiaxial par principe, le DSM se propose de prendre en considération les problèmes psychosociaux et environnementaux (axe IV), intégrant au diagnostic, par exemple, des précisions portant sur d’éventuels problèmes de logement (absence de domicile fixe, logement inadapté, insécurité du quartier, conflits avec les voisins ou le propriétaire), des problèmes en relation avec les institutions judiciaires/pénales, (arrestation, incarcération, litige,
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se trouver victime d’un crime), des problèmes économiques (très grande pauvreté, insuffisance des revenus et des prestations sociales). Il prend également en compte l’évaluation globale du fonctionnement en utilisant l’échelle globale du fonctionnement (EGF). Cette description compartimentée d’une existence, de portée clairement sociale puisque destinée à légitimer l’intervention psychiatrique, est morcelée et déshumanisée. En conséquence, elle nous semble peu adaptée pour restituer la globalité d’une destinée, fut-elle aussi douloureuse et chaotique que celle d’un sujet borderline. Que dire en cas de personnalité multiple, si ce n’est créer un compartiment de plus ? Une autre dérive dangereuse à notre sens serait d’utiliser les items psychodynamiques dans une perspective de normalisation sociologique. En outre, les items retenus dans l’axe IV, s’ils sont globalement adaptés au mode de vie occidental contemporain, perdent vite leur pertinence dans d’autres contextes. Cependant, il n’en reste pas moins que superposer les perspectives psychodynamiques et DSMiques apporte parfois un éclairage supplémentaire au clinicien dans certains cas litigieux et permet, ce qui était le but du projet, de communiquer sur le patient.
L ES TESTS PSYCHOMÉTRIQUES STANDARDISÉS
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ET LES TESTS PROJECTIFS Les tests psychométriques sont sous-utilisés en France où la part belle est faite à l’intuition clinique et aux entretiens « non directifs ». Dans les pays anglo-saxons, au contraire, l’usage s’est répandu de confronter la clinique (entretiens directifs et semi-directifs) à une batterie de tests et d’échelles de cotation visant à standardiser les approches cliniques jusqu’à obtenir une relative fidélité interpersonnelle des cotations. Il existe de nombreuses échelles de dépressions et des échelles visant à quantifier l’expression d’une psychose. À notre connaissance, il n’existe pas d’échelle pour coter spécifiquement les sujets borderlines. L’absence d’intérêt direct de l’industrie pharmaceutique pour les troubles borderlines, pour lesquels il n’existe pas encore de médicament spécifique, n’est pas étrangère au phénomène. Le test de Rorschach (Villerbu et al., 1992) appartient à la panoplie de l’approche psychodynamique et il peut se révéler décisif en cas d’errance diagnostique favorisée par l’atypicité manifeste d’un trouble. Il explore la question de la représentation de soi dans l’intégration, plus ou moins aisée, des mouvements pulsionnels narcissiques ou objectaux. Il propose une approche structurale. Par exemple, en tant que mise à l’épreuve des limites, il apprécie l’intégration libidinale corporelle. Peuvent ainsi être pointés des signes évocateurs de fonctionnements archaïques à travers la présence de réponses déréelles, bizarres, mal structurées pouvant faire évoquer la psychose.
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Dans ce cas, la plupart des psychologues en activité aujourd’hui relevant d’une formation théorique universitaire privilégiant la dichotomie psychose/névrose, c’est le diagnostic de psychose qui pourra se voir (abusivement ?) avancé. Le diagnostic est ici un pronostic puisque la façon dont un médecin et l’entourage d’un malade vont concevoir l’agencement et la signification de ses troubles comportementaux est de nature à sélectionner ceux retenus (ou retenables) dans sa symptomatologie puisqu’attendus. Cette sélection (inconsciente) faisant office de filtre, tend à conformer, insidieusement, le patient à ce qu’on en attend ou on en craint. Par conséquent, chacun peut constater, dans sa pratique professionnelle, que considérer un sujet comme psychotique lui ouvre souvent, par le jeu de telles rétroactions mal maîtrisables, une carrière effective de psychotique. Si dans les tests, la différence sémiologique avec ce qui peut être trouvé dans des organisations psychotiques de la personnalité reste difficile à objectiver, il faut se rappeler que les tests projectifs et psychométriques n’ont été étalonnés, en leur temps, que pour différentier structurellement psychose et névrose. Ce qui explique leurs limites techniques vis-à-vis des états-limites. Le T.A.T.1 explore les mécanismes défensifs prévalents et complète la connaissance standardisée de la personnalité de base. En fait, il apparaît bien que les états-limites ont toujours été abordés de façon pointilliste ou impressionniste, en jouant sur des concepts importés de logiques distinctes. Cette histoire trouble les rendant définitivement ingérables du point de vue du dogme psychanalytique et de la sémantique, c’est peu à peu qu’ils émergèrent, sous une forme psychoclinique admise, adoptant une formulation définitive en tant que soubassement particulier de la personnalité. Les différentes tentatives classificatoires des troubles psychiques et mentaux, quels que soient leurs niveaux logiques (psychiatrie biologique, psychologie, psychométrie, psychosociologie) ont donc pris en compte, à leur manière, la notion d’état-limite. Parmi les angles d’attaque du problème, la dimension du narcissisme défaillant est pertinente. Celle-ci est appréhendée comme susceptible d’entraîner un défaut de l’investissement de soi et d’induire une incapacité mortifère à se tourner positivement vers des objets extérieurs. Par conséquent, le sujet pourra difficilement soutenir une relation saine. Cette piste aide à comprendre rétrospectivement la psychogenèse de
1. TAT : Thematic aperception test. Le TAT sollicite la conflictualité œdipienne dans ses références identificatoires et relationnelles. Cependant, les champs du TAT et du Rorschach se recoupent à travers l’articulation défensive dégagée par les deux épreuves. Celle-ci démontre les caractéristiques des aménagements des conflits au sein d’organisations psychopathologiques spécifiques.
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cette organisation palliative de la personnalité, et à la rapporter utilement à la clinique cicatricielle découlant des aménagements économiques de la personnalité sous-jacente. En dépit de la survenue dans leur existence d’un traumatisme désorganisateur (c’est-à-dire, susceptible de bouleverser le processus d’individuation psychique harmonieuse d’un sujet, et d’induire une faille narcissique), certains individus parviennent à poursuivre une évolution psychique satisfaisante, aboutissant à des positionnements identitaires et personnels socialisant ; c’est la résilience. D’autres accumulent très vite une cascade de troubles du comportement associés à des signes de souffrance intense, ils s’engagent dans une dysharmonie évolutive à pronostic médiocre. D’autres enfin, semblent aborder suffisamment l’Œdipe et ils s’installent dans une pseudo-latence superficielle, trompeuse, susceptible de déboucher, à l’adolescence, sur un réveil existentiel douloureux pour eux-mêmes et pour leur entourage avec le risque d’un positionnement psychique ultérieur dans le tronc commun borderline, si un traumatisme désorganisateur tardif survient secondairement.
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L E RÉSERVOIR LIBIDINAL ET SON CONTENU Le narcissisme est une notion introduite par A. Binet en 1887 pour décrire une forme de fétichisme consistant à prendre sa personne comme objet sexuel, ce que l’on appellerait plutôt auto-érotisme aujourd’hui. Il fut considéré par la suite comme un stade normal du développement sexuel humain (Freud, 1911), c’est-à-dire, un phénomène libidinal (Freud, 1914) résultant du report sur soi des investissements libidinaux préalablement dispersés sur le monde extérieur, ce monde n’étant pas totalement perçu comme définitivement du non-soi jusqu’à ce que la position psychotique se trouve dépassée. Il pourrait représenter une ébauche dans le registre libidinal de ce qui sera conceptualisé ultérieurement par S. Freud comme l’idéal du moi. Pour S. Freud (1895, 1915, 1926), ce retrait libidinal fondant un narcissisme primaire infantile, absolu, ne peut donc se produire qu’après l’investissement vers l’extérieur d’une libido en provenance du moi ce qui postule, en préalable, l’investissement vers l’extérieur. Ce jeu active une dialectique extérieur/intérieur et moi/non-moi : il semble que la libido narcissique, ou libido du moi, constitue le grand réservoir d’où partent les investissements d’objet et vers lesquels ils sont à nouveau ramenés ; l’investissement libidinal du moi est l’état originaire réalisé dans la toute première enfance, et les cessions ultérieures de libido ne font que le recouvrir, mais il persiste, pour l’essentiel, à l’arrière-plan, (SEVII, p. 218). La balance énergétique entre une libido du moi et une libido d’objet détermine pour S. Freud le modèle de l’investissement amoureux comme prototype de la libido d’objet et le fantasme de fin du monde chez le paranoïaque comme l’expression la plus sévère de la libido du moi (Roudinesco, Plon, 1997). Tout ce que nous savons concerne le moi
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où s’accumule, dès le début, toute la part disponible de libido. C’est à cet état de choses que nous donnons le nom de narcissisme:primaire absolu (Freud, 1938, chap. 2). Cet état instable se maintient tant que la libido narcissique ne se transforme pas en libido objectale, c’est-à-dire en pulsion libidinale tournée vers l’objet. Ce narcissisme primaire est le socle énergétique qui conditionnera toute la potentialité évolutive de la personnalité, mais toute la question est de connaître sa nature exacte, structure ou état (Green, 1993, 1996). Pour M. Balint (1977, 1978), la notion d’amour primaire serait préférable à celle de narcissisme primaire, dans la mesure où le ça serait en fait le réservoir primitif de libido, dans lequel puiserait le moi au fur et à mesure de son renforcement pour constituer, par la suite, le « réservoir citerne » de libido. Ces considérations, toutes théoriques, ont le mérite de soulever l’hypothèse que le moi ne serait pas la seule instance en question dans les carences narcissiques. Pourrait-on parler de « ça » lacunaire renvoyant à des expériences de « plaisirs » non vécus, de frustration émotionnelle primaire carençante en raison de son intensité ou du moment crucial où elle a été subie1 ? Il existe, selon M. Balint, une zone du défaut fondamental dans laquelle le jeu des forces ne prend pas la forme d’un conflit (comme dans la zone du complexe d’Œdipe) mais celle d’un défaut. Pour lui, ces trois zones (il y ajoute celle de la création), « couvrent » le moi et atteignent peut-être le ça. Nous sommes dans le multiaxial avant l’heure ! Ce narcissisme primaire s’étaye, pour partie, sur l’attention attendrie des parents et sur la satisfaction continue des besoins de l’enfant, comme un véritable avatar du narcissisme parental, avec tous les risques d’incomplétude que cela induit pour le parent, et pour l’enfant, si la part des choses n’est pas faite. Trop de sollicitude ou d’angoisse parentale peut viser à réparer un défaut narcissique de ces derniers et contribuer à fragiliser l’enfant (en ne lui laissant nulle place pour le désir, et la latence entre frustration et satisfaction) plus qu’à le remplir utilement si cette composante n’est pas maîtrisée. En ce sens, de la même façon que l’adolescence peut réaliser une récapitulation œdipienne maturante, la naissance d’un enfant réactive toujours et récapitule, brutalement, les positionnements narcissiques gigognes, maternels et grands maternels, (et peut-être aussi paternels, dans un autre registre). Ce bouleversement narcissique doit être géré sur la durée, mais ce n’est pas toujours possible. Le drame familial que constitue toujours une bouffée délirante des psychoses du post-partum s’ancre pour partie dans la difficulté, pour une mère, de métaboliser et de dialectiser/différentier son propre narcissisme, structurellement fragile et mis en question par la gestation et la naissance, 1. Ces frustrations fondatrices et les distorsions émotionnelles qu’elles engendrent sont parfois accessibles, car actualisées, au cours de soins à médiation corporelle. La kinésithérapie psychiatrique comme médium et la morphopathologie comme cadre conceptuel pourraient être utiles dans ces cas.
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et ce qu’elle sera en mesure de projeter affectivement sur son enfant nouveau-né, afin de lui permettre de bâtir son propre narcissisme. En ce sens, la naissance est une co-construction de narcissisme engageant une réciprocité structurante. La naissance accorde à la mère une chance de rétroagir efficacement sur ses carences antérieures, l’un des narcissismes, le nouveau venu, s’appuyant pour se densifier sur la qualité de l’ancien et requalifiant par ailleurs celui-ci. Plus globalement, une naissance est l’occasion pour le système familial entier de relativiser et de redistribuer les problématiques narcissiques transgénérationnelles comme autant de cartes (atouts ou mauvaises pioches) qui traduisent une convergence d’histoires individuelles ou collectives et qui trouvent dans ces moments nodaux une occasion de remonter à la surface ou de s’exprimer1 . Dans les psychoses du post-partum, le matériel psychique explosif, restitué par la mère lors de sa production délirante, qu’il soit expansif ou concentrique et persécutoire, est souvent d’essence narcissique. La prise en compte de cette problématique comme convergence historique entrelaçant les deux histoires familiales parentales et leurs passifs (notion de linkage psychique), est essentielle pour aider la patiente à se positionner. « Serais-je une suffisamment bonne mère ? » est le questionnement banal, en cascade, de toute mère. On pourrait ajouter : « pour être enfin une bonne fille, et légitimer ma propre mère en bonne fille de ses parents ? » C’est la notion d’enfant réparateur maintenant prise en compte en néonatologie et en pédopsychiatrie mais pas toujours en psychiatrie d’adulte.
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Vignette clinique n◦ 2 – L’enfant non réparateur M., un de nos patients, jeune borderline surdoué (Q.I. coté à 140), engagé très tôt dans une problématique sexuelle perverse avec aménagements pseudo-psychotiques favorisés par la prise de divers toxiques fut un enfant adopté. Bien qu’empêtré dans un fonctionnement homosexuel et masochiste s’accompagnant des revendications délirantes s’apparentant à du transsexualisme lors des phases les plus délicates, il tomba un jour amoureux d’une jeune femme. Celle-ci, physiquement fort peu féminine, intellectuellement frustre, était l’aînée de trois sœurs dont la puînée, déjà suivie par les services sociaux se trouvait précocement conformée à un fonctionnement clairement masculin. De cette fréquentation apparemment dysharmonique naquirent deux garçons. M. recevait là du destin une chance extraordinaire d’offrir à ses parents adoptifs deux garçons portant leur nom, ce qui aurait été dans le contexte de cette famille traditionaliste, le plus beau des cadeaux, voire la plus intense des réparations. Il se « débrouilla » pour être absent lors des deux naissances (« au trou » : au service national la première fois, interné en psychiatrie la seconde fois). Dès lors, la mère, sur 1. Par analogie biologique, on pourrait prendre l’image de la méiose suivie de la fusion des gamètes parentaux qui déterminerait en l’occurrence une recomposition par brassage (psycho)génétique.
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C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES les conseils de son propre père alla déclarer ses deux enfants sous son nom personnel, celui de son père. Dans cet entrecroisement de filiations, une famille dotée de trois filles réussi à « récupérer » deux garçons portant son nom, et une autre se retrouva comme surlésée de cette « chance » de réparation de lignage, la dette indicible contractée lors de l’adoption par le jeune M. ne pouvait être réglée, les narcissismes restaient à vif de part et d’autre, la psychose n’était pas loin. Il faut par ailleurs noter que du côté du grand-père maternel, lui-même enfant de la DDASS, on comptait trois demi-frères portant chacun des patronymes différents. La psychose se manifesta logiquement à la génération suivante : le premierné des enfants, placé au foyer de l’enfance en raison des carences maternelles, manifesta très tôt une symptomatologie évocatrice d’autisme infantile précoce. Bien plus tard, quinquagénaire, comme libéré de la question du nom, le grand-père maternel réussit enfin à avoir un petit garçon.
Ce cas montre combien la question de la filiation, voire du « nom du père », comme disent les lacaniens, se retrouve placée au premier plan lors d’une naissance et qu’il est question, ici, de remaniements narcissiques chez tous les protagonistes. Les phobies d’impulsions, aboutissant à la peur de jeter son enfant par la fenêtre, ou les délires de filiation divine ou diabolique, sont fréquentes lors des bouffées délirantes du post-partum. Ces désordres renvoient dans leurs registres propres à ce que l’enfant nouveau-né est censé réparer par sa survenue, à ce que la jeune mère a pu vivre (ou subir), au préalable, de la part de sa propre mère, ainsi qu’à l’histoire personnelle de cette dernière car il n’y a, dans ces histoires, il faut le souligner, que des victimes (à transformer par la thérapie en autant de survivants) ! Le narcissisme secondaire, ou narcissisme du moi, tel qu’il est élaboré par S. Freud, appartient à la clinique de la psychose et se réfère au retrait libidinal de tous les objets extérieurs. Il est donc de signification pathologique. De la psychose mélancolique à la schizophrénie, son champ de carence est large. Au-delà de cette conceptualisation limitée au monde de la psychose et transposable, pour partie seulement, aux états-limites, cet effondrement narcissique, réactionnel, nous apparaît comme étant également à l’œuvre, de façon signifiante, dans les processus pathologiques de la sénescence psycho-physique, autre période charnière, située quelque peu en miroir du post-partum1 . Il infiltre l’égoïsme du vieillard, devenu autocentré sur ses préoccupations immédiates, versé dans l’hypochondrie ou, au minimum, dans la quête anxieuse du moindre de ses dysfonctionnements physiques. Il 1. Autant le post-partum est le moment où éclate la possibilité d’engendrer, autant la sénescence signe la période où l’engendrement (de quoi que ce soit, et pas seulement d’un enfant) est désormais impossible ; c’est le moment où le sujet est asséché. Quelques rares grands créateurs, de Picasso à Rostropovitch, n’ont jamais vécu cette période.
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dessine en creux le repli existentiel du grand âge, sur un monde concentrique, réduit à un maigre périmètre de marche invalidant et confiné dans un espace clos où trônent quelques souvenirs défraîchis, de moins en moins investis. Pour ces grands vieillards, leur entourage immédiat (animal de compagnie, femme de ménage, infirmière, aide à domicile, médecin) compte désormais plus que leur environnement affectif antérieur. Les enfants se sont éloignés, ils sont non reconnus, oubliés parfois. Lorsque sont installés des déficits mnésiques sévères, ils ne signifient plus rien, du point de vue de l’économie libidinale et du narcissisme. Ce rétrécissement narcissique explique des fonctionnements paradoxaux et nourrit la fragilité psycho-affective de ces sujets vis-à-vis de leur entourage. Il en fait des proies faciles, il est une violence libidinale terminale à laquelle peuvent se surajouter de façon dramatique, dans la réalité, des phénomènes de maltraitance par cet entourage. Clairement, dans cette dimension, la libido, sans doute déjà appauvrie, se rétracte, désinvestit l’extérieur, se condense sur quelques émotions et sensations résiduelles. Les capacités gustatives s’appauvrissent, le sujet ne goûte plus que le sucré, il en perd le sens social du repas. On est devant des tableaux cliniques dramatiques pour l’entourage. On est aux limites de l’hypochondrie et de la boulimie avec appétence aux médicaments. Thanatos prend le pas sur Éros. La psychogenèse des troubles borderlines fait appel à la conception d’une personnalité ébranlée par un trouble désorganisateur précoce auquel fait suite, à distance, un trouble désorganisateur tardif. C’est J. Bergeret (1964, 1970, 1974, 1996) qui alla le plus loin en proposant ce modèle. Son parcours l’a conduit ensuite à préciser la syntaxe des états-limites dans leurs rapports avec les concepts de dépressivité et de pseudo-latence, entraînant des aménagements de la cure type. Il a, en outre, contribué à élaborer le concept de violence fondamentale et à préciser l’opposition diachronique du narcissisme et de la génitalité, en distinguant le phallique du génital et l’homosexualité de l’homoérotisme. Ces concepts métapsychologiques convergent pour éclairer la psychodynamique de la personnalité et en proposer une lecture syntaxique pouvant se superposer à la lecture sémantique des aménagements de cette personnalité. La combinatoire des traumatismes désorganisateurs précoces et tardifs semble à même de verrouiller un dyspositionnement psychique du sujet, sinon un destin, sous forme d’un tronc commun inhérent à la personnalité borderline dont les aménagements sont polymorphes. Le modèle descriptif communément admis de la psychogenèse névrotique, dite normale, utilise des concepts psychanalytiques, donc très datés historiquement (la charnière entre XIXe et XXe siècle, en Europe). Ce modèle n’est pas figé et il se déploie en des stades (ou des phases évolutives) qui sont non pas stratifiés et exclusifs, l’un succédant chronologiquement à l’autre dans une espèce de palimpseste psychique, mais imbriqués, voire co-évolutifs. On a pu utiliser l’image de la spirale pour
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en décrire la dynamique. La notion d’« organisateur » au sens de R. Spitz se superpose à celle de stade et rend compte de points critiques de convergences partielles évolutives. Ces points, perceptibles à l’observation clinique (l’angoisse du huitième mois, le non...), sont indices de pré-requis puis d’acquis sur lesquels le processus constructeur en cours peut s’étayer tour à tour pour amorcer et consolider de nouvelles phases. Le traumatisme désorganisateur peut donc également s’entendre aussi comme susceptible de remettre en cause les acquis (« organisateurs » de Spitz), de provoquer une régression psychique. Il faut avoir conscience qu’il ne s’agit que d’un modèle cognitif, fonctionnellement adapté aux limites conceptuelles humaines, d’un métaphénomène, à la fois intime et pluriel, qui les dépasse, car il les contient. Il est didactique, pour une part, et il ne traduit qu’imparfaitement la complexité fragile de la psychogenèse individuelle. Il relève d’une géométrie psychique sommaire, à laquelle manquent, sans doute, des dimensions essentielles (l’impact du biologique sur le psychisme, par exemple) et des moyens pour se frayer un chemin dans ces espaces. La première topique freudienne (inconscient, préconscient, conscient) en est une grille de lecture parallèle. La seconde topique (moi, ça, surmoi) en est une application périphérique au sens de l’informatique. La psychogenèse individuelle, comme élément de la genèse d’une personnalité puis de la genèse d’une personne se reconnaissant une identité, se déploie au sein d’un contexte, lui-même évolutif et complexe, la communauté humaine dans sa dimension historique et polymorphe. La notion d’inconscient collectif (à psychogenèse polyfactorielle) (Jung, 1913) concernant plusieurs dizaines de générations, admet des dimensions synchroniques et diachroniques qui s’étendent jusqu’à la notion de civilisation. Celle-ci dotée, elle aussi, d’aménagements économiques ayant à voir avec le symbolique (l’argent, l’honneur), l’affectif (l’amour, la haine, la jalousie, l’envie) et inscrits en tant que superstructures (mentalités, institutions). Elle noue d’autre part, sans doute, des liens avec une phylogenèse d’essence plus biologique que l’on redécouvre aussitôt que s’estompent les voiles du religieux et de l’anthropocentrisme. Elle est à comprendre comme un métaprocessus supplémentaire, entrant en ligne de compte pour comprendre la complexité insondable d’une simple personnalité humaine extraite de son contexte. La naissance, longtemps considérée comme un début, est elle-même une sorte d’organisateur primordial. Elle est un point de convergence critique d’un processus biologique miraculeux à chaque fois (la fécondation puis le développement embryonnaire normal, puis fœtal ; la coexistence de deux organismes consubstantiels dont l’un est en quelque sorte, du point de vue biologique, l’extension parasite de l’autre). Elle est aussi un ensemble de processus génético-psychiques entrecroisés la structurant et la déterminant partiellement en amont.
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Nous avons vu que le temps de la gestation reste, notamment, pour la future parturiente, le temps de la naissance du sentiment d’être désormais mère, à la fois maillon d’une chaîne immémoriale et singulière dans son expérience. Déjà le narcissisme est à l’ouvrage dans la perception intime qu’à la mère de son état : « j’attends un enfant » ou « je suis enceinte » sont, par exemple, deux formulations signifiantes à mettre en perspective de ce point de vue. Ce sentiment est à même de réactiver, sinon de résoudre, les fragilités identitaires inévitables ayant présidé jusqu’alors, silencieusement ou pas, à l’être-au-monde de la future mère, y compris dans ses rapports avec ses propres parents. Le futur père, lui aussi, doit effectuer un travail précieux, analogue et complémentaire, sur son identité à venir. Ces dimensions au dynamisme fort appartiennent au champ de l’haptologie. En fonction de la qualité de ces processus préalables, on a pu dire que beaucoup de choses étaient déjà jouées, nouées, à la naissance ; ce qui confère un autre sens au « deviens ce que tu es ! » ou à la notion de destinée. La naissance est aussi un traumatisme (Rank, 1924). Elle concrétise brutalement ce processus et l’ancre dans la réalité historico-sociale. Des troubles psychoaffectifs maternels sévères peuvent s’installer, nous l’avons montré, car cette période est aussi une période de deuils. Deuils de leurs statuts précédents pour la mère et le père, deuil inéluctable d’un mode de vie privilégié pour l’enfant, ex-fœtus. Du baby blues à la bouffée délirante du post-partum, des phobies d’impulsion homicide de la mère au réel passage à l’acte infanticide, la clinique psychiatrique est déjà trop riche, même si l’on a tendance à ne retenir que les aspects dysfonctionnels aux dépens de ce qui se construit positivement durant cette phase. Même pris en charge et rapidement stabilisés, même seulement ébauchés ou craints par l’entourage, de tels épisodes ne manqueront pas d’hypothéquer l’existence à venir de l’enfant. La dyade résulte déjà d’un système de compromis biopsychique, lui-même en interactions exponentielles avec d’autres systèmes ébranlés. La toute petite enfance est l’occasion pour l’enfant d’expérimenter la dépendance totale puis d’explorer, au fur et à mesure de ses progrès psycho-intellectuels et physiologiques, une autonomie à gagner sans cesse sur le monde, contre le monde parfois, dans certains cas pathologiques ! Cette autonomie, relative, est nécessaire à l’instauration ultérieure d’un vécu de permanence, d’individuation effective. Les limites de l’autonomie d’un petit enfant sont les portes de sa liberté future. On comprend que toutes les limitations abusives à cette autonomie – imposées au nom, souvent, de principes éducatifs rigides – tout flou et toutes contradictions induites également, seront de nature à perturber
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et gauchir le faisceau psychogénétique et la trajectoire personnelle de l’enfant1 .
1. Dans cette perspective, les stades fusionnels et symbiotiques ont pu se voir successivement impliqués dans la psychogenèse de positionnements ultérieurs pathologiques, psychotiques. Les apports récents de la génétique, de la virologie et des équilibres immunitaires qui en découlent, ainsi que la compréhension plus fine de dysfonctionnements physiopathologiques ont permis de relativiser cette dimension psychorelationnelle et de déculpabiliser pour partie l’entourage. En ce sens, il est important que les psychoses infantiles les plus sévères et beaucoup de psychoses adultes, intrinsèquement décrites de façon pertinente avec l’aide initiale du modèle psychogénétique, appartiennent désormais au vaste champ de la neuropsychiatrie. Une composante psychothérapique demeure indispensable à leur prise en charge. Elle sera à recentrer sur les conséquences interrelationnelles précoces des déficits somatiques sous-jacents inconsciemment subodorés ainsi que sur l’aide à vivre à apporter à un sujet ainsi partiellement conscient des déficits cognitivo-affectifs le handicapant dans son mode d’être-au-monde. Ce sera une psychothérapie à visée de narcissisation.
Chapitre 3
PSYCHOGENÈSE COMPARÉE DES ÉTATS-LIMITES ET DES AUTRES DISPOSITIONS PSYCHIQUES
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T RAUMATISME DÉSORGANISATEUR PRÉCOCE , PSEUDO -Œ DIPE , PSEUDO - LATENCE C’est dans la petite enfance, (entre les deux ans de l’enfant et le début de la phase de résolution du complexe d’Œdipe), qu’est classiquement positionné le traumatisme désorganisateur précoce, susceptible d’introduire une évolution borderline de la personnalité. Il est donc, lui, clairement psychogène, psychotraumatique, induit par l’entourage ou le contexte. Il s’agit, expérimentalement, de la survenue d’une agression psychique survenant à distance de la période fusionnelle ou symbiotique et précédant l’abord du tournant œdipien, mais mal métabolisable à ce moment de son existence, en raison de sa sévérité et de la personnalité immature et très dépendante d’un tout jeune enfant. Intervenant en pleine période fusionnelle, cette agression induirait un risque de morcellement du moi ; ce dernier pouvant enclencher une désorganisation dissociative durable de la personnalité, ainsi que des capacités relationnelles instantanées du
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sujet. Une organisation psychique de type psychotique, stable, peut alors s’installer par défaut, se fixer par réitération traumatique et hypothéquer par la suite toute évolution ou progression psychogénétique. Si cette désorganisation se trouve entrer en résonance avec d’autres facteurs favorisants (biologiques, par exemple), le sujet, ainsi bloqué et carencé, aura à sa disposition, à l’âge adulte, une personnalité psychotique susceptible, en cas de décompensation, de produire un tableau clinique de psychose, quelle que soit la forme de celle-ci. La conception d’un morcellement du moi n’implique pas seulement un processus destructeur, susceptible de désagréger un édifice intrapsychique préalablement stable mais il évoque plutôt la mise en jeu de résistances à un processus fragile de construction d’un moi univoque, entier, solide. Cette construction se fait normalement, à cette période, par agrégation centripète d’expériences affectives et cognitives structurantes. Ces expériences successives, si elles sont cohérentes et congruentes, valideront une sensation inconsciente d’être soi, engagé dans un destin personnel et pourvu d’une historicité franche ; c’est la notion de personnalité névrotique « normale ». A contrario, la psychose-maladie ne découle pas d’une désagrégation d’un acquis mais d’une non-agrégation de potentialités, d’un défaut structurel fondamental devenu patent cliniquement. Pour reprendre une image issue de l’embryologie, à partir d’un certain stade évolutif indifférencié du développement, si une hormone spécifique (produite sous la dépendance d’une combinaison fine de protéines exprimant une partie du génotype porté par le chromosome Y), n’agit pas complètement, quelle qu’en soit la cause, l’enfant sera de sexe féminin ; si elle agit, il sera de sexe masculin. Si elle agit incomplètement il y aura risque d’hermaphrodisme partiel. La notion de traumatisme désorganisateur précoce, intervenant après la période fusionnelle, rend compte de la faille initiale ayant tendance à obérer durablement, par son existence, le développement ultérieur du moi du sujet, donc à entraîner les défauts criants d’harmonie psychique intrinsèque et de complétude dense du sujet, que l’on constate en clinique. En référence au modèle de la seconde topique freudienne (le jeu au cœur de l’inconscient entre les trois instances moi, ça et surmoi) les sujets borderlines présenteraient un moi à la fois (poly)lacunaire et clivé. La lacune précoce s’organisera sous forme d’une carence irrémédiable si elle survient à cette période charnière du développement et si un processus thérapeutique suffisamment narcissisant et comblant n’a pu être mis à disposition du sujet en devenir. Cette lacune se verra alors comblée ou dissimulée peu ou prou, au fur et à mesure de l’évolution psychique, par des structures psychiques écrans ou des mécanismes de fonctionnement cicatriciels, peu authentiques dans leur ancrage dans la personnalité permanente du sujet et donc parfois clivable du continuum de fonctionnement du sujet : notion de faux self (D.W. Winnicott) et de
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personnalité as if qui peut faire illusion longtemps, notion expérimentale de personnalité multiple telle que nous l’avons décrite. Des modèles graphiques non contradictoires de faux self peuvent être dessinés, parmi eux (cf. schéma p. ) :
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– le faux self comme comblant une lacune (type 2) ; – le faux self comme reliant des fragments non congruents d’un moi en risque d’être morcelé (type 6) ; c’est un faux self plus directement cicatriciel de la psychose. Le faux self peut cimenter et structurer toute une existence as if. Dans ce cas, la béance narcissique sera psychiquement et cliniquement compensée, c’est-à-dire peu perceptible, y compris par le sujet, quant à la souffrance psychique induite. En cas de décompensation morbide, le modèle préalable de type 2 induirait l’éventualité d’une béance lacunaire susceptible de déboucher, par exemple, sur une dépression de type anaclitique, définie par l’absence (et non la perte) d’objet. Dans ce cas, divers aménagements économiques peuvent tenter de s’y substituer, allant des addictions diverses, actualisant la métaphore de l’oralité1 , aux conduites pseudo-névrotiques, si le faux self fait illusion. Le modèle préalable de type 6 livrerait plutôt le malade aux dérives intrapsychiques d’un moi quasi morcelé pouvant déterminer des aménagements pseudo-psychotiques, ou un basculement pur et simple dans la psychose constituée. L’hypothèse de la mobilisation de faux selfs partiels ou multiples, ainsi que l’image d’un faux self établi un peu comme un ciment instable – capable de réunir un temps, sinon d’harmoniser le jeu des divers fragments de cette instance – trouvent une illustration clinique à travers les cas de personnalités multiples, que celles-ci soient simultanément présentes ou se succèdent en un tableau clinique inquiétant et déstabilisateur pour l’entourage. Certains fragments actifs de ce conglomérat fluctuant qui appartient toujours à l’inconscient seraient à même d’apparaître dans le fonctionnement de la personnalité donnée à voir. Ils se trouvent alors supplantés transitoirement, par d’autres fragments non cohérents avec lesquels ils ne sont pas articulés mais « en concurrence » énergétique ou émotionnelle. Cette combinaison, certes simpliste dans sa formulation, a pour mérite de recentrer dans le champ de la psychopathologie, des tableaux qui furent, en leur temps, l’objet de spéculations métaphysiques, voire parapsychologiques et conduisirent des patients au bûcher. 1. Les addictions sont souvent rapportées à la pulsion orale. La boulimie en est l’illustration. Il semble pourtant que les enjeux sont différents. Dans l’oralité, la pulsion vise à remplir. Or, les individus porteurs de « lacunose » ne peuvent être remplis puisque leur citerne libidinale est percée. L’apport thérapeutique relève plus d’un travail de suturation que d’un travail de remplissage.
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La nature du traumatisme désorganisateur précoce reste anecdotique, quoique stéréotypée. C’est l’impact et le vécu de l’impact, par l’enfant, de ce traumatisme, qui importent pour en déterminer les suites. Ce dernier peut se voir combiné avec une éventuelle carence éducativo-affective de l’entourage, si celui-ci est incapable de soupçonner le drame qui se joue, et dont il peut, en outre, être partie prenante. Cela peut se voir, dans la mesure où l’entourage affectif se montre dans l’incapacité d’apporter à l’enfant une consolation1 narcissisante et une relativisation préservant le processus de construction en cours. Abandon réel ou relatif (naissance impromptue d’un puîné), séduction ou abus sexuel avéré, incestueux ou extrafamilial, violences physiques ou psychiques subies ou simplement vues, maladie chronique ou décès de la mère, séparation conflictuelle des parents, grande honte d’enfant, maladie grave de l’enfant indiquant son éloignement du milieu familial ou impliquant à un moment donné le pronostic vital et la mise en route d’un processus de deuil par les parents. La notion de traumatisme narcissique est, dans ce cas, importante à préserver, car cette dimension conditionnera une grande partie de la prise charge reconstructrice de ces patients. L’anamnèse ou le matériel restitué par la psychothérapie retrouvent bien souvent des configurations traumatiques plus insidieuses, floues, mixtes, mais néanmoins susceptibles d’interférer significativement avec l’élaboration d’un moi entier, harmonieux et stable. Ainsi fragilisé et carencé, l’appareil psychique du jeune enfant sera en position d’aborder, de façon biaisée, la révolution œdipienne dont la résolution normale seule permettrait à l’enfant, selon le modèle psychanalytique, de donner sens et unité aux pulsions partielles, puis convergentes, de la sexualité infantile. Cette résolution est à comprendre comme un véritable tour de clef validant la serrure, un équivalent démultiplié d’un organisateur au sens de ce que R. Spitz avait pu décrire à propos de l’angoisse du huitième mois et du non. Elle est capable de permettre à l’enfant de converger vers un positionnement stable et apaisé, de dépasser le questionnement anxiogène d’individuation réelle, d’accéder au symbolique, à l’imaginaire, et aussi à la potentialité primordiale d’une identité sexuelle acceptée, dans laquelle pourront s’exprimer pleinement ses potentialités affectives et intellectuelles, voire génésiques. Si l’Œdipe n’est pas résolu, ou pas complètement, l’enfant s’engagera au mieux dans une pseudo-latence, remarquablement silencieuse du point de vue de l’adaptation psychoaffective au monde – voire brillante du point de vue des acquis intellectuels attendus – mais instable et fragilisé quant à ses fondements. Cette période de pseudo-latence ne reposant que 1. La consolation doit précéder la réparation. Certains temps essentiels de la thérapie narcissisante (psychocorporelle) ne sont que des consolations. La réparation viendra après, par les mots. Dans l’enfance, le chagrin d’un enfant blessé sera consolé avant que l’on ne s’occupe de panser la plaie. Il y a donc inversion des séquences.
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sur des fondations de sable (moi lacunaire, moi instable), elle augure mal de l’évolution ultérieure et des avatars existentiels du sujet. Au pire, à la place d’une pseudo-latence, l’enfant présentera des symptômes psychosomatiques évocateurs1 ou de graves troubles désadaptatifs du comportement, capables à eux seuls d’attirer l’attention de l’entourage familial ou scolaire. C’est la notion de « dysharmonie évolutive » engageant précocement l’enfant dans la « carrière » psychiatrique, mais pouvant, paradoxalement, si un processus psychothérapique est enclenché, être, à la limite, une chance offerte à l’enfant. Nous l’évoquerons ultérieurement.
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AUX TRAUMATISMES DÉSORGANISATEURS TARDIFS La puberté, phénomène psycho-socio-biologique, est un repère chronologique incontournable. Elle signe l’entrée dans l’adolescence qui est, elle, un phénomène encore plus complexe car multifactoriel. Son ancrage se fait autant dans le contexte social que dans l’histoire individuelle du sujet ; c’est un véritable état-limite au sens étymologique, une charnière existentielle. Les déterminants pubertaires sont essentiellement physiologiques. Ceci a comme corollaire que toute dyschronie pubertaire sera d’essence physiopathologique. Il existe, cependant, des cas de retard pubertaire psychogène qui sont accompagnés d’un retard staturo-pondéral psychogène, ce qui intègre des composantes psychologiques et contextuelles au déclenchement de l’éveil pubertaire et à l’accomplissement correct du processus. L’adolescence est aussi un monde de souffrance. Considérée comme la dernière chance pour un sujet de résoudre spontanément son Œdipe (M. Klein, 1966), il est normal qu’elle soit l’occasion de profonds remaniements pulsionnels (Morizot-Martinez, Brenot, Marnier et al., 1996), de remises en question cruciales pouvant, y compris, déboucher dramatiquement sur une issue suicidaire. Tout adolescent, à un moment ou à un autre de son évolution personnelle, pense au suicide, la mort fantasmée pouvant avoir une paradoxale vertu narcissisante et réparatrice, le remède étant pire que le mal. La survenue d’un état dépressif n’est pas rare non plus et le risque, à cet âge, c’est aussi la « dépression atypique », inaugurant une entrée dans la psychose. Au cours de cette phase à hauts risques, apocalyptique acmé affective dévoreuse d’énergie libidinale, l’adolescent rejoue sur un mode majeur les enjeux, comme les étapes, qui furent plus ou moins normalement 1. En pédiatrie, certaines affections, si elles se répètent, peuvent faire évoquer des lacunoses. Métaphoriquement, les dermatoses ou les otites à répétition (avec perforation tympanique !) illustrent cette problématique.
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abordées par lui lors des phases développementales précédentes. Il les rejoue dans un monde étrange et inquiétant, brutalement privé des repères et des certitudes péniblement élaborés précédemment. Son corps n’est plus celui qu’il avait connu ; l’adolescent est gauche, décalé, étranger à lui-même (ce qui est la définition de l’aliénation), tout n’est que pertes et dangers (« le complexe du homard », Dolto, 1989). Sa voix a mué, ses pôles d’intérêt sont radicalement transformés et vont jusqu’à s’effondrer douloureusement dans certains cas, le plongeant dans un état de vacuité. L’adolescent n’est parfois même plus reconnu par son entourage proche, tant il a changé physiquement et psychiquement, alors que dans ce tumulte, conformisme et révolte, dépendance et déviance accaparent son énergie1 en tentant de colmater les pertes inéluctables. En cela, l’adolescence est un archipel de deuils qu’il faut aborder et abandonner en s’aventurant à chaque fois sur une mer hostile ; pour paraphraser le poète, l’adolescent est veuf, inconsolable de lui-même. Certains enjeux existentiels peuvent se voir relativisés ou cruellement révisés devant l’ampleur et la masse des bouleversements contextuels. Par exemple, l’adolescent ne parvient plus, du point de vue scolaire, à se montrer à la hauteur de l’investissement narcissique de ses parents, auxquels il pouvait apporter, par sa réussite antérieure, une revanche. Cet échec peut être paradoxalement compris comme une tentative d’autonomisation psycho-existentielle, un effort pour ne plus être seulement dans le désir et les critères de réussite de ses parents. C’est le sens positif de certaines « névroses d’échec », à mettre en balance néanmoins avec les conséquences sociales et narcissiques à terme de l’échec de l’intégration sociale et de la non-acquisition des outils d’une authentique autonomie ultérieure. L’adolescent se construit en s’opposant à ses parents, mais cette opposition se fait à ses dépens. Il est, à ce moment, « en panne ». D’autres investissements prennent une acuité sans précédent, ils polarisent l’intellect autant que l’affect du sujet, et ceci au détriment des tâches liées au processus de socialisation accélérée en cours, qui le pressent à ce moment : échéances scolaires, apprentissages relationnels ouvrant sur le monde du travail et sur l’univers des adultes, premiers émois affectifs. Il faut parer au plus pressé. L’adolescence est une période de révolution sur le plan cognitif, mais cette potentialité créative nécessite que
1. Les adolescents se retrouvent en situation paradoxale : d’un côté, leurs parents les pressent de grandir, réussir, devenir comme eux ; de l’autre, ces mêmes parents, refusant de vieillir, tentent de conserver sinon un aspect, du moins un fonctionnement de jeune, puisque le jeunisme est le modèle existentiel privilégié par les mentalités actuelles (irresponsabilité, tendance au passage à l’acte). Par ailleurs, le fonctionnement social réel des parents (divorce, chômage, individualisme, anxiété...) n’est pas toujours un modèle : si grandir c’est devenir comme les parents, ce n’est pas encourageant. Le hiatus est flagrant, il y a télescopage générationnel et les processus identificatoires susceptibles de donner un sens à l’évolution psychique de l’adolescence deviennent aléatoires.
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l’individu dispose d’un espace psychique de pensée abstraite et de sublimation, celui-ci étant étroitement conditionné par la balance narcissicoobjectale. C’est uniquement dans cet espace fragile que pourront s’expérimenter, sans danger, ces nouvelles potentialités. Parfois aussi, l’émergence d’une sexualisation de la pensée, ordinaire à cet âge, suscite la mise en route réactionnelle de mécanismes défensifs et le plaisir, qui n’est psychiquement pas autorisé à être accessible dans le réel, se confond avec une relation d’emprise à laquelle l’adolescent résiste par les mécanismes défensifs traditionnels et quasi physiologiques : phobies, tics, obsessions idéatoires, traduites cliniquement par une pseudo-indolence ou une inhibition. Certains travaux montrent qu’il existerait une relation entre niveau d’estime de soi et problématique narcissique d’une part, capacité d’abstraction et compétences logiques d’autre part (Catheline et al., 1997). Les troubles du comportement repérables chez l’adolescent sont polymorphes, bruyants, inéluctables. Ils vont de la simple et banale « crise d’adolescence », capable néanmoins, par sa cruauté intrinsèque, de fortement déstabiliser l’entourage, jusque dans le narcissisme parental à « l’adolescence à problème » pouvant exceptionnellement révéler, nous l’avons vu, un positionnement atypique de la personnalité, ou une dépression atypique, modes d’entrée dans la psychose ou, le plus souvent, déboucher sur une issue psychopathique. La différentiation clinique est souvent hasardeuse entre un passage à l’acte autolytique faisant office d’appel à l’aide – à considérer donc comme un signe évident du désir de vivre, et de vivre mieux, de maîtriser le monde alentour – et une tentative de suicide violente, impulsive, mal mentalisable, clastique dans son déroulement et sa finalité. Cet acting out traduit alors un réel désir d’en finir. Il est parfois occasion d’un raptus hétéroagressifs comme équivalent suicidaire ou ordalique (dans la crise d’Amok1 , Bourgeois, 2002). À partir du début des troubles, le diagnostic de certitude est souvent rétrospectif, nécessitant plusieurs années de recul et le recadrage de l’acte dans son contexte. La frontière est ténue entre le passage à l’acte sans lendemain et l’engrenage morbide aliénant, menant à la schizothymie, la schizoïdie et parfois à la schizophrénie franche, pathologie médicale dont le mode d’entrée polymorphe lui aussi, peut être bruyant ou insidieux2 .
1. La crise d’Amok est une forme traditionnelle de passage à l’acte dans laquelle un individu va se feter dans la foule, tuant tout sur son passage, jusqu’à ce qu’il soit lui-même tué. L’individu place sa vie entre les mains de Dieu. 2. Si un démembrement des schizophrénies devait être fait, c’est en recherchant, à partir de la clinique, à différentier les troubles « d’allure psychotique » mais d’origine psychodynamique des troubles d’allure psychotique étant d’origine neuropsychiatrique, comme en son temps on avait cru pouvoir départager la catatonie neurologique de la catatonie psychotique.
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L’état-limite serait du registre d’une « adolescence interminable » (Masterson, 1976), donc sans limite, ce que traduisent la notion empirique d’immaturité affective et l’approche socio-historique qui voit l’adolescence se dilater dans le temps. Réciproquement, nous l’avons vu, l’adolescent est un état-limite. « Ce qui domine en lui, c’est la concomitance de la peur de l’intrusion et la crainte d’être abandonné. » (Enjalbert, 2003)
Cela aboutit à des comportements paradoxaux, mal compris par son entourage. Dans sa relation à autrui, l’adolescent va tester inlassablement la crédibilité des lois énoncées (c’est l’ordalie comme recherche des limites divines ou naturelles), mais aussi sa distance à l’Autre autant que l’effectivité de la présence de cet Autre toujours soupçonnable d’être ailleurs que dans son désir. Les adolescents, états-limites, ne délirent pas, même si cet espace du délire leur est proche et même s’ils en revendiquent souvent la potentialité, cette éventualité du dérapage suffisant parfois à les contenir. « Délirer », seul ou en groupe, c’est échapper un instant et « par le haut » à sa condition d’état-limite1 . Il leur faut ainsi, parfois, user de subterfuges pour accéder au délire libérateur, par l’usage de drogues psychodysleptiques, par exemple, combinant déviance, dépendance et exploration des limites par la folie, ce qui n’est pas sans risques. Cette conduite s’avère opérante et superficiellement suturante, dans la mesure où la paraverbalisation autorisée par le moment fécond psychotique, donne un semblant de sens et offre une issue provisoire à leur impasse existentielle : c’est l’une des significations positives des délires mystiques, paranoïaques et mégalomaniaques qui forment l’essentiel de la clinique des bouffées délirantes aiguës postaddictives. La plupart du temps, seuls leurs comportements provocateurs ou leurs corps maladroits parlent, hurlent pour eux, dans la mesure où le discours d’un adolescent, même délirant, ne peut jamais rendre compte du point où sa pensée s’arrête, s’aveugle, se cogne à l’indicible, par défaut d’élaboration du fantasme. C’est encore la question des limites : – Limites entre fantasme et réalité, qu’actualise la difficulté grandissante des adolescents nourris aux jeux vidéos de faire la différence entre imaginaire, réel, symbolique et virtuel. Le game over n’est plus une fin mais une incitation à recommencer. – Limites entre vie et mort, ce qui provoque la multiplication des conduites ordaliques dont les modalités sont, certes, propres à chaque génération mais qui demeurent stéréotypées dans leur signification :
1. Il est important pour les adolescents de se ménager un espace pour le délire, espace d’intimité et espace d’expérimentation ; c’est le sens de certaines conduites adolescentes pseudofestives (accompagnées d’addictions le plus souvent).
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« j’existe parce que je risque de ne plus exister »... et son corollaire : « je prends le risque de mourir pour exister ». – Limites entre les sexes, les générations, les individus... L’exploration systématique de chacune de ces limites constitue une prise de risque, structurante si elle peut être dépassée. Elle peut s’avérer dévastatrice et vertigineuse si, mal accompagné, l’adolescent s’y perd. Faute de s’autoriser à explorer ces limites, l’adolescent, comme le borderline, se retrouveraient face à l’immensité lacunaire de leur existence et à leur dépressivité fondamentale. Une étape de plus dans la dissolution des limites, et c’est la faillite cognitive par flou idéique anxiogène et manque de rigueur. Une de plus encore, et c’est la suspension de la pensée, le fading mental puis le barrage, éléments sémiologiques, tous deux propres aux expériences dissociatives psychotiques et aussi, dans une certaine mesure, à la physiologie psychique de la crise adolescente. B. Penot (2003) soutient l’hypothèse que le point où la pensée de l’adolescent s’arrête correspond aux secteurs de pensée dans lesquels sa famille, au sens large, éprouve des difficultés, ainsi qu’aux failles des défenses narcissiques de cette dernière, ce qui aboutit à ce que le groupe familial échoue à fabriquer du mythe1 . C’est un point de départ pour toutes les approches thérapeutiques du système familial d’un adolescent en souffrance. La naissance du mythe, comme potentialité narrative ouverte et consolidante de l’histoire familiale, peut ici s’opposer au roman familial du névrosé établi comme modalité fermée de l’histoire collective. On retrouve les intuitions de B. Cyrunilk sur la résilience. En ce sens l’adolescent, par sa flamboyance et le tumulte de sa pensée, est une Renaissance à lui tout seul. Il s’impose, toujours, comme le symptôme idéal de sa famille car il a l’art de mettre le doigt là où sa famille a mal. Il sait poser les bonnes questions sans susciter ou attendre forcément les bonnes réponses, car les réponses appartiennent à un autre monde que lui. Il le fait aux dépens de sa sécurité parfois : de la fugue comme appel, à la toxicomanie et au suicide comme tentatives suprêmes d’évasion. Il a, entre ses mains, (provisoirement, mais il peut avoir la tentation de suspendre l’instant), le pouvoir magistral de sceller le destin de sa lignée, ce qu’il fait parfois à travers ses passages à l’acte dont il s’avère être la première victime sacrificielle. Dans ce contexte, le mécanisme défensif du silence et le déni (la communauté du déni qui est une communauté d’identification dans le déni, comme le propose M. Fain, 1982, p. 114), que l’on rencontre souvent à l’œuvre, ôtent leurs sens douloureux aux passages à l’acte et aux symptômes brûlants, comme ils refusaient préventivement (défensivement) de 1. Comme l’adolescence est la dernière occasion de résoudre l’Œdipe, l’adolescent – être en devenir – offre, génération après génération, une chance de résilience, de rachat à sa famille dont il constitue alors le symptôme et l’étendard. Mais comment dessiner son propre étendard sans user du blason paternel et sans en être en dette ?
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donner sens à l’élaboration du discours et à la tentative de mise en mots. Ils sont facteurs de mauvais pronostic. Morcelée ou simplement clivée par le déni, la personnalité se désorganise dans le silence. Seules subsistent l’émotion, l’atmosphère de tragédie apocalyptique et la souffrance, appelées à submerger le sujet, à le résumer un temps et à constituer parfois un sur-traumatisme désorganisateur. La problématique adolescente peut également se dévider, à partir de la notion du don inextricable de la vie, qui inscrit en contrepoint la dette, voire la faute. Par exemple, le terme allemand Schuld renvoie à la dette comme à la culpabilité. La dette de vie originelle, à moins de délirer sur le thème de la parthénogenèse comme dans le cas clinique n◦ 1, renvoie à la filiation comme héritage à accepter ou à renier une bonne fois pour toutes. Dès lors, plusieurs stratégies d’évitement, qui sont autant de tentations pour l’adolescent et donc autant de modalités de ses passages à l’acte, peuvent se voir mises en jeu. Au cours de cette crise, l’adolescent se revendique (et se comporte) habituellement comme étant « dans le passage à l’acte » : « je pète les plombs » dit-il de nos jours. Ceci peut être l’occasion de conduites réitérées de prise de risque, à sens ordalique plus qu’autodestructeur, puisque ne peut être détruit que ce qui était au préalable construit. La fugue et l’errance sont des modalités propres à cet âge. La fugue est l’équivalent psychomoteur d’un retour désespéré vers le dernier lieu où l’adolescent fut heureux, (certain d’être aimé et conforté dans son narcissisme), vers un Eden idéalisé. Les éducateurs et les travailleurs sociaux de l’enfance, qui sont souvent confrontés à ce type de passage à l’acte, ont appris à orienter systématiquement leurs recherches vers ces lieux, d’où l’intérêt d’avoir, dans le dossier, une biographie tenue à jour. Le clochard traditionnel, non superposable au SDF actuel, par son errance philobathe et sa marginalisation, impose une autre facette de la déviance. Il montre son refus de recevoir (de la société) comme une volonté de ne rien devoir. Beaucoup d’adolescents en rupture de lien social et familial semblent tentés par ce mode d’inexistence, de transparence agressive, de dissolution dans la cité évocatrice d’un fantasme régressif de retour vers le ventre maternel. Malheureusement, au bout de quelques mois, ils n’ont pas toujours l’opportunité de faire machine arrière. La machine à exclure, que constitue la rue, les broie et démultiplie les risques. Les facteurs péjoratifs se surajoutent (alcoolisme, toxicomanie, violence). Ce qui n’était qu’un symptôme devient une identité ; nous le verrons dans la partie sociologique de ce texte (chapitre 12). Dans le jeu pathologique, qui va du jeu de la roulette russe aux enjeux massifs dans les casinos, parfois ponctués d’un suicide, comme dans l’ordalie, le joueur ne cherche pas à gagner. Inconsciemment, il cherche, sinon à perdre, (se ruiner), du moins à vérifier l’éventualité d’une perte réparatrice. Sans cet oxymoron émotionnel, sans ces limites ostensibles,
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la vie lui semble morne, invivable, inconsistante. Jouer sa vie reste la seule manière de la (re)gagner. En ce sens, paradoxalement, le jeu pathologique et le jeu masochiste semblent deux manières opposées mais contiguës d’exister, tout en consolidant les limites de l’existence fantasmatique. Dans le premier, la part belle est faite aux aléas, dans le second, rien n’est laissé au hasard, tout est cadré et contractualisé (Masoch)1 . Les conduites déviantes des « jeunes » sont à la une des préoccupations aujourd’hui. Elles signalent, à leur manière, la recherche effrénée par ces sujets, de limites naturelles, sociales, corporelles et psychiques. Elles mettent à plat le rapport à la loi et aux dispositifs de régulation intergénérationnelle ; elles sont inhérentes à la relation trouble de l’adolescent à son propre corps ou du moins à l’image qu’il se fait de celui-ci, forcément décalée en raison des difficultés d’accommodation entre le corps passé (celui de l’enfance), le corps espéré ou revendiqué (lié pour partie à l’idéal du moi), le corps présent, décevant, étranger, encore inhabité. C’est l’adolescence comme maladie psychosomatique. Le point commun à ces deux conduites est l’intensité du processus autodestructeur qui outrepasse rapidement la causalité initiale. La mort ou la mutilation sont, parfois, pour l’adolescent, les seules façons de sortir de cette impasse existentielle ; des limites sont touchées. On est là aussi dans la styxose. Ces limites seront d’autant plus facilement abordées que l’idée de mort sera érotisée, socialement valorisée (cas des kamikazes japonais durant la seconde guerre mondiale ou des adolescents palestiniens aujourd’hui), ou dangereusement virtualisée par l’immersion pathogène dans les cybermondes et paramondes violents, actuellement mis à leur disposition dans les jeux vidéos2 . Les autoscarifications compulsives ne sont pas rares à cette période. Elles sont parfois improprement confondues avec des tentatives phlébotomiques autolytiques, du fait d’une fréquente coexistence. Elles relèvent, là aussi, pour partie, de la problématique des limites. 1. Le masochisme vise pour partie, au prix de l’humiliation et de la souffrance, à conserver un illusoire lien à l’autre qui n’a en fait jamais été (ou que l’on n’a jamais eu). Si l’autre est le père, une composante homosexuelle entre en jeu par non-résolution œdipienne. L’érotisme narcissique, que constitue, pour partie, le masochisme puisqu’il sacralise la soi-disant victime, explore les limites corporelles et la capacité à vivre du sujet. Il craint par-dessus tout la temporalité aléatoire, le défaut de timing qui pourrait tout faire capoter. En ce sens, maître du suspens (Deleuze), le masochiste, comme l’adolescent attardé, aux dépens de pans entiers de sa personnalité, dilate à l’infini une période charnière qui peut alors devenir mortifère et résumer son existence psychique. 2. Les jeunes soldats américains, durant la seconde guerre du golfe (2003), juchés sur leurs tanks invincibles ont remonté des kilomètres de routes ou de rues en tirant impunément sur tout ce qui bougeait, comme dans un jeu vidéo. Selon certains témoignages, ce n’est qu’après qu’ils ont compris que ce n’était pas un jeu. Combien de syndromes post-traumatiques cela prépare-t-il pour eux (et pour les familles de leurs victimes !) ?
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Elles peuvent s’interpréter, à ce moment de crise existentielle majeure, redonner au réel, par une souffrance physique charnelle, une primauté sur l’imaginaire angoissant, tout en disséquant et modelant les limites de l’enveloppe psychocorporelle, la seule qui soit la propriété de son porteur, comme dans l’espoir d’agir sur une mue. Les passages à l’acte permettent d’évacuer sur l’extérieur la réalité psychique interne, avant que la relation mentalisée – à l’objet ou au soi – puisse se développer de façon satisfaisante. Mais ils peuvent devenir l’occasion de l’irruption de traumatismes désorganisateurs tardifs : échec scolaire (Catheline et al,. 1997), expérience toxicomaniaque psychédélique dissociative (au cours de rave party), brouille radicale avec la famille, violences verbales, physiques ou sexuelles, subies ou infligées – la tournante, véritable viol en réunion aux yeux de la loi, comme rituel d’intégration dans la bande, est l’un de ces rites désorganisateurs du narcissisme, car il conforte la victime et le bourreau dans une identité qu’ils n’ont pas choisi – conduites provocatrices s’apparentant à une prise de risque... Les circonstances sont, là encore, variables mais la signification est univoque. L’adolescent ou le jeune adulte s’en retrouve ébranlé dans ses fondations, il se ressent, non seulement comme non-aimé par ceux qui comptent pour lui, mais, bien plus, comme ne méritant définitivement pas d’en être aimé. Pour reprendre l’image freudienne du cristal de roche, cette seconde faille narcissique touchant un édifice fragilisé, risque de retrouver rapidement les lignes de fractures qui furent colmatées superficiellement, lors du pseudo-Œdipe, et de faire voler en éclats les aménagements palliatifs qui firent office de faux self opérationnel, lors de la pseudo-latence. Ces traumatismes désorganisateurs tardifs ont tendance à s’accumuler et à se nourrir l’un de l’autre, entraînant le jeune dans un engrenage polytraumatique. Ils peuvent, dans ce cas, réactiver les zones de faiblesse de la personnalité sous-jacente, en sapant le dispositif précaire qui présidait alors à l’être-au-monde du sujet. Dès lors, l’individu se verra engagé dans la psychodynamique du tronc commun borderline. Dans la pratique, on peut considérer qu’un seul événement traumatogène, précoce ou tardif, ne suffit pas à verrouiller définitivement une trajectoire existentielle traumatique. La personnalité humaine a des ressources et des défenses. C’est sans doute la conjugaison de plusieurs traumatismes sidérants, et de leurs après-coup, au sens lacanien, se répondant et entrant en synergie négative, avec une période de faiblesse ou de sensibilité structurelle de la personnalité en devenir, qui contribuent à l’émergence d’un vécu psychotraumatique. L’âge adulte stable et la maturité seraient atteints après résolution effective de la crise d’adolescence. On constate, par ailleurs, que d’une part, cette phase adolescente reste fortement connotée culturellement (il existe des civilisations dans lesquelles on passe directement de l’enfance à l’âge adulte) et que d’autre part, en occident, sous l’effet peut être de la crise sociale mais également
P SYCHOGENÈSE COMPARÉE
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sans doute à travers des phénomènes ayant à voir avec la néoténie humaine, l’adolescence semble se dilater. Le positionnement borderline adolescent en devient ordinaire. On voit, maintenant, des vieux adolescents de trente ans, ce qui commence à devenir un fait de société1 . Cette disposition d’esprit immature reste encore versée dans l’anormalité statistique ; elle n’empiète pas sur la pathologie. Mais qu’en sera-t-il dans quelques générations ? Toute séquence existentielle comportant un traumatisme désorganisateur précoce et un traumatisme désorganisateur tardif, verrouillera la personnalité du sujet selon un modèle potentiellement pathogène, étatlimite, ouvrant sur le tronc commun borderline qui est, de fait, une constellation clinique.
1. La génération des trentenaires actuels cultive cette tendance « rétro » comme si, face à la dureté de la société, ses membres tentaient d’arrêter le cours du temps. Faute de possibilité d’insertion, de nombreux jeunes gens en sont réduits à habiter plus longtemps qu’il ne faudrait chez leur parent et ne parviennent pas à prendre leur envol à temps. Le narcissisme est en jeu dans la mesure où le modèle identitaire proposé est la « jeunesse ».
Chapitre 4
LA CONSTELLATION BORDERLINE
L A DÉPRESSION ANACLITIQUE
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Des contours au contenu de la dépression anaclitique Ce tronc commun, constitué d’un trouble narcissique de la personnalité, ne nous est appréhendable qu’à travers ses aménagements économiques. La faible estime de soi, devenue chronique et intégrée par le sujet dans son habitus relationnel, mine les rapports interpersonnels et provoque facilement des rejets en cascade que le sujet suscite l’un après l’autre par son comportement, comme pour valider son sentiment hyperesthésique d’être mal-aimé. Ces conduites d’échec que l’on nommait autrefois « névroses d’échec », et ce masochisme moral induisent de nombreux dysfonctionnements se répétant et se répondant en milieu familial, conjugal, professionnel. Ceux-ci, en se conjuguant, engagent le sujet dans un positionnement à la fois victimaire et persécuteur, ce qui dessine les contours de la constellation borderline dans le registre relationnel. Ces aménagements peuvent être caractériels, immédiatement réactionnels aux frustrations, ou clairement pervers, dans la mesure où la recherche inconsciente de la frustration et de l’échec devient un fonctionnement naturel. Leur intrication fluctuante est bien sûr la plus fréquente, ce que corrobore l’instabilité des tableaux cliniques rencontrés. Chaque sujet-patient se différentie en fonction de ses aménagements préférentiels, ce qui suscite l’intérêt et l’art du psychothérapeute, mais le fourvoie souvent. Ce qui reste encore mystérieux c’est pourquoi, à partir
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d’un traumatisme quelconque, l’individu se retrouve engagé dans tel ou tel fonctionnement. Les antécédents génétiques, l’histoire familiale, le tempérament, les rétroactions venues du contexte socioculturel, peuvent éventuellement entrer en ligne de compte. J. Bergeret (1964,1970, 1974, 1996) parle d’une lignée dépressive spécifique, qu’il nomme dépressivité. Cette dimension infiltre et ponctue, comme un fil rouge, l’ensemble des déséquilibres vitaux que peut connaître un sujet dans sa vie. La dépressivité latente détermine un climat vital morne, anhédonique, hostile, laissant le sujet dans l’incapacité à prendre du plaisir ou à ressentir le moindre enthousiasme. Ces sujets se vivent comme « marqués par le malheur ». Ils n’existent qu’au nom de cette position victimaire. Chaque fois qu’un sujet borderline devra abandonner, même partiellement, l’un de ses aménagements ou l’un des avatars narcissiques de son faux self, il sera en risque de s’abîmer dans un abîme dépressif anaclitique presque pathognomonique. N’ayant pu accéder à une relation d’objet véritablement postœdipienne et génitalisée, le sujet borderline demeure structurellement centré sur une relation de dépendance anaclitique, d’étayage chronique palliatif, quitte à entretenir cet étayage contenant par des conduites d’échec ou de prise de risques itératives. Cet étayage peut être réalisé par un partenaire existentiel à peu près consentant, ce qui fonde une relation plus que complémentaire au sens systémique, dissymétrique. Celle-ci se traduit à l’occasion par un positionnement conjugal intenable, source de souffrance inabandonnable pour les deux conjoints, qu’il conviendra de décrypter par une approche systémique interrelationnelle. Par sa conduite, le sujet tend à provoquer la rupture mais, par sa souffrance non feinte (ou par un chantage affectif conscient ou inconscient), il inquiète suffisamment son partenaire pour que celui-ci ne puisse mettre en acte effectivement cette rupture et émette, alors, un message menaçant paradoxal du type « je te quitterai quand tu iras mieux ». Dès lors, s’installe une spirale mortifère dans le couple, difficile à démonter. Le patient n’aura aucun intérêt objectif à aller mieux puisque toute amélioration l’exposerait au risque d’un abandon supplémentaire, tandis que, s’il continue à aller mal il verra se réitérer les menaces d’abandon mais restera « en lien » avec son abandonnant potentiel. L’escalade, à attendre, du dysfonctionnement conjugal ne pourra que verrouiller le système jusqu’au clash. L’étayage peut aussi se voir concrétisé par un ou plusieurs faux selfs défensifs, forcément variables dans le temps car profondément instables, nous l’avons vu. Le partenaire désigné, par son positionnement social ou affectif, par l’image plus ou moins idéalisée et sujette à caution que s’en fera le sujet borderline peut, à lui seul, combler illusoirement les lacunes du moi. Il en sera capable, pour autant que ce self par procuration ne s’effondre pas. Ce dernier pourrait le faire sous les coups de boutoir de la réalité quotidienne. Cet effondrement peut se traduire par un abandon réel ou fantasmé ; ceci est une éventualité fréquente nonobstant l’impasse
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systémique ci-dessus décrite. Cet effondrement pourra survenir parce que le partenaire avait été manifestement surinvesti au moyen de mécanismes projectifs. Il peut aussi avoir été abusivement doté de supposées capacités réparatrices, elles-mêmes surévaluées, et d’une omnipotence fantasmée. Cette idéalisation peut laisser coexister une surestimation et des sentiments hostiles inconscients. Tout n’est que télescopage de fantasmes. Confronté à ce vide, le sujet lacunaire se verra plongé un danger immédiat de dépression. Toutes les dépressions ne sont pas anaclitiques, il en est qui sont d’essence névrotique par « perte d’objet » (le deuil sous toutes ses formes) ; il en est, nous l’avons vu, qui renvoient à un positionnement plus psychotique (mélancolie ou dépression atypique, forme d’entrée juvénile dans la schizophrénie). Les dépressions anaclitiques expriment un effondrement narcissique massif par absence d’objet et font le lit de conduites, diverses cliniquement, qui sont toutes de dimension hostile ou autopunitive (comme pour se punir d’inexister). Elles expriment l’angoisse envahissante d’abandon, mais elles sont aussi ordaliques, pouvant être lues comme des tentatives désespérées de sortir du système et d’en dénoncer la violence intrinsèque. Ces conduites peuvent être plus clairement encore autodestructrices, allant de la tentative de suicide à répétition, dont le pronostic est sombre en raison du fait que, parfois, les moyens utilisés sont de plus en plus radicaux ou mutilants (absorption d’eau de Javel, immolation, défenestration), aux conduites chaotiques quasi-ordaliques de prises de risque chroniques débouchant sur « l’accident ». Dans ce contexte, des somatisations récurrentes portant sur l’enveloppe cutanéo-phanérienne peuvent parfois être considérées comme des équivalents dépressifs archaïques : eczéma, psoriasis, alopécies psychogènes. Là encore, l’intrication clinique est la règle. Pour le sujet borderline, l’angoisse se fonde sur l’absence de l’objet d’amour et le vécu d’abandon qui en découle. Cette angoisse le renvoie à sa dépendance, ce qui focalise l’imaginaire sur un passé idyllique, considéré comme meilleur que tout présent réel et tout futur potentiel. À ce moment-là, l’objet d’amour était présent, idéalisé (l’âge d’or) ; c’était la partie « bonne » de la mère. On pouvait s’appuyer sur lui. La fugue chez l’adolescent, fréquente, concrétise ce retour impossible vers un passé idéalisé. Nous avons vu que c’est toujours dans le dernier endroit où il fut heureux qu’il faut chercher un fugueur. Cette dérive de l’imaginaire explique que les relations interhumaines entretenues par de tels patients sont le plus souvent disproportionnées, dissymétriques et dysharmoniques, rejouant des positionnements préœdipiens à composante incestuelle ou violente, car la réalité demeure insatisfaisante par nature, le déni ne pouvant maintenir indéfiniment hors du champ de la conscience certaines expériences traumatiques. La constatation de leur échec relatif ne les amène ni à la modestie et à la remise en question positive de leur fonctionnement (cas des sujets « normaux »), ni à la culpabilité (sujets névrosés), mais à la dépression,
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aussitôt immense et intolérable, et à la rage clastique. La rage peut être conçue comme le négatif de la dépression. Il s’agit alors, pour le sujet narcissiquement déstabilisé, de détruire ce qui risque de l’abandonner et de le surtraumatiser une fois de plus. Élément caractéristique, au moment du passage à l’acte, le sujet est en accord avec sa conduite mais il manque de jugement critique immédiat, il se voit agir comme dans un état second, ce qui a pu faire parler de dédoublement de la personnalité au moment du geste. Dans l’après-coup, il peut se critiquer avec lucidité et sincérité, se jurer à lui-même qu’il ne recommencera plus, ce qui n’exclue cependant pas la récidive. Ce mécanisme hyper-réactif, dysesthésique, est à la base de nombreux problèmes relationnels survenant au sein de ces couples dissymétriques, qu’il s’agisse de couple sadomasochiques1 , de couples d’alcooliques, de couples désappariés en âge. Ce positionnement explosif, souvent appelé immature est, bizarrement, longtemps toléré, voire entretenu par le conjoint placé en situation haute, donc réparatrice, et comme lui-même, narcissisé par cette posture. Il est à repérer, que ce soit en thérapie personnelle ou en conseil conjugal et familial. Il ne ressort pas de la pathologie mais du cadre des dyspositionnements de la personnalité. Nous y reviendrons dans ce chapitre. Cette crise anaclitique ressemble, par certains aspects, à la banale crise d’adolescence, combinant une appétence pour la déviance et une persévération dans des positionnements de dépendance (Kamerer, 1992). Elle s’en diffère par le fait qu’elle est tardive, brutale, se formatant comme un raccourci (au sens de la bureautique informatique) de cette crise prototypique. La crise d’adolescence, elle aussi marquée par la dépressivité, charnière existentielle, est obligatoirement productive dans le sens ou elle libère un formidable potentiel libidinal ouvrant sur un nouveau rapport du sujet à son existence, à lui-même et à autrui, et ou elle suscite en retour des aménagements médians, positifs, des changements. Étape, elle permet potentiellement au sujet d’accéder à une maturité affective. Au contraire, la crise dépressive anaclitique s’impose comme un événement vital majeur involutif, là aussi souvent teinté d’ordalie. C’est une (re)naissance anxiogène, à coup de dés, qui est en jeu à chaque instant alors que l’énergie libidinale fait tragiquement défaut puisque la « citerne libidinale » est constitutionnellement percée. À l’occasion d’un tel accès, c’est la trajectoire individuelle qui est appelée à se gauchir puisque l’énergie reconstructrice fait défaut. Au contraire, la dépression réactionnelle « par perte d’objet », deuil véritable, n’est-elle, qu’un accident de parcours, elle ne remet pas fondamentalement en cause les repères et le sens de la vie du sujet. Un deuil névrotique se fait toujours (bien ou mal) et le sujet passe à autre 1. Dans ce type de couple, le conjoint sait exactement ce qu’il faut dire ou faire pour déclencher la crise (notion de gâchette) mais il ne sait pas ce qu’il faut faire pour la stopper.
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chose. La difficulté du traitement psychothérapique de la « dépression majeure », item maintenant retenu en psychiatrie, tient souvent au fait que l’on ne tient pas compte de la composante narcissique du phénomène mis en avant dans la plainte. Autant une dépression névrotique banale bénéficie significativement d’un appoint psychotrope à dose soutenue (antidépresseur et anxiolytique si besoin), rapidement efficace sur les symptômes, s’il est accompagné d’une psychothérapie de soutien et de dynamisation, autant la dépression anaclitique, révélant une lacune identitaire profonde, jusque-là comblée peu ou prou par un ou plusieurs faux selfs successifs, propulse le patient, malgré l’apport chimiothérapique, vers une véritable et douloureuse remise en question inaugurant une refondation existentielle, ou la mort. Le simple soutien est insuffisant. Il s’agira de mettre en place une psychothérapie d’élucidation autant qu’une thérapie narcissisante et cicatrisante, visant à remplir à nouveau la « citerne d’énergie » et à éviter la poursuite de l’hémorragie libidinale.
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Dépression et contexte de maladie mortelle La dépression sévère qui accompagne la révélation de certains cancers ou autres maladies à pronostic grave est à comprendre dans ce sens. Il y a, à cette occasion, indéniablement, un vécu de perte d’objet (que ce soit la santé ou le sentiment commun d’immortalité) mais il s’y ajoute le plus souvent, la réactivation, par le traumatisme, d’un vécu carencé antérieur. Parfois, la révélation de la maladie, par le pronostic sombre que celle-ci sous-tend, s’impose comme l’équivalent d’un traumatisme désorganisateur tardif, verrouillant inéluctablement le sujet dans un fonctionnement borderline, ce qui peut trancher avec les positions psychiques antérieures et surprendre autant le patient que son entourage. Tout se passe comme si l’existence du sujet prenait (enfin) sens à travers ce drame, comme si le patient avait de tout temps été voué à en arriver là (l’accident grave fondant rétrospectivement le destin). Une dette inconnue étant payée au prix fort, le sujet peut commencer à vivre. Dans certaines circonstances, on assiste à une véritable catharsis émotionnelle et intellectuelle pouvant redynamiser psychiquement le patient et l’introduire littéralement dans un processus de résilience psychique au prix d’un effondrement somatique. Cette balance paradoxale entre le somatique et le psychique est à l’origine de l’hypothèse psychosomatique. Nous aborderons la clinique des maladies psychosomatiques dans un chapitre ultérieur mais nous pouvons déjà articuler ce phénomène avec la notion de dépression anaclitique. Lors de l’annonce d’un cancer, on assiste souvent à des demandes d’élucidation : « Pourquoi en suis-je arrivé là ? » Il est vrai que certains déclenchements de cancer s’inscrivent de manière troublante dans une problématique d’effondrement narcissique du sujet au cours de laquelle
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devient patente une alexithymie (Pedinielli, 1992)1 sous-jacente. En conséquence, certains cliniciens ont envisagé l’hypothèse que le cancer, en tant que phénomène intime de prolifération cellulaire et perte des limites infraorganiques, à travers sa potentialité subversive métastatique, pouvait admettre (partiellement) une signification psychosomatique (Zorn, Mars). La question d’une psychopathologie du cancer est au cœur de la démarche psychosomatique, dont la spécificité est de concevoir l’homme dans son unité et sa globalité. Si l’existence d’une personnalité prémorbide ou prédisposante au cancer reste controversée car les preuves se sont maintenant accumulées pour impliquer, clairement, le biologique (immunologie, virologie, cytologie) dans l’oncogenèse, la multifactorialité dont ferait partie la piste psychosomatique reste de mise. La composante psychique se voit mise en avant, aussi bien dans la genèse du cancer (lien de causalité ?) qu’à travers la capacité qu’auraient certains individus à lutter, en s’aidant de la force de leur psychisme, contre leur cancer. Cette idée sous-tendrait comme corollaire l’éventualité que d’autres, pour des raisons psychiques, se laisseraient dévorer par lui. Rien ne le prouve, à l’heure actuelle, et cette idée relève plus du fantasme destiné à donner sens à l’innommable, que de la clinique validée. Elle est à respecter, cependant, dans la mesure où cette auto-illusion, voire autosuggestion vis-à-vis d’un degré potentiel de maîtrise de leur maladie, préserve longtemps une partie du narcissisme de certains malades. L’exemple du recours consolant à la religion à travers la quête d’un miracle, participe des mêmes tentatives de trouver une issue positive à cette impasse existentielle apocalyptique et inacceptable pour l’entendement humain. On a pu explorer la relation entre psychisme et facteurs immunitaires à travers la notion de stress et d’épuisement (H. Seyle)2 mais, la question du saut du psychique au somatique trouve une illustration dans la notion d’impasse par stress aigu ou choc psychologique, dont la composante effondrement narcissique n’est pas la moindre des candidates. Un choc psychologique de cet ordre, quelle que soit sa nature, serait responsable de modifications brutales de l’équilibre immunitaire 1. Les manifestations alexithymiques dites « nucléaires » sont au nombre de quatre (Pedinielli, 1992) : – l’incapacité à exprimer verbalement les émotions ou les sentiments ; – la limitation de la vie imaginaire. – la tendance à recourir à l’action pour éviter et résoudre les conflits ; – la description détaillée des faits, des événements, des symptômes physiques. Cette conception recouvre partiellement les thèses de P. Marty et de l’École de Paris. 2. H. Seyle, dans les années trente, parlait de « maladie de l’adaptation ». Le stress est un phénomène naturel nécessaire à la survie de l’individu. On peut différentier le bon stress (eustress) qui permettra au sujet de mettre en branle des stratégies adaptatives immédiates et le stress nuisible (distress) qui, ne parvenant pas à mobiliser l’individu, aboutit à une usure organique et un épuisement. Le concept récent de burn out articule l’épuisement physique à l’épuisement psychique. Il évoque des individus « carbonisés », usés par le stress et incapables de faire face à la situation.
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ou infra-immunitaire. Ce déséquilibre entraînerait, en conséquence, l’engagement du sujet dans un processus cataclysmique aboutissant au cancer, comme étant un événement cellulaire signifiant constituant l’exact négatif métaphorique de l’apoptose. Si l’approche élucidative psycho-oncologique ne permet pas de faire l’économie de la dimension thérapeutique spécifique (radiothérapie, chimiothérapie), elle est de nature à aider le patient à découvrir (ou à inventer) un sens positif à son existence présente et à recadrer l’événement traumatisant qu’est la survenue d’un cancer dans une perspective fantasmatique et réelle moins submergeante et moins destructrice1 . Il est, bien sûr, fondamental, dans ce cas, de ménager une approche narcissisante, médiatisée, visant à permettre au patient de remodeler l’image qu’il a de lui-même – celle de son corps, de sa sexualité parfois – et de la réinvestir. Cette dimension polymorphe (soutien-élucidation-narcissisation) tisse la trame de la relation d’aide aux patients atteints de maladies graves, invalidantes ou à pronostic vital engagé, ainsi que celle d’une partie des soins palliatifs et d’accompagnement aux mourants et à leurs familles. Heureusement, la dimension carentielle narcissique n’est, le plus souvent, qu’un trait à traquer au cours du bilan exhaustif d’un état dépressif ordinaire dégagé des contingences somatiques ci-dessus évoquées et survenant, avec des causes favorisantes ou des circonstances déclenchantes, au décours de la vie d’un sujet par ailleurs stable et solide du point de vue de sa personnalité de base. Un banal traitement par antidépresseur peut alors faire merveille. Néanmoins, l’issue dépressive est toujours à redouter chez tout patient soigné pour des troubles psychocomportementaux directement liés à l’un des aménagements économiques habituels de cette personnalité que nous aurons à aborder. Par exemple, lorsqu’un toxicomane, à force de sevrages rémittents, et l’âge aidant, en arrive à abandonner réellement ses conduites addictives, il se découvre tel qu’il est, sans le support et la médiation du produit (alcool, tabac, cannabis ou héroïne, mais aussi jeu, sexe ou travail). Dans ce cas, la probabilité de survenue d’un processus dépressif est grande. Il s’agira, là encore, d’une dépression anaclitique, toutes les postures existentielles de dépendance et de déviance devant être abandonnées « d’un coup ». Le pronostic est sombre dans la mesure où tout est à (re)construire et où le temps ne travaille pas pour le patient : – Du point de vue de l’habitus car les conduites de craving comblaient jusque-là une grande partie de l’existence du sujet. Cette nuance distingue l’expérience totale et la ligne biographique dominante. Lorsque le sujet était inscrit dans son addiction, le temps, était circulaire et non
1. Si le malade parvient à surmonter cette épreuve, aidé par la chimiothérapie comme par son travail psychothérapique, et s’installe en rémission sinon en guérison, on peut parler, par extension, de « résilience au stress ».
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pas linéaire, le rythme était binaire, fait de pleins punctiformes (les « fixes ») et de vides dilatés (les périodes de manque). – Du point de vue de la perte des effets somatiques et des bénéfices secondaires apportés par chaque produit, nonobstant ses effets primaires thyméréthiques ou sédatifs. – Du point de vue du deuil absolu de la vie antérieure. Ce deuil amer et irréversible est parfois le plus difficile à accomplir pour un toxicomane revenu dans le monde ordinaire, car il signifie, pour lui, prendre acte qu’il a définitivement dilapidé, dans la drogue, cinq à dix années de sa jeunesse, et sa santé physique en plus, sans compter les vies périphériques qu’il a pu gâcher. Confrontés à ce constat, certains toxicomanes n’hésitent pas à replonger, une fois de plus, ce qui valide les années passées et leur maintient un semblant de sens, certes pathologique ; d’autres sont amenés à se suicider, inexplicablement, si on ne prend pas en compte cet aspect du problème. Les tentatives de suicide sont donc fréquentes au moment de l’arrêt de prise de produit. Elles peuvent prendre, symboliquement la forme d’une overdose finale, apothéose autodestructrice couronnant une existence préalablement vidée, y compris de son vide, une ultime conduite d’échec. En contrepoint sinistre, il n’est pas rare que l’irruption d’une échéance vitale à court terme (découverte d’un cancer du poumon, pour le fumeur invétéré ou sida décompensé, pour un héroïnomane) détermine un arrêt total et dérisoirement « facile » de la conduite toxicophilique. Tout se passe comme si cette nouvelle, par son aspect dramatique, avait redimensionné positivement l’existence du sujet, lui conférant le sens qui, jusque-là, lui faisait désespérément défaut. Là encore, l’appoint médicamenteux ne suffit pas, d’autant que certains produits et psychotropes utilisés lors du sevrage (Clonidine, Halopéridol) se révèlent pharmacologiquement dépressogènes. Le soutien psychothérapique des toxicomanes est complexe à mettre en jeu, devant obligatoirement articuler une relation d’aide au sevrage, basée sur des mécanismes profondément régressifs et une relation d’aide au changement (Bourgeois, 1986), introduisant la perception d’un futur comme instance anticipative, au cœur d’une personnalité habituée à survivre dans l’instant selon le principe du « tout, tout de suite, ou rien » commun aux toxicomanes et aux adolescents et à beaucoup de sujets borderlines non décompensés. La perspective du changement postule l’établissement d’un bilan de vie, c’est-à-dire confronte durement le patient à sa vacuité lacunaire primordiale, à ses responsabilités (et culpabilités) et parfois au souvenir insoutenable des traumatismes désorganisateurs qui l’ont engendré. Passer du statut de victime à celui de survivant est parfois impossible. Tout choix existentiel est une perspective de vectorisation (tendre vers) et d’anticipation, et sera compliqué. Comment intégrer un tel vide
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dans une existence et comment en faire le deuil lorsque se présentera l’échéance du changement ? C’est-à-dire, faire le deuil du deuil. Ce vide ne sera jamais comblé, il faudra faire avec et de plus, comme dit C. Olievenstein (1976), « vieillir est inéluctable ». La toxicomanie en tant que modalité existentielle, comme toutes addictions, peut se lire comme une stratégie visant à protéger le sujet des réactions imprévisibles de l’objet (transitionnel ?), lui aussi un sujet strictement potentiel, puisqu’à ce stade d’indistinction relationnelle tout est possible. « [Le produit] inerte et dépourvu de sensibilité [...] n’est pas à même d’éprouver quoi que ce soit pour qui que ce soit... La blessure du rejet ou de la perte n’est plus à craindre. Paradoxalement, il s’agit en somme d’établir une relation passionnelle à une chose privée de conscience, plutôt que de risquer d’être abandonné par l’être aimé. » (Richard, Senon, 1999)
C’est une relation cicatricielle, fragile, et finalement, proche de la perversion de moyen, ce qui traduit la profonde faillite narcissique du sujet.
R ÉSILIENCE ET DYSHARMONIE ÉVOLUTIVE
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La résilience Certains individus ayant survécu à des drames atroces ou ayant subi des traumatismes précoces fondamentalement désorganisateurs, répétés, auraient tout pour être des borderlines. Ils réussissent cependant, parfois, à orienter leur existence de manière positive, socialisée, productive, soit qu’ils s’engagent dans une vocation réparatrice ou artistique, soit qu’ils atteignent une sérénité existentielle enviable. Ils ne semblent pas « marqués » négativement par ce qu’ils ont subi, ils en paraissent même bonifiés et transcendés. Il ne s’agit pas seulement d’une insensibilité aux épreuves ou de la mise en œuvre d’un faux self palliatif particulièrement solide, résistant, d’un vernis sécatif toujours en risque de craquer. Il s’agit aussi d’une disposition d’esprit qui s’impose à l’observateur comme une véritable sublimation, d’allure névrotique, de leurs antécédents dramatiques. Contre toutes attentes, ils paraissent avoir acquis un authentique fonctionnement névrotique. La résilience, c’est donc le fait, non seulement de ne pas rompre sous les coups mais de « tirer profit » de l’expérience traumatique. Cette réalité clinique optimiste est déconcertante1 pour les soignants. Ils sont habitués à ne rencontrer que des patients durablement confinés dans des situations de souffrance et 1. La disposition complémentaire du tempérament comme empreinte affective du milieu, en complexifiant encore le tableau clinique, peut masquer un temps la souffrance caractérielle ou son expression ; il faut en faire la part avant d’évoquer la résilience.
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de désarroi révélées par l’échec patent des mécanismes réparateurs habituels. C’est peut-être qu’ils ne voient pas tous ceux qui s’en sont sortis seuls. Comment et par quels processus individuels et collectifs ont-ils pu cautériser cette plaie existentielle ? Dans l’histoire de ces sujets, on peut souvent pointer, au moment opportun, la présence d’une aide significative, que celle-ci ait été dispensée par un membre de leur entourage ou par un dispositif institutionnel ad hoc. Ceci permet d’entrevoir que les traumatismes désorganisateurs précoces, même les plus sévères, peuvent être surmontés dans certaines circonstances favorables. Cette résilience suppose la sauvegarde de la possibilité d’une acquisition, d’une mobilisation opportune et d’un développement ultérieur de ressources internes, mises au service de l’individu par lui-même. Ces ressources sont à élaborer lors des interactions précoces, avant ou après l’accès aux mots qui permettront à l’individu de distancier ou de donner rétrospectivement un sens acceptable à ce qui fut vécu par lui. Les mots, images, sentiments et associations émotionnelles qu’ils feront surgir vont devenir les outils précieux de la composition d’une histoire positive, par le fait même que celle-ci existe. Ces processus réparateurs sont nombreux, non contradictoires. Ils ont été décrits peu à peu dans une perspective psychogénétique (Cyrulnik, 2002). On peut relever parmi eux l’importance du regard (et du récit) des adultes sur le développement psychoaffectif de l’enfant. Sensible, l’enfant se comporte comme une « éponge à ressenti », même et surtout s’il semble montrer de la froideur, de la distance ou de l’indifférence aux tempêtes émotionnelles qui l’entourent. S’il est parlé, partagé, élaboré, le traumatisme ne sera plus pour lui un destin, il deviendra un moteur. La notion complémentaire d’identité narrative renvoie à l’idée d’une métamorphose du traumatisme à travers la parole : c’est la parole comme filtre (le dicible et l’indicible), comme mise en intrigue jusqu’à la catharsis, comme instrument de mise à distance vis-à-vis du traumatisme et comme révélateur au sens photographique. Les mots posés par autrui sur le traumatisme lui confèrent une forme et une portée différente, recomposantes. C’est aussi la parole comme moule morphogénétique dessinant les contours du préjudice, et comme squelette – l’inconscient structuré comme un langage ou le langage qui structure l’inconscient – prototype du rapport ultérieur de cet individu au monde. Si le préjudice devient ce qu’il a été dit, il est important qu’il puisse être décrit de la façon la plus fouillée possible par la victime, même si cette étape est douloureuse pour elle. S’il y a un hiatus trop important entre ce qui a été vécu et ce qui a pu être relaté, la problématique traumatique ne pourra être réellement intégrée dans l’existence du sujet. Elle pourra, au mieux, se voir évacuée, plus ou moins transitoirement, au cours de la relation thérapeutique, sous forme de cauchemars récurrents, par exemple, ou de symptôme résistant. C’est dans ce sens que certains « souvenirs écrans » – qui parlent, entre autres fonctions pour autre chose
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que ce dont ils sont censés parler – doivent être disséqués (ils condensent souvent plusieurs éléments), analysés et interprétés. In fine, on touche au « j’ai vécu ce que je dis que j’ai vécu », nonobstant la part d’indicible à réduire, et à accepter peut-être, avec sérénité et lucidité. C’est la notion de point aveugle, de la part des soignants comme des soignés. Selon B. Cyrulnik, « la narration d’un événement, clé de voûte de son identité, et ses aléas, selon les circuits affectifs, historicisés et institutionnels que le contexte social dispose autour du blessé » sont à l’œuvre dans ces processus. Les lieux de paroles sont multiples et pas toujours là où on les attend ; l’aide à espérer est polymorphe dans ses supports, s’étendant aux camarades ou aux condisciples en milieu scolaire, aux enseignants, images structurantes dotées d’un « pouvoir de résilience » parfois sous-estimé1 , à tous les éducateurs. Il faut également compter sur les psychothérapeutes institués, bien sûr, s’ils sont en mesure de s’engager dans ce rôle d’étayage. En fait, toute présence écoutante humaine à connotation positive, choisie et individualisée à un moment dans l’entourage, serait en position de pouvoir incarner, partiellement ou totalement cette fonction tutorale bienveillante, littéralement « qui aide à pousser dans la bonne direction ». L’aide à dispenser est de nature psychologique mais également (ré)éducative ; c’est un soutien, suture et structure, et aussi une relation forte, narcissisante, réussissant à tarir puis à inverser le vécu d’objectalisation massif de la victime, ce qui tend à la transmuer en survivant. L’aide visera à inciter la victime à réactiver son narcissisme primaire, jusqu’alors ébranlé par la faillite ou le dévoiement pervers des dispositifs relationnels à sa disposition, et à faire appel aux instances « intermédiaires » (P.-C. Racamier) ou transitionnelles (D. Winnicott), en respectant leurs contingences. L’enfant qui se réfugie auprès de son nounours ou de son animal de compagnie (ou objets transitionnels) ne fait pas autre chose !2 Si cette aide ne suffit pas, l’enfant affectivement carencé devra, pour survivre ou faire semblant de vivre – et même cela peut lui être imposé, ce qui est une aliénation supplémentaire – se replier sur des stratégies adaptatives palliatives, au mieux solides et mobiles, mais le plus souvent chéloïdes et sources de rigidité affective ou psycho-intellectuelle, ou d’alexithymie. Par imitation ou par apprentissage, bien des modalités interrelationnelles du futur adulte se forgent et se fixent dans ces moments clefs. Si les modèles interactionnels proposés sont trop prégnants, ils figeront le sujet dans un fonctionnement qui ne lui est pas personnel. Toute sa vie 1. Le modèle de l’enseignant pédophile est à la mode actuellement mais, bien heureusement, la plupart des enseignants assument leur rôle éducatif et tutoral. 2. Le rôle des animaux dans cette dimension est fondamental. On ne peut que regretter que des impératifs sanitaires rigides expulsent les animaux des lieux de soins au même moment où la Pet Therapy (thérapie par les animaux de compagnie) acquiert une légitimité théorique aux Etats-Unis.
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il apparaîtra superficiel, dépourvu de sentiments, monolithique et rigide, parfois conforme à une image convenue de solidité masculine (s’il est un homme) ou de petite fille (s’il est une femme). Rien ne transparaît de sa fragilité intrinsèque. C’est ce type de sujet qui se trouve décrit dans les « personnalités caractérielles comme aménagements économiques de la structuration borderline de la personnalité » que nous décrirons ultérieurement. Le faux self se bâtit ici aussi. Il peut s’y réfugier durant une période puis, à l’occasion d’un quelconque événement clef, véritable organisateur déliant, résiliant, repartir pour une tranche évolutive. Il est susceptible de s’y replier à tout moment, si l’entourage s’avère hostile ou déstabilisant par son insuffisance à prendre en charge sa souffrance, que ce soit dans la réalité objective ou dans le vécu subjectif de la victime. C’est la notion de position régressive, à susciter ou à respecter parfois, à relier à l’histoire affective du sujet, toujours. Si cette aide (et surtout si celle-ci ne s’arrête pas brutalement, ce qui réactiverait ainsi le processus abandonnique) parvient à rincer suffisamment la victime de son expérience traumatogène ou à repousser celle-ci à distance convenable, alors l’Œdipe peut se voir (re)abordé correctement puis résolu. Un néo-processus de névrotisation de la personnalité répondant aux canons de la normalité peut se voir enclenché, bien qu’il soit fragile et de seconde intention. Selon l’intuition psychanalytique, l’adolescence propose au sujet une nouvelle chance de résoudre ou de finaliser la métabolisation psychique des traumatismes désorganisateurs précoces et de leurs cicatrices, à condition que ceux-ci se trouvent intégrés dans l’identité psychosociale de l’individu et dans son destin. Ce schéma est évidemment tout théorique, quasi-miraculeux. Il représente la portion statistique gaussienne plausible, qui fait balance aux schémas évolutifs catastrophiques qui président à l’instauration durable d’aménagements vitaux antisociaux (pervers ou psychopathiques), ou dépressifs anaclitiques majeurs ; ceux que la psychiatrie, placée en bout de course, peut se voir réduite à réceptionner et à contenir.
La dysharmonie évolutive Par ailleurs, malheureusement, les services de pédopsychiatrie fourmillent d’enfants traumatisés, présentant cliniquement des perturbations précoces et sévères du comportement. Elles rendent difficile toute perspective éducative ou simplement socialisante, et perturbent leur volonté d’apprentissage, les amenant à gravement dysfonctionner du point de vue relationnel et affectif. Le pronostic social est souvent sombre. Le malaise traumatique est parfois évident, repéré et consigné inlassablement dans le dossier du patient, mais il n’est pas toujours possible, faute de moyens ou d’envie (car les soignants ont leurs limites à l’écoute), de le recadrer positivement dans l’histoire du sujet et de
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sa constellation familiale, d’y accorder ce regard bienveillant qui peut suffire, ou de proposer des mots admissibles sur la souffrance, susceptibles d’introduire une possibilité narrative mobilisatrice et déliante. Des loyautés contradictoires empêchent parfois l’adulte d’entendre et l’enfant victimisé de parler, de formuler les paroles attendues sur ce qui fut vécu, d’être simplement entendu, reconnu, et de passer à autre chose. Ainsi se mettent en place des cryptes affectives et des fonctionnements victimaires générateurs de répétitions transgénérationnelles : la victime devient à son tour bourreau, enclenchant un nouveau cycle de souffrance. La notion de dysharmonie évolutive, dont le pronostic à l’âge adulte est réservé mais ouvert, recouvre des conduites bruyantes, explosives, qui sont classiquement mises en relation avec des perturbations traumatogènes graves du milieu familial. Les signaux ou symptômes présentés par l’enfant s’avèrent très vite mal tolérés par les familles – évidemment fragiles et peu tolérantes en raison de leur déstructuration préalable ou leur acculturation – par l’école et même par les services sociaux et soignants. Ils suscitent des passages à l’acte en cascade de la part de ces institutions et de ces milieux, engageant alors l’enfant dans une carrière d’assistanat et/ou de déviance par sentiment d’injustice et objectalisation qui reproduit, valide et pérennise ce qu’il voulait inconsciemment communiquer et expulser. La possibilité statistique d’évolution clinique favorable laisse espérer que le milieu soignant, à la fois protecteur, désamorçant et dynamisant, peut s’avérer en capacité d’apporter à l’enfant, en proie à une telle intense souffrance agie, à la fois une reconnaissance de ses besoins affectifs, une compréhension et un autre modus relationnel. Ce milieu peut favoriser l’accès à une sanction structurante ou à une réparation sociale du traumatisme (cas des abus sexuels ou des violences à enfant), mais également dispenser une empathie suffisante et proposer des outils psychothérapeutiques à même d’amener ces jeunes malades, sinon à une résilience complète, du moins à l’élaboration d’un moi cicatriciel, suffisamment dense et solide pour leur permettre d’évoluer correctement plus tard et de tendre vers une maturité affective. Ces sujets seront en mesure de transmettre des valeurs saines à leur descendance éventuelle, ouvrant, par-là même, une perspective préventive transgénérationnelle. En s’appuyant sur la parole des victimes, on peut tenter de catégoriser les traumatismes. S’il est facile d’identifier un traumatisme désorganisateur précoce accidentel, c’est-à-dire, suffisamment grave par lui-même ou clairement situé en rupture avec le déroulement antérieur de la vie de l’enfant (viol, séduction incestueuse, mort d’un parent), il est parfois plus problématique d’individualiser et de reconnaître comme tel, un traumatisme désorganisateur insidieux ou un faisceau traumatique. Ce n’est parfois que tardivement, que des sujets, devenus adultes et ayant de par leur expérience, pu se confronter à d’autres histoires analogues, parviennent à admettre comme anormaux un comportement
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parental ou un climat familial (incestueux, violent, anomique) jusque-là totalement intériorisés comme banals : « Je croyais que c’était normal, que c’était comme ça dans toutes les familles ». Le traumatisme insidieux sera d’autant plus profondément marquant qu’il sera entré dans les mœurs du sujet ; il se verra souvent répété, ou aggravé, à la génération suivante. C’est parfois le prix exorbitant des conséquences dramatiques de la réitération aggravée de son comportement envers sa propre progéniture, qui incitera le parent (une victime devenue bourreau) à prendre conscience que, décidément, il avait gravement pâti de celui-ci et qu’il était en train de faire de même avec ses propres enfants. Cette prise de conscience subite fera que le parent pourra alors demander de l’aide ou autoriser inconsciemment son enfant à révéler les sévices qu’il lui fait subir, pour interrompre le cycle. Les travailleurs sociaux de l’aide à l’enfance sont chaque jour témoins de ces processus de répétition/révélation dans des situations où de la violence parentale à enfant est mise à jour dans des circonstances étonnantes. Ils se demandent alors pourquoi personne n’avait vu la gravité de la situation auparavant.
Chapitre 5
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S YNDROMES DE STRESS POST-TRAUMATIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Aspects sociologiques Des situations socio-existentielles aiguës déterminent de véritables expériences de traumatisme désorganisateur à forte potentialité déstabilisante pour le narcissisme. Nous avons vu (p. 20) que les vécus infantiles d’abandonnisme ou d’hospitalisme pouvaient déterminer un traumatisme désorganisateur précoce mais, peu à peu, en contrepoint clinique, se trouvent répertoriées d’autres circonstances, tels d’éventuels traumatismes désorganisateurs de l’âge adulte, ou surtraumatismes. La séquence pathogène « traumatisme désorganisateur précoce/traumatisme désorganisateur tardif » peut donc aussi s’instaurer à l’âge adulte. En cours d’intervention psychiatrique d’urgence, lors de catastrophes, ce qui interpelle les sauveteurs et les professionnels ayant à prendre en charge à court et à long terme les victimes, c’est la différence des
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réactions, immédiates (lors du defusing1 ) et différées, des sujets selon leurs antécédents psychiques personnels2 . Selon notre expérience, les sujets qui craquent tout de suite, et bruyamment (état d’angoisse ou épisode confusionnel), s’avèrent être des personnalités pour lesquelles le traumatisme actuel agit comme un réactif sur une problématique narcissique (quelle que soit la nature de cette dernière) antérieurement mal résolue. Un sujet solide et dense du point de vue psychique pourra, bien sûr, se voir touché et considérablement ému par une catastrophe, il n’en sera pas déstabilisé et déstructuré durablement pour autant, mais on peut néanmoins considérer que l’épreuve subie lui infligera l’équivalent d’un traumatisme désorganisateur précoce de l’adulte et ce n’est qu’en cas de survenue d’un deuxième traumatisme narcissique, accidentel ou insidieux (s’il survient !) que sera définitivement fixée la nouvelle disposition, désormais traumatique, de la personnalité du sujet. Cette hypothèse implique comme corollaire que la personnalité et la destinée d’un individu adulte peuvent, dans certaines conditions, se trouver transfigurées par une épreuve. Cette transfiguration peut être négative, dans le cas d’un traumatisme, mais elle est aussi, potentiellement, positive. Ceci est corroboré par les multiples observations concernant l’évolution psychoclinique de sujets ayant vécu des expériences de mort imminente ou étant sortis miraculeusement d’états de comas dépassés ou de mort clinique. Indépendamment des interprétations mystico-surnaturelles qui peuvent en être faites, ces sujets apparaissent transformés par cette expérience dans leur façon d’être-au-monde (Maurer, 2001) et comme hypernarcissisés. Par ailleurs, se retrouve ainsi vérifiée mais généralisée à l’adulte, l’intuition popularisée par J. Bergeret, développée à partir de la psychogénétique, de la nécessité d’un doublet traumatogène pour déterminer une personnalité état-limite durable. Celle-ci, nous le voyons ici, peut se construire, ou se résoudre, y compris après la maturité, ce qui ouvre des perspectives thérapeutiques ! Le syndrome de stress post-traumatique se retrouve maintenant objectivé sous différents vocables dans toutes les nomenclatures psychiatriques. Il a succédé à des dénominations devenues désuètes qui traduisaient la connotation socioculturelle pesant longtemps sur les troubles constatés (sinistrose, sursimulation, névrose de guerre). Le syndrome
1. Defusing : intervention à type d’aide psychologique informelle, mise en œuvre dans les tout premiers temps de l‘événement traumatogène. Il s’agit de mettre en place un environnement rassurant et contenant, propice à la verbalisation, constituant une première occasion de mise à distance du traumatisme. C’est à différencier du debriefing dans lequel la restitution du traumatisme est plus structurée. 2. En France, les « cellules d’urgence médicopsychologiques » ont été créées à partir du postulat qu’une intervention psychothérapique précoce et adaptée (le debriefing) pourrait limiter l’évolution péjorative post-traumatique chez les victimes. On s’aperçoit, à l’usage, que cet interventionnisme n’a que peu d’impact sur le devenir psychique à terme des victimes et qu’il relève surtout d’un traitement politicosocial de la crise.
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de stress post-traumatique est reconnu comme une éventualité clinique à dépister au plus tôt (ne serait-ce que pour l’indemniser), et aussi à prévenir. Cette conceptualisation a pris de l’importance, dans la mesure où de plus en plus, des sujets victimes ont demandé réparation à leur agresseur ou à l’État, par défaut. La tendance actuelle est à la réparation de tout handicap et il faut logiquement remonter une chaîne de causalité pour établir les responsabilités conformément à la jurisprudence. Dans l’esprit manichéen du public, habitué à partager le monde de façon dichotomique entre vainqueur et victime – la victime-sacrifiée pouvant aussi être sanctifiée, donc être vainqueur, c’est la conceptualisation masochiste des rapports interhumains – mais aussi entre léseur et lésé, tout préjudice doit trouver une indemnisation. Posé comme un point d’orgue à cette dérive « à l’américaine » qui allie judiciarisation à outrance et intolérance à la différence, le préjudice de naître non conforme fut même un temps admis comme étant indemnisable1 . Par leur démesure, les guerres mondiales du siècle dernier ont constitué des terrains expérimentaux fantastiques. La médecine de guerre, puis la psychiatrie de guerre (Bourgeois, 1997b), ont ainsi contribué à démembrer la clinique psychiatrique. La mission de ces nouvelles disciplines était de trier ce qui relevait de la victimologie, à indemniser (attaque de panique sur le champ de bataille, blessure organique), et ce qui renvoyait à la déviance, par rapport à la norme et aux mentalités en vigueur (lâcheté ou désertion, mutinerie, pathomimie...). La déviance étant, dès lors, à sanctionner durement, y compris par la décimation des bataillons. Plus tard, la mondialisation par augmentation exponentielle des possibilités de communication, contribua également à rendre immédiatement perceptibles à l’opinion publique les conséquences humaines des catastrophes les plus lointaines et à sensibiliser le citoyen du monde, donateur empathique et charitable potentiel, mais aussi lecteur de journaux à la recherche de sensation, à la souffrance des victimes de quelque chose de forcément injuste. Car c’est le vécu d’injustice qui demeure le plus mobilisateur et qui interpelle les foules. Là encore, il est question de narcissisme et d’identité, de problématique de gratification ou de réparation et de mécanisme agrégant, mais à l’échelle logistique d’une macrocollectivité cette fois2 .
1. Arrêt « Perruche », 17 novembre 2000, abrogé par la suite. 2. Cependant, il importe toujours de présenter aux donateurs sollicités des garanties scientifiques d’objectivité vis-à-vis de la réalité et de l’ampleur de ces traumatismes. Par exemple, l’opinion internationale se scandalisa à propos de l’ouragan Mitch (1998) qui ravagea l’Amérique Centrale, en estimant, a posteriori que les responsables politiques de ces pays avaient sciemment augmenté le nombre des victimes pour bénéficier d’une aide internationale plus grande. Elle se sentit flouée (fragment d’un traumatisme narcissique collectif), ce qui déclencha la polémique.
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Parmi les tableaux présentés, si les traumatismes organiques furent les plus aisés à répertorier et à suivre, en vue d’indemnisation ultérieure, ceux qui comprenaient une composante psychique (de la sinistrose à connotation péjorative dans l’imaginaire médical aux post traumatic stress disorders définitivement ancrés dans la démarche diagnostique), restaient déroutants par leur évolution capricieuse à distance ou chronique, souvent invalidante. Ils devinrent des enjeux notables du discours psychiatrique normatif dans son articulation au consensus social dans la dimension de l’expertise. La clinique de ces troubles est polymorphe, admettant pour une part une connotation culturelle (Ebisu, 1995). Les circonstances déclenchantes du traumatisme sont variables, elles renvoient à des champs récents d’intervention de la psychiatrie qui s’y voit convoquée dans une perspective expertale médico-légale (évaluative et réparatrice) ou sanitaire (préventive). – Pathologie de guerre, de l’exil forcé : psychiatrie militaire et médecine humanitaire. – Pathologie des catastrophes : psychiatrie d’urgence et cellules d’urgence médico-psychologique. – Pathologie du travail : médecine du travail et prise en compte du harcèlement sur le lieu de travail. – Pathologie liée à la victimologie quotidienne : structures de médiation pénale, de soutien aux victimes.
Aspects thérapeutiques Ce qui apparaît de plus en plus clair avec l’expérience, et qui relativise à sa façon la portée de l’intervention précoce auprès des victimes – que ce soit par le service médical des armées ou les cellules d’urgence médico-psychologique, pour les deux premiers champs – c’est que le déterminisme d’un syndrome post-traumatique postule (sans doute) l’existence d’antécédents traumatiques. Nous l’avons théorisé plus haut et cela est maintenant corroboré par les derniers travaux en la matière (Silver, Holmann, Mc Intosh, 2002 ; Neuro Psy New, 2003)1 .
1. Les événements du 11 septembre 2001 à New York ont offert une opportunité malheureuse de vérifier l’impact réel de l’aide psychologique sur le devenir à terme des victimes : dans une étude longitudinale, les histoires sanitaires d’un grand nombre de victimes ont été recueillies, leurs modalités de réponse au stress ainsi que les stratégies mises en œuvres (coping) ont été étudiées. Dès la catastrophe, de nombreuses équipes de soutien médicopsychologique ont convergé sur les lieux, se sont mises au service des victimes. On peut dire que tout ce qui est conforme aux théories modernes leur a été proposé. Il en est ressorti que des taux élevés de syndrome post-traumatiques étaient corrélés au sexe féminin, à la séparation conjugale préalable et aux troubles
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Une fois dépassé la situation de crise et d’urgence au cours de laquelle s’expriment naturellement, de façon intense et diverse, un désarroi émotionnel collectif et individuel, ainsi que des sentiments de peur panique, de culpabilité et d’angoisse, force est de constater que l’impact existentiel réel du traumatisme sur les victimes, à moyen et long terme, demeure relativement indépendant du nombre de victimes ou de l’importance objective du traumatisme subi, aussi cruel soit-il. Les sujets préalablement non carencés du point de vue narcissique passent par de mauvais moments, bien sûr, ils nécessitent un soutien attentif et actif dans les premiers temps, ainsi qu’à moyen terme. Leur déstabilisation psychique peut durer de quelques semaines à quelques mois, mais ils parviennent à se reconstruire, à conclure les deuils nécessaires et à intégrer positivement cette expérience traumatique et douloureuse dans leur existence. Ils surmontent l’épreuve et en gardent une cicatrice psycho-émotionnelle. Ils passent à autre chose. Les autres, après un certain temps d’évolution et quels que soient les soins prodigués, développent une tendance à stagner dans un positionnement victimaire parfois outrancier et source de rejet par l’entourage, confortant un sentiment d’insécurité vitale qui peut les isoler peu à peu du monde du travail, aboutir à une mise en invalidité, les éloigner de leur système relationnel préexistant. Ils accumulent, selon une chronologie définie et après un temps de latence clinique (et donc de cheminement psychodestructeur inconscient) qui montre peut-être des analogies avec la pseudo-latence postulée par J. Bergeret, les signes évidents du syndrome de stress post-traumatique. L’anamnèse qui est faite à distance, à l’occasion d’une expertise visant à déterminer le montant d’une réparation, d’une orientation Cotorep1 , restitue souvent, en fait, des antécédents significatifs ou patents du point de vue psychiatrique : état dépressif déjà passé à la chronicité et en cours de traitement au moment du traumatisme, graves difficultés sociales, professionnelles, dissensions familiales ou conjugales préexistantes, antécédents d’un premier traumatisme « tardif » plus ou moins bien métabolisé, antécédents personnels à forme de traumatisme désorganisateur précoce traditionnel. Parfois le drame est ressenti par la victime comme le châtiment, logique et mérité, d’une mauvaise action effectuée juste avant qu’il ne survienne. Elle l’intègre comme un pan de sa destinée personnelle. Tout se passe, nous l’avons vu, comme si le traumatisme objectif, quelle que soit son intensité réelle, était subi comme un événement vital de grande intensité, non dépassable en raison des sévères prélimitations personnelles et contextuelles du sujet. Il s’érige ainsi en une sorte de anxiodépressifs préexistant à l’attentat. La détresse psychique était aussi corrélée au déni et au renoncement à utiliser les stratégies spécifiques d’aide. 1. Cotorep : commission technique départementale d’orientation professionnelle. Elle est chargée de statuer sur l’attribution d’allocations aux handicapés ou de proposer des orientations vers des emplois protégés.
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traumatisme désorganisateur tardif et de récapitulation traumatique analogue à ce qui est décrit dans la psychogenèse des organisations limites de la personnalité. Il désorganise de fait, la trajectoire vitale aval du sujet, en déstabilisant définitivement son assise narcissique. Pour cette raison, dans une perspective prédictive, donc préventive (prévention tertiaire), il apparaît fondamental de détecter dès le début, parmi les victimes, celles qui auraient des facteurs objectifs de risque de survenue d’un syndrome post-traumatique. Mais cela va à l’encontre de la sanctification sociale de la victime forcément innocente. La victime n’était pas innocente si elle était prédisposée !
L ES POSITIONNEMENTS TRAUMATIQUES LIÉS À DES HANDICAPS , DES MALADIES OU DES TRANSPLANTATIONS D ’ ORGANE Narcissisme et handicap Le traumatisme désorganisateur, en tant que modèle, admet des variantes structurales pouvant susciter des aménagements préférentiels. Toute différence, anormalité (au sens statistique) ou infirmité dont le sujet est en mesure, plus ou moins confusément, de percevoir le caractère aliénant ou excluant. Cette perception, parce qu’elle le marginalise par rapport à une norme implicite ou explicite représentée la plupart du temps par son entourage familial, scolaire ou professionnel, peut faire, tôt ou tard, irruption dans la conscience et constituer une expérience émotionnelle ou cognitive chroniquement douloureuse. Dans ce cas, le traumatisme désorganisateur se constitue de façon insidieuse, rejet après rejet (objectif ou subjectif), et se confirme par l’accumulation inexorable de ces expériences de différence1 . L’entourage peut être amené à produire des stratégies de protection compensatrice mais celles-ci mêmes contribuent à fragiliser d’autant la personnalité de ces jeunes patients, et à induire, en réponse, un vécu surmarginalisant. Traumatismes désorganisateurs précoces et tardifs se confondent, cette fois, en une destinée qui infléchit aussi celle de l’entourage, y compris dans son narcissisme, une ligne déviante dominante même si, malheureusement, d’autres traumatismes narcissiques peuvent interférer à tout moment et aggraver le processus. De rares cas d’extraordinaires compensations résilientes existent, apportant par-là un démenti au pessimisme : de Elephant man2 à Henri de Toulouse-Lautrec, de Michel Petrucciani à Stephen Hawkin, des hommes ont su transcender leur handicap. Des 1. L’identité personnelle acceptable procède d’un subtil va et vient entre trop de ressemblance et trop de dissemblance avec nos alter ego. 2. Un film raconte l’histoire de John Marrick, Elephant man de David Lynch, ÉtatsUnis, 1980.
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dysmorphies graves, congénitales ou précocement acquises, des maladies métaboliques handicapantes à participation génétiques, allant du diabète infantile au nanisme, ou au syndrome de Prader-Willis, la survenue d’une épilepsie et les réaménagements existentiels que celle-ci impose, par exemple, contribuent à favoriser, de surcroît, des fonctionnements défensifs caractériels susceptibles de compliquer dramatiquement la prise en charge médicale de la maladie en cause, ainsi que le développement psychosocial de ces sujets. La dimension caractérielle constitue l’une des cibles préférentielles de la démarche éducative, dans la mesure où la caractéropathie peut devenir un handicap relationnel, donc social, supérieur au handicap initial si celui-ci est regardé objectivement, celui qui pouvait constituer le point d’ancrage de la faille narcissique et de l’organisation limite de la personnalité. Ayant l’occasion d’examiner des jeunes gens demandeurs de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (Cotorep) au sortir de placements en institutions médico-éducatives, nous constatons fréquemment que certains jeunes, objectivement très handicapés intellectuellement mais soutenus, du point de vue du narcissisme, présentent une aptitude au travail supérieure à celle d’autres sujets moins handicapés objectivement, mais ébranlés dans leur narcissisme. De même, au cours de certaines psychoses schizophréniques de survenue tardive, interférant négativement avec une trajectoire vitale ayant pu se développer correctement au préalable, il est possible de voir se constituer pathologiquement un vécu d’injustice et de perte, sub-délirant, lié à ce handicap. Le sujet ayant là, conscience de sa régression. Ici aussi, des phénomènes de surcompensation, ayant à voir avec la résilience, sont statistiquement à attendre. Ils ne se constituent pas en un faux self mais plutôt en un néo self (renaissance !). Certains individus, indépendamment de la qualité objective de l’accompagnement parental ou thérapeutique, peuvent mettre entre eux et le monde, de façon compensatrice, voire protectrice, un réel talent (cf. le film Rain man)1 .
La transplantation d’organe : un traumatisme narcissique expérimental La greffe d’organe (Consoli, Bedrossian, 1979) est à prendre en considération comme un life event significatif, à composante déstabilisatrice, sinon traumatique, dans la trajectoire vitale d’un individu. En tant que telle, elle admet des contre-indications formelles, dont les états-limites de la personnalité et leurs aménagements constituent la plus grande partie. Psychoses actives et débilités intellectuelles, pouvant favoriser
1. Rain man : film de Barry Levinson, États-Unis, 1988.
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une non-compliance préjudiciable aux soins, résument les autres contreindications aux greffes. Pour un sujet apparemment indemne de tels antécédents mais fatalement déstabilisé par l’expérience de maladie inexorable, et la réduction progressive de ses possibilités existentielles, il faut tenir compte du fait que la transplantation, même réussie, peut induire des remaniements intrapsychiques considérables, au niveau du moi (Castelnuovo-Tedesco, 1973). Dans les suites de transplantation on peut observer classiquement (Leon, Baudin, Consoli, 1990) : 1. Des troubles anxieux, et ceci d’autant plus que l’intervention présente des complications, nécessite un lourd traitement médicamenteux ou provoque des douleurs (Penn, Bunch, 1971). 2. Des troubles thymiques (avec ou sans antécédent de ce type), pouvant s’accompagner d’un vécu de persécution ou de désillusion car toute greffe, en tant qu’ajout, active paradoxalement un travail sur la perte. Le greffé doit parfois accomplir le deuil d’une dysfonction corporelle et le deuil d’un organe malade qui, par leurs défaillances même, avaient longtemps vectorisé sa vie. Il doit en outre faire celui du donneur anonyme et métaboliser, en très peu de temps, l’évènement clef et inconsciemment culpabilisant que constitue la mort préalable du donneur (mort souvent secrètement et impersonnellement espérée, mort survenue qui débloque une autre vie). Le greffé ressent parfois le besoin de savoir qui est en quelque sorte « mort pour lui », donc un peu à cause de lui, de savoir de qui il est redevable. Il y a un télescopage fantasmatique d’identité favorisé par cet entrecroisement de destinés dramatiques. Dans ce cadre, d’autant plus que l’organe salvateur sera un organe « dit noble » (cœur), le greffé peut avoir des difficultés à ne pas incorporer psychiquement une partie de l’identité, réelle et fantasmée du donneur ou de l’organe. Clint Hallam, transplanté de la main en 1998, décrit comme préalablement fragile du point de vue psychique, mais non récusé car l’occasion scientifique était trop belle, avait si mal supporté ce remaniement identitaire majeur et le traitement anti-rejet qu’il imposa par la suite à son chirurgien qu’il l’amputât de sa main greffée. Il s’agit aussi de dépasser, dans une certaine mesure et non-contradictoirement le statut de malade, de victime, afin d’accéder au statut jamais expérimenté de survivant, voire de sujet « ayant profité de la mort de ». Le patient doit faire le deuil de relations privilégiées, longues et émotionnellement chargées, anaclitiques, avec les équipes médicales l’ayant pris en charge tout au long de l’évolution de sa maladie et de l’insuffisance ainsi brusquement palliée. Cette difficulté a un peu à voir avec le syndrome de Münchausen, dans la mesure où la réussite de la greffe confirme la toute puissance médicale à travers la situation de dépendance, extrême et complexe, du malade. La greffe réussie, le malade se retrouve soumis au risque de perdre le pouvoir compensatoire qu’il avait, de mettre le médecin en échec.
L ES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE
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3. Des épisodes confusionnels, souvent liés aux effets de l’anesthésique, des corticoïdes et autres immunosuppresseurs. 4. Des épisodes psychotiques aigus, polymorphes. La thématique délirante (déni de la greffe), le vécu persécutif, la dissociation anxiogène dans sa dimension psychique ou corporelle signent le rapport de cette décompensation avec le traumatisme identitaire induit par la greffe d’organe. Le transplanté est condamné à intégrer ce nouvel élément dans son moi, tout en sauvegardant une continuité narcissique minimale. Si celui-ci est préalablement clivé ou lacunaire, il aura du mal à trouver du sens (Viederman, 1974), ce qui est l’occasion de régresser sur des positions défensives archaïques (déni, projection, clivage), voire d’exploser : dépression anaclitique. On a décrit (Leon et al., 1990) des réactions psychologiques propres à chacun des stades d’un processus de transplantation d’organe (proposition de transplantation, bilan pré-transplantation, attente anxieuse de l’organe, greffe, convalescence et suites, rejet éventuel, sortie de l’hôpital). Ce qui est important, c’est qu’à chacune de ces étapes, la question de la survie se pose, comme celle du sens de la vie, à travers cette renaissance réparatrice. Renaître pourquoi, pour qui, avec quoi, sans quoi ? Si les sujets transplantés sont rarement des individus borderlines, de par la sélection préalable, les remaniements psychiques occasionnés par cette expérience exceptionnelle constituent une sorte de mise en situation expérimentale de fragilisation narcissique majeure. Nous différentions délibérément les remaniements identitaires à attendre de ces greffes, qui sont des actes médicaux validés et dont les troubles sont en quelque sorte les effets secondaires, de ce que nous avons décrit au sujet du body art ou des greffes à visée esthétique ou sensationnelle (greffe de visage), dont les troubles ci-avant évoqués seraient des effets primaires.
PARTIE 2 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE
Chapitre 6
LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN
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P RÉLIMINAIRES Nous allons procéder ici à une description non exhaustive de ces aménagements, volontairement limitée à leurs implications avec la dimension narcissique post-traumatique des organisations limites de la personnalité qui en sont le socle lathoménologique – sous-jacent et nécessaire. Il apparaît licite de s’interroger sur le fait qu’à partir d’une telle organisation basale de la personnalité (qui sans être unique présente une certaine logique structurelle), des aménagements aussi divers peuvent se concevoir et se disperser en une nébuleuse socioclinique que les praticiens rattachent difficilement à une problématique sous-jacente commune. Cette conceptualisation heurtait déjà les classifications dérivées de cohérences psychodynamiques classiques, opposant névrose et psychose, admettant la perversion comme marginale ou antinomique (« la perversion comme négatif de la névrose »). Elle s’oppose aujourd’hui aux systèmes classificatoires contemporains se voulant détachés de la psychodynamique, astructuraux, athéoriques (DSM - IV) et qui se retrouvent morcelées par leur logique axiale. Ces derniers aboutissent – c’est peut-être l’une des raisons de leur succès – à isoler un item clinique de ses corrélations avec l’histoire personnelle d’un individu (psychogenèse) et le contexte complexe dans
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lequel le désordre psychocomportemental s’est installé. Mais cette apparente simplification logistique l’individualise par rapport à l’efficacité supposée d’une classe moléculaire sur cette cible précirconscrite. Tout se passe comme si on dessinait la cible a posteriori autour de l’impact. La troisième voie structurale, nous l’avons montré, n’est pourtant pas qu’un « fourre-tout » commode, elle renvoie à des life events et à une chrono-logique psychogénétique stéréotypée. La variabilité des aménagements amène à s’interroger sur le fait qu’interviennent des déterminants supplémentaires. Ces déterminants peuvent être listés à partir de critères statistiques. – Le sexe agit en tant que composante génétique incontournable et il induit sans doute le formatage différent, en fonction du sexe de la personne, des rétroactions de la société sur un comportement : la psychopathie apparaît l’apanage des hommes, ne serait-ce que parce qu’elle n’est pas reconnue comme telle chez la femme ou bien parce qu’elle s’exprime différemment chez l’homme et chez la femme. Les serial killers sont exceptionnellement des femmes, la pédophilie féminine apparaît inconcevable encore de nos jours car mettant trop en cause l’idéal sociofantasmatique de la relation mère/enfant ; il y a traditionnellement plus d’hommes que de femmes en prison et les motifs d’incarcération dessinent une discrimination sexiste, comme s’il fallait encore vraiment en faire beaucoup pour aller en prison lorsqu’on est femme ou comme si l’incarcération apparaissait être la sanction naturelle concernant un homme. – L’éducation, reflet des attentes parentales puis sociales, est différente selon les sexes. Les modes transactionnels familiaux placent chacun des éléments du système dans un statut et un rôle dont il est parfois difficile de soupçonner les tenants et aboutissants intimes, et encore plus de les modifier. – La position des enfants et leur signification polymorphe dans la configuration familiale plurigénérationnelle sont également un facteur, parfois traumatogène à lui tout seul, de différentiation dans les aménagements. C’est désormais un classique des manuels d’éducation et de pédagogie. Dans une perspective systémique, on a pu dire qu’il fallait trois générations pour faire un psychotique ! Combien en faut-il pour faire un psychopathe, un pervers, un dealer, un escroc ou un serial killer ? – Le poids des déterminants biologiques reste à définir à sa juste valeur dans la diversification symptomatique des aménagements économiques des organisations limites de la personnalité (Kandel, 2002). Nous avons vu que longtemps la schizophrénie fut appréhendée dans une perspective exclusivement psychodynamique. Ce fut l’époque de la culpabilisation de la mère – stigmatisée par les psychiatres comme abusive, trop fusionnelle – puis du père – trop absent, incapable de fixer des limites – de la famille comme système
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aliénant à détruire – le patient en était le symptôme – ou de la société – l’épopée antipsychiatrique et la politichiatrie de F. Basaglia (Basaglia, 1976). On admet aujourd’hui une origine polyfactorielle à la schizophrénie tandis que les progrès technologiques apportent, chaque jour, leurs lots d’hypothèses neurophysiopathologiques et de modèles lathoménologiques qui repoussent, toujours plus, la schizophrénie dans le champ neuropsychiatrique. En ce sens, nous l’avons vu, les personnalités limites et leurs aménagements seraient, par leur origine exclusivement psychodéterminée selon les hypothèses actuelles, une exception conceptuelle aujourd’hui subversive.
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A MÉNAGEMENTS CARACTÉRIELS Le caractère est ordinairement défini (Diatkine, 1967) comme l’ensemble des modes relationnels de l’individu avec ce qui l’entoure dans une perspective qui donne à chacun son originalité. En tant que structure mentale, il est la donnée stable de l’individu après sa fixation par le passage de certaines étapes, organisateurs au sens de R. Spitz (1966). Le caractère est l’une des modalités perceptibles d’aménagement économique de la structure en tant que mode opératoire adaptatif. Il est visible et en cela partiellement traducteur de la structure psychique sous-jacente. La pathologie caractérielle est une éventualité clinique finalement exceptionnelle rendant compte de la résultante émergeante de l’échec des aménagements économiques auxquels s’ajoutent des interactions éventuellement exogènes, contextuelles. Le caractère est en quelque sorte l’aménagement tampon entre la structure et l’éventuelle pathologie. En pratique, seuls quelques traits d’un aménagement du caractère peuvent apparaître, se combinant à d’autres traits. Un caractère harmonieux (idéal), tout théorique, laisserait cohabiter de façon fluide des traits appartenant à tous les types répertoriés de caractères. Par conséquent, la pathologie psychique des sujets borderlines peut n’être qu’une pathologie du caractère (caractéropathie) par grossissement ou prégnance d’un trait caractériel, par exemple de type obsessionnel, ou être une pathologie distincte, connexe, éventuellement non psychogène. Le tempérament (génético-dépendant) et la disposition caractérielle de base d’un individu apparaissent néanmoins peu accessibles au changement radical même si les déterminants caractériels sont, pour partie, culturels ou éducationnels (de l’accommodation à l’assimilation piagetienne), donc eux aussi psychogénétiques. Leur expression est sous la dépendance étroite de la qualité de l’équipement psycho-intellectuel du sujet : c’est la dialectique entre l’inné et l’acquis.
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Tout au plus, le sujet peut-il prendre un jour conscience de la prévalence de certains traits de son tempérament ou de son caractère (psychotique, névrotique ou pervers) au décours d’une psychothérapie, les intégrer, sans culpabiliser outre mesure, à son histoire personnelle ou à son éducation, les contrôler relativement ou les accepter dans certains de leurs dérapages, c’est-à-dire, vivre avec. Le pervers constitutionnel, lui, malgré tout ce que la réalité lui renverra, continuera à réussir à cliver efficacement son fonctionnement, sans culpabilisation mobilisatrice ; chez lui, la psychothérapie ne peut être intégrative. Il persistera à demander à son entourage de changer pour que, lui, puisse rester le même. C’est la raison de l’échec fréquent des démarches psychothérapiques chez des sujets qui sont réellement de structure psychique perverse. Relativement peu accessible, la personnalité de base, infrastructure, reste la cible privilégiée des dispositifs préventifs (prévention d’un traumatisme désorganisateur), voire potentiellement curatifs si une relation d’aide de qualité s’établit lors des périodes critiques (prè-Œdipe„ puberté). Dans ces périodes, la réactivation libidinale peut rendre la personnalité plus plastique ou plus poreuse à des influences exogènes. La notion de psychorigidité (opposée à celle de psychoplasticité) illustre une coagulation péjorative du fonctionnement psychique d’un sujet braqué sur quelques traits modalitaires de son caractère et de son être-en-relation. La cure psychothérapique ne changera ni le caractère ni la personnalité, il ne faut pas se leurrer. Tout au plus, conférera-t-elle un regain de souplesse adaptative entre les instances qui suffit, parfois, de surcroît, comme disait S. Freud, à débloquer une existence ou à apaiser des tensions interpersonnelles. La bipolarisation inversible de son fonctionnement caractérise le sujet borderline. Dans la sphère thymique, cela peut aller jusqu’à la cyclothymie maniaco-dépressive, et la composante biologique, maintenant avérée de certaines affections maniaco-dépressives, traduit, à sa façon, l’inscription dans le réel de fonctionnements psychiques. À une échelle temporelle plus courte, les étonnants virages de l’humeur que l’on peut constater chez les sujets borderlines illustrent cette potentialité d’inversion de polarité. Les sphères caractérielles sont également concernées (cela va du simple caractère « soupe au lait » aux crises caractérielles incontrôlables). À un degré supplémentaire, la volition peut être concernée. Dans les cas sévères, cette bipolarisation réversible semble pouvoir se gripper, ce qui entraîne la possible simultanéité d’affects contradictoires ou les désordres psychocomportementaux que l’on retrouve dans l’ambivalence, signe cardinal de la dissociation psychotique.
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Tous les caractères ne renvoient pas aux troubles borderlines de la personnalité. Il existe des caractères névrotiques typiques (hystériques, obsessionnels), prédéterminés par un primat du génital et un accès au symbolique signant la résolution normale de l’Œdipe. L’expression outrancière de certains de ces traits peut néanmoins être gênante pour l’entourage et le sujet : scatologie habituelle, collectionnisme, méticulosité tournant à l’obsession, obséquiosité pour l’analité, par exemple, suggestibilité et histrionisme pour l’hystérie. Classiquement, un sujet de caractère et de personnalité névrotique, s’il venait à décompenser, présenterait ce qui est identifié par la psychanalyse comme une névrose. Certains de ces traits névrotiques peuvent nuancer et affadir une caractéropathie borderline, ou la masquer un temps, mais ce phénomène doit être appréhendé comme distinct d’un aménagement pseudo-névrotique borderline. Les traits de caractère psychotique, s’ils sont paranoïaques, sont dominés par les mécanismes défensifs traditionnellement invoqués dans les psychoses de ce type, vis-à-vis de l’homosexualité latente ou sous-jacente : identification projective, vécu persécutoire, quérulence sthénique de la justice sont, entre autres, retrouvés à l’œuvre dans les psychoses paranoïaques et contribuent à la dangerosité de ces patients. Les traits de caractère schizophréniquesrenvoient à des difficultés relationnelles chroniques chez un individu mal adapté à son monde. Ces difficultés sont faites d’inhibition ambivalente, de bizarrerie relationnelle, de froideur paradoxale, d’imprévisibilité hermétique. Selon leur intensité et leur conséquence négative sur l’existence du sujet, ils peuvent n’être que des traits de caractère ou s’inscrire dans un véritable syndrome dissociatif latent éventuellement combiné à d’autres syndromes psychotiques pour s’agencer en une forme de psychose schizophrénique blanche. Les caractères psychotiques sont interprétés par la psychogénétique comme prédéterminés par des carences affectives hyperprécoces, ce qui interdit au sujet de fonctionner sous le primat de génital. En cas de décompensation, et nous savons qu’il existe un continuum entre traits de personnalité et maladie psychotique, le tableau clinique pathologique sera celui d’une psychose. Là encore, des traits psychotiques, s’ils demeurent dans ce registre et s’intriquent avec un positionnement caractériel narcissique borderline, peuvent faire errer le diagnostic, évoquer un diagnostic de prépsychose, de psychose a minima ou de dépression atypique. C’est la finesse de l’approche structurale qui déterminera en partie, sinon le pronostic qui reste réservé, du moins la stratégie thérapeutique. Celle-ci sera combinatoire à doses spécifiques de traitements antidépresseurs et antipsychotiques, d’abords psychothérapiques adaptés, éventuellement médiatisés ou assouplis pour contourner les résistances et réaménager le narcissisme.
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Il existe d’autres modalités caractérielles : le caractère épileptique, avec glischroïdie (perséveration idéique, adhésivité et explosibilité), les caractères psychosomatiques, allergiques (se rapprocher de l’objet jusqu’à se confondre avec lui selon P. Marty, 1958), migraineux ou hypochondriaques. Là encore, c’est la distribution nuancée et peu mobilisable des traits de caractère qui déterminera la caractéristique (c’est le terme tautologique !) mentale d’un individu, en fera un être totalement original, perçu comme sympathique ou antipathique dans la mesure où ces traits se montreront adaptés, car complémentaires et agonistes, de ceux des sujets formant son cercle relationnel. Les états-limites de la personnalité peuvent donner lieu à des aménagements (utilisant le vocabulaire des autres personnalités, névrotiques ou épileptiques, par exemple) qui sont des ramifications du tronc commun borderline, ceux-ci pouvant donner le change avec des caractéropathies névrotiques ou psychotiques. Le suffixe pseudo les différentie, montrant qu’ils ne sont « qu’à l’image de » et doivent être rapportés aux troubles sous-jacents de la personnalité. Nous sommes dans le domaine des traits caractériels, composantes de la personnalité apparente globale d’un sujet. Aucun individu heureusement, même borderline, n’entre dans le cadre strict d’un seul de ces aménagements. Il est pourtant intéressant de repérer ces particularismes caractériels car ils sont à la base de nombreuses difficultés relationnelles et contre-transférentielles pour le thérapeute. C’est le plus souvent leur entourage qui consulte, souffrant de leurs agissements. Il importe alors de percevoir ces traits caractériels comme les aménagements défensifs d’une personnalité sous-jacente fragilisée et, donc, elle-même en souffrance. Ce qui pouvait apparaître comme inné, transmis, – « il est comme son père » – s’impose alors comme acquis à l’identique, ce qui évoque aussi une problématique de répétition. Ceci est à considérer dans un but préventif.
L E SUJET BORDERLINE ET SON ENTOURAGE Le démembrement nosographique et l’expérience clinique ont permis de distinguer plusieurs grands types de personnalité caractérielle : pseudo-névroses, pseudo-psychoses et pseudo-perversions de caractère, caractère masochiste.
Les personnalités dites « pseudo-névroses de caractère » Elles sont souvent décrites comme hyperactives, voulant dominer à tout prix leur entourage familial ou professionnel. Elles semblent ne pas supporter de tout maîtriser à tout moment. Elles le font en utilisant des moyens d’apparence « nobles », proches de la sublimation névrotique, faisant preuve en public de compassion activiste mais elles peuvent user également, si besoin, d’artifices moins glorieux : menaces, colère, usage de la force dans l’intimité. Tout cela relève du faux self, de la séduction,
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reste superficiellement inscrit dans leur personnalité et manque d’authenticité. Ceci transparaît au fur et à mesure que les relations à autrui sont amenées à se prolonger, donc à s’affiner et à ne plus être basées sur la superficialité et les faux-semblants. En ce sens, le sujet porteur de tels traits caractériels est amené à toujours garder une certaine distance avec autrui ou bien à rompre brutalement une relation devenant par trop intime, donc dangereuse, puisque capable de le mettre face à ses insuffisances. Ce comportement n’est pas toujours compris par l’entourage. Les ruptures relationnelles itératives, véritables fuites devant la réalité, sont un bon critère de diagnostic. Cette inauthenticité et cette fragilité relationnelle, facilement perçue par l’entourage, biaisant leurs relations à autrui, sont sources d’insatisfactions, de sautes d’humeur et d’imprévisibilités. Certains individus mènent de front plusieurs relations sentimentales ou fréquentent plusieurs groupes en prenant soin de compartimenter leur monde. Cela leur permet de ne pas avoir à s’investir complètement et de pouvoir toujours préserver un jardin secret (qui en fait est un désert !), d’user à l’occasion de mythomanie. En milieu familial, ces sujets sont vécus comme des tyrans domestiques, capables de comportement diamétralement opposés selon qu’ils sont en famille ou « à l’extérieur ». Cette dualité comportementale peut se voir improprement conçue comme relevant de personnalités multiples. Là encore, ces comportements masquent une inauthenticité foncière et traduisent le besoin de ces individus de se préserver d’une mésestime de soi ; c’est bien de carence narcissique qu’il s’agit. Dotés de capacités de fantasmatisation faibles, habités d’une sexualité frustre et peu satisfaisante pour eux, plus ou moins compensée par l’alcool ou des comportements sexuels palliatifs, ils consultent rarement, sauf lorsqu’ils « craquent » et cela peut se faire sous forme de dépression anaclitique. Ils sont également amenés à consulter à l’occasion de complications neuropsychiatriques de leur alcoolisme. À ce moment, la profondeur du vide émotionnel et l’ennui de leur existence éclatent au grand jour. On est déjà dans la dépression anaclitique et celle-ci remonte souvent à l’adolescence.
Les sujets dits « pseudo-psychoses de caractère » Ils montrent, classiquement, des difficultés pour évaluer correctement la réalité. Ils peuvent en venir à dénier le réel si celui-ci ne correspond pas à leurs attentes, ce qui est, à force de rupture, de nature à fragiliser leur insertion sociale à les isoler dans une misanthropie défensive : En fait, ce ne sont pas les humains qu’ils détestent, c’est eux. En outre des mécanismes défensifs archaïques, à type de projection vers l’extérieur de tout élément dissonant dans leur conception du monde leur permettent de trouver facilement un « bouc émissaire » en cas de conflit avec la réalité.
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En dépit de ces fragilités, certains d’entre eux, se voulant des hommes d’action, peuvent développer un ascendant trouble sur leurs proches, ils sont « taxés de fou par leurs adversaires, de génie par leurs adeptes ». S’ils sont intelligents et suffisamment manipulateurs, on les retrouve parfois à la tête d’une secte ou d’un mouvement de masse. A. Miller, psychanalyste, a retrouvé dans l’enfance de quelques-uns des chefs historiques du troisième Reich nazi, notamment Hitler (Miller, 1983), des éléments douloureux, de nature traumatique, pouvant aboutir à la notion d’enfant détruit, dont l’accumulation et la combinaison sont susceptibles d’avoir engendré un adulte destructeur « pseudo-psychose de caractère ». L’enfance de ces dirigeants, située au cœur de la Prusse rurale ou de la Bavière de la fin du XIXe siècle, n’était sans doute pas un modèle d’ouverture et de tolérance, l’autoritarisme parental et la rigidité relationnelle prônée par une société cadenassée laissant peu de place à l’expression d’un désir enfantin y étaient sans doute de mise. Il ne s’agit naturellement pas, à travers cela, d’exonérer par leur histoire les dirigeants nazis de leurs responsabilités personnelles dans l’avènement d’un régime politique tragique (le nazisme). Ce régime était à leur image, caricaturalement manipulateur de narcissisme collectif. Il s’apparentait, par certains de ses traits, à un délire collectif ou à un mouvement sectaire à grande échelle, en ce sens qu’il cultivait, à l’échelle d’une nation, le déni du réel, la quête narcissique et qu’il usait de mécanismes de projection sur autrui de tous les maux de la terre (Bourgeois, 2002). On retrouve naturellement de tels sujets, à notre époque, ils sont non-demandeurs de soins pour la plupart, car ils restent incapables de concevoir leur fragilité intrinsèque et l’implication de celle-ci dans leurs échecs puisqu’ils sont en position, eux aussi, de projeter sur autrui la cause de leurs maux et de leurs désillusions vitales. Comme chez les vrais pervers, on ne retrouve pas de culpabilité, pas de souffrance morale tant que le faux self , individuel ou groupal s’ils arrivent à en bâtir un, fait son office. Mais si celui-ci vient à se fissurer, ou à manquer d’épaisseur, ils plongent dans la dépression anaclitique. Le risque suicidaire est alors majeur. Les gourous de secte, qui sont en plus de grands manipulateurs et de grands séducteurs, présentent fréquemment des traits caractériels de ce type. Dans une perspective victimologique, on peut postuler que ces « guides » sont complémentaires de leurs adeptes, ce qui soude un dysfonctionnement systémique solide qui, s’il est patent aux yeux de l’observateur neutre, reste inabordable et incommunicable aux adeptes jusqu’à ce que la réalité ne les rattrape, eux aussi, un jour. Comme l’enfant crée sa mère en tant que mère, c’est l’adepte qui fait le gourou. Nous avons évoqué (cf. supra) la possibilité de suppléance narcissique des adeptes par l’instauration d’un moi cicatriciel groupal plus ou moins
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issu du faux self du leader, ce dernier pouvant se nourrir et se conforter de l’illusion groupale, voire d’une fusion mythique.
« Pseudo-perversions de caractère » Certains sujets sont considérés comme des « petits paranoïaques », tant ils sont agressifs a minima, dérisoirement ce qui en est parfois pitoyable, mais de manière répétée. Ils veulent être respectés et aimés à tout prix, quitte à ne respecter et n’aimer personne, ce qui renvoie à leur faille narcissique profonde. Là encore, on ne retrouve pas de culpabilité et la souffrance psychique n’est pas facilement avouée, sauf lorsqu’ils plongent dans un état dépressif anaclitique. Par la souffrance psychique potentielle qui ne parvient jamais à trouver une issue « par le haut », (c’est-à-dire par l’émergence d’un délire dont la thématique mégalomaniaque pourrait les combler, par leur lucidité face à leurs passages à l’acte, par la sensibilité relative des troubles à l’interprétation et par leur évolution), ces organisations psychiques se démarquent de la psychose mais parfois le diagnostic n’est que rétrospectif.
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Les traits de caractère masochiste moral (syndrome de Prométhée1 ) Certains individus sont portésà se mettre en avant dans des conflits, non pas simplement pour se faire valoir, encore que cette dimension égotique existe, mais en se conduisant, souvent, comme le porte-parole exalté du groupe dans lequel ils se fondent et avec qui ils fusionnent. Ils montent systématiquement au créneau face aux injustices, réelles ou supposées, faites à ce groupe dont ils se considèrent comme l’émanation émotionnelle et la conscience, plus que comme l’un des simples membres. Ils s’opposent pseudo-symétriquement – avec une hypervigilance à l’injustice et une virulence pointilleuse souvent pertinente – car le combat est perdu d’avance, à une autorité ainsi contestée dans sa légitimité. Ils peuvent passer de groupe en groupe tout en conservant ce fonctionnement. Tout se passe comme si, plongé dans un mythe fusionnel avec le groupe, ils se sentaient concernés par les intérêts de chacun en s’appropriant personnellement une dynamique revendicative collective qui devrait, en principe, être partagée énergétiquement (jusque dans les risques à s’opposer à l’autorité), dans une dimension collégiale, par l’ensemble du groupe. Ils se comportent comme s’ils en étaient la voix autorisée de la conscience du juste. Dans une perspective systémique, 1. Selon la légende, Prométhée répara, à ses dépens, l’injustice faite aux hommes par l’égoïsme des dieux de l’Olympe alors qu’il n’était pas vraiment l’un d’eux, car fils de titans. Il le paya cher et son supplice éternel, non sexué dans son protocole, qui le voit enchaîné au rocher minéral et partiellement dévoré par le bec phallique mais tout aussi minéral d’un aigle, reste le prototype du fantasme masochiste.
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le groupe les utilise souvent, les manipule, parfois, dans leur penchant. Ils sont les « contestataires de services », les rebelles inévitables dont chaque autorité doit tenir compte lorsqu’émergent des processus de négociation conflictuelle. On constate que chaque groupe en situation de conflit sécrète son Prométhée et que les rôles sont très vite répartis dans la dynamique groupale. Socialement sublimée dans le politique ou le syndicalisme mais repérable dans toutes les catégories groupales, cette prise de risque individuelle, chronique et para-sacrificielle confère au sujet un statut relativement privilégié au sein du groupe. Ce statut est narcissiquement très « comblant » mais il peut être risqué du point de vue social. Le sujet est victime/vainqueur du conflit et il se voit, en quelque sorte, sanctifié par son rôle. La prise en charge de sujets consultant en tant que victime de harcèlement professionnel doit tenir compte de cette dimension car si le contexte socio-économique actuel durcit incontestablement les relations dans l’entreprise, le positionnement prométhéen inconscient de certains les expose considérablement. Le masochisme moral, dit féminin (au sens de S. Freud), est une dimension caractérielle relationnelle proche du syndrome de Prométhée, retrouvée en dynamique des microgroupes ou dans la dynamique de couple. Dans la conjugalité quotidienne qu’il cimente, il fait des ravages. Par sa psychodépendance anaclitique et sa disposition caractérielle à s’effacer devant les exigences du partenaire qui lui impose, à sa façon, les impératifs de son moi dominant, certains individus (pas forcément des femmes) composent, à leur détriment systématique, une mise en situation complémentaire d’infériorité psychique compliquée parfois de prolongements physiques dramatiques (violence intraconjugale), sociaux (harcèlement professionnel, Hirigoyen, 1998) et, plus rarement, sexuels (harcèlement sexuel au travail, violence sexuelle et prostitution). Le masochisme moral peut se compliquer d’un masochisme sexuel dans lequel la composante masochiste érotique comprenant la fantasmatisation d’une position humiliante, la contrainte et la douleur (algolagnie) sont mises en acte préférentiellement pour l’obtention d’un plaisir sexuel. Le masochisme sexuel sort du cadre de ce masochisme moral, hors comorbidité clinique. Masochisme érotique et masochisme moral, s’ils renvoient tous deux à la problématique narcissique et donc à une infrastructure limite de la personnalité, sont des aménagements distincts, sans être exclusifs l’un de l’autre. Le sujet masochiste moral1 se retrouve être le souffre-douleur habituel et presque consentant du groupe, contribuant ainsi à la cohésion de ce dernier. Il devient la victime toute désignée de fonctionnements sadiques polymorphes, ce qui réalise le couple sadomasochiste traditionnel dans lequel le masochiste trouve un statut lui convenant au niveau
1. Le masochiste sexuel exclusif, au contraire maîtrise parfaitement la situation. Il peut même être dominant du point de vue social.
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de son économie psychique. Ce fonctionnement, s’il n’occasionne pas de dérapage trop voyant ou si n’interfèrent pas des éléments perturbateurs extérieurs, peut longtemps perdurer et se reproduire à l’identique dans toutes les sphères de l’existence du sujet. Mais heureusement, être de personnalité état-limite n’empêche pas, la plupart du temps, de mener dans les sphères privées et professionnelles une existence satisfaisante. Cela peut se faire à condition de pouvoir, toutefois, par le biais d’une approche thérapeutique personnelle, prendre conscience du fait que certains dysfonctionnements et débordements émotionnels relèvent d’une fragilité relationnelle personnelle et non de la méchanceté exclusive du partenaire. Un minimum de discernement et de capacité d’autocritique est nécessaire. Ceci est naturellement vrai pour toutes formes de personnalité. C’est dans le contexte de thérapie conjugale ou de médiation familiale1 que se dévoileront souvent certains mécanismes de fonctionnement, non pathologiques, de sujets de structuration borderline de la personnalité. Cela se fera lorsqu’ils seront devenus suffisamment prégnants pour mettre en péril le système et nécessiter un regard extérieur. Le plus caractéristique d’entre eux constitue une sorte de « syndrome de Marx ». Calquant leur modus relationnel sur l’aphorisme de Groucho Marx : « Je n’accepterai jamais d’être membre d’un club qui m’accepte comme membre », en raison de leur mauvaise estime de soi, certaines personnes se montrent tellement persuadées de ne pas mériter d’être aimées ou respectées qu’elles en viennent à ne pas supporter qu’on leur montre de l’affection. Toute marque de respect devient insupportable et est vécue comme une agression. Si on les aime, c’est qu’on se trompe. Ces sujets vont inconsciemment tout faire pour pousser leur partenaire affectif (ou conjugal) à la rupture et lorsque celle-ci survient – inévitablement, car tout être humain a ses limites – cela les confortera dans leur sentiment de ne pas mériter d’être aimé, élargira un peu plus la faille narcissique, validera rétrospectivement toutes les situations d’abandon vécues précédemment. L’abandon – ce qu’ils redoutent le plus – étant réitéré. Il est courant de dire que chez un sujet état-limite, la constatation de ses échecs ne l’amène pas à la modestie (comme chez le sujet normal), à la paranoïa (comme chez certains psychotiques), à la dépression ainsi qu’on pourrait le croire, mais à la rage clastique et à la haine. La haine, établie insidieusement ou éclatant par bouffées, peut devenir leur seul moteur. Il s’agit par là de détruire ce qui s’oppose à un idéal fantasmé, à ce rêve inaccessible d’une vie sans aucune frustration – d’une vie avec la 1. Si la thérapie vise à aider le système à changer sans trop de souffrance, et ne réfère pas à la norme exclusive de l’union, la médiation, souvent d’incitation externe (à la demande d’un juge des affaires familiales par exemple), cherche à aider les partenairesadversaires dans le concret : du droit de garde des enfants au partage des meubles. Il est parfois malaisé de rester dans l’un ou l’autre des champs de compétence.
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seule bonne mère ou la seule partie bonne de la mère ? – de cet âge d’or souvent évoqué, ou de cette personne idéalisée jamais rencontrée dans la réalité « qui me comprenait, elle »... Pour un sujet borderline, si la réalité n’est pas à la hauteur de ses espérances (et elle ne le sera jamais), il faut détruire la réalité. Ce courtcircuit émotionnel submergeant les capacités intellectuelles constitue la « crise de nerfs ». Cette disposition qui s’apparente, par certains aspects, à de l’immaturité affective, est à la base de dysfonctionnements critiques conjugaux. Ceux-ci sont stéréotypés dans leur déroulement, faits parfois d’escalade symétrique ou de positionnements complémentaires. La violence verbale ou physique y a sa place grandissante car le partenaire n’est pas neutre. Cette situation peut entrer en résonance avec sa propre problématique et activer des affects non maîtrisés. Il fait inconsciemment ce qui suffit pour provoquer le clash inévitable (notion de mot gâchette). Ce clash, par son caractère répétitif, disproportionné et décalé, disqualifie immanquablement son auteur (le sujet borderline) dans le couple et le confirme, une fois de plus, dans la mauvaise image qu’il a de lui. Il lui attribue le mauvais rôle ce qui exonérera, en retour, le partenaire de ses propres responsabilités bien que celui-ci soit, de fait, totalement impliqué dans le système. À l’issue du clash, on retrouve cliniquement une phase postcritique de grande fatigue, d’apaisement pulsionnel et de culpabilité intense rétrospective. Le sujet peut s’isoler, s’endormir et ne plus se souvenir au réveil de ce qu’il a dit ou fait. La réalité ne peut plus être reprise, ce qui est un frein puissant à sa prise de conscience1 . D’autres fois, l’excitation psychocomportementale bilatérale et les décharges libidinales induites peuvent se vectoriser, en fin de crise, à travers un rapport sexuel intense, cautérisant provisoirement le système conjugal mais le verrouillant d’autant plus. Il arrive même que cette conclusion soit l’un des déterminants inconscients du déclenchement de la crise par le partenaire. Ceci signe la composante sadomasochiste de la relation. Une partie de la jouissance s’installe au prix de la violence et de la haine. Les retrouvailles sont le négatif de l’abandon. Le plaisir de pouvoir apaiser les tensions potentialise le plaisir à les déclencher.
1. Cette amnésie focale post-critique présente des analogies cliniques avec la phase post-critique des épilepsies. Certains auteurs ont proposé de traiter les sujets borderlines par des molécules à propriétés anti-épileptiques qui sont aussi actives sur les dysthymies. Par ailleurs, une relative cyclicité des raptus caractériels et une fréquente corrélation des troubles avec les menstruations font évoquer une composante hormonodépendante aux troubles. Aux États-Unis, on traite le syndrome prémenstruel par des antidépresseurs.
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Ce type de relation interpersonnelle pathologique, lorsqu’il s’installe en mode habituel, détermine un fonctionnement sadomasochiste en complémentarité du couple, dans lequel chacun des protagonistes rejoue indéfiniment sa partition qui le conforte, au fil des épisodes, dans son aménagement psychodynamique pervers.
Chapitre 7
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS
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L E CADRE DE LA RENCONTRE Parmi les aménagements pathologiques, les perversions sont les plus difficiles à admettre pour l’entendement. La perversion s’impose comme un destin humain funeste car elle est considérée comme une disposition psychique non amendable, c’est-à-dire non accessible au travail psychothérapique traditionnel. Cependant, depuis peu (loi de 19981 ), certaines d’entre elles et non des moindres, relèvent, après la fin de la sanction de droit commun, d’un suivi sociojudiciaire obligatoire qui l’articule aux yeux des patients/condamnés comme une véritable « double peine ». Bien que n’en comportant pas le terme dans son intitulé, elle est un suivi médical, imposant au thérapeute désigné un rôle d’auxiliaire de justice. Ce rôle réduit d’autant le mince espace thérapeutique qui jusque-là pouvait se voir tissé, en fonction de la demande, entre le pervers et son thérapeute potentiel. Cet espace, jeu sur la souffrance et la culpabilisation (composantes névrotisantes) ne peut être créé que par la demande de changement. La pression sociale sur la dimension thérapeutique part du postulat que le pervers peut être changé par une psychothérapie bien conduite. La construction du cadre de la relation d’aide le place en 1. Loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et la répression des infractions sexuelles, articles 131-36-1 et suivants.
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posture d’attente, de passivité et donc de toute puissance vis-à-vis du thérapeute : « changez-moi malgré moi ! ». C’est paradoxalement après la parution de la loi de 1998, qu’une conférence de consensus sur le traitement des pervers sexuels a été réunie1 . Pour éclairer notre propos, nous allons nous centrer sur la modalité perverse qui s’affirme, sinon comme la plus fréquente, comme la plus caricaturale et la plus facilement définie aujourd’hui comme hors normes : la pédophilie incestueuse. Les difficultés de l’approche psychothérapique d’un tel sujet sont nombreuses : Vignette clinique n◦ 3 – Un père pervers Monsieur X., d’un très bon niveau social, me demanda, il y a quelques années, à effectuer une psychothérapie pour état dépressif. Très vite au cours des séances, il va me révéler les attouchements sexuels qu’il a fait subir à l’une de ses filles alors qu’elle était mineure de moins de quinze ans. Celle-ci était désormais majeure, vivait avec un copain et n’avait jamais porté plainte contre son père. Elle ne savait pas qu’il faisait une démarche psychothérapique. Si les attouchements continuaient et si la fille était encore mineure, la législation de cette époque m’aurait autorisé (obligé) à révéler ces faits, ce qui aurait cassé la psychothérapie ! Mais ce n’était pas le cas. Pendant plusieurs séances, je tentais vainement de pousser le patient à parler à sa fille, à la libérer de ce douloureux secret sans doute en train de la détruire à petit feu, ou à se dénoncer lui-même, officiellement pour mettre en marche un processus sanctionnant réparateur. Cela n’eut aucun effet. La démarche de ce Monsieur X. n’était pas une démarche d’élucidation ou de remise en question, elle ne développait pas un projet de changement, elle participait, malgré lui, car il aimait réellement sa fille, de son jeu pervers. Le contre-transfert restait difficile à maîtriser pour moi et j’appréhendais les séances. Au bout de quelque temps, Monsieur X. m’apporta des photographies, notamment de sa fille... « Elle est jolie n’est-ce pas ? ». Il m’apparaissait clair que se rejouait ainsi une tentative morbide de poursuivre à distance, à travers moi-même, ou ce que je représentais pour le patient, le jeu pervers interrompu par la montée en âge de sa fille et son autonomisation affective... Que mobiliser dans ce cas-là ? Bien sûr, lors de l’anamnèse, Monsieur X. avait pu me restituer les abus dont lui-même fut victime, étant enfant, de la part d’un proche de sa famille. Il était, comme souvent, victime et bourreau.
Avec Monsieur X, je n’étais pas en position psychothérapique de la composante perverse de sa personnalité, ce qui est aussi fréquemment le cas lors de psychothérapies sur injonction légale ou effectuées dans le contexte de pressions exogènes, comme l’illustre le cas suivant.
1. « Psychopathologies et traitements actuels des auteurs d’agressions sexuelles ». V◦ conférence de consensus de la Fédération française de psychiatrie, Paris les 22 et 23 novembre 2001, avec le soutien de la Direction générale de la santé et de l’Anaes.
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Vignette clinique n◦ 4 – Pour une permission Monsieur Y., ancien policier, était incarcéré pour une affaire de mœurs. Il avait demandé une permission de sortie, étant à quelques mois de sa libération de fin de peine. Le juge d’application des peines l’a lui ayant refusé, sous prétexte qu’il n’avait jamais fait de psychothérapie pendant sa détention, ce qui était le cas, il vint donc me voir à la consultation en UCSA me demandant cette psychothérapie qui lui était imposée par les circonstances. Lorsque je l’interrogeais sur ce qu’il en attendait, il me répondit clairement : une permission. La motivation au changement intrapsychique réel semblait plus que modérée ; pourtant le patient exigea ces consultations comme il en avait le droit1 , trouvant même qu’une fois par semaine, ce n’était pas suffisant. Il lui fallait un maximum de séances avant la prochaine commission attributive de permissions. Mis en demeure par mon statut de médecin en milieu pénitentiaire de le rencontrer, je fus très vite réduit à signer des attestations de présence, mon statut de thérapeute m’interdisant bien sûr, par ailleurs, de signaler au juge qu’il ne se passait rien de psychothérapique dans ces rencontres formelles. Profitant du temps imparti je tentais, bien sûr, d’amorcer une ébauche de travail sur les faits ayant motivé l’incarcération. Le patient m’opposa alors une « histoire officielle » impossible à vérifier, et dans laquelle il se trouvait victime d’un complot politique de son entourage professionnel en raison de ses opinions d’extrême droite. À aucun moment il ne livrera le fond de sa pensée et ses émotions, et ne pourra critiquer son fonctionnement psychique. Pourtant, muni de dix attestations de rencontres avec le psychiatre, il aura sa permission, le juge n’étant certainement pas dupe mais, lui aussi, prisonnier du système.
Mais tous les pervers, même incarcérés, ne montrent pas autant de cynisme. Certains d’entre eux sont parfois capables de remise en cause partielle de leur comportement, même s’ils ne parviennent pas à l’amender. Ce n’est que lorsque la réalité les rattrape qu’ils peuvent s’extraire un instant de leur fuite en avant dans le passage à l’acte et en mesurer rétrospectivement l’horreur, comme le montre le cas de Monsieur Z.
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Vignette clinique n◦ 5 – Le clivage Monsieur Z. est incarcéré pour un acte incestueux sur sa fille, qu’il ne nie pas. Pour lui, tout s’écroule. Il se retrouve en prison et s’inquiète pour sa famille car il était le seul à avoir un revenu dans le couple. « S’il ne rentre pas d’argent, ils ne pourront payer les traites de la maison, ils vont devoir quitter le village ». Il se demande comment il a pu faire « ça » à sa fille qu’il adore. Il argumente des heures supplémentaires qu’il faisait régulièrement pour lui payer des cours particuliers. Dans son fonctionnement mental, il y a un clivage complet entre le père attentionné et le bon mari qu’il était d’un côté, et l’homme capable d’imposer des fellations à sa fille qu’il était d’un autre côté. Les deux facettes de sa personnalité s’opposent et ne se comprennent pas. Elles ne peuvent pas être intégrées dans une dynamique 1. Loi N◦ 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, chap. 2 : soins en milieu pénitentiaire et protection sociale des détenus.
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« entière », c’est la notion de clivage qui peut rendre compte de cette impasse existentielle. Quelques semaines plus tard, monsieur Z. fera une tentative de suicide.
D IFFICULTÉS NOSOGRAPHIQUES Ces vignettes cliniques démontrent la difficulté d’une prise en charge psychologique de sujets porteurs de traits pervers. La perversion est assimilée au mal et son étymologie est parlante. La place de la perversion dans la nosographie est encore récente et aléatoire. Les termes de pervers, perversité et pervertir – apparus en France au début du XIIe siècle – ont rapport avec le mal. Le mal était, à cette époque, le malin (le diable) et les pervers étaient traités en conséquence. Pourtant ce qui pouvait apparaître pervers jadis (homosexualité sodomie) ne l’est plus forcément de nos jours et vice versa. Ces composantes de la sexualité humaine renvoient aujourd’hui à une connotation morale par l’établissement d’une échelle des valeurs relationnelles, la définition de « ce qui se fait » ou « ne se fait pas », ce qui est conforme ou non aux principes actuels des rapports interhumains. En ce sens, il n’est pas étonnant que les conduites perverses subissent des modifications de leur statut social au fil des siècles et des pays, en fonction de la variation des mœurs, us et coutumes, en fonction également de la tendance générale contemporaine à concevoir un droit soucieux du respect de l’individu, surtout s’il est en état de faiblesse. Dans les sociétés érigées avant l’émergence de l’État de droit, seule une minorité d’humains étaient considérés comme des sujets : l’infans ou l’esclave, la femme, le serf ou le captif (un butin) ne relevaient pas de ces barrières morales et ce qu’on leur faisait subir appartenait au monde privé du maître, c’est-à-dire, était repoussé hors du champ de la moralité et de la société. Il ne venait à l’idée de personne de les considérer comme sujets potentiels ayant le droit de donner leur avis sur une relation sexuelle. Toutes les formes de violence envers eux étaient légitimes. Ils étaient des objets, des meubles au sens du droit commun, ils étaient des soushommes dans un sens sinistrement ressuscité plus tard par l’idéologie nazie. C’est peu à peu, avec l’apparition des notions de libre arbitre, de liberté individuelle (de l’habeas corpus au siècle des Lumières), que les perversions s’imposèrent comme des actes antisociaux à réprimer et non plus uniquement comme des pratiques intimes. La question de la perversion se voit sans cesse interrogée par la visibilité sociale de la conduite en question et par son acceptation relative dans la constellation de « ce qui est normal », si les formes sont respectées. À partir du moment où des pratiques immémoriales ont commencé à se voir repérées comme barbares, inhumaines ou antisociales, il a fallu les extraire de la norme, les répertorier, les évaluer à l’aune changeante de la morale. Cela releva tout d’abord de la curiosité malsaine puis de l’abord médical. Sade puis Sacher Masoch (Deleuze, 1967) en firent des sujets
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littéraires et contribuèrent ainsi à donner leurs noms à des perversions, mais ce sont des médecins qui en firent des objets d’étude scientifique et fixèrent les descriptions cliniques : R. von Krafft-Ebing (1893), H. Ellis (1897). Notons, d’autre part que, fait exceptionnel en médecine, les seuls syndromes pathologiques auxquels on a donné le nom du malade initialement décrit et non celui du médecin l’ayant décrit, sont les syndromes pervers sexuels. Outre Sade et Masoch, citons encore le chevalier d’Éon (éonisme) ou le biblique Onan (onanisme) qui illustrent, eux aussi, aujourd’hui, des pratiques sexuelles. Cela révèle que l’orientation sexuelle ne peut être disjointe de l’être humain qui la porte, même si on généralise et catégorise, secondairement, la description du comportement relaté. C’est à la fin du XIXe siècle que l’on commença à théoriser sur ce thème. L’époque était à la pudibonderie, pourtant la question du sexe se voyait posée avec force. S. Freud, lui-même, commença à élaborer sa Théorie de la sexualité (1905), qui jetait les bases de la psychanalyse, sur l’hypothèse socialement dérangeante d’une séduction sexuelle infantile traumatogène (Pope et al., 1983), (à laquelle S. Ferenczi resta fidèle) avant de théoriser sur le fantasme et l’Œdipe, ce qui remettait moins en cause l’intimité des familles étudiées. Admettre la réalité de telles pratiques domestiques dans la société viennoise corsetée du début du XXe siècle aurait été trop grave, d’autant qu’à cette époque la dichotomie soignant/soigné n’était pas établie dans la psychanalyse puisqu’elle n’était qu’une curiosité intellectuelle. S. Freud recrutait souvent ses analysés au sein de ses proches. Au-delà de la variabilité sémiologique intrinsèque des conduites perverses (car l’être humain est inventif), c’est l’ancrage profond de cette dys-sexualité dans le positionnement psychique individuel et interrelationnel qui lui est sous-jacent, qui éclairera ce qui n’est en fait, qu’un aménagement économique de plus, de la fragilité narcissique primordiale des sujets borderlines. Par son apport, la théorie psychanalytique a extrait la perversion du champ de la folie (aberration, anomalie, dégénérescence) mais l’a engagée dans celui de la psychopathologie. Plus tard, par un processus sociodynamique analogue, l’homosexualité égodystonique1 se verra exclue du champ des perversions et extraite des classifications internationales des maladies mentales dans la mesure où elle s’impose désormais comme une préférence sexuelle non voulue, paraphilique2 au sens propre certes, mais exercée par des individus matures et consentants (et en mesure de donner leur consentement). Dans cette perspective, ce n’est pas la nature
1. Forme d’homosexualité dans laquelle l’individu aspire à changer son orientation sexuelle. 2. Littéralement : « attirance hors normes ».
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de l’acte qui est importante, c’est la notion de consentement possible ou impossible du partenaire. Ainsi, dans ce cadre, il ne s’agit plus d’un positionnement pervers puisque les partenaires, indépendamment de la fantasmatisation sous-jacente à leur paraphilie, restent sujets de leur existence personnelle et libres de leurs choix érotiques. Par exemple, l’évolution des mentalités est telle qu’aujourd’hui, il existe aux États-Unis une association de psychiatres gays et lesbiens. Son combat identitaire s’inscrit, à sa façon, dans la dérive de la psychiatrie communautaire à l’américaine qui s’établit aux antipodes de la psychiatrie dans la communauté à l’européenne puisqu’elle suscite un repli identitaire, donc excluant ce qui est différent. Dans ce contexte, il est maintenant admis aux États-Unis que les malades afro-américains sont mieux (compris) soignés par des psychiatres afro-américains et les malades hispaniques par des psychiatres hispaniques etc. Un schizophrène noir, gay et protestant sera-t-il mieux soigné s’il l’est par un psychiatre noir, gay, protestant... et schizophrène ? Le combat des psychiatres gays et lesbiens est passé par des phases activistes ; il a réussi, à exclure l’homosexualité du champ des perversions, ce qui clive à sa façon la théorie de la sexualité freudienne et s’inscrit tout à fait dans la psychiatrie américaine moderne qui ne veut retenir, dans le registre de la pathologie, que ce qui est inhérent au comportement. Pour suivre cette logique, il faudrait admettre qu’il existe une homosexualité névrotique1 à côté d’une homosexualité perverse, se traduisant par des comportements identiques. Nous n’avons envisagé dans ce chapitre que les deux pôles extrêmes des aménagements pervers, homosexualité et pédophilie, situés aux antipodes dans la constellation paraphilique. Ils sont exemplaires de l’importance du contexte social sur la vision que l’on peut porter sur une conduite.
1. L’homosexualité a été extraite du catalogue des perversions dès le DSM-III R, 1987, sur la pression des lobbies gays et lesbiens américains Elle ne doit plus être incluse dans le registre de la perversion. Pourtant, dans une logique didactique, cette conduite s’apparente à une perversion d’objet puisque l’objet homoérotique n’est pas du sexe statistiquement attendu. Mais dans la mesure où cette conduite, immémoriale, s’est banalisée en conquérant progressivement un droit d’existence, un espace social et une visibilité croissante, du moins en Occident (car dans certaines civilisations elle reste pourchassée et même passible de mort), on peut envisager une homosexualité non perverse, c’est-à-dire recadrée comme préférence sexuelle entre deux adultes consentants. Les déterminants sont complexes et non élucidés. Outre le fait que le choix homosexuel apparaît très tôt fixé et qu’il semble, la plupart du temps, inexorablement confirmé après la poussée pubertaire, les théories psychogénétiques ne suffisent pas à rendre compte de la totalité du phénomène et du choix affectif et existentiel qu’il implique. Il n’y a pas toujours notion du traumatisme désorganisateur précoce attendu et le souvenir parfois rapporté en psychothérapie d’une séduction infantile par un adulte comme étant responsable du choix érotique ultérieur ressemble plus à une rationalisation secondaire (ou un souvenir écran recomposant la trajectoire vitale) qu’à l’expression d’une réalité objective ou significative. La notion d’empreinte précoce, issue de l’éthologie, est candidate pour expliquer partiellement ce choix précoce et inaccessible à la psychothérapie.
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D U NARCISSISME À LA CLINIQUE Les délits sexuels ne sont pas exclusivement l’œuvre de personnalités à organisation « perverse ». Ils sont susceptibles de s’intégrer dans un tableau économico-dynamique complexe. Ils illustrent, à un moment donné, un point de rupture ou de déviance dans le champ psychosocial. Ils traduisent aussi une tentative désespérée de la part du délinquant, de mettre en forme, ou de mettre en acte, une partie de ce qui n’a jamais pu être représenté psychiquement et être partagé sous forme de pensées, sinon par des mots, en thérapie. L’acte délictueux ne doit pas faire écran à ce qu’il représente pour le sujet qui l’accomplit. Il est aussi la mise en œuvre d’un mécanisme de sauvegarde psychique. Il peut empêcher le sujet de faire ou de penser pire1 . Il n’est pas un simple système de réponse pavlovienne à une excitation-stimulation émotionnelle. Il traduit un inachèvement des processus de transitionnalité psychique, il cache et dévoile à la fois l’individu qui le produit et le subit. Didactiquement, on distingue perversions d’objet et perversions de moyen mais il n’est pas toujours aisé de faire la part des choses d’autant que des comorbidités existent, ce qui est logique compte tenu du support psychodynamique commun à toutes ces conduites. Cette comorbidité n’est pas qu’une juxtaposition syndromique. Ceci s’étaye sur la constatation que la plupart des traits pervers, actés ou non, peuvent être abordés selon des grilles de lecture non contradictoires qui les rattachent simultanément à plusieurs composantes perverses, voire à d’autres aménagements économiques des organisations limites de la personnalité. Ceci en conditionne la richesse sémiologique et autorise leur intégration dans un système cohérent. Toute déviation par rapport à l’acte sexuel « normal » (notion de norme statistique), soit le coït par pénétration génitale, consenti, entre deux partenaires de sexe opposé, dans un but de reproduction et/ou de plaisir, peut se voir taxé de perversion. En d’autres temps, même, seul le but de reproduction était toléré par l’église, ce qui pouvait expliquer que l’acte sexuel hors période de fécondité de la femme soit banni ou rendu tabou par l’impureté des menstruations. Mais ce n’est pas parce qu’un acte est repérable comme pervers, en raison du contexte, du choix objectal ou du moyen utilisé pour obtenir la satisfaction sexuelle, que son auteur est nécessairement un pervers. T. Albernhe (1998) distingue, d’une part, les pervers sexuels chez lesquels l’acte est prévalent, c’est-à-dire constitue le mode de défense électif par rapport à une angoisse sous-jacente (...) agresseurs sexuels primaires, et « d’autre part les agresseurs sexuels dits secondaires chez 1. En ce sens, l’approche comportementaliste ou l’usage de castration chimiques n’empêchent pas le déviant de fantasmer de travers, même s’il peut moins passer à l’acte. Il peut n’en être que plus dangereux et dériver vers des fonctionnements et des pensées extrêmes.
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lesquels la transgression sexuelle est contingente, constituant une sorte d’épiphénomène à une problématique de fond. » Là encore, il faut admettre que l’expression de traits pervers, renvoyant aux pulsions partielles et à la sexualité infantile – l’enfant comme pervers polymorphe selon S. Freud – est naturellement à attendre, sinon à espérer, dans les préliminaires ou l’atmosphère d’un rapport sexuel ordinaire. Dans le cas contraire, on pourrait parler d’« alexithymie sexuelle ». Ce n’est que dans la mesure où un positionnement sexuel spécial s’imposera comme préférentiels ou exclusifs, seul capable de mener le sujet à complète satisfaction, et se voyant, par ailleurs, contraire à la volonté éclairée du partenaire, qu’il sera à considérer comme de tonalité perverse. La pulsion et son objet, qui n’est pas déterminé biologiquement dans une certaine mesure (malgré les phérormones), ainsi que son but (modalité de satisfaction) et son énergie intrapsychique (libido), sont étroitement liés à l’excitation et au bon fonctionnement des zones érogènes. Ces items comme « entrées » sont susceptibles de dessiner une classification pseudo-mendelievenne des conduites perverses dans laquelle existent peu de cases vides en raison de l’inventivité des primates1 . Psychogénétiquement, la pulsion fixée comme partielle, c’est-à-dire d’essence perverse, est capable de s’exprimer par des activités variées, se fixant qu’ultérieurement sous une forme finale lorsque sera atteinte la maturité affective, relationnelle et sexuelle. En ce sens, les pervers sont aussi, mais pas seulement, des sujets n’ayant pas conquis leur totale maturité psychoaffective et sexuelle. Ce postulat est le support de bien des espérances thérapeutiques qui seront forcément déçues par la réalité. L’anamnèse à distance montre que les préférences sexuelles sont fixées très précocement (phase de latence et péripubertée) dans l’économie relationnelle des individus2 . Aller au bout de « son » fantasme puis en changer serait une utopie. Dès lors, seront à considérer en tant que composantes perverses toutes activités sexuelles auto-érotiques, toutes activités hors normes quant au rythme (sex addiction), mettant en jeu des objets sexuels-partenaires 1. La sexualité des grands primates, les chimpanzés bonobos par exemple, relativise toutes notions de perversion bien qu’il existe semble-t-il, étayé par des considérations biologiques, une prohibition des rapports au sein de la fratrie. 2. Lorsqu’une relation psychothérapique peut s’instaurer, les sujets pervers évoquent souvent le fait que très tôt, ils ont pris conscience de l’inéluctabilité de leur penchant déviant. Après une phase de lutte pour accéder à la normalité, la tentation suicidaire est alors grande. Un certain nombre des adultes rencontrés en prison où ils se trouvent pour des actes pédophiles, par exemple, ont ainsi fait des passages à l’acte suicidaires dans leur adolescence. On rencontre seulement ceux qui y ont survécu. On peut faire l’hypothèse que quelques-uns des suicides inexpliqués d’adolescents renvoient à de tels drames existentiels. Ceci est à prendre en compte dans une dimension préventive. Faire partager leur secret serait un premier pas vers la mise en place de stratégies comportementales d’évitement avant que cela ne devienne une injonction légale a posteriori.
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autres qu’exogames (le tabou de l’inceste), strictement hétérosexuels (zoophilie, homophilie, fétichisme), à plus que deux en nombre (triolisme ou pluralisme), non conformes en âge (pédophilie, gérontophilie), non habituelles quand aux usages des zones génitales, et à l’ambiance (thanatophilie). À notre époque, cette définition moralisatrice, à mettre en perspective avec le contexte culturel et historique dominant lors de sa conception (la fin du XIXe siècle), est à prendre, bien sûr, comme un simple canevas à but didactique sous peine de conformisme sexuel ennuyeux. Bien plus que la coloration sémiologique, c’est l’ancrage profond du positionnement dans l’histoire personnelle du sujet ainsi que le caractère dissymétrique de la relation imposée qui rendra compte de cette question : en quoi la perversion découle-t-elle d’un aménagement économique des personnalités limites et que colmate-t-elle par son côté spectaculaire ?
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P ERVERSIONS D’ OBJET Il y a perversion d’objet lorsque le partenaire sur lequel s’exerce la pulsion érotique est hors normes, nous l’avons dit. Ainsi, une sexualité auto-érotique pourra s’inscrire comme perversion d’objet puisqu’autocentrée. Le mythe antique grec de Narcisse, auquel fait référence directe le concept qui nous intéresse, exprime bien l’incongruité psychobiologique qu’il y a à ne s’intéresser qu’à soi-même du point de vue sexuel. Par contre, selon la théorisation psychanalytique, les élaborations successives du narcissisme primaire puis du narcissisme secondaire sont des étapes nécessaires à la constitution d’un self suffisamment solide pour pouvoir être en mesure, ultérieurement, de se tourner utilement vers le monde (relation puis procréation). Le narcissisme est donc une composante normale de la personnalité. Au-delà du cas sexologiquement banal et bénin de l’auto-érotisme qui peut néanmoins dans certains cas résumer toute l’activité sexuelle d’une vie (on est alors dans le registre pathologique), on peut décrire de nombreuses perversions d’objet. Certaines sont spectaculaires et anecdotiques ; d’autres, moins rares, n’en sont pas moins très dangereuses du point de vue de leur impact dans la mesure où elles impliquent des partenaires-objets qui peuvent être non-consentants et donc être victimes.
Pédophilie On en parle aujourd’hui beaucoup et c’est devenu un enjeu de société. La clinique est terriblement simple. Il s’agit de relations sexuelles plus ou moins complètes et abouties imposées à un enfant par un adulte placé en situation d’autorité de par son statut particulier avec des variantes :
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parents ou équivalent parental, ce qui signe l’inceste1 , prêtre, enseignant ou personnel soignant, voisin. Le statut de ces adultes est donc souvent un statut d’autorité par délégation partielle ou transitoire ce qui fait qu’ils sont toujours, pour partie, des équivalents parentaux. C’est un facteur aggravant du point de vue de l’impact de leur geste sur la victime. Ce qui importe pour le pédophile, ce n’est pas le sexe de l’enfant mais sa caractéristique de « jeune », ce qui l’a fait considérer comme un troisième sexe (voir Matzneff2 ). Surtout, mais cela va de soi avec l’immaturité affective, sexuelle et sociale de l’enfant, c’est le fait que ce dernier, incapable au sens de la loi, ne soit pas en situation de consentement. C’est aussi cela, nous l’avons dit, qui définit la position perverse. Que l’enfant soit « demandeur » actif (ce qui peut se voir) ou qu’il consente passivement seulement à la séduction par l’adulte, n’est pas la question, même si le « consentement » et le plaisir éprouvé par le mineur sont souvent mis en avant comme des excuses par les pédophiles. C’est toujours à l’adulte, doté des moyens de réflexion sur l’acte, qu’il revient de ne jamais se mettre en situation de commettre l’irréparable. Malheureusement, cette violence sexuelle faite à l’enfant n’est souvent que le couronnement d’un climat de violence chronique intrafamiliale dans l’inceste, violence psychique et/ou physique, faite de chantage affectif, d’ascendant objectalisant, de dissimulation et d’usage de la force au besoin ; elle constitue alors un climat incestuel puis un inceste (Finkelhord, 1984). Père, faisant fonction de père ou beau-père, grand-père, frère ou proche cousin, mère également, bien que le sujet reste tabou, chacun des adultes de l’entourage d’un enfant est susceptible de franchir la barrière un jour3 . Longtemps niée ou cachée au nom de la toute puissance paternelle puis de la cohésion familiale et de son honneur, cette éventualité n’est pas rare et se retrouve dans tous les milieux. Elle est l’un des traumatismes désorganisateurs précoces les plus fréquents. Elle commence à pouvoir être évoquée. En consultation de psychiatrie pour adultes, le nombre de femmes s’avérant avoir été un jour victimes d’attouchements est considérable. 1. La prohibition de l’inceste est une loi universelle transculturelle et absolue dans l’espèce humaine bien qu’il faille différentier l’inceste du point de vue anthropologique de l’inceste du point de vue psychodynamique. 2. Parmi beaucoup d’ouvrages de cet auteur, explorant de manière littéraire ou polémique la problématique pédophilique, voir Les moins de seize ans (1974). Il a en outre inventé le néologisme décalé de « philopédie » destiné à escamoter la connotation péjorative attachée désormais à la pédophilie. 3. Le paupérisme, la promiscuité adultes-enfants et les carences éducativo-sociales peuvent faciliter les dérapages. On a vu ces dernières années, en France, des familles louer leurs nouveau-nés à des pédophiles voisins contre de l’argent ou des avantages matériels. Ces dérapages familiaux ne sont sans doute pas nouveaux, c’est le fait qu’on en parle qui l’est.
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Le simple climat incestuel (Racamier, 1963), peut à lui seul participer à l’élaboration d’un traumatisme désorganisateur précoce et insidieux. Dans le cas où l’agresseur fait partie du cercle de ceux en qui l’enfant se doit de faire confiance, la double contrainte traumatique sera de même nature que lorsque c’est un membre de la famille qui dérape. Une agression pédophile, lorsqu’elle est commise par un sujet complètement extérieur au cercle familial, parfait inconnu de passage, constitue bien sûr un traumatisme psychique intense d’autant qu’elle peut se voir compliquée d’actes sadiques ou d’une tentative de meurtre destinée à empêcher la dénonciation ultérieure puisque les barrières incestuelles n’existent pas dans ce cas. Elle est pourtant mieux évacuable, plus facilement reconnue comme anormale par l’enfant et elle sera moins culpabilisante pour lui (sinon pour les parents qui pourront se reprocher de ne pas avoir réussi à le protéger). L’enfant pourra en parler librement, être entendu. Il n’aura pas de difficultés particulières à partager son désarroi et exprimer sa haine avec ses intimes et à verbaliser ce qui lui a été imposé. Il n’y aura pas de mise en jeu de loyauté contradictoire. L’accompagnement psychologique sera plus vigilant. Du point de vue psychopathologique, la conduite pédophile apparaît, pour partie, comme la résultante identificatoire morbide d’une fixation identitaire et érotique à un stade de développement prépubère. Lorsque des pédophiles arrivent à verbaliser leurs émotions et à relater leurs « rencontres », on est frappé par le fait qu’au fond, c’est avec eux-mêmes, enfant, qu’ils ont tenté, désespérément, de nouer une relation d’allure sexuelle. Nous parlons des pédophiles authentiques, non des « tripoteurs occasionnels » ou des individus qui s’attaquent à des enfants faute d’autre proie (Cordier, Brousse, 2001)1 . L’enfant trouble le pédophile d’autant plus qu’il leur ressemble psychiquement lorsqu’ils étaient du même âge. On est dans les errements du narcissisme. Il y a, dans le passage à l’acte une ébauche dérisoire de paraconstruction psychique. Ils veulent réparer cet enfant en lui montrant de l’affection, ils veulent, en fait, se réparer eux-mêmes. Cette dimension narcissique, autoérotique, en abolissant le temps et en fusionnant fantasmatiquement deux individus dont les trajectoires auraient dû rester distinctes, renvoie à la constatation élémentaire que le plus souvent, ces adultes rejouent ainsi une séduction ancienne dont ils furent eux-mêmes, en leur temps, les victimes non consentantes. Dans de nombreux cas, en effet, l’abuseur s’avère être un ancien abusé et ceci est à prendre en compte, non pas pour exonérer
1. La différentiation sémiologique prend son importance lors des expertises psychiatriques pré ou post-sentencielles devant déterminer l’indication d’un éventuel suivi psychothérapique dans la mesure où il faut peser l’indication d’un suivi médicopsychiatrique qui est, de fait, une psychothérapie. La conduite à tenir, du point de vue formel, en matière d’infractions sexuelles est résumée par B. Cordier et M. Brousse (2001).
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l’ensemble des pédophiles de leurs responsabilités mais pour situer leurs passages à l’acte dans une perspective singulière et diachronique. Un autre type fréquent d’abus renvoie à un adulte imposant des rapports sexuels à des enfants comme à des adultes de tous sexes. Il n’y a pas de véritable préférence sexuelle pour l’enfant. Dans ce cas la conduite pédophile n’est que l’expression superficielle d’un désir morbide d’emprise globale sur l’ensemble de l’entourage et d’hypersexualité frustre incontrôlable. L’agresseur sexuel est souvent engagé dans la psychopathie. La violence faite à autrui est alors plus une déshumanisation et une instrumentalisation dans un but de plaisir immédiat, que la résultante d’une séduction au sens propre. Dans les cas où l’anamnèse ne restitue pas d’antécédents d’abus sexuel chez l’offenseur, il faudra rechercher d’autres types de traumatismes désorganisateurs précoces pour expliquer une telle structuration borderline de la personnalité. Ils ne manquent pas, en général. De plus, tous les enfants victimes d’abus ne deviennent pas automatiquement des pédophiles plus tard ! Résilience psychique et modifications positives du contexte sont de nature, heureusement, à faire la plupart du temps barrage à la réitération morbide. Deux processus hypothétiques sont postulés : l’hypothèse d’un traumatisme désorganisateur précoce et l’hypothèse d’une prédisposition précoce. C’est l’interaction non contradictoire entre ces deux fragilités (acquises et innées) qui est susceptible de rendre compte de la diversité des tableaux psychopathologiques retrouvés lors des expertises médicopsychologiques et des psychothérapies. Replacée dans la perspective de l’aménagement économique d’une personnalité post-traumatique, la pédophilie peut alors aisément coexister, par le biais du clivage, avec des fonctionnements intrapsychiques normaux. Le dépistage et la prédiction du risque de récidive seront d’autant plus difficiles à formuler. L’approche psychothérapique, qui n’est possible qu’en cas de réel désir de changement de la part du patient et ne peut découler d’une injonction de soin, a pour but de dépasser les clivages et de permettre au sujet d’intégrer sa dimension pédophile à l’ensemble de sa personnalité. À ce prix, un travail psychothérapique d’élucidation personnelle ne sera pas vain ou destructeur. Il pourra commencer dès la phase d’incarcération, pour peu que le pédophile consente à avouer puis à verbaliser autour de son geste, ce qui est souvent le plus difficile à obtenir (Kensey, Guilloneau, 1996 ; Earls, Bouchard, Laberge, 1984). Par ailleurs, pourra être développée l’utilisation de techniques cognitivocomportementalistes consistant en un apprentissage psycho- (ré)éducatif de conduites d’évitement des situations à risque d’agression sexuelle. Cet apprentissage se fera par un conditionnement opérant recherchant systématiquement la « non-mise en situation » de se retrouver seul avec éventuelle autorité due à l’âge sur un enfant, puisque c’est ce cadre qui favorise le passage à l’acte. Le but de ces approches ne sera pas
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de dénaturer la pulsion, ce qui serait illusoire, mais de la neutraliser dans ses conséquences, de la détourner en encadrant et désamorçant drastiquement les circonstances susceptibles de permettre un passage à l’acte car du fantasme au passage à l’acte il demeure, heureusement, un espace de liberté (et de frustration) à conquérir par le patient. Ce n’est, statistiquement, qu’une minorité de sujets porteurs de tendances pédophiles qui passe à l’acte. Comment font les autres pour s’abstenir ? Nous avons vu que cette approche pouvait comporter des risques puisque la pulsion n’est pas tarie. Si la pédophilie masculine est désormais connue, rendue visible parce que parlée et traquée à juste titre, qu’en est-il de la pédophilie féminine ? Est-elle plus rare, ou simplement plus indicible et non encore visible ? L’inceste pédophile, s’il ne se différentie pas fondamentalement des autres formes de pédophilie constitue un formidable réservoir de traumatismes désorganisateurs précoces. Il est d’autant plus traumatique qu’il tend à placer l’enfant en situation de loyauté contradictoire, de non-dit obligatoire sous peine de détruire sa famille. L’intenable emprise psychique de l’abuseur se superpose à la séduction sexuelle pour créer une atmosphère violente et destructrice que la mort seule (de l’enfant ou de l’abuseur), pourra dénouer, et ceci aux prix d’autres souffrances. Il y a cumul de perversions sur plusieurs générations. L’enfant victime est culpabilisé et il se sent, en outre, profondément trahi par celui qu’il aime (et dont il est souvent aimé pour ce qui est de l’autre partie de la personnalité parentale bifide de l’agresseur) alors que la mère, parfois consentante, parfois ignorante ou dépassée, elle-même actrice et/ou victime supplémentaire de l’atmosphère de violence familiale et conjugale ci-dessus évoquée, n’est pas en mesure de le protéger car elle n’est pas en capacité d’entendre les symptômes qu’il produit et ceux que produit, inévitablement, l’abuseur-conjoint. C’est tout le système psychique et relationnel de l’enfant qui est mis en péril par cette trahison primordiale. Devenu adulte, il ne pourra plus jamais avoir confiance en quiconque, ni en lui-même non plus. À terme, le risque, bien connu des professionnels, est la répétition transgénérationnelle de l’objectalisation d’autrui et de non-prise en compte de la différentiation entre individus. Ce qui est en jeu, c’est donc l’objectalisation du partenaire par l’adulte ; en ce sens, la pédophilie s’ancre dans la constellation perverse.
Gérontophilie, nécrophilie, thanatophilie La gérontophilie se réfère à la préférence sexuelle affirmée d’un individu envers un sujet bien plus âgé que lui, ou à l’image de la vieillesse. Elle doit être relativisée par le contexte social qui autorisa longtemps des sujets âgés, mais socialement puissants, des hommes en général, à trouver matière à satisfaction libidinale auprès de partenaires beaucoup plus jeunes qu’eux. Ces jeunes gens, étant placés dans un état de sujétion
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sociale, se voyaient ainsi dans l’obligation d’accepter, sinon de susciter (la prostitution) de tels rapports et de telles relations, où d’y simuler de la satisfaction. Par ailleurs le pouvoir confère à son détenteur une aura érotique et il a toujours été jusqu’à présent, l’apanage des anciens1 . Ces jeunes garçons et filles n’étaient, bien sûr, pas gérontophiles. Pourtant, la banalisation de tels modèles relationnels a rendu mal visible la vraie gérontophilie, en tant que conduite perverse individualisable. Elle n’est pas une simple préférence poussant certains individus, bien que jeunes, à apprécier une compagnie intellectuellement plus mature, bien qu’une intrication clinique puisse se concevoir avec la gérontophilie sexuelle. Débarrassée de ces caractères périphériques, la gérontophilie pure, sexuelle, reste donc souvent anecdotique. La nécrophilie renvoie à l’utilisation à des fins sexuelles d’un partenaire mort ou « à l’image de la mort ». Cette conduite se rencontre surtout chez des sujets frustres, ou chez des travailleurs de la mort (croque-mort, thanatopracteur, garçon d’amphithéâtre). Elle est le plus souvent occasionnelle et s’établit par défaut. Elle traduit donc davantage une misère sexuelle trouvant à s’assouvir dans un contexte favorable, particulier, qu’une préférence vraie et exclusive. En ce sens, les cas de sujets allant nuitamment déterrer des cadavres plus ou moins « frais » dans les cimetières urbains pour les violer apparaissent comme le produit d’un imaginaire fantasmatique et culturel, morbide, popularisé par le roman noir ou le cinéma, plus que comme l’expression d’une réalité psychique et clinique. En revanche, à travers de tels passages à l’acte faisant office de provocation intergénérationnelle ou de rébellion contre l’ordre établi, certains individus ou certains groupes revendiquent ouvertement de tels fantasmes. Ces pratiques se résument, le plus souvent, à des mises en scène macabres, des ébauches de relations sexuelles ne pouvant réellement aboutir à une conclusion en raison d’un dégoût physiologique. Ces conduites s’inscrivent alors dans le cadre de polyperversions et sont parfois associées à des polyaddictions à vertu désinhibitrice, en l’occurrence. La nécrophilie admet des variantes qui ne changent pas son sens psychodynamique, mais elle contribue à cerner le profil d’une autre population transgressive : le commerce sexuel occasionnel avec des personnes comateuses ou anesthésiées peut se rencontrer en milieu propice (hospitalier) et il renvoie, là encore, à des individus diminués par l’alcool ou en grande misère sexuelle. Il existe également, parfois, des cas plus troubles dans lesquels se met en place une micro-organisation collective 1. Une évolution sociale considérable se déroule aujourd’hui. Par le miracle de l’économie nouvelle, on peut devenir milliardaire à vingt ans. Pouvoir et maturité sont désormais dissociés. Logiquement, le jeunisme, comme une nouvelle perversion sociale, guette !
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pour favoriser de tels passages à l’acte. On ne peut plus parler d’acte occasionnel mais bien de conspiration criminelle sexopathique, dans laquelle la dimension perverse prend tout son sens. Ainsi, des réseaux ont pu être mis à jour dans certaines cliniques. Les brancardiers chargés de convoyer de jeunes opérées pré-anesthésiées vers le bloc, arrêtaient l’ascenseur entre deux étages pour assouvir leurs désirs. Dans ce cas, ce qui était recherché, étaient les signes évocateurs de vie ; la victime n’était pas vraiment à l’image de la mort. D’autres cas, comme celui de mademoiselle A., mettent en jeu une attirance mortifère plus nette vers la mort. Vignette clinique n◦ 6 – La mort
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Mademoiselle A., 25 ans, toxicomane, sidéenne en fin de vie, amaigrie, édentée, le teint terreux, était rejetée par son entourage familial en raison de son affection. Faute d’autre lieu d’hébergement et de soin, elle s’est retrouvée hospitalisée en psychiatrie. La seule personne qui lui manifestait de l’intérêt et s’était portée volontaire pour la recevoir chez elle, en permission, était un oncle par alliance, par ailleurs employé communal affecté aux cimetières de la ville, très limité intellectuellement et placé, pour cette raison, sur un emploi protégé. Après le décès de la patiente, il est apparu que cet oncle, durant les permissions, la droguait avec des sédatifs achetés dans des circuits parallèles et se livrait sur elle à des actes de nature sexuelle. La patiente était par ailleurs à la fois consentante à être ainsi droguée (toxicomane, elle pouvait difficilement se procurer des produits à l’hôpital) et à être ainsi placée en situation d’objet sexuel. Compte tenu de sa situation existentielle dramatique, y trouvait-elle un semblant d’affection ?
La thanatophilie inclut la mort dans sa fantasmatisation en tant qu’ambiance préférentielle et source d’excitation libidinale. Ses pratiques vont du satanisme militant (revendication antireligieuse comme provocation antisociale, revendication esthétique également, saturée parfois de connotations politiques extrémistes) à la simple fascination trouble pour les atmosphères morbides, avec recours à des mises en scène macabres inspirées de l’univers de la bande dessinée contemporaine ou des jeux vidéo hyperviolents (Bourgeois, 1997a). Ces pratiques sont variables : elles peuvent comporter des rapports sexuels sur des tombes, des crucifixions plus ou moins accomplies (la composante sadomasochiste est intriquée avec un jeu provocateur d’identification au Christ), des crucifixions inversées (hommage à l’Antéchrist ?). On retrouve parfois la prise d’une apparence gothique, à l’image de la mort ou tendant à ressusciter le passé. Là encore, se joue une quête (anxiolytique ?) illusoire de maîtrise de la mort et du temps. Cette quête est marquée par une fascination pour l’inorganique (Perniola, 1994). La problématique psychodynamique y apparaît analogue à ce qui se retrouve chez les nécrophiles, les sadomasochistes ou les fétichistes. L’intrication des conduites est d’ailleurs la règle.
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L’usage de drogues psychodysleptiques désinhibitrices (LSD25, ecstasy, alcool) est habituel. La défonce préalable est à la fois un rituel antisocial supplémentaire, un défit groupal ordalique, et un adjuvant psychique nécessaire à la mise en condition thanatophile transgressive. La cruauté macabre des actes et la confrontation, sans filtre, à la chair en décomposition, seraient par trop insupportables sans le recours à un produit susceptible de les déréaliser partiellement. La virtualisation et la démultiplication à l’infini d’expériences de cet ordre par leur exploitation scénarique dans de jeux vidéos ou des films destinés à des adolescents – qui en sont friands car elles rentrent complètement dans la problématique de cet âge difficile – contribuent à les banaliser. Ceci comporte des dangers et favorise la survenue de dérapages psychocomportementaux dans la réalité. Si de simples tendances nécrophiles peuvent être sublimées professionnellement et être inoffensives (la thanatopraxie ou la vocation de secouriste !) ou dérivées sur des animaux (la taxidermie dans ses rapports avec le collectionnisme), d’autres formes sont plus complexes car elles se retrouvent intriquées avec d’autres modalités pulsionnelles telles que le vampirisme sexuel (cannibalisme partiel ciblé1 ), directement inspiré du roman de B. Stocker (1897) (voir Saracaceanu, Bourgeois, 1998), à vectorisation sadique nécrophagique. Ce qui est opérant dans ces conduites, et significatif du point de vue psychopathologique, c’est que le sujet expérimente à travers elles la limite (ténue mais fondatrice du sentiment d’exister) entre le vivantéphémère-libre et le mort, éternel car inanimé et minéral mais donc non-libre et non-sexué. La ligne de partage signifiante passe entre d’une part ce qui est un « autrui », mort (un état) ou moribond (un processus), à l’image encore du vivant, à l’image de soi également, sans pouvoir être considéré comme un alter ego (c’est la dimension dissymétrique de la relation), pouvant néanmoins être objectalisé et d’autre part un soi-même, vivant et entier, pouvant agir sur l’objet. Être vivant, c’est surtout être capable d’engendrer et en l’occurrence, ce qui est engendré, n’est pas un enfant, c’est la mort d’autrui objectalisé, considérée comme une œuvre d’art. Il s’agit de manipuler physiquement, de se laisser fasciner par lui ou de regarder mourir cet objet humanoïde particulier, si ressemblant et si différent. Il y a une sorte de jouissance héautoscopique2 , à la fois impossible à réaliser et inévitable, à laquelle fait écho le fantasme culturellement significatif du non-reflet dans le miroir du vampire ou du
1. Il existe peu de cannibalismes partiels : le sang, le lait (par le nouveau-né), l’urine (ondinisme) et le sperme sont les humeurs humaines parfois consommées. On peut remarquer qu’aucun fromage à base de lait de femme n’est commercialisé, alors que le partage de son lait par une nourrice était autrefois admis ; c’est un tabou absolu. Récemment, en Chine, de riches commerçants se sont adonnés à ce « vice ». Ils ont été condamnés à mort. 2. Littéralement : « se voir soi-même en hallucination ».
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mort vivant. Le mort vivant est déjà mort, il ne peut se regarder mais il peut être vu. La problématique essentielle de la constellation nécrophiliquethanatophilique n’est donc pas sexuée. Si elle peut se retrouver inclue dans un jeu sexuel, c’est de surcroît car elle formalise un jeu sur l’agonie. Ce jeu assume et illustre une illusion défensive de maîtrise de ce processus essentiel à la vie, comme pour conforter le sujet dans l’illusion de faire, à jamais, partie des vivants. Le narcissisme archaïque est à l’œuvre à travers le fantasme d’un transfert vital magique entre morts et vivants, dans l’espoir d’une régénération-remplissage. Ce fantasme rejoint des pratiques funéraires primitives et des rituels anthropophagiques maintenant révolus, comme la consommation de la chair du défunt ou du cerveau d’un vaincu pour s’en approprier la force. Le fantasme pervers rejoint ici la pensée magique.
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Coupeurs de nattes, fétichistes Selon les conceptions psychanalytiques classiques, l’objet fétiche, de signification et de forme phallique le plus souvent (chaussure, natte, couteau) représente « le dernier moment où le sujet a pu penser pouvoir continuer à nier la différentiation sexuelle homme/femme ». La condensation sur un objet particulier ou partiel (s’il s’agit d’un fragment évocateur du corps de la partenaire) investit celui-ci de la capacité à apaiser la pulsion. Elle résume en même temps qu’elle dévoie la fixation érotique du sujet. Elle marque ainsi l’échec patent de la quête infantile de la connaissance en la matière, l’impossible abord de la génitalité par évitement du nœud œdipien. Le fétichisme comme prototype de relation perverse se voit souvent associé à d’autres formes de perversion ou s’introduit, à dose variable, dans une relation sexuelle dite normale. Dans la relation fétichiste vraie (Rosolato, 1981), le partenaire authentique du pervers, véritable sujet inanimé, inorganique, vestigial, c’est l’objet fétiche, ce n’est pas le partenaire vivant. Le soi-disant partenaire n’est que le « porteur de fétiche ». Il se voit instrumentalisé bon gré, mal gré. Le pervers fétichiste ne développe lui aussi, par conséquent, qu’une relation avec lui-même (auto-érotisme partiel), avec un lui-même surgit du passé, avec une partie de lui-même, avec une partie de sa problématique non résolue. On est dans la pulsion partielle. Ce qui n’était qu’un problème narcissique est devenu un mystère, le mystère de la vie. Parfois, le fétiche se voit utilisé dans une relation à connotation sadique avec le partenaire, non consentant, dans ce cas. Cela existe chez les piqueurs de sein, ce qui l’extrait de l’ensemble du fétichisme. Du sein ou de l’aiguille quel est alors le fétiche principal ou dominant ? Ce sein et cette aiguille, matérialisations d’objets partiels télescopés, s’adresseraient-ils à des faux selfs partiels ? Du point de vue psychopathologique, n’y aurait-il pas dans cette perversion, l’amorce
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d’une fusion mythique sein/objet phallique pouvant tenter de faire perdurer l’illusion de l’indifférenciation sexuelle ?
Zoophilie ou bestialité Il y a perversion si l’acte est délibéré et préférentiel et s’il n’est pas lié, à l’instar de la gérontophilie ou de la nécrophilie, à la misère sexuelle et à la pauvreté intellectuelle de son auteur. En revanche, faire souffrir gratuitement un animal mélange obscurément la dimension sadique du plaisir et la bestialité, par défaut. On retrouve parfois ce symptôme dérangeant comme un signe d’appel de la souffrance psychique d’un enfant. Il est à comprendre comme le déplacement offensif sur un être disponible et plus faible que lui, objectalisé, de ce qu’il peut endurer dans sa propre existence. La « méchanceté naturelle » des enfants et de l’humanité en général, comme le pensent les misanthropes, n’est pas en cause ici. Si un enfant agit de la sorte, c’est souvent une demande de limites socio-éducatives qu’il formule. Dans ce contexte, l’animal est appréhendé, pour partie, comme un objet et l’enfant expérimente sur lui une relation perverse qu’il n’a pas les moyens d’expérimenter sur un autre humain, mais qu’il a pu déjà connaître à ses dépens. En ce sens, ce signe est alarmant et réclame des investigations psychologiques complémentaires1 . Le passage à l’acte zoophile, s’il est préférentiel et non accidentel, s’appuie souvent sur une fantaisie anthropomorphique. C’est parce qu’il ressemble confusément ou partiellement à l’humain que l’animal interpelle les sens du zoophile. De la zoomorphie dans certains fantasmes (Wanda, la vénus à la fourrure pour Sacher Masoch) à l’anthropomorphisme dans la bestialité, la boucle est bouclée. Un pas de plus est franchi lorsque le pervers utilise l’animal non comme partenaire mais comme un objet partiel phalloïde. Dans certaines déviances extrêmes, des sujets s’introduisent volontairement, à but de jouissance sexuelle, des insectes vivants dans l’urètre pénien ou de petits oiseaux dans l’anus (aviophilie). La zoophilie peut néanmoins être considérée comme une forme supplémentaire de recherche et de délimitation personnelle par leur subversion des limites naturelles. Ces limites sont alors arbitrairement posées, non pas entre ce qui est vivant et ce qui est non-vivant (comme dans le sadisme ou la nécrophilie), mais entre ce qui est humain et ce qui est non-humain.
1. Pourtant, la société est ambivalente, elle n’a pas encore réglé la question de sa relation à l’animal. Des animaux de compagnie sont considérés à l’égal d’humains, ils sont choyés et portent des noms doux tandis que d’autres animaux, parfois de la même espèce, sont élevés en batterie ou sont soumis à des expérimentations scientifiques cruelles. Ils sont carrément objectalisés et maltraités en conséquence. On retrouve à l’œuvre la même objectalisation que celle qui était imposée aux esclaves et aux enfants dans l’antiquité.
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De tout ceci résulte une expérimentation acrobatique de la dichotomie fondatrice de l’individuation : qu’y a-t-il réellement entre moi et un « non moi qui me ressemble » ? Là encore, la démarche identitaire est structurellement perverse car positionnée en deçà des limites du génital, elle est présexuée et archaïque, elle a à voir avec la naissance du narcissisme comme composante fondatrice de l’être humain.
P ERVERSIONS DE MOYEN Dans les perversions de moyen, l’objet sexuel peut être normal, c’est le moyen préférentiel d’accéder au plaisir, qui s’impose comme objectivant et en dehors des normes, bien qu’une intrication perversion d’objet/perversion de moyens puisse se concevoir et se rencontrer dans la clinique. Le médecin généraliste se verra rarement interpellé à ce sujet puisque les sujets pervers ne sont pas demandeurs de changement et qu’ils s’entourent, en général, de partenaires sinon consentants, du moins silencieux. Le psychiatre, s’il n’est pas introduit de force dans cette sphère de l’intime par son statut d’expert, par un rôle de médecin traitant au titre de la loi de 1998 ou par une pratique spécialisée en milieu carcéral, verra peu de pervers de moyen. C’est le sexologue qui pourra plus facilement être consulté, mais uniquement dans la mesure où la conduite deviendra trop gênante pour le pervers et dérangeante pour l’entourage. Certaines perversions sont limitées dans leur expression et leur potentialité antisociale : ce sont les perversions de l’intime ; d’autres sont beaucoup plus graves par les dérives comportementales qu’elles impliquent, les déclinaisons du sadisme en sont un exemple.
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Les perversions de l’intime Coprophilie et urophilie, rares, anecdotiques et étranges, peu dangereuses (si elles restent des petits plaisirs partiels entre intimes en situation de pouvoir donner effectivement leur consentement à l’expérience), ces conduites dérivent évidemment d’une fixation libidinale anale ou urétrale, masochiste et décalée, inscrite dans la sexualité au terme d’un parcours psychogénétique appartenant au tronc commun borderline. Imposées à un partenaire non consentant, elles participent d’une agression d’essence sadique. L’ondinisme est considéré par certains comme l’équivalent pervers d’une fellation, l’urine remplaçant alors le sperme chez des sujets physiologiquement impuissants. Le sentiment de dégoût de l’un des partenaires est le seul frein à la conduite. Des variantes limites et fétichistes existent, comme l’usage de couche culotte jetable et de talc alors constitutifs d’une certaine ambiance hyper régressive, d’une identification mortifère au bébé dépendant des soins de sa mère, voire d’une tendance pédophilique inversée. Ces jeux érotiques pervers démontrent, une fois de plus, la puissance imaginative humaine ainsi que l’importance
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de l’imprégnation précoce, au sens éthologique, dans la détermination de l’émoi sexuel.
Sadisme et masochisme Dans ce cadre polymorphe, tous les degrés de l’horreur peuvent se concevoir. Le sadisme est la propension à rechercher du plaisir dans les souffrances et les humiliations infligées à un autrui non consentant. Il couvre un vaste champ interrelationnel qui va de comportements simplement caustiques vis-à-vis d’un partenaire faible, ou d’attitudes sadiques au quotidien. Ces comportements sont plus ou moins tolérés par l’entourage ou se retrouvent sublimés dans des professions spécifiques, qui permettent d’assouvir une part de ces tendances. La conduite sadique recouvre parfois une barbarie totale dans laquelle la fusion de l’agression et de l’acte sexuel est consommée. Le sadisme fonde aussi l’ambiance de certains passages à l’acte individuels ou collectifs. Ceux-ci peuvent être considérés comme de nature criminelle ou de signification politique s’ils s’inscrivent dans une dimension collective. Ils sont, parfois, superficiellement rationalisés par un contexte belliqueux ou par un statut social particulier. Autrefois, il y avait toujours une place pour les sadiques dans la société : militaires, bourreaux1 , brigands de grand chemin... Le polissage progressif des mœurs – ce que l’on appelle les progrès de la civilisation, ce qui reste relatif – a contribué au fil de l’évolution sociale à rejeter aux marges de l’admis les comportements les plus ostensiblement sadiques et à les verser progressivement dans le champ de la déviance amorale, puis de la psychiatrie. Quittant la scène sociale, ils sont maintenant cantonnés au caché et à l’intimité du fantasme, mais ils n’ont fait que perdre de la visibilité sociale. À la moindre occasion (guerre civile, conflit intrafamilial), les dérapages reprennent, stéréotypés dans leur déroulement.
Sadisme mental Le sadisme mental peut s’exprimer sous forme de tracasseries et d’agressivité, larvée ou patente, en tout cas déstabilisante, envers une victime-cible. Il est désormais considéré, en France, comme constitutif d’un « harcèlement moral », punissable, s’il s’exerce sur un partenaire victimisé si non consentant. Ce dernier relève d’un profil sociopsychologique complémentaire de celui du harceleur. Ainsi, il peut avoir été « recruté », ponctuellement ou 1. La torture, officiellement abolie en France par Louis XVI, a repris insidieusement droit de cité par la suite. Aujourd’hui, les États-Unis, pays parmi les plus judiciarisés, s’octroient le pouvoir de détenir des prisonniers à Guantanamo, leur déniant tous les droits, sous prétexte qu’ils ne sont pas des prisonniers de guerre et recourant aux services d’interrogateurs issus de services secrets étrangers, habitués à pratiquer la torture, pour ne pas avoir à le faire eux-mêmes.
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chroniquement, occasionnellement ou préférentiellement, en raison d’un état de faiblesse relative lié à son statut social (subordonné hiérarchique), psychique (handicapé, sujet fragilisé par des problèmes personnels ponctuels ou habituels) ou fantasmé (le simple fait d’être une femme dans le harcèlement scatologique téléphonique). Une fois repérée, cette faiblesse sera exploitée et servira de point d’appel aux comportements de harcèlement. Dans une dimension psychopathologique analogue à ce qui est décrit dans le couple persécuté/persécuteur engagé dans une relation paranoïaque, une composante homosexuelle ou autoérotique peut être retrouvée chez le harceleur. En effet, il y a de la quête identitaire et narcissique dans cette attitude : « Dis-moi qui tu harcèles, je te dirais qui tu es ! » Trouver et explorer les limites de sa victime est une façon de retrouver et structurer les siennes. Dans cette perspective, le harcèlement en provenance d’un homme et dirigé contre une femme (comme son symétrique femme/homme) peut être, le plus souvent, déchiffré comme un substitut atténué ou dévoyé, et un équivalent, non génitalisé en raison du contexte, d’une mise en relation sexuelle tandis que le harcèlement d’un homme dirigé contre un autre homme semble plus archaïque dans ses fondements psychodynamiques. Le harcèlement moral, sur le lieu de travail est maintenant repérable et objectivable sur des critères consensuels. Il est pénalisable, ce qui traduit une nouvelle avancée de l’État de droit (Hirigoyen, 1998) Peu à peu, pour un individu donné, l’éventail des possibilités d’exercer son sadisme se resserre, mais d’autres terrains restent à défricher. Par exemple, le bizutage1 et ses équivalents, formes d’un harcèlement moral limité dans le temps et sélectionnant ses victimes, sont maintenant réprimés par la loi, ce qui était inconcevable il y a peu. Ces pratiques, hypersocialisées puisque traditionnelles et rituelles, renvoient à des comportements collectifs d’emprise, immémoriaux, eux aussi teintés d’agressivité sadique sourde envers des individus ou des groupes à statut fragile, mais très proche des tourmenteurs. Ces victimes sont des alter ego auxquels on ne veut plus s’identifier : la classe d’âge ou la promotion immédiatement suivante ! L’armée au temps de la conscription, les grandes écoles élitistes furent les terrains traditionnels de ces pratiques. Le point important est que, traditionnellement, le groupe victime se montre relativement consentant aux sévices, dans la mesure où ce rituel est censé signifier un mode obligatoire et positif d’intégration de l’impétrant (l’individu) à la microcollectivité fermée, au sein de laquelle il se déroule. La brutalité injuste et scatologique des sévices auxquels ils sont soumis conforte, paradoxalement, le narcissisme des victimes. Elle 1. Le bizutage relève maintenant, lui aussi, de la Loi N◦ 98-468 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, art. 225-16-1 à 225-16-3.
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contribue à leur donner une identité nouvelle, recherchée. Il s’agit d’un cas expérimental, rare, où un acte de violence objectivante puisse avoir pour effet de narcissiser victimes et bourreaux. La narcissisation du bourreau en question demeure, sans doute, superficielle et il peut, à distance, advenir le temps des remords. Dans ce contexte hors limites, malgré les bornes imposées par l’usage, la désinhibition aidant, certains individus peuvent ponctuellement perdre tout contrôle durant le bizutage et, s’ils en ont le loisir, laisser libre cours à leurs penchants sadiques. Dans ce cas l’objectalisation agira dans un sens désorganisateur du psychisme pour tous les partenaires impliqués dans le dérapage. Là aussi, des phénomènes d’identification projective et de brutale mise en miroir des narcissismes précaires de chacun des protagonistes du couple bizut/bizuteur sont en action. Au-delà de la sanction sociale codifiée, seule capable d’instituer des limites dans un premier temps, la prise en compte de la fragilité narcissique des protagonistes et de la signification exceptionnelle de l’expérience, aura une portée préventive vis-à-vis de ces dérapages comportementaux et de leurs conséquences psychiques.
Sadisme physique et sexuel Parfois intriqué au sadisme mental, le sadisme physique et sexuel constitue un véritable catalogue de l’horreur, l’imagination humaine en la matière se montrant à la fois sans borne et tristement répétitive1 . Lorsqu’un individu, quel qu’il soit, quelles que soient la qualité de son éducation et sa rigueur morale, se retrouve en posture d’exercice d’un pouvoir absolu sur un autre individu, et si aucune métarègle (morale ou répressive) ne peut être opposée à l’expression de sa volonté et de ses pulsions à ressorts inconscients, le pire est toujours possible. Il est même certain. Les barrières intrapsychiques surmoïques et les bornes sociales, en principe redondantes, sont activées par la perspective triangulante d’un regard extérieur, d’un jugement - ne serait-ce que le regard divin ! Ces barrières doivent obligatoirement converger pour contenir les pulsions sadiques présentes chez chaque être humain. Comme pour l’expression du sadisme mental, le droit, comme infrastructure collective, infiltre le mode relationnel habituel établi entre des individus hiérarchiquement dissymétriques et il tend, aujourd’hui, à jouer ce rôle de méta-instance, de cadre-contrôle. Hors ce cadre artificiel et culturellement déterminé, et 1. La pulsion d’emprise et de maîtrise du corps d’autrui paraît si forte et si constante dans l’esprit humain, qu’elle est à peine policée par les avancées de la civilisation et qu’elle semble toujours susceptible de ressurgir chez chaque être humain, à la moindre occasion. Dans cette perspective, on peut superposer une lecture psychodynamique et libidinale à la lecture économico-politique marxiste du phénomène de la guerre. C’est la guerre comme instrument de conquête, la guerre comme moyen immémorial de faire des prisonniers et d’exercer ainsi son sadisme sexuel autant que comme moyen d’expansion économique.
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cela peut se voir en situation extrême (guerre, rapt...), la relation interhumaine incontrôlée dérivera rapidement vers de la violence gratuite ou vers des tortures à connotation sexuelle : bondage sadique, humiliations, coups1 . Du point de vue psychopathologique, ces comportements ont été décrits comme exprimant une fixation libidinale à un stade prégénital, sadique oral ou sadique anal (Abraham, 1966). Ce qu’illustre le plaisir pris par le sadique à la mise en œuvre de rétention physique (bondage), à la contrainte objectivante ou à la possession totale d’autrui, pouvant aller jusqu’au démembrement et au dépeçage, puis à la mise à mort. Le principe sadique a pour l’objectif de transformer, par l’acte, la victime en un « objet », manipulable à merci, déshumanisé, désubjectivé. Dans cette approche, il s’avère que l’important pour le sadique sera de faire durer l’agonie, ce qui l’autorise, morbidement, à avoir l’illusion de maîtriser définitivement cet intervalle mystérieux entre la vie et la mort, symbolisé par la souffrance. La souffrance, reçue ou infligée, est une décharge énergétique ambiguë, elle n’appartient ni à la vie, ni à la mort, ni au corps, ni à l’esprit ; elle appartient à celui qui la maîtrise et en jouit. Tant que la victime gardera, malgré tout ce qu’elle endure, un aspect proche du vivant, son agression aura un sens pour l’agresseur mais l’acte sadique perdra ce sens dès que le doute ne sera plus possible : morte, la victime n’a plus aucun intérêt, elle sera abandonnée ; moribonde elle concrétise dramatiquement cette articulation fondamentale entre le minéral et l’animal, source de l’obsession perverse. Dès lors, il n’est plus question de sexe mais de vie. M. Perniola (1994) avait évoqué ce sex appeal de l’inorganique en tant que fascination trouble de l’humain pour ce qui rejoue à sa façon les mythes fondateurs de l’humanité (la mythologie égyptienne ou grecque, la Genèse) : l’humain crée à partir de la poussière, et qui retournera à la poussière. Bien que liés du point de vue psychodynamique, sadisme et masochisme s’opposent, entre autre, par leurs temporalités. Le masochiste sexuel se veut le maître de la mise en scène de son corps, faussement soumis à son partenaire en un théâtre trouble. Il se met en scène. L’art et la méticulosité des préparatifs, le contrat qui fige l’espace relationnel et soumet, en vérité, le partenaire à ses fantasmes, déterminent une sexualité de prime abord intellectualisée, imaginée au sens propre avant d’être vécue. Au contraire, le sadique doit sans cesse répéter son acte dans le réel, dans le but de vérifier, à chaque fois, l’effectivité de sa maîtrise fragile, punctiforme, sur le temps de l’agonie. Il se met en position de transgresser la loi simplissime de la nature qui lie la vie à la mort dans un processus éternel, de défier les mythologies divines qui attribuent aux seuls dieux le pouvoir de créer la vie et les espèces (les mythes du Golem, des zombies, des vampires, des lycanthropes et autres morts
1. Voir les exactions survenues dans la prison d’Abou Graïb (Irak), 2004.
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vivants appartiennent à ce registre). Son questionnement est sans autre limite que sa capacité obsédante à créer les conditions de sa jouissance et de son apaisement anxiolytique provisoire ; le tout étant érigé en un cycle infernal. Le masochisme n’est donc pas simplement l’inverse intellectuel du sadisme. Il s’agit, pour partie, d’un dépassement psychique de la position sadique. De ce point de vue, le masochisme peut se concevoir comme du « sursadisme » autocentré, complètement narcissique et autoérotique dans son déroulement. Le sujet (à la fois bourreau, victime et instigateur du cadre) est, contrairement aux apparences, le véritable maître du jeu. Dans le contrat masochiste sexuel qui relève bien d’une métaposition sadique (Deleuze, 1967), il conserve un regard d’avance. Là encore, le partenaire (le pseudo-tourmenteur) est objectivé et il n’est que l’instrument du masochiste, le porteur de l’objet fétiche (du lien au fouet) avec lequel le masochiste noue une relation privilégiée, quasi duelle. Des variantes cliniques existent, du pilorisme (fantasme d’être exposé au pilori) au pagisme1 , de l’algolagnie2 à la vincilagnie3 , la problématique de fond reste identique et renvoie, là aussi, aux aménagements cliniques des états-limites de la personnalité, aux avatars du narcissisme. Il n’y a chez le sadique et chez le masochiste, ni culpabilité, ni souffrance mentale, tant que le système pervers fonctionne ; il ne faut pas s’attendre à des demandes de psychothérapie pour changer cet état de fait. Le sexologue, parfois, est interpellé, mais uniquement lorsque les débordements pulsionnels ou l’incompatibilité de la demande avec ce que peut tolérer le (a) partenaire, déstabilisent gravement le couple sexuel ou fait déborder la conduite hors de l’intime. Dans ce cas, s’il se voit privé de cet aménagement défensif, parfois inscrit dès l’enfance dans son fonctionnement mental, relationnel ou sexuel, le sujet peut décompenser sévèrement, sur un mode de dépression anaclitique, voire à travers une thématique délirante persécutoire. C’est la notion de perversion comme processus cicatriciel de la psychose. Du point de vue psychopathologique, si le ciment du faux self ne colmate plus le moi, un risque de morcellement existe.
« Viol pathologique » Le viol en tant que fantasme actif, renvoie au sadisme ; en tant que fantasme passif, il renvoie au masochisme. L’intrication fantasmatique est la règle hors fixation pathologique. Il s’agit de « forcer » la victime ou d’être forcé (être victime). Le plaisir peut se condenser uniquement dans un scénario de viol élaboré de façon plus ou moins complexe et même, dans certaines circonstances, il peut se voir contractualisé avec le partenaire, ce qui apparaît antinomique mais logique dans un 1. Ressembler à un page du Moyen-Âge, ce qui actualise une composante pédophile. 2. Jouissance liée à la douleur. 3. Jouissance à être maîtrisé.
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contexte masochiste. Le jeu formel sur le désir soi-disant prédominant du violeur-partenaire sur celui du (de la) violé(e)-partenaire exprime l’acceptation contractuelle d’une dissymétrie foncière dans la relation érotique et affective duelle mise en acte. De façon atténuée mais analogue, cette dimension existe dans la concrétisation d’un couple très désapparié en âge, couple dans lequel un sujet (souvent un homme) vit avec une femme plus âgée que lui et trouve ainsi un semblant d’équilibre personnel : ce cas se rencontre chez des toxicomanes ou des alcooliques, présentant des conduites fragilisantes qui, complémentairement, attisent la fibre maternante de la conjointe. Par cette différence d’âge le sujet espère, pour partie, rester celui qui sera désiré (ou materné, ce qui confère une signification archaïque au désir). Cette imbrication de narcissismes complémentaires peut fonder un réel équilibre mais le plus souvent, s’il n’est pas traité, il peut déboucher sur de la violence conjugale car il s’étaye, en quelque sorte, sur des faux selfs complémentaires et des leurres relationnels. A contrario, le « viol sans consentement », qu’il soit accompli de façon solitaire ou collective (la « tournante ») est parfois secondairement rationalisé ou élaboré en un rituel infiltré de recherche identitaire proche du bizutage. Il détermine la victime comme un objet, un butin appropriable, il nie celle-ci en tant qu’individu doté de limites et d’une histoire personnelle (Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002). Bien que toujours socialement acceptée, la prostitution est, elle aussi, une forme de violence sexuelle intense, objectivante. Mais, elle est contractualisée (le tarif de la passe), tolérée (le « plus vieux métier du monde »). Banalisée et minimisée, elle réalise néanmoins une pure mise en acte perverse dans la mesure où l’un des partenaires utilise un pouvoir exorbitant (financier en l’occurrence) pour obtenir des faveurs de la part d’un autre sujet. Le proxénète comme tiers-violent manipule à sa façon les deux protagonistes qui sont, tout deux, des victimes puisque leurrées (l’un l’étant moins que l’autre bien sûr !). Le proxénète, exclu physiquement de l’acte, en retire un bénéfice libidinal clair, symbolisé par l’argent, prix de la passe. De par cette symbolisation de la possession et des limites de l’acte sexuel, la prostitution articule un aménagement socioclinique fondamental des états-limites puisque d’allure pseudo-névrotique. Mais le triangle de la prostitution (client-prostituée-proxénète) éventuellement lui-même métapositionné par le regard social, n’est pas superposable au triangle œdipien. S’il en épouse grossièrement la silhouette, ce qui peut être la perversion absolue du mimétisme, il fait néanmoins exploser les limites de la perversion dans le sens où il « autorise » certains sujets (de tous sexes), les prostitués, à aller jusqu’au bout de leur objectalisation, tout en la rationalisant socialement. En ce sens, le fantasme féminin de prostitution, couramment retrouvé en pratique sexologique, aboutissant rarement au passage à l’acte, relève de la perversion puisqu’il explore également les limites de l’objectalisation.
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L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE Vignette clinique n◦ 7 – Une prostitution domestique
Monsieur X. oblige son épouse à le rémunérer pour ses actes sexuels. Pour cela, elle doit faire des ménages. Ce comportement, apparemment machiste et égoïste, n’est-il pas en fait un renversement pervers du fantasme féminin de prostitution, accompagné de bénéfices secondaires, narcissiques et matériels, pour lui ?
Le monde de la prostitution est un champ clos d’objectalisation. Les prostituées ne sont pas des femmes qui explorent leurs fantasmes, comme certains voudraient le croire, elles sont des femmes qui n’ont, bien souvent, pas d’autre choix social. Il faut être très carencé, du point de vue narcissique, pour solliciter ou supporter la cruauté de cet univers. La prise en compte de ce phénomène social immémorial, bien que déjà multifocale, allant de la mise en place d’un contexte juridique relativement protecteur (vis-à-vis des prostituées) et d’une politique de réduction des risques aux psychothérapies spécifiques (groupes de parole), reste indigente. Elle sera sans doute l’un des enjeux de la psychiatrie sociale dans les décennies à venir. C’est en agissant sur les déterminants économiques du phénomène que l’on pourra espérer tarir le processus. Des associations spécialisées (Le Nid1 ), tentent, dans une certaine mesure, d’enclencher une approche aidante intégrant psycho et sociothérapie. Par rapport au tronc commun borderline., l’intrication clinique est la règle chez les prostituées : psychopathie sous-jacente, transsexualisme, toxicomanie (trafics et consommation), alcoolisme, perversion sexuelle, caractéropathie. Cela exprime l’unicité structurelle du trouble sous-jacent de la personnalité. Dans ces conditions, il serait vain de vouloir appréhender le problème de manière clivée. Vignette clinique n◦ 8 – Un couple soudé par la dysharmonie Madame A., ancienne prostituée, vit en concubinage avec un homme, plus âgé qu’elle, qu’elle a rencontré comme client et qui, l’ayant sorti de là, lui voue son existence. Par ses sautes d’humeur caractérielles elle rend la vie du couple impossible, ce qui est le motif de la consultation à laquelle, lucide, elle consent. Son ami est très demandeur. Outre une composante masochiste chez lui on retrouve la dimension éminemment narcissisante d’être un sauveur qui s’accroche (mais il fait assumer par la suite). Dans le comportement de madame A., pointe une agressivité patente vis-à-vis de ce sauveur (« qui est comme tous les hommes qui ont profité d’elle, comme tous les hommes en fait, et qui maintenant profite d’elle gratuitement » tout en y gagnant un bénéfice narcissique), dont elle est, bien malgré elle, dépendante affectivement. Le couple se montre soudé par ces imbrications narcissiques mortifères que la souffrance quotidienne ne parvient pas à faire céder.
1. Cf. www.mouvementdunid.org/
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Meurtriers en série et meurtriers en masse Le type humain du tueur en série caricature la dimension sadique et s’impose aujourd’hui en un fait de société. La violence froide d’un seul individu, disposée de façon rémittente au fil de l’actualité, comme en miroir de la violence sociale déferlante, exacerbe l’angoisse collective. Elle cristallise les passions et interroge chacun sur les tréfonds de l’âme humaine. En dépit de la violence de ses actes, et parce que justement il réalise la part obscure de chacun, le tueur en série, contre-modèle fort, contribue à la cohésion sociale, il en clame les limites. En dehors de sa facette perverse focale, il peut se trouver être le plus conformiste et le plus inaperçu des citoyens, ce qui le rend d’autant plus difficile à cerner par les profileurs. Le tueur en série sort de l’ombre pour clamer le désarroi de la société qui l’engendre1 , il en désagrège les limites et il en trouve une intense satisfaction narcissique. Il est, un instant, par la cruauté de son acte, le maître du monde. Du point de vue psychopathologique (Montet, 2003)2 , il faut différentier le tueur en série sadique, violant, torturant puis tuant ses victimes anonymisées, et réduites dans son fantasme au rang de simples proies, (selon un rituel personnel lui faisant abandonner en quelque sorte sa signature psychocomportementale, ce que recherche à préciser le profileur), du tueur froid, ayant la vengeance pour mobile, cherchant à faire le maximum de victimes, celles-ci ne restant pas anonymes pour lui. Dans ce dernier cas, c’est l’instant pendant lequel il tiendra la vie de ses victimes entre ses mains qui comblera sa quête des limites et son désir de toute puissance vengeresse. Il faut le différentier aussi du tueur en masse qui, au décours d’un passage à l’acte unique et clastique, la crise d’Amok, va tenter d’éliminer un maximum de victimes anonymes. Par toutes ces caractéristiques, le tueur en série appartient bien à la constellation sadomasochiste dont il accumule les caractéristiques, le masochisme insidieux qui l’habite transparaissant dans la manière dont il peut semer inconsciemment les indices menant à sa perte. Au contraire, le meurtrier de masse revendique une identité et une valeur personnelle différentes de celles qu’il a longtemps subies (faux self ) ou qu’il pense lui avoir été attribuées à tort. Il affirme au monde, par ce geste éclatant, une image de lui-même plus conforme à ses aspirations mégalomaniaques en même temps qu’il délivre une œuvre ultime (Fondation Maeght, 1989) et un chef-d’œuvre censé parler pour lui, capable de restituer instantanément un sens noble et réparateur à sa vie, au prix 1. De Jack l’Éventreur, mettant en acte dans le réel la pudibonderie de l’Angleterre victorienne en assassinant sauvagement des prostituées, à M. le Maudit qui sévit durant la crise sociale allemande qui engendrera le nazisme, aux deux tueurs de Washington (2002) capables de susciter la peur d’un terrorisme urbain chez leurs concitoyens, chaque serial killer parle de son époque. 2. Voir, par ailleurs, la différence établie par L. Montet (2003) entre personnalités narcisso-perverses organisées et désorganisées chez le tueur en série.
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même de la conclusion tragique et dévastatrice qu’il lui donne. C’est sa mort qui grandira sa vie, jusque-là insignifiante, jusqu’à en devenir exemplaire et iconique, il aspire à un martyre quasi prométhéen, de sens masochiste, dont il tient à régler lui-même toutes les modalités temporospatiales1 . Le passage à l’acte meurtrier, est doté, selon le tueur en masse, du pouvoir de faire écran à tout ce qu’il n’a jamais pu accepter chez lui. Il doit, en outre, gommer les injustices qui auraient été faites à son auteur. Il est l’acmé clinique d’un cheminement psychique souterrain, infraclinique, parfois long et insidieux, que seuls quelques proches auraient pu soupçonner. Par sa fantasmatisation obsédante ou sa préparation minutieuse il entretient, chez le tueur, l’illusion d’une maîtrise et il incarne une tentative désespérée d’anticipation. Mais cette anticipation se révèle punctiforme ; elle ne dépasse pas les quelques secondes de sentiment de toute puissance que lui procurera son geste, au moment de son accomplissement. À cet instant, le tueur est focalisé sur le fait de tenir entre ses mains quelques vies, de devenir, un instant, l’égal, ou le rival de Dieu et le centre de toutes les préoccupations de ses victimes. Il y trouve une jouissance intense par le fait de son existence ainsi proclamée. Pour prix, il lui faut réussir sa mort pour annuler le fait éclatant d’avoir raté sa vie, de ne pas avoir existé comme il l’avait fantasmé en fait. Exister intensément un instant, tel apparaît le ressort profond du meurtrier de masse. Par conséquent, si le tueur en série aspire à rester en vie pour parfaire sa sinistre série – répéter son forfait et en jouir, y compris sexuellement – le meurtrier de masse tend à vouloir disparaître en apothéose pendant sa décharge agressive brute, non sexuée, dirigée autant contre lui que contre les autres. Il est finalement indifférent au statut et à l’identité de ses victimes qui n’existent qu’en tant que silhouettes interchangeables, décors flous à sa mégalomanie exacerbée, prétextes... Là toujours, ce sont les variantes qui éclairent la problématique narcissique qui sous-tend la conduite. Il peut exister des « conjurations de tueurs en masse ». Ces dernières années, aux Etats-Unis, tout d’abord – mais le phénomène semble gagner l’Europe – des groupes d’adolescents ont organisé minutieusement et mené à bien des tueries massives. Celles-ci étaient perpétrées le plus souvent en milieu significatif pour eux : l’école. Ceci laisse à penser que le dysfonctionnement intrapsychique majeur décrit ci-dessus peut se voir partagé, ne serait-ce que le temps de la mise au point, du geste homicide. Les adolescents ayant commis la tuerie de Columbine (Littelton, Etats-Unis, 1998), la plus connue à ce jour, ont formé une microcollectivité criminelle éphémère, spontanée, une
1. Le passage à l’acte homicide de R. Durn en 2002 contre ceux qui étaient à ses yeux les représentants d’un monde honni, suivi de son suicide comme conclusion héroïque et manière de tout gérer jusqu’au bout, en est une illustration.
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coalition agissant en un véritable commando. Ils ont pu unir leurs efforts pour arriver à leurs fins, ce qui présuppose qu’ils ont su modeler une sorte de personnalité groupale minimale suffisamment dense, cohérente et soudée vers le but défini (qui était pourtant de tonalité désespérée), afin qu’aucun d’entre eux ne craque avant l’acte et ne révèle leur dessein. Ce qui est socialement prôné dans le cadre de groupes sportifs ou au cours de préparations militaires se retrouve ici mis au service d’une libération, explosive mais calculée, des pulsions agressives contre un autrui. Celui-ci est entr’aperçu seulement dans la mesure où il est captif de l’imaginaire ; un autrui-silhouette en opposition, dont la fonction est de les confirmer dans leur fragile sentiment d’exister. Un faux self collectif, conforme aux canons de l’époque, s’est comme brusquement délité, aussitôt remplacé par un autre, plus authentique sans doute, quoique dérivé de l’imaginaire morbide et déconnecté de ces adolescents. C’est dans ce contexte de crise identitaire (l’adolescence comme état-limite), comme ce qui a été évoqué à propos des fantasmes sataniques, qu’ont été incriminés les jeux de rôles comme facteurs supplémentaires de déconnexion de la réalité ainsi que les jeux vidéo traditionnellement saturés en violence virtuelle et gratuite. Cette violence imprégnant le psychisme de ces jeunes, se voit érigée en un paramonde (déréel mais aux allures de la réalité), pour des enfants fragilisés et sans autre alternative affective. Elle résume leur vie. Le Parang Sabihl ou crise d’Amok fut d’abord décrit dans les communautés musulmanes d’Indonésie : un individu, puissamment armé, se met brusquement à s’agiter dans la foule et passe à l’acte en tuant le plus de monde possible. La plupart du temps, il finit sa course en étant submergé, puis lynché, par la foule. Ce comportement, s’il se limite à cela, peut être rapproché de celui de certains des tueurs en masse agissant maintenant en Occident, comme s’il s’y était produit une contagiosité psychocomportementale transcivilisationnelle. Pourtant, dans certains cas, le sujet a, au préalable, parlé de son projet à un dignitaire religieux et il a choisi comme lieu du carnage un quartier peuplé d’infidèles (des gens ne partageant pas sa religion). Appelé alors Juramentados ou Djihad, son geste prend alors une connotation socioreligieuse et politique plus que psycho-individuelle (Bourgeois, 2002). À l’instar des conjurations de tueurs en masse, ce Djihad tend à se généraliser et à dépasser son cadre ethnique d’origine. L’acte fou de l’Israélien Baruch Goldstein qui tua brusquement 29 Palestiniens en 1994, contribuant à envenimer durablement la situation politique au Proche-Orient, ou ceux des kamikazes palestiniens qui se font désormais délibérément sauter au milieu de la foule israélienne pour faire le plus possible de victimes, apparaissent de la même veine narcissique à connotation masochiste, désespérée mais sanctifiante. Là encore, il est question de la mise en résonance pathologique d’une faille identitaire personnelle sourde et de ses aménagements avec la
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revendication identitaire et la souffrance narcissique intense d’une communauté en crise, quelles que soient les rationalisations politiques ou religieuses ultérieures accordées à ce geste. Dans cette perspective, la qualification psychosociale de l’acte posera problème : crime politique ou crime psychiatrique ? Il s’agit là aussi d’un acte borderline puisque situé aux frontières de l’intime et du social.
Chapitre 8
SYNDROMES AUTONOMES Constituant l’équivalent d’une mise en échec inconsciente d’un interlocuteur masculin
des syndromes cliniques qui, sous des masques divers, explorent la même problématique narcissique et qui sont très fortement linkées au sexe, (que soit le sexe masculin, pour ce qui concerne les dysphories de genre, ou le sexe féminin, pour ce qui concerne les syndromes de Lasthénie de Ferjol et de Münchausen) ; le syndrome des scarifications étant moins lié au sexe. Là encore, il n’existe à ce jour, aucune preuve en faveur d’un quelconque déterminisme biologique : ces troubles des conduites apparaissent comme des aménagements spécifiques du tronc commun borderline.
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L ES DYSPHORIES DE GENRE Le DSM-III a conçu le transsexualisme comme un trouble mental autonome, c’est-à-dire inclassable et difficile à mettre en perspective directe avec les entités psychopathologiques traditionnelles. Ce trouble spectaculaire de l’être-au-monde, s’il apparaît ancien quand à sa description, est réellement défini médicalement depuis peu : J.-M. Alby (1956) puis Benjamin (1966) (cités in Bourgeois 1988) le comprennent comme la « croyance chez un sujet biologiquement normal, d’appartenir à l’autre sexe, avec un désir intense et obsédant de changer sa conformation anatomique sexuelle, selon l’image que le sujet s’est faite de lui-même, avec demandes d’intervention chirurgicale et endocrinienne ». Cette demande active de métamorphose ou métempsychose (Bourgeois, 1988) est une réassignation sexuelle qui apparaît si radicale et coupée
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du contexte, voire de l’histoire réelle ou fantasmée du sujet, qu’elle s’impose comme autonome, y compris dans la constellation borderline. Si la ligne de fracture du questionnement borderline passe par le dipôle inanimé/animé, celle à l’œuvre dans le questionnement transsexuel est clairement sexuelle. Identité vivant/non-vivant pour l’un, identité dysphorique de genre pour l’autre. Pourtant, l’anamnèse psychogénétique du transsexuel retrouve des antécédents pouvant évoquer une fragilisation traumatique précoce de type désorganisatrice. Chez le transsexuel féminin, c’est-à-dire porteur du caryotype féminin (X, X) voulant devenir anatomiquement homme, on retrouve la notion d’une mère « féminine » mais psychologiquement fragile, dépressive voire franchement psychotique, et d’un père « masculin » mais peu présent, car alcoolique ou déprimé. La dynamique pathogène du couple, dépression maternelle et défaillance paternelle, pourrait constituer un environnement favorisant l’éclosion de ce transsexualisme féminin (Stoller, 1968) qui ne peut sans doute pourtant pas être considéré comme monofactoriel. Le transsexualisme masculin, existant sur un sujet porteur du caryotype masculin (X, Y) mais revendiquant une anatomie et une identité féminine, serait, toujours selon R. J. Stoller, lié à une constellation familiale et parentale particulière : « mère ouvertement ou inconsciemment bisexuelle avec une forte envie de pénis »... « chroniquement déprimée »... « garçon manqué »... « sa propre mère était distante, vide, puissante », relation privilégiée symbiotique entre cette mère incertaine et son petit garçon, sans que personne ne puisse réellement trianguler la relation et introduire le questionnement œdipien, la possibilité de symboliser les rôles parentaux. Le père, en effet, selon ce modèle, serait absent, distant, inexistant, et/ou barré par la mère... « passif ou bisexuel »... « il serait le seul homme tolérable par la mère ». On voit que, dans ce contexte pathogène qui admet des variantes, même s’il peut ne pas avoir existé de traumatisme désorganisateur précoce au sens habituellement entendu, l’Œdipe n’est pas abordé par l’enfant sur des bases saines, structurantes et l’ensemble de la dimension symbolique est gauchi dès le départ. Ce dyspositionnement de genre est hyperprécoce dans la mesure ou, très tôt et y compris avant l’âge chronologique correspondant à l’Œdipe, l’enfant ressent être naturellement « de l’autre sexe », c’est-à-dire du seul sexe toléré par la mère. On ne connaît pas encore de déterminant biopathologique à cet état de fait. Faute d’argument, en conséquence, les seules hypothèses avancées à ce jour sont éducationnelles et psychogénétiques. On peut espérer que dans l’avenir, la recherche fondamentale pondérera les facteurs relationnels dyadiques et apportera des réponses éventuellement déculpabilisantes pour l’entourage et pour le sujet, à défaut d’apporter un traitement sur un positionnement individuel qui n’est peut-être pas à considérer comme une maladie.
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Engagé malgré lui dans cette radicale impasse identitaire, le patient sera forcément conduit, à un moment de son existence, à se déclarer familialement et socialement, à faire son « acting out », par analogie avec ce qui se passe dans l’homosexualité. Cette revendication délicate d’une identité se retrouvant en contradiction flagrante avec l’identité chromosomique, biologique, anatomique et sociale, qui a été attribuée jusqu’alors au sujet, ne peut être compréhensible que si elle est placée en perspective avec la dynamique du microsystème identitaire familial, méta-individuel, avec l’histoire complexe de celui-ci, donc. De ce point de vue, la revendication transsexuelle, bien que provoquant un séisme familial, une fois posée, semble contribuer à souder irrémédiablement le système familial et à le protéger contre toute remise en cause. Elle agit donc comme un faux self familial, dans la mesure où elle colmate un flou identitaire qui renvoie à une identité plus large qui n’est pas la sienne, ni d’ailleurs celle de ses parents pris individuellement. Dans cette perspective, l’enfant transsexuel serait, par lui-même, un faux self comblant aléatoirement un moi familial défaillant. G. Druel-Salmane (2002), citant J.-M. Alby, note chez le transsexuel « une tendance à l’exhibitionnisme, une composante fétichiste ainsi qu’une fréquence des pulsions masochistes », ce qui le rattache au pervers polymorphe. Cependant l’ampleur de la discordance établie entre le monde du sujet et le monde réel traduit une « altération fondamentale » (Alby, 1956) supplémentaire. Ce qui apparaît étonnant au regard de la psychanalyse, c’est que les principaux symptômes transnosographiques répertoriés en psychiatrie, comme l’angoisse, ou les aménagements et positionnements existentiels les plus cicatriciels (de la perversion à la psychosomatique), visent à évacuer ou rendre tolérable l’angoisse de castration. Or, le transsexuel revendique sans angoisse cette castration effective et il passe à l’acte, lorsqu’il le peut, impliquant au passage juges et médecins, équivalents paternels s’il en est. Pour certains, cette implication médicale classe le transsexualisme dans les pathologies iatrogènes. Pour M. Safouan (1974), le transsexuel, en position d’objet du désir de la mère, demande dans le réel cette castration qui n’a pas été abordée à temps au niveau symbolique. Le sexe mâle réduit ou ôté, le désir de construction anatomo-plastique (dans la réalité) d’un sexe féminin est, pour le castré, un surcroît. Certains sujets ne demandent rien ou s’opposent farouchement à la construction d’une plastie gynoïde. Ils ne veulent pas, au fond, remplacer un sexe par un autre, se contentant d’arborer par la suite un sexe indifférencié (pré-embryonnaire ?), à l’image du néant politiquement correct relatif aux mannequins-présentoirs de vêtement, dans les grands magasins. Schématiquement, si le sujet borderline a un faux self , ce qui n’est déjà pas facile à négocier du point de vue existentiel, le transsexuel est en cela, lui, l’incarnation d’un faux self. Une réelle mise en perspective de non-dits et de cryptes plurigénérationnels est souvent impossible, mais
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serait nécessaire, pour trouver un sens à cette irruption tonitruante d’un lambeau d’une histoire inconnue, étrangère, dans le destin d’un individu. Vignette clinique n◦ 9 – Transsexuel et psychopathe N. est un transsexuel bien connu dans la ville. C’est un grand gaillard, obèse. Sans domicile fixe, habitué à la violence de la ville, il se prostitue pour survivre et se drogue par ailleurs. Issue d’une famille désunie dont l’évocation seule suffit à le mettre en rage pour des raisons qu’il n’a jamais expliquées, il dort sur un carton à proximité des lieux où il exerce son commerce. Il est sous tutelle, titulaire d’une AAH1 mais n’arrive pas à garder un appartement en raison de ses problèmes de voisinage récurrents, liés à sa violence extrême. Son tuteur le craint, les autres prostituées le craignent, il fait régner la terreur dans les centres d’hébergement qu’il fréquente parfois, par nécessité. La police, elle-même, répugne à intervenir lors de ses esclandres répétitifs. Caractériel et violent, il présente une trajectoire vitale psychopathique qui l’amène à fréquenter la prison et la psychiatrie. Lorsqu’il est hospitalisé, le plus souvent sous contrainte et en raison de ses débordements comportementaux, il reste confiné en chambre d’isolement. Sous ses vêtements, il porte toujours des dessous féminins et il rêve d’être un jour opéré pour conformer son corps à ce qu’il considère être son identité. On voit dans ce cas que la revendication transsexuelle est noyée dans un fonctionnement borderline polymorphe, proche de la psychopathie par certains aspects, mais on retrouve, comme concentrés, les déterminants hypothétiques du transsexualisme.
Par conséquent, le transsexualisme est à individualiser soigneusement d’autres conduites évocatrices de dysphorie de genre, appartenant elles aussi à la sphère de l’intime. Le travestisme concerne un homme qui se sait et se revendique masculin mais qui affiche une préférence à s’habiller en femme, que ce soit à l’occasion d’une relation sexuelle, homosexuelle ou hétérosexuelle, le travestissement pouvant devenir une condition sine qua non du plaisir sexuel ou du plaisir d’exister, ou que ce soit en dehors d’une relation sexuelle (Eonisme). L’évolution relationnelle des transsexuels les pousse à rechercher un partenaire complémentaire de leur position transsexuelle. Un transsexuel masculin devenu anatomiquement féminin par le biais d’une plastie chirurgicale (interdite en France car considérée comme une mutilation volontaire, mais ouvertement praticable, quoique chère, dans certains pays périphériques tolérants, ce qui introduit une ségrégation sociale) et d’une action hormonale complémentaire, recherchera un partenaire masculin mais ne se considérera pas comme homosexuel. Un transsexuel féminin, une fois métamorphosé en homme, cherchera une partenaire
1. AAH : allocation aux adultes handicapés.
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féminine et pourra constituer avec elle un couple, certes structurellement dysharmonique, mais superficiellement cohérent, potentiellement durable et conformiste quant à ses objectifs, cela pouvant aller jusqu’à un désir de procréation ou un projet d’adoption plénière. Certains individus, rares mais significatifs, à l’instar du mythique Tirésias, poursuivent leur quête identitaire jusqu’à réclamer, et obtenir, un deuxième changement de sexe. Cette trajectoire, révolutionnaire au sens astronomique, montre que le questionnement fondamental se situe ailleurs, dans la maîtrise et quasiment dans la parthénogenèse : être rebelle jusqu’à ne se conformer qu’à son propre désir autoplastique. Peut-être leur a-t-il fallu expérimenter la liberté d’aller jusqu’au bout de la première transformation pour échapper à leur destin de faux self et s’autoriser à devenir ce qu’ils ont toujours été ; leurs identités génétiques et psychiques enfin devenues cohérentes. Cette trajectoire sexuelle extraordinaire évoque l’hermaphrodisme de certains animaux. Mais la ressemblance n’est que superficielle car si l’hermaphrodisme existe chez l’humain, c’est à l’occasion d’aberrations développementales physiopathologiques perturbant gravement la somatogenèse. Par ses conséquences sociales, l’hermaphrodisme est aussi, naturellement, un état qui met à mal le narcissisme : le traumatisme désorganisateur étant précoce et constant, le sujet se retrouvant borderline y compris sur le plan anatomique. Dans ce cas, soumis à la prégnance de leur morphologie ambiguë et de troubles déficitaires hormonaux, les sujets souffrant de ce handicap grave sont susceptibles de développer les aménagements économiques attendus du tronc commun borderline (caractéropathie par sentiment d’injustice, dépression anaclitique) correspondant à une structuration carencée de la personnalité, comme ce qui est décrit dans d’autres affections endocriniennes à retentissement somatique ou dans les aberrations chromosomiques n’altérant pas systématiquement les fonctions intellectuelles, par exemple le syndrome de Klinefelter. Nous avons vu que le questionnement borderline traditionnel n’est pas sexué, car non génitalisé, et qu’il porte sur des interrogations bien plus archaïques. En ce sens, bisexualité et homosexualité comme processus homoérotiques mineurs, par leur implication sociale en comparaison avec les grands troubles ci-avant évoqués, ont à voir avec l’économie narcissique du sujet et même si elles ont été extraites des classifications des perversions, elles s’imposent comme des modalités cicatricielles évocatrices de structuration borderline de la personnalité. La dimension polysexuelle de la bisexualité montre que le sexe du partenaire importe peu dans ces positionnements, finalement très autocentrés. Corollaire à leur inscription récente dans le champ des paraphilies, existe-t-il une homosexualité et une bisexualité névrotiques, c’est-à-dire qui ne soit pas borderline ?
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S YNDROME DE L ASTHÉNIE DE F ERJOL Il s’agit traditionnellement d’une conduite automutilatrice constatée presque exclusivement chez des femmes travaillant en milieu sanitaire1 . Une fatigue invalidante, des infections à répétition, une baisse de l’état général, des malaises hypotensifs, comme signes d’appel, poussent le médecin traitant à demander des investigations complémentaires. Cellesci permettent d’objectiver, rapidement, une anémie férriprive, évocatrice de saignements à répétition. Un tel tableau est inquiétant en soi, il conduit généralement à de nouvelles investigations paracliniques, parfois invasives, à la recherche d’une pathologie organique évolutive sous-jacente. Les sphères génito-urinaires ou digestives peuvent être le point d’ancrage de tels troubles, potentiellement graves. Tous ces examens ne débouchent sur rien de concret, ce qui proclame une première fois l’impuissance médicale. Rare, le syndrome de Lasthénie de Ferjol est une anémie vraie, de cause factice, par carence martiale. En fait, la patiente, qui en est techniquement capable de par sa profession, se soutire, de façon régulière, elle-même, du sang. Cette conduite est parfois intriquée avec un syndrome de Münchausen (se soutirer du sang et s’injecter des germes pour induire une infection), elle ne peut être mise en évidence que si elle est suspectée, ce qui est exceptionnel, et cette objectivation nécessite, comme pour le Münchausen, une véritable traque médicale. Difficile à affirmer, sauf si on prend cette patiente en flagrant délit, elle reste un diagnostic d’élimination qui interpelle le psychiatre par sa dimension psychodynamique et par son pronostic qui s’avère sévère (Boulanger, Minard, 2001). Au-delà du déni même devant l’évidence, le suicide est fréquent, comme si le faux self de malade insoignable garantissait, préalablement, un semblant d’existence. Retrouvée chez des personnes borderlines, cette pathologie signe, du point de vue psychopathologique, une dynamique inconsciente de mise en échec médicale (le médecin, même de sexe féminin, étant traditionnellement une imago masculine) en même temps qu’il exacerbe la possibilité pour la patiente de se retrouver l’objet d’investigations intrusives et aussi d’une sollicitude inquiète autant qu’impuissante, quasi parentale, si ce n’est, lorsque le diagnostic est suspecté, d’une attention médicale permanente. Démasquées, ces patientes, si elles acceptent de s’engager dans une démarche psychothérapique personnelle, peuvent révéler des 1. Les cas, rares mais rémittents, d’infirmières tueuses de malades participent de la même problématique alliant une mise en échec du médecin – en outre supérieur hiérarchique dans son art – avec sentiment focal de toute puissance et de maîtrise absolue, recherche des limites entre la vie et la mort, ce à quoi les confronte au quotidien leur métier. Les experts psychiatres évoquent, le plus souvent, la notion d’état-limite et concluent à une responsabilisation de la tueuse. Dans cette perspective, une comorbidité Lasthénie de Ferjol/tueuse de malade pourrait se concevoir, mais nous n’avons connaissance d’aucun cas.
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éléments banalement évocateurs de traumatisme désorganisateur précoce. Le faux self réparateur (profession paramédicale ou médicale) en miroir dérisoire du faux self de malade, n’aura sans doute pas suffit à les protéger de ces fonctionnements manipulatoires, très conscients dans leur mise en acte élaborée, mais complètement inconscients dans leurs déterminants, non communicables, aliénants car il les rend étrangères à elle-même, et situés ainsi au cœur même de la perversion.
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S YNDROME DE M ÜNCHAUSEN Ce syndrome est, lui aussi, décrit presque exclusivement chez des femmes. Celles-ci interpellent activement et itérativement le corps médical, mettant en avant un symptôme quelconque, fixe ou variable, appartenant préférentiellement aux sphères digestives ou urogénitales. Ce symptôme est fictif ou factice mais d’un registre autre que ceux entrant dans le champ de l’hypochondrie ou des pathologies fonctionnelles. Il s’impose comme une pathomimie particulière, dans le sens ou il n’est pas corrélé à la recherche consciente d’un bénéfice matériel ou personnel quelconque. Il interroge le praticien, en déstabilisant et pervertissant le sens de sa pratique. Quel qu’il soit, le symptôme mis en avant apparaît suffisamment inquiétant pour entraîner, de la part du médecin, une indication opératoire ou nécessiter, comme dans le syndrome de Lasthénie de Ferjol, des investigations complémentaires intrusives. Les investigations ne retrouvent évidemment rien de spécifique, se répètent lors de chaque « alerte », peuvent aller jusqu’à une laparotomie exploratrice ou, si cela n’a pas été fait, jusqu’à une appendicectomie en urgence. De symptômes en interventions, ces femmes semblent collectionner les cicatrices comme autant de trophées souvenirs de ces effractions médicales dont la connotation masochiste passive est évidente, sans compter que ces interventions digestives multiples peuvent, pour finir, provoquer d’authentiques complications mettant réellement en danger la santé et l’existence même de ces malades. Par cet artifice inconscient, elles fourvoient le médecin, le trompant dans son art et manipulant sa vocation première à « faire le bien ». Elles l’entraînent dans une relation scénarisée et dissymétrique, d’essence perverse, dans laquelle leur corps se voit offert aux aiguilles, scalpels, tubes ou autres instruments contondants à signification phallique. Devenu lieu et objet de souffrance, celui-ci s’impose comme leur unique médiateur relationnel à l’homme, réduit à être simple porteur des instruments. Il n’y a pas rencontre interpersonnelle pouvant se voir, même fugacement, basée sur la séduction ou l’érotisation partielle de la relation nouée entre deux sujets. Il y a collision morbide d’un corps muet ou parlant une langue étrangère et d’une technique dévoyée. Ce syndrome reste difficile à dépister, il n’est souvent, lui aussi, qu’un diagnostic tardif car d’élimination, les médecins répugnant à l’entrevoir tant il les
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blesse narcissiquement (Schreier, Libow, 1993 ; Lyons-Ruth et al., 1991 ; Mc Guire, Feldman, 1989). Avoir pratiqué trois interventions pour rien ! Les chirurgiens et les médecins somaticiens y sont les plus classiquement confrontés, mais des psychiatres ou des psychothérapeutes peuvent se trouver également impliqués dans de telles dérives, sans les soupçonner. Certaines résistances au changement, certaines dépressions étonnamment résistantes à un traitement bien conduit, certaines inobservances médicamenteuses chroniques ou effets secondaires bizarres, allégués, induisant l’arrêt du traitement, peuvent se concevoir, pour partie, comme provenant de cette forme particulière de jouissance perverse, évoluant aux marges de l’inconscient. Ces patientes parviennent à mettre l’homme en échec, à susciter, entretenir puis stigmatiser son impuissance, au prix de leur propre santé. Dans le cas du psychiatre, logiquement en première ligne, le harcèlement professionnel – certaines patientes semblent en faire leur profession de foi ! – prend des formes plus subtiles encore, mettant en avant la souffrance mentale qui est la plus difficile à objectiver. Cette quérulence confine alors à l’érotomanie1 (être la patiente préférée ou, à défaut, être la patiente qui fera cauchemarder le praticien en le tenant en haleine, semaines après semaines, par ses menaces suicidaires) ou se concrétise par de multiples plaintes en justice, dirigées contre la pratique du thérapeute. Ainsi, elle adopte une allure superficiellement paranoïaque. C’est dans ce sens que, selon nous, la majorité des conduites paranoïaques rencontrées peuvent, à terme, s’inscrire dans une dimension borderline plutôt que dans une dimension psychotique. Vignette clinique n◦ 10 – Un enfant loyal Un de nos patients présentait des troubles maniformes rémittents, à type de conduites désadaptées. Lors de ces phases aiguës, il allait interpeller aux quatre coins de France les autorités sanitaires de tutelle, exigeant un rendez-vous avec un préfet, un DDASS, le ministre, pour lui soumettre, dans l’urgence, un projet de prise en charge révolutionnaire de la maladie mentale. Régulièrement interné, il se calmait dès qu’un cadre contenant se voyait posé. Sa mère, aussitôt accourue, dès lors exigeait sa sortie. Lui-même, étonnement calme et lucide, intelligent et fin, donnait toutes les garanties d’un suivi, demandant un rendez-vous en CMP. Puisqu’il ne
1. L’érotomanie est classée depuis P. Serieux et J. Capgras (1902), M. Dide (1913) et surtout depuis G. Gatian de Clerambault (1921) parmi les psychoses passionnelles. C’est une affection essentiellement féminine, parfaitement décrite et stéréotypée dans son processus lorsqu’elle est pure. À partir de la notion de passivité et de masochisme moral « féminin » telle que S. Freud l’a postulée, on pourrait soulever l’hypothèse que si elle se retrouve aussi (rarement) chez l’homme, c’est parce qu’elle s’étaye ici sur un positionnement féminin au sens freudien du sujet, ce qui n’est pas contradictoire avec l’hypothèse psychopathologique communément admise d’une sublimation homosexuelle comme fondement dans cette psychose passionnelle, comme dans le délire de jalousie.
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présentait aucun trouble psychocomportemental, le garder interné aurait été abusif aux yeux de la loi de 1990. Aussitôt sorti, en congé d’essai ou pas, il disparaissait, n’honorant pas les rendez-vous donnés et mettant en échec le projet de suivi ambulatoire qu’il avait instamment demandé. Sa mère nous harcelait alors, téléphoniquement, affirmant qu’il était en rechute, qu’il fallait le soigner dans l’urgence (il était à 800 km de là et son portable immanquablement débranché), que nous ne faisions jamais rien pour lui, semblant oublier qu’elle avait elle-même demandé la sortie de son fils la veille. Ce mode de fonctionnement se répéta. Parallèlement, sa mère interpellait les autorités sanitaires et les associations de parents de malades, protestant contre le fait qu’on ne faisait rien pour son fils. Dans ce contexte pressant, nous fûmes amenés à plusieurs reprises à nous justifier auprès de la DDASS. Ce patient et sa mère en devenaient nettement plus prégnants sur notre pratique que la gravité de leurs états ne l’exigeait. La clef de l’énigme fut donnée par le patient. Lors d’une nouvelle hospitalisation sans consentement, interrogé sur ce fonctionnement bizarre, il dit, en substance, qu’il se sentait comme obligé de faire cela pour que sa mère ait l’impression d’avoir une existence remplie. Il avait conscience de la nature manipulatrice de son fonctionnement mais il se sentait incapable d’y échapper. Lucide sur son existence, il convenait qu’il avait autre chose à faire de sa vie que de courir les hôpitaux mais il se retrouvait prisonnier semi-consentant de son rôle. Sa mère, elle-même suivie pour troubles mentaux dans un autre département, trouvait une sorte de plénitude à se présenter ainsi au monde comme la victime de l’impuissance ou de la négligence coupable de la médecine et lui-même était prisonnier d’une loyauté morbide à l’existence quérulente de sa mère.
La relation psychothérapique, duelle par essence, est plus que tout autre, un lieu risqué où l’intime peut (doit) se dévoiler. Les gardefous sont d’ordre déontologique, le médecin en étant jusqu’alors le garant unilatéral mais le contexte actuel de judiciarisation suspicieuse croissante du rapport médecin/usager (la loi du 4 mars 2002 dont on découvre chaque jour de nouvelles conséquences susceptibles de restreindre l’espace thérapeutique) contribue à pervertir un peu plus ce qui s’y déroule. Traditionnellement dissymétrique en raison de l’ascendant médical, paternaliste et sans réelle possibilité de mise en cause, la relation médecin/malade par retour de balancier, tend à se positionner de façon radicalement opposée et, dans ce cas, le syndrome de Münchausen nous paraît promis à un bel avenir. Cette perspective est l’une des raisons pour laquelle les troubles borderlines de la personnalité constituent, plus que jamais, une contre-indication à la psychanalyse orthodoxe comme aux interventions de chirurgie esthétique, alors que la chirurgie esthétique admet des implications renarcissisantes évidentes. Le dérapage relationnel, dans le syndrome de Münchausen, n’apparaît pas franchement psychotique dans la mesure où la quérulence n’est pas fixée et apparaît comme un moyen de pression affective, le but ultime étant bien de « faire rentrer le psychiatre dans son histoire », malgré lui,
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et de nouer à travers le conflit un contact privilégié, proto-érotique. C’est la jouissance masochiste à être persécuté. De façon plus complexe, et en cascade, peut s’enclencher un jeu analogue avec la justice (le juge est un autre équivalent masculin habituellement choisi) susceptible de nourrir, par le conflit et par la procédure, une existence vide de sens. Il est parfois difficile de faire la part entre un transfert massif occasionnant un accrochage hors de proportion et une souffrance psychique vraie accompagnée de psychodépendance outrancière. Il est parfois difficile, au début, de différentier un fonctionnement procédurier paranoïaque psychotique d’un syndrome de Münchausen, d’autant que des possibilités de transition clinique existent, y compris chez la même patiente, en raison même de la nature borderline de la personnalité sous-jacente. Le syndrome de Münchausen par procuration est une variante plus dramatique encore dans la mesure où parfois, ce n’est pas son corps que la personne offre aux investigations stériles du médecin mais celui de ses enfants. Un enfant peut se voir conduit aux urgences hospitalières, porteur d’une symptomatologie médicale d’apparence sérieuse, fictive ou réelle (une fracture volontairement provoquée chez l’enfant par exemple), ce qui mobilise naturellement l’attention du praticien ainsi leurré, ainsi que la sollicitude de l’équipe pour cette malheureuse mère d’un enfant blessé ou sérieusement malade. De cette relation manipulée et surdéterminée par son inconscient, la mère retire des bénéfices narcissiques qui sont du même ordre que dans le syndrome de Münchausen classique. Ce n’est qu’au bout de quelques récidives ou si les blessures ou affections de l’enfant s’imposent comme manifestement bizarres, exogènes, majorées, dans le contexte d’un contact particulier avec la mère, que ce syndrome gravissime peut se voir soupçonné et objectivé. Il faut parfois, là également, utiliser des caméras vidéo cachées dans la chambre de l’enfant pour démasquer une mère trafiquant, subrepticement, par exemple, la perfusion de son enfant ou lui faisant ingurgiter un produit dangereux. Même prise sur le fait, la mère continue à nier l’évidence. Le risque immédiat est qu’elle signe une décharge et emmène faire « soigner » son enfant ailleurs. Dans ce cas, un signalement urgent au procureur permet d’interrompre cette épopée mortifère. Du point de vue psychopathologique, il est constant de retrouver une personnalité de type borderline chez ces femmes, renvoyant à des traumatismes désorganisateurs précoces cliniquement stéréotypés et allant dans le sens d’une trahison fondamentale par la figure paternelle primordiale. La mise en avant et la mise en jeu de l’enfant sont peut-être des tentatives de rejouer une situation d’abandon-trahison-abus que la femme aurait subi, elle-même, dans son enfance. C’est une possibilité de porter plainte sans pouvoir ou vouloir être entendue à travers la réitération morbide de sévices et la répétition de l’aveuglement de ceux qui étaient en fonction de devoir comprendre. Comme cela existe dans la pédophile (cf. supra), l’enfant n’est, ici, qu’un objet au service d’une
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relation pathologique du pervers à lui-même enfant, un instrument au service de cette tentative de cicatrisation impossible d’un traumatisme désorganisateur. Vignette clinique n◦ 11 – Une mère indigne Madame A., d’un excellent niveau socioculturel, a trois enfants. Elle s’est mise à soupçonner ses deux grands garçons (6 et 8 ans) d’attouchements sexuels sur le plus petit (18 mois). Après avoir tenté en vain de les rééduquer par les moyens à sa disposition (du martinet à l’enfermement dans leurs chambres au moyen de verrous posés par son mari) elle a développé une véritable haine contre eux, pensant même à les tuer pour protéger le plus jeune. Pour les punir, elle en est arrivée à sodomiser, à plusieurs reprises, l’un d’entre eux, avec un morceau de bois et à mettre la main de l’autre sur la plaque chauffante du four : « Pour leur montrer ». À plusieurs reprises, après ses passages à l’acte, elle a conduit ses grands à l’hôpital général. Là, aucun urgentiste n’a soupçonné le drame. Il a fallu que le plus grand des enfants arrive un jour à se confier à un proche pour que l’affaire éclate. Internée en psychiatrie à l’issue de sa garde à vue, la mère a pu livrer son secret : lorsqu’elle était enfant, elle a été elle aussi victime d’abus sexuel de la part d’un membre de sa famille mais lorsqu’elle en a parlé, nul n’en avait tenu compte à cette époque.
À travers cet exemple édulcoré on perçoit la douloureuse problématique de répétition et d’amplification d’une conduite à l’œuvre, pour que celle-ci apparaisse à la lumière. Là encore, les médecins n’avaient pas vu que cette brûlure et ces prétendus saignements rectaux parlaient pour autre chose. La suspicion de ses grands enfants illustrait le fait que chez elle, à partir d’un certain âge (post-œdipien), le sujet de sexe masculin ne pouvait qu’être dangereux.
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L ES SCARIFICATIONS Constater la présence de scarifications plus ou moins profondes, situées au niveau des avant-bras et de cicatrices de phlébotomie est relativement fréquent chez des sujets psychopathes, des caractériels ou des dépressifs. Ces marques sont parfois interprétées comme des tentatives de suicide, et relatées comme telles par le patient, bien qu’on ne meure habituellement pas de phlébotomie. Il s’agit, en fait, le plus souvent, de conduites automutilatrices (autoscarifications) à dimension protestataire, par intolérance à la frustration. Leur présence est souvent révélatrice d’un long passé institutionnel, prison ou hôpital psychiatrique, des lieux d’enfermement et de frustration dans lesquels, bien souvent, le corps reste à la fois la seule arme relationnelle et le seul lieu possible de la révolte. Tentative de suicide, automutilation ou ingestion d’objets divers (cuiller ou lame de rasoir) sont, dans ces conditions, le seul moyen
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d’exister et d’exprimer son opposition ou sa détresse. Ces passages à l’acte signent, chez leurs auteurs, une faillite narcissique majeure. Ils expriment la recherche désespérée de la conservation d’un semblant de maîtrise sur les seuls biens qu’ils possèdent encore, leur corps et leur santé. La dimension manipulatoire, en milieu carcéral est, bien sûr, à prendre en compte. Ce sont, le plus souvent, des hommes qui agissent ainsi mais cette constatation est statistiquement biaisée par la surreprésentation masculine en détention. Là encore, médecins et juges, substituts masculins, sont les plus directement visés. D’autres modalités scarificatoires ont des déterminants psychologiques encore plus complexes qui se rapprochent de ceux ci-dessus décrits pour le syndrome de Münchausen et pour le syndrome de Lasthénie de Ferjol. Vignette clinique n◦ 12 – La survivante Mademoiselle A., trente ans, est une survivante. Enfant, elle fut l’objet d’attouchements de la part d’un instituteur. Ayant maintenant dépassé le délai légal pour pouvoir le dénoncer, il lui arrive de le croiser parfois, retraité paisible et digne, dans son quartier. Elle a vécu son enfance dans une atmosphère de violence. Son beau-père, ancien harki, psychorigide, frappait et insultait sa mère. A. s’interposait, parfois, pour prendre les coups à la place de sa mère. Sa sœur, avec qui elle était très complice, a dû quitter la maison, enceinte ; depuis, elle est maudite par le beau-père et A. doit la voir en cachette. Longtemps, A. cacha une hachette sous son lit, espérant trouver un jour le courage d’en finir avec « le vieux », de délivrer sa famille. Toxicomane, alcoolique, à l’adolescence, elle se trouva violée une fois encore par un garçon, elle flirta longtemps avec la prostitution et la petite délinquance de nécessité. Elle fit plusieurs tentatives de suicide, usant de médicaments comme de phlébotomies. Elle subit de nombreuses hospitalisations en psychiatrie. Son enfance, comme sa trajectoire vitale que nous avons résumée ici, en font une personnalité borderline typique. Depuis quelque temps, elle se scarifie régulièrement. A. décrit très bien la montée de l’idée puis du désir de se taillader le corps. Elle lutte contre cela, cherche à dériver cette obsession, mais elle s’est acheté un cutter qu’elle cache dans sa chambre. La nuit, réveillée par sa pulsion, elle est amenée, plusieurs fois par semaine, à s’entailler la peau, non pas sur ses avants bras, ce qu’elle a déjà fait, mais en longues scarifications douloureuses sur le dos ou le long des cuisses, près du sexe, là où ça ne se voit pas « pour ne pas inquiéter sa mère ». Le passage à l’acte l’apaise, la détend, la soulage et elle peut s’endormir. « La douleur que j’ai dans le dos » dit-elle en montrant là où elle s’entaille, « fait passer celle que j’ai dans la poitrine » (l’angoisse). Elle est capable d’évoquer froidement tout cela devant le psychiatre, acceptant lorsque la pulsion devient trop prégnante de se faire hospitaliser quelques jours. Loin du domicile, coupée des siens (dimension métaphorique ?), elle parvient plus aisément à résister à sa compulsion morbide. Il y a peu, faisant un stage d’essai en CAT, au risque de se faire renvoyer, elle déroba un énorme cutter industriel destiné à ouvrir les cartons, en acier, de forme phallique, le cacha encore une fois sous son lit, mais ne put résister à nous le dire : « J’ai peur de m’en servir ». Confrontés
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à ses dires, quasiment réduits à l’impuissance, il fallut user de beaucoup de fermeté pour obtenir qu’elle nous le remette.
La dimension masochiste de cette conduite est évidente, l’acte s’impose comme un équivalent sexuel autoérotique. Il n’y a que deux partenaires dans le drame, le cutter et elle-même, le beau-père et sa violence se voyant relégués en arrière-plan. La triangulation masochiste ou fétichiste se voit amputée, réduite à un monologue narcissique, dans lequel les mots sont remplacés par de la souffrance. Celle-ci seule, par son intensité, peut ramener A. à la réalité et à ses limites vivantes, cette peau mentale à laquelle font référence Rosenfeld (1990) et O. Kernberg (1977, 1989, 1986), ce « Moi-peau » (Anzieu, 1985), et la confirmer dans son existence victimaire : « Je suis victime, donc je suis ». Cette emprise morbide est déplacée sur son corps, à la place de l’être sur sa vie. A. l’expérimente, par défaut. Son corps, totalement disqualifié en tant que lieu de sérénité, de plaisir ou tout simplement d’existence, ne lui appartient qu’en tant que lieu de souffrance. Par le passé, certains se sont montrés tout puissants, régnant par la terreur sur ce corps et sur son esprit, sur sa peur et sa pitié impuissante pour sa mère. Elle n’avait pas d’autre choix (et de jouissance ?) que de s’offrir aux coups de son beau-père, en lieu et place de sa mère, comme si elle la remplaçait dans ce qui peut se lire comme une relation sexuelle. Aujourd’hui, A. règne en maître sur son corps. Elle l’explore, comme un homme, à la lame du cutter, jusqu’à obtenir, sinon un équivalent orgastique qui la culpabiliserait davantage, au moins un apaisement momentané. En dehors de ces accès vespéraux, A. expose sa déviance au psychiatre, à celui qui ne touche pas les corps. Quelle réponse en attend-elle ? Il y a de la perversion dans cette exhibition un peu comme lorsque ce père incestueux nous montrait (cf. vignette clinique n◦ 3) la photographie de sa fille. Par son comportement déstabilisant et la mise en échec de tout ce que les médecins ont pu échafauder pour elle, A. semble, elle aussi, rejouer en miroir les scènes qui l’ont traumatisé. Des hommes (son beau-père, son instituteur, son violeur) ont pu, un jour posséder son corps, ils n’ont pas pu posséder son esprit. Longtemps, l’équipe soignante et les médecins auront beau tout tenter ; par sa stagnation psychique et la répétition de ses passages à l’acte, elle les maintiendra en position d’impuissance. Elle le fera au prix de son bonheur et de son intégrité physique. Peu à peu, le champ de sa peau saccagée s’étendant, elle se retrouva contrainte à se vêtir de façon à masquer ses cicatrices inavouables : brûlures de cigarette, traces de phlébotomie, traces sur ses cuisses. L’approche thérapeutique fut longue. Il fallut, en particulier, traiter ce problème à travers une interprétation faisant le rapprochement entre le non-dit dans l’inceste et dans les violences conjugales et familiales, conditions sine qua non à la perpétuation de la situation et son non-dit. Avouer ou assumer son acte, exposer aux regards perplexes ces cicatrices (en allant, par exemple à
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la piscine), lui permit de suspendre ses passages à l’acte pendant l’été. Peu à peu, A. accepta les soins, une énième psychothérapie de soutien, avec les mots, avec une psychologue femme. Elle a admis dans son monde un psychiatre référent (un homme, pour mieux le mettre en échec peut-être !), puis une infirmière référente participant aux entretiens. Les deux intervenants tendaient ainsi à symboliser un modèle de couple susceptible de fonctionner différemment de ce qu’elle a toujours connu. Ensuite, un kinésithérapeute a été introduit, l’infirmière référente étant là, lors des séances, comme garant des limites, et pour éviter une situation duelle par trop angoissante pour elle dans la mesure où son corps allait être touché. Régulièrement massé pour en dénouer les tensions, effleuré ou pétri, peu à peu dévoilé au regard (y compris au niveau de ses scarifications), son corps est désormais moins vécu par elle comme étant uniquement un lieu de honte et de souffrance auto ou hétero-infligée. Il devient un lieu de calme. Elle peut en parler, choisir les parties à faire masser. Maintenant, A. participe à l’activité « danse », qui est une autre façon d’apprivoiser le mouvement du corps, de pouvoir se laisser toucher mais selon des codes, de se socialiser. Elle y a, d’ailleurs, rencontré un copain... Un jour, elle exhiba son cutter, massif, lourd et métallique. Je fis le passage à l’acte de le lui confisquer et de le ranger ostensiblement dans un placard derrière moi. Depuis, à ce jour, elle n’a pas recommencé, même si elle a acheté un autre cutter et me répète régulièrement qu’elle y pense. Avait-t-il suffi qu’un homme fixât une limite protectrice ? Ce serait trop beau. En fait, maintenant, elle se brûle l’avant-bras avec une cigarette ! Ces syndromes sont différents par leur séquençage clinique. Ils illustrent, de façon souvent dramatique, une problématique psychodynamique de même nature, lacunaire. Là encore, la difficulté est de faire la part équitable entre deux points : 1. La problématique victimologique de l’agresseur (par exemple la mère dans le syndrome de Münchausen par procuration). L’agresseur est, la plupart du temps, une femme ayant eu à subir, dans son existence, un dommage traumatique intense, à la fois narcissiquement destructeur et désorganisateur du point de vue psychogénétique. Il ne peut, apparemment, clamer son dol victimaire que de cette manière détournée. L’indicible doit être agi quelle que soit la distance temporelle et quel qu’en soit le prix. Cette réitération par la mère sur une victime innocente (qui est, souvent, la personne qu’elle aime le plus au monde), explique la cruauté manipulatrice de la mise en acte et la production de ces syndromes factices ou de ces blessures réelles, au risque de la mise en danger de son enfant, ou d’elle-même. Une fois le dol identifié, il faut alors envisager avec l’agresseur, recadré positivement comme un patient, une démarche psychothérapique adaptée. Il convient, d’abord, d’entendre et de reconnaître en tant que tel, l’enfant-victime qu’il fut dans le passé, pour qu’il puisse accéder, par la suite, à l’idée d’une sanction justifiée (faisant office de limite structurante et de conclusion) de son acte de
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bourreau, aujourd’hui. Ces deux étapes ne doivent pas être télescopées. De manière périphérique, une psychothérapie de soutien et d’élucidation, directement centrée sur l’acte, ou une psychothérapie plus « profonde » peut l’aider à verbaliser puis à intégrer de façon plus positive dans sa personnalité, les aléas traumatiques de son enfance, à évoluer d’une position de victime à une position de survivant pour pouvoir critiquer dialectiquement sa posture de bourreau et peut-être demander la sanction de son crime qui sera aussi réparation a posteriori de ce qu’il a lui-même subi. C’est la dimension de résilience tardive, ultime. 2. La prise en compte simultanée de la dimension manipulatrice et de l’essence perverse des actes produits par la patiente, à travers la prise de conscience que ces personnes, livrées à leur trouble psychique, sont capables de recruter de nouvelles victimes et donc de perpétuer le dommage en tache d’huile (parmi leurs proches) ou de façon transgénérationnelle. La réitération diachronique des passages à l’acte est une manière de maintenir ouverte une question vitale que l’on ne souhaite ni clore ni élucider. La sanction s’impose donc, même si, souvent, la personne qui en est l’instigatrice (l’enfant qui a osé parler) en est aussi la première victime. Certains comportements ne peuvent être admis et relèvent d’une sanction sociale comme limite structurante.
Chapitre 9
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS COMME INDICES DE LA STRUCTURE PSYCHIQUE LACUNAIRE
est une conduite, une constellation d’expression psychosociale. En tant que telle, elle n’est pas spécifique. Si la plupart des addictions sont des aménagements de la fragilité induite par une organisation limite de la personnalité, celle-ci ne peut résumer leur substratum psychologique et physiologique puisqu’on parvient à induire des comportements addictifs chez des animaux. Il faut, avant de parler d’état-limite et de carence narcissique chez un sujet, conduire un diagnostic différentiel et ne pas ignorer la possibilité d’une toxicomanie symptomatique de psychose ainsi que l’occurrence d’une toxicomanie réactionnelle, dans l’adolescence par exemple. En outre, des formes de transition sont envisageables. Force est de constater que quelques-unes des conduites addictives sont sous-tendues par une souffrance mentale psychotique dont elles sont symptomatiques. Dans ce cadre, l’abus exotoxique s’installera pour le sujet, le plus souvent, comme une façon détournée de lutter contre son angoisse de morcellement massive ou son anhédonie. Il contribuera à rationaliser secondairement l’apragmatisme, la déconnexion sociale et existentielle insidieusement induite par le processus de dissociation en cours de développement. « C’est le produit qui me rend ainsi ». Le
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A TOXICOMANIE
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malade, qui reste toujours partiellement conscient de sa désadaptation, pourra croire que, s’il arrête un jour de se droguer, il sera plus lucide et moins « mal dans sa peau ». Par ailleurs le milieu de la toxicomanie est, par essence, celui de la marginalité. Il se montre remarquablement tolérant aux troubles mentaux les plus exubérants et il pourra constituer un sanctuaire lorsque le milieu de vie naturel du psychotique (la famille ou l’entourage socioprofessionnel) osera se poser des questions et commencera à parler de folie. D’autres toxicomanies, et cela ne recoupe pas la dichotomie drogues douces/drogues dures, apparaissent révélatrices d’une structuration plus solide de la personnalité dans la mesure où la marginalisation, induite et recherchée, s’inscrit dans un positionnement réactionnel (autant que structurel : la crise de l’adolescence) à une problématique névrotique. Cette problématique ordinaire, accessible à la thérapie, est saturée en culpabilisation anxieuse. La conduite addictive y trouve sa place en raison de sa composante anxiolytique ; de l’abus de benzodiazépine à la recherche d’un état second permanent par l’usage de solvants volatils, ce qui constitue un rempart contre l’émergence de l’angoisse. Elle réactive aussi, en miroir, une problématique de culpabilité car le sujet a également conscience que ce qu’il fait est « mal ». La dialectique entre l’angoisse et la culpabilité est à la base d’une grande partie de la problématique psychique des toxicomanes, comme si la culpabilité les délivrait de l’angoisse et réciproquement. Il s’y exprime, en outre, un sentiment de manque permanent et de relation difficile à autrui. Autrui demeure vécu, néanmoins, comme un sujet doté de limites propres en relation avec un soi entier et pourvu également de limites propres. Le recours à la drogue peut être temporaire et cesser sans difficulté lorsqu’un cap existentiel aura été franchi et que l’insertion socioprofessionnelle sera moins aléatoire. À ce moment, réassuré sur ses capacités et narcissiquement stabilisé, le sujet sera en position de passer à autre chose et de construire son existence de façon autonome. La plupart du temps cependant, la quête exotoxique addictive est révélatrice d’une structuration borderline de la personnalité dont elle s’impose, à l’examen, comme un aménagement défensif cicatriciel majeur, la cicatrice pouvant être, en l’occurrence, plus douloureuse et aliénante que le mal. On peut pointer un certain nombre de caractères communs aux fonctionnements psychiques toxicomaniaques, tous étroitement ancrés dans la structuration limite de la personnalité : dépressivité fondamentale (Bergeret, 1974b), difficultés d’élaboration psychique et recherche identitaire à travers le couple déviance/dépendance. L’usage déviant du produit pourrait constituer une tentative magique (la drogue est un objet magique pour son consommateur) de pallier le défaut préalable d’une représentation intériorisé, intégré dans son êtreau-monde, d’une mère adéquate. Serait adéquate une mère susceptible de lui permettre de dialectiser ses deux facettes, positives et négatives, en
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une image maternelle globale. La notion d’introjection, en tant que processus psychique renvoie, dans la psychogenèse normale, à la potentialité d’un individu d’expérimenter le fait que ses objets d’amour externes (c’est-à-dire, non issus de lui-même) puissent passer à l’intérieur de lui-même. L’introjection est en cause dans ce dyspositionnement intrapsychique. Cette porosité moïque, normale à un moment de l’évolution psychique, deviendra pathologique si elle se perpétue et devient constitutionnelle. Selon certains psychanalystes (Abraham, 1966 ; Abraham, Torok, 1972), si ce processus d’introjection ne peut avoir lieu, d’une façon ou d’une autre, le fantasme d’incorporation peut être amené pathologiquement à s’y substituer pour réaliser au sens propre, ce qui normalement n’a de sens emplisseur qu’au « figuré ». Dès lors l’incorporation forcenée, magique, irrépressible, prendra un sens anxiolytique et existentiel. Elle structurera l’existence du sujet et la comblera1 . Notre hypothèse est qu’il ne suffit pas de combler mais bien d’empêcher de se vider indéfiniment de son narcissisme une sorte de tonneau des Danaïdes2 . L’approche psychothérapique puisera son utilité dans sa contribution au colmatage de cette porosité moïque. La potomanie3 est pour partie métaphorique de cette porosité. Le va-et-vient incessant du potomane est une autre forme de craving. Cette affection est retrouvée comme un syndrome terminal chez des sujets alcooliques chroniques, hospitalisés au long cours et donc durablement coupés de leur produit magique favori, l’alcool. On constate que s’instaure progressivement une compulsion à boire dans laquelle le fétichisme du geste (aller au robinet, boire... et éliminer – toujours le tonneau des Danaïdes) remplace le fétichisme du produit. L’un de nos patients en était arrivé à boire 22 litres d’eau par jour, à boire l’eau des toilettes, lorsqu’on l’empêchait d’accéder à un robinet ordinaire (Bourgeois, 1985). De telles conduites peuvent avoir des conséquences somatiques létales : coma hyponatrémique4 , décompensation d’un diabète insipide. Dans un autre registre, il peut arriver que le sujet recherche, compulsivement (le craving), à s’introduire dans le corps les instruments de jouissance et de remplissage les plus divers, en tant que substance externe instrumentalisée et indifférenciée. Cela va de la nourriture en général (boulimie), de la nourriture sélectionnée disposant de propriétés spécifiques renforçant sa dimension magique car réputée roborative (abus de vitamines, caféinomanie, alcoolisme, chocolatomanie – Bourgeois, 1. Pour prendre une image, elle sera, en même temps, la carapace et le squelette de la tortue, mais la chair manquera. 2. Le craving, par sa répétition, renoue avec le supplice évoqué dans le mythe du tonneau des Danaïdes. 3. Compulsion à boire de l’eau sans soif. 4. Le sel secrété dans les urines ne peut plus être remplacé par les apports alimentaires, ce qui provoque des désordres hydro-électrolytiques et la souffrance des neurones.
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1993 – potomanie) au rien (anorexie). Cela recoupe aussi le champ des perversions les plus sordides (aviophilie) ou peut aller jusqu’à donner une telle signification à l’aiguille de la seringue (le « fixe ») et aux scarifications par objet contondant (cf. vignette clinique n◦ 12) qui peuvent admettre un sens équivalent1 . Cela concerne toute substance que le patient « sentira ». Lorsqu’on prescrit un traitement à un toxicomane, sa préoccupation première est de savoir son effet : « Est-ce que je le sentirai ? ». Lorsqu’on leur explique que le but du traitement n’est pas de leur faire ressentir quelque chose mais bien de les pousser à ne plus ressentir (le manque et le plaisir artificiels) pour mieux exister, ils ne comprennent plus. Cette quête esthésique effrénée trahit leur anesthésie affective anhédonique transmuée en une dysesthésie physique. Les classifications des toxicomanies font un distinguo entre les drogues selon l’effet produit, mais le phénomène psychique central reste le même, quelle que soit l’addiction : pour un toxicomane2 , un bon produit est donc un produit que l’on sent passer. Certains jeunes absorbent des buvards contenant une association détonante de produits divers (ecstasy ou LSD, strychnine, mort au rat). Le fait que ces deux dernières substances soient mortelles, avec notamment des effets sur la coagulation, ne les en dissuade pas. Outre la dimension ordalique pour partie à l’œuvre, une jeune patiente nous disait qu’elle ressentait ainsi le sang couler dans ses veines. Et c’est cela qui la persuadait qu’elle était vivante : un bon produit est aussi un produit dont on est dépendant, que l’on peut insulter (les surnoms des produits ne sont pas tendres) et espérer. D’un point de vue systémique, l’expérimentation de la dépendance conditionne la conceptualisation de l’autonomie et la phase dépendante (du produit, du dealer, de la famille...) est à respecter, dans une certaine mesure, au cours de l’évolution psychique d’un individu. On retrouve le couple déviance/dépendance. Cette incorporation polymorphe, source recherchée de sensations, pourrait s’entendre, comme un rempart efficace contre l’angoisse de morcellement, en unifiant et vectorisant, un instant, les sensations psychiques et corporelles chaotiques, en risque de morcellement. Dans cette perspective, le surinvestissement compulsif de la sphère corporelle, quitte à justement malmener ce corps et aller jusqu’à ses limites physiologiques parfois, comme dans l’anorexie mentale, vient se substituer à la relation d’objet (Charles-Nicolas, 1986). Le sujet est, en quelque sorte, pris dans une lutte au corps à corps avec lui-même. 1. Dans la vignette clinique n◦ 12, La patiente évoque sa jouissance à ressentir le sang s’écouler par les scarifications. Au propre comme au figuré, elle se perce et se vide. 2. Le toxicomane joue de la dette. Il est toujours en dette, avec son dealer à qui il doit souvent la dose précédente, avec ses proches, ses parents... Tout se passe comme s’il considérait, inconsciemment, que la société lui devait quelque chose. Le travail thérapeutique et éducatif sur la dette, le dû, le don est de nature à l’aider à progresser dans ce domaine.
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Cette dimension palliative ou pseudo-réparatrice du produit, fondant la pathologie addictive, peut être explorée, sinon traitée, au cours des thérapies à médiations corporelles, à visée de renarcissisation. Il ne s’agit plus seulement de retrouver l’expérience du plaisir (c’est, bien sûr, une étape indispensable quoique tardive), et on n’est pas encore, naturellement, dans un plaisir à composante génitalisée (le plaisir d’être à deux). Il s’agit avant tout, pour le patient, d’expérimenter la possibilité neuve d’avoir du plaisir à ne rien ressentir, d’exister unifié sans l’aide du produit ou de la souffrance injectée artificiellement comme un ciment existentiel. « Je ne ressens rien, donc je suis ». Cette convergence psychodynamique valide le concept d’addiction au sens large qui transcende désormais le champ traditionnel des conduites toxicomaniaques pour aller explorer des confins comportementaux en expansion. L’alcoolisme, en particulier, n’en est qu’une variante, bien sûr significative par ses conséquences socio-économiques majeures, mais individualisable par certaines de ses spécificités. Ces dernières sont éclairantes quant aux relations entre addictions et états-limites. L’alcool est un psychodysleptique devenu culturellement banal dans notre civilisation (comme le tabac). Il est autorisé à la vente, contrairement aux autres drogues, et l’étude de son impact psychique s’en trouve expurgée de l’hypothèse transgressive, a contrario de celles portant sur la consommation des drogues illicites. Il est possible d’envisager le rôle de la personnalité sous-jacente suspecté dans la genèse et le maintien de la dépendance, ainsi que de cerner la fonction du neurotoxique spécifique qu’est l’alcool dans l’économie psychique d’un sujet, qu’il soit borderline ou névrotique. Ces produits toxiques et ces mécanismes psychiques interagissent bel et bien pour donner un tableau clinique terminal complexe dans lequel on ne sait pas si l’alcoolisme résulte d’une fragilité psychique préexistante ou si la personnalité de base s’est vue désagrégée par le cumul pathogène d’expériences alcooliques psychodésorganisatrices. Pour la plupart des auteurs, il est impossible de dresser le portrait psychologique d’une personnalité pré-alcoolique, c’est-à-dire pouvant potentiellement basculer dans l’alcoolisme. Aucune disposition psychopathologique particulière ne peut rendre compte isolément du développement à attendre linéairement d’une conduite alcoolique. De plus, aucun indice n’a pu être mis en évidence pour différencier les futurs « alcooliques » des sujets simples buveurs excessifs, c’est-à-dire les sujets qui sont porteurs de tous les facteurs sociaux de l’alcoolisme mais ne plongent pas dans la dépendance. Même si les études statistiques parviennent à dégager des traits de caractère communs, non spécifiques (impulsivité, anxiété), on ne peut prévoir quels sont les sujets qui rentrent dans la catégorie des patients psychiatriques et lesquels sont à exclure. Les traits de caractère répertoriés semblent appartenir à des structures psychiques diverses d’autant que l’alcoolisme chronique aura logiquement un impact péjoratif sur la symptomatologie et sur l’évolution du trouble psychique auquel il est
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associé (Ades, 1989). Par exemple, un tableau de délire paranoïaque de jalousie (relatif à la psychose) sera logiquement accentué par l’alcoolisme chronique mais la consommation d’alcool peut être, au début, un moyen efficace d’apaiser le vécu douloureux de perte du jaloux pathologique, de personnalité psychotique. Elle sera opérante et protectrice tant que l’action désinhibitrice et désorganisatrice du produit ne prédominera pas. De la même manière qu’une conduite toxicophilique peut être symptomatique d’une évolution psychotique, l’alcoolisme chronique peut transitoirement remplir une fonction palliative dans la psychose. La coexistence d’une alcoolose addictive et d’un trouble sous-jacent de la personnalité est une donnée couramment admise et parmi les troubles de la personnalité les plus fréquemment associés à une alcoolodépendance on décrit les états-limites (Koenigsberg et al., 1985)1 . Il semble qu’il y a une confusion de niveau logique entre la conceptualisation d’une conduite pouvant agir sur les perceptions et sur le mode d’être-au-monde du sujet (et par conséquent altérer la psychogenèse) et une structure de la personnalité. De cette confusion initiale sont nés bien des débats sur la comorbidité alcoolisme/état-limite. Cependant, il semblerait qu’il n’y ait pas de corrélation entre la gravité du trouble de personnalité et celle de l’alcoolisation (Hesselbrock et al., 1985). Les sujets alcooliques et états-limites seraient, en moyenne, plus jeunes que les autres, leur vécu se caractérisant par une dysphorie permanente associée à un plus grand nombre de passages à l’acte et de comportements suicidaires (Kernberg, 1986), l’alcool serait utilisé en guise d’automédication comme une prothèse narcissique (Le Poulichet, 2002) permettant de retrouver rapidement un état d’élation et apaiser le ressenti dysphorique. En cela, il serait une boulimie sélective au même titre que d’autres comme la chocolatomanie qui n’a, elle, aucune visibilité sociale ou comme la caféinomanie qui est fréquente en institution psychiatrique, du côté des soignants comme du côté des soignés. D. F. Klein (1978) compare les états dysphoriques que procure l’alcool à ceux des patients borderlines et on constate cliniquement, en effet, que les troubles du comportement habituellement rencontrés au cours des ivresses aiguës ou des ivresses pathologiques récapitulent la plupart des aménagements économiques des états-limites : raptus de violence fondamentale auto et/ou hétéroagressive, crises caractérielles, conduites perverses, effondrement dépressif, labilité émotionnelle, colère...
1. Sur une population de plus de 2400 patients psychiatriques, ces auteurs retrouvent que ceux qui présentaient une alcoolo-dépendance avaient plus de chances de souffrir de surcroît d’un trouble de la personnalité (46 % des patients alcooliques avaient un trouble de la personnalité, dont le plus fréquent était le trouble borderline soit 43 % de ce sous-groupe de patients).
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Mais résumer un patient dépendant de l’alcool au concept de borderline cache l’escamotage narcissique « magique » produit par l’alcool, par son action et sa fonction spécifique au sein du trouble grave de la personnalité qu’il accompagne. Dès lors, l’alcoolisme ne peut pas être considéré comme une addiction identique aux autres. Il est une addiction qui révèle, à sa façon, la personnalité et ses failles, alors que les autres addictions tendent à colmater (provisoirement) la lacunose. Mais cela n’est pas contradictoire.
L ES AUTRES ADDICTIONS : UNE CONSTELLATION
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EN EXPANSION Le concept d’addiction est extensif et déspécifié. Il va aujourd’hui jusqu’au jeu pathologique (le gambling), au sex addiction et même jusqu’à certaines conduites hypersportives (le marathon ou le triathlon comme occasions de libérer des enképhalines et des endorphines, de dépasser sa souffrance et de quérir un second ou un troisième souffle, de ressentir un « quelque chose de plus »)1 . La rencontre de l’autre, instaurant une relation intersubjective duelle, est déstabilisante pour un sujet toxicomane, comme pour tout sujet borderline, le produit lui sert donc de tiers, voire de partenaire de substitution (cf. la notion d’introjection). Tout interlocuteur potentiel s’en trouve réduit à n’être qu’un simple support, voire l’instrument manipulable de la relation privilégiée au produit qui seul compte par son effet supposé roboratif, anxiolytique ou de pare-excitations. Ph. Jeammet (1991) a parlé à ce propos d’une « néo-relation d’objet addictive ». Les toxicomanes, errant dans la cité en quête de produit, ne reconnaissent personne. Ils tueraient père et mère pour de la dope, pour la simple raison qu’ils ne les voient plus. Ces derniers, comme chacun des membres de l’entourage sociofamilial, se trouvent rejetés en arrièreplan (au sens de la gestalt-théorie). Ils sont devenus accessoires car ils n’apportent pas de ressenti. La recherche de la drogue polarise la faible énergie vitale restant à disposition du patient, ce qui lui interdit de lutter pour continuer à discerner dans son entourage ceux qui l’aident. Tout se passe comme si le produit occupait l’ensemble du champ émotionnel du patient, non seulement par ce qu’il lui procure mais aussi par la quête qu’il lui impose. En ce sens, en dépit de sa nocivité intrinsèque, il s’impose en un médiateur puissant avec le monde, mais qui finit, par sa
1. Dans cette perspective, les liens entre sport et dopage sont étroits : d’une part, parce que le sportif de haut niveau est un être fragile, souvent blessé physiquement, et profondément narcissique, attentif à son corps et à l’évolution de son classement ; d’autre part, parce que la dépendance au produit dopant et au « sorcier » (le coach) capable de le fournir, est la règle dans ce milieu. Beaucoup de toxicomanes furent, avant de sombrer, de grands sportifs.
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prégnance, par résumer le monde et occulter la vie. La « Mal vie » (Karlin, Lainé, 1978) qu’il engendre est devenue l’unique vie envisageable. Le monde du toxicomane concrétise une sorte d’oscillation à l’image de la vie entre le plein et le manque ; le « tout, tout de suite » incarné par le flash morphinique et le rien du manque1 , dilaté à l’infini (Bourgeois, 1986). Cette perturbation temporale oppose le fixe punctiforme et le manque immense, support psychocomportemental du craving. Ce vide, incomblable à jamais est à l’image, pour partie, de la lacune fondamentale repérée dans le moi narcissique. Savoir résister à l’injonction du « tout, tout de suite ou rien » est le leït motiv de la prise charge du toxicomane. Il n’y a pas de figuration possible du manque (J. Lacan, 1962-1963). Le produit, dévorant, mais efficace faux self à sa façon, en comblant artificiellement le manque indescriptible, dessine en creux ses contours qu’il révèle. Il leurre le sujet. Le jeu cyclique entre manque et plein contribue à rassurer le sujet sur son existence : Je suis en manque donc je suis, je suis en manque donc je jouis2 . Cette jouissance inversée en tant que satisfaction substitutive dans son propos explique que rien ne puisse satisfaire pleinement le toxicomane et lui faire abandonner, volontairement, son positionnement dépendant. Le sujet se montre incapable de supporter l’évitement des sensations sans éprouver aussitôt une angoisse massive. Il est structurellement incapable d’accepter l’angoisse comme moteur. C’est le manque qui prendra la
1. L’objet, dans la problématique freudienne, reste indéterminé et pour l’enfant – pervers polymorphe – tous les objets sont équivalents dans l’excitation qu’ils procurent (M. Klein). C’est en les explorant, à l’aide de tous ses sens, qu’il va pouvoir les sélectionner. Lacan nomme « objet a » l’objet du désir, et le rapport du désir au manque est flagrant. Ce manque doit vivre dans les trois axes (symbolique, réel et imaginaire) qui sont les trois axes qui commandent le sujet selon Lacan. C’est le morceau qui manque au puzzle de la reconstitution du corps d’Osiris, tué puis dépecé par son frère, qui donne sens au mythe. C’est le sein, retiré par la mère devant l’enfant à sevrer, qui assure la poursuite du développement psychique, « c’est la chair prélevée dans les cérémonies initiatiques, c’est aussi l’enfant tombé du corps de la mère, petit bout d’homme chu et déchu. L’objet a est du côté du déchet [...] entre imaginaire et symbolique, texture illusoire, et réel dont il est un effet à peine esquissé, informe. L’objet a introduit dans la structure du sujet une altérité à jamais incomplète, que l’individu, par le moyen de la psychanalyse, peut seulement reconnaître. » (Clément et al., 1973). La problématique de la mort comme absence innommable est au cœur de la fonction symbolique. Entre le mot et ce que le mot désigne se tient une absence que tente de décrire par le manque puisqu’il ne sait pas la dire, inlassablement, le toxicomane, « comme dans la forme métonymique du désir que les hommes institutionnalisent sous la forme du tombeau », ibid. p. 129. Le faible accès à l’imaginaire chez le toxicomane le condamne au réel du manque. 2. C’est bien l’imminence de l’acmé orgastique qui déclenche l’orgasme. Le sommet atteint, on ne peut plus que redescendre. Le vécu de tristesse et de vide postcoïtum ressenti par certains sujets aurait-il à voir avec la béance anaclitique ?
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relève et qui sera le moteur car lui seul permet d’entrevoir quelque chose de susceptible de le combler, comme par magie. Et si, au fond, ce que recherchait paradoxalement le toxicomane, ce n’était pas le produit, mais le manque ? Quelle que soit la force biochimique du produit, viendra le temps inéluctable et répétitif du manque, des frissons et de la douleur, des sensations existentielles seules en capacité de mettre en un semblant de mouvement le sujet en dépendance. Au-delà du manque lui-même et de son expression douloureuse (donc partiellement partageable car il existe une grammaire du manque), c’est le jeu ambigu sur le contrôle, le manque et la saturation, satisfaction périlleuse et en péril, qui reste le moyen le plus efficace de lutter contre l’angoisse et d’échapper à la mort psychique, à l’absence de naissance psychique en fait. Dans cette acception, l’anorexie mentale réalise paradoxalement une toxicomanie pure, puisqu’épurée de l’alibi du produit, dans laquelle seul le manque et le processus d’expulsion comblent le sujet. Ceci fait qu’il ne va avoir de cesse que d’expulser le plein (qui sera toujours un trop plein !) par une restriction alimentaire, des vomissements provoqués ou l’usage de laxatifs et d’accéder ainsi à la satisfaction éthérée, désincarnée, du manque. Les stimulations endogènes engendrées par le manque et ses conséquences physiopathologiques commencent à être repérées. L’addiction comme perte de contrôle sur sa destinée et comme compulsion, peut être lue, entre autre, comme un agir protecteur. Il serait dirigé contre l’imminence d’une réaction de nature psychotique, susceptible d’émerger dans les états de régression psychique tels que ceux liés à la déstructuration de la conscience induite par l’action du produit. Dans ces conditions, on a pu envisager l’héroïnomanie comme étant, entre autres choses, une véritable maladie métabolique. Les stimulations endogènes augmentent le niveau général de stimulation cérébrale et, par conséquence, les sensations, ou la capacité à en ressentir, mais aussi l’extraversion, ce qui colore la clinique : de l’ivresse euphorique à l’ivresse triste. Ceci leurre le sujet en entretenant chez lui l’illusion de pouvoir entrer en contact avec le monde dans ces seules conditions artificielles. La réalité de cette non-vie, par trop frustrante et ennuyeuse, s’efface derrière la mémoire toute relative de l’expérience d’avoir eu des sensations. Tout se passe comme si le rêve et l’artifice se substituaient durablement à la réalité dans une existence, alors que la déstructuration psychique induite par le produit pourrait, en outre, engendrer la psychodépendance1 . Si on peut prendre le risque 1. La notion de palier renvoie au fait que l’évolution de la toxicomanie est fonction du degré de liberté que le sujet entretient avec le produit, pour passer d’un usage récréatif (et tout est relatif) à un usage plus lourd (l’abus), puis à la dépendance, c’est-à-dire l’état dans lequel le sujet ne se sent plus normal sans exoproduit. Le produit lui permet de vivre et son absence crée le manque. À chaque palier existe un point de bascule, sinon de non-retour. La pratique de la substitution permet de faire la part du manque
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de mourir c’est que, quelque part, on est né ; l’ordalie toxicomaniaque assène jour après jour, jusqu’à ce que mort s’en suive, cette vérité cruelle. La douleur et le risque de mourir tracent et transcendent les limites corporéo-psychiques à partir desquelles le sujet peut jouer ou jouir, jouer à jouir, jouir de jouer de sa vulnérabilité. La possibilité supplémentaire de mourir, inhérente à cette expérience, valide l’existence en aiguisant ou en éclipsant, à volonté, l’impact de la réalité ainsi que la ressource structurante mais angoissante de la temporalité. La dimension manipulatrice du questionnement narcissique essentiel se conjugue, inéluctablement, en divers modes cliniques qui s’avèrent être des modes d’emploi du manque, autour d’une problématique qui s’apparente au mystère (ce qui ne s’explique pas, à opposer à ce qui n’a pas été résolu mais pourrait l’être), autant qu’aux modes de résolution fantasmés de ce questionnement. Dès lors, le toxicomane sera parfois amené à demander du soutien pour gérer l’emballement de son fonctionnement (composante comportementale), s’il est appelé à se heurter aux contingences sociales (la loi, le manque d’argent) comme aux limites physiologiques individuelles (la nature, la composante corporelle), mais il sera beaucoup plus rarement en quête d’aide pour changer sa vie (ses composantes émotionnelles et cognitives) puisqu’il est sans cesse hors la vie (hors la loi !).
I NTRICATION PERVERSION - ADDICTION Le bondage, comme perversion de moyen tel que nous l’avons évoqué (cf. supra) admet des fioritures posturales significatives qui vont bien au-delà de simples variantes cliniques. Bondage et addictions admettent des étymologies analogues1 . Dans ce registre, contrainte, algolagnie, humiliation peuvent être, de plus, associées à de l’asphyxie érotique par strangulation (hypoxyphilie). Cette association est retrouvée dans certains jeux pervers au cours desquels le sujet se fait pendre par son partenaire. L’aquaérotisme par quasi-noyade se voit dans le même contexte et peut être associé à ce qui est ci-dessus décrit. Ces pratiques limites ne sont pas sans rapport avec le sniffing, véritable autoérotisme respiratoire qui consiste à inhaler volontairement, dans un sac en plastique, jusqu’à perte de conscience, diverses substances volatiles à effet psychotrope dans la pérennisation du comportement. Il y a des toxicomanes qui, une fois substitués, remplis, parviennent à fonctionner normalement et à se réinsérer. Il y en a d’autres qui vont continuer à fonctionner comme des toxicomanes, à détourner le produit, jouer avec les doses, ajouter d’autres psychotropes et organiser le manque. Ceci montre que c’est toujours le manque le plus important pour un toxicomane. 1. Le mot « addiction » est issu du droit romain et renvoie à l’esclavage ou la contrainte par corps en cas d’endettement. Le « bondage » (mot d’étymologie anglosaxone) renvoie à l’obligation et au servage. Le jeu trouble lié à la dette permanente comme lien étroit entre le toxicomane et son dealer illustre bien cet asservissement volontaire.
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délétère. Le sniffing appartient à la constellation des addictions. Le jeu du foulard, qui sévit aujourd’hui dans certaines cours de récréation, est du même registre, il télescope dangereusement la posture masochiste chez la victime1 avec les sensations fortes provoquées par l’hypoxie brève. Tout le sel du jeu consiste dans cette manipulation collective des limites, à sens initiatique : limites sociales (débusquer la victime dans un groupe à exclure), vitales, ordaliques. Jusqu’où aller pour jouer, jouir ou mourir ? Le jeu du foulard en microgroupe, dans les cours de récréation, a paradoxalement, une vertu socialisante puisqu’il nécessite la conjuration d’une génération se soustrayant au regard de l’adulte. Il est un jeu interdit de plus, qui va simplement un peu plus loin que fumer dans les toilettes ou s’adonner à des pratiques d’exploration érotique, qui sont devenues désuètes en raison de la masse d’information disponible sur le sujet dans les médias. Il est lui aussi2 une exploration de l’interdit mais ce qui l’individualise c’est qu’il illustre une question primordiale : qu’en est-il du souffle vital et peut-on le manipuler ? Les pathologies néonatales de strangulation par enroulement du cordon ombilical ne sont pas exceptionnelles ; à leur façon le « sniffeur » comme, le joueur du foulard ou le pendu érotique rejouent à l’envers l’expérience traumatique de la naissance (Rank, 1924), prototype de l’émergence à la vie et à sa violence intrinsèque. Rien de génital encore donc, dans cette expérience asphyxique, même si l’orgasme, parfois, est à ce prix. Par ailleurs le sniffeur, comme le pendu, dans un exhibitionnisme relatif, se « donnent à voir » au spectateur potentiel. Celui-ci est impuissant, il est replacé dans la position de ces parents confrontés à l’inquiétant spasme du sanglot3 de leur enfant. Le sniffing est un détournement de la fonction respiratoire. L’altération de la conscience qui est obtenue à ce prix, indépendamment des conséquences neurologiques à terme, va dans
1. Le jeu de la garde à vue est une autre forme de quête du risque. Quatre jeunes s’immobilisent dans la cour de l’école. Le premier qui bouge est passé à tabac par les trois autres. 2. Chaque génération invente ses jeux limites. À une époque, les très jeunes, en banlieue parisienne, s’amusaient à se faire frôler par les trains. Le but était de s’arracher au dernier moment. Certains y ont laissé leur vie, d’autre un membre. 3. Cette pathologie fonctionnelle, fréquente dans l’économie psychique de l’enfant, traduit un défaut de mentalisation, sinon de verbalisation, du conflit en jeu. Elle signe une position archaïque, pré-hypochondriaque puisque la notion de maladie et l’idée de mort, à cet âge, ne sont normalement pas encore à disposition de l’enfant. Dans l’ensemble de ces conduites (jeu du foulard, jeu de la garde à vue, violence banale dans la cour de récréation), il s’agit de mettre en exergue l’immensité de l’impuissance des éducateurs et parents, de voir quand (et si) ils vont bouger. Le syndrome de Münchausen, élaboré dans le registre pervers, est à peine plus sexué. Il rejoue, tardivement et chez la femme, une scène analogue.
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le sens d’une sensation d’ébriété décrite (Botbol, 1991) comme « érotisée et recherchée pour elle-même ». C’est M. Botbol qui le rapproche psychodynamiquement du spasme du sanglot dans sa forme cyanotique : « Dans le sniffing comme dans le spasme du sanglot, on retrouve une décharge orgastique asphyxique liée à l’inconscience et aux activités motrices aiguës de l’ivresse. »
Les états modifiés de conscience, variables dans leur cause, interviennent dans le même espace fantasmatique. Pour D. Maurer (2002), le jeu du foulard relève d’une expérience analogue à : « [...] certains états spécifiques, tels ceux provoqués par l’hypnose, la méditation, la transe, les rêves, les drogues hallucinogènes [qui] ont amené à concevoir que la conscience pourrait accéder à une sorte d’autonomie vis-à-vis du corps. Une autonomie qui deviendrait définitive au moment de la mort. »
Dans le champ socioculturel, les modalités d’exécutions par étouffement dans des sacs en plastique, pratiquées par les khmers rouges ou le supplice franquiste du garrot, participaient de cette même mise en exergue, sadique cette fois, de l’instant suprême d’agonie asphyxique. L’emmurement vivant dans les fondations d’un bâtiment que l’on voulait sacraliser ou l’enterrement vivant des condamnés sont des variantes, plus anciennes encore, de mise à mort, mais leur signification sadique archaïque objectivante paraît analogue. Les conduites addictives sexuelles ne constituent pas un sujet majeur de préoccupation en psychiatrie. Elles sont reléguées dans le champ de la sexologie (sexopathologie) mais cela semble un particularisme du système de soin français qui tend à rejeter résolument hors de la psychiatrie tout ce qui touche à la sexualité et à ses dysfonctions éventuelles. Cependant, les troubles des conduites sexuelles sont de bons indicateurs des positionnements psychiques sous-jacents. Le cas clinique ci-dessous relaté montre qu’une conduite si particulière, même s’il est parfois difficile de l’admettre comme relevant de l’anormalité, peut soutenir plusieurs niveaux de lecture et se voir rapportée à de nombreux aménagements cliniques borderlines. Vignette clinique n◦ 13 – Une bouffée délirante dérangeante Monsieur XY, âgé de 39 ans, sans antécédent psychiatrique connu, est hospitalisé en urgence, à la demande de sa femme, pour des convictions délirantes anxiogènes accompagnées d’une culpabilisation intense faisant redouter le suicide, le tout évoluant depuis quelques jours. À l’observation, Monsieur XY se montre en effet sombre et préoccupé. Il dit qu’il n’arrive plus à se consacrer à son travail, qui nécessite une grande minutie et dans lequel il est habituellement performant, parce qu’il pense être le père d’un
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enfant anormal qu’il aurait délaissé depuis plusieurs années, et que cela le trouble. Il refuse tout contact charnel à son épouse, ce qui est chez lui très inhabituel. La logique de son délire est la suivante : le patient s’auto-accuse publiquement, avec force, de coucher régulièrement, compulsivement, avec toutes femmes de rencontre, prostituées comprises. Il se pourrait donc que, parmi ces innombrables partenaires, l’une d’entre elles soit une sœur inconnue (il n’y pas de notion vérifiable d’une telle éventualité car sa famille d’origine n’est pas recomposée). Il l’aurait involontairement mise enceinte par absence de précaution (bien qu’il utilise des préservatifs, selon ses dires, avec ses conquêtes et avec les prostituées). De cet adultère consanguin, involontairement incestueux, serait né un enfant. Celui-ci serait forcément mal formé en raison de la consanguinité de ses géniteurs. Sa mère/sœur du père aurait caché son existence par pudeur, ignorance ou malveillance. En conséquence Monsieur XY estime faillir à son devoir de père en ne recherchant pas cet enfant pour l’aider. On peut imaginer la stupeur de son épouse et de sa famille car, marié depuis plus de dix ans, père de plusieurs enfants, considéré par son entourage comme un gros travailleur et un époux modèle, monsieur XY n’avait jamais laissé suspecter son infidélité chronique. Sous traitement antipsychotique et avec du repos, les convictions délirantes se tarirent rapidement tandis que se précisait un tableau plus évocateur de dépression d’épuisement (avec culpabilité vis-à-vis de la qualité de son travail) : pessimisme, insomnie par éveil nocturne précoce, rumination intellectuelle, voire état mixte maniaco-dépressif compte tenu de la tonalité expansive et délirante des premières heures.
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Cette thématique délirante apparaissait comme un épiphénomène psychotique, transitoire, en rupture avec un habitus sociopsychique proche d’un positionnement obsessionnel et méticuleux, bien compensé jusque-là, productif du point de vue professionnel. À distance de l’épisode et après recoupements délicats par son épouse, il se confirma que le patient était, en fait, un véritable « sex addicteur », insatisfait physiologiquement et psychologiquement par les deux à trois rapports quotidiens imposés à son épouse consentante, auxquels il ajoutait régulièrement, un à deux rapports avec des clientes et, la nuit, (puisqu’il sortait régulièrement vers 22 heures « pour aller acheter des cigarettes » et ne rentrait qu’à deux heures du matin sans que son épouse ne s’en inquiète puisqu’elle dormait), quelques rapports tarifés avec des habituées. Monsieur XY avait réussi, jusque-là, à mener de front deux vies parallèles : celle d’un gros travailleur, bon père et bon époux, et celle d’un obsédé sexuel, reconnu dans tout le canton par les prostituées et les clientes de son commerce florissant. Cette sex addiction, dont le patient n’avait jusqu’alors jamais souffert, ne s’accompagnait d’aucune paraphilie, d’aucune demande particulière ou perverse à ses partenaires. Les rapports se résumaient à un strict minimum qualitatif du point de vue des préliminaires. Seule la quantité d’actes nécessaire à son apaisement pulsionnel relatif, associée à l’aspect désespéré et compulsif de cette quête sexuelle rattachait celle-ci aux sex addictions.
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En fait, la bouffée délirante sanctionnait bruyamment une période de débordements et de fuite en avant, au cours de laquelle le patient commençait à ne plus pouvoir supporter ce mode de fonctionnement sexuel obscur et les mensonges itératifs que celui-ci impliquait. Il se sentait pris dans un engrenage devenu incontrôlable. Il ne savait pas comment s’arrêter ni comment avouer à son épouse ce qu’il lui faisait depuis des années. C’est l’irruption de la culpabilité dans son mode d’être qui avait déclenché le délire. Si ce patient n’avait brutalement déliré, et n’était-ce pas là finalement le sens du délire, il aurait pu (du) continuer longtemps ce fonctionnement clivé, par certains aspects proches de celui d’une « double personnalité », et conserver un équilibre de plus en plus intenable entre sa réalité professionnelle et conjugale et son univers sexuel forcené, insatiable. Le thème de la culpabilité, même décentré sur cet enfant mal formé imaginaire, l’autorisait, pour partie, à se libérer de sa culpabilité conjugale. Dans l’efflorescence du délire, il pouvait formuler, indirectement, un aveu délicat, avec la circonstance atténuante de la maladie mentale, le clivage comme mécanisme défensif ayant ses limites ! Monsieur XY ne se culpabilisait pas de tromper son épouse. Il n’avait d’ailleurs pas conscience de le faire. Il se culpabilisait de ne pas s’occuper de cet enfant virtuel, à la fois stigmate et sanction de sa faute, lui qui n’avait pas le temps matériel de s’occuper de ses enfants réels, en raison de son travail astreignant. À peine élaborée dans le réel, la culpabilité avait été décalée, détournée sur un objet imaginaire, né dans son inconscient, cet enfant infirme. Cet aveu délirant et tonitruant recoupe ce qui se rencontre dans certains états maniaques, qui sont l’occasion, pour le patient, de verbaliser des choses indicibles, de les dire sans les dire puisque l’entourage ciblé peut « choisir » de mettre cela sur le compte du délire, de dire donc sans faire exploser le système, et de pouvoir éventuellement se rétracter par la suite. Ce processus mental au cours d’un moment second n’est pas de l’ordre de la manipulation car il reste totalement inconscient dans ses mécanismes et incontrôlable. Il émerge dans un instant fécond au cours duquel quelque chose de l’inconscient affleure sous une forme ou une autre et reste à décrypter parfois. Tout se passe comme si une soupape évacuait brutalement une pression psychique devenue trop intense. On peut se demander si la tentative d’abstinence (abstinence extraconjugale s’entend) précédant l’éclosion de la bouffée délirante et le refus de toucher son épouse durant cette période, relevaient des prémisses et du contenu du délire ou d’une névrotisation fonctionnelle analogue à un sentiment dépressif du postcoïtum immédiat. Ce sentiment de malaise passager souvent décrit en sexologie dans les suites immédiates de l’acte normal ou paraphilique. Lorsque le délire fut tari et l’épisode dépressif suspendu, neutralisé par le traitement psychotrope, l’inévitable confrontation à la réalité conjugale eut lieu, en milieu neutre, hospitalier. Monsieur XY, ayant évacué l’enfant
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mal formé comme prétexte à sa culpabilisation, ne put formuler aucune culpabilité quant à son fonctionnement conjugal. Selon un mode quelque peu projectif, incapable de se remettre en question du point de vue de la morale et renouant avec le clivage complet de sa pensée et de ses affects, il « chargea » son épouse, l’accusant, avec véhémence, de ne pas assez s’occuper de lui du point de vue sexuel, ce qui l’obligeait à recourir à d’autres partenaires. La crise conjugale était appelée à perdurer. Une grande variabilité clinique est constatée sur peu de temps chez ce patient. Bouffée délirante aiguë, sex addiction, état mixte maniaco-dépressif, personnalité de base d’apparence obsessionnelle. Tout ceci évoque une organisation borderline de la personnalité, brutalement décompensée sur un mode pseudo-psychotique mais récupérée, par la suite, sur un mode à composante perverse, alexithymique, peu accessible au changement puisque la souffrance intellectuelle étant évacuée, la souffrance du couple ne pouvait plus être abordée. La sex addiction chez la femme, ou messalinisme (en référence à l’impératrice romaine qui, selon la légende, était une grande débauchée), est à différencier d’un donjuanisme féminin dont la composante serait plus hystérique, donc névrotique, à travers le besoin de plaire et de séduire. Cliniquement, les femmes messalinistes, ne résistent pas aux avances des hommes, qui se montrent sensibles, par ailleurs, aux messages d’ouverture dispensés par leur attitude (ou peut-être par leurs phérormones !). Elles-mêmes ne font pas toujours ouvertement d’avance, mais elles répondent aussitôt aux moindres sollicitations, sans pouvoir mettre d’espace ou de latence entre l’idée et l’action, entre le fantasme et le passage à l’acte. Ainsi répétés, les actes sexuels les comblent physiquement mais ils ne les rassurent pas sur leur capacité de séduction1 puisqu’elles sont amputées du fantasme. Ils les confortent, au contraire, dans leur mauvaise opinion d’elles-mêmes en tant que femmes ne pouvant résister à la tentation, ce qui renoue avec le mythe d’Ève. Contrairement aux hommes, qui puisent dans la multiplicité un renforcement narcissique certes superficiel, ces femmes ne vivent pas leurs multiples conquêtes comme autant d’événements pouvant les narcissiser, mais les collectionnent comme des confirmations supplémentaires qu’elles ne sont bonnes qu’à cela, et donc bonnes à rien. Elles semblent ne retenir de ces expériences que le temps de la rupture et de la souffrance qu’elles provoquent au besoin, ce qui est commun aux abandonniques telles que
1. La séduction comme mode relationnel est à composante névrotique puisque faisant référence au désir d’autrui. L’apport de la notion d’obsession est également à prendre en compte. On retrouve la signification première de l’obsession sexuelle telle qu’entendue par le sens commun. Dans ce cadre, l’idéation sexuelle envahit progressivement les champs émotionnel et intellectuel du sujet jusqu’à sa mise en acte impulsive, éventuellement secondairement culpabilisée, et qui ne résout les tensions libidinales que transitoirement.
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ci-dessus décrites. Elles oublient la « lune de miel » de la parade de séduction au profit de la mise en échec de leur relation. Vignette clinique n◦ 14 – Une femme facile Madame X., âgée d’une trentaine d’années nous consulte pour une suspicion de stérilité à composante psychique. C’est le gynécologue du couple, confronté à des résultats d’examens normaux chez les deux partenaires, qui lui a conseillé de faire une psychothérapie. Mariée depuis une dizaine d’années, elle a une vie sexuelle conjugale intense ; son mari étant, selon elle un partenaire hors pairs et leurs fantasmes étant complémentaires. Mais le couple, par ailleurs très religieux, ne peut avoir d’enfant et ne se résout pas à l’adoption. Dans ce contexte frustrant se sont installées des divergences relationnelles croissantes. Le mari est psychorigide, il montre peu ses sentiments, comme s’il en avait honte, madame X. voudrait qu’il lui dise qu’il l’aime. Comme souvent, madame X, commence sa psychothérapie en évoquant son enfance. Le couple parental était un couple anticonventionnel, le père était fils de métayers employés au château et sa mère issue de la petite noblesse terrienne. Le mariage fut un passage à l’acte, coupant sa mère de ses parents. Il fut décidé précipitamment parce que la jeune femme était tombée enceinte. Très vite, tandis que les naissances se succédaient, les rapports se gâtèrent dans le jeune couple. Le père, alcoolique, se montrant violent et parfois extrêmement grossier. Madame X. se souvient de scènes d’ivresses aiguës au cours desquelles son père exhibait ses parties génitales et injuriait sa mère. Mais le couple tint bon malgré tout. Les filles issues de ce couple ont toutes, à un moment ou à un autre de leurs existences, présenté des états dépressifs ; aucune n’a réussi à être pleinement heureuse dans sa vie. Madame X. en veut à sa mère d’avoir supporté tout cela, pourtant elle aime ses parents, y compris son père. Aucun passage à l’acte incestueux n’a jamais eu lieu. Durant cette période de psychothérapie, madame X. apprend son infortune. Son mari, véritable sex addicteur, la trompe depuis près d’un an avec une fille de vingt ans. Après une crise conjugale intense, et au prix d’une thérapie conjugale effectuée avec un autre thérapeute, le couple repart ; le mari a quitté son amante. Mais madame X. reste fragilisée par cet événement. Devenue clairement dépressive, elle se surprend à augmenter sa consommation d’alcool, le soir, en rentrant du travail. Elle prend des tranquillisants, en abuse parfois, ce qui occasionne des états de désinhibition et favorise les disputes dans le couple. Il n’est plus question de faire un enfant et la psychothérapie se fixe d’autres objectifs. L’entente sexuelle dans le couple reste cependant excellente. Peu après, elle apprend qu’une de ses sœurs, au cours d’une dispute conjugale alors qu’elle était alcoolisée, a tué son mari, lui-même alcoolique et violent. Le choc fut rude car madame X. a conscience qu’elle pourrait faire la même chose dans ses moments d’ivresse. Un an plus tard, madame X. se rend compte que son mari a rechuté ; il la trompe à nouveau avec une autre femme. Elle demande le divorce, ce qui remet douloureusement en question ses certitudes religieuses. À partir de là, elle va multiplier les aventures, ne parvenant pas à « dire non ». Elle en arrive
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à avoir cinq partenaires différents dans la semaine, ce qui la met d’autant plus en danger qu’elle ne prend pas de précaution. Ce succès ne la comble pas. Bien au contraire, elle s’en culpabilise est se considère comme une fille facile. Elle s’en veut et pense au suicide. Elle ne comprend pas pourquoi elle attire les hommes. Elle se trouve moche. Ces passages à l’acte sont stéréotypés : elle répond sans délai aux avances des hommes, dans tous lieux. Elle y trouve son compte du point de vue sexuel mais en vient très vite à mépriser ces hommes, mariés pour la plupart. Même lorsqu’elle tombe sur des hommes intellectuellement intéressants et libres, elle se débrouille pour les quitter et se retrouver seule le soir car, pendant ce temps, le mari déserte le domicile conjugal. En fait, au cours de la thérapie, elle pourra exprimer le fait que si elle multiplie les aventures, c’est pour voir les hommes nus, et surtout leurs parties génitales. Elle ne parvient jamais à les considérer comme des êtres « entiers », des sujets. Elle trouve une certaine jouissance à les tronçonner ainsi dans son fantasme. Après une interprétation sur la répétition des scènes au cours desquelles son père s’exhibait, elle prit conscience d’une signification de cet ordre dans cette conduite.
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Après quelques mois d’errance sexuelle sans protection, elle tomba enceinte. Elle, qui avait initialement consulté pour stérilité du couple, comme rassurée, se décida vite à demander une interruption volontaire de grossesse, le père potentiel ne lui convenant pas. Après coup, et un dernier passage dépressif empreint de culpabilisation, elle reprit le dessus, plus confiante en elle. Au bout de quelques semaines, elle parvint à faire la différence entre des amants de passages, avec qui elle se protégeait désormais, et avec les hommes dont elle pourrait être bien. Depuis, elle a trouvé un équilibre avec un homme libre avec qui elle voudrait se stabiliser et quelques aventures « pour l’hygiène ».
Chez les femmes ainsi déstabilisées dans leur estime de soi, la prostitution est une voie d’échouage toute tracée, pour peu qu’un homme sans scrupule jouant de leur culpabilité et de leur faiblesse moïque, profitant de leur quête effrénée d’une reconnaissance outrepassant celle du sexe, se pose en sauveur... puis en proxénète. On est dans une forme de sex addiction puisque la temporalité existentielle est celle de l’addiction : un bref instant comblé, à renouveler sans cesse, suivi d’une longue période de vide, de manque, de craving et de culpabilisation. Mais la différence est flagrante avec la sex addiction masculine. Leur capacité de fantasmatisation reste normale même si des tendances masochistes s’expriment plus facilement. La comorbidité avec l’alcoolisme et d’autres addictions dures (pouvant jouer par ailleurs un rôle facilitateur et désinhibiteur), ou avec une dépression anaclitique, est la règle. Tombées dans la prostitution, ces femmes s’efforcent de survivre par la dissociation de l’acte charnel d’avec les sentiments mais elles en arrivent à ne plus croire en leurs sentiments et en leurs émotions. Ainsi elles peuvent, à travers leur métier, accepter des fonctionnements déshumanisés et aliénants : de « l’abattage » aux rapports sadomasochistes avec leurs clients.
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Cette disposition d’esprit, extrêmement carencée du point de vue du narcissisme, se conjugue psychosociologiquement avec des facteurs exogènes de déréalisation (violence ou intimidation, prise de drogue pour accepter leur condition, prostitution pour payer leur drogue, fournie, par ailleurs, par le proxénète qui devient dealer). Elle nourrit le mépris, puis l’indifférence mortifère, qu’elles affichent pour leur identité de femme ou pour le client. Comme dans la vignette clinique n◦ 14, l’homme n’est pas vécu comme un partenaire « entier » mais comme un morceau de chair à animer, méprisable au fond. Là encore, le tableau clinique dépasse la comorbidité pour trouver une unité structurale. Cette unité structurale est encore plus claire lorsque l’on effectue une approche psycho-socio-clinique croisée des addictions et des perversions Cliniquement polymorphes, les déviances sexuelles s’agrègent en une nébuleuse de pratiques. Celles-ci sont, en outre, évolutives du point de vue de leur acceptation et de leur visibilité ; c’est un phénomène sociologique. L’unité de leurs soubassements structuraux n’est pas évidente à admettre. Tandis que Thanatos y triomphe souvent et impose son aura morbide à l’interrelation, Éros se montre toujours bien pâle dans les perversions. De plus, si la déviance sexuelle est depuis longtemps cernée dans ses contours et ses implications, la déviance relationnelle détermine maintenant un nouveau champ d’intervention réparatrice. La psychiatrie (Hirigoyen, 1998), la victimologie et la médecine du travail, après le droit, se trouvent convoquées depuis peu, pour devoir prendre en charge le harcèlement professionnel et la perversion institutionnelle1 , deux modalités interrelationnelles éternelles. À ces perversions socialisées (à coloration non directement sexuelle), font écho de nouvelles addictions, elles aussi socialisées : le workaholism (addiction au travail) (Signoret, Deschamps, 2002), le jeu pathologique, l’escroquerie pathologique et, peut-être même les troubles obsessionnels compulsifs, s’ils sont conçus comme équivalents d’une addiction anxiolytique aux rites capables de juguler l’idée obsédante. Le pouvoir peut être aussi envisagé comme une addiction : il corrompt le sujet qui le possède, du point de vue de la morale, et il interfère dans ses relations avec son entourage. Il y a des individus addictifs au pouvoir et, là aussi, ce sont les avatars du narcissisme qui sont en cause. La perversion est aussi (sinon principalement) un phénomène social, dans la mesure où les aléas contextuels font considérer ou pas, comme perverse, une conduite donnée. En ce sens, des conduites sexuelles longtemps admises comme « normales », car usuelles, peuvent se voir propulsées dans le champ de la perversion, du « hors normes » ; des conduites, jusque-là définies comme perverses, peuvent entrer dans la norme. 1. C’était jadis du rôle du psychologue institutionnel, en méta-statut par rapport aux équipes, que de traiter les dérives institutionnelles. Ce rôle « de luxe » a longtemps supplanté la dimension psychothérapique de leur fonction.
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De plus, l’ethnopsychiatrie nous apprend qu’un même comportement peut se voir simultanément considéré comme déviant ou normal selon la culture et sanctionné en conséquence. La lapidation des femmes adultères (et pas de l’homme) ou le viol comme réparation d’un dommage dans certains pays soumis à la charia, en sont des exemples. Là encore, il faut faire la part des tabous enfreints par le passage à l’acte reproché et des bénéfices pour la caste dirigeante (les hommes en l’occurrence) à pérenniser les choses de ce point de vue. En France, par exemple, la charnière des siècles et les incertitudes géopolitiques ont été l’occasion d’un gain de visibilité de l’échangisme (Houellebecq) et du sadomasochisme. Promue pratique de l’élite intellectuelle, ceci normalise relativement ces pratiques immémoriales qui appartenaient, il y a peu, à la clandestinité et à l’intime. Là encore, c’est la littérature, comme pour le sadisme et le masochisme, qui a frayé le chemin. Parlera-t-on un jour d’« houellbecquisme » ? Les addictions sont, elles aussi, évolutives. Chaque année, l’actualité met en exergue de nouvelles conduites et l’usage de nouveaux produits avec, là aussi, des effets de mode et de visibilité sociale. Les mentalités évoluent et le regard de la société sur les produits est fonction de cette évolution. Tout est possible. De la prohibition de l’alcool (Etats-Unis dans les années vingt) à la légalisation du cannabis, du qat banalisé au Moyen-Orient au tabac maintenant pourchassé en Europe, on voit que le contexte social varie. Du point de vue de l’addictologie psychopathologique, ce qui est important à considérer est la potentialité d’un tel produit toxique à induire linéairement une relation particulière, antinaturelle, du sujet au monde, un effet primaire que l’individu recherche : excitation, tachypsychie, sentiment de bien être, de toute puissance, hallucination, confuso-ébriété, sans parler de l’effet placebo... Les différentes classifications en vigueur rendent compte des effets attendus par le toxicomane-consommateur (Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002). La composante ordalique (Le Breton, 1991) s’ajoute à certaines de ces conduites addictives ce qui évoque une convergence de plus avec les perversions et l’état-limite « physiologique » qu’est l’adolescence. À titre d’exemple, la conduite ordalique la plus claire, le jeu de la roulette russe, est-elle une déviance sexuelle ou une toxicomanie ? Qu’en est-il des rodéos en banlieue, de la conduite en état d’ivresse ou sous amphétamine, de la prise de risque en voiture (cf. le film Crash)1 ? La notion de conduite à risque dans la toxicomanie est symétrique de l’ordalie sexuelle : le fist fucking (à dimension masochiste), le plombage à dimension sadique sont des exemples d’ordalie sexuelle. On note, plus banalement, l’augmentation conjointe du taux de rapports sexuels non
1. Crash, film de David Cronenberg, États-Unis, 1990.
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protégés et d’injection de drogue à l’aide de seringues souillées chez certains adolescents. L’usage compulsif et non maîtrisable par les adolescents de vidéo pornographiques fait qu’on a pu parler de porno-addiction. Ceci détermine une nouvelle déviance, intermédiaire entre perversion et addiction. Les tournantes, qui se multiplient dans certains quartiers, découlent d’une norme sexuelle déviée, faite de violence banalisée et d’objectalisation manifeste de la femme. Si une fille plaît, il paraît inconcevable de différer l’acte sexuel ou de simplement tenir compte de la notion de consentement. Le mouvement « Ni putes, ni soumises » (2003) s’est créé en France en réaction à cette montée de l’objectalisation en provenance d’adolescents, eux-mêmes sévèrement objectalisés par leur absence de perspective dans la société. Ces dérapages comportementaux sont favorisés par des addictions diverses. De plus, celles-ci abaissent les capacités de discernement de ces adolescents à la dérive. Ces dérapages expriment la violence fondamentale régnant dans les cités, associée une virtualisation croissante des rapports interhumains et, parfois, à une érotisation trouble de la mort et de la violence. Un jeune qui immole « par jeu » la jeune fille qui s’était refusée à lui ou l’individu qui a volontairement brûlé deux passantes inconnues de lui (région parisienne, 2002) sont-ils des pyromanes, des pervers ? Rejouent-ils, de façon irresponsable, ce qu’ils ont pu apercevoir à la télévision ou expérimenter sur des jeux vidéos, sans faire la part des choses entre fantasmes et réalité ? Ces actes fous reflètent, en tout cas, la perte des repères élémentaires fondant les rapports sociaux. Un autre lien se tisse entre produit déviant et sexualité déviante. Le GHB (acide gammahydroxybutyrique) appelé « drogue du viol » est un produit actif, qui a pour but, non pas de produire un effet attendu sur son usager – qui n’est pas son utilisateur (celui qui l’utilise) – mais d’agir sur la victime, partenaire sexuelle désirée mais non consentante. Celle-ci, trompée, va l’absorber à son insu, ce qui va abaisser ses capacités de défense et la rendre suggestible et soumise. Elle en sera plus facilement violée. Elle conservera, en outre, une amnésie focale post-viol. « L’induction programmée d’une telle parenthèse temporelle, hors le cours de l’histoire, au cours de laquelle toutes normes sociales seraient vaines ou soumises aux fantasmes du maître, appartient aux perversions comme aux toxicomanies (le flash) [...] Manipulation, dissymétrie relationnelle, perversion, ces termes montrent donc que le GHB explore autant le champ de la perversion que celui de l’addiction. » (Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002)
Dans les sex addictions, on peut parler cliniquement de craving (la recherche compulsive du partenaire) de sexualité, bien que celle-ci soit peu génitalisée et habituellement pauvre en fantasmes, mais aussi de tolérance et d’accoutumance. Celle-ci entraîne la nécessité d’augmenter le nombre de rapports, ce qui définit une addiction.
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Le harcèlement scatologique téléphonique se traduit cliniquement par une fixation sur une victime-cible, une femme essentiellement. La victime est souvent unique ou préférentielle mais il peut y avoir une succession de victimes dans une carrière de harceleur. Elle peut être choisie au hasard sur un annuaire ou avoir fait l’objet d’un véritable pistage préalable destiné à obtenir ses coordonnées téléphoniques, elle peut avoir été choisie en raison d’une particularité physique (une blonde) ou sociale (une veuve). Les harceleurs sont presque exclusivement des hommes. Au cours des contacts téléphoniques répétitifs, le sujet impose systématiquement à son interlocutrice des mots jaculatoires, obscènes, insultants ou menaçants. Il n’hésite pas à rappeler sa victime si elle raccroche et souvent il conclut ses propos par une masturbation. Le but de ces appels est d’obtenir une excitation sexuelle. C’est cet ensemble, stéréotypé dans son déroulement, qui propulse les victimes de tels agissements dans une atmosphère de terreur et d’insécurité permanente. Cette conduite se situe une fois encore à la lisière de la paraphilie et de l’addiction mais elle peut nouer des liens avec d’autres sphères pathologiques :
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– l’érotomanie, dans le sens où le harceleur se ressent parfois autorisé à agir de la sorte à la suite de ce qu’il estime être une avance de la part de « cette femme » ; – les obsessions, dans la mesure où il peut être amené à lutter, en vain, contre son passage à l’acte ; – la dépression et les addictions en général. Mais la comorbidité avec les autres perversions, d’objet ou de moyen, est la plus éloquente : Sur une cohorte de 561 paraphiles non incarcérés, G. G. Abel et al. (1988) identifièrent 3 % de scatologistes téléphoniques, soit 19 sujets, et parmi eux, 63 % de ces hommes étaient aussi exhibitionnistes, 21 % frotteurs, 16 % avaient des traits pédophiles et 26 % avaient présenté des gestes incestueux vis-à-vis d’enfants de sexe féminin. Parmi ces patients, 60 % admettaient avoir des tendances au travestisme et 21 % des pratiques sexuelles sadiques. Mais aucun ne présentait de comorbidité fétichiste ou masochiste sexuelle. 15 % des voyeurs (autre pulsion intrusive) avaient pratiqué le harcèlement téléphonique scatologique. Un seul des 19 scatologistes n’avait aucune comorbidité paraphilique connue. J. M. Bradford et al. (1995), dans une autre enquête portant sur 274 hommes ayant des comportements sexuels évalués du point de vue médico-légal, retrouvèrent 21 % de sujets admettant pratiquer le harcèlement scatologique téléphonique. 47 patients furent préférentiellement diagnostiqués comme des harceleurs téléphoniques pathologiques. Parmi eux, 62,2 % furent diagnostiqués comme également voyeurs, et 46 % comme frotteurs. 27 % présentaient une pédophilie hétérosexuelle et 24,3 % une pédophilie homosexuelle.
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E. B. Saunders et G. A. Awad (1991) étudiant 19 adolescents de sexe masculin, violeurs, les trouvèrent significativement engagés dans des comportements de harcèlement scatologique téléphonique et d’exhibitionnisme. R. K. Ressler et al. (1986), dans une étude portant sur 36 meurtriers ayant, au préalable, enlevé et mutilé leurs victimes, retrouvèrent 22 % de harceleurs scatologiques téléphoniques. Du point de vue psychopathologique, ce comportement trace plusieurs pistes non contradictoires eu égard à la problématique du narcissisme et de ses aménagements fluctuants. – Dans le harcèlement scatologique téléphonique, les obscénités livrées parlent pour partie de l’intimité agressive du sujet, de ses fantasmes et de ses préoccupations. En ce sens, cette conduite constituerait une sorte de négatif de l’exhibitionnisme (conduite au cours de laquelle l’agressivité est paradoxalement agie passivement et est « donnée à voir »). Ainsi, exhibitionnisme et harcèlement scatologique téléphonique s’étayent sur le même socle pervers. – Les obscénités réalisent une agression sexuelle de la victime et sont l’expression de la rage archaïque et de la haine borderline. La fantasmatisation et la mentalisation de la peur de leur victime imaginée sans défense (équivalent de nudité) apportent au harceleur une jouissance sexuelle certaine, il peut se masturber et/ou tenter d’apercevoir sa victime pendant l’appel. Dans ces circonstances, il y a donc aussi du voyeurisme dans l’acte. D’autre part, certains auteurs (Silverman, 1982) considèrent le téléphone comme un équivalent phallique ; couper la communication renverrait alors à d’autres fantasmes ! Les harceleurs téléphoniques scatologiques sont décrits par les experts comme immatures et carencés du point de vue de l’estime de soi. À travers leur geste, ils quêtent ainsi une réponse de la part de leur interlocutrice. Celle-ci, par ses réactions et sa peur, leur répond involontairement et les rassure sur leur existence (ils sont entendus et ils sont craints, donc ils sont). Le harcèlement scatologique téléphonique peut être appréhendé comme une conduite de réassurance face à l’angoisse de castration. Si leur victime a peur d’eux, c’est qu’ils ont une certaine puissance. – L’usage du téléphone (ou de l’Internet) combine une emprise sadique, une distanciation dématérialisante procurée par l’anonymat et une troublante proximité-intimité avec la victime, autorisant le pervers à aller jusqu’au bout de sa perversion (Bourgeois, 1991). Le contact téléphonique favorise une pseudo-intimité, de fantasme à fantasme, sans passer par le corps à corps. Le harceleur peut rompre cette intimité à tout moment et croire ainsi la maîtriser. Mais elle est virtuelle et de toute façon hypercontrôlée puisque la police a désormais le moyen de localiser, dans le temps et l’espace, la plupart des appels ou des e-mails. Cette pratique porte en germe ce qui se retrouve au cours de tous les détournements sexopathiques et psychopathiques de technologies
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modernes, abondant systématiquement dans une logique de sélection perverse : l’usage du minitel ou de l’Internet, du chat et des e-mails, ainsi que des jeux vidéo, offrent à chacun la possibilité d’aller jusqu’au bout de ses fantasmes au risque parfois que la réalité face intrusion, et frustre irrémédiablement le sujet dans son rapport pathologique au réel. C’est le sens de certains passages à l’acte clastiques retrouvés lors de rencontres, commencées sur Internet et débouchant sur un rendez-vous réel qui ne sera jamais à la hauteur des espérances et des fantasmes, et engendrera souvent de surcroît, une culpabilisation intense, donc une agressivité. En 2001-20021 , un sadique allemand avait recruté une victime sur Internet. Il avait explicitement évoqué dans un groupe de discussion ce qu’il proposait comme sévices (manger sa victime). Il s’est trouvé un homme pour accepter d’être partenaire de ce fantasme, d’être tué et partiellement mangé.
L A PSYCHODÉPENDANCE DANS L’ ENGAGEMENT
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RELIGIEUX ET LES PHÉNOMÈNES SECTAIRES Sans discernement, toute croyance (religieuse ou pas) peut être érigée en des systèmes si cohérents et redondants du point de vue socioculturel, qu’ils sont difficiles à mettre en cause. Du temps où la religion était l’opium du peuple (Marx, 1844) et l’un des piliers fondamentaux de la société, il fallait une force de conviction déviante individuelle peu commune, au risque du rejet social, pour oser s’en détacher, jeter un regard critique et dissident sur ce phénomène d’illusion collective, envisager d’autres alternatives spirituelles. La religion était un des ciments de la collectivité. Elle participait à l’élaboration d’un moi collectif et, sans doute, aussi du narcissisme collectif. De nos jours en Occident, la religion reste un facteur résiduel de cohésion sociale par affiliation, une valeur refuge en temps de troubles, un idéal de vie rassurant et structurant pour certains. Dans ce contexte, si certains individus s’y plongent toujours, ce sont désormais eux les déviants, par rapport à une norme sociale et statistique devenue individualiste et matérialiste, tandis que d’autres religions ont pris le relais (argent, sport...). L’entrée en religion, par sa dimension totale et rédemptrice, peut constituer par elle-même, et dans des conditions non généralisables, un faux self efficace, capable de sublimer un temps, et de remplir, un moi fragilisé. Par ailleurs, la prévalence supposée de la pédophilie dans l’Église, récemment mise en exergue par une accumulation d’affaires médiatisées, n’est que la partie visible de la question. Cette prévalence ne saurait être considérée comme totalement fortuite. 1. L’affaire s’est déroulée à Rothenburg. Elle a été relatée dans la presse internationale le 12 décembre 2002.
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En fait, l’échec suturant de tels engagements spirituels, qui faisaient imparfaitement écran à un trouble identitaire personnel et sexuel patent, à l’origine de l’engagement spirituel colmatant, peut laisser la place à des dérives déviantes (Geraud, 1943)1 . L’immersion dans un système sectaire, si elle peut être, initialement, la manifestation d’une recherche personnelle, s’impose par son intensité et son imperméabilité à la réalité comme une forme particulière de psychodépendance pouvant aller jusqu’au sacrifice : sacrifice financier souvent, sacrifice existentiel et soumission sexuelle, voire sacrifice de sa vie2 . L’engagement sectaire immerge sa victime dans un monde total, comme celui dénoncé par E. Goffman (1968) à propos de la psychiatrie. Dans ce monde sans faille, la soumission consentie aux quelques règles édictées par le leader ou le gourou suffit à garantir une cohérence existentielle. Tout ce qui n’entre pas dans le cadre autorisé se voit irrémédiablement exocyté. La sortie du système ne peut se concevoir que dans la rupture. Les choses sont simples, car le déni et le clivage à l’œuvre empêchent la dialectisation des contradictions, ainsi que l’émergence des paradoxes existentiels fondant l’évolution critique ordinaire d’un individu. Communautarisme opposé au pluralisme, dissidence, différence ou divergence avec un adversaire désigné, deviennent les facteurs de cohésion interne du groupe ainsi formé, dans la mesure où il s’impose en un contre-modèle dessinant, en retour, les contours de ce qui est autorisé par le chef. Le monde (re)devient clair, car manichéen. Le bien et le mal ne sont pas discutables, la voie, à la fois contenue et contenant, est tracée. Ce type de paramonde artificiel favorise la mise en place d’une géographie mentale extrêmement balisée. Il recueille facilement en son sein des individus étant préalablement passés à l’acte, ou non, dans le champ de l’addiction car il ne les change pas de registre. Il s’adresse plus
1. La question s’est très tôt posée à l’Église qui différencie : 1. L’obsession sexuelle, souvent imbriquée avec le scrupule dans une personnalité psychasthénique mais « qui cède généralement à une sage dérivation spirituelle et physique ». Elle n’est qu’une contre-indication relative. 2. Les perversions acquises dues à un défaut dans l’éducation, où les sentiments moraux sont faussés plus qu’abolis. Elles peuvent bénéficier d’une chance « d’une sorte d’orthopédie morale (orthophrénie) ». 3. Les perversions dues à l’obsession sexuelle qui sont des contre-indications formelles « un pervers constitutionnel n’arrive pas au grand séminaire. Il est filtré au collège ou au petit séminaire » : 5 temps successifs sont décrits : « 1◦ Cause déclenchante : il s’agit souvent de la présence d’un enfant ; 2◦ Lutte morale : la conscience est partagée entre le bien à poursuivre, le mal à éviter. C’est la tentation ; 3◦ Acte délictueux : le pervers succombe toujours à la tentation. En l’espèce, il y aura attentat à la pudeur sur l’enfant ou masturbation ; 4◦ Apaisement : le pervers a un moment de réelle euphorie ; 5◦ Scrupules : à l’euphorie passagère font suite les scrupules. » J. Geraud (1943, p. 97-98). 2. L’exemple le plus significatif à ce jour, reste celui du suicide collectif imposé dans sa secte par Jim Jones, au Guyana, qui fit 914 morts (1978).
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généralement à des sujets en grande souffrance et en état de fragilité mentale : psychotiques délirants ou carencés majeurs y trouvent parfois un lieu d’asile, troquant une aliénation pour une autre. Les communautés des années soixante-dix se sont parfois construites « contre » le pouvoir psychiatrique, considéré à cette époque comme le prototype de tous les pouvoirs aliénants, mais, tandis que le monde de la psychiatrie hospitalière tentait de sortir de ce schéma, à travers notamment la politique de secteur, ces communautés alternatives n’ont fait que dupliquer, à leur échelle, les caricatures de pouvoir qu’elles se proposaient de dénoncer. Dans les sectes, il existe des mécanismes de conditionnement opérant simples et terriblement efficaces par leur répétition litanique. Celle-ci est associée à l’absence d’alternative affective, intellectuelle ou spirituelle, excluant les métarègles issues du droit commun pouvant trianguler les inévitables déséquilibres et contradictions que le sujet pourrait ressentir à un moment quelconque de sa plongée dans l’univers sectaire. Véritables lavages de cerveau, ces processus engagent leurs victimes dans un fonctionnement proche de l’addiction par ses implications psychodynamiques profondes. Ces processus sont maintenant mis à plat, dénoncés. Une réflexion de la collectivité est en cours pour tenter d’y mettre des limites (Abgraal, 1996), sans pour autant vouloir tout normaliser. Dans ces sectes, les carences narcissiques individuelles se voient cautérisées, au fer rouge, par l’instauration totalitaire d’un narcissisme collectif fort, dévorant, émanation directe du narcissisme tentaculaire et sans limite externe du gourou. Il s’agit d’un exemple de faux self collectif, remplissant plus ou moins solidement, le moi lacunaire de chacun des individus du groupe, devenu protubérance pathogène du moi du chef et soumis au seul et défaillant surmoi de ce dernier. Il y a quelques années, en Europe, une association privée s’était spécialisée dans l’aide aux toxicomanes héroïnomanes. Les résultats spectaculaires qu’elle affichait quant à l’abstinence avérée des patients qui lui étaient confiés, furent rapidement contrebalancés par la dérive sectaire de la structure, objectivée par des plaintes multiples puis des inspections sanitaires. En fait, les toxicomanes avaient substitué une dépendance à une autre ; ils étaient totalement pris en charge par le groupe, tout au long du processus de sevrage et du post sevrage, qui est classiquement le point faible des structures institutionnelles de soin. Ils décrochaient du produit, mais leur reconstruction psychique s’étayait sur une dépendance non surmontable au chef du mouvement. Cette dépendance pouvait aboutir à une utilisation sexuelle. Dans le modèle sectaire, quelle que soit la nature du groupe, il n’est pas impossible que le moi propre du chef se retrouve, à l’occasion, lui aussi leurré. Le chef lui-même, non exempt de fragilité narcissique souvent, (ce qui peut expliquer sa quête insatiable de pouvoir, outre les bénéfices financiers propres à certains mouvements), se voit, lui aussi, suppléé narcissiquement par ce moi collectif expansif, flottant et instrumentalisable qu’il a contribué à faire éclore et que rapidement il ne contrôle plus. L’ensemble de la collectivité, coupée de tout rétrocontrôle,
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dérive vers une désincarnation concentrique qui, au fur et à mesure qu’elle s’élabore, peut s’apparenter de plus en plus à un délire. Dès lors le seul moyen pour le groupe de se limiter, de ne pas imploser, c’est de développer un syndrome persécutoire. Cette éventualité est le lot, à un moment ou à un autre, de la plupart des institutions sectaires.
Chapitre 10
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE
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I SSUES PSEUDO - NÉVROTIQUES On peut s’attendre à peu de cas clinique car, par définition, si des sujets borderlines arrivent à mettre en place un fonctionnement d’allure névrotique, ils éviteront ainsi, longtemps, l’éclosion d’une souffrance aliénante et ils sutureront ainsi, efficacement, leur fragilité narcissique. Ce n’est qu’a posteriori, s’ils craquent, que l’on pourra suspecter que leur mode de fonctionnement précédent, jusque-là bien socialisé, performant et apparemment dense, était foncièrement inauthentique et plaqué. Le cas de monsieur XY, sex addicteur clandestin (cf. supra) peut s’inscrire dans cet ensemble. On peut estimer que cet individu avait mis en place un fonctionnement existentiel pseudo-névrotique du côté de la sphère de sa vie conjugale et professionnelle, qui aurait pu perdurer, sans heurt, si l’irruption d’une bouffée délirante n’avait contribué à fragiliser l’édifice. Vignette clinique n◦ 15 – Un rituel comblant M. V., 35 ans, est suivi dans un hôpital de jour, voisin de son domicile, pour des troubles obsessionnels compulsifs, graves et invalidants. Bien que de nature méticuleuse et pointilleuse sur les horaires, il arrive systématiquement en retard aux séances. La raison est qu’il est obligé, lorsqu’il vient à hôpital, de traverser un grand boulevard passant. D’un côté de ce boulevard, à hauteur du feu tricolore garantissant le franchissement des clous, se trouve une cabine téléphonique. Dans son rituel, V. doit faire préalablement à sa traversée, un nombre défini de tours de cabine. Si la fin de ce rite coïncide exactement avec le feu piéton au vert, il peut traverser. S’il coïncide
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avec le feu piéton au rouge, il est obligé de repartir pour un certain nombre de tours. Seule la coïncidence miraculeuse d’un feu piéton au vert à la fin de ses tours auto-imposés lui permet de franchir l’obstacle. Au retour, ce sera la même difficulté. En conséquence, il doit chaque jour affronter la honte de son retard. Par ailleurs, d’autres rituels empoisonnent sa vie : rites envahissants de lavage, de franchissement des portes, arithmomanie, association obligatoire de mots... Son discours est également stéréotypé, fait de phrases proverbiales débitées d’un ton monocorde et essoufflé car il ne s’autorise pas à respirer quand il les prononce, inauthentique, et de lieux communs. Il bégaie lorsqu’il sort des sentiers battus de son discours plaqué. Il n’arrive jamais à se détendre complètement et son visage est en permanence ravagé par une souffrance anxieuse intense. Seules deux circonstances le détendent : lorsqu’il joue de la trompette et lorsqu’il joue aux boules. Lors de ces deux activités qu’il a commencé à pratiquer très tôt dans son enfance, il est détendu, performant, enjoué, libre, presque en hypomanie. Ces troubles obsessionnels sont si gravement invalidants que le diagnostic de psychose obsessionnelle avait été très tôt posé, dès son adolescence, justifiant un traitement neuroleptique resté inefficace. Il n’a jamais déliré ni présenté de signes positifs ou négatifs de schizophrénie. Son accrochage forcené au réel, ainsi que la dynamique anxieuse et péri-œdipienne de sa souffrance psychique, penchent pour une dimension névrotique archaïque à ses troubles, mais la composante narcissique de sa problématique s’impose. Il est soumis à un père hyperanxieux, trop bon, et qu’il ne pourra jamais égaler dans son dévouement pour lui et aussi pour sa mère, qui est une grande malade chronique. Dans le même temps, il ne peut souhaiter la disparition de ce père étouffant dont il est dépendant et qu’il ne peut satisfaire. Dans les deux activités où il est bien (boule et trompette), il est lui-même, sans avoir besoin de fonctionner à l’aune de son père. Le travail psychothérapique ne pouvait utiliser les mots. Il s’est agi de le renarcissiser préalablement puis de l’accompagner physiquement et psychiquement dans l’évocation de la croisée des destins père-fils : « Il faut que tu croisses et que je diminue ». Comment, pour lui, accepter le lent déclin du père sans verbaliser son désir de le voir disparaître et l’angoisse corollaire de disparaître lui-même un jour ; comment accepter de dépasser ce père si cela signifie la disparition de celui-ci et la sienne ? Ce télescopage est bien sûr très archaïque dans sa signification. Le père apporta sa solution en restant, un jour, brutalement, très diminué des suites d’un accident cardio-vasculaire impromptu (il n’avait jamais eu le temps de penser à se soigner !). Le fils put alors se trouver en position de rendre service à son père. Il se consacra à lui et à sa mère et il réussit par cela à abandonner rapidement une grande partie de son fonctionnement obsessionnel, le rituel comblant et invalidant n’ayant plus lieux d’être.
Lorsqu’un fonctionnement, même s’il emprunte sa symptomatologie au champ de la névrose, s’avère trop prégnant et trop invalidant, il faut systématiquement le penser comme étant éventuellement un aménagement borderline de la personnalité. Cela permet parfois de gagner du temps dans l’approche psychothérapique.
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I SSUES PSEUDO - PSYCHOTIQUES Tous les troubles psychotiques peuvent admettre une grille de lecture « narcissique ». La bouffée délirante, par son déroulement aigu et son potentiel dissociant, est le prototype de l’expérience psychotique. Pourtant, dans une perspective psychodynamique, bouffée délirante ne veut pas dire psychose même si le DSM - IV brouille les pistes. Ce qui était intuitivement perçu à travers la règle de Mauz1 sur le devenir des bouffées délirantes aiguës, devenue classique, se trouve confirmé par l’abord psychopathologique. Des bouffées délirantes aiguës peuvent à tout moment émailler le parcours existentiel de sujets borderlines. Leur survenue et surtout leur répétition peuvent induire un diagnostic erroné de structure psychotique de la personnalité. La constatation d’une cause exotoxique peut contribuer à faire errer le diagnostic à travers la notion de psychose toxique (Medjadji et al., 2001)2 . Si la démarche diagnostique se base simplement sur les éléments cliniques et n’explore pas la personnalité de base du sujet (ainsi que d’éventuelles circonstances déclenchantes, affectives, pouvant faire suspecter la problématique narcissique), le sujet peut se voir appréhendé comme psychotique, et traité en conséquence, ce qui est regrettable car la neuroleptisation en première intention (alors abusive) risque de masquer les capacités de réhabilitation sociale du patient et d’engager celui-ci dans un apragmatisme aliénant et marginalisant. Cette confusion symptôme/structure renvoie à d’étonnants succès thérapeutiques rapportés par des équipes soignantes ignorant la notion d’état-limite de la personnalité et surétiquettant « psychotique » tous les troubles psychocomportementaux s’en rapprochant superficiellement. Dès lors, si les neuroleptiques n’ont pas abrasé le fonctionnement du patient, des rémissions inespérées peuvent s’envisager puisque le pronostic déficitaire biodéterminé de la psychose, abusivement posé hors référence structurale, n’existait pas en fait. De toute façon, l’abord pharmacologique de toutes les bouffées délirantes reste le même. Il comporte l’usage mesuré, à visée sédative et délirolytique s’il y a lieu, de médicaments neuroleptiques ou antipsychotiques. Il se complète par la mise en place d’un cadre institutionnel contenant. Celui-ci se réalise la plupart du temps par une hospitalisation, 1. Mauz détermina quatre modalités d’évolution des bouffées délirantes aiguës (BDA) : – 1/4 des cas : il s’agit d’une BDA sans lendemain ; – 1/4 des cas : il y aura une ou plusieurs BDA résolutives ; – 1/4 des cas : cet accès délirant inaugure un fonctionnement psychotique chronique ; – 1/4 des cas : cette BDA sera résolutive mais il lui succédera, à distance, une évolution schizophrénique. 2. On a décrit de tout temps des psychoses au kif dans les pays de forte consommation. Aujourd’hui, en France, la croissance exponentielle de la consommation de dérivés cannabiques, plus ou moins coupés avec d’autres produits psychotropes, contribue à l’émergence de véritables tableaux psychotiques réversibles à l’arrêt de la consommation.
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au besoin, sans consentement. C’est au sortir de la crise délirante que se posera la question de la signification des troubles présentés. Le matériel restitué au cours du délire peut donner des indications précieuses sur la nature et les enjeux de la souffrance psychique sous-jacente. Mais le plus souvent, celui-ci est stéréotypé dans sa thématique (mystique, sexuelle, guerrière), ses mécanismes et son tempo d’instauration ainsi que dans son vécu (persécutoire, mégalomaniaque, sensitif, dépressif...). On devra procéder à l’exploration de la personnalité sous-jacente, au besoin, par des entretiens semi-structurés ou non structurés, par la passation d’une batterie de tests projectifs (cf. supra). La capacité du sujet à s’inscrire dans ce processus d’évaluation sera aussi un bon indice de la réalité de la « sortie de crise ». On envisagera également l’étude des interactions de toutes sortes que cet état paroxystique a forcément nouées avec le système contextuel dans lequel évolue habituellement le patient. Par ailleurs, l’anamnèse de son parcours social et affectif, combinée à l’examen des éléments disponibles sur le fonctionnement transgénérationnel de l’entourage sont de nature, à condition d’y prêter sens, à recaler certaines bouffées délirantes dans une problématique partiellement ou complètement narcissique. En quoi le contenu du délire pouvait-il combler les failles narcissiques du sujet ? En dehors de la crise délirante, (et y compris, dans la mesure où on a pu assister à une « guérison spectaculaire » : c’est la notion de « bouffée délirante sans séquelle, sinon sans lendemain »), on pourra se trouver face à un sujet redevenu normal, c’est-à-dire cliniquement asymptomatique. C’est à ce moment que se posera la question d’une approche thérapeutique (à visée préventive de rechute certes) mais surtout à visée de changement ou de consolidation structurale : il s’agit de faire en sorte que la crise délirante aiguë soit productive, c’est-à-dire qu’elle ait transformé de manière positive le système relationnel du sujet et, pour cela, surtout sa conception de lui-même. C’est l’objectif de restauration narcissique comme transformation de l’essai « bouffée délirante aiguë ». L’écrivain japonais, Y. Mishima, représente, à notre sens, un exemple clinique de personnalité borderline et de sa tentative, à travers la création littéraire, de trouver une issue acceptable à sa situation. D’après des travaux psychopathologiques (Condamin-Pouvelle, 2001) et bibliographiques le concernant (Yourcenar, 1973) dont nous faisons une lecture orientée et forcément subjective, son enfance fut douloureuse. Elle fut confinée dans un étroit espace où régnaient le malheur et la maladie : la chambre de sa grand-mère. Il y subit précocement la séduction et la domination de cette vieille femme, associant dès lors pour toujours dans son imaginaire, ombre, sexe, sanies et mort. Le climat familial était lourd, peu aimant. Il le coupait inéluctablement du monde réel. Cet enfant, décrit comme précocement sage, était de santé délicate par ailleurs. Il fit très tôt l’expérience de la mort, qu’il craignait (il avait peur d’être empoisonné par la nourriture) et qui le fascinait à la
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fois. Il reçut, plus tard, l’expérience troublante de la souffrance affichée, imagée, imaginée à travers la contemplation du tableau de Guido Reni représentant le martyr de Saint Sébastien. Le saint était montré immobile, extatique, percé de flèches lancées par ses frères d’armes, archers, qui l’avaient trahi et le sanctifiaient ainsi. Est-ce cette scène primitive qui le traumatisa au sens de la détermination linéaire d’une orientation sexuelle ultérieure homophile et masochiste ? Ou bien fut-il interpellé par ce tableau, justement parce qu’il se trouvait déjà intimement engagé dans une voie existentielle et sexuelle pervertie, hors normes, isocentrée, cicatricielle de son sentiment de vide intérieur, de non-existence, de non-vie, d’incapacité à ressentir des émotions ? Ce vécu de vide qu’il partagea dans son œuvre l’a fait considérer par certains comme étant de personnalité psychotique ou même comme étant porteur d’une psychose déclarée. Cette orientation mentale érotisait la souffrance subie ou infligée, et la projetait préférentiellement sur le corps d’un jeune homme. Bien des enfants ont entrevu un jour des scènes telles que celle figurant sur le tableau de Reni. Jadis, ces tableaux édifiants ornaient à profusion les murs des églises. Tous ne sont pas devenus sadomasochistes pour autant. Il fallut donc à Mishima d’autres déterminants souterrains, pour bâtir le puzzle psycho-érotique particulier de sa préférence sexuelle, comblant la vacuité de sa personnalité. Cette impression d’enfance, rapportée après coup, ne constitue-t-elle pas un souvenir-écran, une rationalisation secondaire, un organisateur narratif (cf. l’identité narrative selon B. Cyrulnik), une défense ultime ? En dépit des mécanismes défensifs puissants qu’il installa dès son adolescence, Mishima échoua à juguler sa souffrance psychique. Il parvint longtemps à se maintenir à bonne distance émotionnelle de l’emprise du chaos. Il le fit en s’appuyant sur sa production littéraire impérieuse, dont l’esthétique et la qualité furent, un temps, la source de la reconnaissance des lecteurs seule capable, à ses yeux, de le contenir dans un illusoire semblant de contact avec le monde des humains. Il privilégia aussi l’érotisation de ses pensées (véritables obsessions sexuelles) et celles-ci érigèrent, longtemps, une sorte de rempart flottant entre un soi blanc incapable d’aimer et le monde cruel, périphérique, qu’il pressentait seul vivant (ou plus vivant, c’est-à-dire plus productif que lui). Ces pensées et les écrits étranges qui en dérivaient inexorablement trahissaient les aménagements pervers sadomasochistes et fétichistes sexuels (qu’il s’imposa longtemps sans en faire mystère au monde, ce qui exprime son insensibilité aux contingences sociales), ainsi que l’échec, finalement, de ces aménagements face à la montée de son « impuissance à aimer » qui trahissait son impuissance à s’aimer. Mishima avait pourtant espéré réussir à dompter par les mots les dérives de ses pensées. « La mort avait commencé dès le temps où je me suis mis en devoir d’acquérir une existence indépendante des mots. » (Mishima, 1971)
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Cette dérive désincarnée car la chair ne peut rivaliser avec le fantasme, réussissait parfois à faire écran entre lui et le monde. Elle le reléguait toujours plus loin dans sa tour d’ivoire et dans un vécu d’incommunicabilité puis de persécution, dans un système personnel mystérieux, résiduel, fantasmatique puisque difficilement socialisable. Ce système apparaît rétrospectivement construit sur un mode binaire, pseudo-obsessionnel mais non pas délirant, car jamais Mishima n’en fut dupe et ne perdit contact avec le réel, et ce fut sa peine. En ce sens il n’était pas psychotique, même si l’échec patent de ses mécanismes défensifs pervers le laissa parfois flirter avec des aménagements pseudo-psychotiques. Il se ressentit longtemps comme un masque (matérialisation du faux self ?) et son roman Confession d’un masque, (Mishima, 1971) a de forts relents autobiographiques. Ce monde personnel, dans lequel les mots avaient, pour lui, plus de valeur et d’épaisseur que ce qu’ils décrivaient, fut longtemps garant d’une pararéalité apaisante. Mais alors que la reconnaissance narcissique absolue en ce domaine l’aurait peut-être comblé et définitivement narcissisé, c’est-à-dire sauvé, cela lui fut arbitrairement refusé. Le prix Nobel 1968 fut attribué à un autre auteur japonais, pire, à son rival direct en littérature, Kawabata. La déception fut sans doute immense, le persuadant définitivement d’être à jamais incompris, déconsidérant encore à ses yeux la valeur de l’artifice littéraire, faux self , mot self ou self paradoxal qui l’avait pourtant soutenu et colmaté. Il se retrouva face au vide dramatique de son inexistence. Cette longue dérive personnelle, prélude à un véritable effondrement narcissique terminal, trouva issue dans son suicide public en 1970, emblématique par lui-même de son positionnement. Mishima mit fin à ses jours par un seppuku dévoyé, perverti, puisque clairement situé hors du cadre signifiant du code d’honneur nippon, et invoquant néanmoins ce code d’honneur. Ce passage à l’acte, allant jusqu’au bout de la logique qu’il voulait dénoncer, incarne le fonctionnement masochiste, prométhéen. D’autres passages à l’acte dramatiques se voient qualifiés de psychotiques. Ils le sont, faute d’élément explicatif, mais ils peuvent trouver un éclairage par la prise en compte de la carence narcissique de leur auteur et de la vertu narcissisante du geste fou. Il s’agit de ces actes gratuits commis par des adolescents sans antécédent patent psychotique ou dépressif atypique. La plupart du temps, c’est le cas de la crise d’Amok que nous avons décrit précédemment ; la mort par suicide clôt inexorablement l’épisode et il est arbitraire de mener à bien une « autopsie psychologique rétrospective ». Les observateurs, toujours périphériques, se perdent en conjectures. Du coup, un processus psychotique est là, rituellement, évoqué comme un commode paravent à l’incompréhension. Dans les cas de psychose débutante, tout peut se voir, même cela donc, et tout le monde est rassuré ; c’était inévitable. La société et la famille sont préservées de remises en questions douloureuses.
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Le cas récent d’un adolescent de 17 ans ayant assassiné selon un rituel inspiré du film Scream1 est éclairant, car l’adolescent a survécu à son geste homicide et il a pu délivrer aux experts psychiatres quelques ouvertures sur son fonctionnement intrapsychique. Cet adolescent, considéré comme sans histoire jusqu’à son action meurtrière, s’est progressivement abîmé dans un déséquilibre existentiel dépassant, certes, la simple organisation borderline physiologique de l’adolescence, mais n’atteignant pas la dissociation psychotique attendue. Aucun thème délirant n’était mis en jeu dans son acte. Dans le drame, tout se passa comme si le fantasme identificatoire morbide aux personnages cultes du film agissait, chez lui, comme un faux self comblant une lacune moïque, exacerbée par la situation déstabilisante d’échec scolaire dans laquelle il était immergé, la croyant sans issue. Il s’était peu à peu retiré d’une réalité décevante, reniée, au profit d’une néoréalité induite par sa propre contre-culture et non par un délire dissociatif. Après son passage à l’acte, revenu à la réalité, il apparaissait, selon les témoignages, comme étranger à son acte et à côté de la réalité. Ceci a fait parler de psychose mais peut être également conçu comme un indice de clivage. Il était à côté de lui-même, étranger à lui-même, aliéné au sens étymologique mais pas psychotique. Simplement, il n’avait plus de moi dense à offrir dans le jeu naturel de l’inconscient moi/ça/surmoi. En ce sens, son geste homicide ne pouvait être intégré dans un délire, même focalisé, car tout délire, même en secteur, participe de l’ensemble de l’économie psychique de son porteur2 . Il n’appartenait pas plus à sa personnalité ordinaire. Il est resté clivable de son identité ordinaire d’adolescent en situation de faillite narcissique, en difficulté sociale et en désespérance. Ces troubles sont restés infracliniques jusqu’à l’explosion comportementale finale. Ceci pose, évidemment, un problème de responsabilisation. À notre sens, seul la responsabilisation de ce sujet et sa pénalisation-sanction (dans un lieu ou évidemment il pourrait recevoir des soins psychoéducatifs, si besoin) seraient en mesure de l’aider à intégrer solidement son acte à sa vie, condition sine qua non à la prise de conscience ultérieure pouvant l’ancrer dans la réalité et lui permettre, plus tard, de passer à autre chose.
I SSUES PSYCHOSOMATIQUES L’issue psychosomatique est une éventualité fréquente dans le parcours des sujets borderline, ce qui a fait rattacher ces maladies à la constellation des aménagements économiques du tronc commun des 1. Scream, film de W. Craven, États-Unis, 1997. 2. Les délires paraphréniques sont peut-être une exception dans la mesure où ils n’infiltrent pas la globalité de l’être-au-monde du délirant. Mais les paraphrénies, d’ailleurs exceptionnelles aujourd’hui, n’étaient-elles pas des aménagements pseudo psychotiques des états-limites ?
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états-limites. Il s’agit d’un vaste domaine et il n’est pas possible, ici, d’espérer être exhaustif. S. Freud avait déjà perçu, en son temps, qu’il y avait quelque chose de mystérieux dans le saut du psychique à l’organique. J. Cain (1971) avait postulé : « Le symptôme psychosomatique a un sens qui s’articule avec l’histoire affective du sujet. »
Certaines affections admettent un balancement clinique psychosomatique, dans la mesure où la décompensation psychique peut mettre un terme à une période critique somatique, notamment en matière de recto-colite hémorragique ou d’allergie (et réciproquement). La survenue d’une affection somatique peut interrompre une phase processuelle psychiatrique. C’est la notion ancienne d’abcès de fixation qui permettait, lorsque la thérapeutique médicamenteuse s’avérait impuissante, d’envisager de provoquer volontairement, chez les grands délirants, une affection aiguë susceptible de polariser l’attention du patient et de le détourner provisoirement de son délire. Cependant, la maladie mentale ne protège pas de la maladie organique et on peut avoir un cancer et une schizophrénie. On sait aussi, maintenant, que la plupart des maladies neurologiques dégénératives admettent, à un moment ou à un autre, une symptomatologie psychiatrique qui n’est pas accidentelle ou réactionnelle, mais consubstantielle à l’affection. La potentialité dépressive dans la maladie de Parkinson, ou la sclérose en plaque, l’émergence psychotique dans la chorée de Huntington sont maintenant bien établis, mais ces correspondances tendent à déspécifier la place des affections psychosomatiques dans la constellation borderline. Sclérose en plaque ou chorée sont des affections neurologiques indiscutables et leur symptomatologie psychiatrique rend compte de l’intrication fonctionnelle étrange entre une lésion anatomique limitée et stéréotypée (plaques de démyélinisation dans la sclérose en plaque) et une symptomatologie clinique complexe et productive en émotions, perceptions et idéations pathologiques allant de la dépression à l’hallucination. En ce sens, ces affections sont borderlines mais dans une autre acceptation du terme. On a cependant rapporté, depuis le XIXe siècle, le rôle des facteurs émotifs dans des affections aussi diverses que l’asthme, l’ulcère gastroduodénal et l’eczéma, qui sont des modèles traditionnels du psychosomatique situés dans des sphères diverses (appareil respiratoire et digestif, dermatologie), et l’allergie (notion de terrain atopique). Cependant, l’évolution croissante des connaissances sur la physiopathologie fine de ces maladies tend à diminuer progressivement la part de composante psychique dans leur genèse. Comme ce qui a été fait concernant les schizophrénies, il faut peut être dans un premier temps inverser les propositions causales : ce n’est peut-être pas parce que la mère d’un enfant allergique « rejette son enfant et le surcouve par compensation » (Cain, op. cit.,
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p. 110) que l’enfant sera couvert d’une dermite ; mais peut-être parce que son nouveau-né est porteur d’une dermite spectaculaire, suintante et repoussante par son aspect, avec tout ce que cela peut entraîner pour le narcissisme de sa mère, que la mère sera préférentiellement rejetante et couvante, c’est-à-dire hostile et inquiète. Dans un second temps, on pourrait relativiser l’impact relationnel sur l’étiologie intime de l’affection mais admettre, qu’en situation de stress existentiel ou d’affaiblissement général, réapparaissent, de façon non spécifique, des troubles dermatologiques auxquels l’enfant serait prédisposé, d’une manière ou d’une autre. Comme peuvent réapparaître des comportements dits régressifs chez quiconque, en cas de problème. De plus, l’impact des éléments liés à sa propre psychogenèse sera naturellement minime chez un nouveau-né, à moins de le considérer comme déjà porteur d’éléments lui ayant été transmis par ses parents. Mais autant il apparaît licite d’appréhender les troubles psychocomportementaux et les remaniements psychiques du post-partum, chez la mère, dans une perspective transgénérationnelle (cf. supra), autant la métaphore psychosomatique, si elle en est une, apparaît moins lisible et, en tout cas, moins directement liée aux aléas du narcissisme. La découverte de l’implication du bacille de Koch dans l’étiologie infectieuse de la tuberculose a sonné le glas des « maladies de langueur » comme la connaissance, de plus en plus fine, de l’oncogenèse (y compris intramoléculaire) rend aux cancers un statut toujours plus médicalisé alors que, nous l’avons vu, l’approche psychodynamique des individus atteints d’un cancer est riche, dans la mesure où une affection d’un tel pronostic entraîne des remaniements psychiques profonds, au niveau du narcissisme. La clinique évolue et s’il n’est plus nécessaire d’utiliser la grille de lecture psychosomatique pour décrypter la tuberculose aujourd’hui, on constate l’émergence de nouvelles maladies psychosomatiques. Il n’est pas utile, à notre sens, de lister toutes les maladies psychosomatiques mais la fibromyalgie est une bonne candidate à devenir la maladie psychosomatique emblématique. On y retrouve le balancement entre une symptomatologie mal objectivable d’allure physique (les algies), rebelle, sans substratum actuellement défini, et une symptomatologie psychique susceptible d’ouvrir sur des états dépressifs sévères, proches de l’anaclitisme parfois. Les fibromyalgiques consultent un psychiatre pour une symptomatologie dépressive ou lui sont adressés pour cela par leur généraliste, voire leur rhumatologue. La maladie se caractérise par différents items : – Le caractère erratique et mal systématisé des douleurs ; ceci évoque ce qui se retrouve dans les maladies fonctionnelles et l’hystérie. – Le caractère essentiellement féminin du trouble (75 à 80 % des cas), comparable à la prévalence féminine de l’hystérie et de la dépression.
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– L’intrication habituelle des douleurs avec la dépression ou un balancement dépression/algies. – La résistance des algies et/ou du syndrome dépressif aux traitements qui sont habituellement efficaces contre la douleur et/ou contre la dépression. Le diagnostic (Capdevielle, Boulenger, 2003) est donc avancé devant un syndrome complexe associant des algies chroniques, diffuses, de topographie musculo-squelettique à une douleur à la palpation en des points sélectifs. Les douleurs musculo-squelettales sont authentiques mais elles restent corrélées avec l’évolution vitale des patientes, c’est-à-dire avec l’ensemble des composantes biologiques, sociologiques et personnelles qui fondent le déroulement de leur existence. Le contexte psychique comprend des troubles du sommeil, une fatigabilité musculaire matinale aggravée par la réduction de l’activité liée à l’asthénie, de l’anxiété et de l’anxio-dépression. Des troubles cognitifs affectant mémoire à court terme et concentration sont également retrouvés. Il est difficile de différentier ce qui pourrait évoquer un état dépressif (et les effets secondaires associés des médicaments prescrits dans la dépression) et ce qui pourrait être spécifique d’une affection autonome. Des troubles digestifs et vasomoteurs sont également décrits, ce qui contribue à l’ancrer du côté du somatique chez les patients et les médecins. En ce sens, la patiente fibromyalgique type est appelée à « tester l’impuissance » de nombreux médecins, ce qui évoque le parcours classique des sujets atteints du syndrome de Münchausen, qui sont très souvent des femmes, nous l’avons vu. – La composante narcissique : il peut y avoir une instauration progressive de fibromyalgies dans les suites d’événements traumatiques physiques ou psychiques. Les délais de latence sont les mêmes que ceux qui séparent le traumatisme des premiers signes cliniques psychiques dans les syndromes post-traumatiques. Il n’y a pas de proportionnalité entre l’intensité du traumatisme et l’intensité du syndrome fibromyalgique. Il y a, par conséquent, une corrélation avérée entre syndrome posttraumatique et fibromyalgie, mais le traumatisme narcissique, que peut constituer un état algique chronique incontrôlable peut, par lui-même, constituer un traumatisme désorganisateur tardif effectif ce qui est, nous l’avons vu, susceptible de verrouiller dans le sens post-traumatique une existence pré-fragilisée. Par tous ces caractères, la fibromyalgie est intermédiaire entre un tableau d’essence psychiatrique, dont le côté algique pourrait n’être qu’un mode d’expression privilégié et une constellation somatique, dont l’aspect dépressif pourrait être appréhendé comme simplement réactionnel. En cela, c’est une affection transversale, comme le sont toutes les maladies psychosomatiques.
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Par ailleurs, aujourd’hui, une molécule à effet antidépresseur par inhibition sélective de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (le Minalcipran), trouve une indication nouvelle dans la fibromyalgie. Jadis, on avait découvert à la Carbamazépine (un normothymique) une efficacité réelle contre les algies rebelles. Tout cela montre qu’algies, aiguës ou rebelles, et psychisme peuvent trouver des voies pharmacologiques d’apaisement communes. Comorbidité ou intermorbidité, la fibromyalgie, quelle que soit l’évolution du concept, aura eu le mérite, puisqu’elle a été considérée comme une affection transversale, de renouer avec la dimension psychosomatique à une époque où, au contraire, la tendance est à organiciser les affections psychiatriques. Si la nosographie des maladies psychosomatiques est évolutive, on ne peut donc que constater la prévalence de l’issue psychosomatique, quelle que soit la forme de celle-ci, chez les sujets borderlines ainsi qu’une corrélation de ces troubles avec un type de caractère particulier (Marty, 1958) qui renvoie à ce qui se rencontre chez des sujets porteurs d’une psychogenèse évocatrice d’une structuration état-limite de la personnalité.
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A NOREXIE - BOULIMIE L’anorexie, qui fut longtemps intégrée parmi les maladies psychosomatiques, et la boulimie sont peut-être des exceptions dans les organisations limites de la personnalité. Indépendamment de la relation particulière entre psyché et soma présidant à la clinique, du point de vue psychopathologique, c’est ici, en niant les besoins de son propre corps que la patiente le manipule et l’objectalise. Elle agit ainsi dans la perspective inconsciente d’en ressentir, dépasser ou nier les limites physiologiques, c’est-à-dire, rester dans le registre de l’idée. Elle surinvestit, par la même occasion, un psychisme orienté vers la maîtrise, ainsi qu’un intellect sans limite, à force d’être désincarné, éthéré. Ces patientes contiennent ainsi leur gigantesque angoisse existentielle. Celle-ci déborde la plupart des autres investissements potentiels mobilisateurs, ce qui freine leur inscription dans la réalité corporelle. L’image même de leur corps est sous l’empire de leur imaginaire. Leur maigreur effrayante, évidente, perceptible par tout un chacun au premier regard, ne les émeut pas. Ce n’est pas elle que l’anorexique aperçoit dans le miroir car elle se réfère à une image interne, aformée plus que déformée, intellectualisée par l’introjection et ajustée à un idéal du moi afin de pouvoir, a contrario, définir son idéal désincarné. Tout se passe comme si elle avait avalé son corps (son moi !) une seule fois pour toutes et se trouvait définitivement nourrie par cette expérience. Cette clinique de la déchéance et de la toute puissance se télescope, parfois, avec d’autres aménagements borderlines, psychopathiques ou pervers, destins du négatif, qui, eux aussi, manipulent et
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objectalisent autrui dans la même perspective d’expérimenter un vrai-semblant1 d’existence. La différence est que l’anorexique se manipule elle-même (pour manipuler le monde qu’elle résume, bien sûr), elle est son propre instrument d’action, ce qui rejoint les « syndromes féminins » que nous avions individualisés2 . Bien sûr, les anorexiques sont essentiellement des femmes, ce qui rapproche encore les tableaux. Nous aurions pu rattacher l’anorexie à ces syndromes si ce n’est que la dynamique psychopathologique sous-jacente de l’anorexie, bien que l’ensemble de ces syndromes renvoie à la constellation borderline et à ses déterminants (traumatismes désorganisateurs), n’est pas en rapport avec la mise en impuissance de l’Homme. Par ces éléments de son économie psychique, l’anorexie/boulimie peut être lue comme une pathologie comportementale à dimension narcissique, une perversion d’objet autocentrée : l’objet fétiche s’impose comme étant le corps lui-même (voire le souffle vital lui-même), inconsistant autrement que dans l’intellectualisation (ou la spiritualité, cf. les grandes mystiques anorexiques), autoérotisé jusqu’à la mort qui survient parfois, malgré tous les soins. On y retrouve la problématique prométhéenne du souffle vital, de ce fluide essentiel dérobé jadis par la ruse aux dieux, confisqué par ce fils des titans (eux-mêmes vaincus par les dieux de l’Olympe) volontairement voué au sacrifice, et ceci au profit des humains. Ce souffle vital participe de cette énergie primordiale mythique, ante-humaine, car capable de faire la part entre l’inanimé (le mortifié, la boue et la poussière minérale) et l’animé : le vivant tout d’abord, puis le sexué qui n’est à cette échelle qu’une fioriture, et l’enfin l’humain ; c’est-à-dire ce qui est, selon le modèle culturel admis, doté d’âme, d’esprit, de spiritualité certes, mais aussi d’intellect. L’anorexique ignore toutes les étapes de cette phylogenèse mythique et joue avec délectation (se joue de) avec son corps pour le maîtriser ou le mortifier. L’anorexie est ainsi un état d’âme autophage ; les vomissements et autres manœuvres expulsantes, barbares, traduisent paradoxalement le trop plein permanent qui en résulte. L’anorexique nourrit son esprit de son abstinence-inappétence. L’anorexique/boulimique est cette femme accordéon, qui grossit/qui maigrit, qui joue malignement avec le volume et la densité de son corps, trouve jouissance à orchestrer une « vraie-semblance » à sa vacuité. Bien que sachant que le pronostic vital de l’affection est réservé, elle accepte d’être la première victime du jeu puisque c’est le seul qu’elle connaît. Dans ce contexte, il est logique de constater, à côté des anorexiques « classiques » qui consciemment restreignent drastiquement leurs apports caloriques et s’auto-affament, qu’existent des anorexiques qui dévorent littéralement et multiplient ensuite les modalités dissimulées
1. L’anorexie s’opposerait ainsi au faux-semblant de l’hystérie. 2. Syndromes de Münchausen, de Lasthénie de Ferjol.
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d’évacuation des nutriments ingérés avant que ceux-ci puissent être assimilés et utilisés par leur organisme. Dans ce but, tous les moyens sont bons : vomissements provoqués, usage itératif de laxatif, efforts physiques disproportionnés, combinaison de tout cela1 . Ceci montre l’intrication clinique anorexie/boulimie. La compulsion à dévorer est tout autant incontrôlable (même si elle se voit plus facilement secondairement culpabilisée et verbalisée) que la compulsion à restreindre son alimentation. Il y a donc une automanipulation du corps (et des apports) conjuguée à une manipulation manifeste de l’entourage, puisque les anorexiques vont généralement se cacher pour vomir et les boulimiques mangent à la dérobée. Le narcissisme est en jeu puisqu’il s’agit, à chaque fois, de mettre en conformité un morphidéal saturé de connotations culturelles (par exemple, la pression de la mode sur le désir des adolescentes d’être « minces ») et partie prenant d’une identité acceptable et un vécu de surremplissage. Dans la boulimie isolée, en dehors des cas où existent des causes physiopathologiques au surpoids, la question de l’authenticité et de la cohérence biopsychologique du personnage aux prises avec cette problématique se pose : chez les boulimiques et chez la plupart des individus en surcharge pondérale, il est fréquent de voir se déclencher un état dépressif dès lors qu’un certain nombre de kilos ont été abandonnés2 . Les femmes en ont conscience puisque certaines admettent, en général, avoir un poids de forme supérieur à celui prôné par les canons de la mode. Le yo-yo des femmes accordéons illustre cette démarche sur la ligne de crêtes, cette recherche des limites, capable de cerner et contenir leur personnage-personnalité, comme une silhouette résumerait un individu. Pour l’anorexique, le but serait de rendre son corps conforme à un fantasme archaïque, impartageable (notion de psychose focale), et de nier, ici, la réalité objective des besoins naturels les plus élémentaires tels qu’ils sont rabâchés par l’entourage (besoins caloriques, vitaminiques) et tels qu’ils sont renvoyés par le miroir : le miroir lui-même ne lui dit pas la vérité, nous l’avons montré, puisque l’image mentale de son corps est altérée et c’est elle seule que perçoit l’anorexique. Le miroir ne renvoie qu’une image qui n’est pas la réalité de l’anorexique. Nous savons tous,
1. Ce comportement évacuateur, conscient mais à déterminisme inconscient, est à rapprocher de la mauvaise foi de l’alcoolique capable de vous jurer, droit dans les yeux, qu’il n’a pas bu alors que son haleine empeste, et du déni du toxicomane capable de justifier le fait qu’il est surpris, une seringue et une cuiller à la main, par n’importe quel prétexte. Il y a analogie de mécanismes défensifs et manipulateurs auto-leurrants. Ces mécanismes ne peuvent être compris que si on admet que l’idée supplante alors la réalité. 2. Une mise en perspective issue de la gestalt peut illustrer ce phénomène de recherche de cohérence entre le fond (le contexte socio-affectif), la forme (le volume) et la densité intérieure du personnage, chacun des éléments se nourrissant des autres.
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intuitivement, que l’image n’est pas la réalité comme la carte n’est pas le territoire et l’anorexique prend cette expression au pied de la lettre. L’anorexique est fidèle à ses seuls sens interoceptifs qui lui disent, jour après jour, qu’elle est dense, active et intelligente, lavée des souillures que constituent les aliments (ce qui dément les propos alarmistes de son entourage), et que la sensation résiduelle de faim qu’elle perçoit n’est pas de son monde. Les cliniciens savent, en effet, que les jeunes filles anorexiques sont souvent intelligentes, hyperactives et performantes, qu’elles cachent longtemps leur cachexie sous d’amples tee-shirts et qu’il ne sert à rien de les confronter à la réalité de leur corps décharné1 . Pour donner une autre lecture du phénomène, on peut se figurer un faux self condensé à l’extrême, si dense qu’il ne peut être entouré que de vide (trou noir ?). À part le faux self, il n’y a rien, et la mort est au bout du parcours. Pour continuer dans cette métaphore, seule une greffe de self ou la mise en place d’un self auxiliaire2 (animal de compagnie ou adulte fortement investi en miroir) pourrait relancer et vitaliser la machine. Ceci explique que, cliniquement, on constate que ces patientes fonctionnent sur un tout ou rien affectivo-émotionnel et qu’elles peuvent (doivent) passer d’un support narcissique à l’autre, en étant à chaque fois obligées de brûler leurs vaisseaux pour continuer à avancer. Une prise en charge multipolaire serait idéale dans ce cas, mais elle se heurte à des manipulations incessantes de la part de l’anorexique. Ces manipulations sont destinées à fragiliser le dipôle. Serait-ce parce que ce dernier évoque le couple parental qui se retrouve souvent engagé dans une lutte (qui s’apparente à une course contre la montre) pour sauver son enfant ? Cette vectorisation parentale servant de paravent à d’autres insuffisances du fonctionnement conjugalo-parental. Parfois, au mieux, passant de self auxiliaire en self auxiliaire, le temps travaille pour elle et il (re)naît un moi authentique, néanmoins inspiré de ces divers modèles périphériques. Pour une anorexique, s’il s’agit de privilégier l’intellect et sans doute ainsi de rivaliser avec des dieux (ou des démons) archaïques ayant, de plus, à voir avec la dynamique familiale sur plusieurs générations, quel surmoi cruel ou méta entité dévorante brave-t-elle au péril de sa vie ? À propos de l’anorexie on a pu parler de toxicomanie au vide, au rien, ce qui la situe aussi comme ayant des connexions avec la constellation addictive. La faim, comme sensation, a naturellement à voir avec le 1. La pathologie rejoint encore le mythe. Selon la légende, Prométhée (encore lui !), aurait trompé les dieux en leur présentant deux mets. L’un était de belle apparence et ne contenait que la peau et les os de l’animal, les dieux le choisirent. La chair fut octroyée aux humains. 2. Un animal domestique, fortement investi, peut se voir considéré comme un élément vital des plus intenses et des plus importants par une personne fragilisée, constituer pour elle un autre soi-même à travers lequel elle semblera vivre.
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manque ; elle est l’expression physiologique du manque primordial mais nous savons tous qu’elle peut, dans une certaine mesure, être liée au plaisir : c’est l’appétit qui donne envie, puis plaisir à manger. De la même façon que nous avions postulé que pour le toxicomane, au fond ce qui le structurait, c’était le manque, c’est la faim qui fait que les anorexiques se ressentent exister, car c’est la seule sensation (sinon sentiment) qui relève encore, un peu, du monde des autres. D’autres grilles de lecture non contradictoires de la conduite ont pu être proposées. Elles ont aussi à voir avec le narcissisme.
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L’anorexie comme refus de la féminité Il est vrai que parmi les signes cardinaux on retrouve l’aménorrhée et la maigreur extrême qui renvoie de l’anorexique, comme reflet, l’exact opposé d’une image féminine. Cette dimension est parfois retenue, dans la mesure où certaines conduites anorexiques « parlent pour » une problématique incestueuse, réelle ou fantasmée. Dans un registre analogue, on a évoqué un refus agi d’identification à la mère (ou à une sœur) dans un contexte conflictuel péri-œdipien. La problématique sexuelle doit être mobilisée dans l’approche thérapeutique. Et ceci d’autant plus dans la mesure où, nous l’avons vu, l’anorexie peut être un moyen de refuser le modèle identificatoire maternel. L’anorexique, de par sa maigreur et son aménorrhée, n’a ni les formes ni la potentialité reproductrice de l’image maternelle. En outre, amaigrie et minérale, désincarnée, dépouillée de ses attributs féminins, elle ne peut pas être considérée comme un objet de convoitise ou comme une cible sexuelle en cas d’atmosphère incestuelle dans la famille. La maigreur et l’absence d’épaisseur induite incarneraient un trouble profond de l’identité, l’individu n’est plus qu’une silhouette, un pur esprit, un « nuage en pantalon »1 . Ceci renvoie encore au « trouble de l’identification du trouble » dans la difficulté, pour une anorexique, à percevoir la réalité objective de son image dans le miroir : même décharnées, les anorexiques se trouvent encore trop grosses, le miroir leur ment, nous l’avons vu. En outre, le désinvestissement charnel s’inscrirait dans une stratégie psychorelationnelle destinée à permettre à l’anorexique d’évoluer « sur un autre terrain », en laissant toute la place à l’Autre. C’est l’image du fœtus papyrus, ce double aplati et bidimensionnel, créé lors d’une grossesse gémellaire, au cours de laquelle l’un des jumeaux meurt dans des conditions aseptiques et se trouve repoussé et parcheminé par la croissance compressive du survivant.
1. V. Maïakovski, Nuage en pantalon, L’Isle-Adam, Saint Mont, 2001.
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L’anorexie comme psychose focale Aussi étrangère au sens commun que le transsexualisme par son aspect antinaturel, l’anorexie suscite l’incompréhension. Sa résistance opiniâtre aux tentatives d’approche psychothérapique l’a fait envisager comme une psychose focale, au même titre que le transsexualisme. Le sexe-autre étant le « maigre » comme le « jeune » (en tant que troisième sexe) l’était dans la pédophilie, l’anorexique s’érige-t-elle en un quatrième sexe, narcissique, dont elle jouirait en le maltraitant ? Ce sexe aurait signification du décharné-désincarné et du minéral1 , de l’éthéré et du spirituel, ce qui abonde dans le sens de la problématique prométhéenne ci-dessus évoquée. Vignette clinique n◦ 16 – Un personnage de Chagall A., une de nos patientes anorexiques, intelligente, bonne dessinatrice réaliste, me montrait parfois ses dessins. Elle ne dessinait que des visages de femmes ou bien des hommes enchaînés, musculeux cette fois, identifiés comme elle. Il n’y avait aucune charge érotique dans ces représentations et elle se montrait dans l’incapacité de repérer la différence des sexes. Lorsque je lui demandais, un jour, de me faire son autoportrait, elle ne put produire qu’une tête munie d’un morceau de cou (comme décapitée). Lorsqu’elle dessinait des personnages, ceux-ci étaient souvent incomplets et ce qui manquait, étaient les pieds. Ses personnages étaient flottants, un peu à la manière des personnages de Chagall.
Dans l’anorexie, le risque vital est toujours présent et il impose une ultime limite à la dérive psychophysiologique. En dehors du symptôme anorexique prédominant, la personnalité de base est souvent de type anal. Y cohabitent des éléments obsessionnels qui contribuent aussi à l’obtention des bons résultats scolaires, qui masquent longtemps le problème à l’entourage, une psychorigidité et une persévérance. La fantasmatisation est pauvre, peu sexualisée et lorsqu’elle l’est, elle est souvent à composante homosexuelle (narcissique) ou masochiste. Puisque la boulimie est consubstantielle à l’anorexie, toute anorexique est également une boulimique potentielle (contre-modèle fort) qui se trouve dépassée par ses stratégies compulsives de maîtrise du problème (vomissements systématiques après le repas, restriction calorique drastique). La dimension du remplissage compulsif et de la culpabilité induite, rapproche encore le bipôle anorexie-boulimie des conduites addictives comme demontre la chocolatomanie, boulimie sélective, intéressante par ses répercussions sociales autant que par les vertus sérotoninergiques, donc psychotropes du produit.
1. Réduit à l’état de squelette, il est difficile de différentier le mâle de la femelle !
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Vignette clinique n◦ 17 – Madame Chocolat Madame Ch. est une passionnée de chocolat. Issue d’un bon milieu socioculturel, stable conjugalement et sans problème anxio-dépressif particulier, elle a développé une appétence notoire au chocolat. Puriste et gourmet, elle ne consomme que du chocolat noir, d’une certaine marque, et en mange jusqu’à huit tablettes par jour. Elle n’est pas obèse, elle est plutôt maigre car elle fait très attention à son alimentation en dehors du chocolat, et elle est par ailleurs très sportive et active. Comme elle se culpabilise de cette « manie », elle a mis en place tout un circuit d’approvisionnement dans sa ville afin de ne pas être repérée. On constate à travers cet exemple, que peuvent coexister des comportements de restriction alimentaire drastique, rationalisée par le terme de régime et une boulimie, sélective en l’occurrence.
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Ces quelques perspectives psychopathologiques schématiques traduisent la prégnance de la problématique du narcissisme dans l’anorexie et par voie de conséquence, le traitement fera appel à tout ce qui peut être opérant dans chacune des dimensions : – Le rappel à la loi comme pour les perversions : il s’agit, cette fois, de la loi de la nature, qui dit que si un corps vivant n’est pas nourri correctement, il dépérira et mourra « sans exception »1 . – La séparation d’avec le milieu familial qui est le creuset et l’enjeu de toutes les manipulations et transactions pathogènes à décrypter. Par le passé, des excès thérapeutiques ont été commis. Dans les années 1970, des psychiatres ont pu procéder à de véritables parentectomies, avec isolement complet de la jeune fille, établi dans une perspective cognitivo-comportementaliste. Ceci a pu, à l’occasion, démontrer la prégnance de la relation fusionnelle mère/fille dans l’établissement d’un système pathogène réactionnel à l’anorexie, de nature à compliquer la prise en charge. – Le sevrage ou le re-conditionnement, comme pour les autres addictions, est de nature à introduire une nouvelle expérience du sujet à son corps et aux produits (la nourriture, le rien) ; une expérience, dans laquelle la faim, comme sensation, aurait une fonction naturelle d’alerte et ne serait plus une nourriture - certaines anorexiques « carburant à la faim » ! Il s’agit de réapprendre à fonctionner naturellement : « carburer au plaisir », par exemple ! – L’exploration de la problématique de la place dans le système familial : dans le cas d’une rivalité dans la fratrie, ce qui est
1. L’ascétisme mystique et la privation prolongée volontaire de nourriture comme moyens d’accéder à l’extase, tels que développés par certaines grandes mystiques au e e XIX et XX siècles, sont des formes secondairement socialisées (récupérées) d’un fonctionnement anorexico-pervers puisque voulant dépasser les règles de la nature et donner la primauté au spirituel sur le matériel, donc le réel.
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souvent retrouvé, l’anorexie peut valoir stratégie comportementale inconsciente d’un jeu de pouvoir sur un autre registre. Confrontée à une sœur ou un frère normal, c’est-à-dire occupant un volume physique, émotionnel et relationnel palpable, existant dans le réel, l’anorexique peut, en privilégiant l’intellectualisation froide et le vide, disqualifier sévèrement son rival et obtenir ainsi l’attention inquiète du système familial. Dans ce cas, abandonner le symptôme serait, pour elle, abandonner la partie et accepter de jouer sur le terrain de l’adversaire et avec les règles du jeu de celui-ci. Ceci rend compte d’une composante de la désespérante résistance au changement des personnalités anorexiques.
T ROUBLES CARACTÉRIELS ET AMÉNAGEMENTS PSYCHOPATHIQUES Troubles caractériels La dimension caractérielle infiltre certains comportements au quotidien des handicapés moteurs et intellectuels, singulièrement ceux qui ont été placés précocement en institution médico-pédagogique palliative. Elle impose une gêne considérable à leur scolarisation puis à leur socialisation, à leur mise au travail ultérieure dans des centres adaptés, alternatives obligées au milieu de travail ordinaire. Elle résume, parfois à elle seule, le handicap qu’elle masque jusqu’à le dissoudre. Le sujet apparaît plus handicapé et invalidé par sa caractéropathie explosive que par ses déficits intellectuels ou psychiques. Ceux-ci sont réels, mais pourraient se trouver par ailleurs compatibles avec un travail protégé sans obligation de rendement (s’il y avait assez de place dans ces institutions pour répondre aux orientations de la Cotorep) ou avec une vie dans un milieu familial tolérant et soutenu. La caractéropathie apparaît liée au profond vécu d’injustice malheureuse et à la grande faille narcissique chronique, induite chez ces individus par leur histoire. Ces sujets ont été confrontés précocement à leur différence et à leur déficit à travers les moqueries ou les comportements maladroits de leur entourage. En outre, handicapés et déjà narcissiquement fragilisés, ils se retrouvent plongés dans un inévitable vécu de jalousie et ils nourrissent un ressentiment ambivalent à l’encontre de ceux (dans la fratrie par exemple) qui n’ont pas de handicap et acquièrent au fil du temps leur autonomie, accèdent à la sexualité, ceux qui les doublent, justement parce qu’ils n’ont pas de handicap. Même prévenu, détecté, étouffé et parfois surcompensé par une hyperprotection bienveillante associée à une grande angoisse parentale pour l’avenir, ce vécu existe forcément à un moment donné de l’existence du handicapé. La surprotection parentale trouve sa logique dans des sentiments de culpabilité précoce, dans une inquiétude permanente pour la santé de
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l’enfant différent, puis pour le devenir de l’adulte (« pour l’instant, on est là, mais après nous, qui s’en occupera ? »). Elle se nourrit aussi de la faille narcissique collective agressivogène, que la présence d’un enfant handicapé dans la famille est susceptible d’activer chez chacun de ses membres. La gestion de cette faille est compliquée du deuil des espoirs parentaux d’une destinée conforme à leurs attentes, pour leur enfant1 . Cette ambivalence surprotectrice anxieuse est de nature, par son exagération parfois, à induire, en retour, des rétroactions mal verbalisables de la part de la fratrie : un sentiment d’être délaissé au profit du frère handicapé par exemple. Ces rétroactions sont aussitôt culpabilisées, elles sont susceptibles d’alimenter en cascade le dysfonctionnement intrafamilial et d’approfondir d’autant les failles narcissiques du handicapé. Ce malaise et cette souffrance ne sont pas inévitables, ils peuvent être parlés et traités précocement à travers, par exemple, des groupes et associations de parents de handicapés ou des groupes de malades. Ces associations sont parfois activistes mais cet activisme, lui-même, contribue à faire avancer les choses, pour autant qu’il restaure un sens socialisant et centrifuge à l’existence des parents2 . Ce sentiment d’injustice et d’infériorité (pour le patient) doit être traité au niveau du handicapé et de sa famille, avec doigté et prudence, en fonction de l’évolution de leurs capacités respectives à intégrer la situation et à continuer, malgré tout, à vivre pour eux-mêmes. Et ceci dès le début et à tous les niveaux de prise en charge : soignante, éducative, professionnelle. Cela commence lors de l’annonce du handicap à la naissance si celui-ci est décelable, qui est un temps crucial du rôle des gynécologues (traditionnellement mal préparés à cette éventualité) ou des psychologues de maternités. Cela est le fil conducteur de l’accompagnement psychologique sur la distance. Dans ces situations, de multiples narcissismes sont à protéger et à faire coïncider au mieux pour préserver et le lien et les individualités en cause. En tout état de cause, la caractéropathie ne doit pas être acceptée comme un signe direct de la maladie ou du déficit somatique, en dépit du fait que certains dysfonctionnements nerveux peuvent objectivement accentuer la réactivité émotionnelle et motrice du sujet, mais comme l’expression clinique d’un aménagement psychogénétique défensif visà-vis de la carence narcissique induite par la conscience partielle de ses troubles par celui-ci. Comme dans toutes affections neuropsychiatriques,
1. Une grossesse suivante est parfois l’occasion de la mise au monde d’un enfant réparateur (à différentier de l’enfant consolant ou de l’enfant remplaçant après un deuil d’enfant) dont la destinée narcissique sera naturellement sévèrement obérée par le poids des prédéterminants implicites à sa conception. 2. On a vu des parents d’enfants handicapés s’investir totalement dans le fonctionnement d’une association aux dépens, parfois, de leur rôle parental de proximité, comme s’il leur était plus facile de s’occuper des enfants handicapés des autres que des leurs. C’est la fonction réparatrice et de mise à distance de l’activisme.
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il faut faire la part du biopathologique et du psychoréactionnel et ne pas se tromper de cible lorsqu’on intervient.
Aménagements psychopathiques La psychopathie est l’un des aménagements psychocomportementaux des troubles graves de la personnalité les plus visibles socialement. Elle se traduit par une désadaptation réactionnelle chronique et cumulative aux contingences sociales qui sont appréhendées comme un contexte hostile. Le sujet, plus déséquilibré psychique que malade mental, ce que traduit sa responsabilisation partielle habituelle (article 122-2 du Code pénal), est la première victime de cette désadaptation répétitive de cette pathognomonique « histoire à histoires » qu’il ne pourrait amender, au mieux, qu’à force de sanctions structurantes. Il est aussi un être antisocial actif, malmenant et déstabilisant, profondément et précocement, son entourage (familial, scolaire, professionnel) dont il se voit peu à peu exclu. Ce processus nourrit en contrepoint un sentiment d’injustice surajoutant à ses carences narcissiques un vécu de révolte contre le monde entier1 . Déviant par rapport à son entourage il n’en reste pas moins dépendant de lui. Cette déviance et cette dépendance (puis cette dépendance à la déviance) entrent en synergie pour créer le tableau clinique. Vignette clinique n◦ 18 – L’enfance d’un psychopathe Le jeune X., 9 ans a été hospitalisée par OPP2 à la suite d’une impasse vitale. Élevé par sa mère, isolée après le départ d’un père violent, il se comporte envers elle comme un tyran domestique. Il ne fait que ce qu’il veut à la maison et la brutalise lorsqu’elle ose s’opposer à ses exigences. Renvoyé des écoles ordinaires puis spécialisées, renvoyé des centres judiciaires et éducatifs en raison de sa violence incontrôlable et de son intolérance à la frustration et à l’autorité, il n’a ni repère, ni limite. Le juge, dépassé, a prononcé une OPP en milieu psychiatrique, c’est-à-dire une hospitalisation. Faute de place en pédopsychiatrie il séjournera pendant 24 heures en psychiatrie adulte où son jeune âge lui conféra, naturellement un statut très spécial et non-contenant aux yeux des adultes soignants et des autres soignés qu’il y côtoya. Transféré, dès que possible, en unité pour adolescent, il terrorisait infirmières et jeunes, pourtant habitués à la violence. Sa violence froide, utilitaire et efficace n’était pas accessible à une approche relationnelle, pour ne pas dire thérapeutique. Une bonne fessée aurait soulagé tout le monde, mais ces méthodes éducatives sont maintenant proscrites ! Ne voulant pas que l’unité de soin devienne un inefficace lieu 1. Le système carcéral est le lieu désigné d’application des décisions de justice. Le manque cruel de moyen en a fait un lieu d’arbitraire, de surexclusion. Au lieu d’apprendre aux détenus un autre mode de rapports humains, il les conforte dans leurs travers et leur vécu victimaire. C’est le sens de la faillite de l’un des rôles dévolus à la prison. 2. OPP : ordonnance de placement provisoire.
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de contention de plus, considérant qu’il relevait d’une approche éducative, le pédopsychiatre demanda sa sortie et l’enfant fut rendu à sa mère. En regardant les choses du point de vue de l’enfant, cette histoire pourrait être recadrée comme un épisode à la Dickens, avec la totalité des adultes dans le rôle des méchants. Un vécu victimaire est sans doute en train de se construire chez le petit X., puisqu’il ne parvient pas à réfléchir sur l’enchaînement morbide de ses actions qui l’a amené à en arriver là. X. est bien un borderline puisque fondamentalement déviant et dépendant, il n’a sa place nulle part, et en jouit. Que va-t-il devenir ?
La clinique articule un mélange en proportions fluctuantes d’inadaptation sociale et d’instabilité comportementale. La propension au passage à l’acte (acting out) est l’un des signes cardinaux du trouble. Les passages à l’acte itératifs, par intolérance à la frustration, sont de véritables courts-circuits émotionnels et psychomoteurs, l’agir clastique prenant le pas sur la réflexion pour décharger la tension interne. Cet état de tension interne devient peu à peu le seul que le sujet considère comme normal, c’est-à-dire vivant. L’abus de psychotropes sédatifs (au besoin initialisé par les parents) qui fait le lit de la toxicomanie lui procure ses seuls moments de relative détente. Il va très vite osciller entre ces deux polarités comme modalités existentielles : tension et déconnexion sub-confuse. Il y a peu de culpabilité après l’acte chez le psychopathe, c’est-à-dire peu de capacité de réflexion et de mentalisation rétrospective sur l’enchaînement cognitivoémotionnel à l’origine de la décharge motrice et de la montée de la colère. Le repérage temporospatial, en outre, peut s’avérer sommaire, ce qui est favorisé par les carences éducatives et affectives, comme par l’accumulation d’amnésies focales érigées comme des halos crépusculaires d’irréalités autour des épisodes de colères ou des raptus clastiques. Ces amnésies focales seront d’autant plus intenses qu’une imprégnation alcoolique ou une prise de médicaments psychotropes y aura contribué, mais un simple paroxysme émotionnel rageur peut suffire à déconnecter temporairement le sujet des capacités d’intégration ses actes. Il n’est pas rare que le sujet se décrive a posteriori comme étranger à ses actes : « Ce n’était plus moi... j’avais pété les plombs... c’était comme mon double ». Au-delà de la composante manipulatrice, ce phénomène renvoie aux rapports variables que l’on a pu accepter, selon les époques, entre ces états crépusculaires psychopathiques avec la conversion hystérique ou l’épilepsie. Le tableau syndromique de la psychopathie se complique par la concomitance de troubles psychiatriques variables parsemant la trajectoire vitale du sujet : alcoolisme dipsomaniaque et toxicomanie1 , perversions sexuelles, mais aussi accès maniformes et dépressivité de fond avec 1. Nous avons vu (cf. supra), la difficulté à faire la part entre personnalité alcoolique et personnalité borderline qui découle d’une confusion de niveau logique.
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anhédonie foncière (Loas et al., 2000) et fréquence de passages à l’acte autoagressifs (de la phlébotomie aux scarifications et aux brûlures de cigarette) autolytiques. Ceux-ci intervenant soit comme manipulations froides de l’entourage, soit comme réel désir d’échapper à leur vie. À tout moment, une bouffée délirante ou un syndrome hallucinatoire peut complexifier le tableau et orienter le diagnostic vers la psychose, faire basculer le sujet dans la psychiatrie, ce qui est aussi une façon de les irresponsabiliser définitivement. Des conduites ordaliques, de la délinquance de tout type (chapardage, bagarres à répétition liées à l’alcool, actes gratuits, pyromanie, escroqueries minables ou de haut vol), une amoralité fondamentale avec absence de culpabilisation et froideur apparente, fondent la biographie du sujet. À elle seule, celle-ci peut composer le diagnostic qui est aussi un pronostic à long terme. La composante perverse est relativement stéréotypée, faite d’attentats sexuels impulsifs, de viols à l’occasion, de kleptomanie mais aussi, dans une dimension masochiste morale, de conduites d’échec relationnel répétitif qui contribuent à ce qu’ils se considèrent comme victimes. L’affectivité de base est archaïque, primitive et massive, privilégiant une oralité non contrôlable : « Je casse ce que je ne peux pas avoir ». Cette stratégie primaire immature est normalement à l’honneur dans les crèches, avant socialisation à marche forcée par le groupe, c’est-à-dire dans les premiers jours. Elle semble perdurer chez les psychopathes comme mode relationnel préférentiel sinon imposé par le défaut d’élaboration psychique qui les empêche de tenir compte de leurs expériences désastreuses. L’acte à la place du langage exprime un défaut fondamental de mentalisation et de fantasmatisation en même temps que la recherche inconsciente, pour partie, de la sanction comme seule limite structurante entendable et réparatrice. Mais chez le psychopathe, la sanction ne pourra pas être intégrée comme un acte d’amour ou un acte éducatif, un judicieux rappel des limites, capable par effet d’apprentissage de l’aider à modifier son fonctionnement ultérieur. Elle sera vécue comme une injustice de plus, une atteinte narcissique intolérable supplémentaire, justifiant, par avance, toute nouvelle conduite antisociale. La carence narcissique trouve sa réciproque dans une carence de la communication : le psychopathe est dans l’incapacité d’intégrer la logique d’autrui. Les jeux de rôle, lorsqu’on tente d’en expérimenter avec de tels sujets, sont de ce point de vue catastrophiques. Ils peuvent être l’occasion de passages à l’acte car la notion de jeu (mise en place de règles de fonctionnement et prise de distance) leur reste étrangère. Le seul jeu qu’ils pratiquent, c’est la manipulation. Ils sont donc contre-indiqués. Du point de vue psycho-socio-génétique, l’anamnèse restitue fréquemment une petite enfance perturbée occasionnant de multiples renvois scolaires et débouchant sur une adolescence difficile, clastique, réactivant les carences narcissiques initiales et verrouillant l’impasse éducative dans une destinée péjorative. Ces destins sont décrits, bien sûr, chez
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des enfants familialement et socialement déstabilisés, ce qui prérequiert des déterminants socio-éducatifs et fait émerger à nouveau la notion de traumatisme désorganisateur précoce. Mais ils peuvent se voir en dehors de ce contexte, ce qui leur fit longtemps attribuer pour origines des anomalies constitutionnelles transmises à travers les notions de perversion constitutionnelle (C. Lombroso, 1895) ou d’hérédodégénéresence1 . Intelligents ou non, les psychopathes sont souvent des enfants séducteurs, en conflit avec toute forme d’autorité, décevant leurs parents ou leurs enseignants après leur avoir laissé entrevoir des possibilités, n’hésitant pas à manipuler leur entourage par leur mythomanie débridée, sans la moindre culpabilité.
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Vignette clinique n◦ 19 – Comment mettre ses parents dans l’embarras ! La jeune Z., 11 ans, va au commissariat de son quartier et porte plainte contre ses parents qu’elle accuse de violence physique à son égard. Dans la période actuelle où les intervenants sociaux sont, à juste titre, en alerte maximale vis-à-vis des phénomènes de violence intrafamiliale, cette plainte aboutit à un signalement au procureur qui diligenta une enquête sociale. Le père se trouva appréhendé sur son lieu de travail et conduit au commissariat pour enquête. Il apparut rapidement que la jeune fille tentait ainsi d’échapper au contrôle familial normal qui lui était imposé, et qu’elle ne tolérait pas. Il lui était simplement fermement interdit de sortir la nuit de 21 heures à 5 heures du matin dans son quartier, pour y faire les quatre cents coups. Pour une fois que des parents tentaient de mettre des limites, ils se voyaient inquiétés. Cet exemple montre que le psychopathe est capable de sentir le thème qui sera le plus mobilisateur dans son entourage.
Cette insoumission à l’autorité, par des jeux constants portant sur les limites, est l’occasion de fugues, de vagabondage philobathe (à différentier cliniquement de l’errance confuse, du voyage pathologique psychotique ou de l’équivalent psychomoteur épileptique). Elle est susceptible d’ancrer très tôt ces jeunes dans une dangereuse marginalisation, à la fois revendiquée superficiellement mais, bien sûr, rapidement subie à leurs dépens, et à l’origine de nouveaux traumatismes. La répétition et les conséquences physiopsychologiques de ces traumatismes les marginalisent et leur font côtoyer, très tôt, les structures répressives ou psychiatriques. Un certain nombre des jeunes marginaux et de SDF qui peuplent les rues et les asiles de nuit sont des psychopathes que leur stratégie relationnelle défaillante désadapte fondamentalement et a déjà coupé des
1. Ces conceptualisations commodes, élaborées à l’époque où classes exploitantes et classes exploitées coexistaient mais ne se mélangeaient pas, dégageaient la société de toute responsabilité. L’alcoolisme chronique des parents, les ravages de la syphilis, la consanguinité suspectée dans les basses couches, étaient mis en exergue aux dépens des déterminants narcissiques de la constitution psychosociale de l’individu.
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circuits relationnels ordinaires, familiaux1 et sociaux. Regroupés aléatoirement en petites bandes, victimes à leur tour d’ostracismes multiples, sensibles à l’injustice sociale, ils se comportent comme des révoltés irrespectueux mais restent foncièrement individualistes, peu solidaires et anaclitiques. Ils ont tendance, faute de repère, à s’appuyer sur leur entourage sans jamais se sentir en dette envers lui. Cet apparent égoïsme est en fait un manque d’estime de soi. Ils n’entrevoient pas de modalités existentielles collectives autres que ponctuelles, aléatoires et fragiles2 . Ce cumul d’exclusions leur tient lieu d’identité. En dehors de la composante purement psychodynamique, on a longtemps cherché à repérer des corrélations somatiques dans ces dysfonctionnements psychosociaux. On en a retrouvé, mais cette dimension reste aspécifique, évocatrice d’une nébuleuse de causalités : un syndrome d’alcoolisme fœtal, des séquelles encéphalopathiques a minima comme facteur de débilisation ou de carence narcissiques, l’existence de troubles génotypiques patents associés à des troubles comportementaux voisins (syndrome chromosomique XYY) laissent entrevoir une intrication clinique qui laisse espérer un démembrement ultérieur de la clinique de la psychopathie. La psychopathie ne serait plus seulement une modalité réactionnelle interrelationnelle mais un point de convergence clinique de causalités multiples. Il y aura sans doute, comme dans beaucoup d’affections psychiatriques, à faire la part du somatopathologique et du psychopathologique. En attendant, tout peut se voir, y compris des sujets surdoués, non carencés socialement, prenant plaisir à transgresser les règles, ce qui conforte la psychopathie dans le champ des aménagements économiques des personnalités borderlines et non pas dans le cadre des sociopathies.
1. Nous avons maintenant affaire à des sujets « sauvageons » issus de la troisième ou de la quatrième génération déstructurée, c’est-à-dire que le bénéfice des efforts sociopédagogiques engrangés par le progrès social du XXe siècle a été balayé. Nous retrouvons le XIXe siècle. A quand la résurgence de l’herédodégénérescence ? 2. Le rôle des chiens de SDF est intéressant à considérer du point de vue psychodynamique. Le chien de SDF, fidèle compagnon est pour lui, à la fois son souffre-douleur (seuls les chiens sont au-dessous de lui dans la société, selon sa hiérarchie mentale du monde) et sa consolation (cf. la Pet-therapy) ; il est la famille qu’il s’est choisie. En outre, le chien le protège d’agressions potentielles, car dans les groupes de la rue, l’insécurité règne. Les chiens sont dissuasifs et tiennent chaud par temps froid. Certains de ces couples homme-bête sont si soudés que SDF et chien dorment à tour de rôle, veillant alternativement, comme dans une meute sauvage. Les structures d’hébergement pour SDF qui, pour des raisons de réglementation, d’hygiène et de sécurité, refusent les SDF accompagnés de chiens, se privent d’une partie du sens de leur travail.
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L E SYNDROME DE G ANSER : DE L’ HYSTÉRIE AUX ÉTATS - LIMITES
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Le syndrome décrit par S.J.M. Ganser, à partir de son expérience de psychiatre à la prison de Halle, en Allemagne, appartient classiquement au monde de la détention où il perdure. La mise en place des Services médico-psychiatriques régionaux, ou plus récemment des Unités de consultation et de soin ambulatoire, permet d’en détecter un plus grand nombre que par le passé, mais son étiologie reste mystérieuse. Ici encore, c’est en le comprenant comme un avatar du narcissisme qu’il prend le plus de sens. Il se rencontre également, désormais, en milieu psychiatrique car, en raison de la désinstitutionnalisation française par fermeture de lits hospitaliers (Piel, Roelandt, 2001)1 , des patients de plus en plus nombreux sont amenés à faire un va-et-vient entre ces deux pôles institués, voués à la normalisation et à la prise en charge des déviances de toutes origines (Cusson, 1981)2 . Ces patients sont institutionnellement borderlines, ou interstitiels puisqu’ils se faufilent entre les failles des systèmes qui échouent partiellement à les « normaliser ». Ils sont majoritairement des psychopathes, des schizophrènes ou des héboïdophrènes, bien que le syndrome soit rattaché par la plupart des auteurs à l’hystérie hypnoïde et soit compatible avec la conception de la contre-volonté décrite par J. Breuer et S. Freud (1893). Le dénominateur commun de ces sujets est de se trouver relégués en posture d’impasse existentielle manifeste, d’être arbitrairement contenus ou retenus sous contrainte par des murs et d’être astreints « dans l’ici et maintenant » à répondre à des questions risquant de les confronter à leurs contradictions internes, ce qui est intenable du point de vue de leur narcissisme. En dehors de toute composante utilitaire ou manipulatrice pouvant exister par ailleurs (le mensonge n’est pas un symptôme 1. Ce rapport se voulait le couronnement de la psychiatrie de secteur. Mis en acte sans moyen à travers la loi du 4 mars 2002 et conjugué à la mise en place de la réduction du temps de travail à l’hôpital, il aboutit à la remise en cause du secteur. Le dogme de l’économie s’est imposé au système sanitaire français en un processus qui débouche aujourd’hui sur une situation de crise sans précédent dont les malades psychiatriques sont les premières victimes. Le plan « hôpital 2007 » concrétise ce processus de désagrégation du dispositif de soin psychiatrique français qui fut l’un des plus innovants au monde et inspira bien des pays. 2. Par opposition à la conceptualisation d’une psychopathologie de la déviance, certains auteurs proposent une analyse purement stratégique du parcours du délinquant. Selon cette analyse, le délinquant s’engage, dans l’ici et maintenant, dans la déviance par opportunité, parce que c’est pour lui la voie la plus accessible et parce que cela correspond à une finalité personnelle : vengeance, désir d’appropriation ou de domination. La carrière criminelle n’est que l’une des solutions à son problème (Cusson, 1981). La personnalité criminelle, dont le noyau central (Pinatel, 1975, 2001) comprend quatre éléments (agressivité, indifférence affective, labilité, égocentrisme), n’est pas directement superposable avec la personnalité psychopathique.
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psychiatrique mais un artifice social de survie, un stratagème vital), on constate qu’ils répondent ou agissent alors systématiquement à côté, ce qui engendre entre eux et leur interlocuteur la création d’un entrelacs stérile de monologues interdisant toute communication réelle. C’est le contraire de la tour de Babel ; on parle la même langue mais on ne parle pas de la même chose. Des troubles somatoformes, des hallucinations visuelles, une subobnubilation crépusculaire de la conscience, une désorientation temporospatiale relative et surtout une incapacité à utiliser ce que l’on sait, ou que l’on a su (composante déficitaire paradoxale au niveau cognitif), s’ajoutent au désordre princeps. Le tout élabore un tableau clinique déroutant pouvant passer au premier abord pour de la dissociation psychotique. Toute tentative de la part de l’interlocuteur de les suivre sur les pistes diffluentes lancées par eux aboutit à une nouvelle réponse à côté. Il ne s’agit pas d’une authentique rupture avec la réalité de nature psychotique, ce qui serait à associer à un délire sous-jacent ou à un parasitage par des hallucinations, mais bien d’un dysfonctionnement psychorelationnel autonome, non pathognomonique, mais illustrant la difficulté intrinsèque de ces individus à se comporter eux-mêmes en sujet de leur histoire et à intégrer le mode interrelationnel le plus naturel : échanger. L’échange ordinaire se construit ainsi : stimulus –> réponse –> rétroaction. Chez eux le stimulus active une pseudo-rétroaction mais leur discours fait référence à des stimulations autres, qu’elles soient endogènes ou relèvent de préoccupations ou de réminiscences. Toute mise en relation intersubjective semble dangereuse pour ces sujets. Elle accompagne une impossibilité structurelle à admettre autrui, ses limites et ses intérêts, dans leur bulle existentielle. Autrui n’a pour vocation que d’être manipulé ou de les persécuter ce qui peut contribuer en retour à épargner ou conforter ce qui leur tient lieu de narcissisme palliatif : « Si on me persécute, c’est que j’existe ». Le fait que ces comportements se retrouvent dans des milieux sociologiques spécifiques du point de vue de leur ambiance relationnelle, indique qu’ils ne sont pas de l’ordre de la maladie mentale telle qu’elle est conçue du point de vue strictement médical, mais qu’ils expriment plutôt un phénomène d’aménagement vital réactionnel défensif à vocation socioadaptative devenu sociopathique ; un mode acquis, culturel qui dépasse la simulation ou la pathomimie. Le syndrome de Ganser est logiquement fréquent chez les psychopathes puisque le médecin ou le thérapeute est amené à les rencontrer dans des lieux de contrainte et, plus que s’il était rapporté à un fonctionnement hystéroïde, il trouve une cohérence explicative à travers la notion de narcissisme, cette notion n’étant pas, en outre, étrangère à la problématique hystérique.
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L’hystérie est méconnue par notre époque. Reléguée dans la conceptualisation doctrinale freudienne des névroses actuelles ou conception psychofonctionnelle trop étrangère au cadre scientifico-médical que l’on tente de restituer à la psychiatrie, elle dérange et reste tout autant subversive que la conception des états-limites de la personnalité. Le démembrement de l’hystérie, achevé avec la dispersion des items la concernant dans le DSM, a clôturé le débat ancien sur la notion de « psychose hystérique ». Pourtant, cette notion rendait bien compte de ces patients, trop archaïques dans leurs déterminants psychofonctionnels pour être admis comme des névrotiques, et trop élaborants dans leur manière de jouer avec les symptômes et le transfert, pour être considérés comme dissociés. C’est la conversion comme enflure mégalomaniaque du corps imaginaire et comme moyen de tracer des fausses pistes relationnelles, de semer le clinicien, comme leurre du langage analogue à ce qui se retrouve dans le syndrome de Ganser. C’est la mythomanie comme apport confabulant d’éléments produits par l’imaginaire et destinés à colmater, dans l’instant, toute intolérable défaillance du narcissisme susceptible d’apparaître au cours d’une rencontre interpersonnelle. La lecture de ces comportements à l’aide de concepts croisés, provenant de la clinique de l’hystérie et des états-limites, donne une assez bonne approche du phénomène et de ce qui se joue lorsque le narcissisme est en danger.
PARTIE 3 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES
Chapitre 11
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES
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O BJECTIFS THÉORIQUES DE LA PRISE EN CHARGE Dans cet objectif, il faut obligatoirement distinguer la prise en charge de la personnalité sous-jacente, éminemment victimaire, de la prise en charge des troubles désadaptatifs du comportement, polymorphes. Ces derniers sont le plus souvent à composante réactionnelle et à coloration antisociale. Ils suscitent, au minimum, un sentiment négatif de la part des interlocuteurs. Nous avons postulé que ces présentations cliniques résultent d’aménagements économiques tendant à colmater ou cicatriser la discordance narcissique interne de la personnalité. Ils sont souvent le motif de la consultation spontanée ou de l’injonction de soins. Face à un tel patient il faut à la fois comprendre et traiter l’enfant dans le patient (Balint, 1977, 1978) et l’adulte déviant qu’il est devenu, ce qui implique un travail simultané sur la régression et dans « l’ici et maintenant ». Une prise en charge simultanément bipolaire (deux thérapeutes), intégrée dans un projet global, peut permettre de dépasser des positionnements partiaux (car partiels) du thérapeute isolé et partagé entre ces deux tâches. C’est donc tout un système thérapeutique au service du patient qu’il faut bâtir. On retrouve presque toujours, nous l’avons vu, un questionnement fondamental sur la différentiation vivant/non vivant, vivant/minéral, ainsi
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que, plus tard, la question de la différenciation des sexes. À un moment ou à un autre de leur thérapie, les individus états-limites aborderont la question de leur place sur terre et de leur destin : « Je n’ai pas demandé à venir au monde, pourquoi voulez-vous que je vive ?... Je ne sers à rien... Je fais du mal à ceux que j’aime... Personne ne m’aime... En fait, je n’aime pas ma vie, je ne m’aime pas... » sont les interpellations les plus fréquentes. Les premiers temps de la prise en charge visent à dépasser ce postulat-cliché destiné à disqualifier par avance toute évolution psychique. « En quoi le monde serait-il différent sans eux et qui (sinon qu’estce qui) est important pour eux ? »... « Pour qui sont-ils importants et comment pourraient-ils faire du bien pour eux ? » sont des formulations de retour possibles. Il est bien évident que le silence psychanalytique pur, comme retour, engendrerait un sentiment de frustration supplémentaire et le risque d’un passage à l’acte quelconque pour forcer l’interlocuteur à prendre une posture différente. Le masochisme et le sadisme positionnent les partenaires de façon dissymétrique, dialectisant en la décalant la dynamique de l’actif et du passif, du féminin au sens freudien. L’instrumentalisation de la relation, à travers l’objet fétiche ou l’accessoire quel qu’il soit, dévoile la part d’humanité (opposée à l’animalité) de cette sexualité détachée du génital et décrivant une sorte de perte de la métaphore comme cicatrice prégénitale. La problématique du lien (chaîne, corde, ...) réalise les fantasmes de possession ritualisés ou symbolisés par les liens du mariage par exemple. En ce sens, le décalage relationnel induit par le scénario a quelque chose à voir avec l’humour et le simulacre (politesses du désespoir ?). Le pervers, à force de pousser le jeu jusqu’à ses limites, le démonte et le relativise, à sa façon. Il n’en est que l’apparent dupe consentant. Le scénario masochiste ou fétichiste, contractualisé à l’extrême n’est pas du registre de la loi. La loi s’oppose au protocole. Dans la loi, tout ce qui n’est pas interdit est autorisé, ce qui autorise la vie. Dans le protocole, tout doit être prévu. Le manque, le vide ou la faille, l’imprévu, la vie donc, sont impossibles à assumer et foncièrement anxiogènes, donc générateurs d’un passage à l’acte colmatant. Le fantasme fondamental du pervers est peut-être d’obliger son partenaire à dépasser/briser le protocole et à retrouver la force du symbole, la loi. En attendant, s’exprime désespérément la problématique morne de l’individuation, du non-morcellement de la castration, du passage de l’objet-mort, incapable d’engendrer, indistinct et fusionné, au sujet-individu, créateur de sa destiné, capable d’engendrer, entier, libre (Bourgeois, Faye-Albernhe, 1995). La perversion concrétise, dans la clinique, un défaut fondamental de la personnalité ; elle exprime la lutte du sujet contre un vécu, archaïque certes, d’absence d’unicité. C’est celle-ci qui détermine, en retour, l’incapacité d’un investissement génitalisé, entier, sur l’objet, et la mise en œuvre d’objets partiels pour satisfaire la pulsion fragmentée. Dès lors, le clivage passera entre ceux qui sont capables d’engendrer
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(les vivants) et ceux qui n’en sont plus capables. La gérontophilie et la nécrophilie sont-elles des tentatives de casser ces limites (de la genèse à la génitalité), de ruser avec les lois de la nature, pour en faire des protocoles. En opposition théorique avec l’Ego Psychology traditionnellement ancrée dans le dogme et la pratique des deux précédentes générations, de l’« annafreudisme » au « kleinisme », H. Kohut, qui appartenait à la troisième génération psychanalytique, proposa, pour appréhender la complexité de la psychothérapie des sujets borderlines, une Self Psychology. – La première génération (S. Freud et ses premiers disciples) historiquement issue d’une société puritaine, moralement corsetée mais socialement structurée, avait fait de la sexualité infantile et de ses avatars, la révolutionnaire clef de voûte des processus thérapeutiques visant l’élucidation des névroses. – La seconde génération, confrontée aux déferlements collectifs haineux de la première moitié du vingtième siècle, fut amenée à s’interroger, de surcroît, sur la psychose et se trouva à même de placer la haine et les processus de destruction au centre de la relation d’objet (Klein, 1948, 1975, 1978) qu’elle contribua à éclaircir. Dans cette perspective sera défini un objet en devenir, par essence clivé, façonnant en retour le moi (notion de narcissisme primaire), et soumis à des mécanismes édificateurs d’incorporation ou d’introjection. – La troisième génération exprima l’idée d’un self, cible naturelle de tous les investissements narcissiques, et on a pu dire qu’à cette occasion, le mythe de Narcisse supplantait le mythe œdipien (Roudinesco, 1997, p. 577). Du point de vue sociologique, il faut sans doute rattacher cette évolution conceptuelle à la période délicate et féconde de l’après seconde guerre mondiale qui avait marqué les esprits et voyait s’installer des bouleversements considérables dans l’organisation sociale des pays développés, là même où travaillaient les théoriciens pluralistes : éclatement des familles, baby boom, libre accès à la sexualité, individualisme forcené et « retour du sujet » comme retour du refoulé. Cette émergence triomphante du self culmina dans la période péri soixante-huitarde. J. Lacan (1975, 1978) tenta de produire et d’illustrer une nouvelle théorie du sujet, se revendiquant comme orthodoxe, s’appuyant sur la doctrine originelle mais intégrant aux forceps les apports récents de la linguistique et de la philosophie existentialiste. H. Searles eut l’intuition de l’impasse thérapeutique dans laquelle se retrouvaient placés les thérapeutes s’ils se limitaient à l’usage orthodoxe des outils (orthodoxes) de la psychanalyse traditionnelle. Il se trouva amené à introduire la notion de « psychanalyse assouplie » qui, tout en préservant les acquis théoriques de la psychanalyse, adaptait la démarche psychothérapique au patient borderline.
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Selon H. Searles, celle-ci se construit dans des dimensions a priori moins rigides quant au cadre spatio-temporel et moins défensives que dans la technique psychanalytique pure, limitée dans ses indications ; ou même que dans les psychothérapies d’inspiration psychanalytique en face à face, habituellement proposées à des individus demandeurs de changement ou d’élucidation, mal stabilisés et exprimant une souffrance névrotique ou réactionnelle. H. Kohut (2001), en tant que représentant de la troisième génération, s’attacha à restaurer les selfs. Il préconisa un travail sur l’empathie de l’analyste comme élément technique essentiel (1959), rejoignant en cela S. Ferenczi. Cette empathie intersubjective, si elle se voyait réalisée, serait capable de permettre à l’analysant un transfert plus créatif et, par conséquent, plus restaurant du narcissisme (notion de transfert narcissique). Pour utiliser une image issue de la géométrie interrelationnelle, il s’agirait en fait de superposer à la relation verticale et vectorisée de haut en bas (propre à la psychothérapie traditionnelle), une relation horizontale bijective, inventant et intégrant, à sa façon, les processus de co-création d’un espace thérapeutique mobile, qui seront définis ultérieurement par les écoles systémiques. H. Kohut proposa l’image du self grandiose (1964) issu, selon lui, d’une imago parentale idéalisée, plus archaïque encore que l’idéal du moi. Dans cette instance, fluctuante, à rapprocher sans doute des déterminants intimes du faux self de D. W. Winnicott, existerait un imaginaire exhibitionniste, compensatoire, ayant à charge de pallier les blessures et les humiliations anciennes. En s’appuyant sur ce concept, H. Kohut différentia trois niveaux, non contradictoires, de relations transférentielles narcissiques : • • •
un transfert idéalisant en provenance de l’imago parentale idéalisée ; un transfert en miroir issu du self grandiose ; un contre-transfert en provenance de l’analyste, établi comme une réponse au transfert idéalisant.
Plus tard, il porta son attention sur l’analyse du narcissisme à l’œuvre dans des phénomènes collectifs (notion de self groupal). Il tenta, sans succès probants, d’appliquer ses concepts à la littérature, l’histoire, la politique. Cette période n’était, certes, pas propice aux idées proposant de remettre en question la conception d’une toute puissance individuelle. Pourtant, cette métadimension que constitue la notion de self groupal complexifie utilement la psychodissection analytique en action car si l’idée d’un self groupal apparaît pertinente et facilement acceptable comme outil d’analyse de phénomènes sociopolitiques clairement pathologiques (comme les totalitarismes ou les regroupements sectaires), son extension au champ de la psychothérapie pose question. Elle reste néanmoins opérante lorsque l’on s’intéresse à la relation d’un sujet au narcissisme défaillant aux mondes totalitaires (cf. supra, narcissisme et secte).
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La notion d’injonction de soin, par exemple (depuis les années soixante-dix, en France, pour les toxicomanes1 ), qui culmine aujourd’hui à travers le suivi sociojudiciaire (loi de 1998 sur les délinquants sexuels2 ) instauré comme cadre à une rencontre à visée psychothérapique va sans doute, dans les années à venir, contribuer à intensifier la réflexion sur le self groupal et à imposer des passerelles créatives entre conceptualisations systémiques et psychanalytiques, politiques et psychologiques. Débordant ainsi complètement les fondements orthodoxes de l’analyse, nous pouvons déterminer, là encore, quatre niveaux d’analyse et d’intervention psychique concernant les états-limites : – L’autoanalyse : elle court-circuite les concepts de transfert et de contre-transfert, simplifie la problématique mais trouve en cela ses limites. Clivage, déni et mécanismes projectifs divers en relativisent la portée mobilisatrice chez les sujets borderlines. – Les psychanalyses didactiques ou thérapeutiques, profanes ou médicopsychologiques : elles s’appuient sur les diverses topiques freudiennes ou lacaniennes et admettent l’idée d’un jeu psychique à visée thérapeutique sur un moi comprenant à la fois un ego (le Ich allemand) et un self, elles nécessitent, entre autre, une analyse des différents niveaux de relation transférentielle narcissique tels que décrits par H. Kohut. Concernant la place de la psychanalyse, quelle que soit son obédience, dans ce monde postmoderne où les états-limites apparaissent de plus en plus nombreux, G. Barrios (2001) a eu l’intuition que cette technique, parce qu’elle se développe dans un espace-temps non synchrone du globalisme actuel, tend à devenir une activité « sans espace officiel ». Puisque son application à visée thérapeutique prête encore à discussion, elle est appelée à rester confinée dans son application, et à s’adresser à la fois « à la marge et aux bas-fonds de la société ». En ce sens, bien que constituant classiquement une contre-indication, les états-limites auront tout à gagner de la psychanalyse, si celle-ci est « assouplie », bien sûr. Puisque le concept même d’état-limite a largement emprunté à la psychanalyse ses concepts pour se forger, soyons certains que les sujets borderlines, par la richesse intrinsèque du matériel psychique qu’ils mettent à jour et restituent en thérapie, contribueront à enrichir la théorie analytique, ne serait-ce qu’en y instillant la notion de narcissisme jusque-là peu utilisée dans les cures types. 1. Loi N◦ 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses, complétée par le décret N◦ 71-690 du 19 août 1971 fixant les conditions dans lesquelles les personnes ayant fait un usage illicite de stupéfiants et inculpées d’infraction à l’article L. 628 du code la santé publique peuvent être astreintes à subir une cure de désintoxication. 2. Loi N◦ 98-468 du 17 juin 1998 sur le suivi sociojudiciaire des délinquants sexuels.
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– Les thérapies groupales, étayées par la dynamique induite par la collectivité, constituent une formulation élargie de la psychothérapie, mais elles restent dans la même logique tout en activant des modèles interactionnels ayant à voir avec la notion de « moi collectif ». Les thérapies de groupe, nous l’avons vu, concernent déjà de nombreuses catégories de sujets borderlines. Les groupes d’alcooliques, de toxicomanes, de victimes d’abus sexuels, les groupes de parole de personnes âgées (avec des aménagements) s’appuient, entre autres choses, sur l’activation narcissisante d’un moi collectif susceptible de réactiver, organiser et densifier des « moi individuels » carencés, comme incapables de jouer leur rôle dans la dynamique de l’inconscient. – Les injonctions de soins, patentes ou latentes, allant de la contrainte judiciaire (le rôle du juge d’application des peines dans la loi de 1998) au simple conformisme au souhait de l’entourage, nécessitent également la prise en compte des notions de moi collectif ou de self groupal pour ce qui est du narcissisme mais dans une perspective encore élargie, confinant à la sociologie, ayant à voir avec ce qu’il est convenu d’appeler des phénomènes de société et leur prise en compte. On peut donc présager la modélisation de moi(s) collectifs et de self(s) groupaux gigognes. L’objectif est avant tout de renarcissiser la personne, de l’amener à découvrir et investir un corps propre, vivant et méritant de vivre, présent dans le regard d’un partenaire complètement défini comme sujet cette fois, comme sujet sexué dans un second temps aussi. Pour cet individu, ce corps, comme renaissant, sera l’incarnation de son identité et se verra (re)dessiné, puis densifié, par les attentions gratifiantes que cet autrui-partenaire pourra lui prodiguer1 . Ainsi reconnu et défini, le corps pourra se remettre au service de l’intellect et accepter les émotions qui le traversent. Pour décrire la fonction des émotions dans le processus, on peut utiliser l’image de l’arc électrique réunissant, en un éclair, corps et esprit, susceptible de mettre en relation les deux entités dans les deux sens. Tout se passe comme si le sujet borderline, en raison de ses carences narcissiques, avait réussi à perpétuer des stratégies destinées à cliver corps et esprit. Dans cette perspective, les catastrophes psychosomatiques ou addictives peuvent être, pour partie, lues comme des indices de la faillite d’une élaboration émotionnelle comme d’une élaboration fantasmatique utilisable. Dans la même dynamique, la narcissisation recadrera une destinée jusque-là ressentie comme hostile, lieu et temps de souffrance, d’humiliation, de rejet, de frustrations. On pourrait penser que l’un des objectifs de la thérapie serait de permettre au sujet de se retrouver un jour face au vide, aux lacunes qui le modèlent, et d’identifier, de supporter ce vide avant de le traiter. Ce qui est concevable
1. Si « l’enfer c’est les autres » (J.-P. Sartre), seuls les autres peuvent aider à se reconstruire.
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avec un sujet « névrotique », plus dense, ou paradoxalement avec un sujet dissocié par la psychose (hors des émotions) ne l’est pas avec les états-limites. On constate que beaucoup de sujets borderlines réussissent longtemps à faire diversion, par une hyperactivité compensatrice ou par un clivage entre différentes tranches d’existences, qui sont en fait des lambeaux d’existences, voire des lambeaux d’inexistences. Ce clivage, parfois construit sur la durée, nécessite une articulation soigneuse des vides, de façon surtout à ce que le sujet ne perçoive pas trop clairement qu’il n’articule que des vides, des « forteresses vides » (cf. Bettelheim) en fait. L’énergie et l’intelligence du sujet s’épuisent à articuler ces vides en un tableau « à l’image du dense ». Ce processus institue des vies parallèles, au mieux des « doubles vies » séparées par des interstices, les interstices étant la part la plus authentique du sujet. Vignette clinique n◦ 20 – Une vie entre les vides
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Un patient, peu avant de faire une tentative de suicide grave, arrivait à dire que le seul endroit où il était à peu près bien, c’était dans sa voiture, lors des trajets entre son domicile et son travail. Sa vie de famille et sa vie professionnelle, pour des raisons diverses, s’étaient avérées être des échecs et des lieux devenus insupportables. Dans sa voiture, il était seul, n’avait de compte à rendre à personne, il se sentait protégé1 , vectorisé par une tache qui n’avait plus de sens profond. Certains sujets s’appliquent à dilater ce maigre espace personnel : se retrouver au bar à la sortie du travail ou choisir un mode d’exercice professionnel nécessitant de fréquents déplacements sont des tactiques existentielles qui peuvent être décryptées, pour partie, dans cette perspective.
Cette béance est à traiter, pourtant, il est impossible d’envisager de laisser un sujet borderline seul face à ses failles, cette situation étant prototypique de la dépression anaclitique. Mais c’est ce qui peut se passer au cours du processus thérapeutique s’il n’est pas aménagé pour prévenir l’émergence du vide. Les psychothérapies médiatisées et les sociothérapies hétérodoxes (art-thérapie, activité sportive avec le bémol du dopage), ainsi que les approches mobilisant la dimension psychocorporelle, ne sont que des déclinaisons tenant compte, de façon plus prononcée, de la problématique narcissique et de ses conséquences délétères dans la sphère relationnelle. Elles sont des modalités éventuelles de la relation d’aide au changement, à initialement privilégier, pour un sujet borderline. Dans cette perspective, à côté de l’approche groupale, l’approche psychocorporelle et l’approche art-thérapique seront déterminantes.
1. La voiture joue souvent ce rôle protecteur. Elle est cette bulle, cette carapace entre soi et le monde (expansion moderne du Moi-peau ?) ce qui explique certaines réactions violentes lorsqu’il y a de la tôle froissée.
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L’ APPROCHE PSYCHOCORPORELLE ET ART-THÉRAPIQUE De l’approche psychocorporelle à l’art-thérapie L’approche psychocorporelle est diversifiée. Elle ne résume pas la prise en charge mais elle peut créer un préalable, ou un complément précieux des soins, susceptible de ne pas confronter le patient à ses vides. Elle est à l’exacte convergence du soin et de la psychothérapie. Non imposée par l’urgence, mais proposée dans la continuité, elle peut être mise à la disposition du patient lorsque les tensions les plus importantes commencent à être maîtrisées par l’action d’un cadre contenant (au cours d’une hospitalisation si cela est nécessaire, mais aussi à partir de structures ambulatoires cadrantes) et, dans la mesure où des traitements adjuvants (anxiolytiques, sédatifs ou antidépresseurs) peuvent contribuer à aider le sujet à se positionner de façon plus sereine et plus volontaire dans le soin. Nous allons évoquer de façon non exhaustive certains des aspects les plus caractéristiques de cet apport psychothérapique.
Les pratiques 1. L’enveloppement humide thérapeutique (pack), introduit en France par M. A. Woodburry (1966) remis à l’ordre du jour par T. Albernhe (1992) s’adresse à des patients très figés sur des positions régressives, devenus déficitaires du point de vue de leurs capacités de verbalisation, de partage émotionnel. L’indication première est la psychose (autisme ou catatonie) mais des sujets borderlines peuvent énormément en bénéficier. Au fil des séances, l’entourage soignant, chaleureux, constitué en une permanence sujette à discontinuité, construit alors un réceptacle recueillant, puis positivant, le matériel psychique souvent archaïque capable de surgir lors de ces moments post-critiques privilégiés. L’histoire du sujet peut se remettre en marche dans un cadre contenant. 2. Le hammam, véritable kinésithérapie humide, en tant qu’approche hydrothérapique, doté d’un cadre clos et favorable, autorise, là encore, une étape de régression affective par son caractère chaud et humide, maternant. Il crée une atmosphère propice au partage émotionnel. Le geste du massage ne s’impose pas, il reste une proposition et autorise un travail sur l’enveloppe corporelle allant du massage doux au dégommage, plus intense et plus profond. Au cours d’un massage sensitif (Camilli, 2003)1 , les tensions internes se voient apaisées, les points de nouure 1. Le massage sensitif de C. Camilli est un exemple d’approche par le toucher. Il est basé sur l’interaction du physique et du psychique. À partir de manœuvres spécifiques associées à la respiration et utilisées comme un langage, il est un moyen de communication non verbal qui privilégie la libre expression corporelle du « massé ». Il permet à ce dernier d’acquérir progressivement la maîtrise de son propre corps. Pour C. Camilli (2003), le toucher et la psychanalyse sont « épigénétiquement liés puisque le langage n’a pu apparaître qu’avec la station debout qui a libéré les mains, mais aussi adapté le larynx et le pharynx au langage parlé. »
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peuvent être déliés, étirés, triturés, mis en perspective avec la problématique psychique. Le corps peut redevenir un lieu, sinon de plaisir, du moins non exclusivement voué à la souffrance, à l’angoisse et à l’autoagression permanente. L’émergence des béances lacunaires peut être contrôlée par le toucher qui en restitue un contour, c’est-à-dire, la possibilité à venir de les exprimer sans vécu de néantisation. L’autoagression est souvent concrétisée, du point de vue clinique, par des conduites addictives, des conduites à composante automutilatrice (des scarifications par exemple) ou des conduites à risques. Par le massage, la peau, enveloppe et tissu de pores à la fois, reprend sa fonction de forme et de surface, d’interface biologique qui confère un volume relationnel à l’individu. Le Moi-peau (Anzieu, 1985) peut se superposer avec un moi moins carencé. La lecture patiente des éventuelles cicatrices cutanées par le kinésithérapeute, combinée à l’exploration des points de contracture permet au sujet de reconquérir une historicité acceptable. Elle est un temps essentiel de reconstruction d’une identité, d’une sensibilité et d’un destin. Toutes les autres formes d’hydrothérapie (Dubois, 1985), à condition d’en adapter l’application aux individus, peuvent avoir une action favorable sur les troubles psychiques narcissiques. Les états psychosomatiques dermatosiques (eczéma, psoriasis) comme certains états rhumatismaux, bénéficient à la fois d’une action directe ou mécanique liée à la composition ionique et chimique de l’eau (balnéothérapie, crénothérapie) ; ou de la boue, à sa température ou à son mode d’application ; mais aussi du nursing, narcissisant, et de la mise à distance des problèmes, apaisante, qui les accompagnent. Ce sont des parenthèses reconstructrices dans l’existence des sujets psychosomatiques et états-limites. 3. L’escalade constitue un autre temps fort de la prise en charge thérapeutique des personnalités borderlines. L’encordage, l’assurance systématique par le premier de cordée, la nécessité d’assurer sans cesse ses propres prises pour sa sécurité et pour celle d’autrui, réactivent des fonctionnements solidaires, naturels, resocialisants. Le temps de randonnée, par le cheminement, est propice aux confidences et au recentrage du sujet sur certains aspects physiologiques de son existence. Il permet aussi de se vider la tête des préoccupations stériles. La fatigue physique, si elle est bien dosée, contribue à redéfinir les priorités vitales et à mettre de côté ce qui n’est pas gérable dans l’immédiat. Au cours de ces activités sportives, il ne s’agit pas de prendre des risques, de faire des exploits sportifs, bien qu’à terme, l’idée de la performance relative comme objectif puisse être aussi narcissisante. Il s’agit de retrouver, par cette vectorisation existentielle, des repères personnels et des bases relationnelles fiables. 4. La danse explore la dimension du déplacement du corps, du partage de l’espace disponible avec d’autres trajectoires individuelles. C’est ce partage qui fonde une collectivité en action, justifie un mouvement,
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assure un spectacle. Ces trois concepts sont utilisables dans un processus de narcissisation. On distingue trois types d’exercice : – Les mouvements collectifs : ils cultivent la synchronisation intersubjective par une utilisation rationnelle de tous les moyens complémentaires de communication (analogiques et digitaux, affectifs et intellectuels). L’harmonie de l’ensemble dépend du respect du projet chorégraphique (métaregard sur le groupe et son sens), et l’art est un élément apaisant. Les mouvements, dans leur enchaînement diachronique, illustrent la capacité du sujet à être attentif à l’autre, à sa consigne comme un apport capable de le remplir, de lui rendre vie sans le manipuler. – Les mouvements individuels : ils se font, par principe, devant un public, même restreint, mais bienveillant et attentif. Dans un premier temps, ce public (devenu partenaire de la thérapie) est formé uniquement d’autres patients ou de soignants. L’utilité mobilisante du public est d’amener le sujet à accepter de s’exposer ainsi et à supporter la simple présence, puis le regard d’autrui. Dans une étape ultérieure, il peut devenir question de représentation, c’est-à-dire, que le sujet va accepter d’être mis en scène (manipulation par le chorégraphe) puis de se mettre en scène, se montrer en un spectacle (de l’importance du regard à soutenir). Tous ces termes (mise en scène, spectacle, regard) renvoient au narcissisme et aussi à une certaine sublimation de l’angoisse en trac, c’est-à-dire une ébauche de névrotisation (hystérisation) du comportement qui signe une reprise de l’évolution psychique. C’est une étape importante de la prise de conscience narcissique, mais qui n’est pas toujours évidente à restaurer dans certaines dimensions pseudo-névrotiques des troubles borderlines de la personnalité. Les phobies sociales invalidantes, qui renvoient plus souvent à un syndrome post-traumatique qu’à une catégorisation névrotique de la personnalité, bénéficient de cette indication. Il ne s’agit pas de projeter brutalement le patient en situation, où il risquerait l’échec de plus, ce qui pourrait susciter un blocage. Cette perspective, d’inspiration cognitivo-comportementaliste mais plus soucieuse encore de la gestion de l’angoisse, permet de travailler sur le symptôme, de le dépasser sans le fixer, de le recadrer positivement en lui attribuant un sens social et non plus individuel (le trac remplace la peur) et de lui redonner une dimension interrelationnelle créative, moins marginalisante. Le contexte d’un projet artistique et la libération des divers affects liés à la danse peuvent susciter des niveaux d’interaction très mobilisateurs du psychisme. – Les mouvements à deux obéissent par définition à des règles précises : ils imposent un respect du rythme et de la configuration préalable du mouvement en des pas spécifiques (de la valse au tango). Durant ces pas de danse, on se touche, on se côtoie, mais tout est progressif, codifié, retenu, balisé. La musique modifie le contexte, dans le sens où des préférences peuvent s’exprimer, se partager, se discuter. Il y a, là encore, matière à contacts interhumains utilisant tous les niveaux
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logiques. Les sujets ayant été victimes d’abus sexuels sont à même de bénéficier pleinement de cette véritable rééducation, allant vers une restauration des capacités à supporter un contact physique non perverti. 5. La chorale et le théâtre : ces deux activités sont plus connotées artistiquement, mais aussi plus élaborées et plus complexes puisqu’exprimées à travers la maîtrise d’outils sensibles (la voix, le geste, la mémoire, la connaissance d’un minimum de culture musicale). Le travail sur la respiration (abdominale ou thoracique), la maîtrise du souffle, le risque de « perdre haleine », explorent des sensations très archaïques. La chorale est tout autant un soin à médiation corporelle qu’une art-thérapie. Chorale et théâtre nécessitent en outre un investissement du patient sur la durée, un engagement envers les autres comme envers soi-même. Cet investissement est vectorisé clairement par la perspective d’une représentation ultérieure. Chorale et théâtre peuvent donc être proposés en seconde intention aux patients déjà accrochés, confiants, et dont l’hémorragie narcissique est en voie de cicatrisation par les outils ci-dessus décrits. Mais il n’y a pas de contre-indication formelle à proposer des séances de sensibilisation ou un premier contact, si la proposition provoque d’emblée l’adhésion du sujet. Le risque d’un échec du processus d’intégration du patient au groupe préexistant est néanmoins à prendre en compte, en raison des répercussions narcissiques inévitables d’une telle éventualité. 6. Le modelage et la sculpture : ces techniques actualisent et mobilisent des émotions encore plus archaïques. Elles restent de très bons outils de soin pour les sujets psychotiques régressés, pour qui elles ont été inventées, mais elles le sont aussi pour des borderlines. Elles sont à même de les confronter avec le réel (froid, humide, visqueux, granuleux, sec...) de la matière brute et inanimée qu’ils peuvent essayer d’animer en lui donnant une forme, donc un sens, en passant du minéral froid à l’objet, utilitaire ou artistique, puis de l’objet banal à une création placée en phase directe avec les productions de l’inconscient. Ce travail sur la matière, traditionnellement rapporté à une composante anale, n’est pas sans analogie avec le questionnement pervers tel que nous l’avons décrit, qui explore la dimension du passage de l’inanimé au vivant et vice-versa. 7. La relaxation : différentes techniques peuvent être proposées. Elles peuvent s’ordonner, soit en séances spécifiques destinées à compléter, par exemple, l’effet sédatif et tranquillisant des traitements médicamenteux (avec le but de juguler l’angoisse ou de réduire les tensions), soit comme préparation à des séances psychocorporelles médiatisées, du type de celles qui sont décrites ci-dessus. La combinaison de ces différents temps, leur séquençage, rend compte de l’infinité des possibilités de soulagement de la souffrance psychique et de définition de temps d’évolution personnelle. Il y a néanmoins des contre-indications à respecter :
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ainsi, au cours de séances de training autogène de J. H. Schultz1 (à visée d’eutonie) des épisodes brefs mais anxiogènes de morcellement peuvent avoir lieu si des patients porteurs d’une structure psychique très archaïque le pratiquent de façon non contrôlée. Cependant, toutes les formes de relaxation peuvent apporter un apaisement bénéfique et constituer le préalable à une séance de verbalisation productive, à ne pas confondre néanmoins avec une séquence psychothérapique. 8. Les soins esthétiques : ces soins sont éminemment renarcissisants. Ils permettent à l’individu d’expérimenter une certaine situation d’abandon, au sens de lâcher prise, de faire confiance au soignant. Ils favorisent une transformation de l’image corporelle mais surtout de la perception de soi. Pour le patient, si on lui consacre du temps, c’est qu’il en vaut la peine. Dans l’esprit du public, les soins esthétiques sont un luxe que peu de patients borderlines s’accordent, ne serait-ce qu’en raison de son coût. Accéder à un tel luxe, même si celui-ci est proposé comme un soin, donc pris en charge par le forfait hospitalier, leur apporte une nouvelle dimension sociale et personnelle. 9. Le dessin, la peinture : parmi les art-thérapies, les activités utilisant la peinture ou le dessin comme médiateur, et plus particulièrement les séances débouchant sur les notions de portrait, ou d’autoportrait, (comme travail sur la manière dont un patient s’appréhende) lorsque cela est possible, montrent la grande difficulté de ces sujets à s’imaginer, au sens propre comme au figuré (cf. la vignette clinique n◦ 16). Bien souvent, confrontés à cette consigne, indépendamment de leurs capacités graphiques et de leur efficience intellectuelle, ils ne peuvent restituer que l’ébauche incomplète, impersonnelle ou stéréotypée d’un visage. Ils ont, par ailleurs, beaucoup de mal à restituer, même schématiquement un corps entier, et ayant les pieds campés sur le sol. Au-delà d’interprétations sauvages sur les « manques » constatés, cette carence de figuration traduit la relation profonde entre la construction d’un schéma corporel personnel solide et la construction de la personnalité. Comment se sentir bien dans son corps si on n’en perçoit pas les contours, le volume, la densité ? Réciproquement, on peut s’attendre à ce qu’un travail de psychomotricité, visant à restaurer un schéma corporel correct, puisse avoir des répercussions positives sur la configuration narcissique et le fonctionnement émotionnel et intellectuel d’un patient.
1. J. H. Schultz, dermatologue allemand, se forma pour devenir neuropsychiatre. Après avoir étudié l’hypnose, il voulut apporter à ses patients le moyen de se retrouver dans un état similaire afin d’en finir, sans suggestion, avec leurs problèmes dermatologiques. En ce sens, il s’agit d’une autosuggestion opposée à une hétéro-hypnose. Il constata que la répétition de ses exercices de relaxation par autodécontraction concentrative avait un effet positif sur le stress. D’autres techniques existent : méthode de Jacobson, sophrologie, etc. L’eutonie est l’acquisition d’un tonus musculaire adéquat, à opposer à l’hypo ou hypertonie.
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Comment acquérir, à l’adolescence (qui est déjà une période troublée du point de vue de l’acceptation de son corps et de soi-même, un état borderline), ou à l’âge adulte, ces dimensions narcissisantes ayant parfois fait défaut une vie durant ? C’est toute la dimension réparatrice de l’art-thérapie et des soins psychocorporels chez les sujets borderlines, ce qui en fait des approches thérapeutiques à part entière. Nous avons ci-dessus listé une série de pratiques thérapeutiques dont certaines appartiennent au champ du psychocorporel, d’autres au domaine de l’art-thérapie et d’autres enfin sont inclassables, appartenant aux deux. La composante art-thérapique du soin apporte une spécificité.
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Les fonctions Au sein de la production humaine, certains art-thérapeutes (Rodriguez, Trol, 2001) décrivent trois fonctions : anthropomorphique, formaliste et symbolique. Chacune d’entre elles contribue à l’élaboration du narcissisme. La fonction anthropomorphique, primordiale, est à fort contenu narcissique. Elle nous pousse à représenter l’être humain et surtout à nous représenter nous-mêmes, c’est-à-dire nous apercevoir, nous multiplier, nous perpétuer ! On la retrouve à l’œuvre dès les premiers balbutiements de l’humanité sous forme, par exemple, de stèles anthropomorphes. La signature, comme trace autonome et personnelle, participe de cette autoreconnaissance de soi-même. De nombreuses œuvres d’art ne sont que des variations, significatives (le peintre Ben), autour de la signature qui peut se voir répétée, dilatée, fragmentée, torturée, sublimée... Quelques patients, au contraire, n’admettent pas de signer leur travail, d’autres veulent conserver une maîtrise totale sur leurs œuvres, préférant les détruire plutôt que de les savoir en risque d’être perdues ou vendues, dispersées, appropriées par des inconnus. On retrouve là des formalisations psychiques ayant à voir avec la magie noire1 . À ce niveau s’introduisent, de plus, les dimensions formalistes et symboliques. Les deux autres fonctions décrites : la fonction formaliste qui traduit les rythmes biologiques ou la perception que l’individu s’en fait, et la fonction symbolique (plus tardive), sont donc à explorer, conjointement, mais c’est principalement le renforcement de la fonction anthropomorphique, physionomique, qui sera actif et qui sera réparateur par son aura narcissisante pour les sujets borderlines. La variabilité des approches art-thérapiques n’est qu’une variabilité technique, le contenu du travail réparateur et régulateur du narcissisme rejouant toujours ces dimensions de la souffrance du sujet.
1. Certaines cultures conseillent à leurs membres de ne jamais abandonner la moindre parcelle d’eux-mêmes (cheveux, rognures d’ongles) car des malveillants pourraient les utiliser contre eux.
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Ainsi, qu’un sujet narcissiquement fragile parvienne un jour à signer une de ses œuvres, à la revendiquer comme une part de soi, traduit cette avancée positive de la conscience de « soi ayant une valeur », y compris marchande. Dans cette perspective, l’exposition des productions, voire leur vente, s’impose comme un autre temps du soin qui n’est pas qu’une dérive mercantile ou utilitaire (trouver des fonds pour faire fonctionner l’atelier) de l’art-thérapie. Il s’agit de trouver un public acceptant de donner du temps pour contempler les tableaux ou lire les écrits, il s’agit de trouver plus prosaïquement un acheteur1 . Si quelqu’un concède de la valeur à son travail, c’est fortement surnarcissisant pour le patient2 . Face à un blocage dans le travail d’autoreprésentation, certains subterfuges artistico-soignants peuvent suggérer la forme humaine ou décrire un espace autocentré (mandalas, soleil, carrés), pouvant devenir ultérieurement des blasons ou des drapeaux... Il n’est pas étonnant, comme le remarque J. Rodriguez (Rodriguez, Troll, 2001), que ces signes contenants et représentants, soient parmi les premiers apparus au cours de l’évolution de l’humanité et se retrouvent aujourd’hui en tant que traces humaines. Dessiner ces figures élémentaires, ce qui suppose une ébauche de contrôle psychomoteur (ce peut être le sens d’une des interventions incitatrices de l’art-thérapeute), initialise le mouvement de construction qui sera naturellement anthropomorphe. À partir de là, le patient est susceptible de s’autoriser à accéder au plaisir de se représenter (avant le plaisir de s’exposer ou d’exposer son œuvre) qui est un des négatifs cliniques éventuels de la phobie du miroir, retrouvée dans certains positionnements psychotiques. Comme cela se rencontre chez le petit enfant qui s’éveille au monde, ce plaisir de se représenter précède sans doute le plaisir de créer ou de représenter le monde. Il précède sans doute aussi le plaisir plus élaboré de partager une émotion ou une idée. La problématique narcissique, en ce sens, est peut-être, phylogénétiquement, antérieure à la problématique psychotique ou tout au moins, la psychose en tant que, pour partie maladie du narcissisme présuppose l’établissement d’un certain narcissisme, ce qui renoue avec l’intuition freudienne du narcissisme à partir duquel l’individu va construire son moi. C’est tout le sens du travail art-thérapique chez les sujets borderlines.
1. On retrouve la construction narcissique nord-américaine où la valeur d’un individu se calcule en dollars. 2. On arrive ici à un paradoxe, dans la mesure où il faut concilier l’anonymat du maladeartiste et lui permettre d’exposer sans pseudonyme, ce qui serait limiter la construction narcissique.
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L’art-thérapie comme moyen d’accès à l’archaïque Dans une perspective ontologique, D. Godard a tenté d’apporter sa contribution à l’élucidation des processus présidant à l’émergence de la maladie mentale comme une désadaptation, au sens éthologique et darwinien (Darwin, 1872). Cette approche présuppose l’établissement documenté d’une « histoire naturelle du comportement humain » (Godard, 2003), éventuellement étayée sur l’observation scientifique des interactions précoces mère/enfant, père/enfant (au niveau humain), et des interactions comportementales constatables chez les primates (primatologie ou psychoprimatologie). Ces modes et ces séquences interactionnelles seraient à considérer en tant que témoins de modalités fonctionnelles primitives. Par extension, l’enfoui (dans l’inconscient individuel ou collectif), serait le plus archaïque de l’humanité et l’observation des comportements phylogénétiquement archaïques renseignerait réciproquement sur le fonctionnement inconscient, présymbolique. Cela n’est qu’une piste de compréhension à relativiser par rapport à la « psychanalyse, voie royale vers l’inconscient ».
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« L’omniprésence et l’omnipotence des processus de symbolisation humaine ne doivent pas occulter l’éventualité des autres modalités d’expression et de transmission œuvrant chez l’homme, qui, pour échapper à la conscience, n’en sont pas moins actives. » (Godard, op. cit.)
L’empreinte (Prägung) et les conduites d’attachement après imprégnation dans la période sensible déterminent pour lui le choix objectal ultérieur. Cela rejoint les observations éthologiques de K. Lorenz (1970) sur l’importance des influences environnementales dans la construction du comportement animal. J. Bowlby considère que l’attachement (mère/enfant) est une extension biologico-comportementale de l’empreinte. Il en écarte sa dimension interaffective qui serait déjà de l’ordre du symbolique. Dès lors, « [...] la place des pulsions et leur étayage objectal, et la place du symbolique, devenaient secondaires par rapport aux conduites programmées d’attachement. » (Bowlby, 1978)
L’Œdipe, que S. Freud avait pourtant tenté de rattacher au phylogénétique à travers le mythe de la horde primitive, « [s’il] apparaît comme une étape nécessaire du développement pour structurer les affects, distribuer l’amour et la haine, le Désir et la loi, et sortir du chaos émotionnel préœdipien, se superpose tardivement du point de vue de l’évolution aux déterminants biologiques archaïques. » (Godard, 2003)
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Il suppose déjà une tentative de sexuation des relations, la séduction pour l’autre sexe et il ouvre sur le symbolique. Tout mauvais accès au symbolique, lié à l’intervention désorganisatrice d’un traumatisme précoce, est susceptible de laisser le champ libre à des modalités psychofonctionnelles non réprimées. C’est l’hypothèse des pathologies mentales les plus sévères (les psychoses) comme accidents évolutifs de la phylogenèse que S. Freud développa dans sa correspondance avec W. Fliess (Freud, 1887-1902). Dès lors, d’autres dispositions existentielles majeures, telles que le transsexualisme ou l’anorexie mentale, qui appartiennent à la constellation borderline, peuvent être regardées différemment et la prise en compte de l’élément narcissique dans toutes les souffrances psychiques devra passer par d’autres voies que la verbalisation : art-thérapie activant la fonction formaliste et la fonction symbolique ou psychothérapie à médiation corporelle. Il faut, en tout cas, s’attendre à l’émergence de matériaux psychiques non directement exploitables par le verbe chez ces patients et respecter ces étapes du processus reconstructeur. Le registre de l’art-thérapie est transversal, il entre en interaction avec les trois catégories principales de relations d’aide au changement que sont le soin, l’éducation (et son corollaire l’apprentissage) et la psychothérapie. Aux premiers temps de la vie, avant donc que ne se noue l’organisateur œdipien, ces trois catégories se trouvent confondues dans la fonction maternante, dont elles sont issues. Mais, très rapidement, elles se différentient, en organisant la construction harmonieuse de l’individu et son évolution vers la subjectivité personnelle et individuelle, au sens étymologique. Leur point commun reste que le narcissisme, sous ses diverses formes, s’avère être le moteur de ces trois évolutions nécessitant, chacune, une capacité de mobilisation de substrat libidinal. Le jeu d’ombres entre la « mauvaise mère » et la bonne mère (ou la « mère suffisamment bonne », D. W. Winnicott, 1969) que nous avons évoqué dans la psychogenèse des états-limites (M. Klein), est l’une des péripéties initiales de cette différentiation fonctionnelle physiologique mais le narcissisme peut éclore, vivre ou défaillir tout au long de l’existence d’un individu1 . Au cours de la sénescence, ces trois processus tendent habituellement à se rejoindre car l’individu, précarisé dans son intégration narcissique par la perspective anticipée de sa disparition, diminué intellectuellement et physiquement, ayant en outre épuisé une partie de son énergie vitale, 1. Sur Internet, court l’histoire de cet homme d’affaires qui, en déplacement, fit appel à une call girl. À sa grande surprise, c’est sa propre fille qui se présenta dans sa chambre d’hôtel. De retour chez lui, en bon père, il en parla à son épouse, qui demanda immédiatement le divorce. Il en fit un accident cardiovasculaire. On peut interpréter ce dernier comme le symptôme psychosomatique ou métaphorique d’un effondrement narcissique et affectif complet.
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cherche à se rassembler. Cet égoïsme palliatif, physiologique, colmate, comme il le peut, les brèches d’un être-soi en carence croissante. Si « la vieillesse est un naufrage » (C. De Gaulle, Mémoires de guerre), c’est un peu un sauve qui peut ! Dans ce contexte régressif et involutif, par la force des choses, soin, éducation et thérapie peuvent avoir tendance à se confondre à nouveau et l’entourage disponible est mis à contribution. Tenant compte de cette disposition naturelle de l’équipement narcissique, l’art-thérapie peut se voir appliquée à la prise en charge des sujets borderlines : adolescents et sujets âgés mais, aussi, tous les états-limites tels que nous les avons envisagés dans les chapitres précédents. L’art-thérapie introduit un processus transversal car l’art seul peut constituer un véritable fil de capiton (par analogie au « point de capiton » lacanien) capable de mobiliser ou de transférer utilement de l’énergie libidinale dans ces trois registres de la relation d’aide au changement, tout en respectant leur nature diversifiée chez le sujet adulte. Chez les sujets cibles, quel que soit l’outil choisi, et nous avons vu qu’ils sont divers, la restauration narcissique induite par le processus de création artistique dialectise des positionnements narcissiques jusque-là dysharmoniques, ce qui est source de tensions. Elle a pour vocation de transcender les registres éducatifs et thérapeutiques en mettant en action, simultanément, une considérable régression (la jouissance créatrice relève d’une posture archaïque que l’on retrouve dans les joies infantiles) et une projection anticipatrice ; elle articule donc sociothérapie et psychothérapie à la fois. La projection anticipatrice est introduite par la présence d’une tierce personne (l’art-thérapeute) comme public ou comme accompagnant ; elle s’appuie sur l’écart inévitable existant entre deux œuvres : – L’œuvre fantasmée (forcément idéale), qui n’appartient qu’à soi puisqu’elle est un produit de l’imaginaire, voire qui peut être vécue comme un élément indissociable de soi (dans certains fonctionnements pseudo-psychotiques). – L’œuvre réelle (forcément imparfaite), finie, qui a pour destin de se voir exposée, offerte aux regards et aux jugements d’autrui, qui peut se transmettre, ou être détruite. Elle instaure une première borne sur laquelle le sujet peut choisir de s’ancrer, c’est-à-dire, ancrer son narcissisme dans un processus analogue à ce qui s’est joué, bien avant, lors de l’élaboration du narcissisme primaire puis du narcissisme secondaire. Un sentiment de toute puissance préside au premier regard sur la page blanche, juste avant le début du passage à l’acte créatif. La page blanche (ou son équivalent dans tout processus créatif) est cet espace transitionnel, miraculeux, à circonscrire au préalable (c’est le cadre de la séance), sur lequel, un instant seulement, « tout est possible ». Cet espace n’est pas vide, il est plein des promesses de l’imaginaire. mais le réel peut se charger de le vider ! Est-il possible de mettre en perspective ce vide fécond avec le vide lacunaire borderline ?
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En effet, très vite, au premier mot écrit (atelier d’écriture) comme au premier coup de crayon (atelier de peinture), et cela se retrouve chez tous les créateurs, il se voit soumis à l’urgence, l’impériosité, l’impétuosité de la création convoquée pour en combler le vide naissant, puis à l’inhibition et à « l’angoisse de la page blanche » précisément (à l’image du vide absolu). Cette angoisse, rarement mobilisatrice, relève d’un sentiment d’impuissance face à l’ampleur de la tâche (notion d’infini comme dissolution des limites). Quel que soit le support choisi, la (re)constitution d’un narcissisme harmonieux est l’un des buts des processus de création introduits par l’art-thérapie. La redistribution narcissique transversale qu’elle opère se nourrit de la maîtrise de tels écarts. Le rôle de l’art-thérapeute est alors prépondérant pour canaliser les émotions et leur accorder un sens constructif. Par extension, l’art-thérapie a sa place dans la détermination du chefd’œuvre – clef de voûte instituée, placée dans le registre traditionnel des apprentissages cognitifs mais qui admet une forte composante initiatrice et socialisatrice, puisqu’elle apporte à l’individu qui l’a produite, un statut social – ainsi que de l’œuvre ultime d’un sujet, capable de condenser et de sublimer tout un narcissisme ou d’en trahir, inéluctablement, l’épuisement libidinal et la montée de l’angoisse de mort, ultime « tremblement de temps » (Fondation Maeght, 1989) (cf. le narcissisme du sujet âgé). Chacun de ces deux pôles existentiels de la création explore des aspects fondamentaux du narcissisme. On y retrouve la problématique narcissique prométhéenne puisque la différence entre sujets morts/inanimés/minéraux et sujets vivants/animés passe, à cet instant, entre les individus qui sont encore capables d’enfanter, de créer et ceux qui n’en sont plus capables ; entre ceux qui sont au clair avec cela et ceux qui n’y sont pas. L’angoisse de castration (ou l’impuissance à créer comme vécu et traduction psychobiologique de cette angoisse) se confond alors avec l’angoisse de mort dont elle est l’un des prototypes les plus précoces (Bourgeois, Faye, 1993). Dans une séance d’art-thérapie, à travers la fin programmée du processus de création de l’œuvre, matérialisée ou non par le rituel de la signature de l’œuvre par le sujet, se rejoue, à chaque fois, la prise de conscience et l’acceptation de la fin de la capacité créative, c’est-à-dire la mort, dans notre hypothèse. Le hiatus fonctionnel instauré par la nature entre l’œuvre fantasmée et l’œuvre réelle (celle produite à la fin de la séance et soumise à la signature), est susceptible d’inscrire le sujet dans la perspective d’une acceptation de ses limites, c’est-à-dire d’une névrotisation/normalisation au sens analytique et (enfin) d’une individuation apaisante et structurante : « Si j’ai des limites, c’est que je suis un sujet ! » Le sujet est amené à anticiper émotionnellement et intellectuellement un « après » à sa disparition en tant que créateur. Cet « après » est matérialisé par
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l’œuvre abandonnée, quoiqu’imparfaite, dont la présence désormais infiltrera et ponctuera l’existence de son créateur. Cette œuvre, c’est la trace, elle pondère la mégalomanie. En ce sens, peuvent être reliés le refus de certains artistes de signer leur œuvre, le fait de « faire de sa signature une œuvre » (Ben), comme le fait que d’autres peintres laissent toujours, volontairement, une partie inachevée dans leur tableau, comme une métaphore de la lacune constitutive de leur carence narcissique. Il s’agit d’un jeu autour de la mort et de l’inaccompli-inaccomplissable. Mais si on peut « jouer à la mort » (et c’est l’un des jeux les plus constructeurs de l’enfance) la mort n’est pas un jeu, c’est la fin du jeu (et du je !). Sa propre mort est le mystère absolu que l’on commence à entrevoir dès cet âge péri-œdipien, que l’on est voué à rechercher sans cesse pour mieux l’exorciser, plus tard, si on est porteur d’une personnalité borderline. Si les tentatives de résolution de l’angoisse de castration déterminent classiquement une atmosphère œdipienne, les tentatives de suturation de l’angoisse de mort qui couvent (et parfois flambent), sous ce sentiment écran à thématique pseudo-sexuelle, dessinent les prémices d’une carrière névrotique, normale ! La mise en œuvre ultérieure d’une sexualité, complètement ou partiellement génitalisée (la perversion) ouvrira sur l’âge adulte et pourra mettre sous l’éteignoir longtemps (tant qu’elle sera opérante) les angoisses de mort ou de néantisation. Au niveau de la prise en charge des individus, ce qui se joue donc dans l’art-thérapie, (et ceci ne concerne donc pas seulement les sujets borderlines), c’est la réouverture de voies d’accès à un cheminement créatif pouvant éventuellement sublimer l’impasse sexuelle ou existentielle dans laquelle ils se trouvent souvent (cf. les aménagements du tronc commun borderline). Cela leur laisse entrevoir et explorer d’autres perspectives que les positionnements pervers ou addictifs ainsi que les catastrophes dépressives anaclitiques qu’ils ont déjà expérimentés. Si les conditions de maîtrise émotionnelle de part et d’autre, de création d’un espace relationnel authentique par mise en confiance réciproque et de suturation narcissique en sont créées, un travail sur cet aspect précis de la malrésolution œdipienne peut être produit par l’art-thérapie, avec le complément éventuel d’approches psychocorporelles. L’art-thérapie s’avère alors capable de ranimer, d’intensifier et de mobiliser certaines des émotions longtemps enfouies ou dévoyées (avec leur énergie sous-jacente), de les rapporter à la conscience d’un soi entier (non morcelé bien sûr, sinon on serait dans le registre psychotique). Ce soi restauré pourrait, si tout évolue bien, devenir à terme moins lacunaire (on est toujours dans les lacunoses). Plus dense et plus solide, il développerait sa potentialité principale qui est de jouer à nouveau, naturellement, avec les autres instances décrites dans la seconde topique.
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La psychothérapie par le verbe À tout âge, cette nouvelle articulation intrapsychique est à même de relancer les processus de constructions de la personnalité, d’infléchir la psychogenèse de l’individu dans le sens de la névrotisation. C’est le but de la psychothérapie. Cette évolutivité étant réenclenchée, alors peut être envisagée, dans un second temps, l’utilisation de techniques faisant appel aux capacités de symbolisation de l’individu, à condition d’être préalablement aménagées. Si la clinique se donne pour objectif de décomposer en symptômes la combinaison alchimique fondant l’équilibre psychocomportemental d’un individu, image de son fonctionnement psychique, la psychanalyse et toutes les psychothérapies par le verbe peuvent, en levant les résistances et les inhibitions (qui sont deux facettes de la même problématique) ordonner le fonctionnement intrapsychique et déterminer une psychosynthèse au sens de C. G. Jung (1913). Si l’existence d’un sujet est, dans le meilleur des cas, l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation, un individu peut croître tout au long de son existence pour peu qu’il puisse dépasser sa psychorigidité1 . Les psychothérapies non médiatisées, épurées par leur statut psychanalytique, ne semblent donc pas constituer le traitement de choix des états limites de la personnalité. La frustration est cultivée, en tant que moteur du changement espéré par le cadre psychanalytique traditionnel. Elle autorise mal l’émergence positivante d’associations verbalisées alors que l’urgence, chez un borderline, c’est de le connoter positivement. Le risque d’un passage à l’acte « contre le cadre » existe alors. En tant que conduite d’échec, cette hypothèse-hypothèque entraîne la nécessité d’un aménagement de la séance destiné à la rendre moins rigide, moins frustrante, plus tolérante aux écarts attendus sous peine de rupture précoce du lien thérapeutique, au moins dans les débuts. Ceci ouvre sur le concept de cadre mouvant, accompagnant au plus près la trajectoire vitale du sujet, sans tenter de la circonscrire à tout prix. Par ailleurs, la plupart des aménagements économiques syndromiques de ces personnalités (psychopathie, caractéropathie ou perversion), dans la mesure où chacune d’entre elles favorise l’élaboration d’un contre-transfert négatif et procure peu de latitude pour travailler sur le transfert (et le contre-transfert), n’en bénéficie pas. La notion de contrat de soin, même provisoire, propre à ces cadres psychothérapiques, a pour but de permettre de disposer d’un espace thérapeutique. Elle est retrouvée aussi à l’occasion de temps forts de la prise en charge institutionnelle (sevrage toxicomaniaque, hospitalisation libre en psychiatrie) ; elle est souvent mise à mal. La lutte « autour
1. D’un point de vue philosophique, si l’individu est ce qu’il fait et non ce qu’il voudrait être, l’existence peut aussi, malheureusement, être l’histoire des actes manqués et des tours joués par l’inconscient.
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du contrat », pour son établissement et pour son respect, est souvent l’un des premiers enjeux. Quelque part, tout contrat avec un sujet borderline est fondamentalement léonin, injuste et fragile, dans la mesure où il cherche à relier des sujets qui ne sont pas (encore) sur la même longueur d’onde. La pratique nous apprend qu’imposer un quelconque contrat, même tacite, même minimal, c’est déjà prédire (au sens propre), par anticipation unilatérale, les conditions de sa rupture à venir - ce qui ne veut pas dire qu’il faut y renoncer. Or, la rupture (ou du moins, le point de rupture en tant que limite relationnelle à explorer), c’est précisément ce que recherchent, désespérément, pervers et psychopathes, alcooliques et anorexiques. Ce point de rupture animé/inanimé, objet/sujet, est bien loin, nous l’avons vu, des questionnements sexués propres aux positionnements névrotiques à partir desquels, en s’appuyant sur les capacités du patient à accéder au symbolique, peuvent être travaillées la tolérance à la frustration, la culpabilisation et ses aménagements, la relation d’objet, et peuvent se développer des processus de sublimation. Il ne s’agit pas d’une rupture affective, mais d’une cassure presque physique. Le postulat même d’un point de rupture probable est anxiogène pour le sujet borderline, dans le sens où il s’y rejoue, sans cesse, sa problématique abandonnique et anaclitique. Confronté à la violence d’un contrat (et de ses implications), le patient cherchera par tous les moyens à y échapper, « faire exception », et par conséquent le nier, ce qui renvoie au défaut fondamental d’accès au symbolique qui est perçu au niveau de la clinique et fait parfois évoquer la psychose. Trahi dès son jeune âge, il ne peut faire confiance à personne et à rien, pas même à un contrat, pas même à lui-même. Le contrat n’est pour lui que l’annonce d’une nouvelle déchirure inéluctable. Les meilleurs moyens de se défendre resteront le clivage et la projection sur autrui des raisons de cette rupture programmée. Le patient utilisera souvent le contrat comme une arme à portée autoagressive, susceptible de réitérer et de concrétiser, une fois de plus, les processus abandonniques qu’il a déjà expérimentés et qui le légitiment dans sa posture (« Je suis abandonné donc je suis »). Vignette clinique n◦ 21 – Virtuel, réel et symbolique Monsieur T. est un redoutable contractant. Ayant longtemps travaillé dans le commerce de l’art puis en tant que conseiller technique en informatique et concepteur de sites, il réussit régulièrement, par son bagout et son intelligence immédiatement perceptible, à se faire embaucher, à des conditions financières mirobolantes, pour des prestations techniques dont il connaît, lui, pertinemment, la nature totalement virtuelle et peu rentable pour son employeur. Par sa connaissance du marché (il a fait une école de commerce) il sait que le projet qu’il présente ou que son employeur met en route en faisant appel à lui, n’est pas viable sur la durée. Il a conscience que son embauche n’est qu’un leurre, parfois destiné à rassurer des bailleurs de fonds situés en amont (pouvoir publics et collectivités locales), car très vite, ne pouvant tenir ses objectifs, son patron sera obligé de le licencier.
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L’essentiel de son activité intellectuelle est donc, lors de la « lune de miel », de négocier au mieux avec son employeur les conditions d’indemnisation financière de son départ futur. Il ne vit pas de la rémunération de son travail, qu’il fait correctement par ailleurs, mais de ses indemnités de rupture de contrat. Il n’a pas besoin de passer par la case Assedic car, à peine embauché, prévoyant, il se met en quête d’un nouvel emploi par Internet. Ce qui le pousse à venir consulter, c’est qu’il fonctionne de cette façon, également, dans ses rapports affectifs et que cela lui pose problème avec ses femmes successives. Son fonctionnement professionnel apparaît comme une métaphore de son fonctionnement psychique et, c’est en travaillant sur ce champ comportemental, moins difficile à aborder du point de vue émotionnel, qu’il arrivera à modifier, pour partie, son fonctionnement affectif. Pour poser un cadre thérapeutique à ce patient, il nous a fallu jouer d’artifices. Le contrat, imposé par nous – mais dans quelle mesure avons-nous été déterminé par lui – est le suivant : il a droit à cinq séances hebdomadaires tous les deux ans. Il s’agit par là de contractualiser une rupture, sans en faire un abandon. Entre ces séquences thérapeutiques, qu’il respecte scrupuleusement, le patient continue donc son travail psychique sur le contrat. Après six ans de recul et trois séquences thérapeutiques, il a beaucoup changé dans son rapport aux femmes, mais pas dans son rapport aux employeurs !
Le contrat traditionnel présuppose que les deux parties se constituent en sujets co-élaborant (collaborant) à travers lui un projet commun concrétisé par le fond du contrat (et non la forme). La relation objectalisante vécue ou ressentie comme telle par le patient borderline ne s’appuie pas sur une triangulation ordinaire, structurante, et créative, faisant référence au symbolique. Le partenaire du pervers, prototype en la matière du sujet borderline, ce ne sera pas le cocontractant mais le contrat, écrit ou verbal, véritable objet fétiche à retourner contre lui, ou à déchirer, dénoncer, subvertir. C’est la forme qui se voit privilégiée. Proposer un contrat de soin à un masochiste, n’est-ce pas alors prendre le risque d’une manipulation, que ce soit lui qui y instille les germes de sa jouissance future à le rendre vain et vide ou que ce soit nous, soignants trop facilement portés à y inclure des clauses intenables à contenu sadique – ce qui revient au même ? C’est ce qui se passe, par exemple, dans la plupart des contrats de soin mis en place entre une structure soignante et un toxicomane. Ce type de contrat provoque un fort pourcentage de ruptures, par rechute ou rejet et, par conséquent, d’interruptions des soins. Il est le prototype de tous les contrats établis entre une institution et un sujet « borderline ». Quels que soient les clauses, limites et avenants, le patient les fera aussitôt voler en éclats puisque ce qu’il recherche, c’est l’exception et la limite ; dès lors, la rupture du contrat par non-respect des clauses le confirmera dans son fonctionnement victimaire et son vécu de mauvais objet, si la relation se limite au contrat formel. Pour dépasser cette impasse relationnelle et instaurer une véritable alliance thérapeutique, certains principes sont à respecter, sans qu’ils
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garantissent la solidité et la pertinence de cette alliance en termes de relation d’aide au changement ou « psychanalyse assouplie » (Searles, 1977, 1994). Il est fondamental de tenir compte de la prégnance des conduites autodestructrices, dès les premiers contacts. Bien souvent, le sujet borderline fait appel à la thérapie en dernier ressort ou après avoir épuisé bien des thérapeutes. La consultation, s’érige à la fois en une conduite d’appel et une conduite de prise de risque. Elle admet donc, aussi, un contenu ordalique : « Et si j’étais changé, continuerais-je à exister ? » Il ne faut pas craindre de laisser verbaliser, sans les susciter, les affects (ce qui peut paraître contradictoire avec les principes psychanalytiques) ou d’exprimer les siens. Mais il est alors nécessaire de les prendre en compte comme interférant significativement dans la relation et, bien entendu, de rester fidèle au cadre déontologique de sa pratique. Il convient de contrôler (ou de faire contrôler, c’est le rôle de la supervision) son contre-transfert, d’accepter qu’il soit chaotique parfois ; d’interpréter, de façon non punitive, les inévitables pulsions agressives du patient testant ce nouveau partenaire relationnel, ce nouvel abandonnateur potentiel, que personnalise le thérapeute. Il faut garder à l’esprit que la perception (vraie ou fausse) d’un traumatisme infligé par le thérapeute, ou bien le moindre semblant d’assentiment à leur autodénigrement lancinant, peut susciter, dans l’immédiat, une conduite autodestructrice ou un passage à l’acte contre la relation thérapeutique. Ce cadre maintenant circonscrit, il s’agit d’imputer au patient la « responsabilité de la préservation du traitement » (Kadish, 1994), tout en proposant un holding au service de perspectives réparatrices lucides et d’un projet de vie : l’espoir, bien qu’aux yeux du sujet borderline, le thérapeute ne soit pas vécu comme permanent. Celui-ci peut disparaître d’un instant à l’autre et d’ailleurs, par ses passages à l’acte, il en a souvent fait disparaître (au sens figuré !) plus d’un. H. Searles a, le premier, perçu que le patient borderline avait des difficultés à distinguer l’humain du non-humain, l’animé du non-animé, ce qui repousse d’autant l’échéance du questionnement génital dans ses composantes liées à l’engendrement ou à la sexualité, comme dans les préoccupations ordinaires. Cette problématique ante-humaine prolifère dans la clinique de perversions, si paradoxales dans leurs contingences que cette hypothèque fantasmatique seule explique que des objets (nonanimés ou non-humains) puissent se voir investis profondément et devenir des partenaires signifiants (aux dépens directs de partenaires-sujets conventionnels réels), comme dans le fétichisme, la zoophilie ou le sadomasochisme. Cette indistinction inanimé/animé se complique, selon H. Searles, d’une personnification potentielle des imaginaires : « Ils sont jaloux de leurs rêves parce que ceux-ci sont des êtres qui s’expriment mieux qu’eux », ce qui traduit la profondeur du clivage du moi. Pour continuer dans cette poétique borderline, on pourrait suggérer que l’un des drames de ces patients est qu’ils ne peuvent jamais savoir si leurs
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peurs, leurs angoisses, leurs rêves ou leurs aspirations sont bien les leurs, celles de leur faux self ou celles de leur self par procuration. Si le patient a toujours vécu sa vie à travers celles des autres, que celles-ci lui soient imposées (faux selfs) ou qu’il les subisse par procuration, il faudra le soutenir dans un improbable travail de deuil de ces prothèses narcissiques et, au même temps, le pousser à dépasser l’abîme absolu du deuil de ce qu’il n’a pu faire et ne pourra plus jamais faire, le temps perdu ne se rattrapant jamais.
L ES APPROCHES SOCIOTHÉRAPEUTIQUES ET CHIMIOTHÉRAPIQUES Le contexte soignant Il s’agit non plus d’actions thérapeutiques centrées exclusivement sur l’individu et sa relation à lui-même comme à autrui, mais bien souvent d’interventions palliatives, tardives, à visée sociothérapique, contensives ou répressives. Elles ont aussi à voir avec l’éducation, voire la rééducation. Autant la personnalité borderline basale compose une entité psychique victimaire, séquellaire et parfois cicatricielle de drames existentiels précoces, désorganisant les capacités évolutives du sujet, autant les différents aménagements relèvent de stratégies adaptatives agressives du sujet à un monde vécu comme hostile et manipulateur. Par conséquent, les aménagements à attendre seront majoritairement, en miroir, des troubles relationnels ou comportementaux liés à la propension réactionnelle du sujet à objectaliser autrui, à le manipuler et nier sa subjectivité. Leur prise en charge sociothérapeutique se doit de tenir compte des contre-transferts individuels négatifs facilement induits en retour, généralement massifs et ceci d’autant plus qu’ils peuvent cimenter une collectivité (notion de bouc émissaire), s’ériger en une mentalité groupale puis en une politique1 . Ces contre-transferts sont générateurs d’attitudes situées elles aussi en miroir, ou en opposition. Ces attitudes sont de natures complémentaires : sadiques, voire masochistes, répressives ou permissives. Un cercle vicieux relationnel s’enclenche, alors. Avoir à l’esprit la souffrance mentale basale et les rapports de celle-ci avec l’histoire personnelle douloureuse du sujet, ne doit pas occulter la nécessité d’une réponse claire aux désordres comportementaux qui en découlent : il faut soigner l’individu et sanctionner le comportement déviant. Comprendre ne signifie pas excuser, ou dégager un individu de ses responsabilités envers la société. C’est en métacommuniquant constamment et en maintenant une balance équitable entre ces deux 1. On voit aujourd’hui, en France, que certains groupes humains sont, tour à tour, l’objet de l’attention répressive du politique : les jeunes délinquants, les vieux conducteurs, les conducteurs alcooliques, ceux qui conduisent sous l’emprise de stupéfiants, etc. À chaque fois, se met en branle un nouveau dispositif contraignant en réponse.
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aspects complémentaires de la prise en compte de tels sujets, que le soignant-thérapeute-éducateur (respectueux de son statut, de son rôle structurant et compatissant à la fois, comme de ses limites humaines dans la société), pourra garder le cap et ne pas déraper, ni dans le sadisme répressif, ni dans la complaisance et la démagogie. L’idéal serait, bien sûr, la différentiation fonctionnelle claire des rôles par articulation de deux équipes thérapeutiques ou d’équipes thérapeutiques et éducatives intégrées dans un projet global. Il s’avère aussi nécessaire de distinguer la dimension répressive d’essence sociale, de la dimension thérapeutique1 . Une des difficultés de l’exercice de la psychiatrie au sein des institutions réside dans cette dichotomie. Le psychiatre peut être amené, par la pression de l’institution, par ses tendances naturelles (le point aveugle de chacun) comme par la manipulation masochiste du patient, à jouer l’un puis l’autre des rôles. Entre les rôles de psychiatre d’institution (hôpital psychiatrique ou prison) et de « psychiatre d’individu » (psychothérapeute), il faut parfois choisir de « sauver l’institution » pour mieux soigner le malade, ou les autres malades. Heureusement, un arsenal législatif s’impose à tous, encadre et régule au quotidien les pratiques, ce qui dessine un espace thérapeutique balisé. Jadis, le psychiatre institutionnel détenait tous les pouvoirs, contrôlait l’institution soignante dans toutes ses dimensions puisque la psychiatrie institutionnelle s’était érigée en une totalité à vocation soignante2 . Si les dérapages ne furent pas plus nombreux, c’est à mettre sur le compte de l’effort continu que firent les psychiatres et la plupart des soignants, tous niveaux confondus, pour réaliser une psychothérapie individuelle visant à les aider à maîtriser leur fonctionnement personnel et pour participer régulièrement à des séances de régulation d’équipe. En dépit de cette volonté d’approche globalisante, très vite, cependant, il fallut différentier, à nouveau, la composante répressive du soin. L’un des gestes significatifs de la psychiatrie institutionnelle fut de créer une salle de police au cœur de l’asile, pour les patients perturbateurs. C’était paradoxalement un acte désaliénant3 . De nos jours encore, la confusion hypothèque la pratique. Par exemple, les patients détenus, hospitalisés d’office en psychiatrie (article D 398 du
1. De plus en plus, les juges veulent comprendre, se montrer psychologues et humains. En contrepartie, la psychiatrie se voit imposer un rôle de plus en plus répressif. 2. Dans certains hôpitaux, le médecin chef exigeait d’avoir en thérapie ses infirmiers. Il soignait par ailleurs ses malades. Il était, en quelque sorte, le seul à avoir une fenêtre ouverte sur l’inconscient de chacun de ses subordonnés. Il organisait les soins. Il était dans la toute puissance. Certains théoriciens pensaient que l’efficacité thérapeutique était à ce prix. 3. On crée des salles de police et des chambres d’isolement au cœur des hôpitaux psychiatriques, on crée des unités de soin au cœur des prisons... Il y a sans cesse interpénétration des deux mondes.
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CP) sont « gardés » par les infirmiers, alors que les détenus hospitalisés en hôpital général, sont surveillés par la police. Ceci risque d’être changé par la mise en application de la loi du 9 septembre 20021 . Cette image d’une toute puissance psychiatrique (et médicale) infiltre encore l’imaginaire des décideurs puisque les lois les plus récentes (loi de 19902 , promulguée pour réformer l’antique loi de 1838, loi du 4 mars 20023 , vaste conglomérat de mesures diverses) s’appliquent à contrebalancer les vestiges du pouvoir médical et à pourvoir en droits les malades présupposés lésés. Avec ces patients assistés, irresponsabilisés, pétris de droits sans avoir le moindre devoir (même pas celui de se soigner), on est en train de construire une génération de malades ingérables et insoignables, de psychopathes en puissance. Cette évolution des mentalités est encore plus désorganisatrice du système de soin que les réformes hospitalières ou celles du financement de la sécurité sociale, qui sont simultanément mises en route. Nous ne parlons pas seulement des malades mentaux. L’exemple américain montre la dangereuse dérive qui guette le système de soin français. La question du narcissisme est au centre du problème : faut-il être (ne serait-ce qu’un temps) dans la toute puissance pour asseoir son narcissisme ? Être dans la toute puissance de son malheur d’être malade suffit-il à se consoler d’être malade ? Il y a un peu du syndrome de Münchausen, mais à dimension collective, dans ces dispositions. Dans ces conditions, comment peut-on espérer donner des limites et de la densité aux patients et restaurer leur narcissisme autrement qu’en les remplissant, sans fin, par des prescriptions médicamenteuses ou par des prescriptions d’examens paracliniques considérés comme d’autant plus actifs sur le narcissisme qu’ils seraient coûteux ? Dans ce contexte, l’espace thérapeutique se réduit à une peau de chagrin. D’un autre coté, les dispositifs sociaux répressifs s’appuyant sur des impératifs sanitaires sont nombreux car la réponse de la société à ces troubles du comportement est aussi de nature législative. Des lois spécifiques, ciblées mais déjà anciennes, ont été édictées : – Loi n◦ 54-439 du 15 avril 1954 sur le traitement des alcooliques dangereux pour autrui, maintenant tombée en désuétude. – Loi n◦ 70-1 320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses, complétée par le Décret n◦ 71-690 du 19 août 1971 fixant les conditions dans lesquelles les personnes 1. Loi N◦ 2002-1138 du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation de la justice. Article 48. 2. Loi N◦ 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation. 3. Loi N◦ 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
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ayant fait un usage illicite de stupéfiants et inculpées d’infraction à l’article L. 628 du code la santé publique peuvent être astreintes à subir une cure de désintoxication. – Loi n◦ 98-468 du 17 juin 1998 sur le suivi sociojudiciaire des délinquants sexuels1 . Elles s’ajoutent au dispositif commun concernant la prise en compte matérielle (sociale) de la maladie mentale : – Loi n◦ 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapés. – Loi n◦ 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs. Mais ces lois spécifiques restent des lois de circonstance, visant à répondre politiquement au gain en visibilité d’un phénomène social. Très vite, elles sont vouées à tomber en désuétude ou s’avouent être inapplicables, faute de moyen. Elles contribuent pourtant à l’édification d’une ambiance répressive sans pour autant permettre de traiter le phénomène au fond, et ceci en raison de la dépénalisation possible de certains actes. L’article 64 de l’ancien Code pénal, les articles 122-1 et 122-2 du nouveau Code pénal français ont pour but de ne pas pénaliser, c’est le sens strict du terme, des sujets manifestement malades mentaux au moment de leur passage à l’acte délinquant ou criminel. Selon les périodes, la tendance sociale est à la responsabilisation ou à l’irresponsabilisation des sujets. Dans les périodes à tendance responsabilisante, ce qui est le cas aujourd’hui, les prisons sont encombrées de psychotiques, elles peuvent devenir leur lieu naturel de vie et ceci d’autant plus que les lits hospitaliers à vocation asilaire, manquent. Ce phénomène n’empêche pas, en parallèle, une montée exponentielle du nombre d’hospitalisations sous contrainte. Par ailleurs, les psychopathes, qui aboutissent habituellement en prison, manipulent et monopolisent l’attention et l’énergie des soignants et des surveillants. L’administration pénitentiaire rêve de s’en défausser en les psychiatrisant, usant de l’article D 398 à la moindre tentative de suicide, alors que, concomitamment, elle ne se donne pas les moyens d’une véritable politique préventive de ces gestes2 .
1. Cette loi, paradoxalement, est à la fois une loi de double peine pour le criminel sexuel et un dispositif de défausse sur le psychiatre traitant de toute responsabilité par la société. 2. En prison, les détenus ont droit, par exemple, de posséder des lames de rasoir, sous le prétexte que tout individu a le droit de se raser. Les phlébotomies sont donc monnaies courantes. Pour respecter les droits de l’homme, ne faudrait-il pas dans ce cas, simplement doter les établissements d’un barbier ? La circulation de lames serait plus facilement contrôlée. Ce rôle pourrait très bien être tenu par un détenu, au même titre qu’existent déjà les gameleurs ou les buandiers.
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Cette pratique, qui nourrit le quotidien des intervenants en milieu carcéral, agit au détriment de la création en détention d’un espace authentiquement resocialisant, utilisant les techniques basiques du réapprentissage à l’effort, à la relation, au travail, et potentiellement habilité à laisser émerger des moments sociothérapeutiques ou même psychothérapeutiques. La prison reste un lieu de répression. Ces espaces de resocialisation seraient de nature à réapprendre aux détenus à faire confiance à la justice, à ne pas nourrir toujours plus ces sentiments d’injustice qui habitent la quasi-totalité d’entre eux. Ces sentiments sont générateurs (ou parfois conséquences) de l’incompréhension de la portée et de la validité de la peine. Et cette incompréhension est source de récidive. Le parti pris de responsabilisation légale des pervers les extrait, en théorie, du champ de la maladie mentale. Ce n’est que si l’acte apparaît, après expertise médicopsychologique, être manifestement le symptôme d’un désordre mental plus large (psychose chronique, déficience mentale acquise ou congénitale...) que l’auteur des faits se voit irresponsabilisé, exonéré de poursuites pénales et, la plupart du temps, enjoint à entrer dans un dispositif soignant par le biais, par exemple, d’une hospitalisation d’office prononcée au titre de l’article 122-1 du NCP. Mais cette pratique a aussi des failles. Vignette clinique n◦ 22 – Comment payer ? Mademoiselle X., 18 ans, étudiante à Paris, était tombée enceinte sans le vouloir. Sur le moment, elle n’a pas pu en parler à sa famille restée en province, très conservatrice. Elle avait programmé un accouchement sous X pour janvier-février. Rentrée chez ses parents pour y fêter Noël, elle pensait pouvoir leur cacher sa grossesse, n’ayant pas pris beaucoup de poids. Malheureusement, quelques jours avant de retourner à Paris, le travail d’expulsion se déclencha inopinément et elle accoucha dans les toilettes. Paniquée, perdant ses repères, en un état second, elle étouffa l’enfant en lui bourrant la bouche de papier toilette, puis tenta de regagner sa chambre. Elle s’évanouit dans l’escalier. Sa famille, alertée par le bruit, prévint aussitôt le médecin généraliste de famille qui lui prodigua les premiers soins mais, constatant le décès du nouveau-né et les circonstances de sa mort, avertit la gendarmerie. Mademoiselle X. fut incarcérée pour infanticide mais cette jeune accouchée, affectivement immature, souffrant, en outre, d’une déchirure périnéale, n’avait manifestement pas sa place en prison où d’ailleurs elle fut prise en charge « psychologiquement » par les autres détenues, alors que l’infanticide n’est habituellement pas tolérée en prison. Cinq jours plus tard, fut rendu un jugement de non-lieu pénal pour « démence focale ». Après sa sortie de prison, cette jeune femme n’avait aucune raison d’être internée en hospitalisation d’office. Elle se retrouva libre. Sans porter de jugement sur le fonctionnement de la justice, on peut néanmoins estimer que le travail de deuil et de paiement minimal de sa dette vis-à-vis de la société (et vis-à-vis d’elle-même) s’est trouvé singulièrement compliqué, voire définitivement obéré par ce processus irresponsabilisant. Il est à prévoir que, tôt ou tard, cette culpabilité devra
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ressortir. Comment Mademoiselle X. pourra-t-elle un jour payer sa dette, afin de passer à autre chose et recommencer à vivre ?
L’usage français reste donc la pénalisation assortie, sur initiative de la juridiction de jugement ou ultérieurement, du juge d’application des peines, d’une éventuelle obligation de suivi sociojudiciaire post-carcérale en vertu de la loi de 1998. En tout état de cause, le condamné pourra bénéficier, s’il le souhaite, d’un suivi psychiatrique ou psychologique en détention. Celui-ci est destiné à l’aider à évoluer psychiquement ou à mieux supporter la rigueur de sa situation. Mais le manque cruel de moyens relativise cette opportunité. Les après-midi de consultation en prison sont surchargés, la pression sur les soignants est énorme, l’atmosphère est peu propice aux confidences, à la mobilisation des défenses et à l’élaboration psychique. Le pervers et son thérapeute forment un couple à jamais lié qui navigue à vue entre une obligation de moyen, de plus en plus difficile à remplir en raison de la croissance exponentielle et tout azimuts de la demande en intervention « de la psychiatrie » et une l’obligation de résultat exigée par le public confronté, chaque jour, à l’horreur de certains actes. « Que font les psychiatres ? » se demande l’opinion publique, dès qu’un acte trouble, barbare, pervers, est porté à sa connaissance. De vieux réflexes d’exclusion sont aussitôt réactivés, s’exerçant alors, indistinctement, sur tous les malades mentaux. C’est oublier que près de cinq pour cent de la population ont fréquenté, fréquente ou fréquenteront, un jour, un service de psychiatrie ou nécessiteront une aide médicopsychologique. C’est nier le fait que, statistiquement, on a plus de chance d’être victime d’un sujet « non-fou » (sans antécédent psychiatrique) que d’un malade mental (accidents de circulation, délits et homicides confondus). C’est oublier aussi que les perversions vraies, non névrotisées, ne sont pas accessibles à la psychothérapie et que les pervers authentiques sont non-demandeurs de changement. Ils ne sont pas habités par la culpabilisation ou la souffrance psychique indispensables à une ébauche de remise en question, à l’élaboration d’une demande de soin, à la motivation pour supporter les aléas d’une relation d’aide au changement. Pris dans un fonctionnement dont ils ne sont pas maîtres, ils ne peuvent se concevoir autrement qu’au prix de ne pas être : être pervers ou ne pas être ! De fait, les pervers, nous l’avons vu, ne demandent pas à changer, ils demandent que la société change et s’adapte à eux. Il arrive, bien sûr, que des sujets porteurs de traits pervers de la personnalité concrétisent une demande d’aide psychothérapique. Cette demande est rarement spontanée. Il faut des circonstances recadrantes puissantes pour l’induire. Cela arrive parfois lorsqu’ils se retrouvent incarcérés à la suite d’un passage à l’acte pervers et, le plus souvent, au décours d’une période dépressive grave, car structurellement anaclitique,
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c’est-à-dire lorsque le faux self opérant jusqu’alors ne suffit plus à leur assurer pérennité narcissique de leur moi, le contexte ayant changé. Le risque suicidaire est alors patent. La prise en charge symptomatique de la dépression, avec l’aide de médicaments antidépresseurs à dose efficace, peut alors s’accompagner d’une tranche psychothérapique authentique, mobilisant la composante perverse du patient. Cette démarche doit être adaptée au milieu (en détention, en cabinet, en hôpital sous contrainte) aux circonstances et à la nature de la demande. Dans le parcours existentiel d’un pervers, il y a toujours un moment favorable au cours duquel l’huître s’ouvre et la demande émerge. C’est-à-dire que le sujet prend conscience de la portée morbide de ses actes ou des conséquences destructrices de ses pulsions sur sa destinée. Il désire réellement changer de fonctionnement. Cela est caractéristique du positionnement psychique de certains pédophiles incestueux qui voient habituellement cohabiter (notion de moi clivé) des facettes contradictoires et irréductibles de leur personnalité. Confrontés à la brutalité du retour à la réalité imposé par une mise en détention et à l’éloignement de leurs proches, certains patients, ceux qui n’ont en fait que des traits pervers, parviennent à se remettre profondément en cause, à faire fugacement le lien entre ces deux facettes de leur personnalité et de leur comportement, à les intégrer dans une démarche de changement. D’autres pervers, moins « névrotisés », n’y parviendront jamais et pourront continuer à nier leur implication dans ces faits, contre l’évidence. Sans réponse soignante adaptée, le risque est que l’huître se referme, à jamais, ce qui constitue un traumatisme désorganisateur supplémentaire et les confirme, cette fois-ci, non plus seulement dans un positionnement psychique borderline, mais dans une identité d’exclus. Il faut aussi tenir compte des éventuels bénéfices secondaires attendus d’une demande de psychothérapie, même superficielle, par le patient : notion de suivi psychiatrique obligatoire pour bénéficier d’une sortie conditionnelle ou pour voir alléger une peine, injonction d’un conjoint à changer. C’est l’analyse du contexte de l’émergence de la demande qui pourra donner des indices sur les chances réelles d’un changement.
Psychothérapies et réapprentissages Indépendamment du contexte dans lequel se déroule la prise en charge, les différences techniques dans l’aide au changement sont à considérer. – L’approche psychothérapique individuelle, d’inspiration psychanalytique : elle admet des limites que nous avons explorées. Ce sont celles du cadre que le sujet borderline va sans cesse tenter de casser ou de pervertir pour « faire exception ». En ce sens, la structuration borderline de la personnalité est une quasi contre-indication à l’approche d’inspiration psychanalytique si celle-ci n’est pas aménagée : notion de cadre flottant.
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– Les traitements cognitivo-comportementaux incitent le patient à valider des stratégies d’évitement de mise en situation propices aux dérapages idéiques ou comportementaux, à détecter les signes avant-coureurs d’une rechute : idéation selon une thématique sexuelle anormale devenant de plus en plus obsédante, signal symptôme à repérer1 . Pour passer à l’acte, un sujet doit franchir, consciemment ou non, plusieurs barrières à transformer, pour lui, en autant d’interdits absolus. Pour passer à l’acte, un pédophile doit, par exemple, approcher un enfant, ce qui est la condition sine qua non du dérapage. On peut lui apprendre à ne pas errer devant une école, même si au départ il n’avait pas d’intention coupable ; à ne pas nouer des relations, même de simple bon voisinage avec une mère de famille isolée, ceci pouvant contribuer à éloigner la tentation. On essaie de le conditionner pour qu’il parvienne à refuser qu’on lui confie un enfant à garder (la voisine, devenue confiante, pouvant être amenée à lui demander un jour ce service), à ne pas prendre d’enfant en auto-stop... On peut apprendre à son entourage à repérer précocement l’imminence du passage à l’acte lorsqu’il se remet à tourner devant les écoles ou à fréquenter certains lieux propices. Ces réapprentissages fragmentaires, d’apparence rudimentaires et basiques, sont de nature à limiter les risques de « mise en situation », de succomber à la tentation. Combinés aux approches psychothérapeutiques, ils peuvent abaisser le risque global de passage à l’acte, diminuer le taux de rechute, mais pas le supprimer. – Les traitements à visée systémique apparaissent indiqués en cas de fonctionnement incestueux, construits en milieu familial. Après que le patient a avoué son acte et qu’il ait été sanctionné, il est alors possible de proposer au système familial mobilisé par la révélation (avec les aménagements nécessaires au respect du traumatisme subi par la victime), un travail réparateur visant à replacer l’acte dans son contexte, à verbaliser et relativiser les responsabilités de chacun et à restituer à chacun sa place : enfant victime, fratrie épargnée pouvant s’en culpabiliser, mère n’ayant pas su voir, parent incestueux mais néanmoins aimant ses enfants, grands-parents écartelés entre leur place de parent et de grand parent, etc. On constate que ce travail, long et douloureux, restaure un niveau de fonctionnement intrafamilial global parfois meilleur qu’avant, ce qui est un peu normal, dans la mesure où l’acte incestueux était, pour le moins, un indice de dysfonctionnement préalable grave. La détection de la perversion est un temps fondamental de la prise en compte.
1. L’entourage attentif des patients délirants chroniques, maniaques ou dépressifs, repère très vite les petits signes annonciateurs d’une rechute ou d’une phase processuelle du délire. Il peut en être de même chez les pervers. Cela est d’autant plus facile que l’entourage est au courant de la nature du risque et que le patient ne masque pas ce signe ou se complait, comme souvent dans la manie, à flirter avec la rechute, se sentant exister au mieux lorsqu’il est sur la ligne de crête.
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Les pervers constitutionnels pressentent très tôt la nature différente et éthiquement répréhensible du contenu de leur pulsion. Leur tendance naturelle, après la phase de dénégation, puis de lutte contre la pulsion, est de cacher le problème à leur entourage et de s’en accommoder puisqu’ils ne peuvent en nier l’existence. En cas de faillite des stratégies d’évitement et de sublimation, ou si l’illusion que cela s’arrangera avec l’âge et un peu de volonté ne tient pas la route face à la réalité, le risque premier est le suicide, comme échec de la défense que constitue le clivage. Tout d’un coup, la part « mauvaise » de leur personnalité les submerge. Leurs potentialités de mise à distance s’effritent. Disparaître, leur semble la seule issue. Nous avons évoqué (cf. supra) le fait qu’une partie des suicides inexpliqués d’adolescents renvoie sans doute à ces impasses existentielles. S’il est impossible de quantifier l’ampleur du phénomène a posteriori, force est de constater que lorsque des sujets à tendance perverse se voient pris en charge en psychothérapie, ils restituent de manière quasi-constante une tentation suicidaire, ou un passage à l’acte plus ou moins franc, dans ces circonstances. Dès lors, les seuls individus qui sont capables d’en parler un jour au psychiatre, sont ceux qui ont survécu. Cela laisse à penser que la première victime potentielle du pervers est, quelque part, lui-même. En ce sens la perversion est, comme l’érotomanie, une passion. Elle est autodestructrice puisqu’elle est vouée à dévorer la part saine du sujet, réduisant celui-ci fatalement, un jour, à la noirceur de ses actes. En tout cas pour ceux qui survivent avec leur perversion, quelles que soient les modalités de cohabitation de leurs facettes intrapsychiques, celle-ci exacerbe d’autant les failles narcissiques et le fragilise. En conséquence, le sujet peut expérimenter ou subir d’autres aménagements économiques compensatoires ou à signification autoagressive (toxicomanie, alcoolisme, conduites à risque, psychopathie, suicide...) (Stone, 1999)1 . Cette 1. M.-H. Stone a fait une étude longitudinale sur les états-limites et le suicide, en comparaison avec le suicide des schizophrènes : « Au départ, je suis parti de l’hypothèse que le taux de suicide serait moins élevé chez les borderlines que chez les patients atteints de psychose maniacodépressive ou de schizophrénie. J’ai supposé également que parmi les borderlines, le taux de suicide serait plus élevé chez les hommes. Il est très rare qu’un patient borderline se suicide pendant une hospitalisation ou aussitôt après. Dans le suivi ultérieur, les résultats ont été très différents. Sur 226 borderlines retrouvés, on a dénombré 17 suicides, ce qui constitue un taux de 7,5 %. Parmi les borderlines en général, on a trouvé deux femmes pour un homme, c’est-à-dire la même proportion que dans les cas de suicide... Chez ceux qui consommaient trop d’alcool, le taux de suicide s’est révélé bien plus élevé (à savoir 7 sur 24 : 29 %). De plus, le fait d’être seul, sans l’appui de parents ou d’amis, augmentait beaucoup le risque suicidaire. La comparaison avec les schizophrènes est [...] intéressante, surtout si on subdivise les schizophrènes en deux groupes : les schizophrénies à symptomatologie déficitaire (les negative signs) et les schizophrénies avec troubles de l’humeur associés. Pour les deux groupes combinés, le taux de suicide est de 17 %, mais chez les schizophrènes déficitaires on ne trouve que 12,5 %, alors qu’il est de 22 % chez ceux qui souffrent en même temps d’un trouble de l’humeur. [...] C’est chez les femmes atteintes de ce dernier trouble que l’on rencontre
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comorbidité complique et dramatise le tableau, elle peut également favoriser le passage à l’acte. C’est ce dernier, puis sa révélation, que ce soit par la victime ou au décours d’une enquête qui va propulser la perversion sur la place publique. Cette révélation se surajoutant aux autres failles narcissiques, comme un nouveau traumatisme désorganisateur, le faux self se désintègre, abandonnant le sujet à sa fragilité sinon à sa culpabilité, si les potentialités manipulatoires ne suffisent pas à faire diversion. Là encore, il y a risque suicidaire. Dans une perspective préventive, épidémiologique et évaluative, des programmes de détection et de qualification des pulsions ont été développés dans certains pays (République tchèque). Les sujets ainsi soumis à ces investigations ne le font pas, bien sûr, de leur plein gré ; il y a injonction légale. Ce sont des individus déjà sélectionnés par leurs antécédents. Le principe de l’exploration est terriblement simple : on projette au suspect une série de photographies, les unes sont de tonalité sexuelle neutre, (fleur, meuble, paysage), les autres contiennent une tonalité érotique de plus en plus intense ou spécifiquement perverse. Les photographies de tonalité érotique comprennent toutes sortes d’objets sexuels, des plus « normaux » statistiquement, aux plus pervers. La réaction physiologique ou physiopathologique du sujet est détectée par pléthysmographie pénienne1 . Dans ces circonstances, on peut, par exemple, repérer que des sujets « hypersexuels », violeurs pathologiques ou sex-addicteurs réagissent significativement à des images comportant pourtant une très faible connotation sexuelle. Pour eux, tout est provocation sexuelle. Ils se sentent autorisés à passer à l’acte. L’intérêt de ces explorations, outre la détermination du profil exact des victimes potentielles, réside dans le fait qu’elles autorisent le suivi objectif de l’effet des psychothérapies ou des chimiothérapies inhibitrices. Néanmoins, leur principe même renvoie à une objectalisation quelque peu voyeuriste ou ambiguë des patients, et soulève des problèmes éthiques, non résolus quant à leur application, en France. Une fois repérée, la pulsion perverse doit être traitée, sinon maîtrisée ou éradiquée : des traitements à effets radicaux ont été proposés depuis que la délinquance sexuelle s’est imposée en tant que fait social.
Les traitements médicalisés La castration chirurgicale a été utilisée dans les temps héroïques ; sa composante punitive évidente ayant à voir avec la loi du Talion. Le sujet le risque le plus élevé de suicide (soit 9 sur 35 : 26 %). Le taux de mortalité parmi les malades retrouvés (53 sur 445) est six fois supérieur à ce qu’on trouverait dans la population générale du même âge, de 22 à 38 ans. » (Stone, 1999) 1. Plethysmographie pelvienne : détermination des variations du diamètre du pénis à l’aide d’un appareil à brassard
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est ainsi puni par là où il a pêché mais ses fantasmes restent inchangés. Il demeure potentiellement dangereux. Ce passage à l’acte de la société est situé en miroir de ce qui est reproché au condamné. La lobotomie agressivolytique et les lobectomies plus ou moins sélectives ont, elles aussi, fait partie de l’arsenal thérapeutique dans une période – c’était avant la découverte des médicaments psychotropes – où peu de moyens d’action existaient – avant la découverte des médicaments psychotropes – à une période où il existait peu de moyens d’action contre les désordres comportementaux liés à la maladie mentale et aux déviances psychiques majeures. La castration chimique, réversible à l’arrêt du produit, est aujourd’hui utilisée avec prudence en France. L’administration se fait, pour une part, hors AMM1 , et de façon dérogatoire puisque les molécules utilisées (acétate de cyprotérone et tryptoréline) ont des vertus antiandrogènes dont l’indication demeure le traitement de certains cancers génitaux hormonodépendants de l’homme. Leur utilisation est néanmoins tolérée chez des individus expressément consentants, et dans la perspective directe d’une sortie de prison à l’issue de leur peine2 . Agissant de manière spécifique sur l’axe hypothalamo-hypophysaire et le système limbique, qui seraient directement impliqués dans la genèse biologique du fonctionnement sexuel humain, ils ont pour effet de diminuer les possibilités physiologiques de la mise en œuvre de la pulsion mais ils n’en changent pas la nature. Ils admettent en outre des effets secondaires somatiques notables. Leur usage est variable et ne trouve sa pleine indication qu’en combinaison synergique avec toutes autres stratégies thérapeutiques. Du point de vue psychodynamique, l’impact de tels protocoles sur le narcissisme des individus peut être désastreux. La pulsion perdure, les capacités de satisfaction sont diminuées, le risque est donc que le pervers récidive de manière plus féroce encore, à la recherche d’un stimulus suffisant pour lui permettre de dépasser l’effet inhibant du produit. Dans une perspective prophylactique globale, les sels polybromurés étaient distribués largement, autrefois, dans toutes les institutions où se trouvaient concentrés des jeunes hommes (casernes, hôpitaux psychiatriques, pensionnats). Mais il ne s’agissait pas d’une mesure spécifique contre les perversions, c’était une mesure plus générale d’ordre public. Aujourd’hui, les sels polybromurés gardent quelques indications pour globalement abaisser la libido de sujets déficients intellectuels et manquant de capacité d’autocontrôle. Ces protocoles posent questions :
1. AMM : autorisation de mise sur le marché nécessaire à la commercialisation d’un médicament en France. 2. Il s’agit en quelque sorte d’une double peine préfigurant l’injonction de suivi sociojudiciaire.
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1. Peut-on espérer faire disparaître la pulsion déviante en tant qu’aménagement anxiolytique et possibilité d’expression du désir conditionnant le risque de récidive ? En d’autres termes, la pulsion est-elle soluble dans la psychothérapie ou la chimiothérapie ? 2. La souffrance psychique et la culpabilité d’un sujet conscient des implications de sa déviance sur son entourage peuvent-elles l’aider à développer des stratégies protectrices ? C’est l’enjeu des thérapies cognitivo-comportementalistes et d’inspiration systémiques. La culpabilisation est-elle de nature à protéger un individu de ses penchants en l’engageant à respecter les protocoles psychocomportementaux ou les injonctions du juge d’application des peines qui nécessitent, pour être opérantes, un accès à la symbolisation ? Les innombrables scandales impliquant des prêtres ou des enseignants dans des affaires de pédophilie dessinent les limites de la sublimation et de l’intellectualisation de la pulsion face à l’exigence impérieuse de sa satisfaction (Geraud, 1943). 3. Peut-on, par ailleurs, aider le sujet à surmonter la problématique narcissique initiale qui fait de lui un sujet borderline, un être en souffrance psychique ayant construit l’aménagement économique incriminé ?
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4. Dans la perspective de l’existence d’une comorbidité autonome, pouvant renvoyer à d’autres aménagements économiques de cette personnalité fragile, est-il possible d’intervenir ? Le spectre de la dépression anaclitique rode et le risque suicidaire reste toujours élevé chez ces patients comme l’a montré M. H. Stone (1999) à propos des sujets borderlines en général. En tout état de cause, il n’existe pas de protocole consensuel, ni d’action évaluative du soin à court et moyen terme. Les soignants restent démunis, tandis que dans l’esprit du public une obligation de résultat commence à se superposer à l’obligation de moyen, tant le sujet est sensible. Le psychothérapeute, encensé tant qu’il est censé prendre en charge le délinquant sexuel, tend à devoir porter seul la responsabilité de ses échecs thérapeutiques. Vignette clinique n◦ 23 – Injonction de soin ou injonction à soigner Monsieur W., psychopathe multidélinquant, sort de prison après dix-sept années de détention pour meurtre. Sa libération est assortie par le juge d’application des peines d’une obligation de suivi sociojudiciaire. Il se présente en CMP. Après évaluation clinique de son cas, il est constaté qu’il ne relève pas d’une psychothérapie puisqu’il n’est pas en souffrance vis-à-vis de son fonctionnement, ne demande pas à changer du point de vue psychique. Il n’est venu que pour satisfaire à la demande du juge d’application des peines et ne présente à ce moment aucun trouble psychiatrique justifiant un traitement psychotrope. Il n’en veut d’ailleurs pas. On lui propose la désignation d’un infirmier référent susceptible de le recevoir pour un suivi de
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l’évolution de sa demande et garder le contact. On l’informe de la possibilité de rencontrer un psychologue psychothérapeute sur la structure. Quelques semaines plus tard il se représente au CMP, fort en colère, car son éducateur sociojudiciaire l’aurait menacé de réincarcération puisqu’il n’a pas été suivi régulièrement par un psychiatre ! Le patient nous relate que le juge exigerait de notre part, au minimum, une séance de psychothérapie hebdomadaire. Dans le contexte de la pénurie médicale qui fait que les psychiatres de secteur ont déjà du mal à assurer une consultation mensuelle pour leurs patients psychotiques stabilisés, l’exigence du juge (qui ne nous a, par ailleurs, jamais contacté officiellement), apparaît inopportune et impossible à tenir. Dégager un créneau horaire n’aurait aucun sens si nul contenu thérapeutique ne le remplissait, puisqu’aucun espace thérapeutique n’était créé. « Dans ce cas, » nous dit le patient, « si je récidive, ce sera votre faute ! » Sa psychopathie lui avait fait faire une lecture perverse de la loi, mais très proche finalement des attentes de l’opinion publique : s’il y a récidive, il faut désigner un coupable. Dans cette logique où les juges semblent s’arroger le droit de décider de ce qui est bon médicalement pour le patient, le psychiatre aurait-il le droit, symétriquement, d’exiger que le juge d’application des peines rencontre hebdomadairement son justiciable et avec quel contenu ?
Les statistiques portant sur le taux de récidive des « pointeurs » sont pessimistes : Une méta-analyse portant sur un total de 1 313 individus restitue un taux global de récidive de 27 % pour les sujets non traités et de 19 % pour les sujets traités, tout mode de traitement et toutes sexopathies confondues. (Albernhe, 1998, p. 63). En regardant les chiffres de plus près, force est de constater qu’il existe des variations dans la dangerosité et la potentialité à la récidive selon le type de criminel sexuel. Un pédophile incestueux, symptomatique à sa façon d’un dysfonctionnement intrafamilial, aura peu de risque de récidive une fois qu’il aura été sanctionné, et si le système incestogène familial a été démonté, a fortiori, si ses enfants lui ont été enlevés par décision de justice. Un pédophile sadique engagé dans une existence vouée à sa déviance, privé des attributs socialisants (travail, mariage, famille) sera plus fréquemment inamendable. La récidive semble se nourrir d’elle-même, l’agresseur pouvant alors être de plus en plus violent, rejeté, marginalisé, peut devenir un serial killer. Par son fonctionnement, le psychopathe « interpelle » le moi fragile des équipes qu’il fréquente et use. En effet, chaque équipe soignante est bien plus que la somme des personnalités de chacun de ses membres. Elle se comporte un peu comme une entité propre, dotée d’un dynamisme, d’un projet personnel conscient et inconscient, d’une histoire, de valeurs, d’une mentalité. Une équipe de soin a des qualités et des défauts et nous sommes bien loin de ce qui est évalué par les accréditeurs officiels.
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Il existe des équipes plus ou moins autonomes, carencées narcissiquement, angoissées, paranoïaques. Chacun, membre de l’équipe ou patient, apprend à « faire avec » dans sa pratique, et les psychopathes aussi. Peut-on parler d’un moi complexe, d’un méta-moi des équipes qui serait alors plus facile à cliver, sinon à morceler, pour un psychopathe ou un manipulateur ? La prise en charge institutionnelle des psychopathes n’est pas de tout repos. Si les abords spécifiques décrits ci-dessus concernant la relation de soutien, de narcissisation et d’aide au changement des sujets borderlines restent valables, ils ne peuvent être mis en action de manière satisfaisante et productive qu’une fois le cadre (et sa permanence) posé. Ce préalable n’est pas un artifice destiné à frustrer d’avantage encore le psychopathe et favoriser rétroactivement un nouveau passage à l’acte, donc induire une nouvelle réaction de rejet (par l’équipe) ou de rupture (par le psychopathe). Le cadre proposé doit être suffisamment souple pour ne pas heurter d’emblée le patient, suffisamment solide et rigide néanmoins pour lui apporter les limites spatio-temporelles et psychoaffectives indispensables à son évolution, et aussi quelque peu mobile pour ne pas construire un cul de sac relationnel. Les proportions acceptables de cette mobilité, qui permet un accompagnement du patient dans son évolution, sont directement fonction de la solidité intrinsèque de la structure de soins. Une structure solide, rassurée sur son projet, son avenir et son narcissisme, pourra se permettre une souplesse et une évolutivité créative du cadre qu’elle introduit et propose au patient. Une structure de soins fragilisée par des dissensions internes préexistantes, un manque de confiance en elle ou la faiblesse ponctuelle de l’un de ses membres, sera rapidement mise en danger par le psychopathe, apte à en débusquer les failles et les élargir, habile à dialectiser ses contradictions jusqu’à la rupture. Lorsqu’une institution éclate, c’est souvent sous les coups de boutoir d’un psychopathe, que celui-ci soit pris en charge par l’institution ou qu’il en soit membre ! Il ne faut pas espérer qu’un psychopathe s’accommode rapidement du cadre et se l’approprie comme outil de soin. Sa tendance première sera (après une période d’observation, de séduction ciblée et quelques tentatives pour le faire éclater d’une manière ou d’une autre), de rompre avec lui. Cette rupture interviendra, soit parce qu’il aura réussi à provoquer un passage à l’acte de l’équipe au nom d’une entorse vénielle (ce qui le confirmera dans son vécu d’injustice) ou sérieuse (« j’ai pété les plombs », sous-entendu « ce n’est pas de ma volonté ») au règlement intérieur ; soit qu’il se décide impulsivement et au moment où l’équipe commençait à nourrir quelques espoirs, à quitter la structure, la confirmant dans son impuissance.
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La difficulté est le dosage de la réponse institutionnelle qui risque de se retrouver rapidement placée en miroir mortifère, ou en escalade symétrique, vis-à-vis des savants contournements des limites et des entorses au règlement que le patient sait produire. L’enjeu pour la dynamique de l’équipe est de pouvoir respecter ses engagements sans aller au-delà, de se faire respecter par le patient sans tomber dans des réactions contre-transférentielles négatives, sadiques ou agressives (rejetantes). Il est fondamental de faire continuellement référence aux règles communes1 , d’imposer la triangulation constante de la relation par une méta-autorité, symbolisable si possible, mais nous avons vu que les sujets borderlines n’ont pas toujours un plein accès au symbolique. Cette stratégie est de nature à désamorcer la relation duelle, affectivement biaisée et faussement symétrique que le psychopathe tente de répéter, institution après institution, auprès de chacun de ses interlocuteurs. Il importe de différentier les règles de vie (modalités d’hospitalisation, règlement intérieur des hôpitaux) des règles de soins2 . Le psychopathe sait contester et fragiliser l’un au nom de l’autre et réciproquement. Le but, inconscient souvent, est de subvertir les deux règles, de les faire se plier à sa réalité à lui, morbide et cruelle, et de reproduire, une fois de plus, les fonctionnements objectivants et clivants qui sont ceux qu’il connaît et qu’il prend pour référence universelle. Si le soignant ou l’équipe se laissent enfermer dans une telle relation duelle, ils seront très vite obligés, soit de céder du terrain (« faites une exception pour moi sinon ce sera la preuve que vous ne m’aimez pas »), soit de se raidir dans leur comportement et de verser dans l’abus de pouvoir. Dans ce cas, ils risquent d’être aussitôt convoqués par le psychopathe comme les « mauvais objets de service », persécuteurs désignés, victimes parfois de passage à l’acte agressifs3 . S’ils ont cédé une fois, se laissant séduire ou distraire, par lassitude ou par pitié, les soignants ne pourront plus ne pas céder, sous peine que le psychopathe ne leur reproche ouvertement de ne pas avoir cédé cette fois et en retire matière à un autre vécu
1. En ce sens, le règlement intérieur d’une unité de soin est un outil précieux, à adapter sans cesse à l’évolution du contexte : du « coin fumeur » à faire respecter autant par les soignants que par les soignés, au contrôle des téléphones portables, ce balisage structurant de l’espace thérapeutique doit faire l’objet d’une attention constante. 2. Dans ce but, la différentiation lieu de vie/lieu de soin est essentielle. Beaucoup de sujets borderlines, mais aussi de psychotiques chroniques s’accommodent de cette confusion. C’est ce qui aboutit à des hospitalisations interminables, des prises en charge vidées de leur sens qui ne peuvent se conclure que sur un passage à l’acte du patient ou de l’équipe, une rupture. 3. Le iatrocide, passage à l’acte meurtrier vis-à-vis du médecin, est plutôt l’apanage du schizophrène. Le psychopathe s’attaquera plus immédiatement à un infirmier, voire un autre patient, car il a intégré la gradation institutionnelle des peines encourues.
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de préjudice et de frustration intolérable, ouvrant la voie à un nouveau passage à l’acte. On voit que la possibilité de nouer une relation soignante et saine avec un psychopathe est étroite, souvent acrobatique, et qu’elle doit être sans arrêt limitée, réfléchie, analysée et confortée dans un travail intégratif d’équipe. En retour, l’équipe, pour se mettre en position d’aider le patient à évoluer, devra tout faire pour se parler, communiquer sur le patient, métacommuniquer sur ses propres engagements et ses fonctionnements, connaître et respecter ses inévitables limites émotionnelles, être capable de réviser ses objectifs. En cas de clash ou de rupture annoncée, l’important alors est de désamorcer le processus victimaire que le psychopathe sera enclin à réactiver en disant : « Je quitte le service parce qu’on n’y fait rien pour moi... parce qu’on ne m’aime pas... parce qu’on a été injuste avec moi... parce qu’on me rejette ». Ce recadrage doit impérativement préserver les narcissismes respectifs mis à mal, celui du patient et celui de l’équipe, positiver la démarche de prise de distance du patient sous peine que l’équipe ne s’ajoute à la longue liste de toutes celles qui l’ont exclu. Il faudra également assurer dans l’esprit du patient la permanence de la structure et évoquer la possibilité d’un retour plus tard, dans les mêmes conditions contractuelles, lorsque le patient sera prêt. C’est la possibilité offerte au psychopathe de pouvoir quitter un lieu de soins sans rompre inéluctablement avec lui qui sera finalement restructurante et rassurante, soignante : l’objet peut être éloigné sans être anéanti (cf. le for-da). Tôt ou tard, après un certain nombre d’essais plus ou moins fructueux, le psychopathe y repassera pour en tester la permanence et parfois s’en trouver apaisé, respecté, pouvant enfin y commencer un travail sur luimême débarrassé de l’hypothèque du rejet. Dans la mesure où les troubles psychocomportementaux les plus handicapants pour le patient (et pour le corps social) sont considérés comme des maladies, l’une des rétroactions logiques du corps social fut de chercher des médicaments susceptibles d’amender le trouble ou d’en réduire la portée négative. Des perspectives pharmacologiques existent donc dans le domaine des désordres pathologiques liés aux états-limites de la personnalité, mais elles ne sont pas spécifiques. Si aucun apport moléculaire exogène ne peut se voir aujourd’hui doté de la possibilité d’agir de manière thérapeutique sur la personnalité sous-jacente d’un individu, ni d’ailleurs sur les aménagements économiques du tronc commun borderline, il faut remarquer que parmi les substances psychotropes, les psychodysleptiques1 sont capables de 1. La classification des substances psychotropes distingue : – les psycholeptiques ou sédatifs psychiques : hypnotiques, neuroleptiques et tranquillisants ; – les psychoanaleptiques ou stimulants psychiques : antidépresseurs thymoanaleptiques, stimulants
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déclencher la survenue d’un accès psychotique aiguë (bouffée délirante aiguë sous LSD 25 par exemple). Mais rien n’autorise à penser qu’ils agissent par reconfiguration structurale pathogène de la personnalité. Ils se montrent pourtant potentiellement capables de pharmaco-induire un fonctionnement clairement psychotique durable (délire, hallucinations, interprétations, dissociation mentale...) y compris chez des individus étant de structure préalable névrotique. Chez un sujet de structure psychique préalable psychotique on parlerait de circonstance déclenchante ou favorisante de l’accès. Chez un sujet borderline on évoquerait un tableau pseudo-psychotique dont on peut intégrer le côté réversible et situé en rupture dans le fonctionnement existentiel antérieur. Chez un sujet névrotique, on est bien forcé de constater que le fonctionnement psychotique se superpose, le temps de l’épisode délirant, sans lendemain sinon sans séquelle (ce qui est contraire à l’aphorisme) sur une structuration névrotique préexistante. La trajectoire vitale névrotique subit une éclipse laissant place à un fonctionnement transitoire plus archaïque. Mais on ne peut cependant pas parler de personnalité multiple, plutôt de modification de niveau de fonctionnement intrapsychique1 . Des modèles neuropsychobiologiques existent pour articuler ces contradictions, ce sont eux qui tendent à faire dériver aujourd’hui l’approche de la psychose vers le terrain de la neuropsychiatrie biologique. Si aucun traitement n’est censé, à ce jour, avoir des effets sur la personnalité et l’économie psychique des aménagements de cette personnalité, en revanche, l’utilisation symptomatique ou syndromique de médications psychotropes ou polyvalentes reste licite dans l’approche thérapeutique palliative des troubles cliniques liés aux états-limites : Les molécules à vertu antidépressive, de toute obédience, dopaminergiques, sérotoninergiques, mixtes, constituent le traitement de choix des périodes dépressives. Elles agissent, même si la dépression anaclitique borderline est traditionnellement cliniquement plus sévère et résistante au traitement que les dépressions névrotiques même majeures, les dépressions d’épuisement ou les dépressions mélancoliques. Elle n’est pas seulement un affaissement thymique mais elle est aussi l’expression d’une carence vitale et le couronnement d’une dérive existentielle. Les traitements anxiolytiques : symptomatiques, ils se montrent efficaces lorsque le symptôme devient gênant mais la propension addictive des sujets borderlines incite à la prudence. Les benzodiazépines peuvent
intellectuels (nooanaleptiques) ; – les psychodysleptiques ou perturbateurs psychiques : hallucinogènes et stupéfiants. 1. Dans cette perspective, le modèle organodynamique de H. Ey (1975) trouve toute sa place.
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rapidement induire des psychopharmacodépendances capables de compliquer le tableau. L’alcool, le premier anxiolytique, historiquement, montre les limites de l’apport exogène dans la prise en compte de l’anxiété humaine. Une fois l’alcoolisme installé, quelle que soit sa forme clinique, le traitement à proposer sera celui de toute appétence éthylique et il existe maintenant des substances capables de diminuer le besoin physiologique d’alcool – Acamprosate (Aotal® ), Naltrexone (Revia® )1 – sans que le sujet ne puisse, bien sûr, faire l’économie d’un travail psychothérapique, individuel ou de groupe, sur sa motivation à l’abstinence comme sur sa fragilité psychique personnelle. Les toxicomanies constituent l’un des aménagements cliniques parmi les plus difficiles à maîtriser, une fois celui-ci installé dans l’habitus du sujet. Au-delà de l’approche psychothérapique et rééducative que nous avons évoquée, l’alternative entre sevrage et substitution, qui sont deux modalités bien distinctes de prise en compte de la dépendance, définit deux types de produits. D’abord, ceux qui aident au sevrage et permettent au patient de lutter contre le manque physique, temporaire mais contraignant car susceptible d’induire la reprise de la consommation de la drogue. Ensuite, ceux qui aident à gérer une existence de toxicomane et à réduire les risques pour l’individu (et pour la société), le temps que l’évolution psychique du patient, idéalement, ne l’engage définitivement vers une démarche de sevrage et aboutisse à une vie sans le produit : Subutex® ou Méthadone® , pour les produits autorisés, Néocodion® 2 , benzodiazépines ou alcool pour les produits tolérés... Les neuroleptiques et les antipsychotiques de nouvelle génération sont indiqués pour la prise en charge d’un délire ou d’une « parano » symptomatique insidieusement installée chez un individu ayant par trop consommé de cocaïne, d’amphétamines ou d’autres psychodysleptiques3 . 1. La même molécule, sous un autre nom commercial (Nalorex® ), est également utilisée pour annuler le plaisir ressenti par les héroïnomanes à la prise de drogue, ce qui aurait pour conséquence, à terme, d’abaisser leur appétence. 2. Le Néocodion® (et les médicaments assimilés) occupe une place particulière dans la pharmacopée du toxicomane. Sa consommation en France excède largement les besoins de la population en antitussifs, ce que les autorités sanitaires savent. Il est pourtant la première autosubstitution engagée par les héroïnomanes. Pas cher et facilement disponible, il est une alternative intéressante à la microdélinquance quotidienne nécessaire au financement de la dose journalière. C’est sur ce modèle que la substitution a été ultérieurement envisagée comme traitement palliatif et social de la toxicomanie. 3. Actuellement, certains dealers vendent des dérivés cannabiques auxquels sont mélangées des amphétamines. Le sujet qui prend du hachisch pour se détendre, se retrouve, paradoxalement, plus tendu et il augmente sa consommation pour retrouver le niveau d’apaisement et de déconnexion qu’il obtenait auparavant. Un cercle vicieux peut s’instaurer, aboutissant à la bouffée délirante aiguë avec vécu paranoïaque.
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Les normothymiques de deuxième génération1 ont un effet positif sur les grandes variations de l’humeur rencontrées chez les sujets étatslimites ainsi que sur les microcycles dysthymiques et les pics caractériels. L’indication anticomitiale (antiépileptique) initiale de la plupart de ces produits soulève des questionnements jusqu’alors sans réponse sur les liens entre l’explosivité borderline et l’explosivité retrouvée comme l’un des critères cardinaux de la personnalité épileptique ou lors des crises comitiales avérées. Les traitements à visée sexorégulatrice ou sexoapaisante : du bromure sus-cité aux anti-androgènes prescrits hors AMM, ils ont un effet inhibiteur réel mais limité sur l’intensité de l’énergie libidinale disponible sans modifier la pulsion dans son but ou son objet. Les suppléments vitaminiques ou protidocaloriques sont des adjuvants utiles de la prise en charge des alcooliques (prévention de la psychopolynévrite de Korsakoff) ou des anorexiques... Aucune de ces molécules n’est spécifique des pathologies borderlines. Il n’existe pas de médicament lacunolytique, pas plus d’ailleurs que n’existe, malgré la dénomination marketing ambitieuse de certains, de médicament structural antipsychotique.
1. Depamide® , Dépakote® , Tegretol® et maintenant certains antipsychotiques et antiépileptiques.
Chapitre 12
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ
qui se nourrissent de carences narcissiques individuelles ou collectives (communautaires dans ce cas !) influencent, en retour, la personnalité, mais certaines personnalités se retrouvent, plus souvent, dans ces communautés identitairement marquées. Nous nous attacherons à quelques-unes d’entre elles, les SDF, les détenus et les déportés ainsi que les jeunes issus de l’immigration et les sujets hospitalisés en psychiatrie à long terme. Aucun de ces positionnements identitaires marquants, par ailleurs non contradictoires, ne constitue une pathologie mentale en soi, bien sûr, mais ils impliquent tous une structuration identitaire narcissiquement carencée, source potentielle de souffrances surajoutées. Il s’agit par ailleurs de positionnements sociaux forts par les rétroactions qu’ils induisent. La déviance sociale et son signe clinique le plus visible, la délinquance, constituent des fléaux qui s’imposent parmi les plus constants et les plus visibles, tout au long de notre histoire. Folie et délinquance sont pour part égale le propre de l’homme appréhendé aussi bien en tant que sujet (individu) qu’en tant qu’élément d’un collectif dynamique (la société). Elles déterminent en creux, une idée de la normalité humaine qui influe, en retour, sur les mentalités, donc sur les rétroactions du corps social.
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ERTAINS TROUBLES IDENTITAIRES
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L ES JEUNES ISSUS DE L’ IMMIGRATION MAGHRÉBINE Les jeunes issus de l’immigration maghrébine, non pas qu’ils soient les seuls à poser des problèmes d’intégration, constituent une variante particulière, prototypique des impasses socio-psycho-existentielles que peut entraîner une accumulation de manques et de carences vis-à-vis de la Loi, tant sur le plan social que de la symbolique identificatoire intrapsychique nécessaire à l’édification d’un individu stable et cohérent, engagé de manière positive dans son existence. Les concernant, la psychiatrie est souvent interpellée, en dernier recours, après constatation de la mise en échec des outils conceptuels venus du monde de l’éducation et de la répression pour tenter de contenir, cerner, donner sens à ces troubles des conduites sociales qui, par leur acuité incivique et leur intensité désarçonnent parents, éducateurs, agents de la force publique, soignants. Il nous est apparu utile, dans une perspective transdisciplinaire, de chercher en quoi des outils conçus pour la psychologie pouvaient éclairer ce problème complexe. Notre hypothèse est que les conduites antisociales répétées de certains des jeunes provenant d’une troisième génération de l’immigration maghrébine, borderline au sens propre (le Styx se confondant ici avec la Méditerranée), laissent à penser qu’ils développent ainsi une lecture-confrontation à la loi ayant à voir avec un trouble identitaire à composante narcissique.
Approche sociopsychologique Issus d’une cascade de mutations sociologiques qui peut s’apparenter à une mue, rejetons ou avatars ultimes d’un génogramme bouleversé et trop souvent coupés de leurs racines, ces jeunes gens ont très tôt fait l’expérience, dans leur histoire familiale ou scolaire, et parfois dans leur chair même, que la loi est cruelle dans son application comme dans son contexte. Et qu’elle n’est pas toujours juste, puisqu’elle est humaine, forcément subjective et soumis au contexte sociopolitique. Le racisme n’est pas inscrit dans la loi française, contrairement à ce qui pouvait exister il y a peu dans certains pays (l’apartheid) mais il peut toujours transparaître dans un regard ou une attitude. Il est latent et peut se concevoir aussi comme un mécanisme de défense narcissique et de revendication identitaire, à l’échelle d’une communauté. Aujourd’hui, le racisme n’est plus à sens unique mais il reste une expression, au quotidien, de l’injustice. Dès lors, si la loi est cruelle, tout se passe comme si la nécessaire confrontation péri œdipienne, structurante, à la loi du père, ne pouvait se concevoir et s’expérimenter, car vécue comme trop dangereuse. Cette loi, trop archaïque et dure dans sa mise en acte, se voit être non-structurante car elle est vécue comme extérieure au monde du père : c’est la loi qui fut imposée au père, c’est la loi brandie dérisoirement parfois par le père (ou son substitut) sans qu’il puisse la parler, la justifier et la légitimer par
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son existence à lui. Comment un père pourrait-il promouvoir le respect d’une loi qui ne l’a pas respecté lui-même ? Dans ce phénomène, on retrouve des analogies avec la notion d’identification projective et la position paranoïde dépressive, physiologique, décrite par M. Klein, qui est, nous l’avons vu, la conséquence clinique chez les enfants, d’une confrontation à un objet partiellement vécu comme mauvais, sans pouvoir appréhender la totalité de sa signification. C’est aussi de la confusion entre l’objet et ce qu’il représente que se nourrissent des contresens dans le processus de symbolisation. Le policier est l’image de la loi à laquelle sont le plus souvent confrontés ces jeunes. Il n’est que le représentant de la loi, mais il a parfois, de par ses limites propres (et parce qu’il est mal formé à ses responsabilités sans doute), des comportements pouvant laisser penser qu’il croit être la loi1 . Ces confusions de niveaux logiques sont à l’origine de beaucoup de drames relationnels. Comme elle n’appartient pas davantage à la microcommunauté familiale ou clanique, la loi à laquelle ces jeunes se heurtent est toujours suspectée d’être imprégnée du racisme « des autres », de ceux qui sont vécus comme méprisant le modèle misérable (prôné ou difficilement construit par le père) ; voire de ceux habilités à démasquer les insuffisances criantes de ce groupe auquel ils sont forcés d’appartenir tout en lorgnant sur un autre (notion de contre-modèle). Autant un groupe se sentant soumis à un mépris injuste peut en retirer une cohésion interne qui sera source d’initiatives solidaires, autant un système constamment infériorisé par sa confrontation quotidienne à des systèmes valorisés s’auto-invalide davantage. Cela va du « complexe du colonisé » décrit par F. Fanon (Fanon, 1961 ; Ayme, 1999), à la fascination actuelle de la jeunesse mondiale par l’image donnée de l’American way of life et à son corollaire : la fascination réactionnelle d’une partie de la jeunesse des pays en voie de développement, des pays ex ou néo colonisés et aussi des jeunes issus de l’immigration pour l’antiaméricanisme. L’antiaméricanisme devient une contre-culture et, par défaut, un refuge identitaire. Le va-et-vient entre ces deux modèles exogènes peut freiner l’émergence d’un véritable positionnement autonome et authentique. La « loi de la rue » n’ayant pas, non plus, vocation à la légitimer, la confrontation à la loi du père ne peut alors qu’être esquivée, déniée, ou volontairement affaiblie par l’artifice ou le cynisme, elle ne pourra se voir intériorisée, métabolisée et donc transmise. C’est l’impasse des « troisièmes et quatrièmes générations » obligées de trouver d’autres aménagements psychiques et sociaux que ceux qui servirent de socle à leurs pères.
1. On passe de « Je représente la Loi » à « Je suis la Loi » puis « Je fais Ma Loi ».
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Les commandements inscrits sur les Tables de la Loi présentées, dans le mythe, par Iahvé à Moïse, sont en nombre limité. Ils illustrent par leur concision une construction intellectuelle fermée, collective, devenue consensuelle dans la constellation des civilisations du « livre ». Ils ont désormais à voir avec l’inconscient collectif de la plupart des groupes humains. Cette construction sociale limitée du point de vue historique, fait fonction de cadre éthique socio-existentiel, d’échelle de valeurs ; elle concrétise l’existence de règles de vie immuables, incontournables et transculturelles, à « valeur absolue ». Nul n’est censé y déroger. Son existence partage de manière manichéenne l’ensemble de nos actes en « hors » ou « dans la Loi ». Par ailleurs, « ce que la loi n’interdit pas, elle l’autorise » est une logique de lecture autorisant interprétations interrogeantes des lois et évolution des usages. L’autre logique « ce qui n’est pas strictement prévu par la Loi ne doit exister ni se concevoir » est le socle des intégrismes fondamentalistes de tout poil, des Amishs contemporains qui s’interdisent à eux-mêmes l’accès à la télévision, aux Talibans. Conformément à la première logique, chaque année des lois changent et c’est le rôle du corps législatif que de faire évoluer le code pour l’adapter à l’usage et à l’évolution des mœurs. Mais la Loi, sauf cataclysme, n’a pas vocation à changer. D’ailleurs, la plupart du temps les cataclysmes mythiques sanctionnent un viol de la Loi : du déluge à l’anéantissement de Sodome et Gomorrhe. Le fait que cette loi-socle soit commune aux civilisations dont est issue la partie de l’immigration qui nous intéresse, montre que si la Loi ne change pas, c’est la lecture figée de cette Loi qui fait la différence. Il ne s’agit donc pas d’un changement de valeurs mais d’un changement du regard sur ces valeurs qui est en cause. Le travail d’accompagnement éducationnel ou d’élucidation psychologique relève de l’apprentissage de stratégies d’accommodation, au sens optique comme au sens politique, à la loi. En ce sens, c’est une cocréation d’espace (transitionnel) politique commun. Il s’agit de repeupler le no man’s land et c’est au sens figuré ce que demandent les jeunes des banlieues : « Considérez-nous comme des hommes ! » « La Loi, on s’y accommode », tout comme le travail de deuil, bien ou mal fait s’effectue ; c’est une question de temps. Les générations intègrent peu à peu la loi locale pour peu que ne se créent pas des micro-îlots communautaires. C’est ce qui a longtemps miné la société américaine, c’est ce qui met aujourd’hui en péril l’équilibre identitaire global en France et juxtapose maintenant des narcissismes collectifs qui tiennent lieu de narcissisme personnel pour quelques individus fragilisés. Ces « narcissismes gigognes », à leurs échelles respectives, ne peuvent s’ériger que dans la confrontation aux autres narcissismes, qui sont alors vécus non seulement comme étrangers, mais comme hostiles. De ces jeux
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d’inconscients, chacun ne perçoit, schématiquement, que la rigueur issue d’un surmoi imposé et non intégré, persécuteur plus que structurant. Ce qui crée problème, c’est lorsque les jeunes gens actuels, dans le monde des cités, se trouvent confrontés à des systèmes de valeurs antinomiques à la loi sociale commune du type : « l’argent ne vient pas seulement du travail » ou « les dealers tiennent le haut du pavé », et que rien ni personne ne peut les aider à faire le tri parmi ces valeurs. L’individu ainsi privé, plus qu’émancipé des figures traditionnelles de l’autorité et de ses interdits, fait l’expérience de la solitude extrême, si celle-ci n’est pas compensée par le recours aux valeurs d’un noyau sanctuaire, relationnel, porteur. Les jeunes recherchent ce noyau sanctuaire dans la mentalité collective de la bande qui est le premier modèle structuré convivial extrafamilial. C’est celui qui est retrouvé au bas des escaliers de la cité. Ils le trouvent également dans le discours intégriste religieux qui fait référence à un passé mythifié niant allégrement, au profit des générations disparues, donc invérifiables, la génération parentale et les valeurs qu’elle voudrait transmettre et qu’il contribue ainsi, à disqualifier davantage. L’approche clinique montre que ces jeunes se trouvent souvent si carencés quant aux images et fonctions parentales qu’ils forment une génération flottante. Il n’y a pas de père « suffisamment bon ». Jusqu’à l’anomie parfois, ces jeunes se refusent à être fils de harki ou de chômeur, de RMIste, d’assisté chronique, de titulaire d’AAH compassionnelle, de titulaire de pension d’invalidité ou de rente d’accident du travail. Ces statuts stigmatisent la perte (la déchéance) du corps de leur père qui s’est enclenchée en même temps que celle de leurs espérances et de leur jeunesse, quelque part dans la boue et le vacarme d’un chantier des trente glorieuses. Dans ce contexte, ne pas souffrir serait trahir le père. Ils ne sont les fils de personne. Ils ne peuvent peut-être même pas être les pères de leur progéniture. Le statut d’immigré, concernant la génération paternelle, est une construction sociologique rétrospective, une exclusion supplémentaire. Ressortissants français (la France d’alors allait de Dunkerque à Tamanrasset), ils n’ont pas toujours été volontaires pour migrer. Ils ont parfois été immigrés, c’est-à-dire déplacés, importés comme travailleurs célibataires, préalablement mariés ou non au pays, constamment restreints dans leur capacité de procréation ou contraint à une humiliante sexualité tarifée auprès de prostituées, elles-mêmes soumises aux cadences de l’abattage. Ils ont été restreints aussi dans la citoyenneté ambiguë qui leur était octroyée, la dimension d’une violence économique restant prédominante. Ils restaient des fils de pères près à sacrifier leur fils (réalisant jusqu’au bout le mythe d’Abraham) et leur sacrifice a souvent été inutile. Les arrière-grands-pères, eux, avaient durement gagné le droit à être visibles (un peu moins invisibles) dans la boue des tranchées de Verdun. Leurs noms ne sont pas encore gravés sur les monuments aux morts de la
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République et ne sont déjà plus dans la mémoire de leurs petits enfants. Leurs noms sont volontairement gommés du discours des intégristes car ils tracent d’autres perspectives, laïques et intégratives, que celles d’un retour à l’Islam où d’un regard attendri et nostalgique vers le pays aujourd’hui disparu d’où ils venaient (le monde colonial français). Tout se passe donc comme si la Loi structurante héritière de celle transmise à Moïse, la loi du père, ne les concernait pas, faute de père « suffisamment bon ». Il n’a pas de mère « suffisamment bonne ». On est parfois surpris de constater la différence des capacités d’intégration constatées chez les filles et chez les garçons au sein d’une même famille immigrée. Les filles, à niveau scolaire identique, ne se positionnent pas dans la transgression systématique aux règles, pas plus des règles françaises (scolaires par exemple) dont elles savent tenir compte au besoin, que les règles traditionnelles (y compris le mariage au pays) qu’elles contournent ou utilisent habilement, qu’elles s’attachent à transmettre même à leurs enfants. Certaines d’entre elles revendiquent aujourd’hui le port du voile comme un signe de fidélité à des valeurs qu’elles avaient su, un moment, transcender pour réussir leur parcours scolaire. Mais cette adaptabilité n’a pas garanti, en retour, une intégration sociale de meilleure qualité ; là aussi, intervient le racisme latent du corps social. Au sein du (dys)fonctionnement de la famille, la mère joue un rôle important, qui lui est sans doute attribué et la cantonne dans une fonction de nourrissage inconditionnel et de passivité, dans un rôle de victime désignée. Le « nique ta mère » véhicule sans équivoque cette conception inconsciente de la fonction maternelle. La mère en question est toujours celle des autres, celle qui est « bonne pour les autres » et ne l’est pas pour soi-même, la mère injuste, (la marâtre ?) identifiable parfois à l’État providence dont on attend trop et qui déçoit forcément1 . Cet assujettissement ambivalent à la fonction maternelle est bien proche, structurellement, de positions prépsychotiques. Cette mère collective (matrice sociale de l’intégration) n’est pas ressentie comme intégrale (intègre !) et cohérente. Il ne peut espérer d’issue cicatrisante qu’à travers les aménagements économiques des états-limites : les conduites psychopathiques, les toxicomanies polymorphes à visée cautérisante de déconnexion temporospatiale et de sédation des tensions, la constellation perverse, dont la faillite
1. La mère et l’État lui-même, identifié projectivement à sa fonction maternante, ne sont inclus dans le fonctionnement familial que pour assouvir, dans l’instant, (« tout, tout de suite ou rien ! ») les fantasmes oraux comme les besoins les plus régressifs et les plus archaïques, sous peine d’être aussitôt vécus comme globalement mauvais, voire rejetants et persécuteurs.
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est susceptible de provoquer l’entrée clinique dans la psychose ou la dépression à connotation hostile1 . Les apports kleiniens peuvent, dans cette perspective, apporter des éclairages psychopathologiques et des pistes psychothérapiques. Les quelques règles de vie importées par les parents n’ont pas donc tenu dans un monde trop différent car les parents eux-mêmes, sans doute, les contestaient-ils déjà avant de partir (ce qui est une façon de les réaliser), ou les avaient perdues avant d’arriver. Il ne reste plus aujourd’hui, dans les cités, que des règles incertaines, en miettes. Clandestins dans leur tête, exilés, étrangers pour toujours, y compris dans leur pays d’origine, simplement invités à partager, en bout de table les reliefs frelatés d’un festin éblouissant, méprisés et exploités par leurs employeurs et par eux-mêmes, les parents se sont constamment effacés. Narcissiquement fragiles, ils se sont attachés à être des trans-parents, des parents de transition, immergés dans un espace transitionnel qui s’est dilaté en une vie de privation, un temps de rupture entre deux équilibres démographiques. Ils auront été charnières entre des lieux au sein desquels soldes migratoires exponentiels, loyautés contradictoires envers des drapeaux2 , des religions, des coutumes parfois adversaires, impératifs de survie se sont douloureusement entrechoqués. Dans cette tourmente, l’invisibilité humble restait seule garante d’un minimum de paix. Ils étaient des parents-truchements, d’involontaires passeurs expiatoires. Ils n’étaient déjà plus des fils, des descendants, mais des ombres à la sexualité médiocre, des disparus à l’horizon. Ils portaient, au mieux sur leurs épaules l’espoir et l’honneur d’un clan, au pire l’opprobre voué aux traîtres, à ceux qui interrompent une lignée et s’écartent de la voie droite. Ils sont revenus au pays, parfois, dans un cercueil de zinc couvert d’un drapeau étranger, et personne n’était là pour les accueillir. Ils furent souvent, aussi, des revenants venus hanter la conscience des « restés », de ceux qui s’étaient arrangés pitoyablement en se partageant les terres familiales et faisant l’impasse sur la part des disparus. Certains se sont bercés de l’illusion d’un retour triomphal au pays, enrichi et généreux, mais la réalité n’a jamais été l’égale du rêve. Leur vie s’est réduite à une oscillation ambivalente et stérile, une sorte de négatif de l’expérience du for-da qui délaisse les deux pôles entre lesquels elle s’est inscrite. 1. Ce type de dépression est propre aux périodes transitionnelles. Il associe un sentiment de persécution diffus et mal verbalisable, à un mode relationnel à l’entourage, fait d’agressivité. Il est caractéristique des dépressions anaclitiques tardives mais il peut aussi exister chez l’adolescent. Sa survenue dans le présénium peut parfois faire suspecter une entrée dans la démence, tant le fonctionnement du patient semble en opposition avec ce qu’il fut. 2. Le match de football France-Algérie (6 octobre 2001) a été l’occasion de débordements exemplaires de la part de leurs enfants.
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Le trabendisme, trafic fructueux à l’éthique floue entre l’Algérie et la France, est peut-être la seule exception actuelle à ce processus d’échec, mais il se nourrit aussi de la part d’ombre des deux pays. Ceux qui en vivent acceptent de n’exister que sur les pointillés. Ils sont des bateliers d’un Styx dont les deux rives sont des pays des morts. La génération nouvelle, fils des transparents, veut apparaître à la lumière. Elle revendique au besoin une néoculture mondialisée, métissée et rhizomique ou faite d’emprunts prothétiques en mosaïque. Elle se proclame à travers un mode de vie artificiellement construit sur la violence, s’identifiant à, et mimant parfois, celui d’autres fils d’exclus, fils d’esclaves, (les noirs américains). Ceci signe l’échec du processus transgénérationnel et la mise en place de solidarités horizontales aboutissant à des identifications aliénantes. Lorsque ces mécanismes échouent, la seule échappatoire est le repli identitaire sur une communauté mythifiée par les manipulateurs.
La violence comme loi ultime La loi n’est plus une limite à force de n’être qu’une limite. « La loi tu l’imites, la loi tue, limite... » Les règles et codes du clan fondés dans une cave d’immeuble ou une cage d’escalier, cruels eux aussi, imitent la Loi jusque dans chacun de ses travers qu’elle pousse jusqu’à la caricature. C’est une loi des égaux dans la misère, une loi autofondée et non transmise, non symbolisable, une loi de l’action et non du verbe. C’est une loi que l’on est obligé de porter sur soi (tatouage, code vestimentaire et autres signes distinctifs) puisqu’on ne l’a pas en soi. C’est une loi qui ne peut vivre qu’en étant mise en acte (par le passage à l’acte) et la sanction devient initiation, validation rétroactive, gage d’intégration dans le groupe et aussi dans le corps social, la sanction ne peut être que contre-passage à l’acte tout aussi agressif : « Si la société me sanctionne, c’est que j’existe pour elle ». Les meurtres entre adolescents, qu’ils soient des passages à l’acte gratuits ou pour un intérêt dérisoire, traduisent, au quotidien, ce manque criant de sens à l’existence et d’intégration d’une loi fondant une métalimite naturelle incontournable. Tout se passe comme si dans l’esprit de ces jeunes, la mort elle-même n’était plus une limite acceptable. Ces passages à l’acte sont caractérisés par leur fugacité et leur violence. Ils sont aussi la conséquence d’une pauvreté des acquis culturels ou de la perte de repères naturels comme autres valeurs (la prééminence du virtuel sur le réel, par référence aux jeux vidéo). Ils singent également des scènes offertes par la télévision, le seul medium réellement accessible dans les cités. Les processus d’imitation sont à la base des apprentissages. Peut-on parler d’apprentissage de la violence comme ersatz relationnel ou éducationnel ? Dans ce contexte, les parents, eux, lorsqu’ils ne sont pas totalement disqualifiés par leur impotence, leur alcoolisme, leurs antécédents
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sociaux, leur misère sexuelle, pourraient raconter comment (et dans quel but ?) et combien ils ont toujours été soumis aux lois étranges et étrangères, combien ils ont souffert de la violence. Ce serait la naissance d’une conscience politique, d’une conscience de classe (de classe d’âge y compris) d’un sens à la vie. Mais il est peut-être trop tard ! La disparition, après les années quatre-vingt, du référentiel politique quasi traditionnel du XXe siècle (marxisme et lutte de classes) est directement corrélée dans le temps à la montée de la violence qui fait problème désormais - ce n’est sans doute pas un hasard. La violence verbale révolutionnaire d’essence marxiste, ou même, dite anarchiste, faisait peut-être office d’exutoire, mais surtout elle était vectorisée, tendait vers un but clair, apportait des réponses et des certitudes (qui allaient voler en éclats plus tard). Elle admettait un référentiel identique au système capitaliste qu’elle combattait, quant à la Loi. Elle était un substitut parental, un contre-modèle contenant et un avatar efficace de la Loi. Elle était une base de discussion favorisant une mise en dialectique des idées et des valeurs. Elle était un instrument d’intégration, à contester parfois (la contestation des années soixante-huit). Dans le monde actuel des jeunes issus de l’immigration, constitué de ghettos comme autant de poches d’anarchies juxtaposées, rien ne peut plus jouer ce rôle structurant. Ces jeunes revendiquent leur « éréthisme narcissique » qui se traduit en une violence qu’ils entretiennent et subissent, miroir de la violence fondamentale, fondatrice, faite à leur père. Ils ne s’érigent plus en une génération de descendants. Ils sont des jeunes, quasiment auto-engendrés du point de vue social et ici, le mythe parthénogénétique psychotique télescope le modèle valorisé du self made man, voire le vécu paranoïaque du seul contre tous. Le seul métier valorisé à leurs yeux, c’est « homme célèbre ». Dans cette néoculture, on n’existe pas par ce que l’on est ou par ce que l’on fait, mais à travers ce que l’on paraît, de ce que l’on donne à voir. Cette pseudo-hystérisation des rapports humains ne doit pas faire illusion. Les narcissismes en action sont trop fragiles pour entrer dans le jeu névrotique ordinaire (recherche d’un équilibre entre les impératifs du moi, du ça et du surmoi). Les faux selfs peuvent se dissoudre à tout moment. Ces jeunes, en difficulté, se veulent clinquants, bruyants, dérangeants, et leur transgression par sa constance provocatrice, par le fait qu’elle heurte et se retourne bien souvent de manière sadique contre eux, se situe comme une tentative de réinscription par retournement masochiste de la Loi, dans leur chair, un peu comme le ferait la machine décrite par F. Kafka (1966) dans La Colonie pénitentiaire. C’est un des sens du vécu persécutif cicatriciel, souvent retrouvé lors de décompensations psychopathologiques chez les descendants d’immigrés, quelles que soient leurs origines. L’excitation chronique, revendiquée comme incontrôlable, explosive, est l’un des symptômes clefs de leur comportement d’exilés et excédés,
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évoquée par O. Labergere (1999) et associée par lui à cette demande incantatoire, impérative du respect. Il s’agit d’un respect formel, demandé irrespectueusement parfois, d’un regard lourd et menaçant, comme si respect et force physique étaient liés. C’est un respect de la force et des rapports de force, comme si les seules limites acceptées et recherchées étaient les limites physiologiques de ces corps jeunes1 , ce qui renvoie, par ailleurs à l’une des composantes de la problématique toxicomane et des conduites de prise de risque. Vignette clinique n◦ 24 – Le provocateur Un de nos patients, jeune des citées, d’origine maghrébine, avait l’habitude de fréquenter les transports en commun du centre ville, vêtu de cuir, le crâne rasé à l’exception d’une crête colorée en blond, et arborant sur son blouson de cuir des croix gammées ou des slogans provocateurs. Son accoutrement ne manquait pas de provoquer chez les autres voyageurs, au mieux un détournement muet et gêné du regard, au pire, parfois, une ébauche de début de réflexion désapprobatrice. Dès lors, sa violence éclatait contre ces gens intolérants qui lui « manquaient de respect ». Il fut incarcéré à la suite de l’une ces agressions répétées mais il put difficilement admettre que sa présentation excentrique était, aussi, une façon de rechercher l’irrespect, donc de tracer des limites au respect, de rejouer à sa façon l’épreuve subjective de l’altérité du prochain comme nœud originaire des expériences éthiques et érotiques. Chez ce sujet, par ailleurs sujet à des expériences de bouffées psychotiques aiguës par pharmacodépendance, on est loin du modèle névrotique du conflit comme rapport structurant à l’autre, explorant les dimensions de la culpabilité ou même du simple déplacement. On se trouve au cœur d’une position « dépressive paranoïde », jouant sur le registre narcissique primordial, de la dépendance, de la honte et de son corollaire clinique : la rage. La haine et la violence se posent alors comme limites ultimes à la rage submergeante.
Cette quête du respect se traduit au quotidien dans l’équivocité du mot verlan « vener », anagramme d’« enerv ». Ce respect exigé, unilatéral, est paradoxalement vécu comme une fin en soi et non plus comme réciprocité relationnelle, outil de socialisation. Ce dysfonctionnement psychosocial renvoie à « l’inanisation de la fonction paternelle » susdécrite. Ceux que l’on devrait vénérer énervent !
1. Un jeune patient, fils d’immigré, voue un culte immodéré à son corps. Il passe le plus clair de son temps à faire des exercices de musculation. Il s’est présenté un jour au commissariat pour demander comment faire pour devenir policier municipal, ce qui traduit un souci d’intégration. On lui a répondu qu’il fallait qu’il se muscle encore. Dans un autre contexte, la salle de musculation est l’un des lieux centraux du monde pénitentiaire. Pour les détenus, leur corps est un peu le dernier refuge de leur narcissisme. Pour notre jeune patient, quasi illettré, son corps est tout ce qu’il peut offrir à la société.
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Variantes de l’intégration Cette juxtaposition de souffrances psychiques individuelles, lorsqu’elle s’organise en un fait de société et aussi parce qu’elle découle directement de drames collectifs à signification sociale, en vient à poser le problème en termes sociologiques et à demander des réponses appartenant à ce registre :
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– Réponse économique : « il faut donner de l’argent pour les banlieues, (...) il faut une politique de la ville » ; – Réponse politique : « il faut une politique de l’immigration (...) de l’intégration ». Du point de vue historique et socio-économique, l’intégration est différentielle, tant sur le plan diachronique que synchronique. Par exemple, la communauté asiatique semble, à ce jour, globalement, avoir pris le parti stratégique de l’invisibilité et de la juxtaposition culturelle. On retrouve peu d’Asiatiques en prison ou en hôpital psychiatrique, ce qui signifie peut-être, que des circuits de soins parallèles existent, mais peut renvoyer aussi au fait que cette diaspora ponctuelle, concentrée sur quelques années et non pas sur quelques générations, concerna des microcommunautés d’un niveau socioculturel élevé avant le départ de leur pays d’origine et ayant pu garder des liens avec lui. Elle draina en France une population restée assurée de la valeur de sa culture et donc plus réceptive aux règles et aux valeurs du pays accueillant. Tout ceci atténue et reporte, peut-être, les soubresauts sociopsychologiques de l’inévitable processus d’assimilation asiatique. Il n’est pas dit qu’un jour, par un « retour du refoulé social », les choses ne changent pas. Les jeunes générations des communautés issues du monde maghrébin sont plus voyantes dans l’expression clinique de leur malaise incivique désadaptatif qui illustre paradoxalement une phase d’adaptation. Leurs comportements sont des déclinaisons tragiques de la Loi, d’une Loi déclinante, d’une Loi perdue. C’est comme s’ils avaient encore en tête la mélodie mais avaient perdu les paroles de la chanson. Une mise en perspective sur plusieurs générations pourra montrer, peut-être là aussi, une atténuation des soubresauts et une accomodation-assimilation au sens de J. Piaget (1966), mais tout dépendra du contexte et des réactions globales du corps social. Des attitudes réactionnaires-réactionnelles d’essence xénophobe ne peuvent que cristalliser et amplifier les divergences, favoriser une radicalisation réciproque (intégrisme islamique et racisme se nourrissent l’un de l’autre) et retarder, là encore, l’inévitable assimilation, source d’enrichissement culturel de la nouvelle nation ainsi vivifiée. Dans une perspective sociologique et historique (et non plus psychodynamique), le recours à la religion comme étendard, arme narcissique et blason identitaire de ces nouvelles générations, peut aussi se lire comme une recherche des origines se situant bien au-delà des deux générations
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connues pour avoir foulé et enrichi parfois le sol français, comme la quête d’une historicité plus profonde. Aussi mal assimilées que les règles parentales, ces limites ne peuvent qu’être perverties, instrumentalisées comme des armes relationnelles et faire le lit de comportements tout autant déviants quant au processus d’intégration en cours. Les stratégies d’approche de ce phénomène doivent évidemment combiner la prise en compte des dimensions sociologiques (approche ethnopsychiatrique et historico-économique), pédagogique et psychodynamiques de l’enjeu. Pour ce qui concerne la psychiatrie, on peut résumer quelques pistes : – Exploration de la psychodynamique collective (notion d’inconscient collectif) : F. Fanon écrivait, en substance, que le drame des populations colonisées venait du fait qu’elles avaient les mêmes mythes que le colonisateur. – Relation d’aide au changement utilisant la dynamique psychologique individuelle et transgénérationnelle, adaptée aux limitations des apprentissages et aux éléments psychopathologiques de ces jeunes, évoqués ci-dessus : pour contourner les difficultés chroniques d’accès au symbolique constatées, conséquence de cette lecture différente de la Loi, on pourrait développer des instruments socioculturels adaptés, des médias accessibles à ces jeunes car alors qu’existe déjà toute une filmographie culte nourrie de leur lecture (déviante) de la loi (La Haine de Mathieu Kassovitz1 ), il manque à cette culture le grand film illustrant la saga des pères (Élise ou la vraie vie2 en fut une esquisse).
L ES EXCLUS SANS DOMICILE FIXE (SDF) L’exclusion est un enjeu social contemporain. Sa prise en compte est un impératif de santé publique qui définit l’un des axes forts de l’évolution de la psychiatrie à attendre. Bon gré, mal gré, la psychiatrie se voit convoquée par le politique au chevet des exclus. Si la dimension socio-économique du phénomène ne peut pas être niée, les implications narcissiques catastrophiques d’une telle situation sont à prendre en compte par quiconque cherche à aider ces sujets à sortir du marasme dans lequel ils sont plongés. Par ailleurs, pour rester crédible, la psychiatrie, si elle se veut citoyenne, se doit d’aller chercher les malades mentaux là où ils sont. Aujourd’hui, ils sont de moins en moins dans les hôpitaux ; ils sont dans les prisons ou dans la rue, ils font le va-et-vient entre ces lieux et passent, parfois, par la case « hospitalisation ». Les SDF présentent significativement plus de troubles mentaux que la population ordinaire, 1. La Haine, film français de Mathieu Kassovitz, 1995. 2. : Élise ou la vraie vie, (Etcherelli, 1967). Le film homonyme de Michel Drach (1970) n’eut pas de succès. Il venait trop tôt.
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soit parce que la rue devient le refuge ultime de toutes les exclusions psychiques (ce qui renoue avec la notion médiévale de la Cour des miracles) après l’externalisation activiste due à la désinstitutionalisation psychiatrique en cours, en France, soit parce que certaines pathologies mentales aboutissent inéluctablement, d’exclusions en exclusions, à ce mode de vie1 . Autrefois le personnage du clochard renvoyait à un type humain particulier, trouvant un équilibre misanthrope dans sa précarité et son refus agi du monde organisé. Le clochard était une sorte d’ermite urbain, bien que cela ne fût sans doute pas plus un choix qu’aujourd’hui. Vivre à la cloche de bois pouvait se revendiquer même si, bien sûr, la misère morale et l’isolement coexistaient souvent avec la misère sociale. Être chemineau, non-sédentaire ou transhumant, était des carrières sociales individuelles, pouvant s’intriquer avec des organisations culturalo-communautaires originales et revendiquées (les Tziganes), quoiqu’habituellement objets d’ostracisme de la part de la communauté majoritaire non sédentaire. Aujourd’hui, peu de SDF le sont par choix existentiel et c’est le plus souvent une cascade de drames personnels familiaux et sociaux qui détermina leur marginalisation extrême, illustrée par le manque d’un toit et le recours aux dispositifs publics de secours, charitables ou solidaires. Dans les banlieues cohabitent gitans sédentarisés, RMIstes, immigrés... Les exclusions se cumulent engendrant d’autres difficultés identitaires. Le point commun à ces dérives, selon nous, est l’absence d’un sanctuaire individuel. Le lieu d’habitation, là où l’on possède ses habitudes, renvoie traditionnellement à la notion de sanctuaire, lieu géométrique dont on a la clef, qui n’a pas besoin d’être bien grand mais qui, en tout cas, est considéré comme inviolable. C’est le lieu où l’on peut laisser en toute sécurité, et pour longtemps, des choses chères, les « choses de la vie ». On sait qu’on les retrouvera intactes2 . Au-delà des carences alimentaires ou hygiéniques qui le minent, c’est un sanctuaire qui manque le plus au SDF car il est, par nature, en permanence violé dans son intimité et insécurisé dans son espace3 . Il n’y a même plus d’urinoirs publics dans les villes. Son corps lui-même n’est plus un abri sûr, certains SDF 1. Le syndrome de Job, par analogie au mythe antique, renvoie à des malades qui mènent volontairement une existence de clochard. Un délire chronique est le plus souvent sous-jacent à leur conduite et il s’agit d’un modus vivendi à composante partiellement autopunitive, comblant une grande faille identitaire. 2. Ce lieu peut être la chambre d’adolescent, restée telle quelle dans la demeure parentale, un simple tiroir fermé à clef dans la maison conjugale, mais aussi le casier d’une consigne à la gare. 3. Aujourd’hui, tout un arsenal législatif tend à rendre invisible les exclus. Il stigmatise de nombreuses conduites (prostitution, nomadisme, stationnement des jeunes dans le hall des immeubles, mendicité agressive) et repousse les marginaux vers un territoire de l’invisibilité. Il y a peu, ces sous-groupes humains n’étaient dans l’illégalité tout au plus que quelques minutes par jour ; maintenant, du seul fait d’exister, ils le sont plusieurs
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dorment avec leurs chaussures, sinon leurs compagnons les leur dérobent sans vergogne. Surtout lorsqu’ils se retrouvent en état de coma éthylique, ils sont en risque permanent et quasi inévitable d’être fouillés et dévalisés par leurs pairs. C’est cette insécurité chronique, subie, qui élabore, à nos yeux, le traumatisme vital le plus dévastateur et qui s’impose comme un traumatisme désorganisateur tardif, insidieux et élargissant d’autant les failles narcissiques préexistantes, puisqu’inscrivant dans la réalité la faillite narcissique du sujet, sa misère affective et physiologique. Restituer un sanctuaire à ces sujets est la condition sine qua non de leur démarginalisation, qui est une forme moderne de désaliénation. Chaque matin, les SDF quittent les centres d’hébergement en étant surchargés de leurs sacs. Mettre à leur disposition permanente une consigne individuelle inviolable (munie d’une clé personnelle) serait un premier acte libérateur et reconstructeur, mais les municipalités et les centres d’hébergement répugnent à le faire pour ne pas fidéliser une clientèle trop importante. Leur donner ainsi l’occasion d’expérimenter à nouveau la possibilité de se séparer provisoirement d’un objet personnel sans risquer de le perdre définitivement, nous paraît analogue dans sa potentialité restructurante. À une autre échelle, le sentiment grandissant d’insécurité dans les banlieues, générateur de tant de violence et de troubles sociaux provient pour partie de l’absence de sanctuaire ; nul ne se sent à l’abri, pas même dans son quartier natal ou dans son appartement1 . Mais si la déchéance sociale favorise la survenue de troubles psychiques et peut décompenser gravement d’autres fragilités préexistantes, elle peut aussi se concevoir comme un symptôme. Survivre, mal vivre dans l’exclusion se révèle alors être aussi, de façon partiellement inconsciente, une expérience auto-infligée, réactivant des mécanismes punitifs où s’épanouit une culpabilisation mal métabolisable, non cicatrisable. Ce syndrome de Job comme pronostic social d’une pathologie sous-jacente de la personnalité est à l’œuvre, à des degrés divers, chez beaucoup de nos patients qui paraissent mettre toute leur énergie à contrecarrer les projets de réhabilitation sociale ou de réinsertion montés par les équipes soignantes. Vignette clinique n◦ 25 – L’inconsolable Monsieur A, 45 ans, est un clochard bien connu dans la petite ville. Il a ses quartiers sous le porche de l’église et présente des conduites rémittentes d’ivresse aiguë, au cours desquelles il injurie et menace les passants. Il a pour habitude de perturber les cérémonies de mariage et les enterrements, par ses propos grossiers. Pourtant, dans le village personne ne lui en veut heures par jour, si ce n’est en permanence, comme les immigrés clandestins. C’est une insécurisation de plus et un frein supplémentaire à leur resocialisation. 1. Subir un cambriolage est fréquemment décrit par les victimes comme l’équivalent traumatique d’un viol. Il s’ensuit un sentiment traumatique d’insécurité pendant un certain temps et parfois même l’instauration de phobies sociales invalidantes.
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car chacun connaît son histoire : sa petite fille, alors âgée de dix ans, s’est noyée sous ses yeux, un jour où il en avait la garde, après son divorce. Lui-même n’avait rien pu faire. Elle est enterrée au cimetière du village tout près de l’église. Après ce décès, monsieur A s’est abîmé dans l’alcool perdant peu à peu tous ses repères socioprofessionnels et familiaux. Il devint SDF, faisant la manche et affichant son malheur à la face du monde. Hospitalisé d’office à la demande du maire, un jour où il avait dépassé les bornes, monsieur A demeura en institution près d’un an. Sevré d’alcool, remis en état physiquement, pourvu de ressources stables par les services sociaux, mis sous tutelle, on lui proposa alors de prendre un appartement dans le village. Ainsi il pourrait aller se recueillir plus facilement sur la tombe de sa fille puisque c’était ce qu’il souhaitait faire. Monsieur A refusa le projet, et à peine sorti de l’hôpital il esquiva les soins ambulatoires programmés, il repartit squatter le porche de l’église. Le prêtre, ému, offrit de le loger dans un local attenant au presbytère ; les paroissiens incités par le prêtre, se mobilisèrent pour le mettre dans ses meubles. En quelques mois pourtant, Monsieur A se dégrada à nouveau, physiquement et psychiquement, perturbant la vie de la commune, à tel point qu’une nouvelle hospitalisation d’office devint inéluctable... Après plusieurs mois de cette hospitalisation qui fut l’occasion d’une action volontariste des pouvoirs publics, un appartement personnel en HLM fut mis à sa disposition. Son tuteur avait tout arrangé, des infirmiers lui avaient donné des meubles et l’avaient aidé à emménager. Il passa une seule nuit dans son appartement, se présenta le soir suivant, alcoolisé, à l’hôpital, y fut admis et décéda, dans la nuit, d’un accident cardiaque massif.
Cet exemple illustre en quoi la marginalisation peut s’avérer être un destin psychiquement déterminé sinon librement consenti, ce qui a à voir avec l’immense souffrance narcissique d’un sujet et avec des phénomènes répétitifs autodestructeurs, autopunitifs, avec des trajectoires vitales paradoxales d’auto-exclusion que l’on aurait autrefois nommé névroses d’échec. Parfois le suicide (ou la mort subite comme dans le cas n◦ 25) clôt brutalement de telles dérives existentielles. Mais le plus souvent, à moins que ne vienne s’interposer un événement vital narcissisant (l’amour !), le suicide est lent, progressif, passant par l’accumulation de conduites addictives, de prise de risque, de maladies de la misère altérant peu à peu l’état général. L’hospitalisation et la prise en charge sociale sont palliatives et ne peuvent que retarder l’échéance. Naturellement, beaucoup de marginalisations actuelles relèvent essentiellement de contingences sociales, même si l’accumulation transgénérationnelle de traumatismes psychiques à impacts désorganisateurs peut favoriser les carences narcissiques. Ces traumatismes, construisant un tronc commun borderline, ne font que se surajouter à la cascade d’événements douloureux surmarginalisants et ils démultiplient le processus sociopsychique catastrophique. L’aide à ces sujets doit donc, au minimum, cumuler dimensions éducatives et psychothérapiques. Le fonctionnement psychique des grands exclus apparaît intrinsèquement modifié par la précarité et la déliaison sociale. Le désir chez eux
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semble avoir disparu, comme éteint par l’accumulation des manques. Cette dégradation progressive du rapport du sujet à l’espace, à l’intégrité et à la cohésion de son corps et au langage, évoque une anesthésie affective, une « mélancolisation d’exclusion » aboutissant à un « complexe d’autrui » (Douville, 2001). En ce sens, il pourrait y avoir un ça lacunaire se superposant au moi lacunaire. Les précaires, hommes surnuméraires dans notre société où tout se marchande, habitent dans la rue, ils n’ont plus aucune valeur (au sens économique du terme). En errance, incuriques, ils ne demandent rien car il leur manque tout : un moi solide. Les symptômes de souffrance mentale au sens strict sont absents, l’examen psychiatrique ne rapporte, le plus souvent, que des présomptions ou des signes périphériques : équivalent dépressif, dépression masquée, polyaddiction quasi-suicidaire (tabagisme forcené, alcoolisme massif), délire interprétatif sous-jacent. C’est par son expérience et son intuition, plus que par la clarté des signes, que le psychiatre se voit amené à évoquer des troubles psychiatriques lorsqu’il rencontre un exclu, à moins, bien sûr, que l’exclusion ne soit que la conséquence directe d’une maladie psychiatrique préexistante. Les autorités de tutelle et les psychiatres ont longtemps tenté, en vain, d’individualiser des modalités spécifiques de prise en compte médicopsychologique des grands marginalisés1 . Si la souffrance mentale est là, palpable parfois, ses signes d’appel restent essentiellement dans le registre social (trouble de l’ordre public, conduite antisociale au sens large), ou somatique. La survie psychique se joue ailleurs que dans le champ du psychisme. Elle se joue à travers une identification victimaire au monde des exclus. Une partie du travail psychothérapique passe par une aide au dépassement de ce processus victimaire, sacrificiel (Rosolato, 1987) et sanctifiant à la fois. Mais bien souvent, ni les mots, ni les émotions ne sont plus à leur disposition. C’est seulement en phase d’alcoolisation aiguë que, désinhibés, ils peuvent laisser exploser leur souffrance, leur mal-être, leur rage impuissante autodestructrice ou hétéroagressive. Mais cette phase explosive n’est pas propice à la thérapie, elle est le plus souvent l’occasion de nouveaux dérapages aboutissant à leur mise en cellule de dégrisement ou à leur hospitalisation sous contrainte, qui les conforte dans leur identification marginale.
1. Après avoir tenté de mettre à disposition des exclus des structures spécifiques d’aide, on a essayé de les orienter vers le droit commun, c’est-à-dire vers les structures habilitées ordinairement à prendre en charge tout le monde. Ce fut aussi un échec car les marginaux ne vont pas dans ces lieux. En outre, un certain nombre d’entre eux sont des individus en rupture explicite de psychiatrisation. Ils sont parfois sous le coup d’une recherche pour évasion d’hospitalisation d’office dans un autre département, ils sont quelque fois des disparus volontaires sans laisser d’adresse et ils ne veulent pas laisser de trace. Ils sont, en quelque sorte, des clandestins de l’intérieur, des exilés invisibles volontaires. Changeant sans arrêt de région, ils sèment leur existence le long du chemin et ont toujours une longueur d’avance sur les dispositifs d’aide.
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Tout se passe comme si, dans leur situation, la parole était vaine, vidée. On est là encore, toutes proportions gardées, dans un indicible analogue à ce qu’on vécut les déportés, les plus extrêmes exclus de l’histoire. Confinés dans une précarité désirante exprimant une précarité œdipienne (Piret, 2002) traduite par une précarité matérielle, ils en sont à guetter le regard de l’autre, ce regard qui les traverse sans les voir. Ils sont devenus invisibles. Les SDF lorsqu’ils peuvent en parler, se vivent comme transparents et il est vrai que le passant, mal à l’aise, répugne à croiser leur regard car dès qu’il le leur accorde, ce regard, ils vont le voir happé. Déshabitué par force aux rapports sociaux harmonieux, le SDF est avide de relation. Il se retrouve le plus souvent dans l’incapacité de savoir jusqu’où aller dans le contact. Les risques d’outrepasser les limites convenables sont alors réels, attirant en retour la rebuffade, le rejet méprisant ou l’agression affective. Il est licite de penser que, au fond, le plus souvent, c’est celle-ci qui est inconsciemment recherchée, parce qu’elle le confirme une fois de plus dans son vécu victimaire. Les passants les considèrent parfois avec mépris ou agressivité, mais de cela les SDF ont l’habitude, ou avec compassion et pitié, mais de cela ils ne veulent pas. Le contact ne se construit pas d’égal à égal, il est dissymétrique et frustrant. Quémander une cigarette, un soleil (la pièce de deux euros) reste au fond le prétexte commode à un court et dérisoire échange interhumain. S’il est réussi, renarcissisant pour le SDF et le passant charitable, le contact aura eu des vertus apaisantes allant bien au-delà de la valeur de la pièce donnée, mais cela reste rare. Malheureusement, la plupart du temps ce contact ne trouvera pas de limites et peut devenir importun1 . En certaines circonstances, pourtant, c’est le passant qui ne sait plus poser de barrière et « fraternise » de façon inadéquate, outrepassant les règles élémentaires de sécurité. Cette quasi-identification renvoie chez lui aussi à des fragilités narcissiques, voire à des équivalents psychocomportementaux de conduite à risques à prendre en compte dans une perspective victimologique. Une fois la distance adéquate entre ces deux hommes écornée, le fait que le passant tente de faire machine arrière sera vécu comme insupportable au quémandeur, ce qui peut être source d’agressivité de sa part. Tout cela procède d’un jeu en miroir, d’un jeu de regards, d’identités projectives et les échanges libidinaux sont bien particuliers, mettant en l’œuvre un entrelacement instantané (sans rencontre ?) de narcissismes sans désir par absence d’objet, des projections pulsionnelles qui sont en fait autocentrées. Dissymétrique par essence, la relation passant/SDF, éphémère mais signifiante, est par-là, structurellement perverse.
1. C’est sur cela que s’étaye la Loi N◦ 2003-239 du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure réprimant, entre autres délits, la mendicité agressive.
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Lorsque l’alcool à vertu désinhibitrice ou la colère, toujours latente, autorisent parfois le marginal à exprimer verbalement sa rancœur et sa souffrance, il le fait le plus souvent sur un mode offensif, offensant, projectif et agressif, susceptible d’induire chez l’interlocuteur du moment (ce partenaire peu ou non consentant), une violence réactionnelle qui validera une fois de plus, nous l’avons vu, leur vécu victimaire, faisant le lit des conduites antisociales ultérieures. C’est la notion d’ivresse pathologique, qui n’est pas spécifique aux SDF, mais plutôt aux sujets porteurs d’états-limites de la personnalité. Dans ces conditions, l’accrochage au soin est acrobatique car il faut dépasser les fondements carencés de leur vie psychique (Kovess-Masfety, 2001) et leurs résistances au changement. Les SDF sont réticents à l’idée même d’accepter de l’aide car ils ont, le plus souvent déjà fréquenté, en vain, des établissements de soins psychiatriques ou des centres d’hébergement et de réinsertion dans leur existence. Ils se revendiquent ouvertement comme en refus de prise en charge. Ils se mettent eux-mêmes au ban de la société par un mécanisme d’identification projective. Si la précarité sociale n’est pas un obstacle en soi aux soins psychiques, car le réseau médicosocial français reste dense, construire une authentique et consistante relation thérapeutique transférentielle s’impose comme un travail de longue haleine, souvent décevant. Il nécessite la maîtrise préalable de cette précarisation narcissique du sujet, qui est à la fois symptomatique et fondamentale, ainsi que le dépassement de la dimension charitable de l’intervention. À ce prix, le patient pourra reconstruire un mode relationnel désaliénant1 . Le délire, par son hermétisme au sens commun, fut longtemps un obstacle à la relation médecin/malade, jusqu’à ce que l’on puisse lui conférer un sens. Le mode de fonctionnement des grands exclus, si désespérant parfois, les aliène lui aussi du champ du soin en santé mentale. C’est à la psychiatrie de (re) construire une passerelle sur le Styx pouvant conduire jusqu’à leur narcissisme mis à mal.
1. Une voie d’approche porteuse est la médiation par les soins somatiques. Les SDF sont de grands consommateurs de soins somatiques, d’une part parce que leurs conditions de vie les exposent et d’autre part parce que, dans la ville, le seul lieu où on puisse être accueilli jour et nuit, c’est le service des urgences de l’hôpital. De nombreux SDF « entretiennent » une plaie capable de leur ouvrir ainsi les portes des urgences où ils recevront, au minimum, en outre, un café et un sourire. Travailler sur le somatique en dehors du contexte de l’urgence est un moyen de pouvoir nouer contact et de pouvoir progressivement parler avec eux de leurs problèmes plus intimes. C’est le sens de l’introduction d’équipes de soins somatiques dans les centres d’hébergement et de réinsertion sociale.
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L ES DÉTENUS Les conduites antisociales, polymorphes, restent la partie la plus visible des aménagements économico-cliniques des personnalités déficitaires du point de vue du narcissisme. Il n’est donc pas étonnant de retrouver en détention nombre d’individus porteurs de telles structurations psychiques et présentant des trajectoires vitales chaotiques, évocatrices. Naturellement, tous les délinquants et tous les criminels ne sont pas à considérer comme des personnalités limites et contrairement aux hypothèses socionormalisatrices du XIXe siècle, il n’y pas de causalité linéaire entre personnalité carencée et conduite antisociale. Un nombre significatif de détenus l’est pour des faits qui sont à appréhender dans une dimension préférentiellement socio-économique ou réactionnelle. Délinquants de nécessités, d’occasion, délinquants en col blanc, criminels classiques motivés par l’appât du gain et la fascination pour l’argent facile, individus ordinaires ayant un jour commis un acte transgressif ou ayant cédé à la violence. Tous sont généralement de structure psychique non significativement carencée mais la situation d’incarcération s’avère être un traumatisme psychique majeur et désorganisateur. Ces individus, au-delà de la frustration psychique provoquée par la contrainte corporelle et la privation de liberté, présentent alors les troubles psychiques réactionnels à leur situation, à attendre dans un échantillon ordinaire de l’humanité et ils doivent alors recevoir les soins appropriés. Par ailleurs, en raison de la désinstitutionalisation psychiatrique actuelle, beaucoup de malades mentaux authentiques se retrouvent propulsés hors des murs de l’asile, abaissement de la durée moyenne de séjour oblige. Ils sont livrés à eux-mêmes en dépit des efforts des équipes de secteur. Plus facilement marginalisés par leur maladie, ils deviennent parfois la cible logique des déviants sociaux traditionnels (notion de victimologie). Foncièrement désadaptés à un milieu social de plus en plus hostile aux non conformes, il est logique de constater que leur proportion augmente de façon exponentielle en milieu carcéral. Ce fait est maintenant connu, dénoncé et il commence à se voir pris en compte par les autorités de tutelle. En quelques années, la détention est devenue un lieu privilégié de l’intervention psychiatrique. SMPR1 et UCSA2 se partagent aujourd’hui la lourde tache des soins psychiatriques aux détenus. C’est dans ce contexte que peuvent être désormais approchés,
1. SMPR : service médicopénitentiaire régional. Service régional pour l’hospitalisation de détenus malades mentaux consentant aux soins. Ceux qui ne sont pas consentants relèvent d’une hospitalisation d’office au titre de l’article D398. Ce dispositif va être remis en cause par la mise en application de la loi N◦ 2002-1138 du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation de la justice. 2. UCSA : unité de consultations et de soins ambulatoires. C’est le lieu d’intervention des psychiatres en détention, maison d’arrêt ou maison centrale.
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de plus près, des types de pathologies échappant jusqu’alors peu ou prou, à l’intervention psychothérapeutique. Pervers sexuels, violeurs, pédophiles, incesteurs et autres abuseurs (les « pointeurs »), mais aussi plus traditionnellement psychopathes ou syndromes de Ganser, sont rencontrés et soignés par des psychiatres. Les équipes soignantes, entièrement dévolues à cette tâche, le sont dans une perspective tout autre que l’expertise médicopsychologique avant procès, qui était auparavant le cadre habituel de la rencontre d’un soignant et d’un délinquant. La prise en compte de la dimension narcissique de la personnalité sous-jacente a été développée dans d’autres chapitres à propos des aspects structuraux et des aménagements économiques de la constellation borderline. Il nous apparaît utile d’appréhender les avatars du narcissisme produits précisément par la situation de détention. Cette expérience est essentielle dans le sens qu’elle induit, en principe, une contrainte physique par limitation drastique de l’espace de liberté locomotrice individuelle. C’est la peine en elle-même. Peine de mort, tortures et autres punitions sont désormais abolis en France. La sanction sociale unique est donc la privation de liberté pour un temps défini nonobstant les réductions de peine codifiées dans leur attribution ainsi que les espoirs ou fantasmes d’évasion. Paradoxalement, il n’est pas rare de voir des détenus très angoissés par la perspective de leur sortie ou faisant ce qu’il faut, dès leur libération, pour retourner derrière les barreaux ; le cadre de la détention restant le seul lieu contenant et sécurisant qu’ils n’ont jamais expérimenté. Cette limitation contensive se différentie de celle que l’on retrouve en milieu psychiatrique. Si l’internement sous contrainte produit lui aussi, entre autre, une limitation relative de l’espace de déambulation, sa durée est incertaine et indéfinie. Elle dépend directement du comportement du patient, de l’évolution de sa maladie et elle est un soin instauré au nom de l’intérêt du patient, elle n’est pas une peine. Le prisonnier, lui, peut compter les jours, soustraire les grâces par des calculs savants, espérer une confusion de peine et peut fixer, à quelques jours près, le terme de son enfermement ; l’interné, non. D’ailleurs, certains patients internés fonctionnent dans l’illusion d’être toujours immergés dans le monde carcéral, qu’ils connaissent bien, en voulant à tout prix qu’on leur dise pour combien de temps ils en ont. L’enfermement est une peine et la question du sens de la peine est essentielle du point de vue du narcissisme et de sa restauration. Bien des condamnations sont prononcées à distance du geste antisocial quelles sont censées sanctionner. Certains délinquants d’habitude, récidivistes, ont toujours une ou plusieurs affaires de retard. Ce délai, dû aux lenteurs structurelles de la justice, s’appliquant chez des personnalités parfois fragiles, frustres et immatures, vivant dans l’instant et peu capables d’anticipation, affaiblit considérablement la portée éducative de la sanction lorsqu’elle est appliquée. Il y a parfois un délai entre l’énoncé de la sanction et son application.
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Dès lors, c’est le sentiment d’injustice qui prévaut en détention. Il rend compte de la plupart des débordements agressifs ou des suicides que l’on y constate. Ceci est paradoxal car si la société, au nom de qui est prononcée la peine, peut espérer une portée éducative et structurante à son action, (c’est-à-dire préventive de récidive) c’est en montrant au délinquant une autre manière de fonctionner que celle qui à toujours prévalu chez lui et dans son entourage. C’est en étant juste. Pourtant la détention est le monde de l’arbitraire. Dans sa vie quotidienne, ne serait-ce que pour l’obtention d’un parloir, d’une douche, d’une place à l’infirmerie, d’un cantinage, le détenu est vulnérable. Il se voit en permanence soumis à des règles imprécises, révocables, contournables, incomprises et inadaptées. Il ne s’agit pas de faire le procès de l’administration pénitentiaire car c’est au fond l’ampleur de la tâche, le manque de moyen et l’absence de perspectives structurantes qui nient ou détruisent au jour le jour la portée éducative de la peine et qui sapent le travail des surveillants. Force est de constater que la prison nourrit encore plus la récidive qu’elle ne la tarit.
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Vignette clinique n◦ 26 – L’éducation par le travail Dans un centre de détention classique, les détenus ont la possibilité de travailler dans des ateliers ; cela leur procure un pécule appréciable et est inscrit favorablement dans leur dossier ce qui peut contribuer à alléger la durée de leur peine. Ce sont des entreprises extérieures qui fournissent le travail. Au-delà de considérations socio-économiques sur l’exploitation de cette main d’œuvre « captive » au sens économique comme au sens social, il est advenu un jour que le travail à effectuer soit de décoller des étiquettes sur des boîtes de conserve pour les remplacer par d’autres. Ce travail basique et répétitif ne nécessitant pas de qualification particulière, semblait tout à fait adapté au milieu pénitentiaire. Les détenus ont rapidement compris qu’il s’agissait, en fait, de gommer la date de péremption du produit pour la remplacer par une autre. La manœuvre frauduleuse du donneur d’ordre était mesquine et délictueuse. L’administration pénitentiaire n’avait pas eu le temps de vérifier la dimension éthique du contrat qui lui était proposé. C’est la protestation outrée des détenus qui réussit à interrompre le travail.
Que peut-on penser de la société, lorsqu’on est détenu, quand l’administration chargée de représenter la justice n’est pas en mesure de faire respecter la règle ? En détention, l’arbitraire se manifeste dans l’obtention des cellules individuelles, soumise au bon vouloir des gardiens, dans la mise en quartier d’isolement ou en section disciplinaire. Ces mesures obéissent, en principe, à des règles précises mais celles-ci sont contournées en pratique. Du droit à la faveur, de la dérogation arbitraire à la manipulation, l’univers carcéral reste le reflet du monde du pervers. Il y a clairement perversion institutionnelle.
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La trajectoire institutionnelle d’un détenu, depuis son arrestation jusqu’à sa libération, est composée d’une succession d’objectalisations majeures. La justice le met en dépôt, littéralement. Le justiciable y perd en quelques minutes toutes ses capacités d’initiative. Il ne peut contacter ses proches, on peut disposer de lui, le fouiller, le mettre à nu, le contrôler, le maîtriser, y compris par la force. Cette situation actualise dramatiquement, souvent, un vécu d’objectalisation préalable. Dans cet univers, rien ne peut le préserver. S’il est privé par les circonstances du sens de la sanction, l’individu ne perçoit alors que sa victimisation-objectalisation supplémentaire, ce qui peut rendre compte de passages à l’acte hétéroagressifs clastiques ou d’abattements soudain. En tout cas, la sanction perd sa vertu structurante. Les délais d’instructions sont flous, la détention préventive qui devrait être l’exception, dure parfois des années et le temps se dilate, devient incertain. Coupés de la réalité extérieure, les repères pathogènes propres au monde carcéral ont tendance à s’imposer et à modeler le fonctionnement du sujet. Le syndrome de Ganser n’est que la caricature de ce qui peut s’installer dans la tête de tout individu, normal au préalable, plongé en situation d’incarcération. Par ailleurs, le maigre entourage affectif que le détenu pouvait conserver à l’extérieur peut se déliter davantage sous l’effet de l’impact social de l’emprisonnement. N’oublions pas que la mise en détention révèle aussi des injustices sociales car plus le niveau socio-éducatif d’un individu est bas, plus il a de chance d’aboutir en prison, à délit équivalent bien sûr1 . Structurellement fragile, de moins en moins solidaire avec lui dans l’épreuve, car lui aussi est souvent déstabilisé, l’entourage naturel des détenus n’est pas toujours en mesure d’apporter les réassurances narcissiques utiles, susceptibles d’aider un individu à survivre en prison. Si le motif de l’emprisonnement est lié au contexte familial (en cas de révélation d’inceste, par exemple), tout s’écroule alors pour le sujet. La détention concrétise un effondrement narcissique total. Le risque suicidaire est donc important en tout début d’incarcération (ce qui est logique et renvoie au stress initial et à l’amputation existentielle provoquée par la privation de liberté) mais il est aussi significativement augmenté à faible distance de la libération. À ce moment les illusions que le sujet pouvait entretenir quant au dehors ne tiennent plus, l’avenir est incertain ou sombre, les lettres apportent parfois la nouvelle d’une rupture. Il n’est pas rare, en effet, que le conjoint resté au dehors, mis au pied du mur, attende le dernier moment pour annoncer une décision de rupture qu’il avait prise bien avant. Pour toutes ces raisons, les actes d’autoagression sont fréquents en prison. Automutilations par scarifications multiples qui ressemblent aux
1. Dans tous les pays, on a statistiquement d’autant plus de chance d’aller en prison si on appartient à une ethnie ou une classe sociale défavorisée.
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conduites d’autoscarification décrites précédement, ingestion impulsive ou préparée d’objets contondants divers, grève de la faim et de la soif, tentatives de suicide par des moyens radicaux sont autant d’agressions contre le corps du détenu, car celui-ci, même contraint, isolé, est la seule chose qui lui reste en propre. Se retourner contre son corps est une manière d’agresser efficacement l’institution pénitentiaire car le suicide et la grève de la faim sont les moyens de chantage les plus prégnants dans ce milieu où tout le reste est possible pourvu que ça ne s’ébruite pas. La signification de ces comportements dépasse leur dimension manipulatrice éventuelle : agresser son corps est aussi la manifestation explosive d’une impasse, celle des mots et des symboles. Les mots d’excuse ou les alibis factices n’ont pas suffi au sujet pour se disculper ou se sortir du piège ; les mots de la justice, survenant trop tard ou étant mal adaptés, n’ont pas été entendus pour ce qu’ils signifiaient, la valeur symbolique et structurante de la sanction n’est pas acceptée. Tout ceci laisse émerger un intense sentiment d’injustice qui cristallise une identité victimaire et revendicative. Ce gâchis est la résultante de dysfonctionnements archaïques de part et d’autre, aux niveaux interindividuels et intercommunautaires (la communauté des détenus contre la communauté des surveillants représentative de la communauté sociale), de la part du justiciable et de la part de la justice. On est sans arrêt dans le passage à l’acte en symétrie. Les actes suicidaires ou automutilatoires sont fréquents en prison, mais ils gardent une dimension essentiellement protestataire. Ils ne manifestent pas un réel désir de disparition, (sauf exception dépressive avérée, relevant alors de la psychiatrie) et ils sont pour le sujet qui le met en acte, une manière de continuer à exister à ses propres yeux au prix même de son intégrité physique ou de sa vie. Il s’agit d’aller jusqu’au bout de la logique de ses persécuteurs pour en démontrer l’inanité et l’injustice flagrante. Cela peut aller jusqu’à l’automutilation.
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Vignette clinique n◦ 27 – Les doigts Un prévenu, voulant à tout prix rencontrer son juge d’instruction, confronté à la lenteur de la justice, décida de s’amputer d’une phalange et voulu l’envoyer à son juge comme preuve de sa souffrance. Il refusa bien entendu qu’on la lui greffe. Le morceau de doigt resta trois jours dans le réfrigérateur de l’infirmerie puis fut jeté. Plus archaïquement, un autre détenu, en fin de peine, pour exposer son sentiment de frustration à ne pas bénéficier d’une liberté conditionnelle anticipée, coupa son auriculaire et le mangea1 .
1. Il existe une technique pour se couper le doigt sans douleur : le sujet se le garrotte pendant quelques heures et lorsqu’il est devenu insensible, il peut l’entailler. La sensation douloureuse vient après.
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Les grilles d’évaluation de la gravité du risque suicidaires (Granier, Boulenger, 2002) sont infiltrées de connotations psychiatriques. Les critères retenus explorent la dépressivité d’un individu, son humeur, son vécu de perte (notion de deuil). Ils ne suffisent pas toujours pour rendre compte de la béance narcissique induite par le contexte carcéral et le vécu paroxystique d’injustice et d’arbitraire que celui-ci génère. Paradoxalement, les détenus demandent qu’on leur fasse justice du point de vue de leur économie psychique intime, tandis que ce vécu d’injustice peut servir à contrebalancer défensivement la culpabilité latente liée à l’acte qui les a amenés à se retrouver incarcérés. L’arbitraire se manifeste aussi dans les relations entre codétenus. Il n’existe en détention aucun sanctuaire, comme chez les SDF. Le maigre bagage, la chaîne en or, l’argent ou les cigarettes, peuvent être à tout moment volés ou ouvertement exigés (taxés) par un codétenu en situation de force. À l’image de la société, il existe en détention une hiérarchie subtile, invisible mais implacable. Tout en bas de l’échelle sont situés les pointeurs, exclus parmi les exclus, véritable « quint monde » soumis à toutes les brimades, vexations, agressions physiques ou sexuelles de leurs compagnons. Ils sont en insécurité permanente, et doivent payer et parfois entretenir leurs codétenus. Pour les protéger, l’administration pénitentiaire les regroupe systématiquement dans des quartiers et des promenades spécifiques, ce qui contribue à les stigmatiser davantage. Mais au sein même de ces groupes hiérarchisés il peut y avoir de l’intolérance, certains individus se considérant, à tort ou à raison, comme moins pointeurs que d’autres. Dans ce système en vase clos, microcosme accentuant la cruauté des rapports humains, le risque principal pour tout individu immergé est logiquement d’ordre narcissique. Indépendamment de sa responsabilité ou de sa culpabilité dans les faits qui l’ont amené à être sanctionné, pour tout individu la situation de détention détermine inéluctablement un surtraumatisme potentialisant tous ceux qu’il avait pu accumuler dans son existence. Définitivement mauvais à ses propres yeux ou définitivement victime (et cela n’est pas contradictoire), le sujet peut en arriver à revendiquer cette identité de taulard, de voyou, de « méchant » puisque c’est celle que l’entourage social lui impose. Certains rituels identitaires sont de nature à le conforter dans ce positionnement (tatouage) (Vernet, 1998), lui conférant enfin, mais superficiellement, une identité réappropriable qui n’est parfois pourtant qu’un faux self de plus. Pour certains habitués, le monde de la prison devient « leur monde ». Il est sécurisant, car contenant et structurant, bâtissant une véritable coquille de contraintes externes susceptible de pallier les défaillances de leur structuration interne. Par conséquence, la liberté existant hors les murs les place en insécurité et l’extérieur n’est plus qu’un monde hostile entourant un autre monde hostile. La récidive est inéluctable, dans la
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mesure où le sens de la peine s’est dissous dans l’anomie et où le lieu géométrique de la peine perd son sens rédempteur. La dimension d’objectalisation se rapproche de ce qui serait une perversion institutionnelle. Au fur et à mesure qu’elle persiste et s’amplifie, la composante structurante et éducative de la peine n’est plus présente. Le sujet a intériorisé et accepté son statut, il est aliéné. En ce sens, le rôle du psychiatre en milieu carcéral est multiple :
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– Il doit répondre médicalement aux besoins de sujets décompensant en cours de peine une maladie psychiatrique, que celle-ci soit réactionnelle au contexte ou préexistante. – Il doit intervenir au niveau de la béance narcissique cataclysmique propre à cette expérience déstabilisante. Il s’agit donc à la fois de préserver un narcissisme déjà fragile mis à mal par l’épreuve et le contexte (et cela renvoie à une dimension de psychiatrie institutionnelle qui présente des analogies marquées avec la psychiatrie asilaire des années héroïques), et également d’aider le détenu à trouver un sens réparateur à sa peine. Les notions de bien et de mal sont à intégrer dans la dynamique psychique du détenu, mais aussi celles de sublimation, de repentance, de pardon. On est là à l’intersection de la psychothérapie, de l’éducation et de la morale1 bien que le psychiatre n’ait pas vocation à être moralisateur et n’a pas à imposer ses opinions et ses principes, là comme dans toutes relations médecin/malade. De cet entrelacs de rôles, beaucoup d’interrogations surgissent : Comment le psychiatre peut-il agir sur l’institution totale qu’est la prison, et dont il n’est qu’un auxiliaire subalterne, même si des hiérarchies parallèles existent, pour la rendre moins suraliénante pour le détenu, c’est-à-dire moins objectalisante et moins intrinsèquement injuste ? Tout un travail de formation et de sensibilisation des surveillants serait à entreprendre2 . A-t-il même le droit d’intervenir ? Depuis plusieurs décennies on a beaucoup trop demandé son avis à la psychiatrie, et sur tous les faits de société. Ne s’abstenant pas de répondre, la psychiatrie s’est surexposée, disqualifiée, et elle est peu à peu devenue un alibi puis un fusible commode pour la gestion politique de beaucoup de problèmes sociaux. Au jour le jour, comment ne pas se mettre en situation de prendre partie pour l’un (le détenu) ou pour l’autre (l’administration pénitentiaire) en sachant que des potentialités manipulatrices ne demandent qu’à être mises en route de part et d’autre ? La dimension contre-transférentielle 1. Ce rôle de directeur de conscience était autrefois tenu par les prêtres. Le thérapeute est là, aujourd’hui pour aider le patient, sinon à se diriger dans son inconscient, du moins à être moins la victime de ses pulsions. 2. Les surveillants pénitentiaires sont de plus en plus demandeurs de formation à la psychologie. L’évolution de leur profession apparaît analogue à celle, cent cinquante ans plus tôt, des garde-fous, qui deviendront les infirmiers psychiatriques.
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et les mécanismes projectifs réciproques à l’œuvre dans des relations si saturées en connotations affectives et éthiques sont à contrôler ? La dimension de supervision est là aussi incontournable. Comment préserver un espace thérapeutique seul susceptible, en outre, de respecter le narcissisme déontologique du psychiatre car si le psychiatre n’est pas là pour soigner, à quoi sert-il, à qui sert-il ? Comment permettre au sujet, s’il le demande, de travailler sur ses failles narcissiques, celles qui l’ont amené à mettre en jeu dans sa vie des aménagements antisociaux ? Il s’agit là aussi, à la fois de cautériser les failles précoces de l’enfant carencé que fut le détenu et ses failles actuelles, celles de cet alter ego aujourd’hui en situation d’objectalisation intensive et qui se montre prisonnier de son vécu chronique d’injustice, plus que des barreaux. Mais s’il importe de traiter aussi l’adulte ébranlé par la situation extrême qu’il vit, il faut toujours veiller à ne pas se laisser manipuler. En ce sens, le travail est acrobatique. Il est une conduite à risque de la part du psychiatre. Au clivage des rôles peut répondre le clivage des équipes, ainsi que les contradictions mal dépassées que peut ressentir, dans sa pratique professionnelle en prison, tout intervenant psycho-socio-éducatif 1 .
L ES DÉPORTÉS DES CAMPS DE CONCENTRATION ET D ’ EXTERMINATION Individus ayant été en proie à l’absurde absolu, à l’injustice et à l’horreur permanente, placés en risque vital plusieurs mois durant, ils présentèrent à leur sortie du camp, de façon caricaturale et démultipliée, les traumatismes narcissiques vécus par les catégories d’exclus que nous avons évoquées ci-dessus. Traités comme des sous-hommes, institués en une sombre communauté où même la solidarité interhumaine élémentaire restait difficile à maintenir, véritable bétail humain voué à une exploitation éhontée dans les camps de travail puis à une mort industriellement planifiée (dans les camps d’extermination), les survivants ont longtemps été dans l’incapacité de témoigner tant l’horreur était indicible. La culpabilité d’avoir survécu alors que tant d’autres étaient morts existait aussi. Ce n’est qu’à distance, après une latence de plusieurs décennies parfois, que certains ont pu, peu à peu, livrer certaines parcelles de leur vécu. Mais cette latence, qui est l’indice d’une sidération psychique, n’a sans 1. Travaillant en prison, nous avons eu un jour, à pratiquer le bilan d’entrée des arrivants. Parmi eux, l’un d’entre eux, par sa présentation, détonnait manifestement. L’anamnèse montra qu’il s’agissait, en fait, d’un étudiant étranger, en situation irrégulière faute d’avoir pris le temps de renouveler sa carte de séjour et qui s’était fait prendre incidemment, alors qu’il était en pleine période d’examen. Il était désespéré à l’idée de rater cette session. S’il était hors-la-loi, il était plus victime d’une politique que délinquant. C’est dans ces moments que le soignant peut se poser des questions sur son rôle dans l’institution.
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doute rien à voir, quantitativement, avec ce qui se retrouve dans la clinique des syndromes de stress post-traumatique lorsqu’elle rend compte, alors, d’un processus désorganisateur souterrain. Primo Levi resta longtemps muet sur son épreuve ; il en arriva à se suicider après avoir écrit sur elle. Jorge Semprun, autre déporté, passa lui aussi par l’artifice de la fiction pour pouvoir verbaliser, comme si la réalité le dépassait. Combien n’ont jamais pu témoigner et accéder à une résilience ? Le statut psychique des déportés, pendant et après leur expérience, a fait l’objet de nombreuses études psychosociologiques pertinentes. Il ne s’agit pas ici d’en reparler, d’autant que ce serait faire un amalgame entre une expérience identitaire historique particulière, unique en son genre, et un positionnement psychopathologique beaucoup plus large. Le remaniement identitaire imposé par cette situation extrême est pourtant du même ordre que celles que nous évoquons pour les détenus « ordinaires ». Chez le déporté, par son intensité, le traumatisme peut avoir constitué à la fois le traumatisme désorganisateur précoce et le traumatisme désorganisateur tardif. En conséquence, même des individus solides et denses avant leur déportation peuvent se retrouver désorganisés du point de vue psychique. En ce sens, ce statut fait exception. Nous avons montré quelques-uns des avatars du narcissisme présidant à des processus identitaires forts dont le décryptage psychoclinique permet, en retour, une certaine validation des hypothèses psychogénétiques. Il en est d’autres. Par exemple, les malades mentaux, ceux, du moins qui relèvent aujourd’hui d’un long temps d’hospitalisation sous contrainte ou les « dépressifs » qui passent « de clinique en clinique » et voient leur existence se dérouler d’institution en institution sous une étiquette qui est à la fois une surexclusion et un frein supplémentaire à leur réhabilitation sociofamiliale, peuvent être considérés comme très déficitaires du point de vue de leur narcissisme. Ce déficit est une conséquence de leur positionnement social mais celui-ci résulte de leur évolution psychocomportementale. Nous avons développé certains des aménagements économiques du tronc commun borderline mais la situation d’internement ou le statut de malade chronique sont des facteurs surajoutés de carence narcissique. C’est en ce sens, que la lutte pour limiter le recours aux hospitalisations sous contrainte et la lutte contre la chronicité en psychiatrie sont aussi des enjeux préventifs de taille dans le domaine des états-limites.
Chapitre 13
PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ?
borderlines mineurs (ceux qui restent cantonnés à une disposition de la personnalité) et majeurs (ceux qui sont inscrits dans la pathologie mentale), puisqu’ils déterminent toute l’existence du sujet par leurs aménagements, la transforment, souvent, en un destin peu enviable. Par effet de groupe, ils peuvent, de plus, contribuer à forger une identité déviante pouvant relever, nous l’avons vu, de significations collectives, sociologiques, devenir un fait social et dépasser les limites adaptatives et normatives de la société. Il importe de les prévenir, c’est-à-dire schématiquement, d’intervenir dans un sens correcteur de trajectoire vitale entre la constitution du traumatisme désorganisateur précoce et celle du traumatisme désorganisateur tardif. Le but premier serait donc de repérer les indices de l’établissement d’un traumatisme désorganisateur précoce, chez un enfant comme chez un adulte. Sachant que si certains sont évidents à détecter parce que focalisés, intenses et partageables, d’autres sont plus insidieux dans leur installation. Il s’agirait ensuite de le traiter, c’est-à-dire de favoriser les processus de résilience par intégration constructive de l’expérience dans la vie de l’enfant et d’empêcher que ce traumatisme ne perturbe la résolution œdipienne pour rester dans le schéma psychogénétique. Si l’enfant est traité, compris et épaulé dans son développement psychique, la période de latence et l’adolescence peuvent rester des étapes psychodynamiquement ordinaires.
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P RÉVENTION PRIMAIRE La prévention primaire idéale consisterait, bien sûr, à promouvoir un fonctionnement social global plus harmonieux. Institué, celui-ci aurait une potentielle influence bénéfique sur l’ensemble des sous-systèmes familiaux, professionnels, groupaux, qui interagissent au sein de la société humaine, elle-même à relativiser et à mettre en relation avec l’univers tel qu’il est conçu. Cette harmonie utopique, si elle était réalisée, serait alors capable de limiter au maximum les occasions d’un traumatisme désorganisateur précoce. La recherche d’un système social harmonieux est immémoriale. Elle a marqué la pensée, sinon l’action philosophique, religieuse et politique. Le XXe siècle a cruellement démontré les limites d’une organisation sociétale totale et ambitieuse, vite capable de devenir totalitaire et intolérable. L’idéal d’un paradis à espérer dans l’au-delà (la religion), d’un paradis sur terre à construire (les utopies politiques, la foi en la science), à préserver (l’écologisme), d’un paradis artificiel personnel (la révolution psychédélique), d’un paradis virtuel (le cyberespace), appartient à chacun. Tout homme est en droit, à un moment donné de son évolution personnelle, d’imaginer un monde dans lequel il (pôle individualiste) serait bien, ou un monde qui serait bien (pôle altruiste). Cette mise en dialectique de soi et du monde est l’une des étapes naturelles de l’évolution psychique humaine, elle nécessite pourtant un accès au symbolique pour concevoir de telles dimensions temporospatiales, une perception affinée de soi et de ses limites, l’abandon de fantasmes totipotents. C’est donc un questionnement de niveau névrotique et on peut craindre que de nombreux sujets, mal équipés du point de vue intellectuel, affectif, culturel, donc narcissique, demeurent incapables même d’organiser ainsi leur rapport au monde. Ils subissent alors passivement leur contexte. Ces questionnements sont peut-être, pour un névrosé, de l’ordre de la défense psychique mais ils contribuent parfois à unir les hommes dans des projets collectifs de portée transgénérationnelle. La réalisation de ces projets est à ce moment un formidable organisateur narcissique à dimension collective positive (ou négative) : du « siècle des cathédrales1 » au nouvel ordre mondial aberrant proposé par le Nazisme au peuple allemand.
1. Les initiateurs du chantier d’édification d’une cathédrale moyenâgeuse savaient pertinemment qu’ils ne verraient jamais l’achèvement de l’édifice. Compte tenu de l’espérance de vie de l’époque et des moyens techniques à disposition, il fallait plusieurs générations pour parachever un tel édifice culturalo-religieux. Pourtant nul ne rechignait à l’ouvrage, espérant sans doute gagner une part de paradis mais ayant surtout conscience de la valeur collective du projet.
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Plus prosaïquement, la sensibilisation à la notion d’état-limite des intervenants appartenant aux différentes infrastructures ayant vocation de prendre en charge des individus potentiellement en souffrance, pourrait permettre une prise en compte narcissisante, la plus précoce possible, des sujets montrant des signes patents ou ayant une histoire personnelle évocatrice.
Les enfants et les adolescents
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L’Éducation nationale Le milieu scolaire est le lieu traditionnel des socialisations les plus précoces (après la crèche enfantine) et il est également un lieu d’immersion prolongée des jeunes. C’est donc un endroit privilégié pour dépister les traumatisme:désorganisateur et intervenir sur eux. C’est trop souvent aussi un lieu où se configurent certains traumatismes narcissiques, tel que l’échec scolaire. Un rôle d’écoute est désormais attribué aux enseignants mais ceux-ci, bien que bénéficiant d’une sensibilisation à la psychologie de l’enfant, ne sont pas toujours formés à déceler derrière une difficulté d’ordre pédagogique ou un trouble chronique du comportement, une souffrance diffuse, d’ordre individuelle et psychique. Ils se retrouvent aujourd’hui dépassés par l’ampleur de la tâche du simple maintien de l’ordre dans leur classe, alors que la désadaptation scolaire et la violence, en tant que symptômes, devenus des faits de société par leur banalisation et leur accumulation, sont par euxmêmes évocateurs de souffrances individuelles convergentes. Leur fonction d’enseignement, c’est-à-dire de transmission de connaissance, les accapare sans qu’ils puissent toujours s’appuyer sur le fait qu’un narcissisme assuré reste nécessaire à un enfant pour s’engager correctement dans un quelconque apprentissage. La création de classes spécialisées, adaptées et à faible effectif et le classement en zone prioritaire de certains quartiers, démontre qu’un effort adaptatif est fait par l’institution scolaire et que le phénomène est pris en compte. Cependant, lorsque des tranches d’âge échouent en masse dans ces structures spécialisées, c’est déjà qu’elles sont en échec scolaire et que les bases affectives, cognitives et narcissiques de l’apprentissage minimum ne sont pas acquises ou fonctionnelles. La dimension pédagogique doit être associée à une dimension psychoconstructive. L’apport d’un savoir et la mise en place des conditions de son acquisition sont indissociables. Le monde scolaire fourmille d’intervenants pouvant être amenés à suspecter le trouble de l’organisation psychique lorsqu’il existe. La psychopédagogie fait partie de la formation des enseignants mais d’autres professionnels existent. Une partie du rôle majeur de l’infirmière scolaire ou de l’assistante sociale en milieu scolaire pourrait être le dépistage.
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Mais, là encore, le déficit en moyens et le saupoudrage des temps d’intervention enrayent le dispositif. La dispersion de l’infirmière scolaire dont le poste est réparti sur de multiples établissements ne favorise pas une implantation durable et une permanence dans le paysage scolaire, seules susceptibles de rassurer les enfants, de tisser des liens confiants et de favoriser les confidences. Par conséquent, ces professionnelles n’ont pas toujours le temps de voir et de comprendre. Des psychologues en milieu scolaire (dans le primaire) et des conseillers d’éducation (dans le secondaire) existent, mais leur nombre est insuffisant et le flou de leur statut (sont-ils là pour faire le dépistage, de la thérapie, de l’orientation pédagogique ?) ainsi que les modalités de leur recrutement les rendent peu opérants, c’est-à-dire d’accès effectif difficile pour les élèves. À l’instar des psychiatres en prison, ils sont un peu des alibis pour l’institution qui les emploie. Des « élèves relais » existent à titre expérimental dans certains établissements scolaires. Il s’agit d’élèves ordinaires, issus des « grandes classes », un peu plus sensibilisés que d’autres à l’intérêt de l’écoute et cela pose aussi question quant à cette vocation réparatrice précoce. L’idée de base est qu’un élève en difficulté peut plus facilement s’adresser à un pair qu’à un adulte, ce qui est parfois exact. C’est à l’élève relais d’être suffisamment équipé psychiquement et outillé quant à sa connaissance des rouages de l’école, pour être en capacité de recevoir un tel fardeau psychique et d’orienter son camarade en difficulté dans les meilleures conditions possibles de confidentialité et d’efficacité technique (vers l’infirmière scolaire, par exemple, qui assurera la mise en place d’une aide psychologique). Si le rôle d’élève relais est très narcissisant par lui-même, il faut néanmoins se poser la question de l’énormité de la responsabilité que l’on confie à ces jeunes et d’une éventuelle culpabilisation destructrice en cas d’échec. Par exemple, si l’un de ces élèves n’arrive pas à aider son camarade et que celui-ci se suicide, ce sera un coup très dur et une situation extrêmement traumatisante pour lui. La prise en compte institutionnelle de la souffrance psychique en milieu scolaire se fait souvent à travers des symptômes cibles qui, par leur gravité, interpellent l’opinion publique puis les décideurs et deviennent les enjeux emblématiques d’une politique sanitaire. Tour à tour, le suicide des jeunes ou la toxicomanie, l’alcoolisme et le tabagisme en milieu scolaire, la sécurité routière et la violence sexuelle, les phénomènes de bande, se voient désignés comme des cibles prioritaires, sans que l’on puisse replacer ces déviances dans leur contexte global, à la fois transgénérationnel et sociologique. Elles peuvent être en rapport avec la déviance ordinaire de l’adolescence (la crise d’adolescence) mais aussi avec la déviance extraordinaire d’un jeune déjà très engagé dans une problématique dépressive, borderline ou carrément psychotique, déjà fragilisé et marginalisé dans ses identifications et au bord du passage à l’acte. Si le passage à l’acte le plus fréquent est l’abandon prématuré des études, quelle qu’en soit
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la rationalisation secondaire, les passages à l’acte suicidaires ou les conduites à risques ne sont pas plus rares. Des carences du narcissisme, plus ou moins profondes, plus ou moins ancrées dans le fonctionnement personnel du jeune, se retrouvent au cœur de toutes ces déviances. Elles dupliquent à l’infini ces dysfonctionnements graves et socialement visibles, comme elles ont déjà empêché le jeune de s’investir correctement dans des interrelations satisfaisantes et dans les processus d’apprentissages auxquels il aurait dû consacrer une grande partie de son énergie. Elles auraient pu être dépistées (et traitées) plus tôt ! Par ailleurs, s’il est légitime de s’intéresser aux jeunes montrant des signes de désadaptation (et cela concerne surtout les adolescents, ce qui n’est pas étonnant lorsqu’on connaît le cheminement psychodynamique conduisant à une structuration borderline de la personnalité), qu’en est-il de la majorité des jeunes en souffrance qui justement ne présentent pas encore de symptôme. La phase de pseudo-latence est naturellement pauvre en symptôme et l’enfant peut se montrer superficiellement adapté, voire hyperadapté quand il demeure soumis aux injonctions objectivantes de l’adulte et à la fatalité morne de son destin de victime. Une inhibition relationnelle et des angoisses diffuses, des troubles du sommeil et une instabilité émotionnelle, pourraient sans doute être précocement repérés, mais la visibilité de ces signes d’appel reste faible, car ils ne dérangent pas le groupe. Ils sont sans doute négligés par l’adulte au profit de symptomatologies plus bruyantes comme l’agitation ou la violence. Le terme de pseudo-latence s’avère donc peut-être impropre puisqu’il s’agit d’une non-latence, d’une période paucisymptomatique du point de vue clinique, mais riche de bouleversements émotionnels mal gérés, car elle est mal établie du point de vue de l’organisation psychique.
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Les services d’aide sociale à l’enfance (ASE) et de protection maternelle et infantile (PMI) Ces structures dépendent du conseil général du département. Elles ont pour mission la prise en charge, par des professionnels, d’enfants présentant des difficultés éducativo-sociales majeures. Il s’agit tout d’abord de procurer une aide financière et morale aux familles dépourvues de moyens suffisants mais aussi de recueillir les enfants en carence de soutien familial, à travers des accueils temporaires ou définitifs, voire de les confier à un « tiers digne de confiance », selon l’ordonnance judiciaire. C’est le juge des enfants qui est chargé de saisir, instruire1 et juger en matière de mineurs délinquants ou en danger, et son jugement est révisable à tout moment. Cette toute puissance est exceptionnelle en droit français. Les accueils peuvent se faire en famille 1. Il existe aussi, dans certains départements, une brigade de protection des mineurs habilitée à effectuer des enquêtes sur les conditions de vie de l’enfant et à transmettre ces informations au parquet.
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d’accueil (réseau de placement familial) ou en foyer spécialisé (pouponnière ou internat). Ils concernent les enfants trouvés, abandonnés, orphelins ou les enfants de parents déchus de l’autorité parentale1 . Le principe de l’intervention de ces services spécialisés est la prévention et l’hypothèse que les difficultés de l’enfant parlent le plus souvent pour des problèmes plus larges, situés dans les sphères familiales ou sociales. Mais ces difficultés peuvent aussi être liées à une pathologie personnelle déficitaire précoce, comme l’autisme ou le syndrome d’alcoolisme fœtal, dont l’impact est augmenté par la fragilité psychosociale de la famille incapable de procurer à son enfant une prise en charge adaptée. Du fait que certains déficits d’apprentissage renvoient néanmoins à des facteurs plus endogènes (débilité mentale par accident neurodéveloppemental, par exemple), il y a parfois confusion des logiques de prise en compte du symptôme. Un travail préalable de démembrement des difficultés permettrait de clarifier les modalités d’intervention, palliative dans un cas, éducatives dans l’autre, clairement psychodynamique s’il s’agit d’un trouble d’origine psychoaffective. Cependant, les professionnels étant, là encore, trop peu nombreux, leurs interventions se situent le plus souvent en aval, après un certain temps d’évolution du déficit, au risque qu’il soit trop tard. C’est alors au niveau de la prévention secondaire qu’elles pourront agir. Les troubles présentés découlant souvent de troubles psychotraumatiques ou de carences affectives, le rôle des éducateurs spécialisés, quels que soient le lieu et les modalités de leur intervention, s’établit autour du dépistage et du suivi spécifique d’enfants en difficulté présentant des indices de souffrance, notamment d’essence narcissique. Il n’est, par ailleurs, pas facile d’être un enfant en difficulté dans notre monde où les modèles identificatoires à disposition sont tout autres, s’appuyant sur un système sociofamilial idéalisé qui n’a souvent que peu de rapports avec la réalité et cette assistance socio-éducative stigmatise encore un peu plus les familles et les enfants qui en relèvent. En outre, un certain nombre d’échecs de prise en charge éducative renvoient à des mises en compétition parents/éducateurs car, bien souvent, c’est la faillite initiale du dispositif régulateur familial qui entraînera l’intervention socio-éducative palliative. Celle-ci, par son caractère subtilement imposé, peut être, consciemment ou non, mal vécue par les parents déjà, eux aussi, narcissiquement fragiles. Si elle réussissait là où ils ont dramatiquement échoué, cela conforterait les parents dans leur identité déjà intériorisée de « mauvais parents » comme ils furent souvent en leur temps, sans doute, des « mauvais enfants ».
1. En cas de carence sévère ou de maltraitance avérée, la chambre civile du Tribunal de grande instance peut déchoir les parents de leur autorité parentale (art. 378 du Code civil).
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La problématique de répétition est à l’œuvre dans beaucoup de drames relationnels familiaux et les parents, s’ils en prennent conscience, essaient de faire différemment sans toujours y parvenir : « Je voulais lui apporter ce que je n’ai pas eu » est un propos fréquemment rapporté comme justification de leurs manquements éducatifs. Ils n’y parviennent pas toujours et si cet enfant à vocation réparatrice (ce qui déjà trop lourd à porter pour lui) ne parvient pas à réparer ? Et s’il se comporte, justement, comme le parent ne voulait pas qu’il le fasse (c’est-à-dire comme eux) ? Il va décevoir leurs espérances et susciter des affects incontrôlables. Ceci est très dévalorisant et désorganisant du point de vue narcissique pour l’enfant comme pour ses parents. Dans ce contexte préétabli de manière biaisée, si l’intervention socioéducative échoue, cela pourra conforter les parents dans l’idée que, de toute façon c’était trop difficile, que leur enfant était ingérable parce qu’il avait un problème (sous-entendu extérieur à eux), qu’ils ne sont pas réellement en cause, cela au risque supplémentaire de culpabiliser l’enfant. La succession d’échecs des services sociaux peut avoir une fonction défensive et rassurante pour le système familial ainsi légitimé dans sa résistance inconsciente au changement. L’enfant, plongé dans un système de loyautés contradictoires, peut se voir enclin à donner inconsciemment raison à ses parents, en contribuant également à mettre en échec l’action éducative et ceci d’autant plus que, naturellement, plus il posera de problèmes, plus on s’occupera de lui et plus il acquerra un statut de victime ! Le risque principal à aller mieux, dans ce type de configuration éducative bloquée, c’est aussi d’être abandonné par les services socio-éducatifs qui ont tendance, faute de moyens, à faire porter leurs efforts sur les cas les plus aigus et les plus dramatiques ; à en faire plus lorsque ça va mal et moins lorsque ça commence juste à aller mieux au profit de nouvelles priorités. Il y a des listes d’attente pour être pris en charge en Dispensaire d’hygiène mentale infantile comme en Service d’aide à l’enfance. La problématique abandonnique étant le plus souvent au cœur du positionnement borderline, il va de soi que l’intervention spécialisée se verra souvent inexplicablement mise en échec si elle ne tient pas compte de cet entrecroisement dynamique de narcissismes complémentaires et de la problématique de sortie de prise en charge. Bien d’autres facteurs complexifient la prise en charge socio-éducative mais sortent du cadre de ce travail.
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Les services de santé Le rôle du corps médical est sans doute capital. Il va au-delà du dépistage du syndrome de Silverman 1 , qui est pathognomonique, du syndrome du bébé secoué, dramatique par son pronostic ou d’un syndrome de Münchausen par procuration. Ces trois éventualités, parfois associées, sont maintenant caractérisées du point de vue de la clinique et elles se trouvent clairement associées à la maltraitance, que celle-ci soit patente ou latente. C’est le plus souvent sur des constatations médicales (notion de certificat médical initial) que s’appuiera la mise en route du processus de signalement puis d’assistance et de protection de l’enfant. Un diagnostic de maltraitance à type de « faux positif », mal étayé, peut entraîner des conséquences catastrophiques sur l’équilibre familial. A contrario, un diagnostic non fait peut mettre l’enfant en danger de mort. Tout enfant maltraité nécessite une protection et celle-ci s’impose, au besoin par une hospitalisation qui pourra entraîner une mise à distance du milieu familial, la sauvegarde immédiate de l’enfant et qui pourra aussi donner le temps de l’établissement d’un diagnostic. Mais la majorité des traumatismes désorganisateurs ne sont pas de l’ordre de la maltraitance physique. Ils sont plus insidieux et moins limpides dans leurs déterminants psychoaffectifs et sont d’autant plus destructeurs. En effet, un enfant victime de sévices clairs pourra plus facilement faire la part des choses, identifier l’adulte violent ou injuste envers lui comme tel et conserver longtemps une suffisante estime de soi et une cohérence narcissique, jusqu’à ce qu’il puisse arriver à dénoncer les sévices subis puis passer à autre chose et continuer à se construire, s’il est bien étayé. Un enfant victime de maltraitance et de sévices plus ambigus ou diffus, pouvant provenir par ailleurs d’un adulte aimé et l’aimant malgré tout (mal sans doute), aura davantage tendance à intérioriser les reproches qui lui sont adressés et à vivre comme naturels et mérités les sévices qui lui sont infligés. Il sera en risque, plus tard, de répéter et d’amplifier ce modèle relationnel avec ses propres enfants. C’est cela qui sera, à long terme, le plus destructeur du point de vue de son narcissisme, mais aussi le plus difficile à détecter et à régler sur la durée. De par leur position, les médecins généralistes sont en première ligne pour mettre en place les éléments du dépistage d’une souffrance diffuse et mal communicable chez l’enfant. Les signes sont variables en fonction 1. Le syndrome décrit par Silverman est un syndrome radiologique. L’examen des radios osseuses d’un nourrisson amené à l’hôpital pour la prise en charge d’une fracture révèle une multitude de traces cicatricielles de micro ou macrofractures antérieures et d’âge différents. L’enfant est dans ce cas probablement victime de violences habituelles. Chez le grand enfant, les fractures n’ont pas de caractère spécifique. C’est leur association à d’autres lésions spécifiques, notamment tégumentaires qui fera envisager la possibilité d’une maltraitance.
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de l’âge de l’enfant : infections ORL à répétition, retard staturo-pondéral, tonsure occipitale tardive (qui signe un maintien prolongé inadéquat au lit chez le nourrisson), fatigue anormale, insomnie, obésité, violence habituelle, préoccupations sexuelles exagérées, brutal fléchissement des résultats scolaires. Autant de petits signes non pathognomoniques par eux-mêmes et à décrypter parfois, à replacer dans le contexte et à ne pas toujours prendre au pied de la lettre car il existe, heureusement, des « faux positifs ». Leur accumulation peut néanmoins faire suspecter au médecin que quelque chose ne va pas. C’est en corrélant cette impression subjective avec les renseignements complémentaires mis à sa disposition par une enquête sur le statut psychosocial de l’enfant, sur son fonctionnement scolaire et s’appuyant sur les informations que pourront éventuellement restituer les parents, partenaires indispensables, que pourra s’affiner le diagnostic et se voir proposer une éventuelle prise en charge psychopédagogique spécialisée. La dénonciation immédiate des sévices à enfant est maintenant obligatoire et inscrite dans la pratique et la déontologie médicale. Le secret médical ne s’applique plus dans les cas où une violence sur mineur de moins de quinze ans est suspectée, mais il importe toujours de s’appuyer au maximum sur la compétence des parents, de distinguer symptôme social et symptôme psychique et de garder à l’esprit que la maltraitance et la souffrance psychique des enfants, existent dans tous les milieux.
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Les adultes À tout moment également, les adultes états-limites doivent pouvoir bénéficier d’une relation d’aide au changement adaptée à leurs difficultés. Celle-ci peut les aider à construire des aménagements existentiels plus confortables et moins marginalisants de leur problématique lacunaire, à comprendre et relativiser leur histoire personnelle dans ce qu’elle a pu engendrer au niveau de leur personnalité. C’est le but des approches thérapeutiques verbales ou médiatisées sus-décrites. Il s’agit d’une manœuvre à visée consciemment réparatrice, inscrite dans le champ de la thérapie. Cependant, au quotidien, chacun est en mesure de travailler à réparer et à développer son narcissisme et cela concerne les individus non borderlines comme les individus borderlines. Des microexpériences narcissiques s’accumulent et prennent sens dans un bilan principalement intrapsychique mais doté d’un impact corporel : la sensation de bien-être. L’état de ce bilan contribue, en fin de journée, à ce qu’un individu se sente plus ou moins content et comblé par sa journée et, par voie de conséquence, content de soi. L’impact narcissique de chaque événement est complètement subjectif et il dépend directement de l’histoire de chacun (dans la mesure où il pourra entrer en résonance avec celle-ci) ainsi que de l’investissement de la sphère existentielle dans laquelle cet événement vital, qui n’est pas tout à fait de la même nature que les life events, est survenu.
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Dans une journée banale, sauf exception1 , les individus borderlines ne reçoivent pas plus d’événements traumatiques vis-à-vis de leur narcissisme que les autres. La différence de ressenti réside dans le fait qu’en raison de la faiblesse structurale et lacunaire de leur moi, leurs expériences positives du point de vue narcissique ne sont pas correctement assimilables et intégrables dans une perspective reconstructrice ou réparatrice de leur narcissisme. Tout se passe comme si elles étaient inutiles, l’individu carencé étant structurellement inapte au bonheur. Il le verbalise ainsi parfois.
P ETITE NARCISSISMOLOGIE DE LA VIE QUOTIDIENNE S. Freud avait écrit une psychopathologie de la vie quotidienne. On pourrait, par analogie, décrire une narcissismologie de la vie quotidienne pour rendre compte des processus permanents de maintien d’un narcissisme adéquat au sein d’une personnalité normale (non précocement carencée), en tenant compte du fait que l’impact sera différent chez un sujet borderline, chez qui le réservoir narcissique est « percé ». Mais le narcissisme n’est pas un liquide contenu dans un récipient à remplir inlassablement par la narcissisation. Celle-ci n’est pas un processus d’accumulation et de construction bien que ce schéma, simple, puisse rendre compte de l’élaboration du narcissisme durant l’enfance, au cours de la psychogenèse telle qu’elle a été théorisée par les psychanalystes. Pour prendre une métaphore géologique et astronomique on pourrait, à partir du modèle de la lacune moïque, postuler que, au quotidien, des particules narcissisantes (ou dénarcissisantes) nous atteignent inévitablement. Ce sont les petits événements de la vie. La taille émotionnelle et narcissisante des événements positifs est, normalement, si faible, qu’ils passent au travers de la lacune béante du moi borderline et ne peuvent contribuer à la colmater. Ce sont des événements narcissiques inutiles. Cette image rend compte du fait qu’il ne sert à rien de connoter positivement des sujets borderlines, ce qui signifie pas qu’il ne faut pas le faire, car ils apparaissent, au contraire, hypersensibles à toute parole ou à tout événement blessant, même s’ils ne retiennent pas les paroles ou les événements qui pourraient les positiver. Il faudrait un événement à composante narcissisante absolue pour significativement transformer les choses et restaurer une structure moïque enfin entière, cohérente et authentique en comblant (définitivement ?) la lacune, sans pour cela ériger un néo faux self de plus. Nous avons vu que des individus ayant éprouvé une expérience d’approche de la mort suivie d’un retour à la vie, 1. Les notions de névrose d’échec et de conduite d’échec renvoient néanmoins à la propension de certains sujets à accumuler, en les suscitant au besoin, les apports narcissiquement destructeurs.
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véritable renaissance (Maurer, 2001, 2002), montrent de tels tableaux. Ils ont acquis une sérénité et leur vie admet, tout à coup, un sens extrêmement positif. L’expérience du grand amour (notion de coup de foudre) peut, elle aussi, transporter provisoirement un être. Tout lui semble beau et simple, son existence s’en retrouve comme vectorisée et illuminée. Ces expériences curatives et reconstructives restent malheureusement exceptionnelles dans une vie d’homme. A contrario, on peut faire l’hypothèse que certaines expériences de l’âge adulte constituent des traumatismes narcissiques majeurs ou absolus. Nous avons cité l’expérience de la déportation. Le « lavage de cerveau » ou la torture en sont d’autres types. Ces traumatismes sont le plus souvent, heureusement, limités dans le temps et ils peuvent plus facilement être conçus comme accidentels dans un destin et injustes, alors que les déportés, soumis à la pression déstructurante du nazisme étaient poussés à penser leur sort, non seulement comme inéluctable, mais encore comme mérité : on les traitait en « sous-hommes » pour qu’ils en acceptent le sort. Selon des modèles non contradictoires, on peut aussi retenir l’image de lacunes multiples formant un grillage où les particules ne seraient pas retenues par le maillage moïque trop large, ou évoquer le scénario de bolides transperçant littéralement un moi structurellement trop faible car trop mince, trop inconsistant. Sur un moi entier et suffisamment solide au préalable, l’impact d’un événement narcissique, un peu comme celui d’une météorite, apporterait de la matière et de la densité tout en remaniant plus ou moins le substrat. Dans le même ordre d’idée, l’impact d’un événement narcissismodestructeur chez un sujet non lacunaire ôterait un peu de « matière » au narcissisme acquis lors de la psychogenèse, en constant remaniement lui aussi, sans mettre en péril l’homéostasie narcissique et la capacité évolutive favorable de son psychisme. Des remaniements massifs ou insidieux par redistribution narcissique pourraient venir, ça et là, combler le manque résultant des impacts trop violents, un peu comme de la lave issue du magma comblerait progressivement un cratère météoritique. La problématique de réparation qui infiltre une partie de l’existence de chacun, névrotique et borderline, serait à l’œuvre avec plus ou moins de bonheur au quotidien, pour susciter et quérir de tels apports narcissisants. La réparation d’autrui, le mettant en dette, est une manière de retrouver, à ses yeux, une valeur. C’est cette « valeur » déterminée par l’échange qui donne un sens à l’existence. En ce sens, l’homme est bien, avant tout, un être social puisqu’il se construit et se restaure (ou s’étiole) grâce au regard d’autrui et à la communication. Selon l’importance et le systématisme en tant que mode relationnel qu’il prend dans le fonctionnement psychique de l’individu, la recherche d’éléments narcissiques par l’entreprise de réparation d’autrui pourrait dépasser la vocation altruiste (névrotique) et confiner au faux self. La limite entre les deux positionnements, l’un structurant et l’autre suturant, est psychodynamiquement ténue.
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Dans une existence ordinaire, il y a probablement d’autres sources « névrotiques » de narcissisation palliatives ou complémentaires, ce qui complique le modèle. Ces sources vont de l’identification d’un adolescent à une vedette du star system ou à un footballeur, qui peut prendre ainsi le relais de l’identification à l’image paternelle (plus précoce) aux hobbies gratifiants de l’adulte (de la philatélie à l’aéromodélisme) qui permettent, au fond, d’être le meilleur dans son domaine et sont en cela très protecteurs. De façon totalement subjective, on pourrait lister des apports narcissiquement positifs ou négatifs. Tableau 1. Les apports narcissiquement positifs et négatifs Événements ayant un impact positif sur le narcissisme global
Événements ayant un impact négatif sur le narcissisme global
Passer à un feu orange
Arriver juste au feu rouge et attendre
Gagner de façon inattendue une petite somme au loto Obtenir une réussite professionnelle
Perdre au loto Subir un échec professionnel Obtenir une mauvaise note à l’école (pour un enfant)
Obtenir une bonne note à l’école (pour un enfant)
Un échec à un examen
Une réussite à un examen Être regardé (pour un homme ou une femme)
Subir une rebuffade sur son physique Mal manger Subir un échec sexuel
Manger un bon plat, rare et délicieux Avoir un rapport sexuel satisfaisant
Être insulté ou subir une tracasserie administrative Recevoir une mauvaise nouvelle
Pouvoir dire son fait à quelqu’un Recevoir une bonne nouvelle Bénéficier d’une séance de massage
Se coincer le doigt Perdre un enfant
Avoir un enfant
Ces petits événements, aléas du narcissisme, ne sont que des exemples dérisoires ou dramatiques parmi tout ce qui peut atteindre un être humain dans une existence. Leur retentissement sur la destinée narcissique du sujet est aussi fonction de la qualité du statut narcissique préalable.
P RÉVENTION SECONDAIRE ET PRÉVENTION TERTIAIRE Une fois détectée, la prise en compte de la souffrance s’étaiera sur la demande de l’enfant, le consentement de l’entourage si possible et la prise en compte des phénomènes de loyauté évoqués ci-dessus. Toutes les formes de relation d’aide sont envisageables, pour peu qu’elles respectent le narcissisme de l’enfant et celui des parents, et contribuent à mobiliser
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et à motiver leurs existences. Souvent, la restauration narcissique induite permettra la survenue de progrès notables dans toutes les sphères explorables, même celles qui sont situées en dehors du domaine de compétence de l’intervenant, socio-éducatives ou psychorelationnelles. Cela montre que le narcissisme est souvent au cœur du problème. La multiplication des propositions d’approche psychothérapeutique, à tous les temps d’évolution de leur existence (telles que celles évoquées et développées dans les chapitres précédents) peut être couplée avec la mise en jeu ordinaire du dispositif socionormalisateur (le versant répressif dépendant du ministère de la justice). La fonction de ce versant répressif est de rendre visibles les limites comportementales acceptables par le corps social. Tout ceci est de nature à inciter les sujets borderlines à faire au mieux avec ce qu’ils sont : des individus lacunaires dans leur soubassement psychique, sensibles et fragiles, attachants mais parfois difficiles à vivre, engagés dans une vie socialisée. En ce sens, le destin de sujet borderline n’est pas une malédiction, il peut être aussi un destin enviable puisque susceptible à tous moments de la vie d’être pris en main et amélioré par celui qui en est le dépositaire.
CONCLUSION
ou traumatiques de la personnalité sont de plus en plus fréquents en clinique psychiatrique. Ils ne sont pas toujours reconnus, du fait de leur propension à prendre des masques as if ou à s’exprimer bruyamment sous forme de formations réactionnelles ou d’aménagements économiques prégnants qui résument, souvent douloureusement, la clinique. Ces aménagements, par leur capacité de nuisance sociale, s’imposent quelque fois comme des faits de société (la pédophilie, l’inceste, la prostitution) qui polarisent avec un redoutable effet de mode lié à l’actualité, toute l’attention des soignants ou des pouvoirs publics. Ceci explique de nombreuses impasses thérapeutiques. On se centre sur l’aménagement et on oublie la structure sous-jacente de la personnalité. De plus, si ces patients sont des « victimes » par la psychogenèse des désordres lathomémologiques, ce sont donc fréquemment, également, des individus « antisociaux », en raison de leurs aménagements cicatriciels : alcoolisme, toxicomanie, perversion, psychopathie... Trouver le juste équilibre entre une approche compassionnelle ou réparatrice, qui comprend et excuse, et une approche répressive ayant à voir avec la dimension éducative est une gageure. La justice se sent parfois appelée à soigner, comprendre et aménager les peines, et les psychiatres sont invités à sanctionner : « Ne plus laisser traîner de fous dehors » devient la mission qui leur est prioritairement dévolue. L’intervention soignante et éducative se doit d’articuler tous les axes de prise en charge à travers leur prise en compte gigogne. Cela va de la détermination de la personnalité sous-jacente et des aménagements de cette personnalité (par exemple, un positionnement pervers), à l’intervention. Celle-ci va d’une médecine syndromique (syndrome dépressif) s’attachant aux entités cliniques liées à ces aménagements (psychopathie, addiction), aux approches psychosomatiques et psychosociales tenant compte des remaniements globaux et des précarisations identitaires que l’on rencontre, en bout de course, dans le champ social. De plus en plus, la nosographie changera. Ce changement s’effectuera à la fois sous la pression sociale (aujourd’hui de plus en plus puritaine et intolérante aux déviances) et en référence aux nouvelles données de la
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science qui aideront, il faut le souhaiter, à mieux faire la part du physiopathologique et du psychopathologique dans le déclenchement de troubles du comportement. Les psychoses et les névroses furent les enjeux et les fondations de la psychiatrie et de la psychologie du XXe siècle. Les aménagements économiques des personnalités traumatiques, que ce soit au niveau individuel, réparateur, ou au niveau de la prévention des récidives ou de leur reproduction transgénérationnelle, au niveau collectif, seront à notre sens les enjeux de santé publique de ce nouveau siècle. Le chômage structurel comme mode relationnel à la société, les guerres innombrables et de plus en plus cruelles quand à leur implication sur les civils (avec le cortège des syndromes post-traumatiques qu’elles induisent), l’augmentation du niveau socioculturel global qui rend plus intolérable l’injustice et l’inhumanité ainsi que la communicabilité instantanée des dysfonctionnements relationnels majeurs comme les perversions individuelles et institutionnelles, la mise en exergue du harcèlement moral et du harcèlement en milieu professionnel, font que de plus en plus, les aménagements économiques des personnalités borderlines gagnent en visibilité sociale. Par conséquent, l’exigence de leur prise en charge monte. En raison de son rôle contensif et socioprotecteur, la dimension répressive de ses dérives reste la plus visible en psychiatrie. Ses facettes préventives (éducation et réassurance des parents de malades mentaux, dépistage et aide psychologique précoce aux victimes de toutes formes de traumatisme désorganisateur) et thérapeutiques, sont à positionner comme le cœur du dispositif et à consolider, développer, valoriser de façon durable. Il reste à former et à sensibiliser les intervenants sur cette question. C’est l’un des objectifs de cet ouvrage. Du point de vue de leur compréhension psychodynamique et de leurs perspectives psychosociothérapeutiques, les états-limites constituent un défit permanent pour le clinicien. Par leur impertinence théorique bienvenue ils imposent, à tous ceux qui se penchent sur le phénomène, une souplesse d’approche et une humilité car ils télescopent les concepts et mettent à mal les certitudes théoriques. Ils bousculent la clinique autant qu’ils déstabilisent, jour après jour, les superstructures sociales (mentalités et institutions) censées les contenir. C’est leur richesse et leur intérêt pour la fondation d’une psychiatrie adaptée à la hauteur des enjeux, capable de recentrer son objet en abandonnant certaines de ses anciennes prérogatives et en prenant conscience de ses dérives normatives passées. Paradoxalement, si la psychose dans ses formes les plus spectaculaires (schizophrénie et psychose maniaco-dépressive) avait légitimé la psychiatrie (qui l’avait créé) comme une discipline autonome en lui faisant transcender le stade de l’aliénisme, elle tend maintenant à lui échapper, dérivant chaque jour vers une prise en charge d’inspiration neurodéveloppementale.
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La névrose s’est peu à peu dissoute dans les classifications coaxiales. Les névrosés sont culpabilisés, poussés par l’urgence et la pression sociale à se débrouiller tout seuls. Ils font avec leur névrose, et la somme de leurs névroses contribue au fonctionnement collectif que nous connaissons ! La souffrance névrotique, autodéconsidérée, a réduit sa demande d’aide à des prescriptions médicamenteuses symptomatiques et transitoires (anxiolytique, anti-TOC, antiphobiques) ou syndromiques (antidépresseurs). Ces prescriptions seront confiées au mieux – faute de psychiatres en nombre suffisant dans l’avenir – à des médecins généralistes assistés de logiciels de prescription. La souffrance névrotique suscite aussi des démarches psychothérapiques qui s’apparentent de plus en plus à du coaching, des thérapies brèves ou du soutien ponctuel à rentabilité immédiate, faisant fi de la structuration psychique sous-jacente. Selon nous, les états-limites et leurs aménagements nécessitent un nouvel investissement psychiatrique. Ils offrent aux praticiens la chance de construire une nouvelle psychiatrie. À condition de savoir refuser le rôle d’auxiliaire de justice, de caution psychologique ou de fusible que la société voudrait bien leur voir tenir, les psychiatres ont un discours pertinent à conquérir et à tenir sur les états-limites.
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LISTE DES CAS
Vignette clinique n◦ 1 – Une généalogie géologique, 23 Vignette clinique n◦ 2 – L’enfant non réparateur, 37 Vignette clinique n◦ 3 – Un père pervers, 98 Vignette clinique n◦ 4 – Pour une permission, 99 Vignette clinique n◦ 5 – Le clivage, 99 Vignette clinique n◦ 6. – La mort, 111 Vignette clinique n◦ 7 – Une prostitution domestique, 122 Vignette clinique n◦ 8 – Un couple soudé par la dysharmonie, 122 Vignette clinique n◦ 9 – Transsexuel et psychopathe, 130 Vignette clinique n◦ 10 – Un enfant loyal, 134 Vignette clinique n◦ 11 – Une mère indigne, 137
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Vignette clinique n◦ 12 – La survivante, 138 Vignette clinique n◦ 13 – Une bouffée délirante dérangeante, 154 Vignette clinique n◦ 14 – Une femme facile, 158 Vignette clinique n◦ 15 – Un rituel comblant, 169 Vignette clinique n◦ 16 – Un personnage de Chagall, 184 Vignette clinique n◦ 17 – Madame Chocolat, 185 Vignette clinique n◦ 18 – L’enfance d’un psychopathe, 188 Vignette clinique n◦ 19 – Comment mettre ses parents dans l’embarras ! 191
296
L ISTE DES CAS
Vignette clinique n◦ 20 – Une vie entre les vides, 205 Vignette clinique n◦ 21 – Virtuel, réel et symbolique, 219 Vignette clinique n◦ 22 – Comment payer ?, 226 Vignette clinique n◦ 23 – Injonction de soin ou injonction à soigner, 233 Vignette clinique n◦ 24 – Le provocateur, 250 Vignette clinique n◦ 25 – L’inconsolable, 254 Vignette clinique n◦ 26 – L’éducation par le travail, 261 Vignette clinique n◦ 27 – Les doigts, 263
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INDEX
A
B
abandonnisme, abandonnique 8, 19, 20, 26, 68, 71, 206, 219, 274, 275 addiction 6, 45, 63, 65, 143, 238, 255 adolescence 47, 50, 60, 68 adoption 26, 27, 131 alcool, alcoolisme 6, 89, 110, 121, 122, 128, 145, 147–149, 159, 161, 189, 219, 230, 239, 240, 248, 256, 258 alcoolisme fœtal 192, 274 alexithymie 62, 67, 104, 157 algolagnie 92, 120, 152 Amok (crise d’) 49, 125, 174 amour primaire 36 angoisse 18, 144, 150, 179 collective 123 d’abandon 59 de castration 129, 164, 216, 217 de la page blanche 216 de la temporalité 152 de morcellement 143, 146 de mort 28, 216, 217 de néantisation 217 du huitième mois 40, 46 parentale 36, 186 anhédonie 22, 143, 190 anorexie 6, 28, 146, 151, 179, 214 ascétisme mystique 185 autisme, autiste 20, 24, 25 aviophilie 146
body art 13, 79 bondage 119, 152 bouc émissaire 89 bouffée délirante 29, 36, 38, 41, 50, 156, 157, 169, 171, 190, 238 boulimie 6, 31, 39, 145, 148, 180
C ça lacunaire 36, 256, Voir aussi lacune, lacunose cadre, contrat 219, 220, 235 cancer 61–64, 177, 232 caractéropathie 77, 85, 87, 88, 122, 131, 186, 187, 218 castration chimique 232 chirurgicale 231 catharsis 61, 66 chocolatomanie 145, 148, 184 chorale 209 chorée de Huntington 176 craving 63, 145, 150, 159, 162 culpabilité 7, 24, 59, 64, 94, 97, 144, 156, 159, 184, 186, 189, 233, 264, 266 nostalgique 28
D danse 207
298
I NDEX
débilité affective 24 intellectuelle 77 mentale 274 defusing 72 délire 156 autoérotique 13 collectif 90 de filiation 38 dissociatif 175 interprétatif 256 libérateur 50 mégalomaniaque 50 mystique 50 paranoïaque 5, 50, 148 parthénogénétique 16 dépression 63, 178 à connotation hostile 247 anaclitique 61, 63, 68, 79, 89–91, 120, 159, 205, 233 anxio- 178, 185 d’épuisement 155, 238 mélancolique 238 maniaco- 86, 157, 284 maternelle 128 névrotique 238 dépressivité 22, 39, 58, 60, 264 fondamentale 51, 144, 189 latente 58 dessin, peinture 210 déviants sociaux 5, 259 différentiation/indifférentiation sexuelle 113, 114, 200 dol victimaire 140 drogue du viol 162 dysharmonie évolutive 35, 47, 68 dysphorie 22, 31, 127, 130
E élève relais 272 enfant en difficulté 273 handicapé 156, 187 instrumentalisé 19 maltraité 276 objectalisé 19
réparateur 37, 187 transsexuel 129 virtuel 156 enveloppement humide thérapeutique 206 érotomanie 134, 163, 230 escalade 207 eumorphisme 15 eutonie 210 exhibitionnisme 129, 153, 163, 164
F fantasme 27 actif 120 archaïque 181 d’évasion 260 d’incorporation 145 d’omnipotence 23 de fin du monde 35 de non-reflet dans le miroir 112 de possession 200 de prostitution 121 identificatoire morbide 175 passif 120 pervers Voir pervers régressif 52 satanique 125 fétiche, fétichisme 113, 120, 180, 200, 220 fibromyalgie 178 filiation 27, 38 fonction alpha VIII anthropomorphique 211 formaliste 211, 214 symbolique 211, 214 for-da 19, 237, 247
G gambling 149 gémellité 15, 183 gérontophilie 109 greffe, transplantation 14, 77, 78
299
I NDEX
H hammam 206 harcèlement 74 moral 116, 117, 284 professionnel 92, 134, 160, 284 scatologique téléphonique 117, 163, 164 sexuel 92 homoérotisme 39, 131 homosexualité, homosexuel(le) 37, 39, 87, 100–102, 117, 129 hospitalisme 20, 23, 24, 26, 71 hydrothérapie 207 hyperesthésie relationnelle 22 hypochondrie 38, 39, 88, 133 hystérie 12, 87, 157, 177, 189, 193, 249, Voir aussi psychose
masochisme 53, 73, 115, 116, 120, 123, 129, 139, 161, 200 moral 22, 57, 91, 190 sexuel 119, 120, 163 Mauz (règle de) 171 médications psychotropes ou polyvalentes 238 moi lacunaire 10, 47, 167, 256, Voir aussi lacune, lacunose Moi-peau 139, 207 mutilation 53, 130 auto– 31, 137, 262, 263 mythe 51, 91, 119, 201, 244 d’Abraham 245 d’Ève 157 de la horde primitive 213 de Narcisse 105, 201 du Golem 119 parthogenétique 249
I
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identité 10, 26, 41, 54, 78, 129, 192, 264 infranarrative 27 infraverbale 27 narrative 27, 66, 173 sexuelle 13, 46 impasse identitaire 129 relationnelle 220 inceste, incestueux(se), incestuel(le) 15, 23, 59, 106, 139, 163, 183, 229, 283
K kleptomanie 6, 190
L lacune, lacunose 5, 36, 44, 45, 64, 79, 143, 149, 150, 175, 207, 217, 278, 279, 281 lobotomie, lobectomie 232
M maladie de Parkinson 176
N narcissique éréthisme – 249 béance – 45, 264, 265 carence, faille – XII, 8, 20, 26, 34, 36, 54, 91, 138, 143, 174, 175, 186, 188, 190, 231, 241, 254 effondrement – 20, 38, 59, 61, 174, 262 organisateur – 270 rétrécissement – 39 séduction – 22, 23 traumatisme – 46, 71, 178, 266, 279 narcissisation, renarcissisation 15, 44, 46, 47, 61, 63, 67, 118, 135, 147, 174, 204, 207, 208, 210–212, 235, 255, 257, 271, 272, 278–280 narcissisme XII, 35 archaïque 113 collectif 167, 244 gigogne 244 palliatif 194 parental 36, 49 primaire 67, 105, 201, 215
300
I NDEX
primaire absolu 36 primaire infantile 35 secondaire 38, 105, 215 nécrophage, nécrophilie 110, 112 névrose d’échec 48, 57, 255 de guerre 72 hystérique 87 obsessionnelle 4, 87 pseudo– 88 nursing VIII, 26, 207
sexuel 6, 98, 101, 103, 122, 189, 260 pervers(e) fétichiste – 113 fantasme – 113, 122 relation – 97, 113, 114, 137 perversion d’objet 105 détection de la – 229 de l’intime 115 de moyen 65, 115
O objectalisation 109, 121, 262 Œdipe 9, 35, 36, 46, 47, 68, 87, 128, 213 pré– 86 pseudo– 43, 54 ordalie, ordalique 50, 52, 59, 60, 112, 146, 153, 161, 190, 221 organisateur 40, 46, 68, 85 narratif 173
P pack 206 paranoïa, paranoïaque 35, 87, 93, 117, 134, 136, 235 paraphilie 101, 156, 163 parole 66, 257 des victimes 69 groupe de – 122, 204 porte- 91 parthénogenèse 249 passion, passionnel(le) XII, 7, 22, 123, 230 pathomimie 133, 194 pédophilie 102, 105, 115, 136, 163, 165, 184, 229, 233 féminine 84 homosexuelle 163 incestueuse 98, 109, 228, 234 personnalité multiple 10, 12, 45 pervers constitutionnel 86, 191, 230 narcissique 23 polymorphe 104, 129
institutionnelle 160, 261 poly– 110 pseudo– de caractère 88 phobie 49 d’impulsion 38 du miroir 212 sociale 208 piercing 14 pléthysmographie pénienne 231 porno-addiction 162 position dépressive paranoïde 18, 243, 250 potomanie 145, 146 pseudo-latence 29, 35, 39, 43, 46, 54, 75, 273 psychiatrie écologique 24 psychonévrose 4 psychose 25, 284 blanche 22 du post-partum 36 focale 6, 181, 184 hystérique 4, 12, 195 mélancolique 38 obsessionnelle 170 pré– 87 pseudo– de caractère 89 toxique 171 psychosomatique 47, 53, 61, 175–177, 179, 204, 207 pyromanie 162, 190
301
I NDEX
R relation érotique 121 d’aide, thérapeutique 64, 66, 86, 205, 214, 221, 227, 252, 258, 265, 280 d’emprise 49 horizontale 202 mère/enfant 84 mère/fille 185 néo – d’objet addictive 149 psychothérapique 135 sexuelle 110, 113, 117, 130, 139 transférentielle 202, 203 verticale 202 relation d’objet 146, 219 ambivalente 22 post-œdipienne 58 primitive intériorisée 9 relaxation 209 résilience 35, 51, 61, 65, 66, 69, 108, 141, 267, 269 pouvoir de – 67
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S sadisme 92, 113–116, 120, 161, 200, 223 mental 116 physique 118 sexuel 118 sadomasochisme 60, 92, 94, 95, 111, 123, 159, 161, 173, 221 sanctuaire 144, 245, 253, 254 scarification 127, 137, 146, 190, 207, 262 auto– 53, 263 schizophrénie 4, 5, 11, 25, 29, 38, 49, 59, 77, 84, 85, 87, 176 blanche 87 pré- 4 sclérose en plaque 176 sculpture, modelage 209 secte 90, 166 self auxiliaire 182
faux – 8, 10, 19, 28, 44, 65, 68, 90, 113, 120, 125, 129, 133, 167, 174, 182, 222 grandiose 202 groupal 202, 204 par procuration 58, 222 paradoxal 174 sex addiction 104, 149, 155, 157, 159, 162 sniffing 152, 153 sociopathie, sociopathe XII, 5, 6, 11, 19, 192, 194 soins esthétiques 210 souffrance psychique XI, XII, 5, 19, 24, 35, 45, 91, 120, 134, 136, 170, 172, 173, 209, 214, 227, 233, 251 de l’adolescent 47, 51 de l’enfant 114, 277 en milieu scolaire 272 stress 11, 31, 62, 177, 262 styxose 4, 20, 29, 53 suicide 47, 49, 51, 52, 59, 64, 132, 137, 174, 225, 230, 255, 261, 263, 267, 272 syndrome de Ganser 6, 193, 260, 262 de Job 254 de Klinefelter 131 de Lasthénie de Ferjol 6, 127, 132, 138 de Münchausen 6, 24, 78, 127, 133, 138, 178, 224, 276 de Marx 93 de Prader-Willis 77 de Prométhée 91 de Silverman 276 du bébé secoué 276 post-traumatique 72, 74, 76, 178, 208
T tatouage 14, 248, 264 thanatophilie 111 théâtre 209 topique(s) 10, 23, 40, 44, 203, 217
302 toxicomane, toxicomanie 6, 31, 51, 54, 63–65, 121, 122, 143, 144, 146–152, 161, 167, 189, 203, 204, 220, 224, 230, 239, 246 training autogène 210 transgénérationnel(le) 16, 37, 69, 109, 141, 172, 177, 248, 252, 255, 270, 272, 284 transsexualisme, transsexuel(le) 13, 122, 127–129, 184, 214 traumatisme désorganisateur 35, 64, 65, 69, 71, 76, 271 désorganisateur précoce 9, 12, 22, 29, 39, 43, 108
I NDEX
désorganisateur tardif 35, 39, 47 de la naissance 41 identitaire 79 insidieux 70, 107 narcissique Voir narcissique organique 74 sur– 71, 264 travestisme 130, 163 trouble (grave) de la personnalité 3, 5, 30, 31, 148
V vincilagnie 120
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE
VII
AVANT-PROPOS
XI
P REMIÈRE
PARTIE
C OMPRENDRE LES ÉTATS - LIMITES
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1. Les états-limites : passer de la nosographie actuelle à une troisième entité Le paradigme actuel La lacunose Approches plurielles du phénomène état-limite : de l’importance du trait d’union 2. Des origines supposées du problème : la constellation des apports théoriques Le concept d’état-limite Des limites du concept d’état-limite Les tests psychométriques standardisés et les tests projectifs Le réservoir libidinal et son contenu 3. Psychogenèse comparée des états-limites et des autres dispositions psychiques Traumatisme désorganisateur précoce, pseudo-Œdipe, pseudo-latence Puberté et adolescence, périodes favorables aux traumatismes désorganisateurs tardifs
3 3 5 8
17 17 29 33 35
43 43 47
304
TABLE DES MATIÈRES
4. La constellation borderline La dépression anaclitique Des contours au contenu de la dépression anaclitique, 57 • Dépression et contexte de maladie mortelle, 61 Résilience et dysharmonie évolutive La résilience, 65 • La dysharmonie évolutive, 68 5. Les situations expérimentales de traumatisme narcissique Syndromes de stress post-traumatique Aspects sociologiques, 71 • Aspects thérapeutiques, 74 Les positionnements traumatiques liés à des handicaps, des maladies ou des transplantations d’organe Narcissisme et handicap, 76 • La transplantation d’organe : un traumatisme narcissique expérimental, 77
57 57
65
71 71
76
D EUXIÈME PARTIE
L’ ÉTAT- LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE 6. Les aménagements comme supports de la clinique du quotidien Préliminaires Aménagements caractériels Le sujet borderline et son entourage Les personnalités dites « pseudo-névroses de caractère », 88 • Les sujets dits « pseudo-psychoses de caractère », 89 • « Pseudo-perversions de caractère », 91 • Les traits de caractère masochiste moral (syndrome de Prométhée), 91
83 83 85 88
7. Aménagements pathologiques : les perversions Le cadre de la rencontre Difficultés nosographiques Du narcissisme à la clinique Perversions d’objet Pédophilie, 105 • Gérontophilie, nécrophilie, thanatophilie, 109 • Coupeurs de nattes, fétichistes, 113 • Zoophilie ou bestialité, 114 Perversions de moyen Les perversions de l’intime, 115 • Sadisme et masochisme, 116
97 97 100 103 105
8. Syndromes autonomes constituant l’équivalent d’une mise en échec inconsciente d’un interlocuteur masculin Les dysphories de genre
115
127 127
305
TABLE DES MATIÈRES
Syndrome de Lasthénie de Ferjol Syndrome de Münchausen Les scarifications 9. Les aménagements addictifs comme indices de la structure psychique lacunaire Les autres addictions : une constellation en expansion Intrication perversion-addiction La psychodépendance dans l’engagement religieux et les phénomènes sectaires 10. Autres issues du tronc commun borderline Issues pseudo-névrotiques Issues pseudo-psychotiques Issues psychosomatiques Anorexie-boulimie L’anorexie comme refus de la féminité, 183 • L’anorexie comme psychose focale, 184 Troubles caractériels et aménagements psychopathiques • Aménagements psychopaTroubles caractériels, 186 thiques, 188 Le syndrome de Ganser : de l’hystérie aux états-limites
132 133 137
143 149 152 165 169 169 171 175 179
186
193
T ROISIÈME PARTIE
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S OIGNER
LES ÉTATS - LIMITES
11. Stratégies thérapeutiques et tactiques d’approche des états-limites Objectifs théoriques de la prise en charge L’approche psychocorporelle et art-thérapique De l’approche psychocorporelle à l’art-thérapie, 206 • L’artthérapie comme moyen d’accès à l’archaïque, 213 Les approches sociothérapeutiques et chimiothérapiques Le contexte soignant, 222 • Psychothérapies et réapprentissages, 228 • Les traitements médicalisés, 231 12. Des troubles de la personnalité aux troubles de l’identité Les jeunes issus de l’immigration maghrébine Approche sociopsychologique, 242 • La violence comme loi ultime, 248 • Variantes de l’intégration, 251 Les exclus sans domicile fixe (SDF)
199 199 206
222
241 242
252
306
TABLE DES MATIÈRES
Les détenus Les déportés des camps de concentration et d’extermination
259 266
13. Peut-on envisager une prévention des états-limites ? Prévention primaire Les enfants et les adolescents, 271 • Les adultes, 277 Petite narcissismologie de la vie quotidienne Prévention secondaire et prévention tertiaire
269 270 278 280
CONCLUSION
283
BIBLIOGRAPHIE
287
LISTE DES CAS
295
INDEX
297
PSYCHOTHÉRAPIES
Didier Bourgeois
COMPRENDRE ET SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES Le concept d’état-limite (borderline) a été créé pour tenter de décrire des personnalités que ni la dichotomie psychose/névrose ni les items du DSM-IV ne peuvent aider à appréhender complètement. • Ces personnalités révèlent à la fois des atteintes névrotiques (instabilité, mésestime de soi, hypersensibilité, destin victimaire…) et des mécanismes psychotiques (déni, clivage…). • On les retrouve dans tous les domaines de la pathologie psychiatrique (troubles de la personnalité et de l’identité, perversions, addictions, troubles du comportement alimentaires…). • Leur point commun est une faille narcissique primordiale. Ce concept a été jusqu’à présent étudié surtout dans son aspect théorique. Or cette pathologie très répandue (elle atteindrait 30 % des demandes de consultations) doit être reconnue dans sa spécificité pour être soignée comme il convient. Dans cet ouvrage clair et complet, illustré de vingt-sept vignettes cliniques, l’auteur nous donne les outils pour reconnaître le sujet borderline. Il décrit de façon exhaustive la clinique du sujet borderline. Il nous apporte les éléments pour le soigner, en travaillant notamment sur les carences narcissiques. Il traite enfin de la prévention. Ce livre s’adresse à toutes les personnes susceptibles de rencontrer des sujets borderline dans l’exercice de leur profession : personnel médical et paramédical (psychiatres, psychothérapeutes, infirmiers) mais aussi travailleurs du champ socio-éducatif et de réhabilitation : foyers pour adolescents, maisons de retraite, prison, CHRS…
ISBN 2 10 048860 0
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DIDIER BOURGEOIS est psychiatre hospitalier et chef de service d’un secteur de psychiatrie générale. Il bénéficie d’une expérience complémentaire de praticien auprès de détenus ainsi qu’auprès de grands marginaux et résidents de centres d’hébergement.