• LIBRE
ÉCHANGE.
COLLECTION FLORIN ET ET
GEORGES
DIRIGÉE
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• LIBRE
ÉCHANGE.
COLLECTION FLORIN ET ET
GEORGES
DIRIGÉE
FONDÉE
PAR
AFTALION
GALLAI$-HAMONNO
PAR
FLORIN
AFTALION
LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE La France et 1~ ngleterre HILTON L. ROOT
TRADUCTION DE L'AMÉRICAIN PAR JACQUES FAUVE
Ouvrage publié avec le concours du CNL
~
~)~ Presses Universitaires de France
ISBN ISNN
2 13 045243 4 0292-7020
Dépôt légal -
©
1" édition: 1994, janvier
Presses Universitaires de France, 1994 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
SOMMAIRE
INTRODUCTION. - De l'usage du «paradigme JO de l'économie en histoire, 1
Première Partie LA DONNÉE HISTORIQUE
1. ET CES PAYS SE MODERNISÈRENT. - La France et l'Angleterre
ou deux types de modernisation, Il Les privilèges et leur origine, 12 Deux communautés nationales en COUTS de création, 12 A - Les moins privilégiés, 18 La paysannerie, 19 Vers une nouvelle forme de l'économie paysanne, 21 Les révolutions paysannes vues comme une résistance des communautés villageoises à l'essor du capitalisme, 24 Le développement rural et ce qu'enseigne l'histoire de la France, 27 B - Les plus privilégiés, 28 La foule pré· révolutionnaire : une coalition de distribution, 28 Pourquoi les marchés concurrentiels se développèrent·ils mieux en Angleterre qu'en France?, 31
C - Les très privilégiés, 33 Les finances et la société, 33 L'Etat et la société sous l'Ancien Régime: l'autonomie du gouvernement central, 3S ApPENDICE.- L'économie féodale, 38
VI
LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
Deuxième Partie LES MOINS PRIVILÉGIÉS
2. LES RÉVOLTES PAYSANNES ET LEUR INTERPRÉTATION, 45 Paysam et marchés, 47 L'éthique de subsistance, 52 Les révoltes paysannes, 55 Vu d'Alsace, 59 Reconstruire la communauté villageoise, 62 Conclusion, 64
3. LE PAYSAN DEVANT LE MARCHÉ. - Réflexions sur les normes de comportement qui leur ont été attribuées, 67 L'école de l'. économie morale»,' résumé et critique, 67 La société paysanne antérieure à l'ère des marchés, 72 L'expansion des marchés, 73 Conséquences pour le développement rural, 74 Conclusion, 80 Troisième Partie LES PLUS PRIVILÉGIÉS
4. VIOLENCE COLLECTIVE ET ÉCONOMIE POLITIQUE. - La violence des masses, sa valeur morale et ses coûts économiques et sociaux, 85 L'. économie morale» des masses de l'ère pré-industrielle, 86 Pourquoi les comommateurs étaient-ils plus aptes à se rebeller que les producteurs?, 90 Les émeutes frumentaires en Angleterre, 93 Les primes à l'exportation en Angleterre, 95 Le prix du blé anglais, 96 L'évolution du marché anglais,' l'amélioration des échanges intérieurs, 97 Le crédit et les intermédiaires, 98 La politique de l'approvisionnement en Angleterre, 99 La politique de l'approvisionnement en France, 101 L'échec de la libéralisation de l'approvisionnement sous Louis XV et ses causes, 102 L'action en faveur du commerce des farines, 103 En Bourgogne, 104 Les coméquences des interventiom " la détermination des prix et le marché des grains, 111 Le stockage, 111 Les villes favorisées, 112 Conclusion,' la politique des subsistances et la violence collective sous l'Ancien Régime, 116
vu
SOMMAIRE
5. LES MÉTIERS DANS LA FRANCE D'ANCIEN RÉGIME. - L'équilibre incertain entre privilèges et production libre, 119 L'origine médiévale des corporations, 124 Colbert: le père du nationalisme économique, 126 Les coûts de production dans le secteur corporatif: la tutelle de l'Etat sur les finances des corporations, 130 L'ombre menaçante du secteur hoTS réglementation, 139 L'abolition et la résurrection des corporations, 145 Ce qu'était réellement la production des corporations, 150 Les corporations et l'efficience économique, 154 Conclusion, 158
6. GRANDEUR ET DÉCADENCE DU MERCANTILISME. - Ce que révèle le cas de l'Angleterre, 161 Une histoire d'épingles: un monopole mort· né au 17' siècle, 162 A voir politiquement accès à une plus vaste scène, 166 Le gouvernement, ses règlements et leur raison d'être flScale, 169 La faillite des monopoles: la limitation de la compétence juridictionnelle royale, 170 L'échec des monopoles: le rôle des Justices of the Peace, 173 La faillite des monopoles: les corporations, 175 Conclusion: la victoire du marché libre. Il est fondé sur concurrence et consensus, 177
Quatrième Partie LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
7. COMMENT LIER LES MAINS DU ROI? - Exigences fiscales, politique financière et crise de confiance permanente, sous l'Ancien Régime, 183 Les f071dements économiques d'une société de type corporatif: le rôle d'intermédiaire financier joué par les corporations, 185 Les financiers: crédits publics et arrangements privés, 188 La création d'une mini·société: un jeu répétitif, 189 L 'arbitraire roya~ 190 Un façon de modérer l'arbitraire royal: le rôle des corps intermédiaires, 192 Le problème de l'émission des obligations gouvernementales, 195 Vers des finances publiques, 196 Réduire la dette des villages, 197 L'échec de la réforme, 199 L'ironie du pouvoir absolu, 199 Entre théorie et réalité. Ou, quel doit être le réalisme de nos théories?, 200
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LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
8. AUX ORIGINES FINANCIÈRES D'UNE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE, 205 Introduction: la règle plutôt que l'arbitraire, 205 Gouvernement représentatif et stabilité financière, 207 Des polarités constantes: les finances de l'Etat en France et en Angleterre au début de l'ère moderne, 209 La crise financière en France, 213 Les institutions parlementaires, la dette publique et les taux d'intérêt publics, 214 Comment les Français voyaient les finances de la nation à la veille de la Révolution ?, 221 Les conditions financières à la veille de la Révolution, 226 Et la banqueroute devint impensable, 228 Pourquoi la réforme a·t·elle échoué en France?, 231 Conclusion, 235
9. GOUVERNEMENT ET REDISTRIBUTION. - Le rôle redistributif de la réglementation en France et en Angleterre au 18' siècle, 239 La réglementation du commerce et de l'industrie en France, 241 Les grandes compagnies de commerce françaises, 249 La noblesse entre dans le jeu de la redistribution, 253 Groupes de pression et pouvoir discrétionnaire, 255 Le processus législatif en Angleterre, 257 Le Parlement britannique et la redistribution: une analyse de la corruption et du favoritisme, 264 Le «pacte de famine », ou comment était perçue la corruption en France, 270 Redistribution, gouvernement et stabilité politique, 272 Efficience économique et absolutisme, 273 Conclusion: la recherche de rente, la modernisation et l'Etat des débuts de l'ère moderne, 277
10. LES GROUPES D'INTÉRÉT ET LA DÉCISION POLITIQUE, 279 Les groupes de pression financiers en France et leurs ennemis, 280 La monarchie du 17' siècle et le favoritisme, 282 L'apparition d'une opinion publique et la fICtion de l'autonomie du gouvernement, 291 La précarité croissante de la charge de Contrôleur général des Finances après 1715, 294 Les intérêts financiers anglais, 297 La captation de l'Etat: la faillite de l'autonomie administrative sous l'Ancien Régime, 302 Conclusion, 305
SOMMAIRE
IX
Cinquième Partie HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
11. LA MODERNISATION FACE AU JEU DES PRIVILÈGES ET DU FAVORITISME, 311 Une comparaison riche en paradoxes, 312 L'absolutisme, le favoritisme et une abstraction: L'Etat français, 314 Favoritisme et stabilité politique, 317 Le Parlement britannique devant la redistribution, 320 Le Parlement britannique, les classes populaires et la stabilité, 322 La circulation de l'information et le favoritisme, 326 Corruption et modernisation, 327 La stabilité politique en Angleterre et en France, 328 Le favoritisme et la chute de l'Ancien Régime, 331 Les privilèges et la Révolution, 335 12. CA VEA T EMPTOR : LES MARCHÉS ET L'HISTOIRE, 339
Sixième Partie THÉORIES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
ÉPILOGUE. - De l'an d'administrer la preuve et de convaincre en histoire et en économie, 347 La grande mutation, 348 Ce qui continue à séparer histoire et science économique, 359 «Indivisibilités» et pierres d'achoppement dans les sciences sociales, 361 Intentions morales et progrès scientifUJue en histoire, 365 L'attirance continue de l'utopie marxiste, 366 Une idéologie: la science économique, 367
BIBLIOGRAPHIE, 371 INDEX sommaire des concepts et des noms, 387
Remerciements
Les perspectives que j'ai adoptées dans cette étude doivent beaucoup à Robert Bates, Mançur Olson et Douglass North, qui sont les trois auteurs dont les travaux m'ont le plus directement influencé. Mes co-auteurs des années passées, Ed Campos, Dan lngberman et John Nye m'ont fourni nombre d'aperçus qu~ sans aucun doute, se seront retrouvés dans cette analyse. Mes assistants de recherche et mes étudiants de l'Université de Pennsylvanie ont eu leur rôle, indispensable, dans cette entreprise; je voudrais signaler en particulier la contribution de Shannan Clark, Griff Green, Keith Norieka, Todd Rosentover et Chris Taylor. Je forme des vœux pour le succès de leurs entreprises futures. La rigueur intellectuelle de mes collègues Robert Hartwell, Alan Kors et Robert lnman m'a engagé à avoir le courage de mes convictions et à mener ce livre à son terme. Par sa curiosité de voir ce que pourrait donner une combinaison entre la théorie de l'économie des choix publics et l'histoire sociale comparative de l'Europe des débuts de l'ère moderne, Florin Aftalion m'a aidé à surmonter les nombreux obstacles auxquels il est classique qu'achoppe toute publication interdisciplinaire. Louis Bergeron, Pierre Deyon, François Furet et Emmanuel Le Roy Ladurie, tous, m'ont encouragé à persister dans ce projet jusqu'à bonne fin. Maurice Aymard, Guy Chaussinand-Nogaret, Jean-Claude Perrot et Daniel Roche, dans les réunions de travail qu'ils m'ont demandé d'animer, m'ont permis de préciser certains des points examinés dans ce livre. Lindsey Rates, William Brustein, François Crouzet, Gilles Postel- Vinay, Jack Goldstone, John Markoff, Vincent Ostrum, Sam Popkin, Filipo Sabett~ Tademi Suzuka, Herman Van der Wee et Marty Wolfe m'ont généreusement donné leur temps et leur conseil. Plusieurs lecteurs anonymes ont tenté de m'écarter du chemin de l'erreur. L'attention scrupuleuse que Jacques Fauve a portée aux détails d'expression m'a aidé à préciser le texte anglais comme le texte français. Pat Nolan et le personnel de la Hagley Library ont été prodigues de leur temps et de leur conseil pour m'ouvrir l'accès aux ressources de leur belle bibliothèque. Le Programme de revitalisation des sciences sociales de l'Université de Pennsylvanie, le programme des Penn Faculty Grants, le NEH Mellon Grant administré par la Hagley Library et la Fondation John B. Olin m'ont accordé leur aide financière. Qu'ils en soient tous remerciés.
INTRODUCTION
De l'usage du « paradigme» de l'économie en histoire
En France et en Angleterre, au cours de la période que nous étudions, des segments entiers de population, qui se trouvaient jusque-là sous la houlene de petites unités locales de gouvernement ou qui formaient des communautés plus ou moins bien défInies, allaient se retrouver dans la dépendance de vastes organisations obéissant à des règles impersonnelles. Ce transfert de l'autorité de gouvernement s'est accompagné de transformations en profondeur des institutions j et ces transformations ont recelé une énergie suffisante pour modifier, au sein de l'économie des deux nations, la distribution du revenu ainsi que l'efficacité de l'utilisation des ressources disponibles. Un tel changement de la matrice institutionnelle devait affecter les objectifs que se fixaient les gouvernements ainsi que les finalités de l'action collective des groupes qui formaient la trame de la société j il allait donc affecter les bases mêmes sur lesquelles reposait la stabilité politique des deux régimes. En général, à ce jour, les recherches sur l'ascendant des Whigs et sur la chute de l'Ancien Régime s'appesantissent sur les succès et les échecs des essais de réforme politique, sans prendre trop en considération le rôle d'intermédiaire qu'ont eu les institutions. Nous étudierons dans ce livre le changement au sein des institutions - ce que nous appellerons l'innovation institutionnelle -, ainsi que l'évolution des règles constitutionnelles qui ont régi l'action collective et entraîné le développement politique. Nous tenterons ici d'inscrire développement politique et développement économique dans le cadre d'une analyse unitaire. Ainsi serons-nous mieux à même d'apprécier les effets que l'ordre constitutionnel peut avoir sur la façon dont s'exerce l'autorité publique, et de mesurer les distorsions que subit l'économie du fait des politiques des pouvoirs publics. Les facteurs de production de l'époque ont certes fait l'objet d'études, mais l'analyse conventionnelle de
2
LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
leur agrégat, telle qu'elle a été menée jusqu'à maintenant, ne rend compte ni de la transformation structurelle des économies d'alors, ni de leurs gains en efficacité. Peut-être pourrons-nous mieux comprendre le passage d'une économie mercantiliste pré-moderne à une économie plus moderne et plus ouverte grâce à ce que nous enseignera une analyse des structures de gouvernement et des pratiques administratives. La comparaison entre institutions anglaises et françaises nous y aidera aussi car elle nous permettra de repérer les dispositifs qui sont porteurs d'inefficiences tant sur le marché politique que sur le marché économique, tout autant que ceux qui ouvrent la voie au changement des structures et à l'innovation institutionnelle. Nous examinerons par exemple en deux chapitres pourquoi les corporations ont proliféré en France quand elles déclinaient en Angleterre, alors que ces pays vivaient tous deux une période de centralisation rapide et de construction de l'Etat. Nous y discuterons, parce que c'est une question connexe, l'effet qu'a exercé la réglementation française d'un des deux secteurs de l'économie sur l'autre secteur non corporatif qu'apparemment elle ne concernait pas. J'examine aussi au cours de plusieurs chapitres comment a évolué le système complexe que forment les institutions financières et la structure de l'appareil gouvernemental. En Angleterre comme en France, se développent des compagnies à responsabilité limitée jouissant de la protection de la loi, ce qui a contribué à élargir la capacité financière de l'Etat. Mais, pour rendre correctement compte de cette capacité, il ne suffit pas de montrer en quoi les pouvoirs du gouvernement se sont étendus, encore faut-il comprendre quelles étaient, de par sa constitution, les limites du pouvoir d'Etat. Par exemple, s'il y eut innovation institutionnelle en France, ce fut surtout pour pallier la mauvaise réputation que ses pratiques financières opportunistes avaient faite à la royauté; or cette mauvaise réputation peut être considérée en fin de compte comme constituant une des limites à son pouvoir. Enfin, j'ai également consacré un chapitre à comparer la capacité qu'avaient respectivement les groupes fmanciers français et anglais d'influencer le système politique: on sait en effet que les stratégies et tactiques mises en œuvre, en France, pour réformer le régime -l'Ancien Régime - échouèrent. li m'a semblé utile de réexaminer les raisons de cet échec dans une perspective comparative, les historiens attribuant souvent cette faillite, en France, au fait que les groupes d'intérêt avaient su capter à leur profit les services gouvernementaux producteurs de réglementation. Les conséquences qu'ont les politiques des pouvoirs publics en matière de distribution sont souvent ce qui fait pencher notre décision lorsque nous voulons apprécier le succès ou non des tactiques et des stratégies de réforme. C'est pourquoi j'ai tenté de dégager en termes de coûts et d'avantages, pour le gouvernement comme pour la population dans son ensemble, les résultats de certaines politiques type. Ces coûts étaient souvent indirécts et on les passe en général sous silence. Par exemple, en France, la politique qui consistait à subventionner les consommateurs de grain des villes est populaire, même chez les histo-
INTRODUCTION
3
riens qui l'étudient deux cent cinquante ans plus tard, car cette politique semble n'avoir produit que des gagnants. Les historiens ne semblent pas en avoir mesuré le coût en termes de croissance de l'emploi: celle-ci fut ralentie car la distorsion des prix avantageait les consommateurs urbains aux dépens des producteurs ruraux. Malgré leur popularité, les subventions aux subsistances eurent un impact négatif sur l'économie et sur le bien-être de la plus grande partie de la population puisque, en affectant autoritaire ment des ressources à des zones urbaines, elles détournaient d'autres ressources de mnes de croissance potentielle; de sorte que ces subsides eurent un effet négatif sur le développement de solutions à long terme. C'est une des raisons pour lesquelles la France, si 00 la compare à l'Angleterre, a connu uo nombre plus élevé de crises de subsistance pendant la seconde moitié du 18 e siècle. De plus, comme c'était la monarchie française qui subventionnait les consommateurs urbains, le commerce des grains en devenait politisé, et cette politisation allait avoir des conséquences politiques d'autant plus importantes qu'elles n'avaient pas été prévues: le droit que les classes populaires des villes pensaient avoir à la nourriture provoqua des conflits qui allaient les porter à soutenir la Révolution et qui détournèrent l'attention des problèmes fisco-financiers qui préparèrent la chute de la monarchie de l'Ancien Régime. Comme le mode d'organisation de l'appareil gouvernemental était tel que des groupes d'intérêt particuliers pouvaient tenter de capter à leur profit certains de ses services, cette structure organisationnelle eut cette conséquence que les membres de l'élite, ou celle-ci et le reste de la population, s'affrontèrent pour prendre un avantage dans la distribution. Sans doute, en Angleterre comme en France, les institutions de contrôle politique donnaient-elles aux élites politiques la possibilité d'exploiter les forces du marché aux dépens de la masse. Les élites anglaises, comme les françaises, luttaient pour prendre le contrôle des institutions gouvernementales intermédiaires distributrices d'avantages. Mais des institutions politiques différentes suscitaient des formes différentes d'incitations, et donc, chez ceux qui se souciaient d'efficacité économique accrue, des types différents d'innovation. Ce que suscitait la structure même du gouvernement en France, c'était la cartellisation des marchés, ou encore les pressions de groupes déterminés à obtenir des faveurs pour des intérêts spécifiques. De manière générale, la possibilité d'influencer la décision politique y dépendait étroitement des liens de clientèle qu'entretenaient les membres de la classe dirigeante. li y avait plus de possibilités de collusion en France qu'en Angleterre pour obtenir des avantages en matière de distribution: organiser des pressions de couloir au Parlement se traduisait par un coût beaucoup plus élevé que faire le siège de la bureaucratie centralisée de Versailles. Enfin, pour illustrer par un exemple supplémentaire comment les normes auxquelles obéissent les gouvernements (et qui s'apparentent à une constitution) peuvent susciter une transformation des institutions, nous examinerons de quelle capacité disposaient, pour résoudre les conflits, dans chacun des deux pays, les institutions qui y étaient à même d'exprimer le choix collectif.
4
LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
Nous conclurons en réfléchissant sur la relation qu'entretiennent la forme du gouvernement, le type de politique distributive qu'elle produit et la stabilité politique du régime. La recherche de rente 1 s'est trouvée être le moteur principal de l'innovation institutionnelle; toutefois la rivalité entre groupes organisés en quête de rente était plus ouverte à tous en Angleterre qu'en France. Trait caractéristique du mercantilisme français, la recherche de rente y prenait une forme monopolistique, car les bénéfices de redistribution s'y répartissaient à raison des liens de clientélisme ou des relations personnelles avec les responsables du régime que cultivaient ses acteurs. C'est ce type de relation que je désigne, en langage journalistique, par le terme de cronyism, mais que, ne pouvant employer en français" copinage ", nous appellerons plus sagement favoritisme: le favoritisme consiste à allouer une rente à des élites à due proportion de leur fidélité aux individus exerçant le pouvoir. il engendre des incertitudes et risques politiques plus grands que la simple rivalité entre chercheurs de rente parce qu'il sape la légitimité du régime où il se fait jour. Ceux qui se voient refuser l'accès à une rente de situation mettent au mieux leur loyauté en réserve, et au pire allouent des ressources qu'ils consacrent à jeter le discrédit sur le régime. Enfin il ressort de la comparaison entre l'Angleterre des premiers Hanovre et la France d'Ancien Régime que la faiblesse d'un pouvoir législatif inexistant devant l'exécutif crée sans doute des conditions favorables à l'émergence du favoritisme. A l'inverse, un pôle législatif à parité de pouvoir avec l'exécutif ne pourrait que susciter une concurrence plus ouverte entre les divers chercheurs de rente. Les institutions politiques britanniques extrayaient des rentes qui se retrouvaient allouées à un large éventail de groupes d'intérêt - et cela avant tout parce que le Parlement constituait pour ces groupes un forum où ils pouvaient se faire entendre, exposer leurs demandes et négocier des compromis; ce qui n'empê-
1. Un gouvernement peut conférer un monopole à une personne ou à un groupe pour la production
ou la commercialisation de produits ou services. li peut également étendre un monopole existant ou le favoriser en lui accordant différents types ou degrés de protection, tels une protection douanière contre l'importation de produits concurrents, le contrôle de la concurrence, etc. Ce faisant, il confère à cette personne ou à ce groupe un avantage que la théorie économique appelle une rente de situation. Celle-ci représente un coût pour le consommateur de ces produits ou services, puisqu'il est captif et ne peut s'adresser à un
concurrent éventuel susceptible de casser les prix pratiqués par le monopole. La recherche d'un monopole est donc pour cene personne ou ce groupe un objectif qui vaut d'être poursuivi. C'est cette recherche que
désigne le terme de « recherche de rente de situation ", ou plus simplement « recherche de rente" (Tent seeking). li ne s'agit donc aucunement d'une attitude d'acheteurs de rentes en bourse. On comprendra que cette recherche de rente de situation a en elle-même un coût, par exemple celui des intrigues ou simplement des démarches nécessaires pour l'obtenir d'un gouvernement (ou d'un groupe susceptible d'assurer la coercition indispensable pour que le monopole soit protégé). Quand les efforts et l'argent qui sont requis pour l'obtenir risquent de dépasser en coût les avantages qui peuvent en être artendus, le groupe ou la personne considérés peuvent estimer préférable d'investir dans une amélioration de leurs produits ou services ou dans une baisse de leur coût, de façon l'emporter sur la concurrence. Dans ce cas, le consommateur y gagne. On comprendra donc que la recherche de rente a un rôle négatif sur le bien-être social global, alors que l'abandon de cette recherche, par les meilleurs prix et par l'innovation technique qu'elle peut susciter, revêt souvent un aspect positif.
a
INTRODUCTION
5
che pas bien sûr cette transaction entre participation politique plus ample et développement économique d'être fort complexe. La présence d'un pôle législatif actif n'élimine pas le phénomène de la recherche de rente, mais elle rend cette recherche plus concurrentielle; il se peut même qu'elle accroisse le gaspillage économique directement lié à toute recherche de rente. Avec ce livre, nous ne pouvons guère espérer plus qu'engager un débat sur ces questions; y répondre exigerait de recourir aux instruments d'analyse de diverses disciplines. Dans tout ce qui a été écrit sur les causes de la Révolution française, on ne trouve pas de théorie de l'action collective suffisamment convaincante pour expliquer pourquoi les institutions de l'Ancien Régime ont été incapables de canaliser le profond changement social qu'a connu le 18e siècle. Les déficiences de chaque institution en tant que telle sont bien connues, mais c'est de bien autre chose qu'il s'agit lorsqu'on veut rendre compte de ce contexte de défaillances qui se sont coordonnées avec une telle ampleur qu'elles ont provoqué l'effondrement de l'Ancien Régime. Sans doute les historiens ont-ils souvent souligné le rôle des privilèges et leur effet corrosif sur le corps politique, mais nul n'explique le mélange de rationalité politique et économique qui a produit une société de privilège. Ce livre considère le privilège comme un moyen parmi d'autres dont disposaient les dirigeants pour passer avec des particuliers des contrats les instituant comme leurs agents et instaurant la responsabilité de ceux-ci devant eux. Les bâtisseurs de l'Etat peuvent avoir accordé des privilèges pour diminuer les coûts de transaction liés à la prise de décision collective et à la mise en application de celle-ci. Selon les Etats d'ancien régime de l'Europe occidentale, les voies d'accès que les groupes sociaux ont pu avoir au privilège ont été variées, et cette variation même est significative: en effet, il se peut bien que la survie de ces régimes ait été liée de façon décisive aux modalités selon lesquelles ils ont institutionnalisé le privilège. Les problèmes ainsi posés sont similaires à ceux auxquels sont couramment confrontés de nos jours les pays du tiers-monde et les pays de l'Est: alors comme maintenant, il s'agit de réformer des institutions (et en particulier de faire en sorte que les institutions politiques facilitent la transition à une société de marché), ou de s'interroger sur le rôle des parlements (qui doivent assurer la stabilité politique au cours de cette transition). C'est pourquoi ce travail de recherche historique peut avoir un intérêt pour ceux qui étudient la réforme d'institutions actuelles. L'un des principaux buts que je me suis fixé dans ce livre est de vérifier la validité relative des modèles généraux - des" paradigmes,. 2 - utilisés respectivement par les historiens et les économistes pour prédire les motivations qui sont à l'origine de l'innovation institutionnelle dans l'Europe .des débuts de l'ère moderne. C'est pourquoi ce livre est agencé de façon à évoquer les ques2. Par. paradigme ", j'entends moins une unique théorie dominante qu'un programme de recherche ou un mode d'explication généralement accepté pour une discipline donnée.
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LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
tions majeures d'interprétation qui se posent en histoire des sociétés et en sociologie historique. Me référant selon le cas tantôt au « paradigme" historique, tantôt au« paradigme» économique, j'ai soumis à un examen minutieux toute une série de postulats implicites ou explicites sur lesquels reposent des interprétations qui nous sont familières. Lorsque les documents qui justifiaient ces interprétations chez leurs auteurs ne suffisaient pas pour cet examen, j'ai recherché des matériaux additionnels dans les archives françaises. Ce livre suppose que le lecteur tolèrera des types d'explication qui peuvent ne pas lui paraître familiers au premier abord et qui risquent même, sur certains points, de constituer une offense pour les goûts tant des historiens que des économistes. Les deux disciplines explorent à coup sûr des domaines qui se recouvrent, mais leurs chercheurs pratiquent souvent une ignorance béate concernant l'expansion des connaissances dans les disciplines voisines. Il y a, chez elles, deux énormes dépôts d'érudition et de théorie qui restent le plus souvent ignorés des pratiquants de l'autre discipline. De plus, ce dont on se satisfait comme raisonnement ou comme preuve dans une discipline est très différent de ce qu'on appelle ainsi dans l'autre discipline. Comme l'écrit A.W. Coats, « alors que les économistes attachent du prix à la simplicité, à l'élégance, à la précision, à la rigueur et au sens du système, les historiens se préoccupent davantage dt: la justesse, et si possible de l'exhaustivité, avec laquelle le fait est découvert, présenté et interprété - tous points à propos desquels la plupart des économistes sont faciles à satisfaire. Un historiographe l'a remarqué, "on fait mauvaise mine [chez les historiens] à une recherche insuffisante, non à une explication insuffisante", et il est tentant de dire qu'il en va exactement à l'inverse chez les économistes» 3. Les recherches sur les sociétés d'ancien régime achoppent à la surabondance des données. il existe une foule de monographies détaillant l'inscription historique de tel ou tel groupe social, de telle ou telle institution. Mais comment filtrer tout ce donné pour en dégager des concepts opératoires ou des conclusions théoriques ? Il reste encore à confronter tous ces éléments à une théorie déductive qui pourrait les réaligner les uns par rapport aux autres. C'est ce que ce livre tente de faire, en proposant, pour la recherche portant sur l'Europe d'ancien régime, les voies et les moyens d'échapper à cet embarras de la richesse. Il s'inscrit également dans un effort collectif des sciences sociales; essayer de déduire à quels principes doivent satisfaire les schémas institutionnels et leur adaptation afin de répondre avec succès aux nécessités politiques de la modernisation. Le type de raisonnement adopté dans ce livre est de ceux qu'emploient par convention l'histoire comparative et la sociologie historique~. Les thèmes trai3. Cf. A.W. Coats, • Explanations in History and Etonomy », Social ReseaTch 56, 1989, p. 345-6. 4. Edgar Kiser et Michael Hechter estiment que la sociologie historique est de plus en plus attentive à l'exactitude et à l'exhaustivité descriptive du récit historique. Cf.• The Role of General Theory in Comparative-Historical Sociology », American Journal of Sociology, à paraître.
INTRODUCTION
7
tés sont ceux qui posent le plus de problèmes d'interprétation aux chercheurs qui essaient de comprendre comment s'est faite la transition à une société et une économie ouvertes. Il n'est évoqué de questions de théorie que lorsqu'elles sont utiles pour éclairer le thème en cause, et non pour leur intérêt en soi. Des lecteurs pourront s'inquiéter de ce que j'aie souvent présenté côte à côte, quoique ne voulant pas écrire une synthèse, des faits nouveaux et des matériaux empruntés à d'autres chercheurs. Mon but a été de procurer une nouvelle interprétation d'un matériel déjà connu à l'aide de sources nouvelles. Les économistes ne voient pas en quoi de nombreux débats entre historiens des sociétés pourraient les concerner. D'autre part ils peuvent avoir un sentiment de frustration devant des discussions méthodologiques dont la plupart d'entre eux pensent qu'elles ont déjà été résolues. A l'inverse, une grande partie du matériel théorique sur lequel s'appuie ce livre a été élaboré dans des instances qui ne sont pas familières aux non-économistes et se trouve souvent enrobé dans un appareil technique qui n'est pas accessible au non-spécialiste; c'est pourquoi les historiens peuvent ne pas être accoutumés à faire fond sur cet appareil de théorie pour leur domaine d'étude habituel. Quant à moi, je l'ai utilisé en particulier pour débrouiller la grille institutionnelle de l'Ancien Régime. Mes effo.rts n'auront pas été vains si quelques personnes jusqu'alors sceptiques en viennent à conclure que la perspective nouvelle de l'économie politique positive et celle de l'histoire des sociétés justifient un échange de vues qui pourrait être fécond pour les deux groupes. Ce livre se proposant de fournir les éléments d'une discussion critique des divers cadres de référence qu'utilisent l'histoire sociale, la sociologie historique et la science économique, les chercheurs, dans chacune de ces disciplines, devront faire preuve de tolérance. Si nous sommes voués à communiquer de modèle général à modèle général - de « paradigme» à « paradigme» -, il nous faut pouvoir et vouloir prendre au sérieux la façon de discourir des autres disciplines autant que leur façon de percevoir. Cette façon de percevoir, pour chacune, est congruente à un cadre de référence intellectuel particulier, et en général demande à être comprise dans le contexte d'un cadre de référence plus large. Je ne propose nullement de procéder à la recherche sans aucun appareil de référence conceptuel, moins encore d'en interpréter le résultat sans cet appareil, mais j'espère montrer qu'il existe de nombreux points de comparaison ou de contact potentiels entre ces disciplines connexes qui pourraient donner aux chercheurs dans l'une quelconque de celles-ci l'incitation nécessaire pour abandonner un instant leur cadre de référence habituel. Même si l'on entend rester au sein d'un cadre de référence spécifique, on peut au moins apprendre à maîtriser ou à transférer dans son propre champ d'activité les critères qui relèvent d'un autre cadre. Il en résulterait pour tous des cadres de référence plus larges et mieux équipés. Karl Popper le dit bien: « il faut admettre la difficulté de la discussion entre personnes formées dans des cadres de référence différents. Mais rien n'est plus fécond qu'une telle discussion, rien n'est plus fécond que le choc des cultu-
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LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
res qui a aiguillonné certaines des plus grandes révolutions intellectuelles» 5. En écrivant ce livre, j'espère montrer que cet idéal de Popper vaut pour la recherche aussi bien en économie qu'en sociologie historique et en histoire des sociétés. Je crois devoir indiquer brièvement comment ce livre est organisé. Le premier chapitre expose les thèmes majeurs et les liens qu'ils entretiennent; il Y est suggéré qu'il peut exister une alternative aux paradigmes actuellement en vigueur. Les chapitres suivants développent ces thèmes et en argumentent l'analyse. Comme la structure d'ensemble du livre est exposée dès le premier chapitre, le chapitre final n'y revient pas. TI présente les questions d'ordre méthodologique qui se sont posées dans le cours d'une étude qui s'est efforcée de combiner les trois appareils conceptuels de la science économique, de l'histoire des sociétés et de la théorie du développement du monde contemporain.
5. Karl Popper, « Normal Science and its Dangers " in l. LakalOs et A. Musgrave éd., Criticism and the Growth of Knowledge, New York, Cambridge University Press, 1970, p. 58.
Première Partie
LA DONNÉE HISTORIQUE
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Et ces pays se modernisèrent La France et l'Angleterre ou deux types de modernisation
Ce livre procède de la volonté de mieux comprendre ce qu'a été, en France, au début de l'époque moderne, l'interdépendance entre les effets de l'action collective et la forme de gouvernement alors en vigueur. Les nombreuses références à l'histoire anglaise que l'on y relèvera n'ont pour objet que de mieux distinguer ce que le cas français avait de spécifique. Je me suis proposé d'examiner les incitations à l'action collective que les institutions politiques ont suscitées, puis de relier ces incitations à l'action de groupes d'intérêt, appliquant pour ce faire l'analyse économique à des thèmes qui sont habituellement du domaine de l'histoire des sociétés. En effet, pour rendre compte des changements de société à grande échelle, l'histoire a avancé bon nombre de généralisations que les économistes, plus soucieux des effets quantitatifs des incitations sur l'évolution des institutions, ont eu tendance à ignorer. Mon souhait, dans ce livre, est de concilier l'attitude de l'économiste qui cherche à comprendre la rationalité des choix faits par les individus et le souci qu'a l'historien de mettre en lumière les interconnexions entre structure sociale, institutions et culture. Par tradition, l'économiste part des comportements individuels et voit dans le développement économique un agrégat de ceux-ci, alors que l'historien des sociétés étudie des groupes et interprète le changement comme un effet des relations qu'ils entretiennent entre eux. Ce livre combine les deux approches. C'est en quoi, je l'espère du moins, il pourra retenir l'attention des chercheurs qui s'interrogent sur les liens entre le politique, l'institutionnel et l'économique, quelles que soient par ailleurs leur discipline de recherche et leur idéologie de référence.
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Les privilèges et leur origine
C'est par une réflexion sur l'origine des privilèges que nous ouvrirons ce premier chapitre destiné à dresser la scène historique et à présenter l'argument de ce livre. Sous l'Ancien Régime français,la concentration de l'autorité politique a favorisé la concentration de richesse sur un petit nombre d'individus, de sorte que la société française allait se diviser en trois groupes défInis par le niveau de biens et de privilèges dont ils jouissaient du fait de leur relation à l'Etat. Les paysans -la majorité de la population - en tiraient le profit le plus faible. A la ville, les consommateurs de grain, ouvriers et marchands liés à des industries dotées de privilége, bénéficiaient de quelques avantages. Mais ceux qui profitaient, et de loin, de l'essentiel de la redistribution appartenaient à un troisième groupe, celui des individus jouant un rôle dans les finances de l'Etat; on ne saurait donc être surpris de ce que les financiers aient eu un intérêt majeur à l'extension du pouvoir central. La structure et la trame de ce livre seront articulées selon ces catégories sociales; je tenterai aussi de dégager les coûts et avantages que les privilèges accordés à chacun de ces trois groupes ont eus pour l'économie. Je n'entends pas avancer par là que ces catégories permettent à elles seules de rendre compte de manière satisfaisante de la société française d'Ancien Régime. Je n'entends pas non plus suggérer qu'on puisse imaginer un Etat où il n'y ait que distribution, sans aucune redistribution. Diviser cette société en groupes défInis par l'étendue des privilèges dont ils jouissaient n'est pas jusqu'ici une pratique reçue. Du moins cette approche nous aidera-t-elle à préciser le type de relation qui existe entre la redistribution assurée par des moyens politiques et la stabilité du régime. Deux communautés nationales en cours de création: l'Angleterre et la France
Dans leur aspiration à un pouvoir politique centralisé, les fondateurs de l'Etat français eurent à prendre en compte des problèmes suscités par des situations tout autres que celles auxquelles eurent à faire face leurs homologues anglais: ils avaient à surmonter les barrières que constituaient autant de langues, de cloisonnements géographiques et d'institutions différentes; à compter avec de fortes traditions de souveraineté locale; à assurer la défense de frontières étendues et donc à maintenir en activité une importante armée. Quel contraste avec l'histoire anglaise! Il en est peu qui offrent plus que cette dernière des exemples de grande continuité dans l'établissement d'un pouvoir d'Etat central l . Jamais le fisc ou la loi n'ont tout à fait échappé au gouvernement central anglais; les 1. Bien que la Révolution française semble avoir disqualifié en tant que modèle de modernisation l' œuvre de construction de l'Etat poursuivie par la monarchie absolue, l'exemple français a cependant beaucoup à offrir aux pays en voie de développement. Dans nombre de nouveUes nations, la situation politique de départ a plus de similitude avec celle de la France de l'Ancien Régime qu'avec ceUe de l'Angleterre.
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institutions qui vont caractériser l'Angleterre jusqu'au 20' siècle ont certes eu leur origine dans le système féodal, mais, dans ce système, chaque terre était bien-fonds royal et le roi était seigneur de tous les seigneurs 2. D'autre pan l'économie y était plus unifiée: une ville, Londres, et un produit d'exportation, la laine, jouaient un rôle dominant. Aussi était-il bien plus facile d'y lever impôts et droits qu'en France où les produits étaient nombreux et souvent échangés sur des marchés autonomes, locaux ou régionaux. La fragmentation du pouvoir politique constituait un obstacle plus sérieux encore à l'unification de la nation française : à la différence de l'Angleterre, la France était faite d'une mosaïque de juridictions conflictuelles se recouvrant les unes les autres, accumulées pièce à pièce par les rois français en plusieurs siècles de conquêtes, mariages et héritages. Pour garder en mains ces provinces diverses, le roi avait souvent dû faire des concessions qui affectaient l'uniformité de son pouvoir. En fait la royauté avait dû acheter la loyauté de groupes locaux influents en reconnaissant des institutions et en conférant des privilèges. C'est un exemple fréquent que la concession, à une province, d'un Parlement doté du droit d'enregistrement des édits royaux, cet enregistrement leur conférant valeur légale. Ce fut le cas de la Bourgogne au 15e siècle: la création du parlement avait été une des conditions de la réunion de la province à la Couronne de France. De la sorte, une proclamation royale ne devenait loi en Bourgogne qu'après enregistrement. Autre exemple aussi fréquent de concessions: le roi confirmait les droits de corporations ou de marchands en vue. Le soutien de ces groupes bien organisés était indispensable à la royauté pour asseoir son autorité sur les places de commerce prospères du royaume 3. En outre, ces concessions politiques permettaient la collecte de revenus, la royauté pouvant en appeler au soutien financier des corporations ou des marchands dotés de privilège. Sa puissance augmentant, le roi allait entreprendre d'envoyer ses propres agents dans les provinces, non sans se heurter à l'opposition des groupes locaux. Au début, il avait tenté de se doter d'une bureaucratie indépendante en vendant des offices, mais ce ne fut pas une procédure heureuse: une fois assurés dans leur charge, nombreux furent les titulaires d'offices qui travaillèrent pour eux-mêmes plutôt que pour la royauté, de sorte que le roi fut bientôt contraint soit à multiplier le nombre des offices, soit à les soumettre au contrôle de ses agents, qui furent souvent en butte à la résistance des titulaires d'offices 4. Aussi en vint-il finalement à donner mandat à des agents salariés, tels les intendants, qui deviendront les principaux instruments de son autorité dans les provinces. Mais le coût de leurs salaires allait retarder fortement l'affirmation du pouvoir 2. Cf. Joseph R. Strayer, On the Medieval Origins of the Modern State, Princeton NJ, Princ~ton U niversiry Press, 1970. Traduction: Les origines médiéwJes de l'Etat moderne, Paris, Payot, 1979. 3. Par exemple, les marchands de Marseille avaient reçu la haute main sur le commerce avec le Levant et quatre villes seulement étaient autorisées à faire le commerce des esclaves. 4. Cf. Roland Mousnier, LA Vénalité des Offices sous Henri IV et Louis XII!, Rouen, Mangard, 1945 (et 2' éd., Paris, PUF, 1971).
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central en France. C'est pourquoi il était de première nécessité pour la royauté d'élaborer une politique financière adéquate. N'ayant pas les moyens d'entretenir une administration importante, la monarchie dépendait des élites locales qui jouissaient sur place de positions largement indépendantes du pouvoir royal: les intendants ne pouvaient en fait s'acquitter de leur mission que grâce à la coopération de ces élites qui tiraient leur autorité de chartes spécifiques et dont la première responsabilité était de veiller à ce qu'il ne fût pas porté atteinte aux droits provinciaux. Cette situation ne se retrouvait pas en Angleterre où n'existaient pas de provinces dotées de droits exorbitants du droit national : les Justices of the Peace étaient certes contrôlés de façon plus lâche que le petit nombre des agents de l'administration royale française, mais ils ne pouvaient pas s'opposer au roi anglais au nom des franchises provinciales comme les parlements le faisaient par exemple en France. Ne pouvant substituer ses propres institutions aux institutions locales, la royauté tenta souvent, à des degrés différents et de façon très diverse, de contrôler le recrutement de celles-ci. Sous Henri IV par exemple, elle limita l'indépendance des magistrats municipaux en restreignant le droit pour les villes d'élire leur maire. La Couronne anglaise, qui n'avait pas à se soucier de l'autonomie des comtés, n'avait pas autant de raisons de se méfier des élites locales; elle recourut donc à celles-ci pour de nombreux secteurs de son administration. Mais les juridictions locales n'en exerçaient pas pour autant une autorité autonome sur les affaires de leur ressort: les élites locales administraient au sein d'institutions, telles celles des sheriffs ou des Justices of the Peace, qui ne relevaient pas d'une juridiction autre que la juridiction royale. La Couronne n'avait donc pas à lutter pour mettre les juridictions locales sous sa coupe puisque ces dernières ne lui avaient jamais vraiment échappé. En l'absence de gouvernements locaux indépendants dans lesquels ces élites auraient pu trouver une autre source de légitimité, il n'y avait pas lieu pour la Couronne britannique d'acheter le zèle de ces notables nommés pour représenter leur communauté. Après l'invasion normande, l'Angleterre avait été divisée en comtés que la Couronne avait confiés au gouvernorat de sheriffs. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, cette dignité ne revint pas nécessairement aux grands barons normands. Ce furent les sheriffs, plutôt que les barons, qui assumèrent les tâches d'autorité essentielles que sont la levée des troupes et la collecte des impôts - disposition d'importance qui a assuré la perpétuation de l'autorité royale. La Couronne resta assez forte pour éviter que ces fonctions sensibles ne devinssent héréditaires, gardant ainsi l'administration provinciale sous son contrôle. Plus tard, pour prévenir tout excès d'indépendance de la part des sheriffs, ce fut la création en 1349, après la Grande Peste, des Justices of the Peace, représentants des communautés locales choisis par la Couronne pour contrôler l'action des sheriffs: ils reçurent alors des pouvoirs étendus pour appliquer le Statut de Servientibus (1349-1351)*. * NDT: Le statut de seruientibus, ou Statute of LAbourers, promulgué sous le règne d'Edouard III, était une réglementation des gages et salaires.
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Peu à peu leurs pouvoirs s'étendirent au détriment de ceux des sheriffs; dès 1394, ils étaient habilités à recevoir des plaintes contre les sheriffs et même à les convaincre de conduite délictueuse. Si le système des Justices of the Peace était peu coûteux à mettre sur pied, il avait cependant, du point de vue de la Couronne, un défaut majeur: la difficulté d'amener ces nobles personnes à appliquer des décisions contraires à leur propre intérêt. C'est pourquoi la réglementation économique nationale qui allait se développer considérablement du temps des Tudor et des Stuart ne se répercuta pas, sur le terrain, au même rythme. Par contre, selon toute probabilité, les années postérieures à la Glorieuse Révolution de 1688 connurent, elles, une corrélation bien plus satisfaisante entre la législation et sa mise en vigueur: à cette époque, les preneurs de décisions et ceux qui les appliquaient tendaient à penser de même, avaient parfois des liens de parenté et pour le moins appartenaient au même parti. L'inscription dans un répertoire de l'ensemble des propriétés foncières du royaume a été une des conséquences de cette coopération entre les autorités locales et la Couronne. A commencer par la Domesday Enquiry*, la recension des propriétés individuelles devint un des traits caractéristiques de l'action gouvernementale anglaise: ce furent les Hundred Rolls, l'inventaire Quo Warranto de 1272, l'évaluation des biens fonciers de l'Eglise en 1291, les enquêtes ministérielles d'Edouard III en 1340 et le Valor Ecclesiasticus d'Henri VIll. Procédant à l'inventaire des propriétés, la Couronne affirmait par là-même que la propriété était soumise à supervision royale. Au contraire, la fragmentation de l'autorité politique en France eut cette conséquence que jamais la royauté française ne disposa d'un inventaire complet de la propriété foncière dans le royaume. Aucune des enquêtes qu'elle put conduire à cet effet n'approche, dans l'étendue comme dans le détail, celles qui furent diligentées pour la Couronne anglaise. Même au 18e siècle, le roi de France ne disposait pas d'évaluations aussi précises de la distribution de la richesse et de la propriété, du fait de la résistance qu'opposaient les autorités locales aux enquêtes à cet effet. Si la France, comme l'Angleterre, assignait des limites au pouvoir royal, les diverses traverses à l'issue desquelles ces limitations ont vu le jour permettent d'expliquer les différences que nous constatons entre les deux Etats quant aux conditions de leur stabilité politique et de leur développement économique. On sait que le poids accru des Justices of the Peace, en Angleterre, est contemporain de l'émergence du Parlement comme porte-parole de la nation. Pendant toute la période où prévalut la menace de ne pouvoir ni contenir les groupes récalcitrants ni lier l'ensemble du royaume à une volonté unique - c'est la plus grande faiblesse de l'Etat médiéval-, le Parlement contribua à assurer la force de la monarchie. La nation anglaise pouvait confiner ses conflits avec le roi au sein d'une institution unique, le Parlement. De ce fait, * NDT: Cene enquête, lancée en 1086 par Guillaume le Conquérant, aboutit à l'établissement du Domes· day Book, recueil cadastral des terres anglaises.
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les rois anglais pouvaient attendre de la classe politique de la nation qu'elle observât les décisions arrêtées par le Parlement, les représentants de cette classe, de leur côté, engageant les communautés locales qui les avaient mandés à les respecter. Le Parlement réduisait ainsi pour la Couronne le coût du marchandage avec les élites nationales. Alors que les institutions représentatives nationales dotaient les rois anglais d'un mécanisme capable de leur assurer le consentement de la nation dans sa totalité, obtenir un consensus au sein des Etats Généraux français était autrement plus difficile. Au cours du haut moyen âge, les provinces françaises avaient pratiquement échappé au contrôle royal pour passer aux mains de grandes familles locales dont l'autorité s'exerçait indépendamment de la monarchie. Différentes régions passèrent sous contrôle royal à des époques différentes, à la faveur de négociations dont les termes variaient sensiblement de province à province. Leurs intérêts n'étant pas uniformes, les provinces n'étaient guère enclines à avaliser des lois s'appliquant à l'ensemble de la nation. Ne disposant pas d'une assemblée consultative centrale susceptible de donner son agrément aux taxes et impôts, la royauté française en était réduite à marchander séparément avec chaque partie. Aussi les impôts prenaient-ils une forme et un poids différents de région à région. Par exemple, on prélevait une taxe sur les ventes dans les régions de foires ou disposant d'aires marchandes; par contre les régions soumises au risque de guerre se voyaient frappées de contributions liées spécifiquement aux dépenses de défense. Sans doute la monarchie française était-elle plus forte vis-à-vis de chaque partie que la Couronne anglaise vis-à-vis du Parlement; cependant le roi français devait souvent reconnaître les privilèges locaux, ou même leur accorder sa protection en contrepartie du revenu qu'il recevait. Des négociations de ce genre entre l'autorité centrale et les pouvoirs locaux, qui aboutissaient à donner aux uns des droits que l'on refusait à d'autres, n'auraient assurément pas été agréées si un parlement central avait existé. De ce fait, avec le Parlement anglais, les différences de droits entre régions tendaient à s'effacer, alors qu'en France elles allaient souvent s'intensifiant, chaque province négociant avec la royauté pour préserver ses exemptions spécifiques sans souci du poids accru qui pèserait sur les régions voisines. En échangeant droits et privilèges contre du revenu, la monarchie française ne s'arrêtait pas à examiner si les coûts engendrés par de telles exemptions se distribuaient équitablement ou non dans la population ou entre toutes les régions du royaume. Cependant les conséquences à long terme d'une telle distribution inégalitaire de ces concessions de type fiscal allaient être dommageables aussi bien à la stabilité politique qu'au développement économique. Le maquis de droits et péages qui en résultait était préjudiciable au commerce et la prédominance de privilèges fiscaux différents selon les régions interdisait de mettre sur pied une politique nationale de l'impôt. Pour s'assurer la coopération d'élites bien organisées, la royauté française accordait des faveurs de toute sorte, pensions, protection, traitement juridique
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particulier, droits commerciaux exclusifs, tribunaux spéciaux. Selon l'intention de la royauté qui distribuait ces privilèges, les puissants groupes sociaux devaient trouver plus d'avantages à coopérer avec elle qu'à résister à la croissance de son autorité. La distribution de privilèges a été un aspect du processus d'unification de l'Etat français et a représenté la contrepartie que recevaient différents groupes pour leur coopération avec les agents du pouvoir central. Les exemptions fiscales dont jouissait la noblesse en sont un exemple. Les nobles n'avaient pas été exempts des contributions collectées au milieu du 14e siècle. Mais un roi faible, Charles VI, avait accordé des exemptions dans l'espoir d'obtenir le soutien de la noblesse pour la guerre contre l'Angleterre 5. Ses besoins fiscaux croissant, la royauté se rendit compte qu'elle pouvait augmenter les contributions des provinces pour peu qu'elle ne s'attirât pas l'hostilité de la noblesse. Les exemptions dont bénéficiait celle-ci continuèrent donc à s'étendre à mesure qu'augmentait le revenu fiscal royal, la royauté ne pouvant se permettre de susciter l'ire des nobles. Les Grands purent même s'approprier une part des impôts royaux à leur propre usagé. La création de privilèges a pu aider à la conquête du pouvoir par la royauté française, elle n'en était pas moins un expédient à court terme: si elle se traduisait par la création d'offices, elle débouchait sur la constitution d'un segment de bureaucratie échappant au contrôle royal; si elle prenait la forme d'exemption d'impôts à venir, elle appauvrissait la monarchie en réduisant à la longue son revenu. A la fin du 18 e siècle, la royauté avait ainsi bradé une grande part de son contrôle sur le système fiscal, réduisant de la sorte sa capacité à faire face aux crises. Ce livre aborde l'histoire de l'Ancien Régime au moment où la royauté est parvenue à s'assurer la subordination des institutions autonomes des provinces. Après la Fronde (1652), les Etats provinciaux, qui avaient été les défenseurs les plus vigoureux de l'autonomie des provinces, se trouvèrent repris en main ou reçurent des compensations 7. lis devinrent des mécanismes d'enrichissement pour la monarchie comme pour les élites locales. Ceux d'entre eux qui ne le devinrent pas furent éliminés 8. C'est alors que le représentant du roi, l'intendant, devint l'intermédiaire entre les élites locales et la royauté: la stabilité politique était assurée dès lors que les notables du royaume voyaient dans la 5. Pour une vue d'ensemble du système fISCal, cf. James B. Collins, Fiscal Limits of Absolutism: Direct Taxation in ur/y Seventeenth-Cemury France, Berkeley CA, University of California Press, 1988, p. H!-64 ; Pierre Chaunu, « L'Etat " in F. Braudel et C. Labrousse éd., Histoire économique et soci4/e de la France, t. l, Paris, PUF, 1977, p. 9-228; J.B. Henneman, Ruyal Taxation in Fourteenth-Century France: The Captiviry and Ransom ofJohn Il, 1356-1370, Philadelphia, The American Philosophy Society, 1976; idem, Ruyal Taxation in Fourteenth-Century France: The Development of War Financing, 1322·1356, Princeton, Princeton University Press, 1971. 6. Les notables locaux du Languedoc retenaient à leur usage 33 % des taxes. Cf. William :Beik, « Etat et société en France au xvu· siècle: La taille en Languedoc et la question de la redistribution sociale " Annales ESC 39, nO 6, 1984, p. 1270-1298. 7. Au cours du ISe siècle, les Parlements devinrent les protecteurs des franchises provinciales; auparavant, ce rôle avait incombé aux Etats provinciaux.
8. Cf. Collins, op. cit, p. 3-4, 18, 23, 38-42.
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monarchie le garant indispensable de leurs privilèges et de leur statut. Apparaissant enfm comme la source unique des prébendes, le roi devenait par là-même l'arbitre siégeant au-dessus des groupes sociaux. Toutefois, comme Turgot allait le remarquer plus tard, trop d'interventions relevaient de l'initiative royale, trop peu d'espace restant ouvert aux entreprises spontanées de la société 9. La monarchie étant la seule organisation habilitée à se prononcer au nom de tout ce qui composait le royaume, il n'existait pas d'institution susceptible de dégager une façon de voir commune entre les différentes élites. A la veille de la Révolution, lorsque Louis XVI invita à renégocier exemptions et privilèges, il ne disposait simplement pas des moyens d'engager cette négociation ni de la mener à terme 10 : aucun forum ne s'était constitué en France où les groupes sociaux pussent confronter entre eux leurs privilèges. Et cependant, malgré cette faille qui s'avérera fatale, l'absolutisme fut une grande victoire pour la monarchie française puisqu'il fut pour elle le fondement d'une stabilité politique qui dura plus d'un siècle. Ce sont les conséquences, en matière d'économie et de redistribution des richesses, de cette victoire politique que je vais essayer d'identifier dans le courant de ce livre. J'examinerai comment se sont constituées peu à peu les institutions économiques de l'absolutisme en analysant les motivations politiques auxquelles elles ont dû leur naissance, ainsi que leur coût possible ou probable. n s'agit en effet de mettre en lumière les incitations politiques et économiques qui ont co-présidé à l'apparition des principales institutions économiques. Sans doute est-il impossible de vérifier nombre des implications des hypothèses que je formule. Cependant, à l'évidence, le système a dû sa persistance à sa logique politique interne. Autrement dit, les institutions économiques de l'absolutisme ressortissent à un comportement politique rationnel malgré leur inefficacité économique ".
A - LES
MOINS PRIVILÉGIÉS
William Petty (1623-1687) - un des premiers statisticiens de l'économie que Marx considérait comme le père de l'économie politique - observait que l'on 9. Turgot,« Mémoire sur les municipalités" in G. Schelle éd, Œuvres de Turgot, 5 vol., Paris, F. Alcan, 1913·1923, 4, p. 568-628. 10. il Y avait plus d'un siècle et demi que les EtalS Généraux n'avaient pas été convoqués. 11. Même si les économistes ne sont pas encore parvenus à une définition précise de la rationalité, ils s' • .:cordent cependant sur quelques trailS caractéristiques. Rationalité, pour eux, ne signifie pas pensée logiquement cohérente, mais plutôt le processus mental qui nous permet d'obtenir ce que nous désirons au prix du moindre effort ou du moindre coût. Les calculs de rationalité auxquels procèdent les économistes reposent habituellement sur trois paramètres: préférences, goûts et dégoûts; coûts (le temps, l'argent ou l'effort nécessaires pour parvenir au but cherché); utilité (un paramètre qui concilie coûts et préférences). Soit deux objets désirés avec la même intensité, celui qui coûte le moins revêtira une plus grande utilité. Pour un économiste. se componer de façon rationnelle, c'est maximiser l'utilité. Cf. - excellente analyse à .:e sujet - William H. Riker, « Political Science and Rational Choice " in J.E. Alt et K.A. Shepsle éd., Per. W. Doyle, 1be Origins of the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1980.
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s'était substituée à celle des seigneurs, les droits féodaux qu'acquittait le paysan restaient sans contrepartie. Les affaires opposant paysans et seigneurs qui furent évoquées en justice dans la Bourgogne pré-révolutionnaire montrent que ce que les paysans rejetaient, c'était le fardeau économique du féodalisme, non les occasions d'accumulation de capital 29 •
Le développement rural et ce qu'enseigne l'histoire de la France
Une bonne part de la théorie du développement repose sur une lecture erronée du rôle des paysans dans le développement économique 30. Se fondant sur les travaux des historiens, les théoriciens du développement en ont conclu : que les paysans sont par définition les producteurs d'une économie de subsistance, non de biens à échanger; que leur production est arriérée, incapable de produire les surplus indispensables à la naissance d'une industrie. Pour qu'il y ait développement, la paysannerie doit être forcée à produire un surplus. D'autre part l'histoire britannique a suggéré une autre conclusion: au cours du développement, la ville remplace la campagne et l'industrie remplace l'agriculture. Voyant ainsi l'histoire britannique, ces théoriciens estimeront que la petite ferme familiale doit céder la place à des exploitations plus grandes, plus exigeantes en capital et qu'il ne peut y avoir croissance industrielle qu'au détriment de la paysannene. Au vu de ces conclusions, nombre de dirigeants du tiers monde se sont cru intellectuellement justifiés à obérer la paysannerie dans leur effort pour industrialiser leur nation, imitant en cela la politique de l'Union soviétique où le secteur rural subventionna le coût de l'industrialisation. Encore maintenant, les dirigeants des pays en voie de développement entendent pareillement favoriser l'industrie en structurant les rapports entre prix d'une façon préjudiciable à la paysannerie. Toujours convaincus que les paysans sont les producteurs d'une économie de subsistance, ne réagissant pas aux prix, des gouvernements africains ont mis sur pied des Offices d'achat Gouant le rôle de marchés monopsones obügés pour un grand nombre de cultures) qui offrent pour les produits des prix souvent très inférieurs à ceux du marchpl. Plus encore, ces gouvernements ont porté toute leur attention à l'exploitation à grande échelle au détriment des projets modestes et des petits cultivateurs. Pour pallier les effets de cette politique, les exploitants mettent en culture des produits qui échappent au monopole d'achat des Offices ou se limitent à une agriculture de subsistance 29. Cf. H . Root,. Challenging the Seigneurie: Community and Contention on the Eve of the French Revolution " Journal of Modern History 57, 1985, p.652-681. 30. Cf. Robert Ba,es, • Lessons from History, or the Perfidy of English Exeeptionalism and the Significanee of Historical France., World PoJities 15, 1988, p. 499-516. 31. Robert Bates, Markets and States in Tropical Africa : PoJitieaJ Base ofAgricultural PoJicies, Berkeley - Los Angeles, Universiry of California Press, 1981 ; et R. Bates éd., Toward a PoJitical Economy of DeveJopment: A Rational Choiee Penpective, Berkeley - Los Angeles, Universiry of California Press, 1988.
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- deuxième échappatoire qui a pour effet de réduire le revenu total. Au bout du compte, en demandant aux cultivateurs de payer le prix du développement industriel, on en arrive à les inciter à se détourner du marché, à ne produire que pour leur propre consommation et à retourner ainsi à l'agriculture de subsistance que l'on avait considérée comme préjudiciable à l'intérêt national. Ajoutons à cela les conséquences nuisibles pour la majorité de la population, en général paysanne, de cette approche de type urbain. A la place de la croissance attendue, c'est le plus souvent la stagnation, voire la contraction de l'économie dans son ensemble qui prévaut. On prend ainsi la mesure de l'effet pervers que peut avoir une lecture erronée du passé non seulement sur le progrès de la connaissance historique, mais encore, ce qui est plus important, sur les théories contemporaines du développement, car celles-ci, après tout, reflètent notre compréhension du passé.
B-
LESPLUSPRnnLÉG~
Partisans d'une réforme économique dans la France du dix-huitième siècle, les physiocrates estimaient qu'il fallait dégager plus de profit de l'agriculture française et pour cela assurer la liberté de commerce des grains dans l'ensemble du royaume. Malgré leur poids à la Cour, jusque dans les conseils du roi, ils ne parvinrent jamais à inverser la politique économique et sociale qui favorisait le développement industriel et urbain au détriment de l'agriculture. Les autorités locales et provinciales tenaient à se concilier les masses urbaines et cette préoccupation prenait le pas sur les programmes de libéralisation et de privatisation des marchés de grains qui ne cadraient pas avec elle. La foule pré-révolutionnaire : une coalition de distribution
Les recherches historiques sur les mouvements des foules ont souvent nourri les spéculations sur l'éthique pré-capitaliste. Des historiens comme G. Rudé, E.P. Thompson, Ch. Tilly et G. Lefebvre ont perçu, à la faveur de leur étude des émeutes frumentaires au dix-huitième siècle, l'existence d'une alliance entre centralisateurs et capitalistes pour substituer la logique des relations de marché aux principes traditionnels d'allocation de subsistance, plus moraux. Pour eux, ces émeutes dévoilent un conflit moral et culturel, un conflit de classe, dans lequel les consommateurs se mobilisaient pour maintenir les droits communaux traditionnels et entraient en lutte contre l'émergence d'une économie de marché «qui sacrifiait les relations humaines de réciprocité aux rapports salariaux » 32 - de tels arguments exagèrent sans doute le rôle de l'appartenance à 32. Cf. E.P. Thompson, • The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Cenrury _, Past and Present 50, 1971, p. 71·136.
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une classe donnée dans les attitudes que prennent les individus à l'égard du marché -. Ces historiens ont cherché à démontrer que l'indignation morale était la cause de ces émeutes, la preuve en étant qu'elles tendaient à disparaître dans les périodes de grande disette. Apparemment, ils n'ont pas pris en considération le bilan très différent de ce type d'émeutes selon qu'elles se font jour en France ou en Angleterre. En outre, le bilan qu'ils en donnent se limite aux avantages que le groupe protestataire a pu en tirer et ignore le coût caché des actions de "Ce groupe pour la société dans son ensemble. Ce livre traitera du problème sous un autre angle. Parmi tous les facteurs qui ont concouru au succès ou à l'échec de ces émeutes frumentaires, la capacité des foules à influencer l'institution politique directement concernée a sans doute eu un poids beaucoup plus décisif que la justesse intrinsèque de leurs revendications. Les foules urbaines ont sans doute revendiqué leur droit à un prix modéré pour le pain, mais c'est seulement leur capacité à s'organiser qui a donné à cette revendication un caractère voyant et menaçant. Les travailleurs des villes ont été en règle générale incapables d'exercer une influence sur la politique nationale des grains élaborée par un Parlement anglais que dominaient les propriétaires terriens; les quelques concessions qui purent être faites aux émeutiers furent officieuses et temporaires. Les propriétaires terriens anglais tinrent la main à ce que les mesures gouvernementales profitassent à la production agricole plutôt qu'à la consommation. Les exportations furent encouragées et, à la différence de la France, le commerce des grains ne fut pas réservé à certains marchés ou négociants. En outre, la politique constante du gouvernement anglais fut de traiter les émeutiers comme des criminels et il recourut contre eux à la force armée, à l'emprisonnement et à la pendaison. En France au contraire, les émeutes nées d'une revendication de réglementation des prix connurent en généralle succès. L'Etat finança la consommation plutôt que la production - même Napoléon continua à intervenir sur le marché des grains au bénéfice des consommateurs, bien qu'il fût partisan du libre échange -. Enfin les autorités françaises considéraient ces émeutes comme politiques plutôt que criminelles. A court terme, en France comme en Angleterre, les pauvres des campagnes ont autant intérêt que les pauvres des villes à un prix modique pour les subsistances: de bas prix permettent aux pauvres des campagnes de survivre aux crises. Mais ces bas prix ne servent en rien leur intérêt sur le long terme. Nous pouvons, nous, distinguer entre court et long terme pour mesurer les avantages de prix élevés, mais il n'en allait pas de même à l'époque. Les bas prix des grains n'affectent pas seulement le revenu de ceux des exploitants qui dégagent de confortables surplus, une bonne part de la perte de revenu imputable à ces bas prix se traduit aussi par une réduction de l'emploi et des salaires pour cèux qui travaillent la terre, pour les paysans sans terres qui vivent de la location de leur force de travail sans doute, mais surtout pour ceux qui exploitent des terres à bail et qui constituent une section importante de la paysannerie française. Ces bas prix compromettent l'accumulation de capital dans l'agriculture, condam-
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nent ainsi le travail de la terre à une faible productivité et donc à un revenu médiocre, affectant la capacité d'épargne des paysans. En réduisant le niveau des investissements agricoles, les faibles revenus ruraux rendaient le travail aux champs moins rémunérateur. Si l'on considère les foules urbaines comme un groupe d'intérêt particulier faisant le siège du gouvernement pour obtenir de lui des mesures préférentielles, on peut comparer leur objectif à celui d'autres groupes de pression actuels cherchant à orienter en leur faveur l'action des pouvoirs publics. A la façon des citadins qui descendent dans la rue en Egypte ou en Pologne pour demander que le gouvernement continue à subventionner le pain ou à contrôler salaires et prix, les émeutiers du 18 e siècle cherchaient à se faire confirmer leur privilège monopolistique sur l'approvisionnement en grains en interdisant aux négociants étrangers à la ville tout accès au marché local. Bref ces émeutiers en appelaient à l'aide de la puissance publique contre le marché. En outre on peut douter s'il est bien approprié de voir dans les émeutiers les « représentants,. de leur classe, ce qui revient à conjecturer que vainqueurs et perdants se répartissaient nettement selon un clivage de classes. Le gouvernement français cédait assez souvent aux revendications des consommateurs des villes parce que ceux-ci étaient aisément en mesure de s'organiser pour exercer sur lui une pression efficace. Assurément la production de pain allait s'en trouver limitée et le risque de rupture d'approvisionnement s'en trouver accru, tout cela au détriment de la paysannerie et de la production nationale dans son ensemble. On peut dire en fait que les revendications des émeutiers français étaient tout sauf" équitables» puisque les travailleurs des villes demandaient que les subsistances fussent subventionnées aux frais des paysans qui les produisaient. En cette matière, les employeurs abondaient dans le sens de leurs employés puisque le grain bon marché leur permettait de maintenir les salaires à un bas niveau. En Angleterre, une coalition urbaine similaire mènera une campagne victorieuse pour la fIxation de prix moins élevés lors du débat sur l'abolition des Corn Laws*. Si l'on peut douter que la cause des employeurs et salariés des villes ait été juste, cette coalition eut au moins pour elle l'avantage d'être proche du pouvoir politique, les villes pouvant ainsi déterminer en leur faveur l'intervention du gouvernement. Les salariés étaient concentrés dans les villes, aussi pouvaient-ils s'organiser à moindres frais. il n'en était pas de même pour les paysans, disséminés à la campagne dans des villages assez indépendants les uns des autres. Comme c'est souvent le cas pour les groupes de pression spécifiques, la contrepartie des avantages consentis à la minorité qu'ils représentent est un coût induit pour tous ceux qui ne se sont pas fait voir ou entendre. Le simple fait qu'une législation soit avantageuse pour une classe donnée n'autorise pas à conclure qu'elle est le résultat de l'action collective de cette classe - c'est un point de doctrine important -. En outre, il peut advenir que * NDT: Les lois sur les grains (Corn uws, 1766) réglementaient l'exportation et surtOut l'importation des céréales. Elles seront abrogées en 1846.
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le coût des avantages consentis à un groupe représentatif repose en fin de compte sur les épaules d'autres membres de la même classe sociale moins voyants et moins habiles à s'organiser. Le 18 e siècle nous en donne un exemple: ce furent les paysans pauvres qui supportèrent les conséquences de l'aide accordée aux consommateurs de pain; ils payèrent, directement parfois lorsqu'ils perdaient leur propriété, et en tout cas indirectement (réserves de grain en diminution, moindre productivité agricole), le coût de la fourniture de grain bon marché aux villes. Le coût total a sans doute été plus lourd pour la paysannerie que n'ont été les bénéfices correspondants pour les habitants pauvres des villes, mais ce coût était diffus et moins susceptible de fournir un motif suffisant pour une action collective promise au succès. En définitive, la dégradation de l'agriculture que provoquait une telle politique affectait le bien-être de la nation dans son ensemble. Ainsi ce qui, à première vue, apparaissait comme une lutte entre travailleurs pauvres et élites urbaines aisées devient pour l'observateur attentif un exemple de l'action d'un groupe social, bien organisé et politiquement menaçant, parvenant à obtenir des avantages au prix de coûts plus importants, quoique diffus, pour la masse inorganisée d'une paysannerie fort peu consciente de ce qUl se Joue. Une relecture de l'histoire nous invite à voir également d'une autre façon l'action des foules de l'époque pré-industrielle. Il est clair que les agents du gouvernement n'étaient que trop disposés à interférer avec le marché pour fournir l'armée et les grandes villes, Paris en particulier, de pain à un prix plus bas que celui que proposaient ceux qui le produisaient. Ces agents de l'Etat n'étaient donc pas des partisans du libre-échange; au contraire, ils cherchaient à corriger le marché et à altérer les prix au profit de l'armée et du consommateur des villes. Ironie de l'histoire, ce fut la main d'œuvre urbaine du capitalisme à l'état naissant, non « la paysannerie pré-capitaliste », qui mit le plus de vigueur à demander protection contre les lois de l'offre et de la demande. Pourquoi les marchés concurrentiels se développèrent-ils mieux en Angleterre qu'en France ?
Pour de nombreux historiens, les cultures capitaliste et pré-capitaliste se confrontèrent avec violence aux 17e et 18 e siècles, ce qu'ils attribuent à l'apparition d'une bourgeoisie porteuse des valeurs du libre-échange et du libéralisme économique. Christopher Hill estime que la guerre civile anglaise (1641-1649) fut une des premières grandes révolutions bourgeoises. L'économie britannique se trouva déréglée à la suite de ce conflit qui mit aux prises la Cc;>uronne et les partisans d'une économie libre 33. Selon Hill, le parti parlementaire cherchait à frayer la voie au capitalisme en luttant contre la Couronne pour la déposséder du monopole royal duquel elle tirait revenus et clients. Si des mar33. Christopher Hill, The Century of Revolution. 1603-1714, Londres, Nelson, 1961.
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chés libres couvrant l'ensemble du pays sont apparus en Angleterre, c'est, nous dit-on, parce que les classes supérieures britanniques obéissaient à des motivations plus rationnelles (au sens étroit de la recherche du profit maximum) que leurs homologues du continent. Je ne mets pas en doute que l'expansion économique qu'a connue l'Angleterre au 18< siècle ait été caractérisée par l'accélération de l'intégration des marchés locaux; je me demande seulement si la création d'un marché intérieur libre a bien été le but poursuivi par une révolution politique qui allait amener la« bourgeoisie» au pouvoir. Je n'entreprendrai pas, dans ce livre, d'étudier l'économie dans sa transition du pré-capitalisme au capitalisme, mais de montrer en quoi les nouvelles dispositions constitutionnelles ont déterminé de nouvelles formes de réglementation, d'une façon telle que la distribution du revenu national s'en est trouvée radicalement modifiée 34. Pour expliquer le développement précoce de marchés intérieurs libres 35, certains chercheurs opposent l'Anglais puritain, avec son sens pratique et son goût des affaires, au Français catholique et aristocrate, que son respect pour les valeurs traditionnelles, le souci de son salut et le goût des armes détournaient de projets ayant pour fin l'accroissement du produit national brut. Je ne débattrai pas si leur culture rendait les notables anglais plus réceptifs au capitalisme que leurs homologues français, mais je remarquerai que le gouvernement français, dans le cadre d'une monarchie absolue et centralisée, était en mesure d'accorder des privilèges spéciaux aux groupes d'activités économiques qu'il favorisait; il pouvait en outre garantir ces privilèges grâce à un système de juridictions administratives ayant le pas sur les juridictions provinciales traditionnelles. En conséquence, les groupes français d'activités économiques n'en étaient que plus enclins à exercer leurs moyens de pression sur le gouvernement pour se faire confirmer leurs monopoles. L'autorité uniforme qu'exerçait l'Etat réduisait le coût de la prise de monopole ou de sa conservation aussi bien pour le gouvernement que pour ceux qui étaient à la recherche de rentes de situation, à l'époque même - au 18e siècle - où l'augmentation des pouvoirs et de l'autonomie des ministres rendait l'exercice de pressions plus facile aux groupes d'intérêt qui cherchaient à s'assurer le bénéfice particulier de monopoles. En Angleterre au contraire, le pluralisme politique et la complexité de toute intervention auprès du Parlement accroissaient les coûts pour ces groupes. Parce 34. Au 16e siècle, le gouvernement anglais avait réglementé industrie et commerce, accordé des monopoles industriels, contrôlé les prix et interdit la .. clôture 110 des communaux. Le gouvernement continuera
ultérieurement à prendre des dispositions réglementaires, mais, par suite de la Révolution de 1649, cette réglementation poursuivit de tout autres objectifs et favorisa d'autres groupes sociaux.
35. John Nye a récemment montré que l'Angleterre était moins libre..!changiste qu'on ne l'a pensé. Il faut selon lui distinguer entre échanges internationaux et échanges domestiques. L'Angleterre avait cenes un marché intérieur plus libre et plus intégré que la France qui souffrait, quant à elle, du coilt plus élevé des octrois. Mais les tarifs douaniers anglais étaient plus élevés. Cf. « The Myth of Free Trade Britain and Fonress France: Tariffs and Trade in the Nineteenth Century ' , Journal of Economie History, mars 1991. Après Adam Smith, Eli F. Heckscher prétendait que l'Angleterre était plus interventionniste et mercanti· liste pour son commerce extérieur que pour le commerce intérieur. Adam Smith, The Wealth of Naliom, livre 5, chap. 2 et Heckscher, Mercantilism, New York, McMillan 1955, chap. 1 et 2.
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que ceux qui proposaient une législation monopolistique pouvaient se voir débouter par les représentants d'intérêts rivaux, parce que la négociation, au sein du Parlement, était toujours multilatérale, des procédures allaient émerger, touchant les finances de l'Etat, qui seraient plus efficientes que le partage de profits monopolistiques excessifs entre groupes privés et gouvernement. En outre il n'était pas sûr que le monopole, s'il était accordé, fût respecté, sinon dans les comtés où les Justices of the Peace y avaient également intérêt, que ce fût pour des raisons économiques ou sociales. li n'y avait pas de cour royale à laquelle les détenteurs anglais de monopole pussent en appeler pour défendre leurs droits, ils relevaient des cours ordinaires; or ils ne pouvaient guère attendre des jurés qui y siégeaient quelque sympathie pour ceux qui revendiquaient leur droit à maintenir des prix élevés en éliminant des concurrents moins chers. Les conflits entre pouvoirs publics (la Couronne et le Parlement), la complexité du processus législatif et la vénalité des administrateurs peuvent avoir concouru sans le vouloir à l'apparition de la liberté économique.
C - LES TRÈs PRIVll.ÉGIÉS Fernand Braudel notait que la concentration des richesses aux mains d'un tout petit nombre de personnes avait été un des aspects les plus persistants de l'histoire de la centralisation en France. li pensait sans nul doute aux fortunes fabuleuses qu'ont accumulées les familles qui géraient les finances royales.
Les finances et la société
Les contemporains comme les historiens abondent en traits d'une corruption flamboyante lorsqu'ils évoquent les finances royales des 17e et 18e siècles français. Les financiers sont communément décrits comme des parasites prêts à submerger la société. On voit dans le capital qu'ils accumulent le produit des exactions auxquelles se livrent les agents subalternes de l'administration des fmances (lorsqu'ils perçoivent la taille par exemple), produit qui est réinvesti à un plus haut niveau de la hiérarchie sous la forme de prêts à l'Etat. Daniel Dessert, auquel nous devons la description la plus complète que nous possédions du monde de la haute finance au 17e siècle, nous dit fort clairement comment les financiers étaient vus par leurs contemporains : « Le royaume aspire à des mesures radicales contre les financiers, dont le luxe ostentatoire, la réussite mondaine et l'accaparement des charges les plus lucratives semblent autant d'objets de scandale. Les peuples, minés par la misère et la guerre, les officiers, parlementaires en tête, principales victimes de la multiplication des affaires extraordinaires [NDA : les offices perdaient de leur valeur du fait de la multipli-
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cation de ceux que créait le roi, vendus par les financiers], la noblesse enfin, toujours prête, pour s'opposer au pouvoir, à reprendre son rôle de défenseur des opprimés, qui la flatte et lui rappelle un idéal mythique et des souvenirs nostalgiques, crient vengeance dans une belle unanimité. Dénoncer cette richissime engeance, la tondre, voilà un programme démagogique qui assure la popularité à peu de frais. Au cœur de la crise, en désignant des boucs émissaires on ne peut plus rêvés, on canalise habilement une partie du mécontentement. Aussi cette volonté de leur faire rendre gorge trouve-t-elle un écho très favorable dans une opinion publique conditionnée par toute une littérature qui se déchaîne à longueur d'année contre la maltôte,. 36. Un siècle plus tard, ce sera l'organisation de la société en corps constitués que des agents de l'Etat comme Turgot dénonceront comme inutile et source de corruption. Les historiens d'aujourd'hui se font en général l'écho de ces dénonciations de l'époque en décrivant ces corps constitués, tels les états provinciaux, les officiers des municipalités et les communautés villageoises, comme les vestiges d'un" ordre archaïque et moribond ». Si je cherche aussi à comprendre les rapports entre l'Etat et les corps constitués durant cette période, je le ferai en examinant quelles autres possibilités de contrats s'offraient au roi pour organiser ses finances. A examiner les problèmes que pose la passation de contrats de crédit dans le contexte de l'absolutisme, une interprétation différente des rapports entre la monarchie absolue et les corps constitués se fait jour. En particulier, j'avancerai que les corps constitués étaient loin d'être moribonds: ceux qui avaient la charge de gérer les finances du roi étaient prospères. En fait les recherches récentes nous montrent que tous les groupes constitués ont prospéré au 18< siècle, quelque différente qu'ait été leur origine - chancellerie des secrétaires du roi, corps municipaux, communautés villageoises - 37. Pourquoi un roi se réclamant d'un pouvoir absolu irait-il accepter la prolifération de corps intermédiaires dont les droits et privilèges réduisaient l'autorité absolue de la royauté et entamaient son pouvoir discrétionnaire? Quoique contraire au bon sens spontané, c'est pourtant ce qui arriva. Cela a dû être l'effet d'une rationalité économique profonde. Comme le disait un administrateur de l'époque, " le crédit des états, celui des villes, celui des corporations sont le crédit du roi» 38. Dans ce livre, je consacrerai à l'examen des privilèges dont a bénéficié ce groupe une place équivalente aux avantages qu'il a retirés de sa mainmise sur le fisc et la finance: les cinq derniers chapitres traiteront des origines des privilèges de ces élites financières ainsi que des conséquences qui en ont résulté. 36. Daniel Dessert, Argent, Pouvoir et Société au Grand Siècle, Patis, Fayatd, 1984, p. 242. (la. mal· tôte" - nous dirions aujourd'hui. le fisc" - désignait le corps des collecteurs de l'impôt). 37. Cf. David Bien, • The Secrétaires du Roi: Absolutism, .Corps and Privilege under the Ancien Régime ", in E. Hinrichs éd., De l'Ancien Régime à la Révolution Française, Gôttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1978. Voir aussi Gail Bossenga, • From Corporations to Citizenship : the Bureaux des Finances before the French Revolution " Journal of Modern History 58, 1986, p. 610-642, et mon Peasants. 38. BN, Joly de Fleury 2536 53, MatS 1770, manuscrit non signé.
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L'Etat et la société sous l'Ancien Régime: l'autonomie du gouvernement central
A l'époque moderne, en Angleterre comme en France, c'est le besoin d'entretenir et de développer une capacité militaire qui est le moteur de la croissance de l'appareil d'Etat. On peut voir dans l'émergence du Parlement anglais et dans l'expansion de l'absolutisme français deux réponses différentes au même besoin d'accrohre les ressources que l'Etat pouvait prélever sur la société. Les crises militaires du 17e siècle sont à l'origine de la perception d'impôts qui, au 18e siècle, devinrent des sources normales de revenus. Mais accroître les prélèvements, c'était susciter des tensions entre l'Etat et les groupes sociaux influents. En Angleterre, c'est à un régime aristocratique qu'échut le pouvoir; celui-ci sut enfermer l'action de la bureaucratie dans les limites de ce à quoi avaient consenti ses représentants. En France, la soumission progressive des institutions locales ou autonomes à la royauté excluait l'émergence d'un régime analogue. En Angleterre, à la différence de la France, la structure politique limitait la portée des interventions de couloir autant que leurs espérances de succès. Les révolutions du 17e siècle avaient partagé le pouvoir politique presque jusqu'au point de rupture entre Couronne et Parlement. L'autorité politique, la force exécutoire étaient décentralisées, relevant des Justices of the Peace locaux et non d'une bureaucratie centrale. Il y avait aussi pluralisme: les droits civils, bien qu'encore limités, étaient plus étendus qu'en France. D'autre part le législateur avait peu de moyens pour contrôler l'application de ses décisions. Disposant de bien peu d'administrateurs salariés, sans aucune force de police, le gouvernement dépendait du bon vouloir des agents locaux 39. Un tel état de fait ramenait à peu de chose - bien sûr sans que cet effet ait été cherché - les avantages que des groupes d'intérêt spécifiques auraient pu attendre d'une réglementation favorable à leur égard sur le plan national. Même dans ce cas, il leur fallait prévoir des coûts élevés pour en obtenir l'application, les Justices of the Peace appliquant les règlements de façon sélective, selon les préférences locales. Si le résultat de toute démarche auprès du Parlement pour obtenir une reconnaissance de monopole était bien incertain, tout nous indique par contre que celui-ci a été capable d'édicter une réelle politique économique, uniforme, à l'échelle de la nation. Le plus surprenant, c'est que l'Angleterre pluraliste ait mieux réussi qu'une France autocratique à concevoir et mettre en place une législation susceptible de modifier la redistribution du revenu national. Les Lois des Pauvres - les Poor Laws* - nous apportent la preuve de la capacité du Parlement anglais à formuler une disposition législative centralisée concernant l'ensemble du royaume. L'appropriation des communaux décidée par le Parlement ressuscita littéralement l'économie des Midlands tandis que des subven39. Cf. Margaret Levi, Of Rule and Revenue, Berkeley, University of Californi. Press, 1987 . • NDT Cet ensemble de lois, dont 1. première date de 1752, fIxe les conditions de l'assistance publique.
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tions permirent aux grandes exploitations anglaises de surmonter les difficultés d'une période où les grains se vendaient à un prix relativement bas. Les Corn Laws se soldèrent par une redistribution de revenu aux exploitants et aux négociants au détriment du consommateur, ce qui était l'intention explicite du gouvernement central. Ces mesures politiques ne purent aboutir que parce qu'elles bénéficiaient au même degré à tous les grands propriétaires terriens. De même les British Navigation Acts ne conférèrent aucun monopole sur telle ou telle branche du commerce maritime à quelque groupe particulier d'armateurs britanniques. Cette législation n'introduisait aucune discrimination entre eux, tous en bénéficiant également. Aussi les interventions d'entreprises particulières désireuses d'écarter des rivales avaient-elles beaucoup moins de chances d'aboutir. Les intérêts économiques divers représentés au Parlement devaient s'unir pour arriver à leurs fins. Les intérêts terriens ou les intérêts financiers, au sens large, pouvaient espérer une législation favorable après négociation au sein du Parlement, mais il est rarement arrivé que des individus ou des entreprises particulières aient pu obtenir des avantages refusés à leurs rivaux. En France, les progrès de l'absolutisme n'avaient pas éliminé la puissance politique et économique des groupes sociaux dominants. Sans doute la centralisation et la bureaucratisation de l'administration avaient-elles limité le rôle politique et économique des élites françaises traditionnelles, mais l'absolutisme n'avait pas libéré le gouvernement central de ieur emprise au point qu'il pût agir de façon autonome. Lorsque la royauté entreprit des réformes d'envergure, telles l'appropriation privée des communaux ou l'abolition des corporations, la puissance des droits acquis restait encore assez forte pour empêcher ces réformes d'aboutir. Les limites du pouvoir absolu nous apparaissent de façon très nette au 18< siècle: des groupes d'intérêt conduits par l'élite de la finance furent alors en mesure de s'opposer avec succès à la volonté de réforme de certains des plus hauts responsables du gouvernement. Au lieu d'assurer l'indépendance du gouvernement à l'égard des groupes d'intérêt (ce que Turgot appelait" l'esprit républicain »), l'absolutisme rendait le gouvernement de plus en plus vulnérable à leur pression. Pour les groupes d'intérêts particuliers, la bureaucratie centralisée était une cible commode, qu'ils pouvaient se concilier à faible coût en suscitant des relations de clientèle avec les ministères-clé, de façon à en obtenir de fructueux monopoles ou des privilèges d'autre sorte. On ne distinguait que vaguement alors pouvoir public et privé, les titulaires des offices concédés par le gouvernement considérant ceux-ci comme leur propriété privée. Cette ambigüité ne pouvait que se nourrir de la dépendance où était la royauté, pour ses finances, à l'égard de corporations riches et puissantes: étant statutairement « audessus de la loi ", le roi ne pouvait placer ses emprunts directement dans le public, sauf à consentir des taux d'intérêt excessifs. Les divisions sociales rigides donnaient aux banquiers, aux corporations et aux chambres de commerce toute latitude de s'organiser et les dotaient de mécanismes efficaces d'exclusion et de
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contrôle. Or la politique royale renforçait et rendait plus aiguës ces divisions sociales tandis que, du fait de l'absolutisme, se créaient des institutions gouvernementales que les groupes d'intérêt privés allaient facilement capter à leur avantage et au détriment du bien-être général. Enfm le gouvernement, qui ne se faisait pas faute de dispenser des faveurs aux amis de tel ou tel ministre, engendrait une certaine instabilité politique par suite du ressentiment qu'en concevaient les rivaux de ces prébendés, amers de se voir refuser des privilèges consentis à leurs pairs de la même classe sociale. On entend un écho de ce ressentiment dans l'appel que lancent les philosophes à la noblesse pour lui demander de reconnaître" le mérite» 40. Ainsi, en Angleterre et en France, les institutions engendrèrent-elles des incitations différentes à l'action collective; c'est ce qui explique les différences que l'on constate dans l'organisation des groupes privés. Un tel groupe en quête d'une mesure gouvernementale protectrice (par exemple un monopoleur désireux de réduire la production pour élever les prix, ou menant campagne pour une réglementation plus favorable à son industrie) pourra attendre plus d'avantages, en proportion du coût de son intervention, d'un gouvernement autocratique centralisé - comme en France - que d'un régime parlementaire tel que le Parlement anglais des débuts de l'ère moderne 42 : il est moins probable de voir naître un monopole lorsque les concurrents pour l'attribution de celui-ci, ainsi que ceux qui auront à en supporter le coût, sont représentés à la négociation. Parce qu'en France la prise de décision était le fait exclusif d'un nombre très restreint de hauts responsables au sein d'un seul ministère, le coût du marchandage d'une action gouvernementale favorable était réduit. C'est pourquoi les petits groupes privés bénéficiaient en France, pour l'action collective, d'un ratio coût-avantage meilleur qu'en Angleterre. Evidemment, jouer le jeu de la politique de Cour était excessivement coûteux, et seuls les plus riches dans le royaume pouvaient y participer. Etre favori comportait des risques. Cela pouvait déboucher sur des gains importants, mais provisoires, car une faction ministérielle pouvait être congédiée dans son ensemble, clients compris, en un clin d'œil, comme cela se produisit de plus en plus souvent au cours du 18" siècle. Ainsi, contrairement à ce que l'on a trop souvent cru, les élites françaises n'étaient-elles pas moins enclines à prendre des risques que leurs homologues anglaises, mais les risques qu'elles prirent s'inscrivirent dans des entreprises militaires et se traduisirent par un attachement loyal à certains hauts responsables, malgré la précarité des portefeuilles ministériels. Si le favoritisme et la gloire des armes impliquaient des risques certains pour les élites françaises, ce consen40. Cf. David Bien, • The Army in the French Enlightenment : Reform, Reaction and Rev';lution " Past and Present 85, 1979, p. 68-85.
4 L Ainsi, la royauté favorisa la création d'industries possédant le monopole de nouvelles technologies, sans cependant instaurer une législation pour protéger les intérêts des inventeurs privés. 42. L'apparition de commissions au sein du Parlement permit une redistribution plus efficaœ des richesses à des groupes d'intérêt étroits.
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tement au risque se traduisait trop peu par des bienfaits économiques pour le reste de la société 43. Selon mon analyse, la mutation historique et l'adaptation institutionnelle sont à la source même du processus concurrentiel. L'adaptation des organisations sociales aux transformations de leur environnement est fonction de leur histoire propre et du développement des institutions; à leur tour, en s'adaptant, elles déterminent l'environnement ultérieur. Par exemple, la façon dont l'Angleterre s'est adaptée à sa crise du 17< siècle a changé l'environnement concurrentiel international auquel la France a dû faire face au 18 e siècle.
APPENDICE. -
L'ÉCONOMIE FÉODALE
Ce livre ne traite pas de l'économie médiévale européenne. Cependant je crois opportun d'aborder ce sujet: quelques représentations malvenues de l'économie féodale sont très présentes à l'arrière-plan des débats sur l'économie des débuts de l'ère moderne. S'inspirant de Marx, les historiens divisent le cours de l'histoire en une suite de systèmes de production liés à des médiations politiques, religieuses et économiques qui assurent et renforcent les intérêts de la classe dominante. Le premier de ces systèmes de production, le féodalisme, se caractérise par une économie de subsistance, le travail servile et une classe dominante de guerriers féodaux, volontiers dépeints comme plus aptes aux faits d'armes et à une consommation ostentatoire qu'à la gestion de leurs domaines ou au profit économique. Même de non-marxistes pensent selon ce schéma dialectique et estiment qu'il y a incompatibilité entre les institutions féodales et celles du marché. On a aussi soutenu que l'économie, au sens que ce terme a pris de nos jours, n'existait pas et ne pouvait pas exister avant le quinzième siècle pour la simple raison qu'il n'existait pas de marché en bonne et due forme 1. Georges Duby partage en gros le même point de vue dans Guerriers et Paysans 2: il estime que c'étaient les 43. On ne doit pas SOus-estlmer le risque inhérent à la carrière des armes pOUT la noblesse française qui s'y engageait. Les nobles, quand ils en avaient les moyens, investissaient leurs capitaux personnels dans leur équipement de guerre ou dans celui de leur régiment. A tout le moins, les familles nobles pauvres met· taient en danger la continuité de leur race en destinant leurs héritiers mâles à une carrière militaire. En effet, les pettes au combat étaient notables dans le corps des officiers du XVIII' siècle. 1. L'histoire de la pensée économique que vient de publier John Kenneth Galbraith présente cene thèse sous une forme qui lui est propre. Cf. J.K. Galbraith, Economies in Perspective: A Critical History, Boston MA, Houghton Mifflin, 1987. Traduction française: L'économie en perspective: une histoire critique, Paris, Seuil, 1989. 2. Georges Duby, Guerriers et Paysans, VlINU/'sièdes. Premier essor de l'économie européenne, Paris, Gallimard, 1973.
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valeurs militaires qui dominaient dans la société féodale, non celles du commerce, et que l'aristocratie consommait le plus clair du surplus de sa richesse dans son style de vie flamboyant. Pendant cette période, la production paysanne est apparemment caractérisée par la propriété collective ainsi que par des normes convenant à une agriculture de subsistance et assurant la redistribution de la richesse aussi bien que l'égalité. La préoccupation économique apparaît dans cette société lorsque l'esprit urbain de l'économie se répand dans les campagnes et lorsque l'avidité au gain des marchands des villes devient le principal moteur de l'histoire économique 3. Cependant un autre ouvrage de Duby 4 semble contredire cette hypothèse: il nous y montre, à travers un abondant matériel de références, des seigneurs toujours très attentifs, pour l'exploitation de leur domaine, aux tendances des marchés de la terre et du travail. Les seigneurs anglais, par exemple, étaient sensibles aux fluctuations des prix de la terre et de la main d' œuvre, en particulier lorsque ces fluctuations avaient leur origine dans la croissance démographiques. En période d'expansion de la population, ils vendaient souvent à leurs serfs leur affranchissement de la servitude pour engager une main d'œuvre salariée sur leurs domaines. Autre réaction aux modifications du marché, plus courante en France qu'en Angleterre, les seigneurs affermaient leurs terres pour éviter d'avoir à les exploiter directement et pour capter autrement les profits de l'agriculture sous forme de loyers à bail 6 • Dans les deux cas, il n'y avait pas altération des caractéristiques fondamentales du féodalisme, à savoir la fragmentation de la souveraineté, le dépôt de la puissance publique dans des mains privées, et le recrutement militaire sous forme de contrats privés. D'ailleurs l'introduction de la monnaie rendait plus facile la mise en place du système militaire féodal. Les rois tenaient à recevoir de l'argent pour faire campagne où et quand ils l'entendaient, les seigneurs préféraient limiter le service militaire qu'ils devaient à leur suzerain afin de s'occuper de leurs terres. Les deux parties étaient bénéficiaires à partir du moment où le roi acceptait de l'argent de ses vassaux en lieu et place de service: le prince pouvait ainsi louer les mercenaires dont il avait besoin et les garder en campagne jusqu'à épuisement des fonds. D'autre part les princes saisissaient les occasions qui s'offraient à eux d'étendre leur autorité en créant des foires et des 3. Sur ce point, l'opinion de Duby n'est pas sans similitude avec celle de John Hicks que nous avons relevée ci-dessus.
4. Georges Duby, L'Economie Rurale et la Vie des Campagnes de l'Occident Médiéval (France, Angleterre, fV"XV' siècles). Essai de Synthèse et Perspectives de Recherche, Paris, Aubier, 1962, 2 voL 5. Pour une description des premiers marchés de terre agricole, d. Paul Hyams, « The origins of a Peasant Land Market in England " Economie History Review 23, 1970, p. 18-31 ; Richard H. Britnell, « The Proliferation of Markets in England 1200-1349 " Economie History Review 34, 1981, p. 209-221 ; Kathleen Biddick, « Medieval English Peasants and Market Involvement " Journal ofEconomie History XL V, 1985, 'p. 823-831 ; P.D.A Harvey, éd., Tbe Peasant Land Market in Medieval England, Oxford, Oxford University Press, 1984. 6. Stefano Fenoaltea propose un modèle reliant la décision de poursuivre l'exploitation du domaine
Empire,
ou de l'affermer au coût des transactions ainsi qu'à la différence des niveaux de connaissances techniques
chez les propriétaires terriens. Cf. « Authority, Efficiency and Agricultural Organisation in Medieval EngIand and Beyond : A Hypothesis., Journal of Economie History 35, 1975, p. 693-718.
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LA DONNÉE HISTORIQUE
marchés et en offrant aux marchands des services administratifs et règlementaires propres à assurer la bonne marche de leur commerce - un commerce que bien sûr, en contrepartie, ils taxaient. L'Eglise, une autre institution que l'on associe souvent à la propagation d'une mentalité pré-capitaliste, fit également beaucoup pour protéger ou ouvrir des marchés, ne se départissant jamais de la règle de maximisation des profits. L'Eglise était une puissance économique de première importance qui, dans les tout débuts de l'industrialisation, contrôlait une proportion des avoirs européens supérieure à celle qui est actuellement dans les mains des grandes entreprises: elle possédait 20 % des terres d'Europe occidentale. Elle gérait ses domaines en accordant autant d'attention au bilan qu'un industriel de nos jours, et se montrait souvent plus rigoureuse dans son souci de rendement qu'un propriétaire laïc. Elle a certes constamment maintenu sa conception religieuse de la justice, hostile à l'usure et au profit, elle a milité pour la réglementation des salaires et des prix, mais nombre de ses prises de position anti-économiques ont été des mécanismes régulateurs qui favorisèrent ou au moins préservèrent les quasi-monopoles qu'elle exerçait sur les affaires ou le commerce en limitant la croissance d'entreprIses concurrentes. Un autre argument, décisif, milite contre l'hypothèse d'une incompatibilité entre société féodale et marché. Nous savons qu'il existe un droit de propriété de la terre en Europe occidentale depuis le 10< siècle. Dès le Ile siècle, les fiefs étaient considérés comme propriété privée et les serfs eux-mêmes avaient possession de parcelles qu'ils pouvaient vendre, louer ou léguer au même titre qu'une propriété privée. La terre en elle-même n'avait pas de valeur économique. Elle tirait sa valeur de la capacité qu'avait l'exploitant de vendre la récolte qu'elle avait portée ainsi que de la proximité d'autres terres recherchées ou de services tels qu'un réseau de transport. Voilà pourquoi l'existence de la propriété terrienne implique celle de marchés de produits agricoles; en l'absence de tels marchés, cela aurait été dépense vaine et coûteuse que persister à faire valoir ses droits de propriété privée. Les historiens du moyen âge ont établi de façon convaincante qu'il existait des marchés pour les facteurs de production (la terre et la main-d' œuvre) depuis le 11 e siècle 7. L'évolution de la servitude nous donne un exemple parfait du fonctionnement de ce marché. Sous Charlemagne, la durée de la corvée était de trois jours par semaine. Au 12< siècle, les paysans ne devaient à leur seigneur que sept à dix jours de service par an. A cause de l'expansion démographique, il était devenu moins coûteux pour les seigneurs d'engager une main-d'œuvre salariée que de recourir au travail de serfs non motivés. Bref, l'existence d'un marché actif de main d'œuvre est inextricablement liée à cette évolution de la société féodale. 7. Cf. N.S.B. Gras, The Evolution of the English Corn Market, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1915, p. 12. Gras soutient que, dès le neuvième siècle, l'organisation et le contrôle du commerce des grains faisaient J'objet en Angleterre d'une réglementation écrite.
ET CES PAYS SE MODERNISÈRENT
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De nombreux historiens attribuent le déclin du féodalisme aux 14< et 15 e siècles à une grave crise agraire et à un effondrement démographique qui ont entamé les revenus seigneuriaux. « Le déclin des revenus de l'aristocratie a suscité partout, chez les seigneurs, le désir de refaire leur fortune en se réorganisant entre eux pour exploiter les paysans et pour tirer un meilleur parti de leurs expéditions guerrières intra-féodales» 8. Mais les travaux de Fourquin nous indiquent que les classes féodales ne furent pas anéanties par la grande crise du 15 e siècle 9 ; au contraire - les exemples qu'il en donne sont probants -, l'élite féodale sut se regrouper et put restaurer sa position économique dominante.
8. Cf. Roben Brenner, « The Agrarian Roots of European Capitalism " Past and Present 97, 1982, p. 63. 9. Guy Fourqwn, Histoire économique de l'Occident médiéval, Paris, Colin, 2' éd., 1971.
Deuxième Partie
LES MOINS PRIVILÉGIÉS
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Les révoltes paysannes et leur interprétation
Les physiocrates cherchaient comment donner au paysan, aussi humble fût-il, la capacité de contribuer à l'accroissement de la richesse de la nation. lis étaient convaincus que les paysans produiraient davantage et recourraient à des méthodes plus efficientes s'ils y étaient incités de façon adéquate. Une telle croyance allait radicalement à l'encontre de toutes les traditions administratives et réglementaires de l'Ancien Régime. Les droits seigneuriaux et les impôts d'Etat grevaient lourdement la production des paysans et consommaient la plus grande partie du revenu qu'ils dégageaient au-delà de la simple subsistance. En fait le système d'imposition était si pervers qu'il incitait les paysans à paraître pauvres, tout signe extérieur de richesse provoquant une charge fiscale accrue. Aussi le paysan n'avait-il guère de motivation pour essayer d'améliorer son sort. Cet effet négatif des droits seigneuriaux et des impôts royaux était manifeste pour un grand nombre de penseurs sociaux du 18 e siècle. Selon Adam Smith, « dans les pays [de France] où la taille personnelle existe, le fermier est imposé à proportion du capital qu'il paraît employer à la culture; c'est ce qui fait qu'il n'ose souvent avoir un bon attelage de chevaux ou de bœufs, mais qu'il tâche de cultiver avec les instruments de labour les plus chétifs et les plus mauvais possible ; il se défie tellement de la justice de ceux qui doivent l'imposer à la taille, qu'il fait semblant d'être pauvre, et qu'il cherche à paraître presque hors d'état de rien payer, dans la crainte d'être obligé de payer trop» 1. D'autres auteurs font écho à cette observation de Smith: ils constatent aussi que les impôts et autres exactions ont sapé chez les paysans toute incitation à améliorer leur
1. Adam Smith, An Inquiry imo the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776,livre V, an. 2. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Guillaumin, 1843 (éd. Blanqui), p. 543.
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LES MOINS PRIVILÉGIÉS
sort et accroître leur richesse. Ne prenant pas en considération cette motivation perverse qui était le lot des paysans, les historiens d'aujourd'hui avancent souvent que les paysans de l'époque pré-moderne préféraient leur subsistance et la sécurité à un effort de production et à la création individuelle de richesse. Ce seraient des considérations morales qui auraient conduit les paysans à adopter une éthique de subsistance et des valeurs communautaires. Cette croyance imprègne l'interprétation des origines de la violence paysanne que l'on relève si communément dans les écrits des historiens d'aujourd'hui. De tous les auteurs qui ont développé cette tradition, Georges Lefebvre a exercé l'influence la plus décisive. Dans ce chapitre, je discuterai la logique économique de l'explication qu'il donne de la protestation paysanne sous l'Ancien Régime. En mettant en lumière l'existence d'une révolution paysanne au sein de la Révolution française, G. Lefebvre a apporté, de l'avis général, une contribution fondamentale à l'étude de la paysannerie française. Dans ses nombreuses publications, il a soutenu que, durant la Révolution, « il y a pourtant une révolution paysanne, qui possède une autonomie propre quant à son origine, à ses procédés, à ses crises et à ses tendances» 2. Face à cette Révolution française dans laquelle se conclut une longue évolution sociale et économique qui allait rendre la bourgeoisie maîtresse des rouages politiques, sociaux et économiques du pays, les paysans prenaient une autre voie: selon G. Lefebvre, ils tentèrent de retrouver leur passé pré-capitaliste et pré-bourgeois. Au cœur de la pensée de G. Lefebvre, il y a la conviction que la culture paysanne était de nature pré-capitaliste. C'est cette idée qui lui permet de rendre compte des raisons d'être initiales des institutions du monde rural, de leurs origines et de leur finalité, ou encore des traits caractéristiques de leur évolution au fil du temps et de la psychologie des campagnards. Son argumentation a été à ce point convaincante et exhaustive qu'elle a prévalu dans tout ce qui a été écrit ultérieurement sur ce sujet. Son explication de la violence politique paysanne est particulièrement persuasive. li y combine théorie et érudition pour montrer en quoi diffèrent les sociétés pré-industrielle et industrielle, et son analyse est souvent citée par ceux qui étudient les processus de modernisation dans d'autres domaines 3. Mon intention est de proposer ci-après non certes un autre appareil de preuves, mais une autre hypothèse de base. Je n'entends nullement remettre en question le poids et l'importance de l'œuvre de G. Lefebvre; il se trouve seulement que nous avons beaucoup appris sur les institutions rurales 2. Lefebvre a présenté de façon vigoureuse et synthétique son interprétation de la révolution paysanne
dans. La Révolution française et les paysans " étude publiée à l'origine dans les Annales historiques de la Révolution française (1933), puis dans les Cahier> de la Révolution française (1934). Cette étude a été reproduite in Georges Lefebvre, Etudes SUT la Révolution française, Paris, PUF, 1954, rééd. en 1963. C'est à l'édition de 1954 que nous nous référons. 3. On trouvera un bon exemple de l'influence qu'a exercée Lefebvre chez Barrington Moore Jr, • Evolution and Revolution in France " in Social Origins of Dictatorship and Democracy : Lord and Pcasant in the MUeing of the Modern WorlJ, Boston, Ma, Be.con Press, 1966, p. 40-108.
LES RÉVOLTES PAYSANNES ET LEUR INTERPRÉTATION
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depuis que les idées qui l'ont influencé ont été formulées 4. Les acquis actuels de l'étude des sociétés paysannes nous incitent à remettre en cause« les tendances pré-capitalistes ,. des révolutions paysannes sur lesquelles il mettait l'accent 5.
Paysans et marchés
Lefebvre a cru que la violence qui s'est fait jour dans les premières années de la Révolution reflétait l'action d'une paysannerie qui s'efforçait de protéger sa culture pré-capitaliste contre une avancée du capitalisme. Selon lui, les seigneurs et l'Etat, coalisés, s'en prenaient aux institutions pré-capitalistes de la société paysanne. "L'exemple de l'Angleterre et la propagande des physiocrates avaient fait naître un courant d'opinion en faveur d'une transformation de l'agriculture dans le sens capitaliste ». Ce qui signifiait" débarrasser l'agriculture de toute réglementation et lui accorder le droit de vendre librement ses produits; il faut supprimer les droits collectifs, surtout la vaine pâture; il faut partager les communaux pour en assurer le défrichement ... Dans l'ensemble, l'administration royale incline pourtant de manière visible dans le sens des novateurs; il ne paraît pas douteux que c'est l'intérêt des privilégiés qui a fait pencher la balance... La plupart des privilégiés ne se souciaient guère de la physiocratie et de la production nationale: ils cherchaient tout bonnement à augmenter leurs revenus... Les théories des économistes sont venues fournir très à propos, à l'entreprise féodale, le prétexte du bien public» 6. Alors, nous dit Lefebvre, une paysannerie réactionnaire et archaïque s'unit pour résister à cette offensive contre ses propriétés et droits traditionnels. Mais pourquoi les institutions et pratiques pré-capitalistes revêtaient-elles une telle valeur aux yeux de la paysannerie? Lefebvre explique que les valeurs pré-capitalistes de la paysannerie, telles qu'elles s'exprimaient à travers ses institutions collectives, étaient plus morales que celles du capitalisme. La culture pré-capitaliste incarnait ce que Lefebvre appelle « le droit social» : « supérieurs à la propriété sont les justes besoins de la communauté dont tous les membres ont droit à la vie. C'est cette notion 4. Lefebvre, de son c8té, doit beaucoup aux idées de Jules Guesde. Cf. Compère·Morel, Grand diction· naire socialiste du mouvement politique et économique, national et international, Paris, Publications Sociales, 1924, 1058 p. 5. Cf. Roben H. Bates, « Sorne Conventional Onhodoxies in the Study of Agrarian Change ", World Politics Il, 1984; Samuel L. Popkin, The Rational Peasant, Berkeley and Los Angeles, University of Cali· fomia Press, 1979 ; H. Binswanger & M. Rosenzweig,« Contractual Arrangements, Employment and Wages in Rural Labor Markets: A Critical Review " in H. Binswanger & M. Rozenzweig éd., Contract~ Arran· gements, Employment and Wage5 in Rural Labor Markets in Asia, New Haven CT, Yale University Press, 1984; M. Lipton, Why Poor People Scay Poor: Urban Bias in World Development, Cambridge MA, Harvard University Press, 1979; T. Schultz, Transforming Traditional Agriculture, New Haven CT·Londres, Yale University Press, 1964; T. Schultz éd., Distortwns of Agricultural Incentives, Bloomington lN,lndiana Uni· versity Press, 1978. 6. G. Lefebvre, « La Révolution française et les paysans ", p. 255-6.
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LES MOINS PRIVILÉGIÉS
de " droit social », conservée sans doute depuis les origines de l'histoire au sein de la communauté rurale, que les socialistes d'aujourd'hui ont le droit de considérer comme le germe du mouvement contemporain, car les paysans ne l'ont pas oubliée en quittant le village pour la ville et l'usine» 7. Les institutions communales du village institutionnalisaient le droit social 8. Avant d'essayer de comprendre plus en détail ce que, selon Lefebvre, les paysans tentaient de préserver, voyons d'abord ce qu'il entendait par capitalisme. Il n'en donne pas de définition, mais il y voit, semble-t-il, un système d'allocation de ressources dicté par le marché et caractérisé par la propriété privée. Adoptant la théorie de la valeur-travail, il explique qu'il y a accumulation de capital lorsque travail et moyens de production sont séparés. Il en vient ainsi à croire que l'essor du capitalisme était nocif pour le bien-être des paysans, le capitalisme transformant par définition les paysans en prolétaires, privés de contrôle sur les moyens de production 9. Lefebvre croyait que les normes de comportement des habitants des campagnes étaient incompatibles avec la culture individualiste préoccupée de possession dont il dote la bourgeoisie montante. Il présume que la culture de l'élite était plus encline au capitalisme et aux pratiques de marché que ne l'était la culture populaire ou paysanne. Les institutions, les normes de conduite paysannes avaient pour fonction de préserver les valeurs paysannes fondamentales: appartenance à un groupe, égalité et droit à la subsistance. Davantage intéressés à la valeur d'usage de leur production qu'à sa valeur d'échange, les paysans de Lefebvre ne demandaient qu'à perpétuer leur famille. L'accès au marché venait pour eux au second rang après réciprocité et redistribution, leurs ressources leur étaient attribuées selon des valeurs que déterminait leur insertion communale, non le marché. Ainsi, l'idéologie révolutionnaire qui anima la paysannerie lui fut-elle inspirée par son opposition aux valeurs bourgeoises. Cette argumentation, qui attribue les rébellions agraires à la volonté de protéger les institutions paysannes contre les effets corrosifs de l'économie de marché, incite à remettre profondément en question leur désir d'accéder aux marchés. « Et surtout [les paysans] étaient profondément attachés aux droits collectifs et à la réglementation, c'est-à-dire à un monde économique et social pré-capitaliste, non seulement par routine, mais aussi parce que la transformation capitaliste de l'agriculture aggravait leurs conditions d'existence» 10. Lefebvre était persuadé que les paysans courent à terme un plus grand risque de tomber au-dessous 7. Ibid., p. 254. 8. La théorie qu'a faite G. Lefebvre de la violence politique paysanne est toujours bien vivante. Un ouvrage récent, Florence Gauthier et Guy R. Ikni éd., La guerre du blé au XVlII< siècle: la critique populaire contre le libéralisme économique, Montreuil, Les Editions de la Passion, 1988, p. 7-31, adopte sa façon d'aborder le problème. 9. Albert Soboul, successeur de G. Lefebvre à la Sorbonne, a appliqué de façon encore plus explicite la théorie de la valeur-travail à l'histoire de la paysannerie française . Cf. • Tbe French Rural Communities in the 18th and 19th Centuries " Past and Present 10, 1956, p. 78-96. 10. G. Lefebvre, • La Révolution française et les paysans " p. 250.
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du seuil de subsistance s'ils sont intégrés à un système de marché et, aussi, que l'expansion des marchés portait en elle la diminution de leur niveau de vie et leur exploitation généralisée. Assumant ainsi que l'expansion des marchés était une menace pour le bien-être paysan, il soutenait que la quête d'une amélioration de sa condition aurait entraîné le paysan à rejeter la solution du marché. «li lui importait peu qu'on accrût la production parce que c'était lui qui devait faire les frais de ce progrès, tandis que les bénéfices - tout au moins au début en seraient réservés au gros fermier et au grand propriétaire qui produisaient pour vendre. Bref, il s'opposait, de toutes ses forces, à la transformation de l'agriculture dans le sens capitaliste» ll. Lefebvre soutenait que les communaux et les droits communaux qui institutionnalisaient des valeurs antérieures au marché, étaient au cœur même de l'identité pré-capitaliste de la paysannerie. '" Toutes les pensées du paysan pauvre tendaient donc à limiter le droit de propriété individuelle pour défendre les usages collectifs, qui lui permettaient de vivre et qu'il regardait comme une propriété aussi sacrée que les autres, et pour empêcher que les denrées nécessaires à son existence lui devinssent inaccessibles,. 12. Le système d'agriculture auquel Lefebvre se référait était un mixte de terres privées et collectives. La terre arable était divisée en un petit nombre de vastes champs ouverts, les familles possédant des bandes de culture dans chacun. Bien que possesseurs de champs dans ces bandes de terrain, il n'était pas permis aux paysans de les séparer, de les clore. C'était le village qui, collectivement, décidait de ce qui serait cultivé dans les champs ouverts qui, dans la France du Nord, étaient répartis en trois soles: un tiers était d'habitude consacré au blé, un autre tiers à des céréales de printemps (orge ou avoine), le reste demeurant normalement en jachère. Tous les habitants du village avaient droit de pâture sur l'ensemble des terres communales, par exemple les friches ou les chaumes des champs déjà moissonnés. Les restrictions communales à la propriété terrienne, selon Lefebvre, avaient pour objet d'assurer un minimum de subsistance à tous les membres de la communauté et revêtaient ainsi une importance toute particulière pour les plus pauvres des paysans: « De fait, l'existence de la plupart des paysans en dépendait. Ceux qui ne cultivaient pas beaucoup de terre ou qui, même, n'en avaient pas, pouvaient néanmoins élever une vache, un cochon, ou quelques moutons grâce aux pâturages communs. Sans cette ressource, il leur devenait impossible de vivre» 13. Les communaux étaient un filet de sécurité et de ce fait un des éléments de l'éthique de subsistance paysanne. Les droits communaux, pensait Lefebvre, assuraient aux paysans pauvres une marge de subsistance, les garantis11. Ibid., p. 253-4. 12. Ibid., p. 253. 13. G. Lefebvre, • La place de la Révolution dans l'histoire agraire de la France " Annales d'Histoire Economique l, 1929, p. 507-519. Lefebvre reprend dans cene étude certains des thèmes qui lui sont familiers: • Le progrès de la culture ne pouvait se réaliser qu'aux dépens des pauvres gens» (p. 511), ce qui explique pourquoi. de toute évidence, le vœu de la grande majorité des ruraux était de maintenir l'agriculture traditionnelle et la réglementation routinière qui, en fait, limitait le droit de propriété ... (p. 513).
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saient contre la menace d'une totale indigence. Protéger leur propriété communale était ainsi pour eux la condition même de la permanence de cette assurance. Lefebvre expose que l'on", trouverait beaucoup plus de sympathies pour le capitalisme naissant chez les riches que dans les masses paysannes JO. Seuls les nantis bénéficieraient de l'expansion des marchés parce que le capitalisme, qui sème l'inégalité et se nourrit de l'exploitation, ne pouvait que conduire à une prolétarisation inévitable de la paysannerie. Là, Lefebvre reprend la théorie marxiste classique, selon laquelle le capitalisme exige une force de travail prolétaire bon marché. La petite tenure paysanne traditionnelle devait être sacrifiée pour que pût apparaître le clivage fondamental entre travail et moyens de production. Voilà pourquoi l'essor du capitalisme impliquait que la classe capitaliste accrût sa domination politique et économique sur la majorité de la paysannerie. Autre implication, les marchés allaient invariablement affecter la condition paysanne en exposant les pauvres à un risque plus grand de tomber au-dessous du niveau de subsistance. Lefebvre voit une confirmation de ce qu'il avance en arguant de ce que l'expansion des relations de marché à la fin du 18e siècle a provoqué une crise agraire et augmenté la pauvreté des campagnes. Je commencerai par examiner si les droits communaux ont bien joué le rôle que Lefebvre leur attribue. il présumait que les paysans, dans leur majorité, s'opposaient à l'expansion de la propriété privée et préféraient la propriété communale. Or des recherches récentes ont mis en évidence que souvent, durant la Révolution, ce sont les pauvres qui ont réclamé à grands cris la division des communaux en parcelles individuelles, alors que les riches s'attachaient à les préserver 14. Cette anomalie s'explique très aisément si nous prenons l'exemple de la Bourgogne. Les paysans nantis de cette région avaient beaucoup à gagner en préservant champs et prés communaux parce qu'ils monopolisaient ces terres avec leurs troupeaux de moutons et de bovins. ils étaient aussi, au 18 e siècle, des partisans décidés du statut communal des forêts, puisque le roi avait arrêté que le bois des communaux serait distribué au prorata des impôts perçus. Bref, les paysans riches étaient favorables aux droits communaux en fonction des avantages privés qu'ils en retiraient. En outre, l'appartenance à la communauté était certes une condition nécessaire pour être habilité à l'usage des propriétés et droits communaux. Mais les plus pauvres des paysans étaient souvent des ouvriers ambulants qui se voyaient refuser le droit d'usage des communaux. Et, crise après crise, les paysans pauvres apprenaient, eux, que les propriétés et droits communaux n'étaient pas de nature à les empêcher de tomber au-dessous du niveau de subsistance minimum. Dès qu'ils passaient à ce niveau, ils perdaient invariablement leurs bêtes, ce qui leur enlevait tout moyen de tirer profit des propriétés communales. Ainsi, la préservation des droits communaux ne débouchait pas nécessairement sur une redistribution de la richesse, et souvent même 14. A propos des paysans aisés et des droits communaux, d . Hilton L. Root, Peasanls and King in BUT' gundy: Agranan Foud4tions of French Absolutism, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1987, p. 16, 95-97, 125, 138-9, 153, 216-7, 228. Titre abrégé ci-après en Peasanls.
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elle accroissait l'inégalité entre les membres de la communauté paysanne ainsi que la stratification sociale. TI faut traiter séparément droits de propriété et normes de réciprocité; la propriété collective n'était pas un composant nécessaire de l'éthique de subsistance. Bien que Lefebvre lie aux valeurs paysannes l'existence et la préservation des droits communaux, ce fut en fait, dans de nombreux cas, la politique royale qui assura la survivance des propriétés et droits communaux. Dès Louis XIV, la royauté essaya de contrer une tendance à l'obsolescence de ces droits et propriétés en rendant illégale l'aliénation de telles propriétés par les villages. Afin de fournir à ces communautés un autre moyen d'accéder à des revenus, réguliers ceux-ci, l'administration royale encouragea la location à bail des pâtures, forêts et autres communaux des villages. De fait, les communautés purent tirer un revenu de la location de leurs terres, plutôt qu'utiliser celles-ci comme nantissement subsidiaire pour un emprunt. Les fonctionnaires royaux souhaitaient protéger ces communautés du risque de perte complète de leurs propriétés afin de préserver leur capacité à payer leurs impôts 15. Loin qu'une économie monétaire induisît une érosion des droits communaux, comme le prétendait Lefebvre, l'essor des marchés a en fait redonné vigueur aux propriétés communales des villages 16. L'accroissement de la participation au marché ne se fit pas au détriment des droits et propriétés des villages ; et ceux-ci n'empêchèrent pas les paysans de participer à l'économie de marché. Traiter sous l'angle du commerce la propriété collective comme une marchandise susceptible d'être donnée à bail à une valeur commerciale maximale, c'était la protéger contre dissolution et usurpation. Propriété communale et production pour un marché n'étaient pas en soi contradictoires - au contraire, la propriété communale soutenait l'activité du marché. Ainsi ces propriétés n'étaient-elles pas les vestiges d'un système de valeurs pré-capitaliste, elles avaient leur place dans l'économie commerciale du 18e siècle comme dans les prévisions et stratégies marchandes des paysans 17. Au fur et à mesure de leur commercialisation, les droits communaux apportaient le capital qui garantissait l'existence des communautés. En outre, la valeur des propriétés communales allait croître, incitant ainsi le village à dégager les moyens nécessaires pour les défendre 18.
15. Ibid., chap. 1. 16. Florence Gauthier, qui va plus avant dans la direction indiquée par Lefebvre, soutient que l'indépendance des communautés était menacée par la mise à bail des propriétés communales. Cf. F. Gauthier, La voie paysanne dans la Révolution fraTlfaise: l'exemple de la Picardie, Paris, Maspero, 1977. 17. Même les plus pauvres des paysans étaient susceptibles d'utiliser les droits communaux à" des fins commerciales d'une certaine ampleur. Ils faisaient souvent paître des moutons pour le compte des bouchers
de la ville et se voyaient accorder en échange une partie des profits. Cf. Françoise Fortunet, Charité ingénieuse et pauvre misère: les baux à cheptel simple en Auxois aux 18< et 19" siècles, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 1985. 18. Cf. H. Root, Peasants, op. cit, chap. IV.
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L'éthique de subsistance Lefebvre rend compte des institutions paysannes, dans une large mesure, de façon descriptive. Ce sont les théoriciens ultérieurs d'une économie morale qui ont tenté de dégager ce qu'il y avait de rationnel dans le développement des institutions tel que le décrit Lefebvre. On en trouve l'articulation la plus claire dans l'œuvre de Jim Scott qui, pour tout ce qui est des faits historiques, s'en rapporte abondamment à Lefebvre 19. Scott expose que les paysans, vivant dans un environnement où le caractère primitif de la technologie et les caprices de la nature se conjuguaient pour créer un état d'insécurité chronique, devaient constamment lutter pour leur survie. Pour y remédier, ils développent des institutions et des normes où la préoccupation de sécurité joue un rôle prioritaire. Leur premier souci est la subsistance; mettre sur le marché un surplus, s'il y en a, est secondaire 20. Les institutions destinées à procurer cette subsistance minimale s'élaborent selon une logique que Lefebvre et Scott présentent comme à la fois morale et égalitaire: morale parce qu'un niveau de subsistance minimal était garanti à chacun des membres de la communauté; égalitaire en ce sens où un effort était fait pour garantir que personne dans le village ne mourrait de faim à moins que tous n'en mourussent. Tous deux sont convaincus que, laissés à eux-mêmes, les paysans auraient préféré la propriété collective à l'individuelle et la production de subsistance à la production à mettre sur le marché. Marchés et propriété privée, assurentils, ont été imposés aux paysans par des forces externes, celles de l'Etat ou des classes dominantes par exemple qui, par leurs exactions, créaient chez le paysan le besoin de produire et de mettre son surplus sur le marché. Pour Lefebvre, cette pression avait son origine dans l'essor du capitalisme seigneurial de la fin du 18< siècle. Le paysan se trouvait contraint à recourir au marché par son seigneur capitaliste qui, sous couvert de ses droits féodaux, introduisait de nouvelles méthodes de gestion domaniale, attentif seulement au bilan en fin d'exercice 21. Lutter contre le marché, c'était lutter contre les droits féodaux parce que ceux-ci étaient devenus un instrument, une passerelle que le capitalisme utilisait pour pénétrer le village. Cet argument a même été en vogue chez les historiens révisionnistes de la Révolution française. Alfred Cobban, qui dut la notoriété à sa réfutation des catégories marxistes traditionnelles, suggérait ainsi que ce qu'on a appelé la réaction aristocratique au 18< siècle signifiait en fait l'embourgeoisement du monde seigneurial 22. Tout comme Lefebvre, il expo19. James Scott Jr, The Moral Economy of the Peasant,' Peasant Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, New Haven CT, Yale University Press, 1974. 20. G . Lefebvre, • La Révolution française et les paysans " p. 253 : .le petit paysan cultive avant tout pour sa subsistance et il était torturé par la peur de manquer. » 21. W. Doyle critique le lien qu'établit G. Lefebvre entre la réaction seigneuriale et la Révolution. Cf. W. Doyle, • Was there an Aristocratic Reaction in PreRevolutionary France? " Past and Present 57, 1972, p. 97-123. 22. Alfred Cob ban, The Social Irllerpret4tion of the French Revolution, Cambridge GB, Cambridge U niversity Press, 1964.
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sait que les seigneurs n'étaient ni traditionalistes ni rétrogrades, mais hommes de progrès et capitalistes. De là vient que, pour Cobban, la résistance paysanne n'a pas été anti-aristocratique ou anti-féodale, mais anti-bourgeoise et anticapitaliste. Je suggèrerais volontiers une hypothèse différente pour expliquer l'hostilité croissante qu'ont suscitée les redevances féodales durant l'Ancien Régime. Avant la période dite capitaliste, les redevances dues par les paysans aux seigneurs avaient été moins souvent causes de friction. Mais, à mesure de l'expansion des marchés au 18e siècle, l'attitude des paysans à l'égard de ces redevances allait se modifier: ceux-ci se rendirent compte en effet qu'ils pourraient être compétitifs sur ces marchés s'ils n'étaient pas soumis aux redevances, que c'étaient précisément celles-ci qui les en empêchaient et ne leur permettaient pas de se mesurer à la concurrence. Un exemple: les seigneurs s'assuraient un contrôle monopolistique des biens de production tels les fours, moulins, pressoirs et ils collectaient des redevances qui, en certains lieux, pouvaient représenter jusqu'à 20 % de la production paysanne. Aussi cette charge parut-elle de moins en moins équitable; c'est un sentiment d'injustice profonde qui se développa chez les paysans, à mesure que l'expansion des marchés leur apportait davantage d'occasions d'affaires 23. En étudiant le comportement paysan au 18< siècle, Lefebvre néglige un fait important: la considérable expansion des marchés à l'époque. L'éthique de subsistance qu'il met en relief était une réponse rationnelle aux hasards de l'existence que connaissaient les paysans avant que n'apparussent précisément ces facilités qu'allaient leur donner les marchés. Le premier de ces hasards tenait au fait qu'on ne pouvait pas assez compter sur les marchés régionaux et interrégionaux pour pallier les effets des périodes de disette. Et cependant ces marchés s'étoffaient, avant tout grâce à l'action des intendants qui ont tenu la main à ce que les responsables locaux, les maires et les parlements n'interdisent pas aux gens de l'extérieur d'accéder aux marchés en période de crise. A la fin du 18e siècle, les paysans pouvaient s'en remettre à des marchés plus amples qu'auparavant pour acquérir des biens en période de disette et en vendre en période d'abondance. Ce qui signifiait qu'ils étaient libérés de leur dépendance à l'égard des ressources locales en cas de disette et que l'abondance d'une production sur place (dans le cas d'une bonne année) ne se traduirait pas pour eux par des prix de vente désastreusement bas. Du fait de ces facilités nouvelles, il devenait moins rationnel pour eux de placer la subsistance au centre de leurs stratégies de survie. Autrement dit, ces paysans peuvent très bien s'être décidés de façon rationnelle à participer davantage au jeu du marché à partir du moment où on leur a ouvert la perspective de marchés plus amples. Vus sous cet angle, il est bien 23. Les relations entre seigneurs et paysans se tendirent d'autant plus que l'augmentation de la produc· tion destinée
à la consommation du marché national permit aux seigneurs de trouver un équivalent moné-
taire pour les droits féodaux qu'ils percevaient à l'origine en nature. L'expansion et l'intégration des marchés incitèrent davantage les seigneurs à veiller
à collecter leurs redevances.
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possible que les conflits portant sur les redevances féodales que nous constatons à la fm du siècle soient un reflet de la lutte qu'entament les paysans pour accéder à ces formes nouvelles et améliorées de sécurité qu'apporte avec lui le développement d'un système de marché au niveau national 24 • Les paysans de la France d'Ancien Régime peuvent bien être décrits en majorité comme « se mi-producteurs de leur propre subsistance », mais cette sorte de définition nous éclaire bien peu sur la forme de leur accès au marché. Qu'ils aient été auto-producteurs de leur subsistance ne signifie pas qu'ils n'aient pas été intéressés à accroître leurs ressources au-delà de la simple subsistance. Au cœur de l'explication que donne Lefebvre des troubles ruraux de la fin du 1S< siècle, il y a cette croyance que le désir des paysans était de défendre la nature pré-capitaliste de la culture paysanne. Il présume qu'il fut un temps, à l'origine, où ces paysans vivaient dans une économie communale, où les marchés n'existaient pas - ou sinon que les paysans ignoraient les avantages qu'ils pourraient en retirer. Mais que reste-t-il de cette façon de voir si en fait il existait des marchés pour les produits agricoles, mais que les paysans n'eussent pas été en mesure d'en tirer profit? S'ils ne pouvaient pas être compétitifs sur le marché, c'est alors - par intérêt personnel - qu'il leur faudrait bien se retourner vers des formes d'économie localisées, communales. Notons d'autre part que seul un faibie pourcentage de paysans français était effectivement en mesure de pourvoir à sa subsistance; la plupart des paysans pauvres étaient en contact avec les marchés, soit comme acquéreurs de denrées de première nécessité, soit comme vendeurs de leur force de travail. Autrement dit, les paysans, pour la plupart, étaient bien obligés de recourir au marché pour satisfaire les besoins de base propres à assurer leur subsistance. En somme, l'explication que je propose des origines du radicalisme paysan est bien différente de celles de Lefebvre et Scott. Je soutiens que c'est la revendication d'un accès égal à une économie de marché en train de se développer à la dimension du royaume qui a provoqué le conflit entre paysan et seigneur 25. Il se pourrait bien que ces conflits qu'a connus l'Ancien Régime ne signifient pas un recul conservateur devant l'économie de marché, mais au contraire une révolte novatrice dictée par les contraintes que les seigneurs imposaient aux pay24. Il serait utile, de ce point de vue, d'étudier comment les paysans décidaient de ce qu' ils allaient planter ou semer. Nous savons par exemple que de petits exploitants étaient souvent enclins à prendre des risques sérieux en ne faisant que des cultures purement commerciales comme la vigne. Le troment également était surtout cultivé à l'intention des marchés urbains. Des études comme celle de R. Romano, Commerce et Prix du Blé à Marseille au 18' siècle, Paris, SEVPEN, 1956, nous apprennent qu'en Provence, des paysans destinaient une grande panie de leur récolte au commerce avec des villes italiennes. Par contre, ils impor· taient pour leur consommation personnelle des céréales comme le sarrasin, de moindre valeur.
25. Rodney Hilton parvient à la même conclusion à propos des conflits entre paysans et seigneurs dans « Le fond de la querelle entre la paysannerie et l'aristocratie était l'accès au marché. C< n'était pas que les paysans se fussent souciés de l'effet désintégrateur que les marchés pouvaient avoir sur leurs communautés. Ils voulaient simplement avoir la possibilité de mettre leurs produits sur le marché et disposer d'un marché plus libre ... qui leur permettrait de bénéficier des avantages du marché >. Cf. Rod· ney Hilton, « Medieval Peasants - Any Lessons? > , Journal of Peasant Studies 1, 1974, p. 217. l'Angleterre médiévale:
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sans désireux d'accéder aux marchés. Faire référence à la subsistance n'avait de sens que lorsque les paysans n'étaient pas sûrs de pouvoir acheter ou vendre dans des régions éloignées en période de crise. Dès que l'accès aux marchés régionaux et national apportait une promesse de survie dans ces périodes extrêmes, leur préférence pour l'économie de subsistance allait s'amoindrir. C'est pour avoir accès à ces avantages du marché que les pauvres voulaient voir les communaux divisés en parcelles individuelles 26. En se prononçant pour les marchés, les paysans du 18e siècle n'avaient pas moins d'aversion pour le risque que leurs prédécesseurs: ils optaient pour une forme améliorée d'assurance v. En résumé je suggèrerais que l'expansion des marchés porte en elle potentiellement une meilleure forme de sécurité que les institutions paysannes traditionnelles. l'aimerais ajouter que la résistance paysanne a été le plus souvent une réaction au contrôle monopolistique des élites sur les surplus créés par le marché. Les paysans n'étaient pas à égalité avec celles-ci dans leur accès à un système de marché en pleine évolution. C'est cette inégalité d'accès aux marchés, non la simple existence de ceux-ci, qui a en définitive débouché sur une dégradation de la condition paysanne.
Les révoltes paysannes La résistance à ce que nous appellerons la transmutation des denrées en marchandise éclata en 1789 à travers ce que Lefebvre désigne comme les" révoltes paysannes ", avec leur cortège de châteaux incendiés, d'archives seigneuriales détruites et de violence paysanne déchaînée. Ces révoltes agraires, écrit Lefebvre, « sont surtout d'un intérêt capital dans l'histoire de l'abolition des droits féodaux et de la dîme» 28. Pour juger sur pièces ce qu'écrit Lefebvre du vandalisme paysan, prenons le cas, qui sera riche d'enseignements, de la Bourgogne souvent citée par lui comme une région gravement touchée par cette violence. Curieusement d'ailleurs, il rapporte bien peu de cas de châteaux effectivement brûlés, alors que, selon lui, ces incendies ont été un phénomène assez important pour influencer le cours de la Révolution. Il prend soin de distinguer d'une part ces révoltes et d'autre part la grande peur, tout en pensant qu'" elles sont en rapport intime avec les bruits de " complot aristocratique" sans lesquels la grande peur serait difficilement concevable. D'autre part elles en ont été, en plusieurs régions, la cause immédiate ... On n'avait pas besoin d'elle [la grande peur], comme on l'a si souvent répété, pour soulever le paysan; lorsqu'elle est survenue, il était déjà debout ,,29. Selon 26. On voit souvent des paysans disposant de très petites parcelles s'engager dans des types de culture
à haut risque comme la vigne, les légumes et, au 1~ siècle, les fleurs. 27. Cf. ci-dessous, chapitre 4. 28. Georges Lefebvre, lA grande peur de 1789, Paris, A. Colin 1932, p. 144. 29. Ibid., p. 144.
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Lefebvre, il y eut, au cours de la Révolution, plusieurs vagues de destructions dues aux paysans. Les révoltes de 1789 furent celles de paysans en colère qui transformèrent en torches châteaux et documents seigneuriaux. En 1790 et 1791, ils s'en prirent aux couvents, attaqués comme autant de symboles du parasitisme des ordres religieux qui vivaient de l'extorsion des surplus paysans. Puis, en 1792-93, et à nouveau en 1794, les Jacobins attaquèrent les maisons religieuses et même les églises. Ces violences trouvaient un ample écho dans des journaux parisiens, telle la Gazette Natiorude du 7 août 1789 qui mentionne l'incendie de 72 châteaux dans les seuls départements de l'Isère, de Saône-et-Loire et de l'Ain 30. Aujourd'hui encore, le voyageur en zone rurale peut entendre parler de nombreux châteaux censés avoir été ainsi brûlés et les visiter. Il peut même assister à des spectacles son et lumière qui recréent de toutes pièces la violence spontanée des paysans. Ces événements sont-ils avérés et ont-ils été analysés de près? Joachim Durandeau s'est livré à une telle recherche pour sa Bourgogne natale 31. Il écrit: « Personne jusqu'ici n'a pu nous montrer un seul château, un seul, authentiquement brûlé par les paysans en 1789 ». Son étude révèle que les châteaux qui existaient en 1789, mais qui avaient disparu en 1895, furent détruits au cours du 19' siècle ou, résidences d'exilés, furent démantelés la tête froide en exécution d'un décret pris pendant la Terreur 32. En Saône-et-Loire, là où on prétend que la violence paysanne était à son plus haut niveau, 56 des 150 châteaux étaient déjà en ruine avant 1789. Or la Saône-et-Loire, qui inclut le Mâconnais, est une des régions où, selon Lefebvre, les révoltes paysannes donnèrent naissance à la grande peur. Eugène Pelletan, qui écrivait en 1846 et que l'on cite souvent sur ce point, parle de six châteaux brûlés par les paysans. Mais son contemporain, le bourguignon Lamartine, qui cependant écrit abondamment sur son département natal, ne cite pas un seul château que des bandes locales de paysans aient livré aux flammes. Quand il parle d'incendies, ce n'est pas le fait de paysans, mais de brigands venus des villes 33. Autrement dit, les incendies que rapporte Lamartine ont été liés à la grande peur. Il ne fait nulle mention d'une révolte paysanne antérieure y incitant. De la même façon, Brissot attribue ces incendies à « des hordes de brigands agissant en contre-révolutionnaires » 34. Le fameux « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières» ciselé par Chamfort émane d'un auteur qui n'a 30. Cité par Joachim Durandeau, La RévolutWn en &urgogne 1789. Les châleaux brûlés, Dijon, deux brochures: a (1895); b (1901). Ici, b, p. 6. J. Durandeau n'est pas un historien de métier. Ses deux minces brochu· res présentent des faits ou citations incontestables, mais il utilise souvent aussi des sources qui ne sauraient scientifiquement nous satisfaire (le guide Joanne, un auteur de notices concernant des monuments de l'Ain) pour dresser l'état des châteaux déjà en ruine avant 1789. Son principal mérite est de nous donner de sérieuses raisons de mettre en doute quelques idées reçues et d'incirer à une recherche locale plus approfondie. 31. Ibid., p. 6 32. Ce ne fut cependant pas le cas de tous les châteaux appartenant à des émigrés. Le château de Villeberny, qui appanenait à un émigré, plus tard guillotiné dans la Côte d'Or, resta intact. 33. J. Durandeau, 1YfJ. cit., b, p .17. 34. Ibid., b, p. 17, note.
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jamais été un chef, un participant, fût-ce même un témoin, de quelque armée d'émeutiers paysans 3S• Entre 1800 et 1812, la Saône-et-Loire perdit son monument historique sans doute le plus remarquable, l'abbatiale Saint-Pierre de Cluny, un des monastères au monde les plus chargés de symbole, dont l'abbé était aussi l'un des plus riches seigneurs de Bourgogne. Mais l'édifice ne fut pas victime de la violence paysanne; sa démolition fut le fait de spéculateurs qui avaient acheté l'ensemble des bâtiments, alors considérés comme trop vastes et trop isolés pout qu'on pût les destiner à quelque usage que ce fût. Ils le démolirent pierre par pierre, afin d'en récupérer les matériaux pour des constructions plus utilisables. Eût-il été mis en vente plus tard dans le siècle, un industriel aurait pu en faire le site d'une usine. Peutêtre faudra-t-il réviser La Grande Peur de Lefebvre s'il se confirme que les révoltes paysannes n'ont pas été le nécessaire catalyseur de cette peur comme il le croyait. Un certain Eugène Faure qui, selon Durandeau, était un bon connaisseur du patrimoine de l'Ain pour l'avoir décrit dans des notices, ne signale aucune destruction affectant les 92 châteaux de ce département au cours de la Révolution 36. Trente-sept de ces châteaux étaient en piteux état dès avant 1789. Durandeau ne peut non plus corroborer la destruction d'un seul château par les flammes pour le département de l'Yonne. Des 90 châteaux que comptait l'Yonne, trente étaient déjà en ruine avant 1789. En fait, mis à part le meurtre de deux habitants d'Auxerre, les sources locales ne rapportent aucune violence au cours de la période révolutionnaire. Pour la Côte d'Or également, le département le plus prospère de la province avec la plus grande ville, Dijon, aucun document de l'époque ne mentionne de château brûlé ou démoli. La rumeur, à Dijon, parlait de destructions isolées aux environs de Beaune et de Semur, « le Comité et l'Etatmajor de la commune de Dijon n'ont pu l'apprendre qu'avec douleur» mais, commente Durandeau, « on voit que les autorités ont cru ce qu'elles avaient " appris avec douleur", mais sans aller elles-mêmes dans la campagne se rendre compte des faits, négligence grave que nous avons déjà relevée en parlant de Young et de Guyton de Morveau. Observons que c'est toujours au loin, là où on n'habite pas, qu'il y a de prétendus désordres ». Cependant, le Comité savait, et il l'écrivait, que, dans leur intention de discréditer la liberté et d'assurer le retour du despotisme, les aristocrates « ont fait semer de fausses alarmes, à la même époque et presque le même jour, en annonçant des incursions et des brigandages qui n'existaient pas » 37. Aucun des 130 châteaux du département ne 35. Ibid., b, p.7. 36. Ibid., b, p.14. 37. Ibid., a, p.21. Durandeau cite là un document appartenant au Fonds Juigné 1789, Bibliothèque municipale de Dijon. G. Lefebvre avait eu connaissance de tels rapports officiels, mais il les écartait: • On a exagéré l'insouciance du Gouvernement. Lors des révoltes agraires et de la grande peur, on s'enquit également des donneurs de faux avis et des porteurs d'ordres supposés, comme on l'a déjà dit à propos des troubles du Mâconnais: les réponses furent négatives " G. Lefebvre, LA grande peur 1789, p. 164-5. Si G. Lefebvre admet que la révolte paysanne et la grande peur furent deux phénomènes distincts, il afftrme avec insi,~ance que c'est la rumeur du complot des aristocrates qui est à l'origine de la grande peur et qui l'a suscitée (p. 164). Sans doute devrait-on réviser la thèse lefebvrienne selon laquelle ce serait la révolte paysanne antérieure qui aurait suscité la grande peur.
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succomba à la violence paysanne, mais S9 étaient en mauvais état avant la Révolution. Dans le seul cas documenté de violence que nous possédions - le meurtre du seigneur de Sainte-Colombe dans un village au cours d'un soulèvement -, le château, lui, était resté intact. Un château que la tradition donne pour avoir été victime de la violence révolutionnaire, celui de Grenand-les-Sombernon, a en fait été détruit par un tremblement de terre en 1682. Celui de Saffres, donné également pour incendié, était encore intact en 1794 38 • Mais rendez-vous dans les villages où subsistent ces ruines et essayez de dire aux habitants que seul le Temps est coupable, on ne vous entendra pas. Un château en ruine est un trophée qui autorise chaque villageois à prétendre que ses ancêtres ont lutté pour la liberté et pour la République. Les faits que Durandeau nous révèle contredisent l'image que Lefebvre donne du vandalisme paysan en Bourgogne. Thil, le château qui, selon Lefebvre, a été la proie des flammes, apparaît dans la liste des châteaux en ruine avant la Révolution que dresse Durandeau. Même cas de figure pour celui de Berzé-le-Chatel que Lefebvre cite comme sérieusement endommagé lors de la Révolution. A Chassignol, les dégâts ont dû être mineurs: une chaise lancée à travers une fenêtre. Chasselas, Pierreclos, Pouilly, Fuissé et Jullié n'ont pas subi de dommage tel que Durandeau juge utile de les faire apparaître sur ses listes 39. il reste à vérifier si, pour d'autres régions, les incendies de châteaux sont aussi mal avérés; le fait que la Bourgogne ne nous en fournisse aucun exemple, alors qu'elle passe pour avoir été le théâtre de violences débridées, le donne à penser 40. Notons que les incendies de châteaux que Lefebvre mentionne dans La grande peur sont presque tous cités de seconde main. L'absence de sources directes nous incite à examiner avec prudence l'exactitude des faits qu'il nous livre.
38. On trouve des affIrmations aussi controuvées pour des cas cependant très facilement vérifiables: Victor Duruy, par exemple, qui ne fut pas un historien mineur au 19< siècle, écrit que le chiteau du Raincy, propriété des Orléans, à trois lieues de Paris,
. Sur la fréquence et la chronologie des émeutes, voir Rudé, Paris and London in the Eighteenth Cen· tury, New York, Viking Compass Ed., 1973, p. 55. 9. Rudé, The Crowd in History, op. cit., p. 45. Rudé soutient que les paysans participaient eux aussi aux émeutes frumentaires en France. Rien dans mes recherches en Bourgogne ne me permet de le penser. De toute façon, la composition des foules françaises en mouvement, quelle qu'elle ait été, n'est pas un élé-
ment de l' argumentation de ce chapitre.
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VIOLENCE COLLECTIVE ET ÉCONOMIE POUTIQUE
concentrés et de taille réduite, car les avantages moyens que peut escompter chaque membre des groupes importants sont moindres que ceux qui échoient aux membres des groupes plus restreints. Quand, pour chaque membre d'un groupe, le retour d'une action qu'inspire ce groupe est moins que proportionné à son effort, la tendance, pour ce groupe, est d'échouer à obtenir une provision optimale du bien collectif. La motivation d'un individu à participer à l'action d'un groupe est moindre si le gain probable qu'il retirera de l'action collective ne compense pas le coût qu'il a eu à supporter pour atteindre au bien collectif. La probabilité d'une action collective est encore plus faible si les individus sont assurés d'en obtenir les avantages même s'ils n'en supportent en rien le coût. Plus le groupe est large et diffus, plus les coûts d'organisation sont élevés; il faut donc « sauter une haie plus haute» avant d'atteindre au moindre bien collectif. En revanche des groupes plus restreints, dont les intérêts sont plus concentrés, peuvent agir de manière plus décisive et gérer leurs ressources plus efficacement. J'appliquerai ces principes à la France: le coût de la politique frumentaire du gouvernement y était réparti sur des millions de paysans dispersés entre quelque vingt mille villages, alors que les bénéfices convergeaient sur un faible pourcentage de la population, concentré dans quelques centaines de villes. Autre point qu'il importe de garder à l'esprit, le coût moyen par paysan de cette politique frumentaire était faible en comparaison des avantages qu'en tirait le travailleur des villes, même si le coût global pour la population rurale était élevé. C'est pourquoi les producteurs de grains français ne purent agir efficacement comme groupe de pression pour obtenir du gouvernement une politique favorable à leurs intérêts - et cependant ils avaient en commun des intérêts d'importance vitale. Les émeutiers, truchements en général des intérêts urbains (et des réseaux ruraux qu'avaient constitués les manufactures proto-industrielles à partir des villes) purent faire prévaloir ces intérêts sur ceux du groupe plus large, celui des producteurs qui étaient un important segment de la paysannerie. En conséquence les lois françaises imposèrent souvent des restrictions à l'exportation, limitèrent la liberté des négociants, réduisirent le stockage et baissèrent les prix. En Angleterre comme en France, ce furent les ouvriers et employeurs des villes, coalisés, qui firent le plus fortement pression pour que le gouvernement intervînt dans le commerce des grains 10 : une augmentation du coût des subsistances réduisait le revenu déjà modique de l'ouvrier des villes et réduisait 10. Les historiens de l'Angleterre s'accordent à penser que les émeutiers anglais étaient des habitants des villes. Comme l'indique A. Charlesworth, • nous affirmons entre autres que, dans leur grande majorité, les émeutes de subsistance n'étaient pas animées par des travailleurs ruraux ». eut aussi des émeutes de ce type dans des zones rurales, mais elles y étaient dues à des artisans et à des ouvriers de la proto-industrie ou de l'industrie. Cf. Andrew Charlesworth éd., An Atlas of Rural Protest in Brirain, 1548-1900, Philadelphia PA, University of Pennsylvania Press, 1983, p. 1. Du même, p. 63: • les émeutes de subsistance en Angleterre étaient en général des actions collectives directes d'artisans des villes et d'ouvriers de la protoindustrie et de l'industrie, autrement dit d'ouvriers non-agricoles ... Ces émeutes étaient essentiellement une stratégie à laquelle avaient recours les travailleurs de l'industrie pour défendre leur niveau de vie >. Les historiens de la France sont moins unanimes sur ce point, mais, comme je l'ai noté plus haut, cela n'affecte pas l'argumentation de ce chapitre.
ny
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d'autant sa capacité à acheter des biens manufacturés. Pour éviter des ruptures de la demande urbaine, le gouvernement allait encourager une politique de réduction du coût de la vie dans les villes 11. est bien possible que les émeutiers aient été avant tout des citadins - des employés de l'industrie ou de la proto-industrie - cherchant du pain à bon marché par le biais d'une réglementation du marché. En France, les émeutes fournirent aux autorités municipales l'occasion de réaffrrmer leur contrôle exclusif sur les ressources locales en grains - ce qui signifiait: maintien du contrôle traditionnel du marché et des prix, interdiction des expéditions de grain hors de la ville ou de la région, autorisations de vente réservées aux seuls marchands locaux et limitation de l'accès des marchands forains au marché local. Ce furent les producteurs ruraux qui supportèrent le coût de cette politique destinée en premier lieu à réduire le coût des subsistances. Cette coalition politique urbaine, pour reprendre les termes de Mançur Oison, partageait un petit nombre de motivations fondamentales, mais sélectives, qui rendaient son organisation relativement peu coûteuse 12. Les paysans, eux, étaient dispersés dans des villages largement indépendants les uns des autres. Aussi la paysannerie, le groupe cependant le plus nombreux de la nation, dont les membres avaient en commun des intérêts vitaux, fut-elle incapable d'exprimer ses besoins et de faire pièce à la capacité d'organisation des travailleurs rebelles des villes. Ces émeutiers peuvent bien avoir revendiqué leur droit à un juste prix pour leur pain, ce fut leur capacité à s'organiser qui rendit leur revendication visible et menaçante. Et cette revendication était en fait, dans ce qui la fondait, tout sauf morale: ils exigeaient des subsides pour des denrées que produisaient les paysans, au détriment de ceuxci 13. Ainsi les émeutiers se comportaient-ils en porte-parole d'un intérêt spécifique qui ne pouvait arriver à ses fins qu'aux dépens du plus grand nombre. n y avait là exploitation du grand par le petit. De ce modèle général de toute action collective, il ressort que les masses urbaines sont sans doute plus susceptibles d'organisation que les groupes ruraux, mais le modèle n'explique pas pourquoi les émeutiers des villes ont en général réussi à bloquer la mise en place d'une politique de libre-échange en France et non en Angleterre. Une comparaison entre l'organisation politique française de l'absolutisme et les structures anglaises, plus pluralistes, nous permettra, je
n
11. L'accent est mis sur la demande locale parce que des subventions accordées aux travailleurs urbains tendraient
à déplacer la demande de biens manufacturés, mais ne seraient pas de nature à accroître l'agrégat
de la demande nationale pour ces mêmes biens. Joel Mokyr apporte des éclaircissements sur ce point, ainsi que sur d'autres conceptions erronées de la stimulation de la demande industrielle par la demande agricole. Cf. Joel Mokyr, • Demand vs. Supply in the Industrial Revolution >,Journal ofEconomie Hislory 37, 1977, p.981·1oo8. 12. Les actions collectives auxquelles je m'intéresse se déroulèrent essentiellement en milieu urbain, mêm~ si, comme c'était partois le cas en France, leurs acteurs vivaient à la campagne. Pour la plupart, ces participants-, in R. Floud et D. McCloskey éd., The Economie History of Britain since 1700, vol. l, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1981, p. 3~6; Orrnrod, English Grain Export, op. cit, p. 406-502.
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LESPLUSPRnnLÉG~
daient de moins en moins au marché: ils vendaient aux intermédiaires itinérants sur échantillons. Le fait que la vente au détail des grains sur les marchés publics perdait de son importance allait contribuer à enlever aux émeutiers toute influence sur la fixation des prix; le consommateur anglais s'adressait dorénavant aux magasins pour ses achats de grain. Il y avait des différences d'échelle considérables entre les opérations des divers marchands anglais : cela allait des modestes chargements de caractère spéculatif arrangés par des non-spécialistes jusqu'aux quantités considérables traitées par les fournisseurs de la marine qui, en 1750, livraient mensuellement 4 000 quarters de farine grossièrement blutée (soit environ 50 tonnes, ND7). A la fm du siècle, le négoce des grains était dominé par une poignée de marchands 30 • L'un d'entre eux, Thomas Farrer, se targuait d'avoir expédié 40 000 quarters en un an. Les frères Coutts, de Londres et Edimbourg, avaient créé un réseau complexe d'agents qui sillonnaient l'Angleterre et l'Ecosse pour alimenter leurs exportations vers de multiples destinations 31. Si l'on s'en rapporte aux travaux de Steven Kaplan sur le commerce français des grains, on ne constate pas en France d'opérations commerciales de cette envergure aux mains d'un ou deux grands négociants.
Le crédit et les intermédiaires En Angleterre, le code des opérations à crédit permettait aux intermédiaires de prendre des risques que leurs homologues français n'auraient sans doute pas pris. Un marchand de Londres pouvait par exemple faire crédit à un boulanger car il savait qu'en cas de défaut de paiement il pourrait le poursuivre en justice et le menacer de prison pour dettes. Le système garantissant le paiement des dettes, on investissait plus aisément pour améliorer les transports ou le stockage. A long terme, ces investissements allaient augmenter la qualité de service du marchand et lui permettre de mettre plus de grain à la vente au prix du marché, et si possible à un prix plus bas. Contrairement au système britannique, le crédit, en France, ne bénéficiait pas structurellement du soutien actif de l'appareil coercitif de l'Etat. En cas de litige entre un marchand et un boulanger à propos d'une fourniture à crédit, il y avait peu de chose que l'Etat pût faire pour aider à le régler. Il y avait donc un risque, et de ce fait le boulanger parcimonieux n'avait pas l'occasion de se distinguer de ses collègues prodigues. En conséquence, l'ensemble de la profession souffrait. Steven Kaplan explique que le gouvernement français hésitait à intervenir en faveur des intermédiaires parce que les autorités locales voulaient" maintenir en place autant de boulangers que possible» 32. Mais le pro30. Ibid., p. 501. 31. L'histoire de ceue entreprise nous a été racontée par W. Forbes, Memoin of a Banking House (livre préparé en 1803 et publié à Edimbourg en 1859). 32. Steven L. Kaplan, Provisioning Paris: MerchanlS and Mil/ers in the Grain and Flour Trade during the Eighteenth Century, lthaca NY, Cornell University Press, p. 148-151 (citation p. 150). Traduit sous le titre Les ventres de Paris: pouvoir et approvisionnement dans la France d'Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988
VIOLENCE COLLECTIVE ET ÉCONOMIE POLITIQUE
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blème réel n'était pas de protéger les boulangers des griffes d'intermédiaires voraces. Ce qui freinait l'augmentation du nombre des boulangers, c'était le nonrespect des contrats, de sorte que le boulanger qui voulait s'établir avait bien du mal à se faire ouvrir un crédit. En France, au 18 e siècle, on aurait pu recourir à des peines de prison, aux saisies ou à d'autres moyens légaux pour permettre aux marchands de recouvrer leurs créances. Mais il y avait bien des échappatoires pour un boulanger qui voulait échapper à la prison ou étaler au maximum le remboursement de ses dettes, de sorte que le marchand parvenait difficilement à se faire payer les échéances non honorées. Le respect des contrats de prêt étant à ce point douteux, il ne pouvait qu'y avoir de moins en moins de boulangers et ceux qui restaient manquaient de ressources en capital. Si 25 % des boulangers français mouraient endettés, ces dettes étaient souvent insignifiantes, puisque, en l'état de choses décrit ci-dessus, ils n'étaient pas à même d'emprunter des sommes importantes 33 • D'une façon générale, en l'absence, dans l'Etat, d'une volonté politique affirmée de protéger les créanciers contre les défauts de paiement, les négociants en grains perdirent toute aptitude à prendre des risques et le résultat en fut un négoce sous-capitalisé. La politique de l'approvisionnement en Angleterre
Comme nous venons de le voir, la politique du gouvernement anglais, dès la fin du 17e siècle, avait été de favoriser les producteurs de grain, les marchands et exportateurs. Les dispositions qui avaient été prises antérieurement en faveur des consommateurs, et qui d'ailleurs n'avaient jamais été bien appliquées, furent abandonnées aprés 1672 YI. Outhwaite nous en a donné une illustration frappante en opposant les efforts du gouvernement en 1590, lors d'une sévère disette, pour réglementer le marché à son inaction dans une même situation un siècle plus tard. Les services officiels ignorèrent purement et simplement les crises de 1692 et 1693 et on constate bien peu d'action gouvernementale à la suite des mauvaises récoltes de 1695 et 1698 35 • Cette absence de réaction du gouvernement aux pénuries des années 1690 fut un prélude annonçant la déréglementation du marché intérieur, trait essentiel du 18 e siècle. Si les pouvoirs publics firent peu pour mettre le consommateur à l'abri de prix élevés, ils firent beaucoup au contraire pour étouffer les rébellions sans 33. Ibid., p. 149. 34. li n'y eut jamais en Angleterre de mécanisme durable de contr8le du commerce des grains. Il arriva bien au roi de réglementer les exportations rurales en temps de disette, mais il pr8nait la liberté du corn· merce des grains dès 1361. De même, les autorités anglaises ont rarement fixé un prix pour le blé; elles légiférèrent à l'occasion pour réglementer les approvisionnements, mais elles n'allèrent jamais jusqu'à pro-
céder à des saisies. Cf. Gras, Evolution of the English Com Market, op. cit., p. 132-3. 35. On ne trouve pas trace
dans les documents gouvernementaux d'un quelconque débat qu'auraient
provoqué les pénuries de grain de 1692, 1693, 1695 et 1698; celleHi ont d'ailleurs suscité peu d'actions de la part du gouvernement. Cf. R.B. Outhwaite, « Dearth and Government Intervention in English Grain Market, 1590-1700 >, Economie History Review, 2' série, 34, 1981.
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concéder grand chose aux émeutiers. L'agitation prolongée était réprimée par la troupe et de toute façon débouchait rarement sur une victoire populaire comme cela a été si souvent le cas en France. L'exécution de la loi était si brutale et si délibérée qu'il se peut fort bien qu'elle ait contribué à la croissance du taux de mortalité en Angleterre 36. Le caractère particulier des conditions politiques qui ont rendu possible une telle répression nous apparaîtra plus clairement si nous comparons l'Angleterre à la France. La nouvelle politique frumentaire qui se dessine en Angleterre après 1688 tient en partie à la lune constante pour le pouvoir, au sommet de la hiérarchie, entre Couronne et Parlement. La Couronne, qui avait subi une certaine perte de pouvoir face au Parlement après la Restauration, n'était pas en mesure d'imposer sa politique frumentaire. Avec un Parlement en conflit avec le roi, et luimême en proie aux luttes de factions, le gouvernement était incapable d'élaborer des lois correspondant à une politique cohérente à long terme. On en trouve la preuve dans les multiples abrogations et repentirs qui jalonnent la législation de l'exportation et dans l'existence bien connue du marché illégal, florissant aux 17< et 18< siècles 37. Ajoutons que les efforts sporadiques de contrôle des importations de grains et de prohibition de leur exportation que connurent la fin du 17< siècle ef le début du 18e ne furent pas couronnés de succès, les agents gouvernementaux, en nombre limité, ne pouvant dominer le large flux des échanges privés. En outre, il y avait une barrière bien plus solide aux efforts éventuels de réglementation: le gouvernement ne pouvait simplement pas faire appliquer sa politique parce que ses propres agents locaux, qui avaient souvent le même intérêt que les marchands de leur région, étaient aisément corruptibles. Les Justices of the Peace, de qui dépendait l'exécution de cette politique, pouvaient se laisser acheter par les groupes d'intérêt locaux et de toute façon étaient souvent des propriétaires disposant de surplus de grains à vendre 38. Cela explique que des autorisations d'exportation aient été délivrées en des périodes de famine générale. Ces administrateurs peuvent aussi avoir voulu favoriser le développement économique de leur juridiction en y créant un climat favorable au commerce. En réglementant le moins possible, ils pouvaient attirer les intermédiaires sur le marché de leur ville. Il reste une dernière raison qui explique la disparition de la réglementation du commerce des grains après la Restauration (1660): les intérêts urbains n'étaient pas bien représentés au Parlement. Il faudra attendre la révision des circonscriptions de 1830 pour que les villes aient un pouvoir prépondérant au Parlement mais, au cours des deux siècles précédents, Londres et les métropoles en croissance du Nord étaient sous-représentées. L'élite agraire, bien représentée, 36. Ormrod, English Grain Export, American Economie Review 37, 1947, p. 154-7; H.M. Oliver Je., «Marginal Theory and Business Behavior >, American Economic Review 37, 1947, p.375-383.
COMMENT LIER LES MAINS DU ROI?
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marginale: lorsqu'ils ont à décider, les gens d'affaires essaient-ils délibérément de mettre en balance bénéfices marginaux et coûts marginaux? Se demander s'il est conforme à la réalité existante de voir dans le marginalisme la base de la décision économique chez les gens d'affaires du 20e siècle, c'était se demander avec quelle exactitude les propositions de la théorie reflètent le processus conscient de la décision chez les acteurs économiques. Cette discussion a soulevé des problèmes de méthode parallèles à ceux que nous nous posons quand nous nous demandons si le roi et ses ministres se rendirent compte effectivement des implications de leurs engagements fmanciers ou comprirent le sens des stratégies qui permirent l'apparition de la confiance entre partenaires aux fmances de l'Etat. Bien que la théorie à laquelle j'ai eu recours semble permettre de comprendre avec rationalité et avec une grande exactitude la mise en place des arrangements institutionnels du 18' siècle, il est difficile d'imaginer que le roi et ses ministres aient conçu ces arrangements dans les termes de l'analyse que j'ai présentée. Aujourd'hui cette question du réalisme de la théorie apparaît rarement dans le débat entre économistes. Ils ont admis depuis longtemps qu'une bonne théorie ne doit pas nécessairement correspondre en tous points à l'expérience réelle et que toute tentative d'imiter celle-ci engendre une complexité telle que la théorie en devient inutilisable sauf cas très spécifiques, ce qui la prive de toute possibilité d'application universelle. Une bonne théorie est celle qui explique le maximum de phénomènes avec le minimum de complexité. Les sciences exactes ont elles aussi admis depuis longtemps que ce n'est pas la qualité du reflet qu'une théorie donne de la réalité qui en détermine la valeur, mais l'exactitude des prévisions qu'elle permet de faire. Et de fait, nombre d'avancées scientifiques sont dues à l'application d'une théorie que l'on a considérée ultérieurement comme dépassée. L'utilité d'une théorie peut se mesurer à la façon dont elle soutient la comparaison avec une autre théorie que l'on pourrait lui substituer. Cette dernière permet-elle de meilleures prévisions et, si oui, à quel prix? Combien de simplicité doit-on sacrifier pour que cette dernière théorie s'applique? C'est de ce point de vue que je me placerai pour soutenir que, même si le roi n'a pas disposé de l'appareil conceptuel nécessaire pour comprendre le système de ses engagements dans les termes que j'ai utilisés, ma théorie vaut si elle est plus plausible que toute autre. « Plus plausible,., dans ce cas, signifie que ce qu'elle implique est plus conforme à ce que constatent les historiens. Le lecteur se posera sans doute une question d'ordre plus général: est-il nécessaire que nos analyses reflètent ce que pensent ou sentent les personnages dont nous essayons d'expliquer le comportement? Je répondrai que ce n'est pas nécessaire. Devant ce reproche persistant que l'on fait à la théorie économique de ne pas correspondre à la réalité, un essai maintenant classique de Milton Friedman offte une réponse sous la forme d'une série d'analogies qui nous instruiront utilement ~3. 43. Milton Friedman, « The Methodology of Positive Economies., Essays in Positive Economies, Chicago IL, The University of Chicago Press, 1953, p. 3-42.
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A qui s'interroge sur la correspondance entre théorie et réalité, Friedman suggère de penser à la densité du feuillage d'un arbre. La théorie indique que les feuilles se disposent comme si chacune d'elles cherchait délibérément à profiter au maximum de la lumière solaire qu'elle reçoit compte tenu de la position des feuilles voisines; comme si les feuilles possédaient quelque capacité consciente de faire leurs les lois de la physique qui déterminent la quantité de lumière reçue selon telle ou telle position du récepteur, et d'y réagir. Le caractère irréaliste de cet énoncé discrédit~-illa théorie? Les conséquences que la théorie comporte concordent avec l'expérience: le feuillage est en général plus dense vers le Sud que vers le Nord, quel que soit le genre de l'arbre ou le type de climat boréal. Mais la théorie semble irréaliste en ce sens que nous ne pouvons pas croire que les feuilles cherchent la lumière comme si elles avaient compris les lois physiques et mathématiques qui permettent de calculer leur position optimale. Nous sommes enclins à trouver une justification à la théorie en considérant que la lumière solaire contribue à la croissance des feuilles et que, pour cette raison, le feuillage sera plus dense et survivra mieux là où il yale plus de lumière. Friedman relève que cette adaptation purement passive à l'environnement produit un résultat identique à celui qu'une accommodation délibérée aurait provoqué. n me paraît tout aussi pertinent d'appliquer l'analyse théorique des engagements financiers au comportement des rois de France. La théorie reste utile tant qu'elle rend compte de ce que nous observons, en dépit de l'apparent irréalisme de ce qu'elle énonce. Friedman nous propose une autre analogie, encore plus pertinente sans doute, lorsqu'on se demande, comme c'est le cas pour mon analyse, si le roi comprenait les avantages profonds de l'organisation corporative et en avait une claire conscience. Prenez le cas d'un joueur de billard. Doit-il connaître les règles de la physique des forces avant de se mettre à jouer? Cependant ses coups seront malheureux s'il ne les applique pas. Ou voyez encore le joueur de dés qui ne peut pas calculer mathématiquement ses probabilités de gagner. Cependant, s'il ne joue pas selon ces probabilités, il a toute chance de perdre sa chemise. La même analogie vaut pour le monde du commerce: les marchands ne possèdent pas toujours les instruments nécessaires pour calculer les coûts pertinents ou la fonction de demande, ils ne peuvent pas toujours calculer le coût marginal et la recette marginale d'actions éventuelles; cependant ceux dont les décisions ne seraient pas compatibles avec la maximisation des rendements ne feraient pas long feu dans les affaires, qu'ils vivent au 12e ou au 20' siècle. Et Friedman fait cette remarque: " Naturellement, l'homme d'affaires ne procède pas en fait, à proprement parler, à la résolution du système d'équations simultanées en usant des termes dans lesquels l'économie mathématique juge opportun d'exprimer cette hypothèse [celle de l'utilité marginale], non plus que les feuilles ou les joueurs de billard procèdent explicitement à des opérations mathématiques compliquées ou que les corps en chute libre décident de créer un vide» -H. De même 44. Ibid.
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mon analyse du comportement du roi ne fait pas de distinction entre adhésion passive ou active à la théorie que je propose. Mon analyse s'intéressant à ce que fait le roi, non à ce qu'il dit qu'il fait, je n'entreprends pas de montrer qu'il pourrait avoir énoncé consciemment les principes que j'ai faits miens pour expliquer son comportement. Trouver des déclarations émanant du roi ou de ses ministres des finances qui conforteraient ma théorie n'aurait pas plus de pertinence, touchant la validité de celle-ci, qu'essayer de juger de l'exactitude des lois de la physique en demandant à un champion de billard de donner l'explication du bonheur de ses coups. On peut conclure de façon similaire à panir de l'anicle très estimé d'Alchain sur « Incertitude, évolution et théorie économique ". Alchain a créé un modèle dans lequel il suppose chez les acteurs une incertitude complète et un comportement irrationnel; cependant, malgré ces hypothèses extrêmes d'incertitude et de comportement immotivé ou irrationnel, le système de marché du modèle n'allouait pas les ressources au hasard. Même si les acteurs individuels n'optimisaient pas consciemment leurs choix, le marché concurrentiel choisissait les contrats qui engendraient des profits positifs, indépendamment des choix ou du comportement des individus. On inférera de ce modèle que la direction du changement ou de l'ajustement, dans un système économique, ne dépend pas des prises de décision conscientes des acteurs individuels. Quand les panicipants au système de marché ont pour motivation la recherche de profits, ils choisissent inévitablement les termes les plus profitables des alternatives, même si les individus les plus avisés et les mieux informés font de mauvais choix 45. Tout comme une affaire prospèrera et se développera quand son comportement correspondra à une maximisation rationnelle et informée des rendements, de même le roi pourra gouverner et payer ses troupes s'il baisse d'une façon correspondant à la théorie le taux des intérêts qu'il sert. Pour juger de l'utilité de la théorie que je présente, on examinera si elle sait présenter et regrouper de façon adéquate les conditions sans lesquelles les finances royales ne pourraient fonctionner, et on comparera ce résultat avec ceux auxquels les théories qui sous-tendent d'autres efforts d'explication permettent d'aboutir.
45. Armen A. Alehain,. Uncertainty, Evolution, and Economie Theory .,Journal ofPolitical Economy 58, 1950, p.211-221.
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Aux origines financières d'une révolution démocratique
Introduction .. la règle plutôt que l'arbitraire
Traditionnellement, lorsqu'ils évoquent les problèmes financiers qui sont
à l'origine de la Révolution française, les historiens mettent en avant l'incapacité du gouvernement central à lever des impôts. Pourquoi cette incapacité? l'en examinerai dans ce chapitre la raison profonde: les groupes-clé répugnaient à entériner des augmentations d'impôts tant qu'il n'existerait aucune règle préétablie de politique monétaire et fiscale. Interprétée sous ce jour, la résistance à toute augmentation de la charge fiscale était une réponse politique à l'incertitude que le pouvoir discrétionnaire du roi sur les dépenses faisait peser sur la politique fisco-financière de l'Etat. Ce concept d'incertitude économique suscite depuis peu une vive attention de la part des économistes. Comme ils l'ont montré, cette incertitude augmente le coût d'acquisition du capital et décourage l'investissement, d'où un niveau de production moindre. Or la politique financière irresponsable de l'Ancien Régime était une source majeure d'incertitude. Par exemple, les détenteurs d'offices ou de titres d'Etat vivaient toujours sous la menace de paiement différé des gages ou intérêts qui leur étaient dus. La seule fixation d'un taux d'impôt constant aurait contribué à réduire cette incertitude, quand bien même elle n'y aurait pas suffi à elle seule, donc à diminuer le taux d'intérêt et à provoquer une augmentation de l'investissement. Les capitalistes français du 18 e siècle
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LES TRÈs PRIVILÉGIÉS
savaient parfaitement que l'incertitude, en augmentant les taux d'intérêt, avait un effet sur l'accumulation de capital l • Les années qui précédèrent la Révolution virent l'éclosion d'une série de pamphlets qui, en matière de politique financière, exprimaient une nette préférence pour une règle, plutôt que pour l'arbitraire. Leurs auteurs avançaient que l'avantage principal de l'institution parlementaire pour l'Angleterre était d'avoir procuré une plus grande certitude en limitant l'arbitraire financier du gouvernement. En outre, ils saluaient avec enthousiasme la convocation des Etats Généraux, espérant que remède serait ainsi apporté à l'incertitude fisco-financière chronique qui était caractéristique de la France d'Ancien Régime. Ce qu'ils manifestaient avant tout, c'était leur conviction qu'un contrôle public plus étroit de la politique financière imposerait un frein à l'arbitraire des ministres qui s'était jusque là exercé sans entraves. Qu'il y ait eu, dans l'opinion française, des gens qui attachaient assez de prix à une promesse de stabilité pour accepter en échange le principe de nouveaux impôts, les idées qui s'expriment dans de nombreux pamphlets l'attestent. Mais exiger sans fin des impôts complémentaires décidés arbitrairement dans le secret gouvernemental n'était pas de nature à réduire le risque et l'incertitude dont souffraient les affaires non plus qu'à faire baisser les taux d'intérêt élevés. Si ceux-ci se stabilisèrent brièvement après le retour de Necker en 1787, c'est essentiellement parce qu'il promit de respecter les échéances et de payer les créditeurs en numéraire - à la différence de son prédécesseur Brienne qui avait proposé de payer partiellement en papier les détenteurs de titres et d'offices 2. Ce que le public voulait, c'étaient la stabilité monétaire, le respect des échéances, des règles propres à corseter l'arbitraire de l'exécutif et une incertitude moindre: tel était l'idéal de 1789 en matière de finances 3. De nombreux Constituants demandèrent en 1789 une péréquation de l'imposition entre régions et groupes sociaux. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils souhaitaient voir augmenter la charge fiscale. De fait, au cours de la Révolution, l'augmentation des impôts dans des régions où ils avaient été traditionnellement peu élevés suscita de la résistance. En outre, en prônant une distribution
1. Des taux d'intérêt nominaux élevés limitent les investissements qui auraient pu se destiner à l'économie. Les .. industriels .. français de l'époque n'investissaient pas dans des projets qui auraient immédiatement séduit leurs homologues d'outre-Manche parce que les taux d'intérêt plus él~vés en France
décourageaient d'investir dans toute entreprise autre que les plus productrices de profit. Les monopoles garantis par le gouvernement satisfaisaient aux plus hautes exigences de profitabilité, ce qui pouvait n'être pas le cas pour des entreprises productives certes, mais appanenant au secteur informel. C'est ainsi que l'irresponsabilité du gouvernement en matière fiscale et fmancière a pesé lourd sur le développement économique de la nation. 2. La récente étude qu'a faite David Weir des taux d'intérêt anglais et français confirme combien la
confiance des investisseurs a joué un rôle capital. Il a montré que'le défaut de paiement partiel de Terray en 1770 • eu pour conséquence des taux élevés jusqu'en 1774 alors que les taux anglais restèrent stables jusqu'en 1776. 3. C'est d'ailleurs ce que Louis XVI promit, par sa déclaration de Fontainebleau, dès le début de son règne.
AUX ORlGINE5 FINANCIÈRES D'UNE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE
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plus égalitaire du fardeau des impôts, nombreux étaient les Français qui pensaient d'abord à l'abolition de taxes particulièrement impopulaires, telles la gabelle, la dîme et les droits d'octroi. On désirait également la fin de la Ferme Générale et une solide amputation des dépenses de Cour. L'idée de résoudre la crise financière en donnant au gouvernement une plus grande capacité de lever des impôts ne suscitait aucunement un consentement général. Comme le notent Adam Smith etJ.-B. Say dans leurs traités d'économie politique, la capacité guerrière de la royauté française n'avait de limite que son incapacité à fmancer la guerre. Des rentrées fiscales plus importantes auraient seulement signifié des guerres plus longues, non une stabilité fiscale et monétaire plus grande en France.
Gouvernement représentatif et stabilité financière
Quelles ont été les conséquences politiques de l'endettement à la fin de l'Ancien Régime? Je me propose de réexaminer cette question à la lumière de ce qu'apportent les historiens de la politique financière française (y compris les observateurs de l'époque) et d'une comparaison des systèmes fisco-financiers anglais et français. Nous y rencontrerons nombre d'événements dont certains sont familiers: la désastreuse expérience de Law qui n'a pas peu contribué à détourner le gouvernement français de créer de la monnaie-papier ou une banque nationale; l'essor de la Banque d'Angleterre et l'existence, dans ce pays, d'une politique qui faisait des principaux créditeurs de l'Etat les contrôleurs du gouvernement et par là-même les garants de la dette - ces facteurs sont réputés avoir conféré à l'Angleterre un avantage considérable dans les grandes guerres du milieu du siècle -. Le peu de bonheur de la France dans ces guerres montre bien qu'en l'absence d'un gouvernement représentatif il est plus difficile de mobiliser la confiance des créditeurs (en comparaison avec l'Angleterre), d'où des intérêts bien plus élevés et moins de possibilités de crédit. j'affirme que c'est l'absence d'un tel système parlementaire qui a conduit les Français à mettre en place d'autres moyens d'accroître le crédit royal, par exemple en suscitant le développement d'une dette reposant sur les corporations, dette garantie par la vente des offices et canalisée par les Fermiers ainsi que par les corporations urbaines. Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, le poids que prirent les corporations rendit toute répudiation de dette plus coûteuse pour la royauté, ce qui eut l'effet salutaire de mettre un frein aux manipulations monétaires et aux défauts de paiement royaux. Mais, en renforçant les corporations, la royauté créait dans son système de fiscalité démodé de puissants intérêts acquis, ce qui lui rendait encore plus difficile toute réforme de fond. e est dans quelques pamphlets de l'ère prérévolutionnaire que l'on voit apparaître pour la première fois l'idée que gouvernement représentatif et stabilité financière sont liés. La royauté était alors disposée à admettre et même à ouvrir un débat sur l'opportunité de mettre en place un organe de discussion représen-
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tatif, dans l'espoir d'arriver à bout de la crise financière. On peut voir deux raisons à cene bonne disposition: elle a pu y voir un moyen de court-circuiter le pouvoir des financiers, et plus particulièrement des Fermiers généraux; elle peut en outre avoir espéré que les élites de la nation accepteraient enfIn de renoncer à leurs exemptions fiscales en échange du droit d'être représentées. Pour négocier cene renonciation dans un climat de confIance, la royauté devait tout faire pour éviter de se déclarer en banqueroute: cene négociation aurait été vouée à l'échec dès le début si la royauté s'était montrée incapable de convaincre ses interlocuteurs éventuels de son engagement à respecter toutes les formes de propriété de ses sujets. Une négociation directe avec les élites de la nation aurait pu déboucher sur la création d'un organisme aristocratique analogue au Parlement anglais, mais cene négociation échoua parce que la royauté n'était pas prête à aller assez loin dans le partage de son autorité politique. Ne pouvant négocier directement avec les notables, le roi convoqua ensuite les Etats Généraux. Il espérait que ceux-ci, avec leur recrutement plus large, seraient plus accommodants que ne l'avaient été les élites influentes du royaume. On vit ainsi la royauté accueillir avec faveur la décision que prirent les membres des Etats de se considérer comme représentants de la Nation, précisément parce qu'ainsi l'assemblée aurait le prestige nécessaire pour passer outre à l'opposition des groupes intéressés au maintien des exemptions. Mais l'impuissance de la royauté à parvenir à un accord avec les groupes d'intérêt financiers ouvrit le débat politique à des participants pour lesquels les questions fiscales et financières étaient secondaires. Le résultat en fut une révolution qui allait substituer à une crise financière une autre crise financière. Jusque bien avant dans le 19< siècle, la France allait manquer de moyens bancaires et fmanciers analogues en étendue et en capacité à ceux de la Grande-Bretagne. On n'a pas encore produit, et peut-être ne le pourra-t-on jamais, de document d'Etat qui révélerait le processus de décision royal en matière de finances. C'est pourquoi nous pouvons très bien ne jamais savoir en quels termes la royauté percevait l'organisation financière de la nation. Mais le sujet est trop important pour que nous nous satisfassions de ce silence. Dans les nombreux ouvrages qu'il a consacrés à la Révolution, François Furet nous a appris que, si nous voulons comprendre la signification des événements, nous devons prendre du recul par rapport aux explications qu'en donnent leurs acteurs. Les conséquences immédiates et visibles peuvent concorder avec les positions qu'ils prennent, mais l'histoire, comme la vraie économie, doit voir au-delà des intentions déclarées des participants et essayer d'éclairer la structure des incitations qui sous-tendent ces intentions ainsi que les conséquences cachées et les coûts des prises de décision des acteurs. Comme le dit Karl Popper, « la tâche principale des sciences sociales théoriques ... est de relever les répercussions sociales non intentionnelles des actions humaines intentionnelles »~. 4. Cf. Karl Popper, « Predictions and Prophecy in the Social Sciences " in Conjectures and RefUl4tiom, 2' éd., New York, Harper and Row, 1965, p. 342.
AUX ORIGINES FINANCIÈRES D'UNE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE
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Des polarités constantes: les finances de l'Etat en. France et en Angleterre au début de l'ère moderne
Au cours du 18 e siècle, le montant des emprunts des gouvernements français et anglais représenta un pourcentage important du produit national brut, même si on en juge d'après nos critères actuels 5• Mais, pour les Français, emprunter était plus coûteux que pour les Anglais. Le gouvernement anglais put donc emprunter une plus grande part de la richesse nationale que le français, ce qui fut au désavantage de la France dans sa rivalité avec l'Angleterre. La Guerre de sept ans, qui se conclut par la nette victoire de l'Angleterre, fut le moment fort de cette rivalité. L'engagement ultérieur de la France dans la Guerre d'indépendance américaine exigea un niveau d'emprunt que son gouvernement ne put couvrir par les recettes ordinaires. Il ne put non plus trouver le moyen de lever des impôts sans réforme sociale et politique majeure 6. Malgré la sévérité des sanctions qui auraient inévitablement frappé toute critique directe du comportement de la royauté, beaucoup de Français se rendirent compte que la prétention du roi à un pouvoir absolu avait sapé la crédibilité financière du gouvernement, puisqu'il était au-dessus des lois 7. Cette question fut pour la première fois évoquée publiquement sous la Régence lorsque le gouvernement, influencé par John Law, essaya de créer une banque nationale, sur le modèle de la Banque d'Angleterre. L'expérience fut un échec et on ne la renouvela pas sous l'Ancien Régime. Mais cet échec était la conséquence de l'affirmation du pouvoir absolu de la royauté: la banque fit faillite parce que la royauté était dans l'incapacité de prendre des engagements auxquels on pût accorder foi. A la fin du 18 e siècle, bon nombre de gens, se référant à l'échec du système de Law, pensèrent qu'aucune réforme financière ne serait possible en l'absence d'un corps représentatif capable de mettre un frein au pouvoir discrétionnaire de la royauté en matière de finances. Posant en principe qu'il est indispensable pour un gouvernement de rendre ses engagements financiers crédibles, je pense trouver dans cette théorie l'explication profonde des raisons qui ont conduit un nombre appréciable d'observateurs de l'époque à croire que la création d'institutions représentatives aiderait le roi à obtenir la confiance de ceux des Français dont l'opinion comptait et dont les ressources étaient nécessaires pour
5. Cf. BN L 40b 2401, M. de Casaux, Réflexions sur la dette exigible et sur les moyens proposés pour la rembourser 1789, Patis, 1790, p. 21. Utilisant des chiffres donnés pat Arthur Young, Casaux estime que le PNB anglais était de l'ordre de 2 800 millions de Livres, le gouvernement versant ~ ses créditeuts 384 millions à titre d'intérêts, ce qui représentait entre sept et huit pOut cent du total des revenus. 6. James Riley a démontré que les taux d'intérêt élevés qui sont sous-jacents ~ la crise des années 1780 ont eu leut origine dans les années 1760. Cf. J. Riley, 1he Seven YeaTS War and the OU Regime in France : 1he Economie and FinanciaJ ToI!, Princeton NJ, Princeton University Press, 1986. 7. Une déclaration datée du 28 mats 1765 proscrivait la publication de tout écrit ou de tout projet traitant de réforme des finances ou de leur administration.
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surmonter la crise en cours 8. Je suggérerai qu'un bon nombre des tracas financiers du gouvernement français tenait à la difficulté d'obtenir de la royauté des engagements crédibles, et que ce ne seraient pas simplement la réorganisation du Trésor ou la création d'une Banque Nationale qui auraient pu y mettre fin. John Bosher en était arrivé à conclure que le problème majeur pour les Français n'était pas le manque de représentation nationale, mais l'inefficacité totale et l'archaïsme de leur dispositif fiscal et financier 9 • Malgré le caractère approfondi des recherches de Bosher, il y a, me semble-t-il, à prendre en considération un facteur supplémentaire que suggère l'étude comparative que j'entreprends ici 10. La gestion fiscale britannique de l'époque était aussi chaotique et aussi inefficiente qu'en France, mais l'inefficience de son organisation et de sa gestion n'eut pas le même effet sur les taux d'intérêt car les promesses du gouvernement rencontraient la confiance: en effet le Parlement anglais donnait son aval à la dette nationale. Une étude comparative des finances d'Etat en France et en Angleterre me permettra, je l'espère, de montrer que le désavantage relatif de la France est directement imputable à la structure de ses institutions politiques. D'ailleurs c'était aussi l'avis de nombreux observateurs français de l'époque quand ils estimaient que les succès militaires de la Grande-Bretagne et son affirmation comme puissance mondiale étaient dus à son organisation financière innovante et à sa plus grande aptitude à gérer les finances de l'Etat: c'étaient là des succès auxquels la France ne pouvait pas prétendre parce que son gouvernement n'était pas en mesure de draîner aussi efficacement à son profit la richesse de ses sujets, que ce fût par l'impôt ou par l'emprunt. Les finances de l'Etat ne sont pas restées immuables tout au long des 17e et 18e siècles. Le potentiel fiscal et financier de la royauté augmenta considérablement, pour plusieurs raisons dont la plus notable me paraît avoir été son aptitude à développer des mécanismes destinés à rendre les reniements royaux plus coûteux qu'ils ne l'avaient été au 17e siècle. Confier la responsabilité d'une portion de la dette à des organismes de type corporatif était l'un de ces mécanismes - nous les avons examinés en détail dans le chapitre précédent -. Au cours du 18e siècle, ce qui avait été auparavant arrangements de type privé entre
8. Voir supra le chapitre 6. 9. J.F. Bosher, French Finances 1770-1795: From Business to Bureaucracy, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1970.
10. Bosher cherche à décrire les heureux résultats de l'administration financière du Parlement par opposition aux résultats relativement mauvais obtenus par l'administration des finances française; sans négliger
le fait que la représentativité ait été plus large en Angleterre, il s'attache particulièrement à mettre en lumière l'efficience administrative anglaise - cf. p. 22-25 et 42 -. Il note que .le taux élevé de l'intérêt servi pour la dette française était un indice supplémentaire de la différence de fond entre les systèmes administratifs des deux nations. Au cours de la décennie qui va de la paix de 1783 à la guerre de 1793, ces différences suffirent à orienter l'Angleterre sur une cenaine voie pour renforcer les finances publiques, et la France
sur une autre. (p. 24). A l'opposé, des politologues comme Margaret Levi ne croient pas qu'il y ait corrélation entre l'efficience administrative d'un gouvernement (quand il s'agit d'affaires financières ou de stabilité fiscale) et la représentativité de ce gouvernement.
AUX ORIGINES FINANCIÈRES D'UNE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE
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réseaux familiaux de financiers et royauté fit place à l'action d'institutions publiques obéissant de plus en plus à des procédures bureaucratiques. A mesure que se développait l'administration des finances publiques, le risque d'une banqueroute royale s'éloignait: la Ferme générale prenait un caractère bureaucratique de plus en plus net et les titulaires d'offices s'étaient organisés en corps. Ceci se traduisit par une baisse des taux d'intérêt. La capacité d'emprunt du roi rep, Mémoire présenté au Roi le 31 mai 1724 en vue du rétablissement des intendants du commerce, AN E 3656, cité in M. Antoine, op. cit., p. 404. 5. Cependant un règlement de 1699 partagea les responsabilités entre le Secrétaire à la marine et le Contrôleur général. Sur le Conseil de Commerce, voir Thomas J. Schaeper, The French Counci1 of Corn· merce 1700·1715 : A Study in Mercantilism after Colbert, Columbus OH, Ohio State University Press, 1983.
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
aussi gérer le développement économique de la France. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de s'étonner que, dans ses décisions, le Contrôleur ait donné à ses soucis financiers priorité sur celui de la prospérité générale. L'orientation fiscale du régime n'était pas inaperçue des contemporains. Traitant de l'économie politique de l'Ancien Régime, d'Argenson note que . Le chancelier d'Aguesseau (1668-1751) l'avait d'ailleurs précédé dans cette voie:
«
La finance se joue des plus saintes loix, mettant la justice au nombre de ses revenus et ne regar-
dantla règle que comme une occasion d'en vendre la dispense> (cités in M. Antoine, ap. cit, p. 424-425). Le Chancelier avait la préséance sur tous les titulaires des grands offices de l' Etat. li présidait tous les tribunaux et siégeait au Parlement au-dessus du président. Bref, sa personne symbolisait toute justice rendue au nom du roi. Cette citation
de Maupeou nous indique en quoi la justice, elle aussi venait après la finance.
7. Sous le ministère de Desmaretz, le Conseil des Finances se composait de seize intendants de finances et six intendants de commerce. Les intendances des fmances furent supprimées sous la Régence, mais furent rétablies par un édit royal du 31 mai 1724. Cf. M. Antoine, op. cit, p. 404. 8. La première Chambre de commerce apparaît à Marseille en 1599. Celte première Chambre ne fit pas grand chose, aussi les marchands marseillais créèrent-ils une nouvelle chambre en 1764. On notera que celle Chambre fut la seule à ne pas relever du Contr~leur général des Finances. La tutelle était exercée par le Secrétaire d'Etat des Affaires Etrangères. 9. Cf. Th.J. Schaeper, ap. cil., p. 73-6. Marseille et Dunkerque possédaient déjà des Chambres en 1700 et Lyon mit en place la sienne à la faveur d'un édit différent. Bien qu'autorisées par la royauté à organiser
des Chambres, Saint-Malo et Nantes n'en eurent pas de tout le 18' siècle. 10. Cf. Schaeper, op. cil., p. 74.
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GOUVERNEMENT ET REDISTRIBUTION
limité dans la plupart des cas à un petit groupe de gens d'affaires de tout premier plan qui étaient déjà très influents auprès des autorités municipales et de l'administration locale 11. Les correspondances que les marchands adressaient au roi devaient être transmises sous le couvert de ces chambres de commerce qui les filtraient et y joignaient leurs observations. Ces chambres députaient aussi leurs représentants auprès du conseil national de commerce. Leurs archives, qui sont conservées dans les Bourses de commerce, témoignent de l'expansion de leur activité au cours du 18e siècle. Naturellement elles contiennent des documents relatifs à la vie des affaires en général, mais on notera aussi que les questions de commerce maritime et colonial faisaient souvent l'objet de consultations avec le gouvernement. Les chambres se souciaient avant tout de préserver les privilèges du négoce local, cependant leurs députés se firent les défenseurs de la liberté du commerce chaque fois qu'il y allait de leur intérêt. Elles partageaient toutefois avec les ministres des finances une profonde confiance dans les vertus du mercantilisme et dans la nécessité de réglementer l'industrie manufacturière: beaucoup de textes réglementaires co~cernant celle-ci ont leur origine dans des discussions entre les marchands représentés dans les chambres et leurs députés. D'ailleurs donner une existence institutionnelle à un groupe exclusif de négociants influents ne pouvait qu'aller dans le sens de la politique de l'Etat qui voulait contrôler l'activité des affaires et les sources de revenus qu'elles représentaient 12. li était de l'intérêt du roi de disposer, avec les chambres, de courroies de transmission pour les faveurs qui lui étaient faites comme pour celles qu'il accordait. Aussi la monarchie favorisa-t-elle les chambres: elle permettait ainsi à un nombre limité de négociants sélectionnés d'agir en groupe afin d'obtenir en faveur de leur région, mais aussi pour eux-mêmes, des règlements, des subsides et des interventions de l'Etat. Les plus privilégiés furent ceux qui travaillaient pour les manufactures indispensables à l'effort de guerre de l'Etat 13. 11. Cf. Jean·Michel Deveau, Le commerce rochelais face à la Révolution: correspondance de Jean-Baptiste Nairac, La Rochelle, La Rumeur des Ages, 1989, p. 65-6. Les villes importantes ne se contentaient pas seulement d'entretenu à Paris un représentant permanent, elles y envoyaient aussi une délégation spéciale pour toutes affaires les touchant particulièrement. L'arrêt royal qui reconnaissait la Chambre de Commerce de La Rochelle est typique: il requérait trente des négociants les plus en vue de la ville de choisir un directeur et quatre syndics, mais Louis XIV se réservait le droit de procéder aux trente nominations de départ. Soumettre à l'approbation du roi la liste des membres fondateurs était pour les chambres locales une démarche esentielle si elles voulaient obtenir leur reconnaissance formelle . Les membres fondateurs se voyaient conférer le droit
de coopter les futurs
membres; c'était une façon de s'assurer que la qualité
de membre serait
réservée aux groupes ou réseaux de marchands qui étaient liés à la Couronne. 12. C'est là une des raisons pour lesquelles les marchands protestants firent preuve de loyalisme à l'égard du roi après la révocation de l'Edit de Nantes. Il acheta leur loyauté surtout en leur prodiguant des monopoles de toute sone, en paniculier sur le commerce international.
13. P. Dardel a bien montré comment, dans une place commerciale aussi importante que Rouen, le commerce était dominé en 1n9 par une élite de 61
c
marchands armateurs
lOo
qui contrôlaient toutes les
exportations de la ville. Cf. Pierre Dardel, Commerce, industrie et navigation : Rouen et Le Ha""" au XVlll' siè· cie, Rouen, Société libre d'émulation de la Seine-Maritime, 1966, p. 141. On relèvera aussi avec intérêt que pendant cette période, Rouen ne comptait que quatre banquiers (p. 159). Il est vrai que Paris, à l'époque, n'avait que cent banquiers.
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
En général, les chambres de commerce servaient les intérêts des grandes affaires, souvent aux dépens de groupes d'entreprises plus petits. La politique économique française n'a pas cherché à susciter la formation d'une vaste classe d'entrepreneurs; au contraire, sa fin était de coordonner les besoins de l'élite des affaires avec les besoins fiscaux du gouvernement. Les « entrepreneurs» de petite taille avaient tendance à se retrouver dans des activités qui ne bénéficiaient pas de la protection gouvernementale et qui par conséquent manquaient d'attrait pour le crédit ou pour les capitaux. Leurs activités demeurèrent donc souscapitalisées, comme il ressort d'une simple comparaison avec celles de leurs homologues britanniques. On le voit pour le commerce des grains, le travail du cuir et la métallurgie, toutes activités qui en France étaient aux mains de petits capitalistes. Toutes trois connurent peu de progrès techniques, toujours si l'on se réfère à la Grande-Bretagne où les petits capitalistes pouvaient obtenir des prêts pour investir dans de nouvelles techniques et augmenter l'échelle de leurs opérations. Parce que la politique gouvernementale était proportionnellement moins avantageuse pour ceux qui étaient à la tête d'affaires modestes, leur loyauté envers le roi était sans doute moins assurée. De fait, les « marchands» indépendants étaient souvent considérés comme peu concernés par la grandeur du royaume, cherchant égoïstement leur profit plutôt que soucieux de l'intérêt de la nation. Le roi, bien sûr, définissait l'intérêt de la nation en fonction de ses objectifs militaires et diplomatiques; c'était pour lui affaire secondaire que développer l'économie et accroître la richesse de ses sujets. En 1710, un édit du roi créa vingt juridictions nouvelles pour traiter de contentieux impliquant des" marchands JO membres des compagnies royales. Les parlements s'y opposèrent. Mais la royauté y tenait tant qu'en 1711 elle consulta à ce sujet les intendants, dans toutes les généralités de leur résidence, et alla même plus loin, en 1715, en édictant que les faillites des marchands travaillant pour le roi ne devaient pas être évoquées devant les juridictions ordinaires. Ainsi les membres privilégiés de la classe commerciale avaient-il accès direct aux ministres du gouvernement et leurs propres juges se virent-ils octroyer les compétences nécessaires pour défier les parlements 14. En raison de la logique profonde de ses décisions économiques et politiques, le gouvernement s'attacha à redistribuer les profits commerciaux et industriels vers des clients et des sites de sa préférence 15. li y avait deux raisons à cela: d'une pan il lui était bien plus aisé d'exercer sa tutelle sur les activités économiques d'un groupe étroit de marchands sélectionnés, couvrant une aire géographique définie, que de traiter avec un grand nombre de marchands moins importants et dispersés. Une branche d'activité aux mains d'une multitude de petits producteurs était bien plus difficile à contrôler, plus difficile aussi à imposer. D'autre pan on pouvait demander des faveurs politiques à des" marchands» 14. Cf. Claude F. Lévy, Capitalistes et pouvoir au sièdedes Lumières, 3 vol., Paris, Mouton 1969, t. 2, p. 60. 15. Par exemple, douze pons seulement étaient autorisés à commercer avec les Antilles françaises.
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en vue, puisqu'ils avaient bénéficié d'un privilège. On comprenait fort bien, et on acceptait ouvertement, que le roi fÎt appel à des groupes d'affaires privilégiés lorsqu'il avait besoin de fonds supplémentaires. Présentant au roi une liste de vingt personnes qu'il avait choisies pour créer une nouvelle compagnie commerciale, Samuel Bernard indiquait que « ce groupe a été choisi parce qu'il peut rendre des services à Votre Majesté au cas où Elle aurait besoin de fonds» 16. Accorder son soutien à une poignée de grands capitalistes était de loin la solution la plus efficace pour assurer les revenus de la royauté, mais elle était moins efficace pour favoriser le développement économique et la prospérité générale. Les" marchands» de moyens modestes et les activités dans lesquelles ils se regroupaient abordaient la concurrence à leur désavantage parce qu'ils ne bénéficiaient que rarement de faveurs royales. Quoi qu'il en fût, les prix élevés, le bas revenu des consommateurs, le large éventail de la distribution du revenu et l'élargissement du fossé entre villes et campagnes ne dissuadèrent en rien la royauté de persévérer dans ces pratiques. Que les privilèges ainsi accordés à des villes favorisées aient été appréciés, cela ressort clairement des réactions que cette situation a suscitées pendant la période révolutionnaire. Dans les Cahiers de doléances de 1789, on voit de nombreuses villes qui ne possédaient pas de chambre de commerce en demander la création. Ce vœu, que l'on retrouve dans de nombreux Cahiers, nous indique que leurs auteurs percevaient ces chambres comme la source d'avantages importants pour les villes qui avaient l'heur d'en héberger une. li est très révélateur que ces Cahiers, qui stigmatisaient les privilèges commerciaux dont bénéficiaient des villes rivales, aient réclamé pour la ville de laquelle ils émanaient le privilège d'une chambre de commerce. Paradoxalement, chaque groupe, chaque ville s'indignait des privilèges dont bénéficiaient les autres tout en se prononçant pour la préservation ou l'extension des droits spéciaux qui étaient les leurs. Au lieu de faire droit à la cause des marchands, l'Assemblée Constituante supprima toutes les chambres de commerce le 16 octobre 1791. Ce faisant, elle invoqua les mêmes principes que ceux par lesquels elle avait justifié la suppression des corporations. On voyait en elles un élément de l'appareil de privilèges de l'ancien régime parce qu'elles permettaient à une petite coterie de marchands des villes de garder la haute main sur les relations avec le roi, de faire passer leurs intérêts pour ceux de la majorité, de se servir des instruments d'une institution pour renforcer leurs réseaux personnels et de bien se placer dans la lutte pour les faveurs du roi ainsi que pour les contrats qu'il accordait. La Révolution abolit aussi les fonctions d'intendant de commerce et prononça la dissolution du Conseil, de sorte que les grandes compagnies commerciales n'eurent plus de porte-parole officiel auprès du nouveau gouvernement. Il leur fallut alors faire les couloirs de l'Assemblée Constituante pour parvenir 16. Cf. C.F. Lévy, op. cit.,
t.
l, p. 72.
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à leurs fins. Jean Michel Deveau nous montre bien comment les choses ont changé dans l'étude qu'il a consacrée au Commerce Rochelais face à la Révolution. TI se fonde sur la correspondance d'un marchand, Jean-Baptiste Nairac, qui avait été envoyé à Paris pour représenter les intérêts commerciaux de La Rochelle et pour informer ses mandants sur l'activité de la Constituante. Son abondante correspondance révèle qu'il perdait son accès au pouvoir à mesure que la Constituante prenait du poids. Elle nous apprend aussi que les modes d'action, pour faire pression, s'étaient considérablement modifiés. Nairac comprit rapidement et s'adapta au changement, mais non ses collègues de La Rochelle. Leur résistance au changement, autant que ses efforts pour leur faire prendre conscience de ce qui changeait, sont très instructifs. Ce qui intéressait particulièrement les marchands de La Rochelle, c'était de conserver leur droit à pratiquer la traite des esclaves, de se faire garantir leurs droits exclusifs sur le commerce colonial 17, de voir supprimer les compagnies de commerce relevant d'autres villes et de continuer à percevoir des subventions destinées à encourager le commerce à longue distance. Avant la Révolution, les marchands exerçant dans des ports dotés de privilèges comme La Rochelle étaient accoutumés à recevoir une prompte réponse à leurs requêtes, celle-ci étant d'autant plus attendue que les décisions gouvernementales déterminaient en grande partie le type et le site de leurs investissements dès que l'occasion se présenterait. Mais bien des choses avaient changé. Les porte-parole du commerce ne partageaient plus les idées ni les valeurs des forces au pouvoir. Contrairement aux intendants de commerce du roi, les députés de la Constituante ne croyaient plus que les intérêts des grands négociants étaient ceux de la nation dans son ensemble; ils se préoccupaient davantage de reconstruire la nation à partir de leur idéal égalitaire. En outre, affrontant un nouvel appareil d'institutions, les goupes de pression devaient modifier leur façon d'agir. Devaux explique que, « puisque tout l'édifice nouveau repose sur le principe de la représentation populaire, il faut imposer à l'Assemblée une cohorte serrée de députés extraordinaires pour forcer l'opposition de ses nombreux membres qui voient ce groupe de pression d'un très mauvais œil» 18. L'Assemblée organisa en son sein un comité de trente-cinq députés, compétent pour le commerce et l'agriculture. Nous apprenons par les lettres de Nairac que l'Assemblée envisageait de radier 600 000 livres de gratifications que la royauté distribuait auparavant à sa clientèle de négociants. Apparemment, ce chiffre donne la mesure du succès qu'ont connu les chambres de commerce, avant la Révolution, comme grou17. Par ex<mple, La Rochelle était le seul pon entre Guyenne ct Bretagne appartenant à une rone fran· che appelée les Cinq Grosses Fermes. Ce qui signifiait que tout ce que La Rochelle pouvait vendre aux consommateurs de la rone était exonéré de droits de douane. Plus tôt, La Rochelle avait eu le monopole exclusif de la traite, mais cette exclusivité prit fm en 1716, lorsque ce commerce triangulaire fut ouvert à Bordeaux, Nantes et Rouen.
18. Cf. j.-M. Deveau, op. cil., p. 72. NDT: Les. députés extraordinaires des manufactures et du commerce de France)Jo étaient délégués à titre d'experts auprès de l'Assemblée constituante où ils pouvaient être entendus à titre consultatif.
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pes de pression. li est peu probable que l'importance et la fréquence de ces gratifications, qui étaient allouées à titre individuel, aient été connues publiquement. Les marchands n'étaient pas au courant des dispositions spéciales dont bénéficiaient leurs rivaux, de même qu'aujourd'hui les exemptions d'impôts dissimulées dans la complexité de nos codes fiscaux ne sont en général connues que des groupes qui en bénéficient. Pendant les premiers jours de la Révolution, les représentants des marchands se réunissaient sans cesse, publiaient des mémoires, écrivaient des adresses à l'Assemblée et répondaient aux mémoires de celle-ci. Des séances de comité de cinq heures d'affilée étaient chose courante; il s'y ajoutait le travail de préparation, plus spécialisé, et la correspondance avec les mandants. Mais, malgré ce travail sans relâche, les résultats obtenus par les représentants des marchands, tel Nairac, furent bien maigres. Quand l'Assemblée discuta de la traite des esclaves, ce fut pour se soucier des droits des Africains et de la moralité de la traite, non des intérêts des marchands d'esclaves. Et les chambres de commerce, y compris celle de Nairac, accoutumées à de bons résultats rapidement obtenus, envoyaient lettre sur lenre à leurs représentants, témoignant de leur impatience et les soupçonnant aussi de nonchalance et d'indifférence. Avant la Révolution, le commerce français dépendait de relations de travail privées avec les intendants de commerce. Après, les marchands devaient faire pression sur une Assemblée qui exprimait la souveraineté du peuple. C'était là la situation qu'avaient connue leurs homologues anglais tout au long du 18< siècle: ceux-ci pouvaient bien s'organiser et former un groupe de pression, ils ne pouvaient pas influencer un organe représentant des électeurs aussi facilement qu'ils circonvenaient un ministre du roi 19. Les grandes compagnies de commerce françaises
Le caractère redistributif des grandes compagnies françaises illustre particulièrement bien le lien qui existait entre finances d'Etat et commerce. Presque toutes ces grandes compagnies avaient été créées à l'initiative active du gouvernement, bénéficiaient de monopoles qu'elles faisaient rigoureusement respecter et avaient toutes des financiers à leur tête 20. Cene tradition commença avec 19. Alors qu'en France les Chambres de commerce exprimaient par une seule voix les vœux de cenaines villes, en Angleterre les voix étaient nombreuses et il n'existait pas de porte-parole autorisé pour pren-
dre l'anache du gouvernement. L'effondrement de la General Chamber ofManufactures révéla que les intérêts du monde des affaires n'étaient pas homogènes. D'après Brewer, «Pitt le Jeune, tout comme Henry Pelham avant lui, manifesta un degré de sollicitude inhabituel pour les opinions du commerce, mais il n'entenclait pas céder aux pressions collectives de la General Chamber. _ Pitt, ajoute Brewer, « était heureux de pouvoir se former, à l'aide d'avis provenant de toutes les panics du royaume, une juste représentation des intérêts de toutes les branches du commerce et des manufactures, mais il n'allait pas permenre pour autant
à la General Chamber de contribuer activement à la formulation de sa politique comme l'aurait espéré Samuel Garbett,lefondateur de l'association '. Cf. John Brewer, The Sinews ofPower, New York, Knopf, 1989, p_ 233. 20. Du temps des Stuart, les banquiers combinaient souvent les prêts au souverain avec l'affermage
des impôts ainsi qu'avec la gestion de monopoles octroyés par bon vouloir royal.
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Colbert, mais elle se perpétua après sa mort jusqu'à la fin de l'ancien régime 21. Colbert avait deux raisons de préférer voir des financiers plutôt que des négociants à la tête des compagnies dotées d'une charte. D'abord les financiers, grâce à leurs réseaux familiaux et à leurs contacts personnels 22, pouvaient fournir les fonds nécessaires si les autres souscripteurs n'en apportaient pas suffisamment - c'était là une obligation liée à leur nomination 23. Ensuite, il craignait de voir des négociants prendre de l'indépendance, car ils ne pouvaient qu'être moins soumis à la volonté du roi que les financiers, qui dépendaient étroitement de la faveur royale en tant que banquiers de la Cour. La royauté se rendait bien compte qu'un sujet pouvait d'autant plus lui imposer la politique qu'il souhaitait que ses biens étaient plus mobiles. Parce qu'elle ne l'entendait pas ainsi, elle attribua la direction des compagnies commerciales lucratives aux financiers dont les biens consistaient partiellement en avances consenties au roi et en offices achetés au roi. Contrairement à ces financiers, les négociants avaient plus de capacité de manœuvre à l'égard du pouvoir, la mobilité de leurs biens leur rendant l'évasion fiscale plus facile. Une des raisons pour lesquelles Louis XIV craignait et détestait les Provinces-Unies tenait au fait que les négociants hollandais contrôlaient étroitement la politique de leur Etat, en échange des impôts qu'ils acquittaient. Des groupes d'affaires indépendants seraient en mesure d'exercer une influence disproportionnées sur la politique de l'Etat - c'était ce que craignait la royauté française - parce qu'ils avaient la possibilité de faire défection. A la différence des négociants et des banquiers, les financiers ne pouvaient pas aussi aisément agiter la menace de se retirer du marché pour obtenir du pouvoir politique 24. Les financiers n'avaient pas cette option de mobilité pour 21. M. Antoine, op. ciL, p. 405, nous rapporte, comme un exemple de la mainmise du Contrôleur général sur le commerce, les propos de Maurepas qui se lamentait de ce que le Contrôleur général se fût • approprié la gestion de la Compagnie des Indes " au grand dam de la marine royale. Fidèle à la tradition héritée de Colbert d'ouvrir à des fInanciers la direction de compagnies de commerce, Calonne avait nommé comme commissaire du roi aurès de la Compagnie des Indes le fInancier Jean-Baptiste de Boullongne de Magnanville, neveu de Mme de Pompadour et trésorier de l'extraordinaire des guerres en survivance de 1772 à 1779. Il fut nommé fermier général en 1787. Cf. Y. Durand, op. cit., p. 84. 22. Les grands financiers pouvaient ~onfier à ferme cenaines de leurs activités à des compagnies plus petites ou leur donner licence de s'y livrer. 23. L'auteur d'un mémoire recommandant de confier aux financiers la direction d'entreprises commerciales à risques soutient qu'cux seuls ont accès aux capitaux nécessaires pour maintenir l'entreprise à flot
pendant les périodes difficiles. On pouvait toujours recourir à des arguments de ce genre contre les gens d'affaires ayant moins de surface, dans un monde où les facilités de banque ou de crédit étaient très person-
nalisées. Cf. G. Chaussin and-Nogaret, op. cit., p. 106. 24. Un des négociants les plus prestigieux de la fin du 17' siècle, Etienne Berthelot de Pleneuf, dont la famille possédait d'importants intérêts dans • les domaines d'Occident. et dans la manufacture de la poudre à canon, avait. levé le pied. pour l'étranger. Agissant au nom de la Régence, le duc de Noailles avait fait saisir ses papiers; c à la fin de janvier, on avait appris son arrivée à Gênes, où la princesse des Ursins faisait une discrète retraite, et sa présence dans cette place de finances, à proximité d'une des plus redoutables adversaires du Régent, n'augurait rien de très favorable et commandait en tout état de cause
de prendre des mesures pour que de tels personnages ne pussent s'échapper du royaume où ils avaient fait leur fortune et surtout en faire sortir les fruits de leurs trafics ». Le Conseil manifestait ainsi qu'il se sentait
en droit d'empêcher les particuliers de mettre à l'abri à l'étranger la fortune qu'ils avaient engrangée au service du roi. Cf. C.F. Levy, op. cit., t. 2, p. 85.
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leurs biens: leur richesse était mobilisée en avances au roi et ils ne pouvaient collecter les taxes qu'avec le soutien de la monarchie. En outre, ils ne pouvaient être admis aux bénéfices que procuraient les Fermes des impôts indirects, profits qui dépassaient ceux de tout autre investissement, qu'avec le consentement du roi. En livrant le commerce extérieur aux groupes de financiers, la royauté se ménageait un contrôle plus étroit de la politique économique. Les financiers intervinrent donc non seulement comme Fermiers généraux, mais aussi comme entrepreneurs généraux, ce qui concentrait encore plus la richesse dans quelques mains 25. La France ne possédait pas de banque centrale pour recevoir des fonds des créditeurs les plus variés et les réutiliser; les négociants français dépendaient donc plus que leurs homologues anglais ou hollandais des ressources de leur famille. Aussi les principales affaires commerciales du royaume étaient-elles entre les mains d'un goupe étroit de familles de financiers 26. Alors que les compagnies françaises restaient le fief d'une élite financière, les compagnies anglaises allaient se constituer en compagnies par actions associant les richesses d'un grand nombre d'individus qui pouvaient être porteurs d'intérêts politiques variés 27. La figure dominante du commerce français entre 1710 et 1715 fut Antoine Crozat: il gérait plusieurs compagnies commerciales vers la Guinée, SaintDomingue, les Mers du Sud, les Indes Orientales et la Louisiane ainsi que la Compagnie de l'Asiento - bref il était le patron de presque tout le trafic maritime français 28. Cene situation lui permit de collecter les fonds nécessaires dans des moments difficiles sans sortir de sa famille. De plus, les comptes courants bien approvisionnés dont il disposait auprès de banquiers ou de négociants à Londres et Amsterdam lui permenaient de transférer rapidement des fonds quand et où il le fallait. Ce qui compte surtout, c'est que son monopole lui rapporta des profits tels qu'il put offrir au roi, en guise de paiement pour les droits sur le commerce outre-mer qui lui avaient été reconnus, des sommes plus importantes que toutes celles qu'aurait pu dégager n'importe quelle combinaison de 25. F. Braudel remarque que les plus riches des négociants français n'aneignaient pas le niveau de richesse des grands financiers et banquiers de Cour, tels Samuel Bernard et Antoine Crozat. Cf. F. Braudel, L'iden· tité de la France, Paris, Arthaud et Flammarion, 1986, t. 3, p. 336. 26. L'accumulation de réserves d'or et d'argent - ce que F. Braudel appelle le capital dormant - fut une autre conséquence de l'incapacité de la France à développer un système bancaire moderne. Cf. F. Braudel, ap. ciL, t. 3, p.349·355. 27. Cf. W.R. Scott, The Constitution and Finance of English, Scottish, and Irish Joint Stock Companies to 1720, 3 vol., Cambridge GB, Cambridge University Press, 1910-1912, t. l, p. 442-3. La constitution en société de la Banque d'Angleterre en 1694 lui permit d'assurer progressivement la gestion de la dette nationale à long terme ainsi que la création de la New East lndia Company et de la South Sea Company. Mais, même avant la création de la Banque, les parts des compagnies anglaises pouvaient se négocier à l'achat et à la vente avec un degré considérable de liberté. Dans les compagnies de moindre importance, les porteurs de parts n'avaient pas besoin de l'accord des autres porteurs pour disposer à leur gré d'une partie ou de la totalité de leu... parts. De fait, tôt sous le règne de Guillaume m, les options de vente ou d'achat et les opérations à terme étaient chose bien connue. Il existait donc à Londres, dès avant 1700, un marché libre et organisé pour les actions et les parts des compagnies. 28. Voir C.F. Lévy, ap. ciL, p. 417. Selon Lévy, Crozat contrôlait pratiquement l'essentiel du commerce maritime à la fin du règne de Louis XIV.
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LES TRÈs PRIVILÉGIÉS
marchands rivaux qui ne jouissaient pas de la rente de situation qu'il tirait de la faveur du roi. La constitution de la Compagnie de Guinée nous fournit un bon exemple de l'influence et de la puissance que son monopole donnait à Crozat. La monarchie avait envisagé de créer une compagnie représentant un certain nombre de capitales commerciales: La Rochelle, Bordeaux, Marseille, Saint-Malo et Nantes. Mais Crozat trouva que ce projet était irréaliste car, pour qu'une telle entreprise commerciale réussît, «il faut qu'elle soit entre les mains de peu de gens qui la conduisent sans éclat et qui, étant dévoués aux ordres [du ministre], les exécuteront sans qu'il soit besoin d'en instruire le public »l'J. En conséquence, la royauté nomma huit directeurs qui tous avaient servi le roi dans d'autres fonctions et possédaient des offices financiers. La royauté avait ainsi institué une politique commerciale de facto, dont le principe était de choisir à titre individuel un petit groupe de négociants liés au système financier qui coopéreraient étroitement avec les secrétaires d'Etat des Affaires Etrangères et des Finances. L'apogée de cette politique fut l'association désastreuse de la finance et du commerce extérieur à laquelle présida Law, mais elle se perpétua à une échelle plus réduite tout au long du 18< siècle. Au début, les profits de ces compagnies commerciales furent considérables. Ceux. de la Compagnie de la Louisiane, qui passa sous la direction de Crozat en 1712, furent substantiels, mais ce fut au prix de l'étouffement de la colonie. Grâce à son monopole, Crozat put gagner de 100 à 300 % sur toutes ses exportations à destination de la Louisiane et 100 à 200 % sur ce qu'il rapportait en France 30. Mais une telle gestion de la colonie n'avait rien pour encourager sa croissance à long terme, non plus que pour attirer des colons. D'un point de vue purement fiscal, la politique mercantiliste joua relativement bien son rôle de source de revenu durant le règne de Louis XIV, mais elle inhiba le développement d'institutions publiques susceptibles de favoriser un commerce à plus grande échelle. Les principales transactions commerciales ne concernaient qu'une petite coterie de familles dans de rares villes. Comment la structure administrative de la France permettait à des négociants en vue de bénéficier du jeu de la redistribution, voilà ce qu'illustre l'histoire commerciale de cette période. Cette même structure des institutions était source d'avantages similaires pour la noblesse. En restreignant au maximum les occasions qu'auraient eues les vieilles familles terriennes d'exercer une autorité politique indépendante, le roi offrait à la noblesse de nombreuses possibilités de prendre une part d'un revenu indu, qui se distribuait à la Cour.
29. C ité in G. Chaussinand·Nogaret, op. cit., p. 110. 30. Ibid., p. 120.
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La noblesse entre dans le jeu de la redistribution Sous Louis XIV, l'aristocratie française change de caractère. La perspective de l'accès au gâteau que distribue le gouvernement en est la cause, ainsi que les rivalités que cette perspective suscite. Les grandes familles du royaume durent s'établir dans la capitale ou à la Cour même parce que les décisions économiques, importantes ou non, étaient souvent à la clef des conflits politiques ou des cabales entre courtisans. C'est un courtisan, le marquis de Valfons, qui le dit en connaissance de cause: « souvent à la Cour les plus petites circonstances produisent les plus grands effets et valent mieux, quand on a l'habileté de les saisir, que les meilleurs et plus anciens services JO 31. Parce que chercher à obtenir le patronage du roi rapportait beaucoup plus que rester dans sa province pour avoir l'œil à l'économie et aux affaires locales, les nobles consacraient leurs efforts à se disputer les rentes de situation accordées par le roi. Mais il leur fallait investir un temps démesuré pour accéder à l'information politique sans laquelle ils ne pourraient obtenir les sinécures qu'étaient les bénéfices ecclésiastiques, les monopoles commerciaux et industriels, directement ou en sous-main, ou une participation à une des Fermes générales 32. Comme le font actuellement les entreprises dans les pays très centralisés de l'Amérique latine, ils devaient transférer leurs activités dans la capitale aux dépens de leurs activités provinciales 33. Une fois transformés en courtisans, les nobles consacrèrent la majeure partie de leurs efforts à obtenir une participation dans les prêts à court terme consentis à la royauté et à essayer de persuader les agences du gouvernement que les projets des entrepreneurs appartenant à leur clientèle étaient ceux qui satisfaisaient le mieux aux priorités nationales. La vie de Cour ou la vie mondaine de Paris, avec toute leur extravagance, avait un coût caché pour l'économie mercantile. Du temps de Louis xrv, elle consommait presque 6 % du revenu de l'Etat, sans compter une proportion également importante, mais bien difficile à mesurer, des revenus privés 34. Ces chiffres ne reflètent pas le coût économique total de la chasse au privilège. La théorie des choix publics pose que des individus raisonnables à la recherche de rentes de situation n'y investiront
31. Cf. Charles Marquis de Valfons, Mémoires sur le XVllr siècle: souvenirs du Marquis de Valfo"" Paris, 1906, p. 128-9. 32. Un gentilhomme de Languedoc pouvait par exemple faire jouer ses relations à la Cour pour obtenir un monopole royal de production de porcelaine en Languedoc, mais il en confierait la gestion à un bourgeois local. On voudra bien noter que même la protection assurée par un monopole ne pouvait préserver les affaires industrielles des nobles des conséquences d'une mauvaise gestion ou de la banqueroute. S'affran-
. chir de la discipline du marché faisait souvent autant de mal que de bien. 33. Une installation à Paris était aussi nécessaire pour les arts que pour l'industrie. Musiciens, auteurs dramatiques et autres artistes chr:rchaient tous la faveur du roi. Les provinces cessèrent alors d'être des centres d'activité économique ou artistique. 34. 5,67 %, selon la reconstitution du budget de 1788 à laquelle a procédé F. Braesch. Repris in F. Afta-
lion, L'économie de la Révolution françzise, Paris, Hachette, 1987, p. 47.
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pas de ressources personnelles supérieures à la valeur de la rente qu'ils s'attendent à recevoir. Mais, dans l'économie globale, la concurrence entre chercheurs de rentes peut consommer des ressources d'une valeur supérieure à celle de la rente recherchée. Louis XIV entendait contrôler la réussite sociale des familles françaises. Dans La Société de Cour, un classique de la sociologie historique, Norbert Elias rend compte de ce phénomène en ces termes: « li est possible, dans le cadre d'un tel système social, de contrôler et de guider la montée de certaines familles à partir de la perspective royale, tout comme le roi peut, dans certaines limites, contrôler et guider leur chute. Ainsi, il pouvait ralentir ou même prévenir l'appauvrissement d'une famille aristocratique au moyen de faveurs personnelles; il pouvait l'en préserver en accordant un« octroi» à la cour ou une charge militaire ou diplomatique. li pouvait faire un don d'argent à la famille sous la forme d'une pension. C'est donc surtout la générosité du roi qui permet aux familles nobles d'échapper au cercle vicieux provoqué par leurs dépenses encourues à la cour,. 35. C'est cette transformation des gens de noblesse en chercheurs de rente de situation qui a commencé à en faire un corps étranger au reste de la société. Après qu'ils eurent perdu leur rôle de dirigeants dans les provinces, les privilèges qui leur restaient finirent par paraître injustifiés et leur valurent le mépris des paysans et de la bourgeoisie provinciale. On peut voir dans cette modification des rapports entre la royauté et l'aristocratie terrienne une sorte de révolution sociale. On peut dire que, d'une certaine façon, la royauté avait substitué à l'autorité politique directe qu'exerçait la vieille aristocratie celle, moins directe, des financiers. Les nobles avaient naguère des armées, des châteaux, et ils contrôlaient les institutions locales. Le monopole de la guerre, qui restait un privilège de la noblesse, représentait encore un danger. Le roi ne pouvait nourrir aucun espoir de démanteler cette citadelle de la noblesse qu'était le recrutement dans le corps des officiers; les fmanciers, quant à eux, possédaient certes des moyens de pression, mais ils ne disposaient d'aucun moyen direct de résister aux ordres du roi. Ils ne pourraient jamais se convertir en une force rebelle comme cela avait été le cas de la noblesse. En outre, n'exerçant pas d'autorité directe sur les instances de décision ou de législation, ils représentaient pour la monarchie une menace politique bien moins sérieuse que la noblesse. D'ailleurs, et ceci est de première importance, la royauté du 17e siècle ne traitait avec les financiers qu'à titre individuel et elle jouait souvent une de leurs familles contre une autre. C'est seulement plus tard que ces familles se regroupèrent en une Compagnie qui devint un groupe de pression puissant. Si le favoritisme était florissant en France, il provoquait en Angleterre de vives réactions qui posèrent un problème politique à la monarchie 36. La Guerre 35. Norbert Elias, La société de Cour, Paris, Calmann·Lévy, )974, p. 54. 36. Ce fut le cas de Buckingham, censuré par le Parlement. On peut voir une des raisons de la réussite d'Elisabeth, par rapport à Jacques lu et Charles lu, dans le fait qu'elle s'est toujours attachée à éviter de favoriser seulement tel groupe ou tel individu.
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Civile est due en partie à la tentative des Stuart de mettre en place un système de distribution de monopoles et de sinécures à leurs favoris. Les historiens anglais parlent des élus et des exclus - les favoris et ceux qui ne l'étaient pas. Après la Restauration, le Parlement prit garde à restreindre la capacité qu'avait la Couronne de récompenser ses favoris: les pensions et les faveurs devinrent probablement chose moins courante à mesure que se réduisait la part du budget national qui y était consacrée. L'objet des gratifications gouvernementales, les méthodes employées, n'eurent plus grand chose à voir avec l'ancien modèle des Stuart. L'oligarchie whig recourut à cette forme de patronage surtout pour se ménager une sécurité politique et non, comme les Stuart, pour assurer sa survie fiscale. Lorsqu'elle accorda des monopoles, ce ne fut pas pour se ménager des ressources fiscales à court terme. Newcastle s'acquit une réputation sulfureuse pour les prébendes qui s'y distribuaient, mais les bénéficiaires en furent des membres du Parlement et des agents de l'administration, non des favoris ou des créanciers de la Couronne. Avec la montée en puissance du Parlement, il fut de plus en plus difficile à la Couronne d'accorder des faveurs à des marchands ou à des nobles. La politique du Parlement a sans doute traité de façon privilégiée les intérêts économiques de la gentry terrienne en tant que classe, mais elle n'a jamais accordé de gratification à l'un de ces notables aux dépens de ses pairs.
Groupes de pression et pouvoir discrétionnaire
Le Conseil de Commerce, on l'a vu plus haut, était subordonné au Conseil du Roi, comme les intendants de commerce l'étaient au Contrôleur général. C'était le roi, en théorie, qui décidait de tout, qu'il assistât ou non aux séances de travail, mais, en pratique, le personnage essentiel était le Contrôleur général 37 • Michel Antoine note que le Contrôleur général était le patron de fait du Conseil et qu'il était souvent l'auteur des décisions et arrêts promulgués par ce Conseil, même si la composition, la date de convocation et les séances de celui-ci, son protocole, son ordre du jour et ses procédures relevaient de la décision exclusive du roi 38. Plus important encore, c'est au Contrôleur général que les intendants, ces représentants du roi dans les provinces, adressaient leurs rapports.
37. Cf. M. Antoine, op. cit, p. 377. Le Contrôleur, qui était aussi membre du Conseil des Dépêches, était tout puissant dans deux autres conseils, ceux des Finances et du Commerce, où les autres con~illers n'avaient pas de pouvoir réel. Quatre des membres du Conseil des Finances étaient des intendants des finances, donc au service du Contrôleur. Le Contrôleur général ne pouvalt accéder au Conseil du Roi que s'il
possédait aussi le titre de Ministre d'Etat. Ce fut le cas pour la plupan d'entre eux, à l'exception notable de Necker, protestant. 38. Cf. M. Antoine, ibid., p. 30. A l'époque de Turgot, quatre des huit membres du Conseil étaient des intendants de finances, subordonnés au Contrôleur généraL
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Le Conseil des Finances devait en principe se réunir chaque semaine (sous Louis XIV, c'était deux fois par semaine), mais en fait il se réunit moins souvent au long du 18< siècle; quant au Conseil de Commerce, il ne se réunit pas du tout. En 1736, la seule année pour laquelle nous possédions des procès-verbaux complets, le Conseil des Finances fut réuni 28 fois et il n'y eut pas de séance en bonne et due forme du Conseil de Commerce. A la fin du règne de Louis XV, le Conseil des Finances n'était convoqué que huit à douze fois par an 39. li n'en promulguait pas moins un nombre d'arrêts aussi important que dans le passé. On est donc en droit de penser que le Conseil ne promulguait en séance plénière qu'une faible proportion des arrêts 40. Necker, ministre des Finances, affumait que nombre d'arrêts du Conseil n'avaient même jamais été soumis à son examen et que les décisions du Conseil n'étaient purement et simplement que les décisions du Contrôleur général 41. Souvent le Contrôleur général se contentait de lire un édit déjà rédigé qui était ensuite approuvé et signé par les membres du Conseil sans débat. Bref, le Conseil des Finances était devenu une fiction, avec un contrôleur général qui disposait de pleins pouvoirs 42. Autre caractéristique du système créé par Louis XIV, les divers ministères possédaient leur autonomie administrative. Ce roi assistait régulièrement aux séances des conseils, coordonnant ainsi l'action de son gouvernement. Ni lui ni ses successeurs ne nommèrent un ministre chargé àe veiller à l'organisation générale du travail gouvernemental et de s'assurer que les autres ministres poursuivaient une même politique. L'autonomie des ministères s'accrut après la mort de Louis XIV, surtout parce que ses successeurs s'intéressaient peu aux techniques de finances ou ne les maîtrisaient pas, laissant ainsi une liberté presque totale à leur Contrôleur général. Bien qu'ils n'aient assisté qu'assez rarement aux réunions du Conseil des Finances, ni Louis XV ni Louis XVI ne nommèrent un premier ministre qui aurait supervisé l'action du ministre des Finances ou aurait orienté la politique du gouvernement. Le Contrôleur général n'était pas seulement tout-puissant au sein du Conseil pour les affaires d'ordre général, il était aussi en mesure de distribuer des faveurs à des individus ou à des groupes. Les arrêts pris en Conseil traitaient de détails aussi infimes que l'entretien des villages, des églises et des cimetières ou que des exemptions de taxes de transport pour des produits spécifiques distribués par tel ou tel marchand dans telle région. Un contrôleur général comme Calonne
39. H. do Jouwnet:!, op. cit., p. 83. 40. Cf. M. Antoine, op. cil., p. 378 ; p. 384. 41. H. de Jouvenet:!, ibid, p. 81. 42. Cette fiction allait avoir des conséquences de poids à lointaine échéance. Parce que le Conseil du Roi avait été à l'origine le lieu de la justice royale, et parco qu'on l'identifiait souvent encore à celle-ci, ses décisions paraissaient moins arbitraires que celles d'un seul ministre agissant de son propre chef. La
légitimité des prises de décision du gouvernement allait pouvoir être remise en question dès lors que la législation était devenue le reflet de l'autorité discrétionnaire d'un ministre agissant à sa guise. On trouvera plus de détails à ce sujet dans le chapitre suivant.
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distribuait des faveurs pour se constituer une clientèle à la Cour. Terray est célèbre pour les grasses sinécures dont il dotait des officiers de l'armée pour qu'ils ne fissent rien contre le monopole dont il jouissait sur les grains. La charge du Contrôleur général lui permettait d'accorder des monopoles ou des subsides aux activités ou aux marchands qu'il entendait favoriser. Les autorisations qu'accordait le Parlement anglais pour la création de nouvelles activités manufacturières suivaient un circuit autrement plus compliqué. Les institutions politiques anglaises, de par leur structure, étaient cause de coût supplémentaire quand le Parlement élaborait une réglementation économique. A l'exception des actes législatifs concernant les intérêts privés d'individus ou de Compagnies - les private bills -, les groupes de pression britanniques devaient essayer d'influencer à la fois les ministres et les membres du Parlement. Mais les ministres n'étaient pas aussi puissants que leurs homologues français: leurs comptes étaient soumis au contrôle du Parlement et celui-ci pouvait même traduire les ministres devant lui pour malversations, en procédure d'impeachment, dans des cas extrêmes. De toute façon, ces ministres, qui étaient souvent membres du Parlement, avaient au moins besoin de l'appui de celui-ci pour faire passer des projets législatifs auxquels ils tenaient, ce qui signifie qu'eux aussi devaient chercher à l'influencer. Les ministres anglais avançaient donc sur le fil du rasoir : il leur fallait " arroser» le Parlement de faveurs tout en prenant bien garde à ne pas donner lieu à des accusations de favoritisme ou de copinage.
Le processus législatif en Angleterre A la différence de leurs homologues français, les groupes de pression anglais devaient travailler à deux niveaux et se heurtaient à des obstacles considérables. D'abord il leur fallait établir des relations personnelles avec les ministres compétents: pour l'emporter au Parlement, ils devaient avoir l'appui du ministre, ou au moins s'assurer de sa neutralité. Mais l'appui du ministre ne suffisait pas, il fallait aussi un débat public au Parlement, qui n'était pas chose simple à obtenir. Cela commençait par une pétition du groupe, suivie d'une demande présentée dans les termes requis par un membre du Parlement. Si tout allait bien, la lecture de la pétition mettait en route une procédure qui aboutissait à la création d'un comité chargé de l'examiner et ce comité allait de son côté convoquer des témoins, des experts ainsi que procéder à l'audition des parties concernées. Cela fait, les groupes de pression et leurs alliés pouvaient présenter leur dossier en personne devant la Chambre des Communes. Pour faire inscrire une nouvelle loi dans le recueil des lois, la procédure à suivre était longue et complexe. Une pétition devait être présentée par des membres des Communes, qui risquaient une éventuelle obstruction de la part de membres du Parlement hostiles. Même la présentation faite, l'examen du projet pouvait être ajourné, ce qui revenait à le tuer. Les parlementaires n'étaient
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pas autorisés à en prendre connaissance à titre privé; c'est seulement lorsque la pétition avait été approuvée qu'on pouvait la sortir de l'obscurité. Les groupes de pression ne pouvaient présenter de pétition contre des taxes qu'après l'entrée en vigueur de celles-ci. Dès que la pétition avait fait l'objet d'une lecture à la Chambre, on pouvait avoir à la défendre avec vigueur contre des forces hostiles. On pouvait aussi avoir à renouveler l'année suivante une campagne de pression quand il y avait eu blocage au sein du comité. Faire avancer ses affaires au Parlement coûtait du temps, de l'argent et supposait une grande capacité d'organisation 43 • A l'opposé, le Conseil du Roi, en France, pouvait agir par arrêt ou autre forme de décision pratiquement sans limite (ce qui ne veut pas dire que la décision serait effectivement appliquée). L'exécutif pouvait ainsi émettre une réglementation économique d'une ampleur sans équivalent en Angleterre. Selon Michel Antoine,,, au moyen d'arrêts ou de lettres patentes, au moyen d'ordres transmis par les ministres ou par les intendants, les nombreuses décisions prises par le roi dans son conseil étaient journalièrement diffusées dans tout le royaume et dans les colonies. Elles formaient une masse incalculable" 44. Il se promulguait environ 4 000 arrêts par an sous le règne de Louis XV, un peu moins que sous Louis XIV 45. Nombre d'entre eux étaient similaires dans leur nature à ce que les Britanniques appelaient private bills: la construction d'un pont ou d'une route, ou la permission d'enclore un champ. Le Conseil du roi, en France, pouvait émettre plus de réglementation sur une moyenne de quatre mois que le Parlement pendant tout le règne de Georges 1er , plus en un an que pendant tout le règne de Georges II, et plus en quatre ans que pendant les soixante années de règne de Georges III 46. Textes d'intérêt
Sessions
Règne Guillaume III Anne Georges le< Georges II Georges III
(1689.1702) (1702.1714) (1714-1727) (1727.1760) (1760-1820)
Public
Privé
343 338 377 1447 9980
466 605 381 1244 5257
58 78 58 81 254
43. Les propositions législatives de caractère privé (private bills) pouvaient émaner de l'une ou l'autre des deux Chambres. Pour les procédures propres à la Chambre des Lords, voir Sheila Lambert (Lady Elton), Bills and Acts : Legislative Procedure in Eighteenth Century England, Cambridge GB, Cambridge U niversi,y Press, 1971 ; et Michael McCabill, Order and Equipoise : The Peerage and the House of Lords, Londres, Royal Historical Society, 1978. 44. Cf. M. Antoine, op. nt, p. 598. 45. Ibid., p. 371. 46. Peter D.G. Thomas, The House ofCommons in the Eighteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 1971, p. 63.
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Pour apprécier pleinement la différence avec la France, voyons de plus près comment se fait la loi dans l'Angleterre du 18e siècle. li y avait deux catégories de textes législatifs, selon qu'ils étaient d'intérêt public ou d'intérêt privé ou local. Les premiers intéressaient l'ensemble de la nation, ou au moins une bonne partie de sa population. C'étaient par exemple les textes ayant pour objet l'approvisionnement, le commerce, les imp8ts, les successions ainsi que les résolutions de la Chambre des Communes. Les textes d'intérêt privé, pour lesquels des honoraires devaient être versés aux membres du Parlement qui les défendaient et aux commis de la Chambre, représentaient la plus grosse part du travail parlementaire. On trouvait dans cette catégorie par exemple des textes ayant pour objet la cl8ture des terres, les divorces, la construction de routes à péage, les changements de nom et les successions. Les deux catégories de législation suivaient des voies similaires, mais séparées, pour revêtir le statut de bills. Pour introduire un projet de loi d'intérêt public, il fallait une proposition émanant soit d'un parlementaire, soit d'un ministre du roi, à l'exception des projets de législation fiscale qui ne pouvaient être présentés que par le Trésor. Une fois approuvée, la proposition était transmise pour étude et pour rédaction à un comité désigné par le président de la Chambre - le Speaker -, qui y nommait le défenseur du projet ainsi que d'autres parlementaires dont les intérêts étaient en cause ou qui avaient une compétence particulière. Le comité soumettait aux Communes en première lecture le projet une fois rédigé; il pouvait alors en être débattu, mais cela se produisait rarement. Puis le projet était lu une seconde fois et il était débattu de ses principes généraux. C'était là le moment capital. On consultait des experts, on convoquait des témoins et les membres de la Chambre se prononçaient pour ou contre la proposition. Si le texte était approuvé dans son principe par les Communes, il était renvoyé au comité pour rédaction ultime, celui-ci, dans le cas d'un texte d'intérêt public, devant être élu par la Chambre. Les séances de comité étaient présidées par un membre du Parlement nommé par le Speaker, en général celui qui avait introduit le projet. Ces séances étaient bien moins formelles que celles des Communes, on y réécrivait, révisait et amendait le texte, ce qui eût été impossible si on avait appliqué les règles rigides des débats à la Chambre 47. Le comité était habilité à amender ou à modifier le projet dans son détail, mais il ne pouvait ni en changer le principe, ni le rejeter. Les amendements étaient lus devant les Communes et sanctionnés par un vote. Parce que le comité les avait déjà discutés minutieusement, ils étaient pratiquement toujours approuvés. La loi était alors grossoyée et une date était fixée pour la troisième lecture. Le texte faisait à nouveau l'objet d'un débat où des amendements pouvaient encore être présentés. Après cette troisième lecture, le Speaker demandait aux Communes « est-ce votre plaisir que cette loi soit adoptée? ,. Si oui, la loi était adoptée et portée le même jour à 47. Par exemple, au sein du Comité, un membre du Parlement pouvait prendre la parole aussi souvent
qu'il le désirait, alors qu'il ne le pouvait qu'une fois au cours d'un débat à la Chambre.
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la chambre des Lords, personnellement, par les membres des Communes qui l'avaient proposée 48. Même si l'on fait abstraction de ce qui se passait dans les comités, qui étaient cependant habilités à modifier substantiellement le contenu du projet, il y avait, selon le décompte de P.D.G. Thomas, quatorze occasions de procédure où le projet pouvait être rejeté 49. Les textes d'intérêt privé connaissaient un parcours aussi exténuant, avec cependant quelques différences importantes. Selon un règlement intérieur permanent de 1685, toute législation de cet ordre devait être introduite par une pétition émanant des parties qui la sollicitaient. Cette pétition formulait le projet dans les termes que ses initiateurs souhaitaient voir adopter et le législateur avait à se prononcer sur cette formulation. La pétition était présentée à la Chambre des Communes par un de ses membres et était alors adressée pour rapport à un comité ad hoc. Après audition du rapport par la Chambre, les défenseurs du projet membres de la Chambre pouvaient demander l'autorisation d'introduire un projet de loi. A la différence des projets d'intérêt public, ceux-ci devaient être imprimés avant première lecture pour être portés à la connaissance de tous les membres des Communes, mais cette disposition était rarement respectée 50. Après introduction du projet, la procédure était la même que pour les textes de l'autre catégorie, à l'exception du comité chargé de les réécrire et de les réviser, qui était nommP!. Le vote, aux Communes, était l'affaire du Speaker qui jugeait lesquels des « oui» et des .. non" faisaient le plus grand bruit 52. Un petit groupe de membres passionnés pouvant aisément faire plus de bruit qu'une majorité discrète, n'importe quel membre était autorisé à demander une division des Communes pour tirer au clair la confusion. Il suffisait d'un seul membre pour le demander, et la division ne pouvait être refusée que par un vote à l'unanimité. Divisée, la Chambre se séparait en deux groupes. L'un d'eux, en général celui qui voulait modifier le statu quo, sortait dans le couloir tandis que des scrutateurs (deux nommés par chaque groupe) comptaient les membres restés sur leurs bancs. Une fois cela fait, les autres membres rentraient, un à la fois, et étaient comptés lorsqu'ils passaient la porte. Il y fallait à peu près une demiheure. On notera avec intérêt qu'aucune liste nominative des votants pour ou contre n'était établie. Cette procédure permettait seulement de connaître le nombre des partisans ou adversaires du projet, le choix restant anonyme, bien que les membres aient sûrement connu les positions de chacun de leurs collègues. Les tenants du statu quo avaient toujours l'avantage dans cette procédure car ils n'avaient pas à se lever et à sortir. Les Chambres, à Westminster, étaient meublées de longs bancs sur lesquels ne pouvaient s'asseoir que 300 membres. 4M. 49. 50. 51. 52.
P. Thomas, op. ciL, p. 45-57. Ibid., p. 57. Ibid., p. 59 (règlement permanent de 1705) Ibid. Ibid., p. 243.
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Le règlement intérieur interdisant toute forme de réservation de siège, voter pour un changement sigifiait souvent qu'on aurait à rester debout après le vote. Aussi les indifférents ou ceux qui dormaient étaient-ils comptés parmi les partisans du statu quo. Les groupes d'intérêt anglais qui cherchaient à négocier au niveau politique pour améliorer leur position disposaient d'un raccourci. lis pouvaient espérer influencer la politique gouvernementale en en appelant directement aux ministres. Ceux-ci pouvaient adresser des recommandations au Parlement ou lui soumettre des projets législatifs, ce qui leur donnait un contrôle relatif du calendrier selon lequel seraient traitées les affaires. Mais ces ministres, en général, se gardaient bien d'adopter une position susceptible de leur aliéner une bonne partie de leur électorat. D'autre part leur appui ne suffisait pas à garantir que la disposition en cause serait adoptée par le Parlement. On l'a bien vu dans l'affaire du traité de commerce franco-anglais de 1713 et dans celle de la régie des tabacs en 1733 53 • En 1713 par exemple, les adversaires du traité franco-anglais furent assez heureux dans leurs pressions sur le Parlement pour faire échouer le projet en dépit du soutien ministériel dont il bénéficiait. Même s'ils avaient des relations haut placées, les marchands ou manufacturiers qui voulaient créer de nouvelles compagnies ou faire modifier la réglementation devaient toujours obtenir une charte du Parlement, à la différence de leurs homologues français qui n'avaient besoin que d'un décret royal. Même s'ils prenaient le raccourci ministériel qui réduisait leurs coûts en pressions, les groupes d'intérêt anglais ne pouvaient pas se dispenser d'exercer une pression sur le Parlement s'ils tenaient à lui faire adopter une législation favorable à leurs intérêts. Si seuls des groupes importants et bien organisés tels que la Banque, la Compagnie Royale d'Assurances et la Compagnie des Indes Orientales avaient une chance d'exercer une influence directe sur le Parlement, des groupes plus modestes pouvaient trouver dans le Bureau du Commerce -le Board ofTrade l'intermédiaire nécessaire pour obtenir des concessions du gouvernement. Bien que les historiens considèrent en général qu'il a failli à sa tâche, cet organisme semble cependant avoir exercé une réelle influence en toutes affaires concernant les colonies 54. Créé en 1696, il révisait les lois applicables dans les colonies, préparait les instructions de leurs gouverneurs, aidait à l'installation de colons et nommait les membres des conseils coloniaux. Si les ministres se gar53. Pour en savoir plus sur le rejet du traité de commerce de 1713 avec la France, voir D.C. Coleman, • Politics and Economies in the Age of Anne: The Case of the Anglo-French Trade Treaty of 1713 " in D.C. Coleman et A.H. John éd., Trade, Government and Economy in Pre-Industrial England, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1976, p. 187-213. Pour en savoir plus sur la proposition de droits de régie de 1733, voir Jacob M. Priee, • The Excise Affair Revisited : The Administrative and Colonial Dimensions of a Parliamentaty Crisis " in S. Baxter éd., EIIgland's Rise ta Greatness, 1660-1763, Berkeley CA, Uni~ersity of California Press, 1983, p. 257-322. 54. Cf. Alison G. Oison, • The Board of Trade and London-Ameriean Interest Groups in the Eighteemh Century " in P. Marshall and G. Williams éd., 7be British Atlantic Empire before the American Revolution, Totowa NJ, Frank Cass, 1980, p. 41-2.
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daient d'agréer les demandes de groupes d'intérêt particuliers concernant le marché domestique de peur de s'aliéner des groupes d'intérêt plus importants, ils encourageaient souvent le Bureau à accorder en Amérique des faveurs moins visibles et moins coûteuses. Le Bureau sut entretenir des relations relativement agréables avec bon nombre de groupes d'intérêt coloniaux, mais en s'en tenant à des groupes relativement modestes qui ne risquaient pas de lui aliéner les ténors de la vie politique anglaise. Si ce Bureau était ouvert aux intérêts anglo-américains, c'était en grande partie parce que le Parlement était enclin à laisser assez d'indépendance à l'exécutif quand il s'agissait d'affaires coloniales, mais, même ainsi, le Bureau n'aurait rien fait qui pût susciter une opposition en Angleterre. Il put répondre avec succès aux besoins des groupes modestes ayant des intérêts dans le commerce extérieur et dans les colonies, mais son autorité sur le plan domestique était extrêmement limitée. Il n'y avait pas de service équivalent chargé d'accorder des faveurs sur le plan domestique, et ce fait à lui seul témoigne du rôle déterminant que jouait le Parlement. Pour les groupes qui souhaitaient obtenir d'importantes modifications de la politique économique intérieure, il n'y avait pas d'autre solution que d'exercer une pression longue et coûteuse sur le Parlement 55. En résumé, le chemin à suivre en Angleterre pour tirer un avantage économique de la manipulation des règlements du gouvernement et de la procédure parlementaire était long et plein d'embûches. En France, un ministre pouvait souvent, à lui seul, faire aboutir la législation qu'il souhaitait. Cela devrait sans doute nous permettre d'apprécier à son poids une des raisons pour lesquelles ceux qui, en France, voulaient réformer la société française n'accueillaient pas avec faveur la mise en place d'institutions parlementaires. Mais ces réformateurs ne se rendaient pas compte qu'une législation édictée par un parlement avait toute chance de paraître plus légitime aux yeux du peuple et d'être mieux appliquée par les tribunaux que les arrêts dus à des ministres français. En disant que le Parlement anglais était l'équivalent fonctionnel du bureau du Contrôleur général, du moins en ce qui concerne la réglementation économique, je risque de surprendre les connaisseurs de la vie politique anglaise qui voient traditionnellement dans la Couronne le centre de la vie administrative britannique au 18< siècle. Cependant la diplomatie et les interventions de patronage d'une part, la dissémination des offices destinée à brider l'action du Parlement d'autre part étaient, et de loin, les activités les plus importantes des ministres anglais. Comme l'écrit Plumb, « le roi contrôlait un immense domaine de patronage. Chaque agent de l'administration était l'agent personnel du roi, nommé par lui et payé de sa poche. La totalité de l'administration du pays était régie par la Maison du roi » 56. 55. Ibid., p. 36-9.
56. Cf. J.H. Plumb, « Roben Walpoles World : The Structure of Government » in D.A. 8augh éd., A ristocratic Governance and Society in Eighteenth Cmtury England.' The Foundation ofStability, New York, New View Points, 1975, p. 116-155.
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Rien ne pouvait empêcher le roi d'affecter l'ensemble du personnel gouvernemental à s'assurer sa clientèle. Plumb signale que la dissémination des offices était avant tout un moyen pour le roi de s'assurer des partisans ou ralliés au sein du Parlement. En général, ces offices étaient des sinécures, mais leurs détenteurs devenaient de ce fait des obligés de la Couronne; ils contribuaient ainsi à faire balancer la loyauté des membres du Parlement et à affaiblir les partis au sein de celui-ci. Un office lucratif était d'autant plus désirable au 18 e siècle que les campagnes électorales devenaient plus coûteuses. Cependant Plumb luimême, qui est de tous les observateurs de la vie politique anglaise au 18e siècle celui qui met le plus l'accent sur l'importance du patronage royal dans le système politique, est bien forcé de relever que" le pays était surtout abandonné à luimême, se gouvernant tout seul du mieux qu'il pouvait, et tout accroissement de pouvoir du gouvernement, toute amplification de son activité étaient amèrement ressentis,. 57. Ce gouvernement ainsi bridé n'était pas en mesure de réglementer minutieusement l'économie domestique. L'autorité de la Couronne anglaise s'exerçait avant tout dans les domaines de l'Etat, des affaires étrangères et dans la gestion des forces de terre et de mer. Autrement dit, les administrateurs anglais n'avaient pas les moyens dont disposaient leurs homologues français pour réglementer l'économie et répartir la richesse industrielle et commerciale de la nation. « Le patronage, dans toute sa complexité, était devenu le thème dominant de la politique [anglaise] », note Plumb 58, mais ce patronage se limitait à la dissémination de petites gratifications et avait peu d'effets réels sur la structure de l'économie. Sir Lewis Namier résume ainsi le rôle du roi : « En réalité, Georges nI ne s'est jamais aventuré au-delà du terrain sûr du gouvernement parlementaire et il s'est tout bonnement comporté comme le primus inter pares, le premier parmi les gentlemen anglais marchands de circonscriptions et routiers d'élections. Alors que les Stuart s'étaient essayés à rudoyer le Parlement et à borner son action, Georges III accepta pleinement son rôle institutionnel, reconnut ses pouvoirs et tâcha simplement d'agir conformément à la coutume de l'époque» 59. Les agents de la Couronne n'étaient pas revêtus comme en France de l'autorité nécessaire pour contrôler des domaines d'activité dans leur ensemble et dominer les finances de la nation.
57. Ibid., p. 151. 58. Plumb souligne que l'autorité du Lord Lieutenant tenait au fait que cette fonction « donnait aux amis et clients locaux du Lord Lieutenant un porte-parole à la Cour, lieu de tous les patronages. Il pouvait ainsi veiller à toutes les nominations, y compris celles de Justices of the Peace et de sheriffs. : Ibid., p. 122. Ce patronage servait à assurer la présence au Parlement de membres dévoués à la Couronne. Mais les pouvoirs du Lord Lieutenant étaient bien mal adaptés à la tâche de veiller de près à l'application de la réglèmentation visant au développement industriel et financier de la nation. En fait il a bien fallu parfois accorder ce patronage à des membres de l'opposition, ce qui donne à penser que la liberté d'action du Lord Lieutenant avait ses limites. Un Lord Lieutenant qui réussissait dans sa charge étaÎt avant tout un gestionnaire avisé, non un contrôleur de l'appücation des règlements. 59. Sir Lewis Namier, « The Social Foundations., in D.A. Baugh éd., op. cit., p. 204-243.
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Il Y a une raison simple à cette différence: les pouvoirs du Parlement, qui décidait des principales questions financières et commerciales, avaient considérablement rogné la capacité qu'avait la Couronne de distribuer des privilèges. L'augmentation de la dette nationale, la modification des taux d'intérêt, les avantages des fonds d'amortissement, l'existence de primes et de tarifs douaniers protecteurs pour le commerce, l'assiette des impôts indirects, le poids des taxes foncières et des subventions à des états continentaux - toutes ces questions relevaient de la décision du Parlement plus que du roi.
Le Parlement et la redistribution: une analyse de la corruption et du favoritisme Quand on s'interroge sur la redistribution du revenu dans l'Angleterre du 18< siècle, on est amené à parler de corruption, une forme de transfert de revenu pour laquelle la Grande-Bretagne était très réputée 1fJ. Aux yeux des Américains en particulier, l'Angleterre de cette époque paraissait être un réceptacle de toutes les corruptions 61. Si le roi et les ministres voulaient faire passer une législation au Parlement, ils achetaient littéralement les votes. A Westminster, un bon nombre de sièges étaient comme des fiefs que possédaient leurs titulaires. Pour être élu, il était indispensable de soudoyer l'électorat. Les colons exprimaient souvent le vœu de ne pas être contaminés par la corruption anglaise, voyaient d'un œil noir l'action des groupes de pression et ne faisaient aucune différence entre ce que ces groupes faisaient et de la corruption. Les besoins de mon argumentation m'incitent à établir une distinction tranchée entre corruption et favoritisme: la corruption est une méthode illégale de redistribution, n'obéissant à aucune procédure formelle; le favoritisme est une méthode de redistribution aux procédures plus nettes, institutionnalisée, autorisée par 60. Pour plus d'informations sur la corruption en Angleterre, voir Joel Hurtsfield, Freedom, Corruption and Govemment in Elizabethan England, Cambridge MA, Harvard University Press, 1973 ; et Linda Levy Peck, « Corruption and Political Development in Early Modern Britain " in A.}. Heidenheimer, M. Johnston et V. T LeVine éd., Politital Corruption: A Handbook, New Brunswick NJ, Transaction Publishers, 1989. 61. Dans un livre paru en 1787, traduit en irançais à l'époque et qui fit l'objet de nombreux commen· taires, John Stevens écrivait: « Dans un gouvernement aussi systématiquement vénal que celui de l'Angleterre actuelle, où l'administration ne peut espérer d'adhésion aux mesures qu'clle prend pour d'autres motifs que d'ordre pécuniaire, le revenu public se voit inévitablement dissipé, voire même dissipé par absolue nécessité. Les abus ne sont pas seulement salués d'un clin d'œil, mais leurs auteurs trouvent encore un soutien t:n toutes circonstances. Les contrats SODt passés non avec ceux qui soumissionnent les offres les plus avantageuses, mais avec ceux qui savent le mieux susciter l'intérêt parlementaire; une coterie se forme ainsi,
qui va du Ministre d'Etat jusqu'au plus humble titulaire d'office, pour piller la nation. Vénalité et corruption deviennent le lien grâce auquel se tissent, dans un intérêt qui leur est commun, les rapports entre les diverses parties de cet infâme système d'administration ., John Stevens, Observations on Government Induding Some A nimadversions on MT. Atlams' Defmee of the Constitutions of Government of the Urlited States and of MT. De La/me', Constitution of England by a Farmer of New Jersey, New Tork, W. Ross in Broad Street, 1787, p. 21.
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la loi et socialement reconnue. Le trafic d'influence et les pressions de couloir ne sont pas les conséquences nécessaires de la corruption ou du favoritisme. La distribution de privilèges et de gages ressortit au favoritisme, non à la corruption. Le fait qu'un groupe d'intérêt obtienne un traitement favorable ne signifie pas en soi corruption, sauf s'il s'assortit de manœuvres corruptrices telles des pots-de-vin. La corruption, c'est à la fois la capacité des acteurs économiques à tourner la réglementation en achetant les agents chargés de l'appliquer et celle des acteurs politiques à influencer les scrutins en achetant des votes. Ces deux formes de corruption étaient plus manifestes dans l'administration anglaise que dans la française, mais le favoritisme était plus visible en France. La corruption est un mode d'action accessible aux forces du marché; il en ressort indirectement une allocation de ressources obéissant à un critère d'efficience que l'on ne retrouve pas dans le favoritisme 62. Je me réfère là à la définition économique traditionnelle de l'efficience: une ressource est utilisée de façon efficiente lorsqu'elle est allouée à un utilisateur qui en a le plus grand désir marginal et qui est capable de la payer. De sorte que le producteur le plus efficient dans un monde exempt de corruption serait également le plus efficient dans un environnement corrompu. Ce qu'il y a de plus inefficient dans la corruption, ce sont les coûts de transaction que suppose tout arrangement entre le corrupteur et le corrompu. Comparée au favoritisme, la corruption est moins discriminatoire puisqu'on peut agir sur le marché de la corruption sans se heurter à des barrières autres que celle du prix à payer. Le favoritisme, lui, distingue plus entre les gens puisqu'il suppose un traitement particulier pour chacun et puisque les droits de propriété y sont alloués selon des critères qui ne sont pas ceux du marché. En conséquence, il y a plus grande probabilité que les ressources soient mal allouées. Le favoritisme peut même aboutir à ce que les coûts, pour le producteur non efficient, tombent au-dessous du niveau de ceux que supporte le producteur efficient. Ainsi peut-il arriver que les producteurs inefficients chassent du marché ceux qui sont efficients puisque ceux-ci voient leur avantage confisqué. En somme la corruption engendre une plus grande efficience parce qu'elle met des ressources à la disposition de ceux qui en ont la plus grande valeur d'usage tandis que le favoritisme exclut un bon nombre de ces utilisateurs potentiels ou les prive de tout moyen de faire connaître leurs besoins. Le favoritisme réduit ainsi les possibilités de production et contrarie l'ajustement indispensable des forces du marché 63. On peut voir dans la corruption l'équivalent d'un marché aux enchères pour les rentes et les faveurs politiques. Puis62. Le favoritisme restreint aussi bien l'accès au marché que J'éviction du marché, ce que ne fait pas
la corruption. En ce sens le favoritisme est analogue aux restrictions de crédit qui limitent à ull certain nombre de clients faisant l'objet de préférence l'accès aux fonds et qui empêchent certaines entreprises de se procurer des fonds à n'importe quel prix. La corruption, de son côté, rend les choses également difficiles pour toutes les parties. 63. Le favoritisme peut se trouver associé
à une croissance rapide, comme le suggèrent les cas de T aÏ-
wan et de la Corée du Sud après la seconde guerre mondiale.
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que les rentes pouvaient être vendues à l'enchérisseur le mieux disant, la liquidité sociale s'en trouvait augmentée: il se constituait comme un marché pour les privilèges. n est fort possible que l'existence d'un tel marché ait permis à la société d'accroître son capital. En France, c'était intuitu personae que se distribuaient les privilèges ou les possibilités d'extraire une rente. Dans ces conditions, aucun marché public de ces avantages ne pouvait se créer, non plus que quelque transaction entre chercheurs de rente. Le secret était la clef du favoritisme; la monarchie se rendait indispensable en gardant le monopole de l'information sur les règlements politiques et sur leurs effets. Comment un marché privé des privilèges aurait-il pu se constituer, comment les chercheurs de rente auraient-ils pu conclure indépendamment des arrangements entre eux tant qu'elle contrôlait ainsi l'information? Les faveurs politiques ou économiques que dispensait le souverain n'avaient aucune liquidité, elles ne pouvaient faire l'objet d'échanges: en effet,.en dehors du cercle étroit des gouvernants, personne n'en connaissait la valeur réelle. En outre, leur effet cessait d'être garanti dès qu'elles quittaient les mains du groupe des favoris. Ces faveurs ou privilèges perdant leur valeur pour quiconque n'avait pas ses entrées auprès de tel ou tel ministre, leur marché public n'aurait eu aucun sens. Le favoritisme était instable par nature: en effet, la fiabilité des contrats qu'il suscitait ne tenait pas à la réputation d'institutions bien assises, mais à la qualité des individus ou des relations privées qu'ils entretenaient. Ce qui faisait la base de tels contrats, c'étaient les interactions secrètes, mais continues - une sorte de jeu répétitif - qui jouaient entre leurs titulaires et les personnes au pouvoir. Cependant, comme nous le verrons, à mesure que le siècle avançait, il devint de plus en plus malaisé pour la monarchie de garder le secret autour de ses transactions. Il y a une différence profonde entre la stabilité du système anglais de redistribution économique et celle du système français; elle est due à la différence de structure des modes d'exécution des contrats politiques. On voit clairement la nécessité de faire la différence entre favoritisme et corruption lorsqu'on examine le fonctionnement du ministère des Finances français. Celui-ci était un étalage de toutes les formes de favoritisme, mais il était relativement exempt de corruption. Les services de la Ferme générale étaient connus dans l'Europe du 18< siècle comme un modèle d'administration bureaucratique pour leur système hiérarchisé de commandement et pour leur efficience. Le contrôle étroit auquel étaient soumis ses agents réduisait les possibilités de corruption, mais cette institution hiérarchique était au cœur même de la tradition française de redistribution. Les ministres des Finances du roi, parfois renommés pour leur incorruptibilité, usaient en général de leurs pouvoirs pour allouer des privilèges économiques aux membres de leurs familles ou à leurs favoris, se créant ainsi une clientèle riche et puissante. Si les intendants des finances et de commerce étaient en général réputés pour leur honnêteté, bon nombre de leurs formes d'action, alors considérées comme légales, furent plus tard l'objet de critiques qui allèrent s'amplifiant à mesure que les arcanes du système finan-
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GOUVERNEMENT ET REDISTRIBUTION
cier devinrent mieux connus du public. Par exemple, le Contrôleur général percevait traditionnellement une commission, que l'on appelait pot-de-vin, lorsqu'il signait un bail avec les Fermiers généraux. Cette pratique, autrefois considérée comme un usage, fut fort critiquée à la fin du 18· siècle. Le contrôleur général se voyait également offrir de l'argent en échange de son soutien auprès du roi par des candidats à une charge de Fermier général. En 1774, Turgot ordonna à Terray, son prédécesseur au Contrôle général, de rendre un pot de 300 000 livres qu'il avait perçu. Cette décision de Turgot reflète le sentiment public concernant le caractère flou, typique du système financier d'alors, des frontières entre finances publiques et privées. Les intendants des finances pouvaient prétendre à recevoir une pension ou un versement en argent de Compagnies de financiers dont ils avaient traité les affaires. L'Intendant d'Ormesson, premier secrétaire des finances, recevait un intérêt d'un pour cent sur le produit d'une Ferme de la taille du Languedoc à titre de compensation pour le travail qu'elle lui imposait 64• Les administrateurs des impôts étaient en général payés à la fois par la royauté et par les groupes financiers qu'ils contrôlaient. Cependant l'opinion publique commençait à attendre des membres du gouvernement qu'ils fissent la différence entre leurs activités publiques et privées: les idéaux démocratiques commençaient à se faire jour au 18< siècle 65 • La corruption liée au système des dépouilles qui était apparu dans l' Angleterre du 18< siècle permettait au parti de gouvernement ainsi qu'à un électorat de 200 à 250 000 personnes d'accaparer les charges publiques. Et ces charges fournissaient de nombreuses occasions de percevoir des pots-de-vin. Avant les réformes du Second Pitt dans les années 1780, les contrats du gouvernement ne faisaient pas l'objet d'adjudication sur soumissions, de sorte que les membres des Communes loyaux au gouvernement en étaient souvent récompensés par l'attribution de contrats lucratifs ou par le droit de gérer un emprunt gouvernemental. Namier a relevé que 37 des 50 " marchands,. qui siégeaient au Parlement en 1761 avaient obtenu un contrat du gouvernement 66. Bien qu'on ne puisse parler techniquement de corruption avant les réformes des années 1780, Namier signale que le gouvernement disposait de fonds secrets alimentés par le Trésor pour verser des pots-de-vin ou des pensions, ou pour subventionner l'élection de ses féaux au Parlement: en cinq ans, 1:291 000 furent ainsi versées par prélèvement sur le Trésor 67 • La Couronne disposait d'un autre moyen pour se ménager une clientèle: elle créait des charges d'agent gouvernemental ou donnait l'argent nécessaire pour les acheter 68 • Ces dons n'étaient pas non plus en 64. Cf. M. Antoine, op. cit., p. 410-41165. Pour l'honnêteté des responsables des Finances, voir M. Antoine, ibid., p. 408-41166. Sir Lewis B. Namier, The Structure of Politics at the Accession of George III, Londres, Macmillan, 1929, p. 490. 67. Ibid., p. 234. 68. John Brewer parvient cependant à la conclusion que, s'il n'est pas douteux qu'un petit nombre de particuliers se soient servi une part copieuse du gâteau public, le coût global de leurs privilèges et de 4(
leurs petits ou grands profits n'a pas été très élevé, si on le mesure
en Europe •.
J.
Brewer, op. cit., p. 73.
à l'aune de ce qui se pratiquait en général
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soi de la corruption, mais ces postes mettaient leurs titulaires en mesure de percevoir des honoraires et des pots-de-vin. Il est clair que ceux qui jouaient un rôle dans la vie politique se comportaient comme s'ils avaient droit au patronage du gouvernement et que ceux qui avaient obtenu un emploi au service du gouvernement provenaient de la classe politique. On voit ainsi que l'administration publique anglaise pouvait sous certains aspects rivaliser avec la France en clientélisme. Il y avait cependant une diHérence importante. Bien que les ministres de la Couronne anglaise aient recouru au népotisme, à la spéculation et à des agissements coupables pour s'assurer la loyauté d'une majorité de membres au Parlement et pour financer l'élection de ceux-ci, la corruption pratiquée par le gouvernement anglais l'exposait toujours davantage au jeu des forces du marché et n'avait pas, comme dans le cas de la bureaucratie française, d'effet négatif sur l'accès au marché. La pratique du patronage avait beau être profondément enracinée dans la vie politique anglaise, elle n'en redistribuait pas pour autant le surplus de revenu de la nation dans les limites étroites d'un groupe sélectionné de clans. Des membres du Parlement pouvaient bien être ouverts à des manœuvres corruptrices, surtout quand celles-ci se présentaient sous la forme de contrats du gouvernement, le Parlement, lui, ne pouvait pas être efficacement manipulé par des parties privées cherchant à s'assurer un monopole dans un domaine d'activité quelconque. Il était ainsi beaucoup plus difficile pour le Parlement que pour les dépositaires de l'autorité au gouvernement français d'utiliser le contrôle politique dont il disposait pour désigner qui participerait à l'économie de marché et qui en tirerait avantage. C'est là une diHérence décisive. Bien que le gouvernement anglais ait été mieux à même de redistribuer le revenu entre les différents groupes sociaux - les riches et les pauvres, les propriétaires et les rentiers -, ou entre les secteurs de l'économie manufactures, agriculture, finances -, le système anglais de redistribution laissait au marché, et donc à la concurrence, le soin de déterminer le résultat final. L'exécutif français imposant une réglementation bien plus détaillée du commerce et des manufactures, il fallait en France, pour réussir, être capable de se saisir du pouvoir politique, ou au moins de l'influencer dans le sens de ses propres intérêts. Le dirigisme ministériel avait transformé la France en une nation de clans et corporations individualistes qui tous se battaient pour préserver ou accroître leurs privilèges. Au contraire, l'existence des partis, qui étaient au cœur de la structure parlementaire anglaise, obligeait les différents groupes d'intérêt de la société à se regrouper et à s'articuler les uns aux autres. Il se peut fort bien que la corruption et le clientélisme de style anglais aient contribué à accroître la stabilité du régime parce que, dans une large majorité, les Anglais dont les votes et les ressources étaient essentiels pour gouverner le pays recevaient en retour du gouvernement des avantages directs et positifs. Les électeurs anglais pouvaient avoir l'impression d'être tant soit peu parties prenantes aux retombées du pouvoir politique, alors qu'en France on pensait que seule une petite coterie associée à chaque ministre en profitait. Le régime anglais
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peut avoir dû le soutien que lui accordait son électorat à ce large partage des retombées du pouvoir. Le fait que le système français ne faisait que mettre toujours plus en œuvre une redistribution privée qui profitait à certains clans au détriment des autres a eu probablement l'effet inverse, sapant ainsi les appuis qui soutenaient le régime. Cette différence prend tout son sens si l'on s'arrête à considérer la soudaineté avec laquelle le régime français s'écroula lorsqu'il eut à faire face à une crise fiscale. En Angleterre, lorsqu'il fallut augmenter les impôts pour éviter une crise d'importance similaire à celle que connut la France en 1789, Pitt put obtenir l'accord du Parlement pour une nouvelle forme d'imposition, alors que les ministres français, un peu plus tard, ne trouvèrent aucun soutien chez les riches pour abolir les exemptions d'impôts ou pour en créer de nouveaux 69. Bien que la corruption d'un côté et l'affermage des impôts de l'autre aient été dans les deux pays les formes les plus manifestes de la redistribution gouvernementale, on assiste en Angleterre, au-delà de la confusion que la première de ces pratiques engendrait, à un transfert silencieux de revenu des pauvres vers les riches: ce fut le résultat de l'action du Parlement qui n'attira que peu l'attention. Voyez la campagne pour la clôture de terres et les primes à l'exportation des grains, clôtures et primes qui furent obtenues par action législative. Les historiens anglais d'aujourd'hui s'accordent en général à penser que la campagne pour les clôtures connut de grandes avancées au 18< siècle, car ces clôtures firent l'objet de nombreux textes législatifs d'intérêt privé. Cette législation eut pour effet cumulatif la clôture d'une proportion importante des terres anglaises et donc de canaliser une part considérable du revenu agricole vers les grands domaines. La législation sur les primes eut le même effet, profitant aux grands domaines et les rendant économiquement viables pendant une période de demande réduite et de prix déprimés pour les produits agricoles. Ce sont là deux exemples significatifs qui montrent comment, en Angleterre, des moyens politiques ont pu aboutir à un transfert de revenu des pauvres vers les riches. Les grands propriétaires terriens français ne pouvaient espérer trouver dans le gouvernement un soutien aussi efficace à leurs enteprises. La royauté était dans l'incapacité de promulguer une législation susceptible d'être appliquée pour encourager la clôture des terres, aussi la production agricole française continua-t-elle à être celle de petites et moyennes exploitations. Quant aux interventions en faveur des producteurs de grains, elles ne bénéficièrent en France, comme nous allons bientôt le voir, qu'aux favoris de certains ministres, non à une classe entière de grands producteurs comme ce fut le cas en Angleterre grâce à la législation. La lente et silencieuse mutation qu'engendra la clôture, champ après champ, des terres anglaises n'eut pas, comme forme de transfert de revenu, les consé69. Entre 1783 et 1789, Pin et les Britanniques levèrent des impôts de toute nature qui augmentèrent le revenu d'environ Ll3 millions à L17,5 millions, ce qui permit de réduire la dette héritée de la Guerre d'Indépendance américaine. Le montant des crédits budgétaires destiné au service de la dene nationale s'en trouva réduit à 56 % du budget annuel el les investisseurs purent anticiper de nouvelles réductions. Cf. J.E.D. Binney, British Public Rewnue Administration, 1774-1792, Oxford, Oxford University Press. 1958.
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
quences spectaculaires et politiquement déstabilisatrices qu'eut en France le système bien plus voyant de l'affermage des taxes.
Le « pacte de famine
»,
ou comment était perçue la corruption en France
Karl Popper a bien vu que le caractère discrétionnaire d'un pouvoir suscite la diffusion de rumeurs de conspirations: " Cette tendance [l'utilisation sans cesse croissante que fait un gouvernement de moyens discrétionnnaires] doit nécessairement accroître l'irrationalité du système, créant dans le public l'impression qu'il existe des puissances cachées derrière la scène et le rendant prompt à accueillir la théorie d'une société de conspirateurs avec toutes ses conséquences - chasse aux sorcières, manifestations d'hostilité liées à une classe, à un statut social, au nationalisme» 70. circula en France, sous l'Ancien Régime, une rumeur permanente de complots de famine et de conspirations d'affameurs du peuple et, au centre de ces rumeurs, la conviction que le gouvernement y était mêlé, directement ou indirectement. Jamais un seul fait historique n'a pu nous confirmer la réalité de ces complots, mais, comme le dit Steven Kaplan,,, l'existence ou la non-existence des complots ... est en soi moins intéressante que le fait qu'on ait cru à leur existence» 71. La facilité avec laquelle l'opinion de l'époque a pu croire à la possibilité de ces complots et l'ample diffusion de la rumeur sont révélatrices de la manière dont les contemporains percevaient le système politique. Une de ces rumeurs mettait en cause le ministère de l'abbé Terray, Contrôleur général, qui avait déjà la réputation d'être un des plus vénaux des ministres des Finances de Louis XV et dont on pensait qu'il avait usé de son crédit à la Cour pour tirer profit, avec une petite coterie de négociants en grains, de la crise des subsistances et des prix de panique auxquels se négociaient les grains, masquant ses agissements sous une législation favorisant le libre-échange. On soupçonnait Cromot du Bourg, un financier de Cour et premier commis des Finances, d'avoir orchestré l'opération. Le pacte de famine aurait été signé le 17 juillet 1767 lorsque Terray octroya à Ray de Chaumont, grand maître des eaux et forêts, le privilège de l'importation et de l'exportation des grains pour une période de douze années. Les autres conspirateurs étaient Rousseau, receveur des domaines et bois du comté de Blois, Perruchot, ex-entrepreneur du service de l'armée et Malisset, le boulanger chargé de l'entretien et de la manutention des blés du roi. Les conspirateurs, tous hommes de Cour connus, avaient prétendument construit d'immenses entrepôts à Jersey et Guernesey. On les accusait d'avoir provoqué la chute des prix lorsque le grain était abondant pour les tirer à la hausse au moment où il viendrait à manquer, tout cela au nom
n
70. Karl R Popper, The Open Society and ùs Enemies, New York, Harper & Row, 1963, t. 2, p. 133. 71. Ste ven L Kaplan, The Famine Plot PersUdSion in Eighteenth Century France, Philadelphia, PA, The Ameriean Philosophieal Society, vol. 72, 1982, p. 4.
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de la liberté du commerce. Si cette politique des approvisionnements suscitait de l'opposition, comme à Montauban par exemple, Terray en profitait pour remplacer l'intendant par son neveu, qui n'était âgé que de 22 ans. On alléguait que, pour s'assurer la coopération de l'armée, Terray avait pris soin de faire payer les soldes et les pensions avec une exactitude jusque-là inconnue. Turgot mit fin par un arrêt du 13 septembre 1775 au monopole que Terray avait accordé. Cet arrêt proclamait la liberté du commerce dans l'ensemble du royaume et faisait de l'exportation des grains une question qui relevait de la compétence du roi. Les détenteurs du monopole ne pouvaient plus compter sur la protection royale, mais ils avaient déjà gagné quelque chose comme 1 200 CXXllivres n. La rapidité avec laquelle a proliféré cette croyance en l'existence d'un monopole sur le blé accordé par le gouvernement montre bien la différence qui existait entre les cultures politiques, en France et en Angleterre. C'est le caractère privé des décisions gouvernementales appelées à avoir un retentissement national qui explique la diffusion de cette croyance en un pacte de famine. L'idée que des personnages haut placés pourraient conspirer avec le gouvernement pour affamer le peuple aurait paru moins plausible à l'opinion publique anglaise 73. li eût d'ailleurs été difficile de le faire parce qu'un tel projet aurait supposé la participation de trop de détenteurs d'un pouvoir de décision. De nombreux membres du Parlement étant des propriétaires terriens producteurs de grain à mettre sur le marché, il n'y aurait guère eu de chance qu'un monopole du commerce des grains réservé à un petit nombre de producteurs et de négociants reçoive un accueil chaleureux. Au contraire, une politique avantageuse pour tous les négociants avait toute chance d'être bien accueillie et elle aurait sans aucun doute été plus avantageuse pour la nation dans son ensemble. De fait, au 18e siècle, le Parlement accorda aux producteurs des primes à l'exportation des grains. 72. CF. BN Ln 2719433: M.L Chazal, L'abbé Terray, Contrôleur général des Finances, Paris, Batignolles, 1847, p. 11. S. Kaplan souligne que le seul nom de Terray évoquait la rumeur de complot de famine et que c'est là une des principales raisons qui ont conduit Louis XVI à choisir, pour le remplacer, un minis-
tre connu pour son intégrité personnelle. Kaplan écane l'idée qu'il y ait eu complot: « A la différence de Laverdy [son prédecesseurl, Terray n'a pas douté un instant qu'il fût sage de procéder à l'approvisionnement public là où et au moment où cela devenait nécessaire. Tout comme Orry, il a veillé de près à toutes ces opérations d'approvisionnement, utilisant à cet effet une sorte de corporation publique appelée régie ».
S. Kaplan, op. cit., p. 58. 73. Il convient cependant de signaler une exception importante dans l'histoire anglaise, le cas du South Sea Bubble, en 1721. A cette époque, l'opinion crut que la South Sea Company achetait ministres et membres du Parlement. La Compagnie cherchait un soutien politique à la campagne qu'elle menait afin d'obtenir de financer la part de la dette nationale qui n'était couverte ni par la Banque ni par la East India Company. Le scandale fut grand chez banquiers et spéculateurs, mais il n'eut pas d'effet profond sur l'ensemble de la population. Sur cette affaire, voir J.H. Plumb, Sir Robert Walpole: The making of a Statesman, Londres, Creeset Press, 1956, p. 293-329. L'Affaire des Mers du Sud touchait directement les intérêts de l'élit~ financière. Elle n'était pas sans similitude avec le scandale Law en France à peu près à la même époque, mais n'avait rien à voir avec un complot de famine. Des mesures législatives furent prises pour éviter le renouvellement d'affaires de ce genre en encadrant plus étroitement les compagnies par actions. Mais, en France,
les complots de famine furent une rumeur récurrente pendant tout le 18· siècle: il s'agissait de la subsistance même des masses populaires.
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
Dans l'Angleterre du 18 e siècle, le processus de la prise de décision au Parlement devint de plus en plus public et la presse publie les débats parlementaires à la fin du siècle 7•• On procédait également plus à découvert lorsqu'on s'efforçait d'influencer le Parlement, les groupes d'intérêt privés ayant souvent avantage à exprimer publiquement leur point de vue afin de se créer un soutien dans l'opinion. C'est pourquoi des historiens estiment qu'il n'y eut montée en puissance des groupes de pression qu'après 1780. S'il est vrai qu'ils travaillèrent plus à découvert et qu'ils paraissent avoir eu plus d'influence après cette date, leur efficacité fut probablement plus grande au cours de la période antérieure où l'action gouvernementale était entourée de plus de discrétion. C'est parce que les luttes d'influence prirent en Angleterre un caractère de plus en plus public qu'il devint plus difficile de recourir à des moyens politiques pour obtenir une redistribution à titre privé du revenu de la nation. L'action des groupes de pression anglais engendra l'information du public alors qu'en France l'information - par exemple savoir qui recevait quoi du gouvernement - restait d'ordre privé, ce qui donnait à de nombreux groupes un sentiment d'exclusion.
Redistribution, gouvernement et stabilité politique Pour cultiver le zèle d'une majorité pro-gouvernementale au Parlement, la Couronne britannique distribuait de façon sélective contrats, honneurs et charges 75. En France, c'étaient les ministres, à titre individuel, qui distribuaient de telles faveurs afin de se doter d'un réseau de soutien à la Cour. Malgré ces similitudes, il reste une différence importante. En Angleterre, une élite plus hétérogène a pu se trouver cimentée dans son désir de perpétuer le régime parce qu'elle avait un large accès aux gratifications du gouvernement et aux fonctions publiques. L'élite qui participait au pouvoir, en Angleterre, représentait un échantillon plus large de la population et, de ce fait, la politique du gouvernement pouvait compter sur un soutien plus grand que celle que menaient les rois de France ; il s'ensuivait que la réglementation que produisait cette politique, et son orientation, étaient bien accueillies par un secteur de l'élite anglaise plus large que le secteur correspondant en France. Cette élite anglaise de 250000 personnes qui participaient aux élections bénéficiait aussi des ressources que l'Etat parvenait à extraire de la nation. En France au contraire, et bien que l'origine sociale des élites dominantes ait pu changer au cours du 17e siècle, le système politique garda son organisation favorisant familles et clans. C'est une ironie de l'histoire que l'absolutisme ait assis dans la structure même du gouvernement la puissance
74. Cf. Michael Harris et Allan Lee, The Press in English Society from the Seventemth ta Nineteenth Cen· tury, Londres·Toronto, Fairleigh Dickson University Press, 1986. 75. La Couronne anglaise pouvait même offrir des circonscriptions électorales « de poche. [pocket boroughsl pour assurer son contrôle sur le gouvernement.
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des clans et des réseaux d'influence privés dont il tirait sa prospérité, alors que ceux qui bénéficiaient le plus directement des retombées du mécanisme gouvernemental de redistribution souscrivaient souvent aux critiques dont le régime était l'objet et voyaient avec hostilité les privilèges qui échéaient à d'autres groupes. Le Parlement anglais, lui, assurait aux élites politiques locales de réels profits qu'il distribuait sous la forme d'autorisations d'enclore, de primes à l'exportation des grains ou de lettres patentes accordées à des compagnies de commerce pour l'outre-mer dont ces élites avaient des parts. Ajoutons que ces avantages n'étaient pas distribués au détriment de la stabilité politique du pays: en effet, ils n'étaient pas réservés à un petit réseau de favoris des ministres. A l'opposé de l'Angleterre du 18 e siècle, il semble que les conflits entre groupes en France aient pris un tour de plus en plus politique et idéologique. L'intérêt général s'y énonçait en valeurs ou normes idéales et en termes aussi abstraits et subjectifs que loi naturelle, justice ou raison à quoi rien ne correspondait dans la pratique, peut-être parce qu'aucune institution ne s'était imposée comme un arbitre crédible de ce que pourrait être le bien public. En Angleterre, la pratique parlementaire de la négociation, du compromis et du marchandage était devenue une valeur politique commune aux membres de l'élite. Pour ce groupe, qui ne comptait sans doute pas pour plus de 3 % de la population, le Parlement était un forum dans lequel on pouvait se parler face à face. La pratique du marchandage parlementaire contribua à façonner une culture nationale commune à un large segment de la population riche. Un royaume plus transparent où la prise de décision doit nécessairement être du domaine public, une méthode de résolution des conflits qui repose davantage sur le consensus que sur la subordination hiérarchique, la croyance que la loi doit être fondée sur une compréhension mutuelle entre représentants de la nation - voilà des traits de ce qui pourrait être une épistémologie de la politique parlementaire opposée aux postulats philosophiques de l'absolutisme. Ces divergences d'ordre philosophique quant à la manière dont les affaires publiques doivent être traitées peuvent avoir exercé une influence décisive sur l'évolution politique des deux nations. Les groupes qui avaient pris part à la longue négociation où se préparent les lois d'intérêt national étaient probablement devenus plus conscients de l'interconnexion entre leurs intérêts et ceux de groupes concurrents. lis avaient au moins appris à penser leurs intérêts en termes d'objectifs nationaux ou d'intérêt général. Une culture politique plus unifiée, plus ouverte à l'intérêt national se développa ainsi en Angleterre. Elle incitait moins à la révolution et plus à la coopération en temps de crise.
Efficience économique et absolutisme
En redistribuant la richesse de la nation à des clients qu'il favorisait, l'Etat français créait des droits de propriété qui contribuaient à accroître le produit
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LES TRÈS PRNILÉGIÉS
net. Bien que la royauté n'ait protégé que de façon sélective les droits de propriété de ses sujets, cette protection encourageait des investissements qui étaient socialement utiles. L'économie d'inspiration politique de la France d'Ancien Régime fut inefficiente parce que, bien souvent, les marchés n'étaient pas ouverts à la concurrence. Néanmoins le produit augmenta grâce aux réglementations qui protégeaient les droits de propriété des investisseurs importants. Nous avons vu autre part que la royauté avait institué des cours de justice spéciales pour assurer la bonne exécution des contrats entre marchands, encore qu'elles eussent accordé un traitement de faveur à la clientèle spécialement choisie du roi. L'économie tirait aussi avantage du fait que les financiers réinvestissaient une grande partie des profits qu'ils dégageaient de leurs Fermes dans des manufactures protégées et dans des compagnies commerciales dotées d'un privilège, toutes parrainées par la royauté. Une fois ces investissements faits, la royauté résistait en général au désir de revenir sur les privilèges qu'elle avait consentis. Les responsables des finances du roi avaient toute chance de pouvoir se constituer une fortune personnelle pendant la durée de leurs fonctions, mais ils travaillaient étroitement et en confiance avec ceux qui étaient leurs clients. Cette interaction persistante entre la royauté et des groupes privés était la raison décisive pour laquelle la royauté était disposée à satisfaire les demandes de ses sujets les plus fortunés. C'est parce qu'elle était consciente de la relation d'interdépendance qui la liait aux intérêts des grosses affaires que la royauté se trouvait obligée d'assurer la stabilité des droits de propriété privés. Si ce n'avait été pour le revenu qu'il attendait en échange de cette protection des droits de propriété de tels groupes d'affaires, l'Etat aurait pu créer et protéger des droits de propriété moins efficients, voire même n'en pas créer du tout. Si la royauté française s'était comportée avec autant d'opportunisme à l'égard des groupes d'affaires que la monarchie espagnole, l'investissement aurait été moindre, et moindre aussi le progrès commercial et technique. Le renforcement des institutions destinées à représenter les intérêts du monde des affaires, telles les chambres de commerce, les compagnies de commerce vers l'outre-mer, les compagnies de titulaires d'offices et de financiers, allait enlever à la royauté beaucoup des incitations qu'elle aurait pu ressentir d'agir de façon opportuniste. Nous avons vu dans le chapitre 6 que le renforcement des groupes de type corporatif augmentait pour la royauté le coût d'opportunité que lui aurait valu un manquement à ses engagements financiers. S'il ne lui avait pas été indispensable de maintenir des relations durables avec des groupes d'affaires privés et bien organisés, l'Etat aurait eu bien moins de raison d'agir en faveur des droits de propriété du secteur privé. En permettant à ces groupes de s'organiser, la royauté avait réduit la probabilité qu'elle revînt sur les accords qu'elle avait passés avec eux. La politique monétaire relativement stable que l'on observe au cours du 18< siècle et la moindre fréquence des refus par le roi de reconnaître sa dette sont à porter au compte de la puissance et de l'influence de ces groupes d'affaires. Mais, pour les satisfaire, la royauté dut en fait
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aller aussi loin que renoncer à réformer l'agriculture française ou à abolir les corporations. Les tenants de l'économie du bien-être avancent souvent que, en l'absence de groupes d'intérêt, les Etats octroieraient automatiquement des droits de propriété qui maximiseraient le produit. Cependant le comportement de l'Etat français ne nous donne aucune raison de penser qu'il y aurait nécessairement eu production de droits de propriété favorisant le bien-être. Des droits de propriété moins exclusifs, une politique fiscale moins cohérente et plus d'expropriations auraient été l'aboutissement probable si la royauté n'avait pas eu le souci d'entretenir une relation continue avec des groupes privés puissants. C'est ce souci qui l'amena à mettre en place des droits de propriété plus efficients et une politique fiscale plus prévisible qu'elle ne l'aurait fait autrement. Si elle n'y avait été contrainte par la nécessité de s'assurer un revenu au coût le plus bas, la royauté aurait très bien pu ne pas émettre de droits de propriété. L'idéal serait que les gouvernants arrêtent d'abord les règles susceptibles de maximiser une production efficiente, puis négocient les moyens de collecte du revenu. Mais ils sont bien rares, dans le cours de l'histoire, les gouvernants qui ont connu une situation économique telle qu'ils purent d'abord édicter des droits de propriété efficients, puis négocier avec des groupes privés la rente à en extraire. Par exemple, même après les destructions de la seconde guerre mondiale, le gouvernement japonais fut dans l'incapacité de reprendre le jeu économique à zéro en cassant la puissance des cartels. il fut au contraire obligé de construire une structure du revenu prenant en compte les intérêts des puissants groupes industriels qui avaient survécu à la guerre. il en alla pareillement, même après le bouleversement lié à la Révolution: le nouveau gouvernement ne put pas fonctionner sans le soutien des familles et des groupes d'intérêt financiers qui s'étaient formés sous l'Ancien Régime 76. En général, les gouvernements centraux vivent au jour le jour et consolident leur autorité au gré des circonstances, souvent en rivalisant avec d'autres sources de puissance pour arracher une rente. Dans cette rivalité, ces soi-disant gouvernants doivent recourir à une tactique visant un objectif spécifique à court terme. Mais cette tactique limite le nombre des choix disponibles pour le futur, de sorte que le gouvernant peut rarement en parvenir au point où il serait possible de construire les institutions les plus efficientes et les plus propres à assurer le bien-être 77. Même dans un cas privilégié tel que celui de l'Afrique de l'ère post-coloniale, où le passé semblait relativement peu contraignant pour les choix à faire, il put y avoir de mauvais choix dus à la rapide émergence de groupes d'intérêt puissants. Et, l'histoire politique
76. Cf. Michel Bruguière, Gestionnaires et profiteurs de la Révolution: l'administration des finances fran· çaises de Louis XVI à Bonaparte, Paris, O. Orban, 1986. 77. A ce sujet, voir Douglass C. North, « The Path of Institutional Change " in Institutions, Institutio· na! Change, and Economie Performance, New York, Cambridge University Press, 1990.
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et économique récente de l'Afrique le suggère, il est bien difficile de modifier sa course une fois qu'on est porté par le courant 78 • Si la nécessité de se procurer un revenu contraint j'Etat à créer au moins quelques droits de propriété, le fait que l'Etat ne puisse survivre que s'il est en mesure d'extraire un revenu de la nation ne va pas avoir automatiquement l'effet de créer des droits de propriété efficients. Quand les gouvernants montent des schémas de revenus possibles, ils doivent prendre en considération les coûts de transaction liés à leurs décisions. Comme nous l'avons vu dans le chapitre 2 lorsque nous traitions de la reconstruction par le gouvernement révolutionnaire des communautés villageoises, établir l'assiette des impôts et les percevoir n'allait pas sans coût. L'incapacité où a été la royauté française d'abolir les corporations nous donne un autre exemple d'une politique de revenu qui est en fait déterminée par le coût de transaction positif de la perception de ce revenu 79. Les droits de propriété qui accroissent la richesse de groupes privés n'ont pas pour conséquence automatique que l'Etat percevra un plus grand revenu; en effet de tels droits peuvent se traduire par une augmentation du coût d'extraction du revenu de l'Etat. Parce que les gouvernants doivent tenir compte des coûts de transaction qu'impose le marchandage auquel ils doivent se livrer avec les divers groupes de la société, on comprend qu'ils soient plus enclins à protéger les droits de propriété qui sont les plus susceptibles d'assurer une bonne collecte de revenu, quelles que soient les conséquences pour leur productivité. li y a hasard heureux, mais rare, lorsque les procédures destinées à accroître la perception de revenu n'interdisent pas de prendre des mesures créant des incitations propres à rendre plus faciles commerce et investissements, et donc à accroître le niveau de vie. En définitive, le gouvernement français, dans sa recherche de rente, a doté les intérêts d'affaires d'institutions dont la structure favorisait commerce et investissements. Au lS< siècle, la royauté sut assurer à la monnaie une stabilité relativement satisfaisante, elle sut aussi limiter sévèrement le comportement prédateur de ses agents, ce qui sans aucun doute contribua à augmenter le montant des investissements par rapport à ce qui se faisait au cours des siècles précédents. Mais bien sûr la distribution inégale des profits dus à cette stabilité eut à long 78. Cf. Robert Batcs, Markets and States in Tropical Africa, Berkeley CA, Uruversiry of Califorrua Press, 1981. 79. Dans mon Peasants "nd King in Burgundy: Agrarian Foundations of French Absolutism, j'ai donné un exemple de ces coûts de transaction en déterminant les avantages relatifs de formes de contrat qui auraient pu être adoptées à la place de colles qui le furent effectivement. Au 18' siècle, les droits de propriété qui maximisaient la production, tels qu'ils avaient été formulés dans des édits royaux, étaient bloqués par les administrateurs locaux qui craignaient que des pertes en distribution seraient, pour l'Etat, la conséquence
des nouvelles structures (qui comportaient l'abolition de la responsabilité collective devant l'impôt et la disparition des communaux). Parce que, selon toute probabilité, les nouveaux: règlements augmenteraient
les COÛts de transaction de la collecte des impôts, ces administrateurs locaux furent amenés à faire obstruction à ces nouvelles règles qui avaient pour objet d'augmenter l'agrégat du produit des communautés paysannes. Cf. H.L. Root, op. cit...
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terme des effets politiques contraires. Bien que, pour s'assurer du revenu, les monarques français aient adopté la stratégie de réserver certains droits de propriété à un nombre choisi de gens d'affaires, les investissements qu'ils encourageaient de la sone eurent des effets positifs, car ils débordèrent sur l'ensemble de l'économie. On comprendra mieux, en regardant de près le rôle qu'ont joué ces droits de propriété qu'octroyait l'Etat français, pourquoi la France de l'époque a connu une expansion économique considérable, plus grande que celle de la plupan des pays rivaux européens, à l'exception de l'Angleterre 80. Mais les profits que ces droits de propriété dégageaient se trouvaient alloués de façon in efficiente - c'est probablement ce qui a empêché la France d'exploiter à fond son potentiel économique.
Conclusion:
la recherche de rente, la modernisation et l'Etat des débuts de l'ère moderne La recherche de rente à laquelle se sont livrées les élites des débuts de l'ère moderne peut être considérée comme un pas vers des droits de propriété plus efficients et vers des engagements gouvernementaux plus fiables. De même que c'était l'occasion de capter une rente à son profit qui avait amené l'élite à asseoir son contrôle sur les marchés locaux, de même c'est l'occasion de collecter une rente que la royauté eut en vue lorsqu'elle accorda son soutien aux commerçants au long cours et aux innovateurs en matière industrielle. Les rentes nouvelles que créait le commerce international accrurent la force des gouvernements centraux, en France comme en Angleterre, mais avec un distinguo capital. En Angleterre, où la Couronne ne fut pas en mesure d'imposer sur ce commerce des monopoles efficients, les profits étaient engrangés par les négociants, les rendant ainsi plus puissants vis-à-vis du gouvernement; c'est de façon indirecte que ce commerce international renforça la Couronne, par le biais des taxes qui le frappaient, et non pas de façon directe, par le contrôle qu'elle aurait exercé sur les négociants grâce à une réglementation concernant les compagnies commerciales et manufacturières. L'expansion en France des monopoles comme des activités industrielles et commerciales soumises à réglementation aura sans doute produit ces pertes en poids mon que les économistes s'attendent à trouver dès qu'il y a monopole au lieu de concurrence, mais il se peut aussi que l'Ancien Régime n'ait eu de choix qu'entre des manufactures soumises à réglementation ou aucune manufacture 81. La création de marchés soumis à réglementation engendra des surplus qui, sinon, n'auraient pas existé. Nous pouvons donc
80. Pour les taux de croissance français, voir Patrick O'Brien et Caglar Taylor, Economie Growth in Britain ana France, 178()'1914: Two Path, ta the Twentieth Century, Londres, G. Allen and Un win, 1978. 81. Par exemple, de nombreuses manufactures créées par Colbert, telles celles de la soie ou de la tapisserie, n'auraient peut-être pas vu le jour en France sans la protection de la réglementation.
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conclure que les efforts des élites et du gouvernement français pour capter de la rente ont suscité un changement profitable des institutions, mais qu'en définitive la recherche de rente allait soulever des problèmes de redistribution qui devaient avoir des conséquences désastreuses pour la stabilité politique 82. La recherche de rente ne contrarie sans doute pas toujours l'efficience, mais elle peut à long terme saper la stabilité politique en exacerbant les inégalités de distribution de revenu.
82. Les droÎts de propriété qui avaient été créés devaient pI'oduire des gains en bien-être à long terme. Alors que la recherche de rente est un phénomène du coun terme, les gains à long terme dérivés des droits de propriété peuvent avoir contrebalancé en termes de valeur à un moment donné les penes en bien-être dues à la recherche de rente.
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Les groupes d'intérêt et la décision politique
Nous venons de voir que la capacité qu'avaient les ministres français d'agir de façon unilatérale réduisait pour les groupes d'intérêt français le coût des pressions qu'ils pouvaient être amenés à exercer sur les pouvoirs publics. En outre, grâce à la centralisation de l'Etat, les ministres chargés en France des finances échappaient à l'obligation de rendre des comptes - ce que devaient faire leurs homologues britanniques œuvrant dans le cadre d'un système parlementaire (Montesquieu le notait déjà dans sa présentation admirative du système britannique). Mais, s'il est vrai que la plus grande autonomie des ministres français réduisait en général les coûts qu'encouraient les groupes de pression, certains groupes néanmoins, pour certaines périodes, avaient plus de chance que d'autres de tirer profit d'un accès à la décision politique. Pourquoi, dans des contextes nationaux différents, des groupes d'intérêts animés de préférences similaires n' ontils pas toujours pu influencer la décision politique de la même façon ou au même degré? A quelles spécificités d'organisation doit-on attribuer cette différence ? Ce sera l'objet de ce chapitre. A l'époque, ceux qui observaient le fonctionnement de l'administration publique de l'Ancien Régime pouvaient relever deux aspects contradictoires dans la relation de l'autorité publique aux groupes d'intérêt privé. D'une part ils notaient, pour s'en émouvoir, l'accroissement de l'autonomie et du pouvoir des ministres, et plus particulièrement du contrôleur général des finances. D'autre part ils estimaient, pour le déplorer unanimement, que ces grands commis du roi agissaient en porte-parole des groupes d'intérêt qu'ils étaient chargés de contrôler au nom du bien public. Ces observations contradictoires nous donnent à penser que les dépositaires de l'autorité royale devenaient de plus en plus sensibles à la pression d'intérêts privés ou de particuliers à mesure que leur auto-
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
rité discrétionnaire et leur autorité administrative se renforçaient. Pour rendre compte de cette anomalie, nous examinerons l'autorité et le statut dont bénéficiaient les groupes d'intérêt financiers, et en particulier les Fermiers généraux qui sont connus pour avoir pris de l'importance au cours du 18 e siècle. On dit que leur déplaisir entraînait la chute des ministres dont les ambitions réformatrices menaçaient de réduire le profit qu'ils retiraient de la perception des taxes pour le compte du roi. On nous dit ainsi que c'est l'opposition des banquiers de Cour qui provoqua la chute des Contrôleurs généraux Silhouette, Turgot et d'Ormesson dès que leur zèle réformateur devint voyant 1. A l'inverse, le roi aurait remplacé Necker par Calonne pour complaire à l'élite financière 2. Nous examinerons donc l'anomalie que représente ce couplage entre d'une part l'accroissement de l'autorité discrétionnaire du principal des ministres du roi, le Contrôleur général, et d'autre part l'augmentation de sa vulnérabilité. Pour commencer, nous comparerons l'influence qu'avaient à la Cour les financiers du 17e siècle et ceux du 18e • Pour mieux saisir la puissance relative des Fermiers français, nous analyserons aussi parallèlement l'influence exercée par les groupes d'intérêt financiers en France et en Angleterre.
Les groupes de pression jînanciers en France et leurs ennemis
Les groupes financiers ont-ils eu plus d'influence sous Louis XIV que sous Louis XVI? Les historiens, comme les observateurs de l'époque, relèvent combien le poste de Contrôleur général des Finances était d'une tenure plus précaire au 18e qu'au 17e siècle, et ce en partie à cause des pressions des financiers. A première vue en effet, cette instabilité ministérielle croissante semble bien refléter l'action de financiers et de fermiers des impôts indirects influents, fort voyants et hauts en paroles. Mais les groupes d'intérêt qui se font entendre le plus fort sont-ils toujours ceux qui l'emportent à la fin? Si nous comparons le programme politique du temps de Louis XIV à celui de Louis XVI, nous som1. Pour la chute de Silhouette, voir Pierre Clément et Alfred Lemoine, M. de Silhouette, Bouret, les der· mers fermiers généraux, budes sur les financiers du XVlll' siècle, Paris, Didier, 1872. Pour celle de Turgot, voir Abbé de Véri,Journa/ de l'abbé de Véri,2 vol., Paris,J. Tallandier, 1928·1930, p. 287,378,410. Veri soutient que les responsables de la chute de Turgot furent les financiers qui craignaient de le voir abolir la Ferme générale. Véri expose p. 341 le rble de la finance à la Cour. Quant à la chute de Lefebvre d'Ormesson, voir Antoine Auget baron de Mont yon, Particularités et observations sur les Ministres des Finances de France les plus célèbres, depuis 1660 jusqu'en 1791, Paris, Le Normand, 1812, p. 232. 2. Mont yon, op. cit., p.263. Il semble qu'au début Calonne sc soit voulu contrbleur général ouven aux desiderata des financiers. Pour gagner la confiance des fermiers, il rétablit les baux des Fermes générales. Il alla même si loin en leur faveur qu'il leur permit de reconstruire le fameux « mur murant Paris " mesure propre à faciliter le contrble des marchandises circulant entre la ville et l'extérieur: il y avait long· temps que les fermiers souhaitaient accroître leurs moyens d·inte~d.ire l'entrée en ville de marchandises qui n'auraient pas acquitté de droit d'entrée, car cette contrebande compromettait le profit de leurs fermes. A papas de Necker, voir Jean Egret, Necker, ministre de Louis XVI, Paris, Champion, 1975 ; et R.D. Harris, Necker, Refom. Statesman of the Ancient Regime, Berkeley CA, University of California Press, 1979.
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LES GROUPES D'INTÉRÊT ET LA DÉCISION POUTIQUE
mes frappés par l'absence de remise en cause des privilèges des financiers du temps de Louis XIV, une fois close l'affaire Fouquet. A la différence des ministres de Louis XIV, ceux de Louis XVI proposèrent presque tous des réformes fiscales et financières ayant pour effet de limiter les profits des groupes d'intér&t fmanciers 3• La furueur de ceux-ci fut bruyante et leurs campagnes destinées à vider de leur substance les programmes des ministres réformateurs parfaitement visibles. Mais, malgré leur organisation en corps et leurs liens évidents avec des hommes de Cour influents, ils semblent avoir été incapables d'étouffer l'idée m&me de la nécessité de réforme comme ils l'avaient fait au 17e siècle - ce qui suggère qu'ils criaient d'autant plus fort qu'ils perdaient de pouvoir. La restauration des parlements dans leurs droits de remontrance allait faire jouer à ceux-ci un rôle d'acteurs critiques propre à contrebalancer l'influence des financiers auprès du Conseil du Roi. Dans la campagne qu'ils menèrent pour limiter le pouvoir discrétionnaire des ministres, les parlements accréditèrent dans l'opinion l'idée qu'il n'y avait crise fiscale et fmancière dans le royaume qu'à cause des profits excessifs que prélevaient les fermiers. Cependant tous les travaux récents nous donnent à penser que les parlements ont grandement exagéré ces profits·. En fait, des gens d'affaires indépendants étaient souvent recrutés dans les Fermes générales: c'était un service qu'on leur demandait de rendre en échange des monopoles commerciaux qui leur étaient accordés. Le gouvernement pouvait en effet espérer obtenir plus de complaisance et moins d'indépendance de marchands en vue promus fermiers. Il fallait les y forcer, ou au moins arriver à les persuader, car la ferme des impôts indirects, quoique très profitable, n'en était pas moins une affaire à haut risque qui immobilisait un capital considérable. Ces agents financiers étaient personnellement responsables de la solvabilité de la caisse qu'ils administraient pour le gouvernement. 3. Parmi les fermiers des impôts, un groupe était particulièrement influent, celui des fermiers généraux qui collectaient les impôts indirects et qui souvent possédaient des offices de receveurs généraux, collecteurs
des impôts directs. Au nombre des impôts indirects, il y avait les domaines, les aides, les petite et grande gabelles, les gabelles locales, la ferme du tabac, les droits de douane et d'octroi, les premiers prélevés sur les marchandises à destination de l'étranger, 3lU frontières du pays, les seconds sur la circulation intérieure aux nombreuses barrières d'octroi existantes -les droits d'entrée à Paris étant particulièrement lucratifs-,
Riley souligne que la part des impôts indirects traités par les fermiers s'est progressivement accrue en regard des impôts directs. La capitation et le vingtième avaient globalement un rendement moindre que les droits apparemment plus légers prélevés par les fermiers. Cf. James c. Riley, The Seven YeaTS War and the Otd Regime in France: The Economie and FinancWJ ToU, Princeton NJ, Princeton University Press, 1986, p. 66. Une véritable armée de subordonnés, de commissaires, de soldats et de sous-fermiers travaillait pour les fermiers des impôts indirects. Ces agents bénéficiaient de bon nombre d'exemptions sur les impôts ou droits qu'ils collectaient, la capitation qu'ils devaient payer était légère et ils ne pouvaient être requis de loger les .. gens de guerre ». Chaque fermier devait trouver un particulier pour souscrire en sa faveur un titre de garantie qui portait intérêt annuel, de sorte que les bénéfices des fermes d'impôts se diffusaient largement dans la population. 4. Dans le même ouvrage, p. 64-67, Riley soutient que les contemporains ont exagéré de façon extrava· gante les profits de ces fermiers. Selon lui, ils s'attiraient le ressentiment de l'opinion parce qu'ils. collec· taient une part bien plus large des sommes dues au roi que ne le faisaient les officiers du roi nommés selon le système de la vénalité des offices ou les assesseurs recrutés localement
».
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LES TRÈs PRlVll.ÉGIÉs
Lorsque la Chambre des Comptes informa le roi, en 1787, de ce que cinquante caissiers,. avaient fait faillite au cours des vingt années précédentes, il y avait parmi eux certains des noms de la finance les plus connus 5. Malgré cette vulnérabilité des fermiers, les parlements voyaient dans leur richesse et dans l'influence qui leur était prêtée un symbole du mauvais usage de la puissance du gouvernement. En montrant du doigt la richesse voyante et l'activité politique de ces Fermiers, les parlementaires désignaient une proie facile au ressentiment populaire. En établissant un lien entre l'affermage des taxes et le despotisme des ministres, ils tentaient d'amalgamer réforme politique et réforme des impôts (c'est-à-dire leur augmentation et l'abolition des exemptions). A première vue, les fermiers, banquiers de Cour et receveurs français paraissent plus puissants que leurs homologues anglais. Les intérêts financiers français, regroupés au sein d'organisations mieux structurées 6, étaient fort bien équipés pour exercer des pressions en coulisse et avaient la réputation de tenir dans leurs mains la survie ministérielle du titulaire des Finances. Cependant, la politique fiscale et financière, en Angleterre, était plus avantageuse pour les intérêts des financiers. Quant à savoir si, malgré leur organisation et leur pouvoir de pression plus faibles, ils jouissaient de plus d'influence que leurs homologues français, c'est une question à laquelle ni Adam Smith ni d'autres économistes politiques de l'époque n'ont pu donner de réponse. En dernier lieu, nous verrons pourquoi les Contrôleurs généraux du 18 e siècle devinrent plus sensibles aux pressions politiques et durent souvent leur disgrâce à la pression conjuguée des gens de Cour, des parlements et des fInanciers. De quel genre de pressions s'agissait-il? Comment les groupes privés étaient-ils même en mesure d'exercer une pression efficace sur le gouvernement? A quels détours, à quelles tactiques avait-on recours et quel effet eut sur le résultat fInal le caractère hautement spécialisé des instances administratives du gouvernement ? «
La monarchie du 17e siècle et le favoritisme Il n'est pas de période de l'Ancien Régime où l'on n'ait pas déploré la vénalité des ministres, mais celle des ministres du 17e siècle dépassa de loin la vénalité de leurs successeurs au 18e siècle. En servant la royauté, Richelieu devint un des hommes les plus riches d'Europe et Mazarin se constitua une fortune 5. Cf. Roland Mousnier, Les institutions de la France JOUS la monarchie absolue, 1598-1789, Paris, PUF, 1974/1980, t. 2, p.210. 6. Les receveurs généraux, par exemple, formaient un corps de fait, disposant d'une trésorerie commune. Cf. Mousnier, op. cie., p. 206 : «Chacun avait sa soumission, tenait ses comptes personnels, et administrait dans sa généralité sans en rendre compte aux autres. Mais ils formaient une manière de corps en ce sens qu'ils avaient une caisse commune, la "Caisse commune des recettes générales des finances'", où ils versaient les revenants bons du Trésor. C'était pour le roi une réserve des fonds non dépensés des recettes générales )O.
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sans précédent dans l'histoire de la monarchie française 7 • C'est sa vénalité qu'invoqua l'aristocratie lorsqu'elle leva l'étendard de la révolte en 1648. Sans doute les historiens ont-ils été très anentifs aux revendications politiques qu'elle exprimait, toutefois Daniel Dessert nous dit qu'il ne s'agit pas seulement d'un conflit pour le pouvoir politique, mais aussi d'une réaction à ce qu'il appelle le nouveau « féodalisme» d'un Etat désireux de s'enrichir aux dépens de ses sujets 8. La gestion de la fortune personnelle de Mazarin devint la principale activité d'un groupe hiérarchiquement organisé de membres de sa famille et de favoris entièrement dévoués à leur protecteur; celui-ci, de son côté, leur abandonnait la gestion des ressources fiscales et financières de la royauté. Colbert, agent personnel de Mazarin à l'origine, ne se départit pas de cette tradition de vénalité qui est associée au nom de son mentor: au service de Sa Majesté, Colbert amassa une fortune qui ne le cédait qu'à celles de Richelieu et Mazarin 9. Mais l'une des plus grandes réussites de Colbert comme ministre a été de savoir envelopper ses propres prises de profit du manteau du service de l'Etat. Cette illusion a été si bien orchestrée que les historiens, jusqu'à une date récente, ne l'avaient pratiquement jamais remise en question. TI inaugura son ministère en procédant à une purge des groupes qui auraient pu s'opposer à son emprise sur le système financier de la nation. Fouquet, le précédent responsable des Finances, fut accusé d'avoir mis sur pied un système de clientèle ainsi que d'avoir créé un corps de parasites consommateur des ressources de la nation; il fut également accusé de lèse-majesté pour avoir détourné à son profit l'autorité du roi. TI fut emprisonné pour cela. En fait, Colbert se débarrassa des financiers qui étaient hostiles à ses propres intérêts et qui pouvaient représenter un obstacle à son ascension vers le pouvoir, mais il se contenta de substituer un groupe de familles et de clients à un autre. TI dévolut à son entourage de favoris la gestion des finances du royaume, ainsi que la direction des grandes entreprises économiques de la royauté: le commerce maritime ou colonial et les nouvelles manufactures de l'Etat. La famille de Colbert et ses favoris constituèrent ce que Dessert appelle le lobby le mieux organisé de toute l'histoire de la monarchie française car ce n'est pas Colbert qui fit sa famille, mais bien plutôt la famille qui fit Colbert 10.
7. Pour Richelieu, voir Joseph Bergin, Cardinal Richelieu: Power and the Pursuit ofWealth, New Haven CT, Yale University Press, 1985. Pour Mazarin, voir Daniel Dessert, • Pouvoir et finance au xvu· siècle: la fortune du cardinal Mazarin " Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine 23, 1976, p. 161·181. 8. Cf. Daniel Dessert, Louis XIV prend le pouvoir, Paris, Editions Complexe, 1989, p. 33. Dessert parle de • l'avidité extrême, teintée de bassesse abjecte, que Mazarin met dans sa quête effrénée de richesses [qui] explique en partie l'ampleur du mouvement de défense des "Grands" confrontés à un requin fori vorace et peu enclin à partager les sources de profit •. 9. On estime à 36 millions de livres la fortune de Mazarin, à 22 millions celle de Richelieu, et à 5,1 millions de livres celle de Colbert. Cf. Meyer, Colbert, Paris, Hachette, 1981, p. 317-8. Voir aussi Montyon, op. cit., p. 38-40. 10. Cf. D . Dessert, Louis XIV prend le pouvoir, p. 124.
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Cette famille se maintint au pouvoir longtemps après la mort de JeanBaptiste. Au terme des 54 années de règne de Louis XIV, le contrôleur général des finances était Desmaretz, un neveu de Colbert qui s'était déjà acquis la réputation de ne pas savoir distinguer sa bourse de celle du roi. Longtemps avant d'être nommé contrôleur général, il avait été mêlé à une opération de dévaluation monétaire par réduction du poids en or ou argent des pièces de monnaie et il aurait empoché la différence. Mais ceci ne l'empêcha pas de devenir ministre aux Finances, non plus que l'état désespéré de l'économie de la nation, lors de la Guerre de succession d'Espagne, ne lui interdit d'arrondir la fortune qu'il avait déjà amassée de façon fort peu honnête 11. Desmaretz donna aussi l'occasion aux favoris de son entourage d'acquérir des fortunes importantes, mais on le donnait en général comme un partenaire à qui on pouvait se fier en affaires. Etre à la fois corrompu - s'enrichir dans le service public - et digne de confiance - de la part de ses partenaires en affaires - n'avait alors rien de contradictoire. Les ministres de Louis XIV qui réussirent jouèrent sur ces deux registres. En général, ces grands commis du roi respectaient leurs engagements une fois qu'ils les avaient souscrits, c'est pourquoi ils trouvaient souvent un appui dans au moins quelques secteurs du monde des affaires. Desmaretz est le type même de ces ministres de Louis XIV qui, tout en amassant une fortune personnelle, firent aussi celle de leurs collaborateurs. Claude-Frédéric Lévy, à qui l'on doit l'étude la plus détaillée du monde des affaires sous Louis XIV, note que « dans les dernières années du règne [de celuici], le pouvoir effectif n'était exercé ni par le monarque déclinant ni par sa dévote compagne; il était aux mains de deux familles ministérielles - les Colbert et les Phélypeaux» (Pontchartrain) 12. Ces deux familles utilisent leur fonction au gouvernement au profit de leurs intérêts privés, ce que l'on peut décrire comme du « capitalisme bureaucratique », pour reprendre une expression employée par Karl Wittfogel pour décrire l'ancien régime chinois 13. Il désigne ainsi un système que caractérisent 1° des collecteurs d'impôts agissant comme agents de la bureaucratie au pouvoir; 2° des fonctionnaires ou des membres non en fonction de cette bureaucratie s'engageant dans des opérations privées telles que le prêt d'argent ou l'affermage des impôts grâce au poids que leur donne leur position politique; 3° des gens d'affaires de statut privé agissant comme agents commerciaux ou parties à un contrat pour des affaires intéressant l'Etat; 4° des bureaucrates utilisant le poste qu'ils occupent dans le gouvernement à leur profit personnel ou à celui du groupe politique auquel ils appartiennent. La façon dont les ministres de Louis XIII et Louis XIV gèrent les affaires de l'Etat vérifie
11. Voir ce que dit Momyon du ministère Desmaretz, op. cie., p. ~8·90 ; voir aussi M. le Chevalier Hennct, Théorie du crédie public, Paris 1816, p. 157. 12. Cf. Claude F. Lévy, Capicalistes et pouvoir au siècle des Lumières, 3 vol., Paris, Mouton 1969, t. 2, p. 10. 13. Cf. Karl A. Wittfogel, Oriental Despotism: A Comparative Study o/Total Power, New Haven CT, Yal.
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cette définition en tous ses points. Mazarin, Colbert et Pontchartrain ont tous considéré comme un patrimoine le contrôle qu'ils exerçaient sur la prise de décision économique et ils ont pu développer un réseau de clientèle en distribuant services patrimoniaux et prébendes. Il est caractéristique de ces ministres et des membres de leurs familles qu'ils réinvestirent dans des manufactures royales ou dans des compagnies de commerce dotés de monopole les fonds qu'ils collectaient comme commis aux impôts de l'Etat 14. La direction des entreprises d'Etat était presque toujours confiée à des membres de la famille ou du clan bureaucratique. Comme l'écrit Dessert, « les ministres .. .finissent ainsi par vivre non seulement pour l'Etat, mais aussi de l'Etat,. 15. Si l'on compare les ministres de Louis XIV à ceux de Louis XV et Louis XVI, on relève aussitôt plusieurs différences d'importance. L'un des observateurs les plus avertis de l'époque qui ait traité de la charge de contrôleur général, Mont yon, relève qu'après Louis XIV «les .mêmes sentimens [1'« amour désordonné de l'argent,,] ne se manifestent plus, et l'énormité des fortunes ministérielles disparoît ... Depuis Law jusqu'en 1791, aucun ministre des finances n'a acquis des richesses disproportionnées au produit des appointemens et émolumens de sa place» 16. En comparaison de Colbert, par exemple, ni Terray ni Calonne n'amassèrent une grande fortune, alors qu'ils furent les deux ministres du 18 e siècle les plus suspectés d'enrichissement illicite. Autre différence, les ministres de Louis XIV gardèrent leur portefeuille en dépit de leur vénalité ou de leur impopularité 17. Colbert (1665-1683) mourut en poste et le départ de son neveu Desmaretz (1708-1715) est dû au changement politique provoqué par la mort du roi; Le Pelletier (1683-1689) démissionna de son plein gré et c'est ainsi que fut aussi présentée la démission de Chamillart (1699-1708) ; Pontchartrain (1689-1699) ne quitta le contrôle général que pour servir dans un autre poste ministériel. Aucune cabale, aucune pression de ce que plus tard Louis XV appellera le public n'aboutirent à la révocation d'un seul ministre des Finances sous Louis XIV. Comment interpréter ce fait? Ces ministres n'étaient certainement pas plus populaires que ceux qui suivirent. Lévy nous rappelle que « sans dis14. Selon ce que laisse entendre R. Mousnier, les faits indiqueraient que les responsables des finances auraient investi dans des entreprises commerciales ou industrielles d'intérêt général à une échelle encore plus grande à la fin du 18 e siècle qu'antérieurement. Cenains d'entre eux investissaient aussi bien dans le foncier et dans des entreprises privées. Il ne précise pas quel rôle joua le contrôleur général là où l'investisse-
ment direct était en régression. Cf. R. Mousnier, op. cit, t. 2, P 21G-1. 15. D. Dessen, op. ci~, p. 138. 16. Mont yon, op. cit., p. 352. 17. M. Antoine souligne que, malgré les rumeurs qui ont couru sur le caractère douteux de leurs pratiques, aucun des contr&leurs généraux n'a été jugé coupable de malversation au cours du 18' siècle. Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi sous le régime de Louis Xv, Paris, Droz, 1970, p. 408-9. Les Contr&letirs généraux ont sans doute joui d'une réputation d'honnêteté selon les canons en vigueur au ISe siècle, puisque les pratiques que j'ai regroupées sous le terme de favoritisme étaient
à la fois légales et considérées comme;:
normales. Cependant nombre de ces pratiques qui étaient chose courante dans la conduite des ftnances frrent l'objet de critiques, à la fin du 18' siècle, de la pan d'un public soucieux de voir s'établir entre sphère pubi· que et sphère privée une distinction plus tranchée que celle qui avait cours antérieurement.
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tinction d'appartenance, les ministres en place à la mort du roi s'étaient attiré la haine de la noblesse, jalouse d'une toute-puissance que leur naissance ne justifiait pas,. 18. On sait que des familles de financiers comme celle de Colbert étaient méprisées par la vieille aristocratie qui estimait qu'elles occupaient un rang déplacé. Les Mémoires de Saint-Simon reflètent cette animosité. Cette hostilité à la nouvelle classe qui administrait le pays n'empêcha pas Louis XIV de persévérer dans son choix 19. Pourquoi cette relative stabilité ministérielle? Louis XIV inaugura son règne en traduisant devant la Chambre de Justice qui siégea de 1661 à 1669 le réseau d'agents et de clients de Fouquet. Cette procédure permit à Colbert de se défaire de concurrents et à sa famille de mettre la main sur les principales sources de revenu de l'Etat. La même Chambre de Justice fit planer l'ombre de poursuites sur les élites dont Fouquet avait fait fructifier le portefeuille. Min de protéger leurs fortunes et leurs successions contre des dénonciations anonymes, celles-ci se firent discrètes et dissimulèrent leurs participations financières: un certain nombre de financiers étaient devenus les créanciers des grandes familles du royaume; en outre, les familles nobles faisaient fréquemment des avances aux financiers en échange de parts dans les fermes des impôts - les « croupes» 20. Mais les bienséances les contraignaient à dissimuler ces transactions et à souscrire avec quelque hypocrisie à un code de l'honneur qui tenait en suspicion toute affaire d'argent 21. L'élite de la nation dénonçait tout commerce avec les « usuriers,. mais n'en participait pas moins aux circuits financiers du royaume, ce qui la mettait dans la position bien inconfortable de prêcher contre ce qu'elle pratiquait. Moralement compromise, cette aristocratie était d'autant moins en mesure de se dresser contre le roi pour résister à l'augmentation de la fiscalité royale ou au despotisme administratif. Plus tard, Louis XIV entreprit de vérifier les titres sur lesquels reposaient privilèges de la noblesse et exemptions d'impôts. il s'ensuivit un climat d'inquisition qui força les élites à paraître plus conciliantes et à courber le dos devant le roi dans l'espoir que leur soumission les préserverait de la persécution. En créant cette atmosphère menaçante, la royauté se posait en seul arbitre de la mobilité sociale.
18. C.F. Lévy, op. cit., t. 2, p. 12. 19. Le terme de « bourgeois dont Saint-Simon use pour décrire ces administrateurs, pour les raisons lt
qui lui sont propres, serait malheureux s'il devait être pris dans son acception courante actuelle puisqu'il
qualifie des groupes qui se SOnt développés grâce à leur pratique des offices de finance et d'administration plutôt que grâce au commerce et
à l'industrie. De plus, ils étaient tous nobles, en droit sinon en lignage.
20. Les financiers purent pénétrer la haute société par divers biais. Des fmanciers déjà établis ont pu aider de nouveaux·venus .tin d'accroître le cercle de leurs clients. En outre, un financier admis dans la haute société ouvrait la voie à ses associés ou à ses protégés. C' est ainsi -'lue Samuel Bernard aida Claude Dupin à s'établir dans la carrière. Il y avait inévitablement rivalité entre protecteurs désireux de placer leurs créatu· res. mais ces rivalités demeuraient d'ordre strictement interne, sans parvenir à la connaissance du public. 21. Cf. D. Dessert, op. cit., p. 111.
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Louis XIV parvint à diviser l'élite du royaume en laissant se créer un climat de mépris à l'égard des nouvelles sources de pouvoir politique et financier. Cette stratégie eut pour effet, sous son règne au moins, de mettre un frein à la tendance qu'avaient les mondes de la haute finance et de la vieille noblesse à fusionner en en faisant sentir l'indignité à cette dernière. Comme l'aristocratie de vieille souche n'avait pas les moyens de résister à la royauté sans le secours des riches parvenus, le clivage moral entre les deux groupes que l'étiquette entretenait amenuisait la menace pour celle-là, et cela par le seul effet du snobisme qui, divisant l'élite, confortait le pouvoir royal. Les liens entre les deux groupes ne s'affichèrent ouvertement que vers le milieu du 18 e siècle 22. Louis XIV n'aurait pas pris pour maîtresse la fille d'un financier comme le fit Louis XV (Madame de Maintenon, certes ancienne épouse Scarron, était Aubigné de naissance, petite-fille du compagnon d'Henri IV). Pour couronner cette stratégie de division de l'élite, le roi confia les clefs du pouvoir à une poignée de clans ministériels et à leurs collaborateurs. Louis XIV put maintenir cette politique et résister à l'opinion pendant tout son règne - ce qui nous révèle la force de ce monarque -, mais il dépendait aussi du dévouement de ce qui n'était qu'une poignée de familles - et ceci est également révélateur de la faiblesse propre à son règne. La faiblesse du pouvoir de Louis XIV a son origine dans les guerres qu'il mena; c'est elles qui l'empêchèrent d'imposer des limites au pouvoir que détenaient ses ministres et leurs clients. Une fois terminée la période de grand nettoyage financier qui culmina avec la Chambre de Justice, il se lança dans quarante années de guerres avec le reste de l'Europe pour réaffirmer l'hégémonie de la France sur le continent. En une circonstance particulièrement difficile, il dut même donner en gage le mobilier royal et ordonner de fondre son argenterie, à la fois pour financer l'effort de guerre et pour donner à la Cour un exemple d'austérité. Une fois engagé dans une politique étrangère qui signifiait une guerre perpétuelle, Louis XIV arrêta une fois pour toutes le principe que le roi ne change jamais d'avis, quoi qu'on en pense autour de lui, En période de guerre, les gou-
22. Yves Durand relève des détails très évocateurs du changement de l'atmosphère, à la Cour, où s'affi· chaient, ouvertement dorénavant, les relations entre haute finance ct ancienne aristocratie.
c
Le propre du
siècle, [écrit·il], c'est d'avoir fait alterner les favorites d'ancienne race et les filles de finance •. Il relève de nombreux cas de mariage unissant les deux groupes. ainsi que de nombreux exemples de filles de financiers devenues favorites du roi ou de la Cour, Mme de Pompadour n'étant que la plus fameuse d'entre elles. C'étaient souvent des prêts à des aristocrates impécunieux qui aplanissaient devant les financiers le chemin qui menait à la Cour. Grâce à des prêts bien placés, ils pouvaient se recruter des intercesseurs qui avaient
l'oreille du roi. Le rôle de Mme de Pompadour montre bien comment les financiers faisaient sentir le poids de leurs desiderata aux ministres eux-mêmes et aux chancelleries. On considérait comme indispensable de passer par elle si l'on voulait obtenir une part dans les fermes générales (c·était le roi qui nommait les fer-
miers généraux). De nombreux contemporains, tel Sén.c de Meilhan, ont dénoncé le pouvoir que les f.vorites royales choisies dans le monde de la finance exerçaient à la Cour. On en faisait également des chansons à l'usage du peuple. Cf. Y. Durand, Les fermiers généraux au XVIII' siècle, Paris, PUF, 1971, p.66-77.
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vernements évitent de changer les ministres et, en général, ne tolèrent pas d'opposition, celle-ci étant vite assimilée à de la trahison 23. Avec cette politique étrangère et l'état de guerre permanente qui en découlait, la monarchie française allait être livrée à la tyrannie du crédit et au petit nombre des ministres et de leurs clients qui pouvaient aider le roi à financer ses dettes de guerre. Les guerres étaient avant tout des guerres de moyens fmanciers. Sans argent, il n'y avait ni troupes ni diplomatie. La nécessité où elle était de trouver un soutien financier allait placer la royauté dans une situation telle qu'elle n'avait aucun moyen de susciter un contrepoids au petit monde de favoris des ministres qui assuraient son financement. On peut voir un aspect de cette dépendance dans le fait qu'en dépit de la norme morale ambiante que son étiquette avait créée, la royauté ne parvint pas à isoler réellement la robe ou l'épée de la finance. Autre faiblesse, le commerce, sauf à prendre les aspects de la piraterie, passait en second après les nécessités militaires et diplomatiques. Enfin, toute remise en cause des privilèges et profits des financiers pouvait porter atteinte au crédit du roi, et donc mettre en péril sa politique étrangère et ses troupes. Ainsi la nécessité de financer les guerres eut-elle cette conséquence de mettre le roi à la merci des groupes qu'il entendait dominer: le prince se trouva dépossédé par ses intermédiaires. Quelques observateurs de l'époque se sont demandé quel contrôle Louis XIV avait sur son gouvernement et s'il était bien en mesure d'être son propre premier ministre. Les mémoires de membres de la Cour nous montrent un roi dominé par ses ministres et eux par des rivalités mesquines. D'Argenson, qui appartient à la génération suivante, soutient que le roi n'était maître ni de ses ministres ni des événements; au contraire, c'est eux qui le dominaient et les ministres étaient dominés par leur clientèle. La France serait alors cette monarchie dénaturée qu'il présente dans le préambule de ses Considérations, une « monarchie où le Souverain ne se mêleroit de rien, et, n'ayant pas de premier Ministre, laisseroit gouverner cinq ou six Ministres, qui agissent d'accord, ou, ce qui seroit encore pis, ordonneroient sans intelligence, sans concert, sans être convenus de leurs principes, et sans qu'on leur en ait prescrit. Ce seroit une
23 . Les enjeuA ne furent pas aussi élevés au 18< siècle. Silhouette fur remplacé pendant la Guerre de Sept Ans et Necker pendant la Guerre d'Indépendance américaine, mais, répétons-le, la France ne risquait intérêts vitaux dans aucune de ces deux guerres. Comme le note J. Riley, .la France est entrée dans la Guerre de Sept Ans sans aucun enthousiasme, mais elle ne s' en est pas moins battue en Allemagne pour
St:S
des objectifs qui n'étaient pas plus importants que: préserver l'influence française en Allemagne (mais sans aucune perspective réaliste d'agrandi.- son territoire); délimiter la frontière Est de ses possessiom américaines; garder Minorque qui avait été occupée en 1756 avant la déclaration de guerre; défendre le prestige français >. Cf. J. Riley, op. cit., p. 1. La participation de la France à la Guerre d'Indépendance américaine fut un luxe que la France put se permettre précisément parce que la paix régnait sur ses frontières.
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Administration bien vicieuse» 24. C'est le roi qu'il rendait responsable de l'absence de coordination entre les différents départements ministériels : « Sous Louis XIV, notre Gouvernement s'est arrangé sur un nouveau systême, qui est la volonté absolue des Ministres de chaque département; l'on a abrogé tout ce qui partageoit cette autorité» 25. Et il continue: '" Tous les plans [de réforme] dont je viens de parler étaient partiels, c'est-à-dire qu'ils ne portoient que sur une partie de l'Administration ... Depuis longtemps, nous voyons les projets de Finance les plus économiques renversés par les dépenses excessives et mal réglées qu'exigent les Ministres des différents départements, ou les projets conçus par ceux-ci, avorter par la faute de la Finance» 26. Ce que dit d'Argenson du 17e siècle correspond davantage à ce que nous avons été amenés à penser du style de gouvernement du 18 e siècle, mais nombre d'autres témoins partagent son opinion. Toutefois il y a des différences fondamentales entre les deux styles de gouvernement. Louis XIV se préoccupait davantage du gouvernement des affaires que ses successeurs; il assistait fréquemment aux séances des Conseils. S'il ne semble pas avoir eu le souci du détail, il a du moins indiqué à son gouvernement une orientation générale, à la différence au moins apparente de ceux qui l'ont suivi. En Conseil, il n'est jamais allé jusque dans le détail des affaires, cependant l'image qu'il a donnée de lui est celle du dépositaire d'un pouvoir solitaire, responsable de toutes les décisions importantes, maître du choix de ceux qui servent dans son gouvernement. Selon Dessert, " derrière les apparences du triomphe se révèle en fait le triomphe des apparences» 27. En réalité les besoins financiers du roi firent qu'une poignée de ses collaborateurs monopolisèrent le pouvoir réel. On verra mieux les faiblesses du gouvernement de Louis XIV en examinant sa politique financière et en la comparant à celles de Louis XV et de Louis XVI. Ce qui frappe, du temps de Louis XIV, c'est l'absence de toute tentative soutenue de remettre en cause les privilèges des Fermiers, aussi peu que la politique fiscale et financière elle-même. Or la nécessité de ces réformes fut une préoccupation constante de ses successeurs ; quelques ministres de Louis XVI tentèrent de s'en prendre aux financiers. Jamais le gouvernement de Louis XIV ne proposa de réforme fiscale de fond, comme par exemple de réduire les exemptions d'impôt du clergé ou de la noblesse, sauf dans le cas de la capitation. Mais d'une
24. René Louis Voyer, marquis d'Argenson, Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France comparé avec celui des autres états, suivies d'un nouveau plan d'administration, 2' éd., Amsterdam, 1784, p. 13. L'éditeur de 1784 écrit en préface que « cet ouvrage fut composé il y a plus de quarante ans " c'est·à-dire vers 1740. D'Argenson (1694-1757) avait été ministre des Affaires Etrangères sous Louis XV, mais il avait certainement une bonne connaissance des pratiques gouvernementales du temps de louiS XIV : son père, Marc René, avait été Lieutenant général de police dès 1697; il devint président du Conseil des Finances et Garde des Sceaux sous la Régence en 1718. 25. Ibid., p. 163. 26. Ibid., p. 272. 27. D. Dessert, op. cit., p. 127.
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part il fut beaucoup tergiversé: décidée en 1695, supprimée en 1698, elle fut rétablie en 1701; d'autre part, au lieu de concerner chaque «feu» comme en 1695, elle fut, en 1701, répartie par généralité et resta de toute façon fort modique. Louis XIV eut d'ailleurs une occasion de manifester qu'une réelle abolition de ces exemptions n'était pas inscrite dans son programme de gouvernement: l'un de ses sujets les plus distingués, Vauban, paya du bannissement son plaidoyer très documenté en faveur d'une réforme fiscale. A l'opposé, la réforme de la structure fiscale de l'Etat devint après 1750 le premier souci des titulaires du Contrôle général. Silhouette, Bertin, Turgot, Necker et d'Ormesson proposèrent tous des réformes ayant pour objet de limiter les profits des Fermes. Des réformes présentées par Calonne, telle la taxe territoriale, auraient eu pour celles-ci des effets indirects au moins aussi néfastes. Il y a encore une différence sur laquelle il nous faut insister: Louis XIV n'a jamais révoqué un ministre sous la pression de l'opinion et il espérait avoir légué à ses successeurs le moyen institutionnel de résister à des pressions de cet ordre. Cependant, moins de cinquante ans plus tard, Louis XV prononce le fameux « c'est moi qui nomme les ministres des finances, mais c'est le public qui les renvoie» 29. Louis XIV, pendant les 54 années de son règne, eut cinq ministres des finances 30, soit une moyenne de presque onze années par ministre. Or neuf ministres furent nommés entre 1745 et 1774, date de la mort de Louis XV, soit un peu plus de trois ans en moyenne par ministre 31. Du début du règne de Louis XVI jusqu'à la convocation des Etats Géneraux, ils furent dix, soit une moyenne d'environ vingt mois pour chacun 32. Qu'est-ce qui a changé qui puisse nous expliquer cette plus grande vulnérabilité des Contrôleurs au « public» ? Le plus curieux est que le pouvoir discrétionnaire des ministres s'accroît au moment même où les groupes privés semblent avoir capté les principaux Bureaux du gouvernement, y compris celui des Finances.
28. Avant Louis XIV, l'instabilité ministérielle fut considérable. Voir Richard Bonney, The King', Debts, Finance and Po/ities in France~ Oxford, Clarendon Press, 19H1, en particulier pour tout ce qui se rapporte à la cabale montée contre d'Hémery et à la brigue pour le rappel de La Vieuville à l'époque de la Fronde. 29. Cf. Mont yon, op. ciL, p. 388. 30. Ce furent Colben (1661-1683), Le Pelletier (1683-1689), Phélypeaux (1689-1699), Chamillart (1699-1708), Desmaretz (1708-1715). Le départ de Chamillan, qui déclara quitter le poste de son plein gré, est entouré d'une grande incertitude. Il y eut des changements considérables après son départ, de sone que l'on peut se demander s'il n'a pas été poussé à quitter le ministère des Finances. Il n'en est pas moins« resté au gouvernement », comme nous dirions.
31. Ce furent Machault d'Arnouville (1745-1754), Moreau de Séchelles (1754-1756), Peirenc de Moras, son gendre (1756-1757), Boullongne (1757-1759), Silhouette (mars-nov. 1759), Benin (1759-1763), L'Averdy (1763-1768), Maynon d'lnvau (1768-1769), Terray (1769-1n4). 32. Ce furent Turgot (In4-1n6), Clugny (mai-oct. In6), Taboureau des Réaux (oct. In6-juin 1777) - avec Necker comme directeur du Trésor -, Necker (In6-1781), Joly de FleW]' (1781-1783), d'Ormesson (avr.-ct. 1783), Calonne (1783-1787), Bouvard de Fourqueux (1787), Laurent de Villedeuil (1787), Larnben (1787-1790). « Encore faudrait·il y ajouter Brienne qui de 1787 à aol1t 1788 en eut le pouvoir sans le titre, et Necker, de nouveau, de septembre 1788 à septembre 1790., in M. Marion, Dictionnaire des Institutions de la France aux XVII' et XVIII' siècLes, Paris 1923, réimpression Picard 1976, p. 144.
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L'apparition d'une opinion publique et la [:ction de l'autonomie du gouvernement L'administration de Louis XIV était, à plusieurs égards, fondamentalement diHérente de celle de ses successeurs. Au 18 e siècle, le Contrôle général devint de fait une administration de plus en plus indépendante du roi et des membres de ses Conseils ne relevant pas du Contrôle général. On peut voir une indication de cette tendance à l'indépendance dans le fait que le Conseil du Roi, du moins sous son émanation qu'était le Conseil des Finances, se réunit de moins en moins fréquemment au cours du 18e siècle, et plus particulièrement dans les dernières décennies. Montyon va jusqu'à dire que le Contrôleur général promulguait sous forme d'actes législatifs des mesures qui apportaient des changements de grande envergure sans même consulter les autres membres du gouvernement 33. Les contemporains nous indiquent fréquemment qu'après la mort de Louis XV le Conseil du Roi était devenu une façade derrière laquelle les ministres prononçaient des arrêts sans consulter le roi ou les membres des autres Conseils. Michel Antoine confirme qu'effectivement la majorité des décisions prises par l'administration des Finances ne remontaient pas jusqu'au Contrôleur général; elles étaient imputables à un intendant de finances agissant de son propre chep·. Roland Mousnier le confirme: « Aux XVlle et XVIIIe siècles, nous assistons à l'intensification progressive de procès commen33. Cf. Montyon, op. ciL, p. 375. Par exemple, selon Montyon, Terray contracta de lourdes dettes au nom de Louis XV et ne prit aucune mesure pour s'assurer qu'il pourrait être fait face à ces dettes ou pour rendre crédibles les promesses de remboursement. Turgot abolit les corporations et mit en place un nou· veau système de commerce sans même soumettre ses projets
à débat au sein du Conseil du Roi: il évitait
ainsi de donner aux autres ministres l'occasion de le contredire. Necker alla encore plus loin que ses prédécesseurs dans l'exercice discrétionnaire du pouvoir ministériel : il entreprit une réforme considérable des
finances et de la constitution de la nation sans même présenter ses plans en Conseil, se privant ainsi de ses avis et de ses critiques. Il est vrai qu'il avait }' excuse de ne pouvoir être nommé membre du Conseil,
étant protestant. Calonne convoqua pour une session le Conseil des Notables sans en saisir le Conseil du Roi, bien ce fût là aller contre toutes les traditions financières de la nation. Malgré les conséquences de grande portée que devait avoir cette convocation, Calonne o'en discuta qu'avec deux membres du Conseil des Finances, tous deux incompétents en affaires de finance. Cependant c'est là sans doute faire trop bon
marché du Conseil d'En·Haut : cette présentation de Montyon est contredite par celle que nous donne l'abbé de Véri. Celui-ci signale en effet que, sous Louis XVI, les séances du Conseil se tenaient en secret, de sone qu'elles échappaient à l'observation des gens de Cour. « Le comité des quatre ministres, M. de Maurepas, M. de Miromesnil, M. Turgot et M. de Soutine, a tenu des conférences fréquentes devant le Roi avec un secret que personn~ n'a pu pénétrer et duquel on avait oublié les traces dans les Conseils depuis quelques années. (op. ciL , t. 1, p. 202). Véri insiste sur le fait que Louis XVI était informé de toutes les décisions majeures; il signale aussi que Maurepas en particulier utilisait le Conseil pour convaincre le roi d'analyses auxquelles les ministres étaient parvenus indépendamment, de sone que ceux-ci pouvaient présenter toutes les réformes comme émanant du roi. Véri nous indique aussi que les décisions du Contrôleur général étaient presque toujours avalisées (p. 134). fi est difficile de vérifier ces assenions de Véri parce qu'elles reposent sur les relations confidentielles qu'il entretenait avec Maurepas et Turgot. Voir son Joumal, 11/'. ciL, t. 1, p. 134,202,244,247,287,330,341,378,410. Selon Malesherbes, le Conseil ne devint une simple for· malité que du temps de Brienne. Voir Evelyne Lever, Louis XVI, Paris, Fayard, 1985, p.46. 34. Pour montrer à quel point les sessions du Conseil devinrent une fiction, M. Antoine cite des cas où le Conseil prenait plus d'une centaine de décisions en des jours précisément où il ne se réunissait pas.
Cf. M. Antoine, op. ciL, p. 398.
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cés dans les siècles précédents et qui vont tous dans le sens d'un développement de l'absolutisme, ou plutôt dans le sens d'un centralisme bureaucratique croissant qui fut confondu avec l'absolutisme: passage progressif de la lettre personnelle au procès-verbal anonyme, de la lettre ouverte contrôlée à la lettre fermée échappant à tout contrôle, de la validation par sceau, par témoignage figuré, à la validation scripturaire par signature, du registre d'originaux aux liasses de « minutes originelles ,., du contrôle de la grande chancellerie royale à la direction des bureaux spécialisés, de la décision par conseils, au moins en principe, à la décision individuelle plus ou moins avouée» 35. Les affaires qui touchaient directement les financiers n'avaient pas à être débattues en séance plénière car nombre d'entre elles étaient traitées dans le bureau du Contrôleur ou d'un intendant de Finances. La réduction du nombre des séances du Conseil des Finances et l'accroissement du pouvoir discrétionnaire des ministres augmentèrent de façon significative la capacité qu'avaient les fermiers des impôts d'exercer une pression sur le gouvernement. Influencer un « ministre des Finances» isolé était certainement plus facile que d'influencer un Conseil composé de plusieurs ministres appliquant des programmes politiques divers et représentant les intérêts d'une multitude de clients. Au cours du 18< siècle, pour préserver les revenus de l'Etat de l'action de groupes hostiles, le roi décida que toutes affaires où ses fmances seraient en cause devaient être instruites directement devant son Conseil. Autrement dit, les vœux de son Conseil auraient le pas sur ceux de toute autre juridiction en cas de contestation des impôts. Cela revenait à donner aux financiers un accès direct au Conseil du Roi pour régler leur contentieux, en ignorant public et parlements. En fait, le Conseil siégeant moins fréquemment après la mort de Louis XIV et ne traitant plus que de décisions majeures et de questions de politique générale, ce furent les responsables des Finances qui décidèrent des affaires qui, par tradition, étaient de la compétence des juges. Antoine nous dit que, pour augmenter leurs chances de l'emporter dans de tels cas, les Fermiers mirent sur pied un bureau de conseillers juridiques pour traiter à l'amiable leur contentieux privé. Ces conseillers négociaient d'habitude les affaires en sessions fermées auxquelles participait tel ou tel ministre ayant seul la responsabilité de juger un cas donné. La Ferme étant ainsi assurée que l'affaire serait évoquée à titre privé, l'arrangement entre les parties lui revenait beaucoup moins cher;
35. «Au cours de nos deux siècles, le nombre et l'imponance des ordres expédiés sous le sceau du secret ou sous de simples signatures ne cessèrent de grandir, et de même le nombre et l'imponance des actes expé-
diés non plus sous forme de lettres mais sous forme de procès-verbaux. Autrement dit, de plus en plus, le gouvernement et l'administration furent le fait, non plus de conseils, mais d'individus travaillant seuls dans un bureau, recevant successivement les subordonnés et les paniculiers dont ils avaient à obtenir des informations et à qui ils .vaient à donner des ordres, compulsant des dossiers et prenant seuls leurs déci-
sions. De moins en moins les relations de subordination furent d'homme à homme, et de plus en plus des
à adminisaL, p. 242.
relations d'entités abstraites et anonymes, relations de gouvernement à sujets, d'a.dministration
trés. C'est ce que les Parlements qualifièrent de "despotisme ministériel" •. R. Mousnier, op.
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d'autre part, disposant déjà d'un accès direct auprès du groupe restreint de ministres qui entretenaient des relations constantes avec les financiers, il y avait des chances que la décision lui fût favorable 36. Le développement de l'autonomie du Contrôle général des Finances eut ainsi cette conséquence que les Fermiers purent traiter de haut le système traditionnel de la justice. Cette innovation administrative fut fort mal reçue par les parlements car elle leur déniait compétence dans un des domaines les plus sensibles de la vie publique - celui des fmances de l'Etat -, aussi eut-elle des conséquences de poids le moment venu, à la fin du siècle 37. La toute-puissance du Contrôle général, l'effacement du Conseil ne passèrent pas inaperçus, et c'est en grande part grâce aux parlements que le public informé en prit conscience. Ce furent les parlements - et aussi les Cours des Aides et des Comptes - qui attisèrent le mécontentement dans l'opinion parce qu'ils avaient très mal pris l'impérialisme administratif des Finances qui rognait sur leurs compétences en matière financière. lis crièrent fort contre ce qu'ils percevaient comme une usurpation de leur autorité, sans bien sûr se priver de faire remarquer que la traditionnelle séparation des pouvoirs s'effaçait aux dépens de la justice. En outre, ce furent les parlements qui firent savoir que la plupart des décisions administratives et judiciaires n'étaient plus le fait du roi siégeant en son Conseil, mais le produit du seul arbitraire d'un ministre. Et, avivant les craintes populaires, ils parlèrent d'une monstrueuse collusion entre administration et financiers qui faisait de la première la créature des seconds 38. Cette campagne contre « le despotisme des ministres ,. vit les parlements de province mettre en cause le principe même de l'intégrité des lois et des décideurs du gouvernement royal; ils sapaient jusque dans les esprits le soutien que le public aurait pu apporter au régime 39. Naguère, ces rumeurs de collusion étaient périodiquement démenties par la convocation de chambres de justice, ces simulacres de tribunaux créés pour humilier publiquement les financiers et leur faire rendre
36. Selon M. Antoine, • sous couvert de la fiction organisée autour du Conseil, le Contrôle général et les grosses compagnies de financiers pouvaient, suivant les cas, marcher la main dans la main ou traiter de puissance à puissance ., op. cit., p. 400.
37. L'emploi fait des excédents d'impôts par les intendants dans les provinces provoquait souvent la suspicion des parlements. Ceux·ci voyaient également d'un mauvais œil les projets de construction de bâtiments publics trop coûteux. Cf. lean Egret, Loull XV et l'opposition parlementaire, Paris, A. Colin, 1970, p. 1l5. 38. M. Antoine, op. cit., p. 414, cite de nombreux textes en circulation qui diffusaient les griefs des Cours ou des parlements : ainsi de ces Remontrances de la Cour des Aides de Paris, 2 juin 1761, qui déplorent que les arrêts des Cours puissent. être détruits au gré d' un seul homme, et le sont réellement sur la simple allégation de régisseurs ou fermiers des droits de Votre Majesté, par ces décisions irrégulières mais exécutoires appellées "arrêts rendus en finances" "'. Le même thème apparaît dans des remontrances du
parlement de Rouen, 10 mai 1760 : • Tout est tributaire de cette partie du gouvernement connue sous le nom de Finance ... La finance, ce ver rongeur du citoyen et de l'Etat, a tout attaqué, envahi, subjugué.
La législation même est devenue sa proie; pour faire des loix, pour les révoquer, pour créer comme pour détruire, on ne consulte qu'elle. Tout se médite, tout s'ajuste, [out se règle sur ses intérêts ». 39. Ibid., p.414.
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gorge. Dans les cent années qui précédèrent 1661, il Y eut une chambre de justice presque tous les quinze ans 40. Mais, pour les raisons que j'ai indiquées dans le chapitre 7, la monarchie ne pouvait plus recourir à de telles mesures à la fin du 18< siècle pour prendre ses distances par rapport aux finap.Clers. L'effacement du Conseil du Roi était ainsi donné en pâture au public, et ceci eut à long terme des conséquences désastreuses pour la royauté. Pis encore, l'idée d'une collusion entre le Conseil et les financiers était dévastatrice parce qu'elle associait l'animosité viscérale qui avait toujours animé l'opinion contre les financiers à une condamnation générale des principes de gouvernement du roi. La précarité croissante de la charge
de Contrôleur général des Finances après 1715 Si les pouvoirs étaient à ce point concentrés dans les mains des Contrôleurs generaux, pourquoi ont-ils tous échoué à mettre en œuvre leurs projets de réformes de fond, et pourquoi n'ont-ils pas réussi à se maintenir en poste? Après la Régence, les raisons pour lesquelles le Contrôleur général avait pu exercer une autorité relativement incontestée avaient disparu. Comme le Grand Roi, la Régence commença par convoquer une Chambre de justice qui dura six mois seulement et aboutit à des résultats bien maigres si on les compare à ceux de 1661-1669 41 • L'aristocratie de Cour fut prompte à investir les conseils de gouvernement sous la Régence et y maintint ultérieurement ses représentants, alors que la noblesse de Cour se vit ouvrir un accès direct aux postes ministériels, surtout après 1750. La renaissance politique de la noblesse accrut les rivalités au sein de la Cour, au point de susciter des cabales propres à influencer les décisions des ministres et à en déterminer ou non le succès. Une fois que la vieille aristocratie eut un pied dans les ministères, la gestion du royaume fut exposée au jeu des factions de Cour à un degré inconnu sous Louis XIV. Colbert était parvenu à masquer les activités de sa famille derrière ce que nous appellerions une campagne de publicité qui avait pour référence unique « le service du Roi ». Cette campagne eut un tel impact qu'elle peut avoir déterminé ce que le public allait dorénavant attendre des ministres à venir. Colbert inaugura son ministère par une série de réformes destinées à prévenir les abus que l'on associait au nom de son prédécesseur. En particulier, il édicta des règles
40. CF. Lévy, op. ciL, t. 2, p. 90; voir aussi J.F. Bosher,« Cham,bres de justice in the French Monarchy " in J.F. Bosher éd., French Government and Society, op. cit. On trouvera une analyse de ces procès in Fran· çaise Bayard, Le monde des financiers au XVII' siècle, Paris, Flammarion, 1988. 41. CF. Lévy, op. ciL, t.2, p. 102.
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comptables pour tous les revenus du gouvernement 42. Dessert soutient que ces réformes n'empêchèrent pas Colbert de se livrer aux mêmes pratiques que son prédécesseur, mais elles eurent vraisemblablement cet effet sur les ministres à venir qu'ils durent se conformer à ce qu'on attendait d'un serviteur du bien public puisque c'est à ce titre que l'opinion les jugerait. Au cours du 18 e siècle, la réduction de la menace extérieure, la stabilité de la monarchie et la prospérité qui était apparue avec la fin des guerres de Louis XIV créèrent un environnement dans lequel les groupes d'intérêt poursuivirent leurs objectifs plus ouvertement qu'au siècle précédent. L'économie de marché en expansion allait susciter l'apparition d'un nombre plus élevé d'agents commerciaux ou d'entrepreneurs entre lesquels l'Etat pouvait choisir pour ses affaires ou ses contrats, La noblesse fut un des groupes qui profitèrent de cette stabilité et de cette prospérité - selon Guy Richard, c'est à cette époque que naît la noblesse d'affaires 43 - et, comme le commerce attirait un plus grand nombre de nobles, on ne pouvait qu'assister à l'exaspération des rivalités entre ceux qui souhaitaient obtenir de la royauté un traitement préférentiel 44 , Autre circonstance de nature à contrecarrer les desseins des contrôleurs généraux, les parlements furent rétablis dans leur droit de remontrance. Sous Louis XIV, ils pouvaient certes remontrer, mais seulement après enregistrement, Le droit de remontrance, que la Régence leur restitua dans toute son étendue, rendit presque impossible l'extension du système fiscal: les parlements refusèrent en effet d'enregistrer des impôts nouveaux s'ils n'obtenaient pas en contrepartie un plus grand droit de regard sur les décisions politiques. Il était ainsi difficile d'obtenir leur consentement et ce fut un frein puissant à l'expansion des finances royales. Mais on ne pouvait guère se passer d'eux: le placement d'un emprunt royal était bien meilleur si un parlement avait donné son aval ; aussi les parlements devinrent-ils à la fin du siècle des partenaires qui comptaient de plus en plus dans le jeu politique. Terray découvrit combien leur soutien aux emprunts royaux était utile lorsqu'il tenta de lancer un emprunt sans leur aval. La restauration en 1774 du Parlement de Paris, que Maupeou avait
42. Col ben abolit le caractère héréditaire de cenains offices financiers. li exigea des officiers de finan· ces qu'ils tinssent des comptes réguliers et détaillés. li afferma cenains impôts sur adjudication ouvene. li réorganisa le Conseil des Finances et y siégea. Il essaya de réduire les dépenses « de comptant. (dépenses engagées sur ordre direct du roi sans déclaration de leur objet). II mit au point un système comptable avec un c registre de fonds" faisant apparaître les anticipations de revenus, un « registre des dépenses .. pour les sanies de fonds à venir, un livre d'états journaliers de dépenses, un «état au vrai .. annuel donnant un état des encaissements et débours effectifs de l'année, un « abrégé des finances », annuel lui aussi, pour pré-
senter la synthèse des opérations financières de l'année. Malgré toutes ces dispositions, Colben mon, son successeur hérita d'une situation réelle des finances qui ne correspondait pas aux comptes réformes de ce dernier sont bien exposées par Bonney, op. cil., p. 254-269.
de
Colbert. Les
43. Cf. Guy Richard, La noblesse d'affaires au XVIII' siècle, Paris, Colin, 1974. 44. Les faits que cite G. Richard nous incitent à penser que beaucoup de nouvelles industries pourvues d'une franchise royale étaient dans les mains de nobles et que ceux",i s'attendaient souvent à bénéficier d'exemptions pour les industries dans lesquelles ils avaient investi; effectivement, ce fut souvent le cas.
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pratiquement dissous en 1771, fut fatale à la volonté de réforme de Turgot 45. Paradoxalement, le refus opposé par le parlement à l'augmentation des impôts directs rendit la royauté plus dépendante encore des impôts indirects, c'est-àdire des fermiers généraux, et des prêts que pouvaient lui consentir les financiers en général. Les parlements qui faisaient le procès du despotisme des ministres présentaient ceux-ci, on l'a vu, comme des alliés des Fermiers. Les parlements tentaient ainsi de mobiliser une opposition populaire contre la « tyrannie JO de ces Fermiers et d'amalgamer celle-ci au "despotisme» des ministres de la monarchie absolue. Leur calcul était de lier réforme fiscale à réforme politique et d'augmenter ainsi leurs pouvoirs. Les parlements n'eurent guère à se féliciter de cette stratégie car elle contribua à accélérer la crise politique qui allait sonner le glas de tout le système des privilèges. On ne saurait omettre le dernier facteur d'instabilité politique que fut au 18 e siècle la diffusion de l'information sur les techniques de gouvernement. Là encore, les parlements jouèrent un rôle décisif parce que le texte même de leurs remontrances rendait publics les mécanismes de la décision politique. Mais les pratiques de l'administration devenaient aussi mieux connues du grand public parce que, pour son développement, elle devait faire appel à toujours plus de bureaucrates et de groupes. En outre, on voit peu à peu les clients relayer ceux qui les patronnaient, ce qui eut pour conséquence une dispersion et une diversification plus grandes du pouvoir: les familles qui dépendaient des Colbert et des Phélypeaux s'allient à celles qui contrôlent l'administration au 18e siècle, de sorte que les créatures du régime antérieur deviennent maîtresses de celui qui suit 46. Finalement, il semble, comme nous le verrons mieux en concluant ce chapitre, que ce soit la plus grande autonomie de l'administration des Finances qui
45. Cf. J. Egrot, op. ciL, p. 102-132. Dans des remontrances datées du 14 août 1770, Malesherbes rend bien compte de l'hostilité du parlement à la fois au despotisme ministériel et aux fermiers des impôts: • Sire, qu'aucun citoyen, dans votre Royaume, n'est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à unI! vengeance; car personne n'I!st assez grand pour être à l'abri de la haine d'un Ministre ni assez petit pour n'être pas digne de celle d'un commis des Fermes '. Cité par Egret, p. 123. Pour une analyse qui s'attache à relever l'aspect positif de la contribution des parlements, voir William Doyle, The Parlement of Bordeaux and the End of the O/d Regime, 1771-1790, Londres, 1974. 46. C.F. Lévy, op. cil., t. 1, p. 450 : • Les hommes qui avaient entraîné le commerce français sur les voies de l'Amérique devaient par toute une série d'unions .!te lier am: grandes familles administratives de
la monarchie. En janvier 1704, Marthe Ducasse, fille du fondateur de l'asiemo, épouse Louis de La Rochefoucauld de Roye, beau·frère de Jérôme de Pontchartrain, secrétaire d'Etat à la Marine, et oncle du comte de Maurepas, ministre de Louis XV et de Louis XVI. En octobre 1708, Marguerite Pélagie Danycan, fille de Noël Danycan de Lespine, fondateur de la Compagnie de la mer du Sud, épouse Charles Michel Amelot, fils de l'Ambassadeur de France en Espagne, membre d'une famille de magistrats et d'intendants intimement liée aux Pontchanrain et qui donnera à Louis XV un secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères ... Louise
Honorine Crozat du Chastel, petite-fille d'Antoine Crozat, épousera Etienne François de Choiseul, le futur ministre dt: Louis XV. Ainsi la classe de marchands privilégiés qui s'était constituée dans les dernières années
du règne de Lou", XIV parviendra-t-elle à marquer profondément la vie politique des deux siècles suivants '.
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ait été en soi la cause de la vulnérabilité du Contrôleur général. Avant d'établir cette relation entre autonomie et vulnérabilité ministérielles, nous essaierons de mettre en évidence la force relative des intérêts financiers anglais et leur capacité à obtenir du gouvernement de leur pays des décisions politiques à leur avantage.
Les intérêts financiers anglais
L'hostilité de la gentry aux élites fmancières est une des données de base de la politique anglaise du 17< siècle comme elle l'a été en France sous Louis XIV 47. En Angleterre aussi, le responsable des Finances ne pouvait faire face aux dépenses colossales qu'impliquait l'effort de guerre que s'il savait s'assurer la coopération des groupes d'intérêt fmanciers. Sous Guillaume ID (1689-1702), un groupe whig composé de seigneurs entretenant des liens étroits avec les cercles financiers -la" Junte,. - vint au pouvoir. L'un d'entre eux, Montagu, mit sur pied la Banque d'Angleterre, consolidant ainsi les liens entre les seigneurs de son groupe et les banquiers. La Junte, qu'on appelait aussi le parti" de la Couronne,. essaya de se constituer une clientèle au Parlement pour obtenir de celui-ci qu'il donnât son agrément à la politique étrangère belliqueuse de Guillaume ID. A ce parti «de la Couronne» s'opposa au sein même du parti whig un parti « country» - on pourrait dire en français" du pays profond ,.. Cette tendance, dans laquelle se confondaient Whigs et Tories, représentait les intérêts de la gentry opposée à l'emploi du clientèlisme pour gagner des votes au Parlement et, plus généralement, hostile à l'influence politique des élites financières. Cette division entre la gentry et ceux qui devaient leur fortune au financement de la guerre devint ainsi assez forte parfois pour estomper la dichotomie Whig/Tory. Mais si cette hostilité d'un groupe à l'autre était parallèle à celle de la noblesse française à l'égard des Contrôleurs généraux et de leurs favoris, les nobles mécontents ne disposaient pas sous Louis XIV d'un exutoire tel que le Parlement pour exprimer leur ressentiment. Guillaume ID mort, la reine Anne nomma un Lord Trésorier n'appartenant à aucun parti, Godolphin (1702-1710) pour essayer d'obtenir le soutien des deux partis à la politique de la Couronne. Godolphin réussit pendant plusieurs armées à attacher réellement à sa politique des Whigs et Tories modérés, mais son ministère se montra vulnérable aux attaques des plus radicaux. En 1708, il fut forcé de faire entrer dans son ministère des membres de la Junte qui militaient pour une extension indéfinie de la Guerre de succession d'Espagne (que 47. CF. John Brewer, The Sinews of Power: War, Money, and the English State, 1688·1783, New York, Knopf, 1989, p. 2()("209. On trouvera le point de vue d'un observateur de l'époque in Malachy Postleth· wayt, The Universal Dictionary of Trad.: and Commerce, reprint, 2 vol., New York, A.M. Kelley, 1971, voir surtout le t. 1.
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l'histoire anglaise appelle la Guerre de la Reine Anne). Si, grâce aux liens étroits qu'entretenait la Banque avec les intérêts financiers londoniens, le gouvernement pensait pouvoir continuer à emprunter, les impôts rentrèrent de plus en plus mal à mesure que la guerre ruinait l'économie. Godolphin et la Junte perdirent le pouvoir en 1710, en partie à cause des tensions nées de cet effort continu. Le nouveau Lord Trésorier fut le dirigeant tory Robert Harley qui se heurta à une forte opposition whig. Les intérêts financiers de ce dernier parti regroupés dans la Banque d'Angleterre cherchèrent à renverser Harley en refusant au Trésor des fonds déjà bien insuffisants - c'est un des éléments qui expliquent. la reddition des troupes britanniques en Espagne ~8. Mais ce désastre ne provoqua pas la chute de Harley, tout au plus il le convainquit de chercher à faire la paix. La Banque avait certes un pouvoir substantiel, mais elle n'était pas en mesure de renverser le Lord Trésorier. On notera toutefois que Harley ne chercha pas à tirer vengeance de la Banque qui resta un bastion whig; au contraire il entreprit de se réconcilier avec elle ~9. Harley avait essayé de constituer un ministère tory modéré représentant les intérêts de la gentry tout en refusant de faire droit à ses demandes les plus extrêmes. Ce fut en définitive un autre tory plus radical, Henry St John, connu plus tard sous le nom de Vicomte Bolingbroke, qui sabota cette tentative. Si Harley put contenir les ambitions de St John jusque dans les dernières semaines du règne d'Anne, il ne put éviter l'effondrement du parti tory lors de l'accession de Georges 1er au pouvoir. Comme Electeur de Hanovre, celui-ci était irrévocablement opposé à la paix ainsi qu'au parti tory en général. La perte de faveur à la Cour, associée à la fuite de St John en France et aux accusations de déloyauté que les Whigs portèrent contre le parti tory, causa la défaite électorale des Tories en 1714, et du même coup la perte durable de pouvoir politique pour la gentry du pays profond. Avec l'hégémonie whig qui ne fut pas sérieusement remise en question jusqu'en 1760, ce furent les pairs, avec leur argent et leurs domaines, qui dominèrent la vie politique britannique. Les divisions entre « couronne» et « pays profond », entre gentnes financière et terrienne, allaient perdre leur sens puisque la gentry terrienne avait été dépossédée du pouvoir. li y a beaucoup de similitudes entre l'émergence des élites financières anglaises et l'ascendant des financiers français du 17e siècle. Comme en France, la finance devint le chemin le plus sûr vers la fortune. On observe les mêmes liens entre la Banque et les pairs en Angleterre qu'entre les financiers et la Cour en France. Le Lord Trésorier ne remplissait bien sa fonction que s'il savait coopérer avec les élites financières du royaume, tout comme le Contrôleur général. Et le pouvoir croissant de la finance suscitait autant d'hostilité dans la gentry en Angleterre que celui des Contrôleurs généraux dans la noblesse française. 48. Brian W. Hill, Robert Harley: Speaker, SeCTetary of State, and Premier Minister, New Haven CT, Yale University Press, 1988, p. 139-140. 49. Ibid., p. 145.
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Malgré ces nombreuses similitudes, il y avait des différences décisives: elles tenaient aux institutions. Les financiers français affermaient des impôts et achetaient leur office ; les anglais étaient liés à des banques privées. Dans les deux nations, les contemporains savaient distinguer entre le pouvoir des fermiers et celui des banquiers et y voir une différence entre institutions. En prônant la création d'une banque destinée à se substituer aux financiers, Sénac de Meilhan, qui fut ministre, mais aussi économiste, soulignait que les banquiers devaient ne pas se confondre avec le gouvernement et travailler séparément: " La Banque d'Angleterre ne forme point partie des engagements de l'état. C'est une association de capitalistes qui rend des services au gouvernement ». Au contraire, les Fermiers français étaient directement liés à la royauté, ils étaient «les fermiers de Sa Majesté ». Leur association étroite avec la royauté et leurs activités de fermiers, continuait Meilhan, leur permettaient d'avoir le monopole des ressources financières de la nation. Comparant le système de la Ferme à celui de la Banque, Meilhan portait son attention sur ce qu'il considérait comme une différence fondamentale: « Les particuliers qui prêtent à l'état sont déterminés par le haut prix de l'intérêt qui leur est accordé. lis empruntent eux-mêmes pour prêter au gouvernement à un prix plus haut. Leurs secours sont vendus fort cher, et on en trouve la preuve dans l'élévation subite des plus grandes fortunes. Une banque ne prêteroit pas au souverain à plus haut prix qu'aux particuliers; ses profits seraient plus divisés, les richesses moins concentrées: enfm, elle ne pourroit point faire la loi, et tenir le ministre des fmances dans sa dépendance,. 50. Adam Smith lui aussi expliquait combien le système d'affermage des impôts était inefficient : il y fallait ou un grand capital ou un grand crédit. Comme il existe bien peu de groupes capables de réunir les fonds nécessaires, la concurrence pour l'acquisition de ces fermes s'en trouve limitée. Et fmalement le groupe qui en a déjà eu le bail est en meilleure position pour le garder: "Parmi les quelques-uns qui possèdent ce capital ou ce crédit, un plus petit nombre encore possède les connaissances et l'expérience nécessaires». Une telle situation va restreindre encore plus la concurrence: « Les quelques personnes qui sont en mesure de devenir concurrentes trouvent qu'il est davantage de leur intérêt de s'associer, de devenir partenaires au lieu de concurrents et, quand la ferme est mise en adjudication, de n'offrir comme rente qu'un montant qui est bien au-dessous de la valeur réelle ». C'est exactement ce qui se passait en France où l'adjudication publique d'un bail de ferme générale était devenue une fiction. Les termes du bail étaient en fait déterminés au cours de négociations privées entre le Contrôle général et les fermiers. Et, parlant de cette capacité unique qu'avaient les fermiers de fournir au roi des fonds à court terme dans les temps de crise, Smith note que « dans ces moments de détresse publique, leurs exigences ne peuvent pas être discutées» 51. C'étaient les prêts à court terme qui procuraient aux 50. G. Sénac de Meilhan, Considérations SUT les richesses et le luxe, Amsterdam, 1787, p. 446. 51. Adam Smith, La richesse des nations, op. cit., 1. V, chap. 2.
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fermiers leurs plus gros profits et l'influence politique de la Ferme générale a tenu en grande panie à son rôle dans le financement à court terme. Ces prêts à court terme se faisaient souvent sous la forme d'avances, appelées" anticipations », à trois, six ou neuf mois, contre aliénation par la royauté d'une panie du revenu futur des impôts. il est difficile de trouver trace de ces transactions parce que les anticipations étaient convenues entre ministre et Fermiers hors sanction par un parlement. Ce n'en étaient pas moins des pratiques usuelles. Les anticipations étaient un des nombreux moyens existants de tourner la législation qui fixait un plafond légal pour les taux d'intérêt et les financiers de l'Ancien régime y recouraient fréquemment. La monarchie ne pouvait pas vendre directement les anticipations au public. Les fermiers étaient en fait ses intermédiaires obligés parce qu'ils suscitaient plus la confiance que la monarchie. Cela eut deux conséquences importantes: 1) ils pouvaient emprunter à des taux plus bas ; 2) leurs garanties seraient plus liquides que celles de la monarchie. Les fermiers étaient désignés à la vindicte publique par les parlements. Les contemporains (y compris Smith) ne se rendaient pas compte que, comparativement aux autres possibilités qui s'offraient à la monarchie française, le système des fermes permettait de réduire les dotations en capital nécessaires à la couverture d'un montant donné de dépenses, fournissant ainsi au roi les moyens de gouverner à un coût moindre pour l'économie. En fait, les fermiers injectaient des liquidités dans l'économie et augmentaient ainsi le potentiel économique de la nation. Smith s'est trop attaché à souligner la seule importance du capital nécessaire pour garantir les fermes. Tout aussi important était le tissu institutionnel qui réduisait la probabilité d'une répudiation de ses dettes par la monarchie. Le marché des fermes se limitait à quelques soumissionnaires, non seulement parce qu'il y fallait de vastes ressources en capital, mais aussi parce que cela impliquait la création d'une structure politique susceptible de réduire la probabilité d'une répudiation de dettes de la pan du roi. Les documents autres qu'indirects apportant la preuve du rôle qu'ont joué les élites financières françaises sont rares, mais ce que nous en disent les contemporains nous indique clairement qu'il s'agissait d'un groupe d'intérêt voyant ~t bruyant. Même ainsi, ce groupe ne put pas empêcher la réforme fiscale et celle des Fermes d'être inscrites dans le programme politique des règnes de Louis XV et Louis XVI. Nous l'avons déjà dit, le fait qu'ils n'aient pas pu contrôler ce programme, malgré le coût modeste des pressions qu'ils pouvaient exercer sur le gouvernement, suggère qu'ils étaient peut-être moins influents que les groupes d'intérêt financiers en Angleterre. Les élites fmancières anglaises étaient très liées au monde du commerce. Leurs ressources étaient plus mobiles que celles des Fermiers français, immobilisées qu'étaient celles-ci dans les contrats d'affermage, les offices et les franchises. Les fonds de la finance et du négoce anglais pouvaient facilement faire l'objet de transferts puisque les financiers anglais n'avaient pas d'actifs immobilisés sous
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forme d'offices comme c'était le cas des Français. Ces offices français immobilisaient en effet beaucoup d'argent: deux des offices les plus coûteux, ceux de gardes des trésors royaux, valaient 1.200.000 livres chacun en 1748. Ceux des cinquante receveurs généraux des finances valaient ensemble 26.000.000 de livres, dont 1.280.000 livres pour celui seul de Paris 52. N'étant pas aussi engagés à l'avance, les Anglais pouvaient plus aisément, au lieu de consacrer leurs fonds au financement du gouvernement, les transférer où bon leur semblait, y compris outre-mer, dans des investissements hollandais par exemple. Possédant ce qu'Albert Hirschman appelle une option de sortie, ils n'avaient pas besoin de donner de la voix 53. Les décideurs politiques anglais ne se sont pas laissé aller à des répudiations de dettes ou à des reports d'échéance parce qu'ils voulaient éviter de voir les capitaux fuir le financement de l'Etat. Même sans faire pression, les élites financières pouvaient ainsi se faire entendre. Au contraire, ne disposant pas de cette option de sortie, les financiers français se mirent à donner de la voix et devinrent un groupe de pression efficient et bien organisé. Ils s'en remirent à la pression politique pour empêcher les décideurs politiques d'exploiter le fait qu'ils étaient dans la nasse 54. Comme le note Hirschman, donner de la voix devient essentiel lorsque les options de sortie sont limitées ou inexistantes. Alors ce comportement indique de la faiblesse, non de la force. Même si les banquiers anglais n'avaient pas une influence aussi voyante que celle de leurs homologues français, et même s'ils ne remettaient pas en avance à la Couronne le revenu des impôts, ils n'étaient pas des otages à la merci d'une confiscation par la Couronne des offices qu'ils avaient achetés. En somme, ce sont les différences entre institutions qui rendent compte de la nature de l'influence politique exercée par les groupes d'intérêt financiers dans les deux nations. Parce que les groupes d'intérêt britanniques pouvaient exercer leur option de sortie plutôt que leur voix, ils avaient en réalité plus d'influence que les mêmes groupes français.
52. R. Mousnier, Les institutions de la France, op. cit., t. 2, p. 206. 53. A1ben Hirschman, Exit, Voiee, and LoyaIty: Response UJ Decline in Finns, Organizations, States, Cam· bridge MA, Harvard University Press, 1970. 54. On trouve, dans l'histoire américaine, une analogie instructive qui éclairera sans doute l'interprétation que je propose ici. Examinons les luttes d'influence dans les législatures du 19< siècle aux Etats-Unis ainsi que les activités et le son des banques et des chemins de fer. Les chemins de fer donnaient beaucoup plus de la voix et se montraient plus actifs politiquement que les banques à la fin du 19< siècle. Les chemins
de fer étaient les principaux acteurs de la vénalité politique dans de nombreux états (la Southern Pacifie Company en Californie, la Northern Pacifie en Iowa, etc.). A en juger par leur activité, ils tenaient une place plus grande dans la politique des Etats que les banques. Cependant, si l'on considère les résultats de toute cette activité, force est de constater que ce furent les chemins de fer et autres industries lourdes qui payèrent les impôts les plus élevés, alors que les banques, sociétés d'assurances et autres activités de service financier
payaient les plus bas. Ainsi, à en juger par le résultat, les banques avaient plus d'influence sur la politique des Etats que les chemins de fer. Parce que les actifs des banques étaient plus mobiles que ceux des chemins de fer, les décideurs politiques avaient conscience qu'il était facile aux banques de plier bagage et de s'installer ailleurs. Ils prenaient en compte les intérêts des banques sans que celles-ci eussent à dire quoi que ce fût Ge remercie Mark Hansen pour m'avoir suggéré cet exemple).
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LES TRÈs PRIVILÉGIÉS
La captation de l'Etat: la faillite de l'autonomie administrative sous l'Ancien Régime En France, au 18e siècle, on voyait communément dans un gouvernement centralisé et despotique le meilleur moyen d'aller vers la réforme et le progrès. C'est là quelque chose de déconcertant pour l'observateur d'aujourd'hui. Cependant les économistes politiques de l'époque, en particulier les physiocrates, avaient leurs raisons pour recommander de concentrer le pouvoir dans les mains d'un roi autocratique et fort. Ils voyaient dans un régime autoritaire un moyen de réduire l'influence de puissants groupes privés, telle la vieille aristocratie terrienne, sur la politique du gouvernement. Plus le pouvoir exécutif de la monarchie serait concentré, plus grande serait sa capacité à refréner les ambitions de ces groupes. A l'inverse, ils pensaient qu'un régime parlementaire comme celui qui existait en Angleterre deviendrait aisément le prisonnier de puissants groupes d'intérêt privés 55. Pour réformer la structure économique de la France, écrivait un physiocrate comme Samuel Du Pont de Nemours, « ils jugeaient qu'il serait plus aisé de persuader un prince qu'une nation et qu'on établirait plus vite la libert~ du commerce et du travail par l'autorité des souverains que par les progrès de la raison» 56. Les gouvernements autoritaires de France ont-ils vraiment protégé l'autonomie de l'autorité publique des empiètements des intérêts privés mieux que le régime parlementaire anglais? Physiocrates-type, Dupont et Turgot étaient persuadés que des régimes de caractère très autoritaire étaient mieux armés pour innover et qu'à l'inverse un régime parlementaire où le pouvoir est dispersé l'était moins. Peu de physiocrates pensaient que le système parlementaire anglais recelait en lui la promesse d'une modernisation plus grande et plus rapide, ils le tenaient pour corrompu, 55. On pourra lire une telle critique de la politique anglaise dans la Lettre que Dupont de Nemours adresse à M.le Comte de Scheffer le 27 août 1773 : « En quoi consiste donc encore une fois celle des Anglais? Elle consiste à o'être pas gouvernés arbitrairement par un Roi, ni par des Ministres; mais à l'être par les résolutions également arbitraires d'un parlement, à une partie des Membres duquel une partie de la Nation a le droit de donner ou de vendre, et non pas de retirer sa voix. Je sens que je dois paraître étrange, en appliquant ce mot au Gouvernement Britannique. L'idée d'arbitraire est tellement jointe par l'habitude
la plus générale avec celle de l'autorité d'un seul homme, qu'on ne s'imagine pas d'abord qu'un Sénat puisse gouverner arbitrairement; et c' est ainsi cependant que presque tous, et je devrais dire que tous les Sénats gouvernent ct DDt gouverné ... in Samuel Du Pont de Nemours, Oeuvres politiques et économiques, 4 vol.,
Nendeln, KTO Press, 1979, t. 4, p. 334, 346. 56. Cf. Oeu"1JTesde Turgot, G. Schelle éd., 5 vol., Paris, Alean, 1913-1923, t. 1, p. 258. Les physiocrates, tel Dupont de Nemours, étaient très attachés au principe du despotisme « légallt. Dupont écrivait par exempIe: « On pourrait enfin dire, avec vérité, que la Nation formerait un corps politique, puisqu'elle seroit gouvernée par une seule volonté, par sa propre volonté, par la volonté de la raison, que tout concourrait à éclairer " op. ciL, même Lettre au Comte de Scheffer. Aux maximes de Quesnay, Dupont en ajoutait une de sa propre facture: c Que l'autorité souveraine soit unique, et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers; car l'objet de la domination et de l'obéissance est la sûreté de tous, et l'intérêt licite de tous. Le système-des contreforces dans un Gouvernement est une opinion funeste, qui ne laisse appercevoir que la discorde entre les Grands et l'accablement des Petits. '. Cf. M. Kuczynski et Ronald L. Meek éd., Quesnay's Tableau Economique, Londres, Macmillan, Royal Economies Society, 1972, « Notes to Third Edition lt, p. 10.
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mal organisé, divisé en factions et arriéré, Comme beaucoup de Français, les physiocrates croyaient que c'était la personnalité du roi, non le système politique, qui était responsable des difficultés de l'heure. Mais leurs arguments en faveur d'un régime autoritaire se rapportaient tous au passé - ils idéalisaient le fonctionnement de l'absolutisme sous Louis XIV - plutôt qu'au monde où ils vivaient. Admirateurs de l'absolutisme, ils ne voyaient pas en quoi les avantages mêmes du système qu'ils idéalisaient engendraient des forces qui se retournaient contre toute réforme. Observateurs du fonctionnement du Parlement anglais, ils ne voyaient pas en quoi la montée en puissance de celui-ci et l'extension du pouvoir politique à un plus grand secteur de la population allaient indirectement amener l'économie anglaise à se libérer du mercantilisme. La politique anglaise favorisait mieux l'innovation en matière économique, fût-ce pour la seule raison qu'au Parlement les procédures réglementaires ou législatives supposaient l'assentiment des groupes d'intérêts affectés par la législation. Comme cela était bien incertain, voire improbable, il s'ensuivit que le Parlement intervint moins dans l'évolution naturelle de l'organisation économique privée et locale 57. Parce que ce lien entre liberté économique et Parlement était peut-être pure coïncidence, les observateurs français furent lents à s'en apercevoir. lis ne se rendirent pas compte que les groupes d'intérêt privés anglais dispersaient leur énergie s'ils essayaient d'influencer la politique gouvernementale: il leur fallait non seulement l'appui du roi et de ses différents ministres, mais aussi celui d'un Parlement dont les membres étaient sous l'influence de leurs électeurs. Le système politique anglais étant pluraliste, il était bien difficile aux groupes privés de percevoir des gains de redistribution au détriment des intérêts rivaux représentés au Parlement. Aussi le mercantilisme et le favoritisme économique qu'il engendrait ne fleurirent-ils pas autant dans l'Angleterre du IS" siècle qu'en France. Les groupes de pression français, au contraire, disposaient de chemins d'accès bien dégagés 58. Souvent, ils ne dépendaient que d'un ou deux services gouvernementaux, aussi pouvaient-ils concentrer leur pouvoir de persuasion de façon plus économique sur l'organisme central adéquat. D'ailleurs, sous l'Ancien Régime, le pouvoir était non seulement concentré au centre de la nation, il y était aussi réparti de façon fortement spécialisée. Depuis l'époque où Louis XIV,
57. Immanquablement, un régime autoritaire centralisé supprime la diversité des organisations et limite la sphère d'activité des institutions locales ou privées qu'il est susceptible d'admettre. Ce régime peut don· DCf son appui à de mauvais choix organisationnels parce que les bureaucrates ne disposent pas toujours des informations peninentes permettant un choix correct. Le succès économique de l'Angleterre a été dû en panic au fait que son régime parlementaire intervenait moins dans l'évolution des organisations'économiques locales. Des industries telles que celle du coton, qui était très innovante et avait de brillantes perspectives d'avenir, n'étaient pas nécessairement favorisées par une réglementation de la pan du gouvernement.
58. Pour une vue synoptique des recherches de science politique sur le componement des groupes d'intérêt, voir Roben H. Salisbury,« Interest Groups., in F.l. Greenstein et N .W. Polsby éd., Handbook o/Politicai Science : Non Govemmental Politics, Reading MA, Addison-Wesley, 1975, p. 171-228.
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créant un précédent, avait commencé à travailler indépendamment avec chacun de ses ministres pour éliminer tout risque de concurrence qu'aurait pu représenter un premier ministre, les ministères avaient grandi en autonomie 59. En l'absence d'un premier ministre qui aurait coordonné l'action de l'administration et pris garde à la cohérence des politiques suivies, cene autonomie croissante de chaque ministère comportait en fait une susceptibilité croissante aux campagnes de groupes de pression comme celui des financiers. L'apparition au cours du 18< siècle d'organisations privées capables de contrebalancer par leur action l'autorité des services centralisés du gouvernement revient à une subversion totale de la logique qui avait présidé à la concentration des instances administratives. On vit alors une sorte de symbiose s'établir entre les groupes d'intérêt privés et les services chargés d'appliquer les réglementations les concernant. Bien que ce processus ait été précisément à l'origine de sa chute brutale, Turgot n'en continua pas moins de se faire l'avocat d'un gouvernement autoritaire. Lui et les autres défenseurs du " despotisme éclairé» ne surent pas voir que les mêmes conditions qui avaient assuré l'autonomie administrative du gouvernement contribuaient maintenant à rendre l'autorité publique vulnérable aux pressions de groupes privés 60. Les parlements français, eux, remarquèrent que le gouvernement en Grand Conseil ne garantissait aucunement l'indépendance des ministères à l'égard de ces groupes. Mais il est vrai que les parlements étaient eux aussi partie prenante. La meilleure justification que donnent de l'autoritarisme ses défenseurs de gauche comme de droite, c'est qu'il est mieux à même d'appliquer une politique impopulaire et de tenir en bride les groupes d'intérêt. Cependant le gouvernement français, bien que bâti autour de l'autorité du roi, fut incapable de résister aux manipulations de ces groupes d'intérêt privés mêmes qui durent leur ascension sociale au patronage royal. Louis XIV avait favorisé les familles financières nouvelles car il y voyait en partie un moyen de contrer le pouvoir de l'élite terrienne et, durant son règne, il fut mis une sourdine aux rapports qui se tissaient entre les nouvelles élites issues de la finance et les anciennes grandes familles du royaume. Mais la stabilité de la monarchie n'en facilita pas moins la prolifération des liens entre elles et il ne fallut que quelques générations aux membres les plus privilégiés des deux élites pour se regrouper et pour former 59. Pour donner un exemple de la façon dont le principe de l'absolutisme se transmettait tout au long
ci.: l' échelle hiérarchique administrative, Cobban cite ce mot de Louis XV qui trouvait insupportable la circulation des cabriolets dans les rues de Paris : c Si j'étais le Lieutenant de police, j'interdicais l'usage des cabriolets., mais, commente Cobban, c il n'était que roi, et la seule sanction qu'il put prendre fut de révo-
quer un fonctionnaire qui avait refusé de se conformer à son bon plaisir > . Cf. A. Cobban, A Hislory of Modem France, 1715-1799, Middlesex, Penguin Books, 1957, t. l, p. 30. 60. Turgot ne prit pas garde à la force du lien qui unissait la persistance du mercantilisme, l'affermage des impôts et l'organisation institutionnelle du gouvernement. il ne se rendit pas compte non plus que la puissance et la cohérence des élites financières résultait des mêmes forces institutionnelles qui avaient pané les pouvoirs du ministre des Finances au-dessus de ceux de toutes les autres juridictions et puissances existant dans le royaume.
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une seule élite, soudée par des liens de famille, capable de l'emporter sur le système même que la monarchie française avait mis en place pour que le gouvernement gardât son autonomie vis-à-vis de la société 61. En se montrant convaincus que seul un gouvernement autoritaire pourrait mettre en place des réformes de fond, les physiocrates faisaient fausse route. Leur faute capitale a été de ne pas prévoir que les institutions de l'absolutisme évolueraient en mécanismes de redistribution des ressources de la nation au sein d'un petit groupe de favoris du roi et de clients des ministres, ce qui à son tour allait susciter des rivalités ou des rancœurs et engendrer pressions et coalitions pour changer le ministre. La vulnérabilité de l'administration des Finances et la précarité croissante des portefeuilles de ministre étaient ainsi la conséquence de l'autonomie ministérielle.
Conclusion
Au cours du 17e siècle, les groupes d'intérêt privés surent pénétrer plus profond au cœur du système centralisé du gouvernement français qu'au 18< siècle, mais cette pénétration fut moins ample. C'est qu'au 18< siècle les élites politiques étaient plus disséminées dans le pays, que d'autre part il existait beaucoup plus de groupes capables d'intervenir dans le jeu politique et dans le trafic des influences; aussi était-il plus difficile de former des coalitions stables. Comme l'écrit Mousnier, « les contrôleurs généraux prennent et perdent le pouvoir selon les fluctuations des pétitions, des remontrances, des Cours souveraines, des Etats provinciaux, des nobles, des évêques, des financiers, des villes, des corps, surtout selon les opérations de groupes de pression oligarchiques travaillant la Cour et la Bourse de Paris» 62. Sous Louis XV et Louis XVI, le gouvernement avait cessé d'être dans les mains d'un tout petit groupe de familles qui pouvait imposer ses conditions à la royauté. En un sens, l'Etat avait ainsi cru en force depuis Louis XIV. Mais, bien qu'assez forts pour inscrire la réforme à leur programme, les régimes du 18 e siècle n'eurent pas les moyens de la mettre en œuvre. Cet échec est dû à une impasse institutionnelle. L'Ancien Régime, qui avait déposé entre les mains du roi tous les pouvoirs nécessaires pour arbitrer les litiges, n'avait pas donné naissance à des institutions susceptibles de canaliser les négociations complexes entre groupes d'intérêt concurrents. Comme le dit Talleyrand, " la France avait l'air d'être composée d'un certain nombre de sociétés avec lesquelles le gouvernement comptait. Par tel choix, il en contentait une et il usait le crédit qu'elle pouvait avoir. Ensuite il se tournait vers une autre, dont il se servait de la même manière. Un tel état de choses pouvait-il durer? »63. La·struc61. Cf. C.F. Lévy, op. cit., t. 1, p. 450. 62. Cf. R. Mousnier, ap. cit., !. 2, p. 212. 63. Talleyrand, cité in Jean·François Solnon, La Cour de France, Paris, Fayard, 1987, p. 523.
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ture des institutions créées par Louis XIV pour arbitrer les conflits entre groupes n'était pas assez complexe pour être à la mesure de la diversité politique bien plus grande du 18< siècle. Roland Mousnier a soutenu que, bien qu'ils n'eussent pas été réunis depuis 1614, les Etats Généraux étaient un des organes essentiels du gouvernement d'Ancien Régime 64 • Comme, à l'époque où on les avait réunis, ces Etats avaient été incapables d'apporter une solution aux grandes affaires du royaume, la monarchie y trouva un prétexte pour gouverner sans demander leur avis. L'arbitrage des conflits entre groupes qui, tous, s'adressaient à lui fut donc laissé à la discrétion du roi. L'absolutisme triompha sous Louis XIV parce qu'en l'absence d'une assemblée de la nation, il sut doter le Conseil royal de l'autorité nécessaire pour résoudre les conflits. Mais, à la fin du 18< siècle, le « Grand Conseil» était trop restreint à un petit cercle et trop discrédité pour pouvoir servir de médiateur entre les intérêts de la nation. Ce chapitre soulève deux questions de fond: qu'est-ce qui assure la durée des institutions? Quelle est la relation de la politique aux institutions dont elle est issue? Pour y répondre, il faut voir plus loin que les conséquences heureuses ou non des institutions en matière de prospérité ou de formation de richesses, il faut aussi considérer leur capacité à assurer la stabilité sociale par leur façon de régler les différends et d'imposer l'application des décisions une fois prises. L'Ancien Régime encouragea l'accumulation d'organisations d'action collective et les admit à participer au combat de la distribution sans fournir à des groupes comme les parlements ou la Compagnie des fermiers un forum pour résoudre en tête à tête leurs différends et prendre conscience de leurs intérêts communs. Les luttes pour la distribution des richesses intéressèrent pareillement en Angleterre une toute petite minorité de gens. L'histoire de l'administration publique des deux pays, au début de l'ère moderne, est celle de familles de l'élite usant de leurs charges publiques pour piller la richesse du royaume et pour consommer les fruits de la réglementation économique édictée par le gouvernement. Dans les deux nations, les groupes privés s'introduisirent dans le gouvernement grâce à des mariages qui, avec le temps, firent une seule élite de celles qui étaient auparavant financières, militaires, économiques et politiques. Mais, à la différence du conflit qui opposa en France les fermiers des impôts aux parlements, les conflits entre membres de l'élite anglaise se résolvaient dans le cadre des institutions politiques anglaises et ne dégénéraient pas en rivalité meurtrière. En somme, Louis XIV pouvait bien imposer ses décisions au corps social en traitant indépendamment avec chaque groupe, il n'en allait plus de même à la fin du 18< siècle, période où le pouvoir discrétionnaire royal concentré dans le Conseil du Roi ne suffisait plus à résoudre les conflits qui divisaient une société bien plus diverse et pluraliste. L'ancienne pratique de négociations séparées avec chaque groupe en cas de conflit entre eux était devenue inadéquate en 1789, 64. Cf. R. Mousnier, op. cit., t. 2, p. 214·228.
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alors que la complexité des échanges nécessaires pour qu'il y eût parité entre chaque groupe supposait des négociations face à face entre ces groupes, La débâcle de 1789 est due en grande partie au fait que l'Ancien Régime avait été incapable de mettre en place les institutions nécessaires pour régler des conflits dont la solution exigeait des échanges multiples, simultanés et multilatéraux entre les groupes concernés. Alors que le Parlement anglais était un forum, un médiateur auprès duquel les conflits les plus complexes entre régions et groupes d'intérêt pouvaient être instruits, la suppression de fait des Etats Généraux priva la France de la possibilité de voir naître une institution dotée d'une capacité similaire de règlement des conflits.
Cinquième Partie
HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
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La modernisation face au jeu des privilèges et du favoritisme
Derrière les constats que nous avons pu faire jusqu'ici, il y a cette hypothèse sous-jacente que l'aptitude d'une société à devenir moderne dépend de sa capacité à mettre en place des mécanismes qui institutionnalisent la confiance, la crédibilité et le contrôle: en effet, il ne peut y avoir d'échanges en longue durée sur les marchés politiques et économiques que s'il existe ce type de mécanisme institutionnel. Dans ce chapitre, nous ne traiterons plus des institutions économiques nécessaires à la croissance, mais des institutions politiques et de leur fonctionnement. La capacité d'une économie à encourager l'investissement que requiert la croissance économique à long terme dépend en dernière analyse de la confiance dans la stabilité des contrats politiques. Si chaque prince ou ministre rompt les contrats passés par son prédécesseur, la société en cause ne connaîtra d'investissements qu'à court terme et la croissance économique s'en trouvera asphyxiée. Nous analyserons donc ci-après les effets qu'ont eus, en France et en Angleterre, les différentes institutions destinées à soutenir les échanges en longue durée sur les marchés politiques. Nous avons vu qu'au début de l'époque moderne, en Angleterre comme en France, des groupes privés tiraient profit de l'utilisation des moyens politiques de redistribution du revenu de la nation. En France, les principaux mécanismes de redistribution étaient les suivants: l'affermage des impôts indirects, l'octroi de monopoles industriels ou commerciaux à des entreprises jouissant d'une préférence, la distribution de sinécures ou de brevets d'officier à l'armée et l'attribution de contrats à des hommes de Cour bénéficiant de préférence. Cette redistribution se faisait sous l'autorité du Conseil du Roi. En Angleterre,
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
c'était le Parlement qui exerçait cette fonction, mais la redistribution, sous son égide, bénéficiait à des groupes sociaux bien plus largement définis que les clans relativement plus petits qui s'agglutinaient autour de chaque ministre français. La corruption, qui sévissait plus en Angleterre qu'en France, était une forme de redistribution supplémentaire. Bien que, dans aucun des deux pays, les résultats produits par ces deux sy~1:èmes de redistribution n'aient brillé par leur équité sociale, les institutions politiques des deux pays étaient fort différentes, ce qui se traduisit par une différence de stabilité politique d'une nation à l'autre.
Une comparaison riche en paradoxes
La comparaison entre les systèmes de gouvernement anglais et français est riche en paradoxes. En France, le caractère arbitraire du pouvoir se trouvait concentré dans plusieurs Bureaux gouvernementaux aux fonctions très différenciées. Les ministres français avaient tout pouvoir pour faire des réformes de fond, mais ils ne pouvaient plus garder leur portefeuille dès que leurs desseins se révélaient. En Angleterre, le pouvoir se trouvait dispersé dans un Parlement national, avec de nombreux niveaux où les réformes pouvaient rester bloquées, mais les ajustements nécessaires se faisaient mieux qu'en France. En outre, la législation édictée par le Parlement anglais était en général appliquée, alors que la volonté du gouvernement français, bien plus fort cependant, passait rarement dans la réalité. Le pouvoir absolu avait été concentré dans l'exécutif français afin de faire aboutir des réformes, mais celles-ci étaient rarement menées à bien. L'absolutisme souffrait d'un handicap significatif lorsqu'il voulait faire appliquer ses décisions. Le roi promulguait des édits concernant l'ensemble de la nation, des instruments de coercition étaient mobilisés pour leur exécution, mais les subordonnés - même ceux qui étaient des éléments de la structure de commandement de l'absolutisme - n'appliquaient pas les réformes qui pouvaient compromettre à court terme la collecte des impôts. Le pouvoir du roi de France (et, par extension, de ses ministres) ne connaissait pas de limite légale, mais ses ministres succombaient tour à tour aux cabales de la Cour qui étaient machinées par des individus et des groupes ne possédant aucun moyen légal ou reconnu d'influencer les décisions du gouvernement. En Angleterre, la Couronne (et donc l'exécutif) admettait que « nous ne sommes jamais aussi éminemment dans notre état royal qu'au moment où siège le Parlement» 1. Malgré les limites légales que le Parlement avait mises au pouvoir de la Couronne, le roi d'Angleterre arrivait à maintenir sa position et sa politique. De nombreux contemporains estimaient que les ministres de Georges III étaient 1. Cf. Joseph Hunsfield, Freedam, Corruption and Government in Eliwbethan England, Cambridge MA, Harvard University Press, 1973, p. 43. Margaret Levi en juge de même dans son Of Rule and Revenue, Berkeley and Los Angeles CA, University of California Press, 1988, p. 95·144.
LA MODERNISATION FACE AU JEU DES PRIVILÈGES
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plus puissants et plus susceptibles d'être obéis que les ministres du roi de France qui n'avaient pas à rendre compte et qui étaient théoriquement plus forts 2. Dans les deux pays, les intrigues de coulisse et une corruption largement répandue gangrenaient le gouvernement. Cependant l'apparence de légitimité contribuait à asseoir le pouvoir du Parlement anglais malgré la corruption qui existait en son sein et qui était bien connue des contemporains. Il y avait moins de preuves tangibles de la corruption gouvernementale en France mais, c'est l'ironie de la chose, les décisions qui émanaient de l'exécutif français étaient perçues comme illégitimes et fruits de la corruption puisque les activités des ministres étaient soustraites à la connaissance du public. Les affaires d'impôts ne sont pas non plus dépourvues d'aspects paradoxaux. Les Anglais furent en mesure de ponctionner par l'impôt un plus grand pourcentage de la production nationale que les Français. Cependant, comme une grande partie du revenu prélevé par le gouvernement anglais l'était sous forme d'impôts indirects ou de droits de douane, les Anglais se plaignaient moins du fardeau des impôts que ne le faisaient les Français qui étaient cependant imposés à un taux inférieur. Bien que les élites, dans la France de la fin du lS· siècle, aient tendu à devenir plus homogènes, les rivalités toujours existantes ruinèrent la coopération qui eût été nécessaire pour faire passer les réformes. Théoriquement, tous les sujets étaient égaux devant le roi de France, cependant le pouvoir de décision politique était monopolisé par des cliques. Les élites anglaises, elles, étaient bien sûr divisées en groupes d'intérêt, mais elles n'en étaient pas moins capables de coopérer pour parvenir à un consensus, au sein du Parlement, concernant des questions politiques d'intérêt majeur. Si le Parlement n'était élu que par un quart de million d'électeurs et si le pouvoir de décision politique n'appartenait qu'à quelques milliers d'individus, les intérêts généraux de la nation se reflétaient relativement mieux et plus souvent dans les décisions gouvernementales parce que le Parlement jouait le rôle institutionnel d'un forum où les groupes d'intérêt pouvaient chercher un consensus 3. Nous verrons ci-après comment le Parlement put devenir un mécanisme propre à susciter une coopération informelle entre groupes d'intérêts divers. En Angleterre, les offices n'étaient jamais à vendre, et cependant les nouveaux riches pouvaient acheter du pouvoir politique (planteurs des Indes occidentales, nababs indiens, etc.). En France, paradoxalement, on pouvait, au sens 2. Cette façon de voir inspire les travaux de J.C.D. Clark, Revolution and Rebellion: Sl4te and Society in England in the Sevenceenth and Eighteenth Centuries, Cambridge GB - New York, Cambridge U niversity Press, 1986, p. 68-91 et 120-163. 3. Chose plus curieuse encore, Michael W. McCahill nous apprend « que souvent la Chambre des Lords représentait effectivement des intérêts locaux ou individuels bien qu'elle n'y fût nullement mandatée démocratiquement • ; voir Order and Equipoise: The Peerage and the House of Lords, 1783·1806, Londres, 1978.
Quoi qu'il en soit, McCahill ne va pas jusqu'à voir la Chambre des Lords dominer celle des Communes, même s'il maintient qu'elle continue à jouer un rôle important.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
propre, acheter un office gouvernemental, mais cet office n'apportait pas de pouvoir politique. Pour s'infiltrer dans les Bureaux du gouvernement, il fallait un réseau de relations et de la fortune 4. Le Contrôleur général qui disposait en théorie d'un pouvoir absolu dépendait en fait de réseaux privés de financiers pour trouver les fonds dont le gouvernement avait besoin. Les libéralités des ministres à leurs favoris, conséquences de l'absolutisme, engendraient des rivalités aiguës entre membres de l'élite ainsi que des rancœurs, celle-ci se partageant en gagnants et perdants, en élus et exclus. La centralisation de l'Ancien Régime eut deux conséquences inverses: les groupes privés pouvaient effectivement négocier à coûts plus réduits qu'en Angleterre avec le pouvoir politique, mais les coûts de négociation entre eux s'en trouvaient au contraire accrus. Nous pourrons voir plus clair dans ces paradoxes en analysant comment, et avec quelles variations, pour des raisons propres au régime, la concurrence entre chercheurs de rente s'est trouvée institutionnalisée.
L'absolutisme, le favoritisme et une abstraction: l'Etat français
Parce que les principaux responsables du gouvernement français n'avaient pas de comptes à rendre, un système de clientélisme allait apparaître et prendre la forme de coalitions de redistribution étroites cimentées par des liens de famille 5. Les ministres du roi dépendaient de la fidélité de familles, de clans, de favoris et, à peu d'exceptions près, étaient incapables de susciter en leur faveur un large soutien du public ou de la nation. Se reposer ainsi sur un réseau de fidélités familiales en une période de rapide expansion économique eut un effet explosif: la société se tronçonnait en groupes qui se regardaient les uns les autres avec suspicion. Quand la crédibilité des engagements dépend de relations personnelles, la portée des contrats en longue durée s'en ressent. Quand le financement à long terme des investissements dépend de liens matrimoniaux ou d'autres liens personnels étroits, la liquidité globale de l'économie et la masse des transactions diminuent, tandis que se réduit le taux d'activité économique. En outre, traiter prioritairement sa famille et sa clique, c'était aller à contre-courant du processus de modernisation et d'expansion économique alors en plein dévelop4. La monarchie française avait créé un système politique qui. comparé à cdui de l'Angleterre, ne permettait pas à des groupes ou intérêts nouveaux d'accéder au pouvoir d'Etat. L'incapacité du gouvernement
à assimiler les Protestants est sans doute l'un des exemples les plus frappants du caractère exclusif du régime. Malgré son poids dans les milieux bancaires internationaux, et bien qu'il ait été nommé directeur général des Finances, ne pouvant être contrôleur général puisque protestant et étranger, Necker put encore moins accéder au Conseil du Roi, surtout parce qu'il n'était pas catholique. Sans doute des familles riches pouvaientelles sacheter une introduction dans la sphère politique en acquérant des offices à vendre, mais ce n'était pas là un moyen adéquat pour assimiler de nouveaux groupes. D'abord, il n'y avait jamais assez d'offices disponibles. D'autre pan les offices ne conféraient que rarement une autorité politique ou administrative
réelle. 5. On aura lu une analyse de la logique économique de ces liens ci.Jessus dans le chapitre 7.
LA MODERNISATION FACE AU JEU DES PRIVILÈGES
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pement : en effet c'était empêcher d'associer à l'idée même de l'Etat les nouvelles normes de comportement social privilégiant la recherche de l'universalité et le goût de l'accomplissement qui étaient alors en voie de s'imposer 6 • La rhétorique officielle de la monarchie de droit divin étouffait en outre toute distinction qui aurait pu se dessiner entre les obligations que l'on doit à l'Etat et celles que l'on doit à sa famille; or le succès de la modernisation d'un pays dépend en bonne partie d'une telle séparation des deux sphères publique et privée. Le roi proclamait son droit de diriger l'Etat comme un père sa famille, les ressources de la nation étaient son patrimoine. Il se proclamait en outre audessus de toutes institutions humaines 7. Mais comment forcer légalement le roi à respecter les obligations qui le liaient par contrat à ses sujets s'il était au-dessus des lois? Cette situation créait pour les créanciers du gouvernement un risque supplémentaire, autrement dit un coût supplémentaire qui se traduisait par les taux d'intérêt plus élevés auxquels l'Etat devait traiter lorsqu'il tentait de lancer un emprunt ou de vendre des rentes perpétuelles. Tant que le respect des engagements de la monarchie ne dépendait que de son bon plaisir, elle ne pouvait réduire le coût des opérations de crédit et augmenter les liquidités disponibles pour l'économie qu'en recourant à des intermédiaires. Si cette délégation de responsabilités financières à des corps intermédiaires a bien accru les liquidités et les crédits pour l'ensemble de l'économie, l'existence même des droits de propriété conférés à ces groupes a freiné les réformes institutionnelles nécessaires. Il y avait enfin un autre domaine dans lequel l'absolutisme ne pouvait remplir la fonction morale attendue d'un gouvernement, essentielle en période de modernisation : la distinction entre bourse privée et fonds publics. Les ministres utilisaient pour leur consommation personnelle une partie des fonds qu'ils maniaient comme représentants du roi. Un intendant pouvait par exemple mettre de côté de l'argent public pour le mariage de sa fille. Les grands commis avaient bien du mal à faire accepter de confiance leur conduite des affaires publiques parce qu'ils faisaient mal la différence entre intérêt privé et intérêt général. En France, le public ne savait pas de quelle façon le gouvernement parvenait aux décisions politiques et économiques qu'il prenait: le public n'avait pas accès à cette information. Le pouvoir discrétionnaire du ministre, c'était pour chaque bureaucrate la capacité de décider selon son bon plaisir dans le domaine de sa compétence. Mais ce pouvoir discrétionnaire devenait complètement aberrant à mesure que se développaient les structures bureaucratiques hiérarchiques qu'imposait la gestion des Bureaux du gouvernement. Comme il n'existait aucun corpus des procédures que l'on pouvait attendre du pouvoir politique, les décisions de la royauté ne pouvaient que paraître arbitraires.
6. Cf. Same! Huntington, Poiitical Ortier in Changing Societies, New Haven CA, Yale University Press, 1968, p. 32-39. 7. Cf. Miche! Antoine, « La monarchie absolue ., in K.M. Baker éd., The Poiiticai Cu/tuTe of the Oid Regime, vol. l, Oxford, Pergamon 1987, p. 3-24.
316
HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
Barry Weingast remarque que la présence ou l'absence d'un acte de valeur constitutionnelle définissant le droit des gens, telle Bill ofRights anglais, détermine le jugement que les citoyens peuvent porter sur la constitutionnalité du comportement d'un gouvernements. En l'absence d'une constitution publiquement reconnue qui définisse les droits des sujets dans leurs relations avec le souverain, chaque individu ou sous-groupe d'individus est amené à déterminer de son propre mouvement le cadre légal et moral de sa relation au souverain. Au contraire, l'existence d'un tel acte constitutionnel permet aux citoyens se sentant victimes d'une injustice de mobiliser des défenseurs en en appelant aux principes reconnus par la communauté, ce qui accroît la possibilité d'une réponse collective au viol des droits de quelques-uns~. Parce qu'en France il n'y avait pas d'acte de ce type unanimement reconnu, la royauté pouvait violer les droits de quelques-uns sans risquer la colère de la multitude. Elle était ainsi en mesure de déterminer de son seul chef les contraintes auxquelles elle devait plier son comportement en fonction de l'utilité marginale, pour elle, du soutien de tel ou tel groupe. S'il avait existé une constitution spécifiant les droits de tous, des réactions collectives aux abus de l'arbitraire royal auraient été bien plus probables, car les" citoyens» auraient été bien plus en état de coordonner leurs réactions à des abus de pouvoir réels ou potentiels. L'existence d'une constitution accroît la capacité des citoyens à organiser leur réaction parce qu'elle accroît la possibilité qu'un jugement collectif se fasse jour dans la collectivité. fi est plus difficile d'amener le souverain à composition lorsque l'opinion se partage sur la constitutionnalité d'un acte de gouvernement. La constitution aura également moins d'efficacité si elle ne s'applique pas également à tous les citoyens parce que, dans ce cas, le gouvernement peut agir de façon discriminatoire à l'égard de minorités du soutien desquelles il n'a pas besoin. En commençant son règne, Louis XVI avait accepté de renoncer à des actes d'arbitraire, telles les déclarations de banqueroute ou les suspensions de ce que nous avons coutume d'appeler l'habeas corpus. Mais ses sujets continuaient à craindre que la royauté ne fût tentée d'agir de façon arbitraire: bien que le roi eût déclaré renoncer en général à ses pratiques arbitraires, cette promesse n'était pas considérée comme crédible, nous l'avons vu dans le chapitre 7, parce qu'il n'existait 8. Ce qui va suivre se fonde sur l'analyse de Barry Weingast, « Institutional Foundations of the "Sinews of Power" : British Financial and Military Success Following the Glorious Revolution " ronéo., Hoover Institution, Stanford University, juillet 1991. En l'absence de constitution, le souverain peut violer les droits de segments limités de la société sans craindre de perdre le soutien du groupe élargi. En présence d'une constitution, les jugements indépendants que forme un vaste corps d'individus peuvent plus facilement se coordonner les uns les autres. Pour le Bill ofRights [NDT : que nous avons évité de traduire par Déclaration des droits afIn d'éviter un rapprochement Mtif], voir E.N. Williams, The Eighteenth Century Constitution: Documents and Commentary, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1960, p. 26 sq. 9. J.C.D. Garl. Hicks néglige le fait que les paysans puissent agir comme mar· chands et qu'ils aient souvent été en faveur de la création de marchés dans leurs villages. Quand on le leur permettait, les paysans étaient souvent tout disposés à mobiliser les propriétés communales du village afin de créer un marché. .
4. Robert L. Heilbroner, The Worldly Philosophers: The Lives, Times, and Ideas of the Great Economie Thinkers, 6' éd., New York, Simon & Schuster, 1986, p. 24.
5. Ibid. 6. Robert L. Heilbroner, The making of Economie Society, 7' éd., Englewood Cliffs NJ, Prentice Hall 1985, p. 35·36 (cité ci·dessous sous le titre Economie) .
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THÉORIES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
ble économie de marché» est aussi peu réaliste pour le présent que pour le passé. On comprendrait mal ces énoncés de Heilbroner si on ne pouvait remonter à la source de ses convictions: il s'en rapporte à des historiens tels que R.H. Tawney, inspirés par la théorie marxiste, dont on trouve l'origine intellectuelle dans l'école historique allemande 7. L'une des contributions de cette école à l'histoire a été de souligner l'importance de l'essor du capitalisme - ou encore de la transition vers le capitalisme. Son influence a été telle que la notion de capitalisme a pris une place prédominante dans l'étude du changement social à long terme et dans les débats auxquels elle a donné lieu entre historiens, qu'ils se réfèrent ou non à cette tradition allemande. Charles Tilly, un des maîtres de la sociologie historique, écrit que le problème-clé de l'histoire moderne est de comprendre l'essor du capitalisme 8. Fernand Braudel, qui ne se considérait pas comme un marxiste, pensait que c'était la naissance du capitalisme qui distinguait l'histoire de l'Europe occidentale de celle des autres parties du monde 9. Michael Mann l'a noté, les dichotomies qui forment autant de pivots de la sociologie moderne sont nées des processus d'adaptation à l'apparition du capitalisme industriel: "Du statut au contrat, de la Gemeinschaft à la Gesel1schaft, de la solidarité organique à la solidarité mécanique, du sacré au profane - ces dichotomies, ou d'autres encore, sont les marqueurs de la ligne de partage des eaux de l'histoire à la fin du 18< siècle» JO. Dans la grande masse de l'historiographie, le contraste entre les institutions sociales pré-capitalistes et capitalistes fournit l'explication des révolutions, des relations de classes et, en général, de l'expansion économique et de l'évolution politique. « Capitalisme» est un terme qu'utilisent certains chercheurs pour décrire un moment particulier du développement économique ainsi qu'une structure théorique qui caractérise le comportement des individus lors de ce moment. Parler de capitalisme, c'est souvent essayer de définir comme capitaliste une période déterminée de l'histoire et de formuler une théorie de l'évolution historique qui classe en périodes la transformation qualitative de la civilisation matérielle. La tendance à établir une coupure tranchée entre une économie pré-capitaliste et un capitalisme industriel naissant se retrouve même parfois 7. Ibid., p. 37. Heilbroner cite Tawney ; « Fonder une science de la société sur l'hypothèse qu'il iaut admenre ... l'appétit de profit économique au même titre que d'autres forces naturelles ... aurait
été pour le
penseur médiéval quelque chose de presque aussi irrationnel ou immoral que de poser en prémisse à la philosophie sociale l'action sans frein d'attributs humains aussi nécessaires que la pugnacité ou l'instinct sexuel
».
8. Ch. Tilly, The COn/entious French, traduit; Lû France conteste, Paris, Fayard 1986. 9. F. Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, A. Colin. Dans L'identité de la France, 1.3, p. 346, il écrivait: • Les mots capital, capitaliste (et capitalisme) occupent des positions clef dans le champ de toute observation économique ., Encore étudiant, j'avais proposé
à mon professeur, E. Le Roy Ladurie,
d'étudier ce que Braudel avait emprunté à l'idéalisme allemand,. mais il me détourna de me lancer dans une étude historiographique. Il avait raison
à l'époque, maÎs le sujet reste encore à traiter.
10. Michael Mann, The Sources o[Social Power, 2 vol., New York, Cambridge University Press, 1986, 1.1, p. 37.
DE L'ART D'ADMINISTRER LA PREUVE ...
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dans la pensée d'historiens qui fuient les théories Il. Voir dans le capitalisme un moment distinct du développement historique, c'est être enclin à présumer que les transformations que connaît la structure économique résultent de modifications des comportements ou des mentalités 12 ; c'est être porté à étudier le changement des perceptions mentales dans la société parce que cette mutation des perceptions mentales serait le meilleur moyen de comprendre le changement dans l'économie. Avec l'émergence dans les années 1960 et 1970 d'un bon nombre d'historiens économistes formés à l'économie apparut une nouvelle façon de voir le changement en histoire 13. La nouvelle histoire économique (ou cliométrie, comme on l'appelle souvent) utilise les instruments de l'analyse économique pour essayer d'interpréter autrement ce changement 14, Ces historiens, économistes de formation, ne manifestent plus aucun intérêt pour l'étude du capitalisme comme un moment de l'histoire, ils abordent l'étude des questions historiques avec l'instrument de la statistique et, plus important encore, c'est la théorie économique, surtout la théorie des prix, qui inspire leurs travaux 15. Cela n'est possible que parce que l'économie moderne ne se formule pas en termes de réponses économiques spécifiques à des conditions historiques données; elle est au contraire l'étude du processus de la décision concernant échanges et production chez des individus soumis à différentes sortes de contraintes. 11. Tout au long de son The Making of the Englisb Working Class, New York, Vintage Books, 1963, E.P. Thompson insiste sur les implications morales de l'industrialisation. 12. Joseph Schumpeter critiquait, chez Max Weber, .le besoin [d'expliquer] l'essor du capitalisme en recourant à une théorie spécifique » . Il soutenait que « le problème auquel la construction d'une telle théorie devait apporter une solution est purement imaginaire; il ne doit son existence qu'à J'habitude de dresser un tableau irréaliste de sociétés purement féodale et purement capitaliste, ce qui pose alors la question de déterminer ce qui a bien pu faire de l'individu de la première société asservi à ses traditions l'alerte chasseur de profit de la seconde _. Cf. an .• Capitalisme _, Encyclopaedia Britannica, t.IV, repris in R.V. Clemence éd., Essays of Josepb ScbumpeU!T, 1951, p. 184-205. 13. En général, les cliométriciens mettem en avant leur allégeance à la science économique et répu-
gnent à être identifiés à des historiens. Donald N . McCloskey les met en garde: • les économistes essaient de faire la même chose que les historiens, à savoir raconter sur le passé des histoires plausibles )f. D'ailleurs la science économique n'est ni une physique sociale, ni une ingénierie sociale; elle ressemble plus à une variante paniculière de l'histoire sociale. La science économique n'a pas seulement beaucoup à apprendre
de l'histoire: l'histoire est ce qu'elle est _. Cf. D.N. McCloskey, • Economics as an Historical Science " in W.N. Parker éd., Economie History and the Modern Economist, Princeton NJ, PUP, 1987, p. 64, 69. 14. Je reprends à mon compte ici la définition que donne McCloskey de la nouvelle histoire économique. De nombreux autres chercheurs, donnant un sens plus large au terme .. clioméuie .. , désigneraient ainsi toute histoire écrite à l'aîde de quantifications. Voir une excellente synthèse des résultats de la cliométrie in D.N. McCloskey, Econometrie History, Londres, Macmillan Education LID, 1987. 15. En lieu et place de la théorie marxiste de moments historiques associés à des modes de production différents, Alchain - un économiste - voit l'économie comme« un mécanisme adaptatif propre à choisir entre différentes actions exploratoires nées d'une poursuite (susceptible d'adaptation) du «succès)f ou du profit )f. Le succès se fonde sur des résultats, non sur des motivations. « De tous les compétiteurs, ceux qui présentent les conditions particulières se trouvant le plus appropriées à celles qui sont offertes au système économique pour tester une adaptation seront sélectionnés comme survivants )f. Armen A. Alcbain, « Uncertainty, Evolution, and Economie Theory _, Economie Forces at Work, Indianopolis IN, Libeny Press, 1977, p. 15, 20.
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THÉORIES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
On soutient souvent que la théorie des prix ne s'applique pas à la période pré-industrielle parce que les marchés en bonne et due forme y étaient soit nonexistants, soit non « parfaitement» libres puisque dénaturés par l'influence de la tradition, par la pénétration omniprésente du gouvernement ou des monopoles, ou encore par le coût des communications et des transports. Ces objections peuvent avoir un sens si l'on s'en tient au modèle concurrentiel simplifié à l'extrême tel qu'il est enseigné aux étudiants à titre d'introduction au fonctionnement d'un marché. Cependant on ne peut pas écarter ce modèle comme non valable pour la seule raison que l'économie, dans sa réalité, ne s'est jamais conformée totalement aux conditions inscrites dans le modèle. Prenez l'exemple de la briqu~et de la plume qu'on laisse tomber simultanément. Les lois de la physique nous enseignent que, dans des conditions idéales, brique et plume doivent toucher le sol en même temps. Mais, dans le monde réel, non seulement la brique touchera le sol la première, mais encore on sera pratiquement incapable de prévoir exactement où la plume tombera. Même s'il est peu probable que la répétition de l'expérience produise jamais le résultat idéal, personne n'ira croire que l'air, ses frictions et l'inconstance des courants d'air invalident la loi de la gravité. De façon similaire, des facteurs tels que le contrôle des prix, l'existence d'un salaire minimum, des coûts de transaction élevés, ou les taxes et subventions n'interdisent pas les interactions de l'offre et de la demande, ils ne font que modifier les résultats du marché que prévoyait le cas d'école 16. Nous pouvons considérer que les acteurs historiques ont essayé de faire ce qui pour eux était le meilleur - ce qui était « optimal» -, sans pour cela présumer que les institutions ou les conditions auxquelles ils étaient soumis étaient efficIentes. Le développement de la cliométrie aurait dû ouvrir aux historiens un accès aux perspectives méthodologiques qu'offre l'économie, mais cela n'a pas été le cas 17. En concentrant étroitement leurs efforts sur la révolution industrielle à l'exclusion de l'économie pré-industrielle, les clio métriciens ont limité la portée de ce qu'ils faisaient . Comme, en outre, ils ont rarement tenté de donner une interprétation synoptique de changements sociaux d'envergure, ils n'ont
16. Par exemple, le concept de marché parfaitement concurrentiel n'est sans doute que le produit de l'imagination de l'éconoflÙste, mais il peut nous servir de repère-témoin pour analyser et comparer les performances Je diverses économies. Sur cette utilisation de la théorie néo-classique comme un étalon à l'échelle duquel mesurer les comportements réels, voir Daniel Bell, « Models and Reality in Economie Discourse i" D. Bell et L Kristol éd., The Crois in Economie Theory, New York, Basic Books, 1981, p. 46-80. En d'autres (ermes, la théorie économique peut servir de type idéal auquel confronter les aspects empiriques de la vie en société. 17. Pour une analyse plus poussée à ce sujet, voir D.N. McCloskey, «The Industrial Revolution 17S0·1860: A Survey., in]. Mokyr éd., The Economies of the Industrial Revolution, Totowa N], Rowman & Allenheld, 1985, p. 53·74; et N .F.R.Crafts, British Economic Growth during the Industrial Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1985. Les historiens ont été surtout réceptifs aux techniques quantitati· ves lorsqu'ils se posent des questions d'ordre démographique : la démographie ne dépend pas de la théorie des prix et ne suppose pas que l'on adhère à la théorie économique. )t>
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jamais pu remettre en cause les préconceptions de l'école historique allemande en matière d'histoire sociale. Mark Blaug écrit à ce sujet que « l'économie a commencé avec Une Enquête SUT les Causes de la Richesse des Nations, et cependant, deux cents ans plus tard, nous avons pratiquement abandonné cette enquête parce qu'improductive, et nous nous sommes appris à nous contenter de questions plus étroites » 18. Bien sûr, en bornant leurs ambitions, les économistes purent apporter des réponses à bon nombre de questions de moindre envergure, mais plus faciles à cerner. Comme nous l'avons indiqué ci-dessus, la recherche d'un modèle descriptif qui rendrait compte de l'essor du capitalisme dans le monde occidental a amené les historiens à s'inscrire dans la continuité du programme de recherche de Hegel, Marx et Weber 19. Marx, par exemple, divisait l'histoire en moments reliés par une loi dialectique, chacun d'eux étant caractérisé par un mode de production distinct, les transitions entre ces moments étant l'oeuvre de la dynamique des relations de classe 20. Le modèle du « moment» a lui-même évolué au gré des
18. .. Pire encore, }' analyse des équilibres statiques nous a munis de critères de rigueur auxquels ne peut pas satisfaire l'analyse des problèmes dynamiques qui se posent aux entrepreneurs ni le processus de la concurrence, de sorte que toute mise en discussion de ces questions suscite le dédain presqu'au moment même où elle s'engage >, M. Blaug, Economie History and the History ofEconomies, New York, New York University Press, 1986, XVID. 19. On devrait probablement spécifier que les thèses de Weber ont souvent été considérées comme inconciliables avec la description que fait Marx du développement historique du capitalisme: d . Reinhard Bendix, Max Weber: An Intellectual Portrait, New York, Doubleday & Co, 1960. De mon point de vue cependant, tous deux sont pareillement soucieux de définir des moments de l'histoire. A l'opposé, les éco· nomistes, de nos jours, pensent souvent en termes d'ajustement individuel à la mutation des contraintes des institutions et des marchés. 20. Alors qu'il est omniprésent dans les travaux historiques, le terme oK capltalisme est presque un orphelin dans ceux d'histoire économique. Il est paradoxal que les chercheurs en sciences sociales les plus intéressés par l'étude des bases économiques de la société - les économistes - soient ceux qui ne voient guère d'utilité à cette notion. Les économistes ont tendance à éviter de débattre du « capitalisme _, répugnent à définir ce tcrme et l'utilisent rarement dans leur discours professionnel. Dans la mesure où ils l"emploient, ils l'utilisent de façon interchangeable pour signifier économie de marché ou industrialisation. J'en donnerai trois exemples récents : dans The Economie Institutions ofCapitaLism, New York-Londres, Free Press, 1985, Oliver Williamson utilise ce terme en référence à la structure des sociétés ou compagnies dans des économies de marché; Jeffrey Williamson, lui, en fait presque le synonyme d'industrialisation britannique dans son Did British Capitalism Breed lnequalit:y ?, New York, Collier & Macmillan, 1985. Quant à N. Rosenberg et L.E. Birdzell (How the West Grew Rich, New Yo rk, Basic Books, 1986), ils doutent beau· coup qu'il soit bien oK approprié d'employer le terme de oK capitalisme >1>, ou tout autre terme comportant les connotations idéologiques de tout mot se terminant en -Ïsme, pour décrire la démarche économique expérimentale et souvent pragmatique qui fut celle de l'Occident à l'époque moderne >. Utilisé dans un sens large, le terme « capitalisme» peut nous induire en eHeur parce qu'il désigne plusieurs processus distincts, mais qui se recouvrent l'un l'autre. Ce sont: 10 l'essor de l'économie de marché dans un régime de droits de propriété dûment spécifiés; 2° le processus d'industrialisation; 3° le phénomène de la crois· sance et du développement économiques. Si ces trois processus sont liés, les travaux d'histoire économique des trois dernières décennies ont bien mis en lumière en quoi ils diffèrent et bien montré pourquoi ils n'appa· raissent pas toujours en même temps. Par exemple on identifie souvent à du capitalisme l'essor du système des usines, la croissance cl'entreprises puissantes et l"accent mis sur l'industrie, mais les économies de mar)1>
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récentes études de l'Europe des débuts de l'âge moderne, y compris de celles de Maurice Dobb. Celui-ci a appris à une génération de marxistes anglais à considérer l'histoire comme une totalité dont la production n'était qu'un élément, les incitant ainsi à étudier les relations sociales inscrites dans le processus de production 21. Evaluer moralement les institutions sociales du capitalisme était selon lui dans la ligne même de la pensée de Marx chez qui" la condamnation du capitalisme est fondamentalement une condamnation morale,. 22 - ce qui implique que les écrits de Marx comportaient une théorie éthique. Les étudiants de Dobb avaient pour tâche de rendre cette théorie plus explicite en essayant d'évaluer en termes de morale l'essor du capitalisme et l'effet de ses principales institutions sociales 23. Alors que les économistes étudiaient les effets du changement dans le système de production en s'intéressant plus à l'expérience des hommes qu'au mode de production, les étudiants de Dobb travaillaient sur les implications culturelles et morales du capitalisme, dans lequel ils voyaient l'aboutissement d'une transition culturelle fondamentale, puisqu'il impliquait l'acceptation d'un nouveau système de comportement, de valeurs et de mentalité. Inspirés par les travaux de G. Lefebvre, E.P. Thompson, Ch. Tilly et E. Hobsbawn comme par ceux de Dobb, les historiens des sociétés des débuts de l'ère moderne travaillent souvent sur l'action collective, la solidarité de groupe, la culture populaire et la résistance paysanne. Ils présupposent que les sociétés industrielles sont fondées sur des principes fondamentalement opposés à ceux du monde pré-industriel et soutiennent que l'essor des relations de marché a violenté des notions de base assurant le bien-être de l'humanité, telle la garantie de subsistance. En estimant que l'introduction du capitalisme a suscité rébellions et révolutions, ces historiens ont apporté leur contribution à une théorie de la violence politique que l'on applique aux révolutions des temps passés comme à celles de nos jours. Ils sont nombreux à interpréter les rébellions populaires du 18 e siècle comme autant de manifestations d'une volonté ancestrale de protéger les bases morales des institutions traditionnelles contre l'emprise du capitalisme. SUIte note 20 fJùge 353 ..::hé ne se r~duisen[ pas à ces seuls phénomènes. En outre, l'usine a joué dans la croissance des puissances industrielles un rôle moindre qu'on ne l'a cru généralement. Les nations socialistes de notre temps ont souvent connu nombr~ des mutations associées à l'industrialisation. D'un autre côté, on a vu s'épanouir en
différentes occasions des économies de marché dotées de systèmes financiers fon développés et même d'un cenain degré de libre échange sans qu'elles s'accompagnent des transformations industrielles et de la croissance économique qui ont caractérisé le progrès en Grande-Bretagne, Allemagne, France et aux Etats-Unis
aux 19' et 20' siècles. Voir D.N. McCloskey,. The Industrial Revolution "op. cie., et N.F.R. Crafts, Brieish Economie Growth, op. cit.
2!. Pour l'appon de Dobb, voir Harvey J. Kaye, The Brieish Marxise Hiscon..ns. An Incroduccory Analysis, Cambridge, Polity Press, 1984. 22. K. Popper, The Open Society and ics Enemies, op. cie., t.2, p. 199. 23. La plus détestable de toutes les instirutions capitalistes fut la transformation du travail en une marchandise, ce qui signifie que les gens sont contraints de se vendre sur le marché. Pour Marx, cela tenait
de l'esclavage.
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Les pratiClenS de cet avatar de la théorie de la modernisation interprètent souvent la diffusion du capitalisme et la concentration du pouvoir dans des nations-états comme deux phénomènes se renforçant mutuellement. Le capitalisme occidental s'est développé en un impérialisme mondial qui, à son tour, a donné naissance à une opposition, aussitôt anti-capitaliste et anti-coloniale. Autrement dit, les rébellions du tiers-monde contre le capitalisme sont devenues des luttes nationalistes visant à éliminer la domination étrangère. C'est là l'explication historique de l'attrait, après la seconde guerre mondiale, des mouvements marxistes de libération nationale. On s'arrêtera brièvement aux origines intellectuelles de l'histoire sociale pour éclairer en quoi l'école historique allemande a contribué à en faire une discipline universitaire. Dans le monde universitaire anglo-américain, l'histoire et l'économie étaient enseignées conjointement sous la rubrique" sciences morales et philosophiques JO jusqu'à la fin du 19' siècle. Alors Alfred Marshall, l'économiste anglais, engagea l'économie sur une voie séparée, supposant une formation spécialisée et des examens de niveau 24, car il souhaitait pouvoir disposer d'un organisme de calcul pour analyser les activités liées à la " rareté JO et «au choix ». put se rendre compte que cette prétention de l'économie à être traitée en science disposant de ses propres lois indépendantes des lieux et du temps était contestée de la part des sciences sociales: d'un côté les sociologues estimaient que l'explication par la rationalité économique ne peut rendre compte que partiellement du comportement humain, d'autre part les tenants de l'école historique allemande avançaient que chaque société, chaque époque se développe selon ses propres lois, qui tiennent à leur histoire spécifique. Les économistes ont considérablement progressé, mais le coût en a été leur effacement dans la plupart des débats concernant le changement à long terme. Il y a d'ailleurs eu double perte pour la science puisque les principales propositions de l'école historique allemande sont toujours à l'oeuvre dans les sciençes morales qui ont donné naissance à l'histoire sociale. L'indépendance de la science économique a suscité le scepticisme de nombreux praticiens de l'histoire sociale des premiers temps, qui pensaient volontiers comme Beatrice Webb que la science économique voulue par Marshall devait" être refaite» 25. L'incompréhension entre les deux domaines s'accrut d'autant qu'à l'époque de leur séparation les sciences morales adhéraient à la théorie classique de la valeur - celle selon laquelle la valeur d'un bien dépend de son coût de production (la théorie marxiste de la valeur-travail est une variante de la théorie classique). Lorsque les économis-
n
24. L'Université de Cambridge institua en 19031es. Economie Tripos., c'est-à-clire le titre de Bache/or
of A rts, spécialisé en économie. 25. Expression citée par Robert Skidelsky,Jobn Maynard Keynes : Hopes Betrayed 1883-1920, Londres, Macmillan, 1983, p. 49.
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THÉORIES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
tes rejetèrent plus tard cette théorie, l'incompréhension fut totale entre les deux domaines 26. Aujourd'hui encore, les historiens des sociétés voient parfois le champ économique comme un domaine de recherches rivales, de sorte qu'ils examinent d'importantes transitions historiques sans tirer parti de ce que leur apporterait une meilleure compréhension du système économique 27. La coupure entre les deux domaines est si forte que l'on considère souvent aujourd'hui l'auteur d'un livre d'histoire sociale comme un dissident de la science économique 28 • En fait, bon nombre d'historiens des sociétés se flattent de proposer une alternative à la recherche économique. ils ont souvent raison: la science économique devait changer de perspective avant d'avoir beaucoup à offrir aux historiens. Le premier effort sérieux pour combler le fossé existant entre les tenants de l'école historique allemande et les économistes d'esprit plus pratique fut celui de la cliométrie ; celle-ci a d'ores et déjà accru notre compréhension des ajustements sociaux à l'industrialisation. Dans ce livre, j'ai essayé de forger en un domaine que les clio métriciens ont rarement abordé: comment l'étude de l'économie à travers les incitations que ressent l'individu peut-elle contribuer à renouveler le débat concernant la transition vers la société industrielle? Comme les historiens des sociétés, spécialistes de la période antérieure à la révolution industrielle, doivent inévitablement traiter d'aires de recherche pour lesquelles" les lois économiques» jouent, il y aura beaucoup à gagner dans le domaine de l'histoire sociale, simplement en devenant conscient de ce que ce domaine est de la mouvance de la théorie classique de la valeur. J'ai essayé de suggérer en quoi les thèmes principaux du répertoire de l'histoire sociale ont à gagner à une enquête indépendante sur la nature des phénomènes économiques. Les historiens de la Révolution française ne se satisfont plus guère de l'explication qui voit dans les phénomènes historiques la résultante des interactions dialectiques de classe à classe. Peu d'entre eux se satisfont des catégories mises en place par l'explication traditionnelle de la Révolution comme une révolution bourgeoise qui permettaient de voir dans le féodalisme et le capitalisme, dans la réaction aristocratique et l'ambition bourgeoise les forces actives du conflit qui déchira l'Ancien Régime. Les spécialistes de la révolution anglaise ne sont
26. Selon la théorie classique de la valeur, la valeur d'un produit exprime la quantité de travail nécessaire pour le produire. Par exemple, la valeur d'un boisseau de blé est le collt du travail qui a été nécessaire pour l'obtenir. Son prix dépendrait ainsi du niveau des salaires agricoles et de la productivité du travail dans l'agriculture. Selon la théorie économique néo. Cf. K. Popper, The Open Society and its Enemies, 1.2, p. 136. 51. Les préoccupations morales de Newton ou de Copernic n'interfèrent pas avec le caractère scientifi·
que de leurs théories. Cf. T. Kubn, Ibe SiTucture ofScientific Re-uolution, Chicago, Tbe University of Chicago Press, 1970. 52. Karl Popper, The Poverty ofHistoricism, p. 155. Popper examine aussi ceUe question dans The Open Society and its Enemies, 1.2, p. 259-280. 53. William H. Riker, • Political Science and Rational Choiee >, in ].E. Ait et K.A. Sbepsle, Perspecti· ves on Positive Politual Economy, op. cit., p. 163-182. Riker partage le sentiment de Popper et de Kuhn.
DE L'ART D'ADMINISTRER LA PREUVE...
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li y a progrès scientifique lorsqu'on peut confronter aux lois et théories existantes des contre-exemples et des théories de substitution qui seront appréciées pour l'exactitude des prévisions qu'elles permettent de faire, non pour la pureté morale des intentions de leur auteur. li y a science lorsque 1) la validité d'une théorie est corroborée par des contre-exemples ou par la démonstration que les prévisions qu'elle permet sont congruentes avec ses postulats théoriques; 2) lorsque ses propositions peuvent être appréciées d'après le degré d'exactitude des prévisions qu'elles permettent, comparé au degré d'exactitude des prévisions que produit une théorie rivale; 3) lorsque la validité de théories concurrentes peut faire l'objet d'un jugement fondé sur leur capacité à fournir une explication plus directe et plus proche de la réalité que toute autre approche, soit celle d'une théorie offerte en substitution, soit celle qui était jusque là traditionnelle. Les économistes ne sont pas plus proches de l'idéal de Popper que les historiens des sociétés, même s'ils l'encensent beaucoup plus. Bien que les économistes professent souvent que la falsification"" et la production d'hypothèses vérifiables sont l'idéal de toute recherche en matière d'économie, on a parfois relevé qu'ils travaillent dans des domaines où les problèmes politiques et sociaux ont été déjà résolus ou ne se sont jamais posés. L'épistémologie scientifique de la mouvance de Karl Popper, bien que plus affine à la rhétorique officielle des économistes, n'est pas d'une utilité plus grande pour la pratique économique qu'elle ne l'est pour l'évolution de l'histoire sociale. La capacité à formuler des théories vérifiables ou à faire de sérieux efforts pour falsifier les propositions qu'ils énoncent n'est que bien rarement pour les économistes un critère d'évaluation de la qualité des travaux qui se font dans leur domaine 54. li est tout aussi rare qu'ils vérifient leurs modèles ou leurs hypothèses en les confrontant à ce qu'auraient proposé d'autres chercheurs en sciences sociales 55 •
• NDT: La notion de falsification tient à la conception que se fait Popper de la validité des théories scientifiques: eotre deux théories, celle qui est vérifiée par mille observations n' est ni plus ni moins valide que celle que vérifient mille une observations. Ce qui fait sa validité, ce n'est pas le nombre des observations qui la confirment, c'est sa capacité à résister à lafalsification, c'est-à-dire à un effort méthodique d'en montrer la fausseté: la théorie de Newton a été vérifiée pendant deux siècles. Une seule expérience suggérée
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INDEX SOMMAIRE des concepts et des noms
Absolutisme, 34, 36, 199-200,233-234,303, 306, 312, 315, 330-331. Accapareurs, 111-112. Action collective, 11, 37, 85, 90-92, 116-118, 306,324. AFrAUON F., 235, 253 n. 34. AGUESSEAU H. d', 244 n. 6. ALCHAIN A., 203, 351 n. 15. ANTOINE M., 146 n. 75, 239 n., 241, 243, 250 n. 21, 255, 258, 267 n. 64 et 65, 285 n. 17, 291 sq, 293 n. 36 et 38, 315
n.7. ARGENSON R . d', 244, 288. Assemblée Constituante, 234, 247. Assemblée des Notables, 226-228, 234. Atomisation/Cohésion sociale, 268-269, 335-336. Aversion pour le risque, 55, 69, 72 n. Banque d'Angleterre, 214-215, 297-299. BAYARD F., 294 n. 40. BERNARD 5., 191 n. 25, 216, 247. BIEN D., 34 n. 37, 184, 186 n. 11, 192,211, 335, 337 n. 47. Biens publics /biens privés, 361·364. BLAUG M., 353, 369 n. 54. Board of Trade, 261-262. BoLINGBROKE H., 298. BOSHER J.F., 210 n., 226 n., 229 n., 232 n. BOSSENGA G., 34 n. 37, 184, 186. Bourgogne, 13, 20 n., 26, 50, 55-58, 77- 78, 104, 196, 233 n. 19. BRAUDEL F., 19,33,67,96,251 n. 25 et 26, 350. BRIENNE E. de L. de, 227-228, 233. BRISSOT J., 56, 223-224, 229. Bullionisme, 119, 126. BURKE E., 321.
Cadastre, 15. Cahiers de doléance, 247. CALONNE C. de, 226, 232, 257, 280, 285, 291 n. 33. Capitalisme, 353 n. 20. • bureaucratique », 284. et précapitalisme, 348-351. et violence collective, 354. Chambres de commerce, 244-249. CHAUSSINAND-NOGARET G., 214 n. 17,230 n. 64, 235 n., 250 n. 23, 252 n. 29-30. Choix publics (théorie des), 253. CLAvIÈRE E., 224, 229. Clientélisme, 314. Cliométrie, 351-352, 356, 359-361. Coalitions de distribution, 337. COBBAN A., 26, 52-53. COLBERT J.-B., 126-130, 250, 283-285, 294-295. Commerce des grains, 76, 91, 97-111, 113, 117. Communautés paysannes, 19-21, 34, 62. Compagnies de commerce, 249-252. Complot de famine, 270-271. Conseil du Roi (Conseil des Finances, du Commerce), 241-243, 255-258, 291-292, 329. Constitution, 316-317. Contrats, 179. Contrôleur général, 104-109, 241-244, 255-257, 267, 279-280, 290-297, 319. COORNAERT E., 124 n. Corporations, leur abolition, 145-150. anglaises, 175-177. compagnonnages, 153. contrôle des ouvriers, 138, 156 sq. et la production, 139-142, 172.
388
LA CONSTRUCTION DE L'ÉT AT MODERNE EN EUROPE
leur coût social, 154-155. leurs coûts de transaction, 152. Leur endettement, 132-137. et les finances de l'Etat, 160. et la mode, 143-144. leurs offices, 131-133, 185. leur poids économique, 150-154. systèmes clos?, 149-151. Corruption, 240, 264-270, 322-323, 327-328. Couronne (anglaise), 165-180,255,262-264 Coûts de transaction, 120 sq., 200, 227, 265, 276. liés à la collecte des impôts, 63-64. Crédit, 98-99, 125, 184. du Roi: 185-187, 209-210, 288. des villages, 197. CROZAT A., 251-252. CROUZET F., 122, 158. DARDEL P., 245 n. 13. DESMARETS N., 244 n. 7, 284. DESSERT D., 34, 190 n. 21 et 23, 216 n. 22, 283 n. 7, 8 et 10,285,286 n. 21, 289, 295. Dévaluation, 191, 284. DEVEAU J.-M., 245 n. 11, 248. Distribution du revenu vers les villes, 114. DOBB M., 354. Domaine public, 198. Dot, 317 n. 11. • Droit social " 47-48. Droits de propriété, communaux, 35 sq., 49-51, 62-64. corporatifs, 120. féodaux, 52-55, 59-61, 78-79. fonciers, 22, 40, 61. du secteur privé, 231, 274-277, 337. et institutions, 315. et marchés, 342. DUBY G., 38-39, 68-69. DUCLOZ-DUFRESNOY Ch., 219-220, 236. DUPONT DE NEMOURS 5., 114, 302. DURAND Y., 186 n. 8, 230 n. 65, 250 n. 21, 287 n. 22. Echange (conditions de 1'), 358. Economie féodale, 38-41. • Economie morale _, 52, 67-70, 72-73, 86, 365. et théorie économique, 89. Economie paysanne, 21-24.
Economique (théorie), 320. et histoire, 6, 11, 200-203 , chap. 13. Efficience (et corruption), 265. Egalité, 235. Eglise, 40. EGRET J., 227 n., 228 n., 280 n. 2, 293, n. 37, 296 n. 45. EUAS N., 254, 332, 334, 335, 337. Emeutes frumentaires, 28-31, 8&-95, 99-100, 324. Entraves, 87. ERKELUND et TOll.l5ON, 167 n. 8, 173 n. 27. Etats Généraux, 16, 206, 208, 212 sq., 223-225, 235. Ethique de subsistance, 45, 49, 51, 53, 70. Etiquette (de Cour), 332, 334. Favoritisme, 4, 240, 255, 264-270, 317-320, 327-328. FENOALTEA 5., 23, 39 n., 73 n. Ferme générale, 185, 193,226,233,266,281, 292, 299-300. Finances publiques, 210-211, 281, 289-290. Financiers anglais, 297-301. Financiers français, 188-189, 230, 232-233, 249-250, 253, 280-282. Fiscalité, 1&-17, 63, 114,205-207. FLANDRIN J.-L., 74 n. Fonds d'Etat, 209, 211, 21&-219, 229-230. FORBONNAlS F. de, 140 n. 60. FOUCAULT M., 367 n. 47. FOUQUET N., 189, 190, 283, 286. FOURQuIN G., 41. FRANK R., 340 n. 3, 362 n. 36. FRIEDMAN M., 201-202, 369 n. 55. FURET F., 208. GALBRAITH J. K., 38 n. GARDEN M., 133, n. 37. GOURNAY J.-c., 146. Grande Peur, 55. Groupes d'affaires (français), 274. Groupes de pression (anglais), 257. Guerres, 287-288. GUÉRY A., 130, n. 26, 186 n. 10. HARLEY R. , 298.
HAruus R.D., 280 n. 2. HECKSCHER E., 169, 171 n. 23, 173, 174, 176, HEGEL G .W., 353.
389
INDEX SOMMAIRE
HEILBRONER R., 349. HICKS J., 185 n., 219 n. 31, 349. HIRSCH ].-P., 151 n. 86. HlRSCHMAN A., 301. Information, 231, 266, 272, 296, 315,
326-327. Innovation, 121-122, 127 sq., 150, 238,
302-303. Institutions, 305-307. Intendants, 13 sq., 17, 102-107, 110-115, 118,
131, 134-135, 147-148,244,255. Jeux (théorie des), 189, 317 n. 11, 333 n. JOLY de FLEURY, 34, 77 n., 104 sq., 147 n .
79, 232. Justice, 292-293.
Justices of the Peace, 14, 15, 33, 35, 95 n. 19, 100, 173-177, 263 n. 58. KAPLAN 5., 98-99,101,112,113,151 n. 86,
158, 270.
J. M., 344. KUHN T., 368, 370. KEYNES
LABROUSSE C.E., 118 n. 70, 213 n. 16. LAMARTINE A. de, 56. LAW J., 209, 221-222, 252, 285. LEFEBVRE G., 24, 25, 28, 46-67, 72 n., 74 n.
15, 354. LE ROY LADURIE E., 74 n. 13, 189 n. 18,
215 n. 20. LEVER E., 291 n. 33.
LÉVY C.F., 246 n. 14,250 n. 24, 251 Il. 28, 284-286, 294 n. 40, 296 n. 46, 305 n. 61. Libre-échange, 87, 92-93. LoUIS XIV, 288-290, 306, 318, 329, 332-334. LOUIS XV, 289-291, 300, 304 n., 305. LOUIS XVI, 290-291, 300, 305, 316. LUETHY H., 193 n. 29, 216, 228 n. 56. • Lumières" (Les) et la politique, 329-330. MCCAHILL M., 313 n. MCCLOSKEY D., 22, 73 n., 344, 351 n. 13 et 14, 352 n. 17, 354 n. 20. MACHAULT ].-B. de, 146. MALESHERBES, 291 n. 33, 295 n. 45. MANN M., 350. Manufactures, 122, 127 sq. Marchés, 54-55,
Marchés informels, 121-123. Marchés et paysans, 26, 47-51. Marchés et réglementation, 340. Marchés et institutions, 341-343. Marché politique, 343. MARGAlRAZ
D., 76 n. 20, 118, n. 70.
MARION M., 230 n. 63, 290 n. 32. MARKOVITCH T., 130 n. 25.
MARsHAll A., 355, 362. MARx K., 18,38,48, 50, 52, 67, 353, 354 n. 23, 368 n. 50. Marxisme, 348, 360, 366-368, 370. et modernisation, 64. MAUPEOU R. de, 244 n. 6. MAUREPAS ].-F. de, 291 n. 33. Mercantilisme, 126 sq., 165, 174, 177- 180, 252, 303, 318-320, 333-334. MEUVRET ]., 118 n. 70. MEYSSONIER 5., 146 n. 75. MICOUD d'UMONS, 224. MIRABEAU H. de, 234. Modernisation, 302, 328-330. et confiance, 311. et marxisme, 64. MOLLIEN F., 230. Monarchie (comme entreprise), 237-238. Monopoles, 75, 76, 116, 123, 125 sq., 162-168, 170-171, 180, 197, 278. MONTESQUIEU Ch. de, 279, 332 n. 37. MONTYON J.-B. de, 280 n. 1 et 2, 283 n. 9, 284 n. 11, 285, 290 n. 29, 291. MORELLET A., 140 n. 60. MORlNEAU M., 184 n., 186 n. 10 et 11, 193 n. 30, 196 n. 36. MOUSNIER R., 13 n. 4, 130 n. 25, 282 n. 5 et 6, 285 n. 14,291,292 n. 35, 301 n. 52, 305, 306, 321 n. 15.
NAPOLÉON 1", 29, 220 . NECKER]., 148, 188, 206,218,226-228,232,
233, 256, 280, 288 n. 23, 291 n. 33, 318, 321. NIGEON R., 131 n. 29-31, 135 n. 47,145 n . Noblesse, 332-333. d'affaires, 286-287, 295. et recherche de rente, 253-254. Normes de qualité, 121, 127. NORTH D., 120 n. 1, 275 n. 77, 340 n. 3, 360 n. 32, 361, 366 sq.
LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
390
Nuit du 4 août, 61-62. Offices, 17, 192-195, 301. OLSON M., 79-80, 90-92, 123 sq., 337, 360 n. 33, 362 n. 37, 364 n. 40. ORMESSON L. d', 280. Pamphlets, 221 sq. Parlement anglais, 15 sq., 19,29,35,93,95, 100-101, 117, 165-166, 177, 180, 217. procédures, 257-264. et redistribution, 320-322. et stabilité, 328-330. Parlements français, 14,77-78,102-106,109, 223, 281-282, 293, 295 sq., 304. PASSET R., 131 n. 27, 145 n. 72, 148 n. 82, 155 n. 90. Paysans et capitalisme, 26, 28 sq., 46-47, 74-75. et redistribution, 323-324. leurs révoltes, 24 sq., 55-61. PETIT W., 18. PHÉUPEAUX 284-285. Physiocrates, 28, 45, 47, 103, 143, 156, 158, 159, 302-303, 305. PLUMB J.H., 262-263, 320 n. 12-13, 329 n. POl.ANYI K., 67-68, 365 . POPPER K., 8, 208, 270, 348, 354 n. 22, 364 sq., 366 n. 45, 368 n. 50 à 370 . • Préférence », 359-362. Privilèges (cf. aussi Favoritisme et Monopole), 5, 12, 16-17, 332-337. des marchands, 246-247. Prix (théorie des), 351-352. QUESNAY F., 302 n. 56. Rationalité économique, 18 n. 11, 199,348 paysanne, 53, 71-72. Redistribution, 305, 311-312. Rente (recherche de), 4 n., 120, 126 n. 14, 167,180,253-254,276-278,318-320,322, 327, 333. Rentes perpétuelles, 195-196. Rentes viagères, 217-218. RICARDO D., 180.
RICHARD G., 295 n. 43 et 44. RILEy J.c., 281 n. 3 et 4. ROCHE D., 112, 229. ROOT H., 20 n., 24 n., 25-27, 323 n. 19,343 n. 4, 366 n. 45. RUDÉ G., 72 n., 85, 87, 90 n ., 95 n. 20, 113. SAINT-SIMON L. duc de, 222, 286. SAY J.-B., 207, 218-219, 237 n. 78. SCOTI J., 69, 72 n. SÉNAC de MEILHAN G., 229-231, 287 n. 22, 299. SILHOUETIE H. de, 146, 280, 288 n. 23. SKOCPOL T., 324-325. SMITH A., 32 n. 35, 45, 80, 162, 165, 180, 207, 282, 299, 300. SONENSCHER M., 151 n. 86, 158. Stabilité politique, 319, 322, 326, 328. STEVENS J., 264 n. 61. STUART MILL J., 348. STRAYER J., 13 n. 2, 331 n. 33. TALLEYRAND A. de, 305. Taxation populaire, 87-88. TERRAY J., 228, 257, 270 sq., 285, 291 n. 33, 295. Tiers-Monde, 5, 12,27-28, 65, 75 n. 18, 115, 327 n. 24. TILLY c., 23 n., 24, 28, 67, 72 n., 74 n. 15, 87, 350, 354, 356 n. 27. TILLY L., 88. TOCQUEVILLE C. de, 103 n. 45, 212, 331-333, 335, 338. TRUDAINE D., 146. TURGOT A., 18, 34, 36, 79 n. 23, 104, 107-111,113,121 n.5, 142, 145, 150,267, 271, 280, 291 n. 33, 296, 302, 304, 318, 336. Valeur (théorie de la), 355, 356 n. 26. VAUBAN S. de, 290. VÉRI, abbé de, 280 n. 1, 291 n. 33. WEBER M., 351 n. 12, 353. WEINGAST B., 316, 343 n. 6. WORONOFF D., 130 n. 25.
Imprimé en France Imprimerie des Presses Universitaires de France avenue Ronsard, 41100 Vendôme Janvier 1994 - N° 39 146
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Cet ouvrage explore les relations ayant existé entre les changements sociaux. politiques et économiques qui ont transformé rAngleterre et la France à la veille de la Révolution industrielle. Il tente d' établir un lien entre la structure politique (les incitations générées par les institutions politiques) et les caractéristiques de raction collective (ou l"activité des groupes d'intérêt) afin de comprendre comment la concentration du pouvoir politique (la construction de rÉtat) a contribué à la concentration de la richesse (capitalisme). Il accorde une attention particulière aux coûts. aux bénéfices et aux conséquences redistributives de la réglementation économique. En utilisant des outils analytiques mis au point par la micro-économie. il explore des thèmes qui ont été abordés dans le passé par les adeptes de l'histoire sociale. A la portée de tous les étudiants d 'histoire de France et surtout à celle des chercheurs intéressés par l'incapacité de la Couronne à réformer les institutions de I"Ancien Régime. cette étude se place dans le courant des travaux sur les causes de la Révolution française. Quoique traitant de thèmes concernant l"histoire économique et le développement économique . il ne nécessite pas de la part du lecteur des connaissances préalables en économie. L 'objectif de l 'auteur est de regrouper les préoccupations des chercheurs intéressés par les interconnexions entre politique. institutions et systèmes économiques. Son espoir est d'enrichir le dialogue entre les penseurs de la modernisation . de la révolution et de la politique. d'une part. et les spécialistes de I"Ancien Régime en France. d'autre part.
258 FF
22409266 / 1 / 94
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978213