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Achevé d'imprimer en mai 1998 par l'imprimerie SAGIM à Courtry (77)
Imprimé en France
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Achevé d'imprimer en mai 1998 par l'imprimerie SAGIM à Courtry (77)
Imprimé en France
Dépôt légal: mai 1998 N" d'impression: 2896
Vivre libres ou
La splendeur de l'économie
Raoul Audouin
Vivre Libres ou La splendeur de l'économie
Éditions LAURENS
© LAURENS Éditions. Mai 1998 115, rue de l'abbé GrouIt . 75015 Paris
ISBN: 2-911838-32-7
La loi du II mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
PRÉFACE
Ouvrir Vivre libres c'est être convié à un voyage, intellectuel et spirituel, en compagnie d'un sage, Raoul Audouin. Je souhaite donc que de nombreux lecteurs suspendent le tumulte de leur vie afin de savourer et de méditer ces pages empreintes de sérénité autant que de passion et de foi. Ce livre est ancré au plus profond des convictions de Raoul Audouin, de ses convictions religieuses, spirituelles, morales, et constamment éclairé par l'usage rigoureux de la raison. C'est un ouvrage bouillonnant dont les multiples facettes permettent à ceux qui le connaissent de retrouver, au-delà des pages imprimées, la personnalité de l'auteur et d'avoir, sans qu'il l'ait voulu car sa modestie est légendaire - le portrait même du sage qui nous accompagne. Le lecteur passe sans souffrance et sans étonnement d'un beau morceau de théorie économique fondamentale à une remarque d'inspiration philosophique et à des aperçus historiques ramassés et saisissants. Et pourtant, en dépit de ce foisonnement, il y a une ligne directrice continue, celle que peut inspirer la passion pour la liberté humaine. 7
Vivre libres
C'est la combinaison de cette capacité à revenir toujours aux principes et de son insatiable curiosité intellectuelle qui permet à Raoul Audouin de nous offrir un ouvrage où, sous l'éclairage unique de la liberté, on trouve des réponses claires et définitives à une foule de questions qui font si souvent dans les médias l'objet des débats aussi longs que confus. Et c'est ainsi que sont passés en revue la monnaie, la fiscalité, la souveraineté, l'entreprise (définie comme « école de liberté dans la coopération»), le profit, le droit des nations et bien d'autres thèmes. On peut donc ainsi bien entrer dans ce livre pour y trouver une réponse précise à un problème particulier que pour acquérir ou renforcer une vision cohérente du fonctionnement des sociétés. Le langage de Raoul Audouin est simple et il faut un certain courage pour revenir à la simplicité à une époque où tout ce qui est confus est considéré comme profond et où l'usage des mots savants (ou prétendus tels) cache avec difficulté l'indigence de la pensée. Comme il le dit luimême, « un langage simple et précis est l'arme essentielle requise pour lutter contre la falsification des mots tels que liberté, droit, légitimité, qui sont devenus de véritables pièges intellectuels ». Ce faisant, Raoul Audouin donne comme écho à un auteur qu'il admire, Frédéric Bastiat, selon lequel « Les faits économiques agissant et réagissant les uns sur les autres, effets et causes tour à tour, présentent, il faut en convenir, une complication incontestable. Mais, quant aux lois générales qui gouvernent ces faits, elles sont d'une simplicité admirable, d'une simplicité telle qu'elle embarrasse quelquefois celui qui se charge de les exposer, car le public est ainsi fait, qu'il se défie autant de ce qui est simple qu'il se fatigue de ce qui ne l'est pas ». 8
Préface
C'est avec cette même facilité apparente - inséparable de la simplicité - que Raoul Audouin explore des thèmes aussi ardus que ceux de la conciliation entre la tradition et l'innovation, les aspirations individuelles et l'importance des liens sociaux. Je n'aurai cependant pas la prétention de passer en revue tous les thèmes analysés par Raoul Audouin, et encore moins d'essayer d'en faire le résumé. mais à titre d'illustration je voudrais prendre deux exemples. L'un d'eux est tout à fait spécifique, mais il me paraît caractéristique de la capacité de Raoul Audouin à synthétiser en une phrase claire des raisonnements complexes, parce qu'il va à l'essentiel : « le marché du travail, écrit-il, est celui où s'achètent les services actuels, non incorporés à un objet; tandis que le marché des biens est celui où s'achètent des services futurs, incorporés dans les objets ». L'autre exemple est d'un ordre tout différent, il concerne la justice, concept central auquel il redonne sa véritable signification. S'appuyant sur Saint Thomas d'Aquin, Raoul Audouin explique que « la justice est la qualité de l'homme juste (tout passe par le cœur de l'individu) et l'homme juste est celui qui se tient dans l'ordre, c'est-à-dire à sa place vis-à-vis du Créateur, du prochain et de la propre finalité de sa personne (nul ne vit qu'en relation du tout) ». La justice, pour Raoul Audouin, a donc un fondement personnel et ceci dans toutes les dimensions de la personne. Pour éclairer cette vision - mais peut-être aussi pour donner un reflet de la personnalité même de Raoul Audouin - j'ai envie d'ajouter cette citation en lui laissant le dernier mot de cette préface : la clef de voûte de la liberté, écrit-il, « est spirituelle, mais en même temps pratique; c'est la discipline intérieure et volontaire de 9
Vivre libres
l'homme libre, faite de souci de droit et de délicatesse morale ». Pascal SALIN Professeur d'économie à l'Université de Paris Dauphine Ancien président de la Société du Mont Pèlerin
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PRÉSENTATION Raoul Audouin, témoin de son siècle
Raoul Audouin fait partie de ces auteurs dont l' œuvre est aussi célèbre que le nom demeure inconnu. Sauf bien sûr de ses amis et de la petite cohorte, attentive, qui sait la dette essentielle que la pensée libérale a contractée envers lui. Sans Raoul Audouin, il manquerait à la philosophie politique, en cette seconde moitié du XXe siècle, quelques chaînons essentiels. Il est vrai que si trop de gens l'ignorent, c'est en partie la faute de Raoul Audouin lui-même. Par son caractère, par son style de vie, il a choisi de s'effacer derrière les grands penseurs qu'il entendait servir, vouant sa vie à faire connaître les autres plutôt qu'à se mettre en avant. Cet exemple rare d'abnégation n'est pas sans grandeur mais il n'a plus lieu d'être. Voilà pourquoi la publication de Vivre libres permet de rendre à Raoul Audouin la place qui est la sienne en rappelant ce que tous les libéraux lui doivent. L' œuvre de Raoul Audouin? On la trouve en premier lieu dans les forts volumes de la collection « libreéchange », dirigée par Florin Aftalion, aux PUE Elle porte Il
Vivre libres
les noms de Hayek et Mises, dont Raoul Audouin aura été bien plus que le traducteur : l'initiateur en France. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, grâce à l'éditrice Marie-Thérèse Génin, il y avait eu une première tentative pour faire connaître Hayek et Mises, avec la traduction de La Route de la servitude et du Gouvernement omnipotent. Nous étions en 1946 pour l'un, et 1947 pour l'autre. La France n'était pas, alors, en retard dans le domaine des idées. En même temps, la faible audience de ces livres dans notre pays, tandis qu'ils suscitaient des débats passionnés dans le monde anglo-saxon, montre que nous étions engagés sur une mauvaise voie, celle du dirigisme et du centralisme économique. La pensée libérale entrait dans un long tunnel, dont elle ne devait sortir qu'une trentaine d'années plus tard. Pour permettre au public français intéressé par la pensée politique dans sa plus haute expression de se familiariser, en particulier avec l' œuvre de Hayek, il fallait que Raoul Audouin vînt. En 1980, lors d'une mémorable conférence organisée par l' ALEPS à l'Assemblée nationale pour fêter à la fois la venue d'Hayek à Paris et la sortie des trois volumes de Droit, législation et liberté, son traducteur pouvait enfin savourer l'aboutissement de son labeur anonyme et tenace. Il ne devait pas s'en tenir là. Quelques années plus tard Raoul Audouin permettait au public français de pénétrer dans un autre livre capital du XXc siècle, L'Action humaine de Mises et, tout dernièrement encore, ce fut la publication de La présomption fatale, le dernier livre de Hayek. Entre temps, grâce à Guy Millière, les éditions Litec avaient accueilli un autre ouvrage essentiel de Hayek La Constitution de la liberté, dans une traduction commune de Raoul Audouin et 12
Présentation
Jacques Garello. Cet ouvrage, paru en Grande-Bretagne en 1960, aura donc attendu plus de trente ans sa traduction française. Non certes par la faute d'un excès de lenteur propre à Raoul Audouin mais tout simplement parce que les éditeurs, dans les années soixante, ne s'intéressaient d'aucune façon à une pensée qu'ils estimaient surannée ... Cependant, si nous avons cité d'entrée de jeu les noms de Friedrich Hayek ou de Luwig von Mises, il serait injuste de résumer la vie et le travail de Raoul Audouin à ces deux seuls noms. Né au début du siècle, Raoul Audouin a été associé aux principaux événements qui ont marqué ce qu'il faut bien appeler la résistance de la pensée libérale face à l'emprise de la pensée étatique. Pour Raoul Audouin, l'année charnière se situera en 1938. Cette année-là, qui fut aussi celle où se tint à Paris le colloque Walter Lippmann, du nom de ce grand publiciste américain auteur d'un livre demeuré fameux outreAtlantique The Good Society, Raoul Audouin rencontra Pierre Lhoste Lachaume. Depuis la crise de 1929 et ses tardifs soubresauts en France, la vogue intellectuelle était au corporatisme faisant des entreprises un instrument du dirigisme étatique. C'est la tendance qui culmina dans les Comités d'Organisation de Vichy. C'est contre elle que Pierre Lhoste Lachaume fit campagne, avant, pendant et après l'occupation nazie. Pierre Lhoste Lachaume écrivait des livres simples, clairs et précis pour dénoncer la montée du dirigisme et les méfaits de ce qu'on appelait alors le capitalisme d'État. Il avait besoin d'un assistant. L'association Lhoste LachaumelAudouin était née. Elle dura jusqu'à la mort de Pierre Lhoste Lachaume en 1973. C'est alors que Raoul Audouin mit son inlassable dévouement au service de l'ALEPS, l'association pour la liberté économique et le 13
Vivre libres
progrès social, qui avait été fondée sous les auspices de Jacques Rueff en 1966. Comme Hayek, Jacques Rueff n'aura jamais cédé face à la montée du keynésianisme. Déjà, en 1947, il avait demandé à Raoul Audouin une présentation simplifiée de ses thèses monétaires, ce qui donna un petit livre Monnaie saine ou État totalitaire dont la relecture est singulièrement instructive. En cette année, qui est celle du centenaire de la naissance de Jacques Rueff, on peut penser que le refus d'écouter, au lendemain de la guerre, les préceptes sages du penseur libéral aura constitué une grande occasion perdue pour notre pays. L'époque que nous évoquons, jusqu'aux années soixante-quinze, n'était pas loin d'être celle du samizdat pour la pensée libérale. C'est un peu cette forme que prit Hygiène des libertés, une série de bulletins ronéotypés où Raoul Audouin s'efforça, avec succès, de produire un « extrait sec» de la doctrine libérale jusqu'au point où elle était parvenue à la veille du cataclysme des années trente, et mise en regard des procédés gouvernementaux inspirés par les théories keynésiennes et néo-keynésiennes alors triomphantes. La conclusion majeure à laquelle l'auteur aboutissait était que, pour assurer la complémentarité - seule féconde - des activités humaines sans intervention de la puissance publique, il fallait distinguer fortement la responsabilité, aussi bien des individus que des collectivités. Pour l'essentielles intérêts et fonctions des individus relèvent de la famille et du marché tandis que les droits et les devoirs au sein des pouvoirs institutionnels sont formulés de façon quasi-contractuelle au cours des générations. Dira-t-on qu'il y a quoi que ce soit à changer à une telle conclusion aujourd'hui? 14
Présentation
Vingt ans ont passé. Hygiène des libertés, devenu Vivre libres, a été revu pour être resserré sur ce qui fait l' enseignement permanent du message libéral. Voilà ce qui est présenté au lecteur aujourd'hui. À chacun de s'imprégner de cette « leçon de bien penser », à un moment où, plus que jamais, nos compatriotes ont besoin de retrouver les certitudes essentielles qui leur permettront de sortir du sentiment de doute qui les habite. Il est un dernier point sur lequel il nous faut insister. Sans que cela soit explicitement exprimé, l'ensemble du texte qu'on va lire est sous-tendu par les profondes convictions religieuses auxquelles Raoul Audouin est toujours demeuré fidèle. Non seulement il a employé toute sa vie à faire entendre la voix libérale mais, doublant la difficulté, il s'est attaché à renouer les fils entre catholicisme et libéralisme. D'où la fondation du Cercle libéral spiritualiste français (CLSF) et la publication du Point de rencontre, dont la parution est toujours assurée grâce à la petite équipe dont Raoul Audouin a su s'entourer. Aujourd'hui encore cette cassure entre les libéraux et les catholiques constitue une source d'incompréhension dommageable dans la vie publique française. L'éthique de la responsabilité devrait pourtant réunir les uns et les autres. La publication de l'encyclique Centesimus annus a marqué une date importante dont on s'étonne qu'elle ne se soit pas révélée plus féconde pour la réflexion issue des milieux catholiques. Il faut souhaiter que, sur ce point aussi, les positions claires de Raoul Audouin puissent être dorénavant mieux entendues. La leçon de vie que nous donne Raoul Audouin est un modèle de constance envers quelques idéaux, dont il n'a jamais éprouvé le besoin de changer pour la bonne et simple raison qu'ils étaient et demeurent justes. En les 15
Vivre libres
rappelant, il nous invite à les redécouvrir. Il nous a si souvent incités à cheminer en compagnie de Hayek ou de Mises, qu'il est bien temps que nous fassions une partie du chemin en sa seule compagnie.
Antoine CASSAN pour le Cecle FREDERIC BASTIAT de Paris
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INTRODUCTION
Chapitre 1 Problèmes et objectifs
Notre fin de siècle est pessimiste. On y devine une obscure résignation face aux difficultés économiques comme au déclin de la morale. Ce fatalisme est-il fatal? Autrement dit: est-il impossible de réagir à son encontre? Sans doute ne peut-on rien faire si nous raisonnons dans des cadres de réflexion viciés. Mais pourquoi devrait-il en aller ainsi? « Travaillons donc à bien penser » nous intimait déjà Pascal, et tout homme digne de ce nom doit s'y appliquer, mais que penser et comment le penser? Le but que nous souhaitons atteindre est aussi simple qu'immense: comment purger notre vie économique de ce qui heurte à la fois la morale, l'équité et la charité, sans risquer de retomber dans les utopies dont la force des choses et la psychologie des hommes nous ont montré les échecs? Comment corriger les structures de la vie nationale et internationale pour qu'elles cessent de contredire les droits naturels communs à tous les hommes?
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Vivre libres
Nous en connaissons le meilleur moyen : il s'agit d'avancer vers plus de liberté. Mais si désirable que soit la liberté, elle n'est pas une fin en soi. Elle est le terreau dans lequel peut germer une humanité plus lucide et plus sage. Ce que seront les êtres et cette société du futur, nous ne le savons pas. Le propre de la vie, c'est précisément d'innover, de réaliser l'imprévisible. Défendre la liberté, toute la liberté, c'est préparer un cadre de vie en commun, qui entrave le moins possible les potentialités, encore inconnues, de notre espèce. Et pour cela, pourquoi ne pas s'inspirer de la méthode qui s'est révélée si fructueuse depuis des siècles? Il s'agit de procéder du simple au complexe, observer sans passion, définir les concepts par un vocabulaire précis et, à partir de là, dégager des enchaînements de cause à effet qui permettent de comprendre certains phénomènes, puis de les modifier. N'y a-t-il rien de changé en notre mentalité depuis Auschwitz et Hiroshima? Si nous réfléchissons sur ces étapes - récentes par rapport au règne d'Auguste et à la naissance du Christianisme - nous constatons deux faits complémentaires: les mobiles fondamentaux de l'homme restent les mêmes, mais les générations vivent avec d'autres perspectives, se souviennent d'autres épreuves. Pour les peuples occidentaux d'aujourd'hui, l'essentiel n'est plus le triomphe d'une foi, la gloire d'un suzerain, la puissance d'un empire, le culte du drapeau mais leur niveau de vie et leur sécurité. Mais il faut bien voir - pour rester au plan objectif - que rien d'humain n'est complètement pur. Il y avait une part d'ignorance, d'instinct prédateur, chez nos ancêtres des croisades, ou de la colonisation. À l'inverse, il y a à coup sûr dans nos sociétés une volonté de démystification, un désir de générosité authentiques. 20
Problèmes et objectifs
Cela ne manque pas de noblesse, que de vouloir protéger les hommes, les femmes et les enfants contre la faim, la misère, l'ignorance, et les ravages du fanatisme de groupe. Le détournement de la politique par les objectifs économiques, s'il marque un profond recul de l'idéalisme, témoigne en même temps d'une réaction contre sa caricature qu'est l'idéologie. La feuille de paie prend aujourd'hui le pas sur l'appel aux armes, mais il doit y avoir quelque chose de bon à tirer de cette revanche de l'instinct de conservation. L'intuition qui nous donne espoir de tirer quelque clarté d'un débat ouvert et méthodique sur cet immense sujet, est la suivante: nous pensons que la période de paix relative, plus exactement de guerres limitées, qui s'est étendue de 1815 à 1914, avait permis aux hommes de faire d'importants progrès dans la connaissance des phénomènes économiques, et dans la délimitation des pouvoirs politiques qui est favorable à leur fonctionnement. Inversement, les « guerres totales» de ce siècle ont tout obscurci, parce que les peuples ont trop compté sur leurs États pour régir leur vie économique. Retrouver une idée claire dela juste place et de l'autonomie réciproque qu'il convient de conférer à l'activité privée d'une part, et à l'action collective de l'autre, devrait nous remettre sur le chemin qui conduit à une prospérité plus saine dans une paix plus stable. Nous ne prétendons pas avancer sans idées arrêtées sur ce que nous allons essayer de démontrer. Une vie passée à débattre de ces questions nous a ancrés, au contraire, dans des conclusions en majeure partie traditionnelles, que beaucoup de nos contemporains rejetteraient sans examen sous prétexte qu'elles seraient « désuètes » voire « périmées ». Mais précisément, l'expérience nous a montré que leur rejet marque, en général, le cheminement classique
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Vivre libres
pour se fourvoyer dans l'utopie. Nous avons donc choisi de suivre l'exemple auquel nous invite Socrate, c'est-àdire de commencer par inventorier ce que pensent nos contemporains, pour déterminer où la fausse route est apparue. La première des difficultés tient au vocabulaire. Il ne s'agit pas de créer un jargon supplémentaire, mais d'employer le langage habituel, à condition de resserrer, d'un commun accord, l'emploi des termes dans leur sens le moins ambigu possible. Un langage simple et précis est l'arme essentielle requise pour lutter contre la falsification des mots tels que liberté, droit, légitimité, qui sont devenus de véritables pièges intellectuels. Il est vrai qu'il ne suffit pas d'avoir en commun un vocabulaire stable et clair pour mettre d'accord des gens qui poursuivent des buts opposés, parce que leurs convictions fondamentales sont antinomiques. On ne peut cependant tout faire en même temps. Toute connaissance scientifique part d'intuitions qui agencent les faits bruts d'observation en une hypothèse théorique; c'est ensuite seulement que l'on demande à l'expérience de trier les déductions valables. Les convictions fondamentales obligent à adopter un certain nombre de principes, qui conditionnent la cohérence, la stabilité et l'efficacité de l'ordre social évolutif que les hommes adoptent dans leur vie en commun. Ces règles - la constitution, la législation ou les mœurs - sont suggérées par la raison. Cependant, celle-ci est bornée : elle doit être rectifiée par la comparaison issue des diverses formes empruntées par les sociétés dans l'histoire. L'expérience historique offre des réussites, qui sont toujours partielles. Il convient de dégager les raisons du succès, qui tiennent à l'accord entre la nature de l'homme et celle de la société, ainsi que les motifs d'échec, qui sont
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Problèmes et objectifs
les conséquences des passions humaines, des erreurs et des révoltes contre la loi morale. Le but est de discerner quel genre de règles, comparables à celles de l'hygiène, permettrait de favoriser les libertés innées des hommes, en pacifiant leurs relations à l'intérieur et au travers des frontières. Une telle recherche implique, de la part de ceux qui l'ont entreprise, un postulat initial: l'homme est un être constitué pour devenir de plus en plus libre, c'est-à-dire de plus en plus maître et responsable de son propre sort.
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Chapitre II L'objet de l'étude Qu'est-ce que l'homme? L'homme, un être « charnière» vers l'avenir. En effet, l' homme est un animal, avec ce que cela implique de besoins et d'instincts. Ses besoins le soumettent à des contraintes matérielles qui encadrent son activité économique, car les ressources dont il doit se servir sont limitées (rareté), et doivent être transformées (travail) avec le concours spécialisé des autres hommes (échange). Ses instincts le guident vers sa propre survie, et vers son épanouissement dans l'association, mais aussi vers la destruction et la domination. D'où la permanence et l'universalité de la relation politique, au sens étymologique du terme. L'animal humain est doté d'un cerveau dont la complexité permet une infinité de résonances entre ses perceptions, et l'accumulation prodigieuse de mémoires ainsi que les liaisons réflexes. C'est un fait que« l'homme ne vit pas seulement de pain ». Et l'instrument - propre à l'espèce
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Vivre libres
humaine - de cette autre vie, est le langage articulé. Le langage et l'écriture mettent à notre portée, au moins potentiellement, l'expérience et les aspirations de tous les autres hommes et des générations passées. Au contraire des animaux, dont le comportement ne peut s'alimenter que dans leur expérience physique, nous disposons ainsi d'une masse illimitée de connaissances, en quelque sorte désincarnées. Nous pouvons nous servir d'un nouvel outil: l'abstraction. Et de même que notre corps exulte de s'exercer dans le sport ou la lutte, nous éprouvons le besoin et le plaisir d'agencer les idées en raisonnements, de créer des situations nouvelles par l'imagination, de les traduire en projets, d'en assembler les moyens, de les faire passer dans la réalité par l'action. Le plaisir de créer, et celui de contempler ce qu'on a créé ou que d'autres ont créé, introduit enfin l'homme au domaine de l'esthétique. L'intuition directe nous montre comme connexe au sens esthétique du Beau, le sens éthique du Bien. Toutefois les rudiments des notions de droit et d'infraction existent aussi dans le comportement des animaux. Là encore l'homme marque un dépassement plus qu'une rupture. Il n'est pas le seul dans la nature à savoir se sacrifier pour le conjoint, la progéniture, voire à prendre des risques pour secourir un congénère. Mais nous savons qu'il éprouve du bonheur lorsqu'il répond à une vocation, et de la culpabilité à s'y dérober ou à nuire sans nécessité. L'homme reconnaît ainsi des vertus : le respect de soi et de ses semblables, le désir de contribuer à leur bien commun. Il a le sentiment de s'ennoblir en les pratiquant, de se dégrader en les repoussant. Enfin, quelles que soient ses convictions, il se fait une idée - au moins sommaire et implicite - de sa destinée et du sens de l'univers. Autrement dit, il a conscience d'une
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L'objet de l'étude
dimension métaphysique de son être. Croyants ou agnostiques, nous pouvons être d'accord sur cela, qui ne prétend pas expliquer mais seulement constater. Pour situer cependant ce minimum de consensus spirituel, nous pourrions dire que la double nature de l'homme, à la fois animal et esprit, est l'un des deux pôles de la tension qui résume le problème de la liberté. L'autre pôle est la nature de la société.
Société, n'es-tu qu'un mot? La société humaine n'est pas un organisme vivant dont les individus seraient les cellules. L'image classique du « corps social» n'est qu'une métaphore, d'ailleurs contestable et dangereuse pour les libertés par les conséquences qui en sont tirées. Ce n'est pas non plus une ruche ou une termitière: les insectes « sociaux» sont captifs de leur spécialisation morphologique, et le mystère de leur « cité » nous reste impénétrable. La réalité du fait social est marquée par toute la force des multiples besoins que nous avons les uns des autres pour protéger notre vie, à ses différents stades, contre ce qui la menace, pour répondre aux exigences matérielles de notre subsistance et de nos activités ainsi que pour assurer le développement de nos facultés mentales et affectives. Nul ne peut faire face seul et pour lui-même à l'ensemble de ces nécessités. Tous ensemble nous y répondons pour chacun, grâce à la spécialisation des tâches, qui permet d'occuper chacun à ce qu'il fait le plus efficacement. Ille fait alors de mieux en mieux. Bien que cette spécialisation soit particulièrement visible dans le domaine économique, on la retrouve aussi dans toutes les autres institutions que comporte la vie en 27
Vivre libres
société. Il Y a société là où des rapports réguliers s'établissent pour répondre à un besoin. Les rapports entre individus sont plus ou moins étroits et stables, selon leur objet. Lorsqu'il s'agit d'un besoin à la fois impérieux et durable, les hommes y répondent par un accord sur des règles de coopération. Elles peuvent être explicites (notamment juridiques) ou implicites (morale et tradition). Certains besoins sont universels, on retrouve donc partout les institutions qui leur correspondent sous les formes les plus diverses : famille, école, marché, association, tribunal, force publique, lieux de prières. Mais toute institution étant aussi une convention élaborée par l'histoire d'un groupe, la diversité des groupes se reflète aussi dans le détail des règles adoptées. L'homme forme ainsi des sociétés. Il peut relever de plusieurs à la fois, quitter l'une pour gagner l'autre par l'émigration, voire vivre en « ermite» quant à son existence matérielle (mais non spirituelle). Historiquement, il y eut d'abord autant de sociétés que de langages, puisque le langage en est à la fois l'outil essentiel et le signe distinctif. Aujourd'hui encore, à l'intérieur d'une même nation, les groupes sociaux ont un langage particulier qui les soude. Les sciences et les techniques, avec leurs vocabulaires universels et leur complémentarité, tendent à unifier les modes de pensée et les mœurs de ceux qui les pratiquent, au-delà de leur nationalité. Ces échanges matériels et mentaux créent de multiples osmoses, à travers les frontières et les générations. Il n'y a pas de marche vers une « société globale », dans le sens du spectre agité pour faire peur, mais de multiples sociétés transgéographiques qui se fondent et disparaissent sans cesse. Internet n'est qu'un jalon dans cette histoire sans fin. S'il existe une « société
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L'objet de ['étude
humaine », puisque tous les hommes peuvent se comprendre et que tous sont, de proche en proche, entraînés dans un destin commun, il y a toujours des sociétés ethniques, géographiques, historiques, culturelles, économiques, qui se chevauchent de multiples façons.
Individu et société : un conflit sans objet Chez tous les animaux vertébrés, l'individu est une réalité matérielle et mentale irréductible, bien que transitoire. Ce qui est permanent c'est l'espèce. Toutefois celleci n'existe que par les individus qui la composent. Elle disparaît avec le dernier survivant. La société humaine constitue une réalité distincte. Elle ne relève pas de l'ordre physique, mais de l'ordre cérébral: c'est une construction intellectuelle. Elle n'en est pas moins d'une importance suprême pour les individus, parce que c'est ce qui fait d'eux des personnes. L'étymologie latine éclaire le sens de ce mot: persona, c'est le masque de théâtre qui caractérise le rôle que l' acteur remplit. Un rôle qui l'oppose et le relie aux autres « personnages » de la pièce, ainsi qu'aux spectateurs. Aussi bien ne peut-il y avoir de conflit entre l'individu et la société - ils ne sont rien l'un sans l'autre - mais seulement entre des « acteurs », qui sont des hommes en chair et en os. Le moyen fondamental dont dispose depuis toujours le genre humain pour satisfaire ses besoins et développer ses aptitudes, est la vie en groupes organisés. La plupart de ces groupes, répondant à des nécessités qui se retrouvent de génération en génération, ont une durée qui dépasse les existences individuelles. Certes, ces groupes stables, que nous appelons sociétés, sécrètent des règles internes, qui deviennent des institutions. Ces règles
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Vivre libres
mêmes, acceptées par les individus parce qu'elles élargissent en fait leur autonomie concrète, peuvent se retourner contre celle-ci. Là encore, ce n'est pas la« société» qui est en cause, mais le problème de la répartition du pouvoir entre les hommes. Laquelle répartition peut déboucher sur cette autre cause d'atteintes à la liberté des hommes et qui tient au problème de la paix: les sociétés actuellement les plus cohérentes - les nations - se sont édifiées à partir des objectifs de survie et de rapine des clans primitifs, et continuent de s'affronter en conflits armés. Ces conflits-là sont parfaitement réels. Ils constituent même l'objet fondamental de notre étude, car de leur solution dépend la liberté. La liberté est un instinct vital et un enjeu de sagesse. La liberté a la même signification pour l'existence sociale, que la santé pour le corps : un état que nous ressentons comme « normal », conforme à notre « nature ». Un état, pourtant, rien moins qu'assuré a priori puisqu'il est sans cesse attaqué. Par conséquent, la liberté est à la fois une finalité, qui nous est congénitale, ainsi qu'un idéal difficile à poursuivre et défendre chaque jour. Nous connaissons d'abord nos libertés par « l'image en creux» qu'en dessinent les sujétions et entraves dont nous souffrons. De même que la santé devient une idée plus nette quand frappent les maladies. Cette connaissance intuitive, éclairée par les obstacles, est caractéristique des sciences de la vie : nous avons besoin de savoir ces choses bien avant de pouvoir les nommer. Cela est évident dans l'art des guérisseurs : il existe indubitablement un « flair », une perception non conceptualisée mais efficace, des « vertus curatives ». Elle fut à la source même de la science médicale. De même, nous pressentons qu'il existe une dynamique des forces de groupe pour expliquer la chaîne sans fin de l'histoire: 30
L'objet de ['étude
absolutisme, féodalité, anarchie, oligarchie, prépondérance, oppression, insurrection, dictature. Et le cycle recommence. Au cœur de ce cycle, la liberté se fraie des moments d'équilibre instable, qui la font fleurir et essaimer. Ainsi naissent des régimes, c'est-à-dire des manières de vivre en groupes organisés, qui favorisent l'épanouissement des talents, des initiatives, et par voie de conséquence la prospérité commune. Tandis que d'autres les entravent. L'ordre optimum est donc à rechercher par approximations successives. L'intelligence doit pour cela s'allier au bon vouloir et à une forte dose d'humilité. Il faut se soumettre au réel pour pouvoir l'améliorer. C'est l'adage de Francis Bacon : « Non nisi parendo vincitur natura » (Ce n'est pas sans lui obéir que l'on vainc la nature). Notre civilisation occidentale a déjà clarifié - sinon réalisé - plusieurs conditions fondamentales de la liberté dans la paix civile, telles que le respect de la vie, la propriété privée, la force exécutoire des contrats, la suppression des guerres privées. Bien des zones d'ombre demeurent. Par exemple l'étendue du droit de tester, l'appropriation des sources d'énergie, des zones de pêche, des voies de communication aériennes, des gammes d'ondes hertziennes, l'exploitation des inventions, des œuvres intellectuelles et artistiques ... En bref, tout ce qui relève de la soi-disant « propriété collective ».
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Chapitre III Comment tout a commencé La vie a un sens La vie, disait Bichat, est « l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Point de vue du biologiste, qui descend la chaîne des causalités et constate ainsi, dans les corps, des phases d'organisation et des phases de décomposition. La vie, disent les grandes religions, est un temps d'épuration, durant lequel l'homme peut et doit croître dans la connaissance de l'immatériel, vers Quelqu'un auquel il ressemble déjà, et auquel il doit ressembler davantage pour engendrer un homme nouveau. Teilhard de Chardin cherchait Celui qui est à la fois la cause première et la fin suprême de cet énorme drame: « Dieu, disait-il, est un pédagogue ». Le monde créé nous enseigne la foi, et l'espérance nous guide. La grâce nous meut et nous attire vers le but où nous devons nous achever. Pourquoi y aurait-il contradiction entre causalité et finalité? Entre processus et programme? Entre instinct et intelligence? Entre raison et amour? Nous croyons que le
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monde n'est pas absurde. Nous croyons qu'il évolue vers un stade qui dépasse les réalités d'aujourd'hui, et qui est en elles comme l'arbre est dans la graine. Nous croyons que la vie marche vers plus de vie. Cela dit, nous voyons aussi dans ce monde : la violence, l'erreur et le mensonge. Notre vie est un combat. Mais nous croyons que ce combat doit conduire à la paix. Nous croyons que la fraude et la guerre sont des défaites, des rechutes, et que nous vivons pour que les hommes apprennent de mieux en mieux à les éviter.
Le droit naturel: idée floue mais aspiration incoercible Peu de notions ont été aussi dégradées par l'usage abusif ou l'exploitation tendancieuse, que celle du droit naturel, à l'exception, sans doute, de mots comme démocratie. Par réaction contre la mythologie politique de JeanJacques Rousseau, des juristes allemands du XIXème siècle ont souligné qu'on ne peut parler de droit que s'il Y a des règles codifiées et sanctionnées, donc s'il existe un pouvoir qui fasse obéir. C'est la puissance politique qui, positivement, permet la création du droit. D'où l'expression « droit positif ». Le droit naturel représente cependant l'idéal vers lequel doit tendre le droit positif. Le premier fonde le droit de l'individu à se défendre contre toute agression et contre l'arbitraire du pouvoir, voire contre la loi injuste; le droit positif, lui, donne force à la loi. Mais c'est le sentiment de sa conformité au droit naturel qui lui donne autorité. L'Antigone de Sophocle (442 av. le.) brave les lois de la cité pour obéir aux « lois non écrites» qui les priment selon sa conscience. L'idée de droit naturel est le reflet de cette 34
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exigence intuitive des hommes, se réclamant d'une autorité suprême, plus juste que la justice de leurs rois et plus salubre que leur prévoyance. Cela relève de l'instinct davantage que de la pensée claire. La légitime défense et la propriété du territoire existent déjà chez les animaux. L'individu n'attend pas l'appui d'une loi pour réagir à l'injuste. Pour chacun, est injuste ce que l'on ne voudrait pas que d'autres vous fassent. À partir de cette évidence, on peut définir l'objet de la loi comme la prohibition de l'injuste. Si elle s'en tient là, la loi dispose, ipso facto, de l'adhésion commune. Le pouvoir n'a plus que la tâche, réalisable, de prévenir, réprimer ou punir les infractions. Pour Robinson Crusoé, il n'y a ni lois ni droits, tant qu'il est seul dans son île. Les droits naissent là où il y a société, c'est-à-dire au minimum un gr~)Upe organisé pour répondre à des besoins en répartissant les tâches entre ses membres. Si j'ai besoin de mes voisins, mon propre instinct de conservation me fait un devoir de respecter leur vie, et de ne rien faire qui trouble notre nécessaire coopération. Ce qui est un devoir pour chacun, constitue la substance des droits des autres. Cette définition primaire de la loi est aisément compatible avec l'idée tout empirique du droit naturel: celle-ci est née du fait que les Anciens constataient, chez tous les peuples qu'ils connaissaient, des interdictions et des obligations analogues aux leurs. C'est ce que les Romains appelèrent le « jus gentium » et que nous traduisons trop littéralement par le « droit des gens ». De façon expérimentale, cette similitude est venue indiquer l'existence virtuelle d'un code des règles conformes à la nature de l'homme. Mais le contenu ne s'en dégage qu'historiquement, et non sous la forme d'un concept logique. 35
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La vie en société fonde des droits innés La théorie française du droit distingue, il est vrai, les droits sur les choses (propriété) et les droits sur les personnes (créances). Cette opposition se résout au fond par le fait que le droit du propriétaire sur une chose est, simplement, le devoir qu'ont tous les autres de s'abstenir de le troubler dans l'usage de cette chose. La créance, d'autre part, forme un droit dont la réalité tient au devoir d'un ou plusieurs débiteurs déterminés de fournir une prestation; les autres individus ne sont pas concernés. Le droit s'élabore par deux principes qui sont comme la loi naturelle de la vie en société : le principe du respect de la personne d'autrui, et le principe de la réciprocité des services. Comme les relations élémentaires sont partout les mêmes, il est possible de parler de droits innés de la personne, au même titre que d'un droit naturel à l'échelle du genre humain. Constatons simplement que le Décalogue - XIU~m" siècle avant l-C. - en donne déjà une première formulation, même si celle-ci est encore concise. Il est au demeurant possible de remonter plus haut encore : cette formulation est déjà reconnaissable dans la stèle chaldéenne d'Hammourabi au XIXomc siècle avant J.-c. Le Décalogue porte deux séries d'interdictions (devoir de s'abstenir). D'abord, l'interdiction de porter atteinte à la vie d'autrui : dans son corps (V « Tu ne tueras pas»), son esprit (VIII « Tu ne mentiras pas ») et sa dignité (VI « Tu ne commettras pas d'impureté»). Ensuite, l'interdiction de porter atteinte aux moyens de vivre d'autrui (VII « Tu ne voleras pas»). La règle d'or, dans son aspect négatif -« Ne faites pas aux hommes ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous fassent» - confirme les interdictions du Décalogue et en généralise la portée. 36
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Dans son aspect positif, cette règle devient « Ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le de même pour eux », telle qu'elle est énoncée par l'évangéliste Luc (6-31). Elle élargit le principe de réciprocité posé dans le Lévitique (19-18) : « Tu aimeras ton prochain comme toimême ». Si sommaire qu'elle soit, la« codification» existe donc. Mais le droit naturel est aussi doté d'un minimum de sanctions, indépendantes du pouvoir politique. Ainsi, pour l'individu « asocial », la réprobation et l'exclusion de certains rapports sociaux constituent-ils une sorte d'exil. Le service que les gouvernés tirent de la vie en société est différent de celui qu'en reçoivent les gouvernants; mais les uns et les autres doivent « y trouver leur compte ». Il s'agit d'un échange en vue d'un bien commun, ce qui constitue la loi essentielle qu'implique le fait de « vivre ensemble ». Cela ne justifie pas la démagogie qui, sous prétexte de l'égalité des droits, s'attaque à la nécessaire division des fonctions : la sanction naturelle est alors la disparition des élites, l'appauvrissement et l' affaiblissement du groupe (ce fut notamment le sort de la démocratie athénienne ).
Comment passa-t-on de la prédation à l'échange? L'homme primitif pillait la nature partout où il le pouvait et nous faisons encore de même, là où elle n'est pas propriété de quelqu'un d'autre. Lorsque ses migrations le conduisaient au contact d'un autre clan, il pillait aussi bien la provende que les occupants eux-mêmes. Au siècle dernier, les ethnologues ont remarqué que les peuplades restées à l'âge de la pierre se désignaient partout ellesmêmes par le mot qui, dans chacune de leurs langues, signifie « les hommes ». Les Spartiates se nommaient les 37
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« égaux »; et les Grecs appelaient tous ceux qui ne parlaient pas leur langue, « les barbares ». La littérature homérique montre, toutefois, comment le fait de connaître personnellement un étranger qui voyage et demande asile, le transforme d'ennemi (en latin : hostis), en hôte (hospes) , avec lequel on échange des cadeaux et un serment d'amitié, et que l'on protège contre ses propres concitoyens (à titre de réciprocité quand on sort de la cité). La Bible nous montre, dans Sodome, Lot le juste risquant sa vie pour défendre deux voyageurs (Genèse 19, 1 à 9), « Ne faites rien à ces hommes puisqu'ils sont venus s'abriter sous mon toit ». Ces « Lois de l'hospitalité» sont la première assise - non écrite, mais respectée comme « sainte» - d'un droit humain international. Le rôle civilisateur du contact avec l'Étranger n'est pas moindre en ce qui concerne la vie économique. Dans le clan patriarcal chacun apporte et puise à la masse, sous l'administration, plus ou moins prévoyante du chef, et non selon la règle du donnant-donnant. Il en est encore largement de même dans la famille moderne : les codes napoléoniens précisent qu'il n'y a pas de vol entre parents vivant au même foyer. Tout change dès lors qu'on sort de l'optique autarcique du petit groupe. Sous peine de guerre permanente, qui ruine tantôt l'un, tantôt l'autre, l'on ne peut indéfiniment prélever sur le voisin sans fournir une contrepartie. S'y obstiner appauvrit tout le monde. Un exemple historique récent nous le montre : les oasis sahariennes, razziées périodiquement par les nomades guerriers au détriment des sédentaires, se dépeuplaient irrémédiablement avant la colonisation. Ce fut le grand bienfait des empires - depuis les Perses, les héritiers d'Alexandre et les Romains, jusqu'aux ensembles politiques d'hier: portugais, espa-
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gnol, hollandais, anglais, français et russe - que de supprimer dans leur domaine les luttes tribales et ethniques, et de remplacer le pillage par le commerce. Quand il faut remplacer ce qui est consommé, donner en même temps que l'on reçoit, il s'ensuit la nécessité de mettre en valeur ce qui est possédé, donc de cultiver pour vendre, d'épargner, d'investir et de se spécialiser selon ses meilleures aptitudes. Alors apparaissent les notions de capital, de monnaie, de crédit. L'autorité politique formule et sanctionne des règles juridiques connues de tous les sujets, et frappe une monnaie capable de circuler tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de ses frontières: la darique des Perses, la drachme des Hellènes, le denier des Romains, le ducat des Vénitiens ... Le luxe suit, avec les arts, les lettres, les sciences. En un mot la civilisation s'étend par les routes des marchands. La ruine et la barbarie reviennent avec les conflits des empires. Alors ceux-ci se disloquent par l'impossibilité de tout administrer du centre quand la société se raffine et se diversifie. Pour les nations, l'histoire de Lacédémone, comme celle des Aztèques, montre que les sociétés fondées sur l'esclavage, ou la domination d'une ethnie belliqueuse, finissent toujours par s'effondrer, d'un coup et sans retour. Avec l'effondrement de l'empire soviétique, la fin du siècle nous a apporté une superbe confirmation de ce que l'histoire aurait dû nous permettre de deviner.
Rudiments d'un droit humain En fait d'une philosophie de la vie en société, comme en tout autre domaine, le savoir humain est comme une marche à travers le réel, qui nous entoure et nous dépassera nécessairement toujours. Nous avançons par deux 39
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procédés, l'intuition et l'expérimentation. L'intuition nous fait apercevoir la forme imprécise d'un droit naturel, l'expérimentation nous montre que, parmi les contenus, enfermés dans cette forme suivant les races et les époques, certains sont cohérents et stables, d'autres discordants et épisodiques. Après-coup, nous pouvons dire si les premiers sont véritablement « naturels », c'est-à-dire conformes aux équilibres possibles entre ce qu'est l'homme et ce qu'est son environnement. Mais la « forme » même du concept de droit naturel nous indique quelque chose de distinct de son contenu : il s'agit de règles de conduite, susceptibles d'être mises en concepts précis, et sanctionnées par des moyens politiques. C'est ce que signifie le mot droit. Pour que la cité politique - la « polis» - soit effectivement capable de fournir des sanctions, il faut que la procédure soit adaptée aux facultés limitées des autorités; c'est-à-dire qui empêche d'introduire la totalité des règles de conduite dans la catégorie du droit positif d'une ethnie et d'une époque données. Les règles de conduite conformes à la nature de l' homme et de ses sociétés c'est -à-dire celles qui conduisent au maximum de coopération et au minimum de conflits - sont en effet plus larges que celles du droit positif. Toutes cependant tirent leur force essentielle de l'adhésion des consciences, dans la mesure, toutefois, où l'expérience constante en montre la validité. On peut, sous cet angle, répartir leurs impératifs en trois catégories. D'abord, le droit porte sur ce que je reconnais devoir à mon semblable, en fait de non-ingérence ou de prestations équilibrées. Ensuite, la morale porte sur ce que je dois de respect à moi-même (dignité) et à l'opinion (mœurs). Enfin, la religion porte sur ce que je dois d'amour au Père commun et à mes frères. Toutes les tenta40
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tives pour appuyer par la force politique, en les transformant en lois, les impératifs de morale et de religion, se sont retournées contre leur autorité sur les consciences. Inversement, il est certain que des convictions et façons de vivre bien enracinées dans les mentalités, influent tôt ou tard sur le droit positif; autant donc laisser jouer de luimême ce processus au lieu de prétendre le devancer. La liberté en matière spirituelle, au sens le plus étendu compatible avec la paix civile, doit donc prendre rang en tête des droits innés des personnes. Si le droit positif régit les relations entre les personnes à l'exclusion de leur for intérieur, cela implique que les gouvernants sont soumis, eux aussi, à ses règles vis-à-vis des gouvernés. Tous ont droit au respect de leur vie, de leur accès à la vérité, de leur dignité, et du fruit de leur travail. Nous restons là dans le champ traditionnel du « droit naturel» ; mais de telles évidences doivent être réaffirmées car, en cette fin du XXème siècle, les gouvernants sont aux prises avec une marée de conflits qui les incite à effacer toute frontière entre ce qui est public et ce qui est privé. Or il y a un domaine où, depuis des décennies, ces frontières sont de plus en plus indécises, et où les conflits se multiplient: c'est l'activité économique. Il n'y a, en effet, que deux méthodes imaginables pour résoudre les conflits: la libre transaction entre individus, ou l'emploi de la force pour imposer ce que veulent ceux qui la détiennent. La première est compatible avec la liberté de tous, la seconde consacre la volonté du vainqueur (au moins momentanément), en supprimant la liberté du vaincu. Nul ne peut avoir la naïveté d'imaginer que tous les conflits humains pourront jamais se résoudre pacifiquement dans une hypothétique société parfaite. Du moins pourrait-on en diminuer le nombre, si l'on prenait 41
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conscience du fait qu'ils se divisent en deux catégories: les conflits d'intérêts d'une part, les conflits de puissance de l'autre. Les conflits d'intérêts peuvent trouver des solutions à l'avantage de tous, si l'on se décide à appliquer simplement le principe du donnant-donnant. Quant aux conflits de puissance, notre conviction est qu'ils seront en majeure partie désamorcés le jour où - cette liberté des échanges à travers le monde étant reconnue comme un « droit inné » de chaque homme - les gouvernants se refuseront à intervenir par la force, là où le dernier mot doit être laissé au contrat.
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PREMIERE PARTIE UNE ÉCONOMIE DE SERVICES MUTUELS
La formule « économie de service » a été inventée par des personnes de bonne volonté, mais affligées d'un complexe de culpabilité qui leur a fait choisir cette expression pour l'opposer à une « économie de profit ». Ce ne sera pas notre cas. Le profit et l'enrichissement sont de bonnes choses, pour l'individu et pour la société; comme le plaisir conjugal et les joies de la paternité sont de bonnes choses pour les époux et les membres de la famille. Une économie de services mutuels constitue l'aboutissement nécessaire de l'intuition de Jean-Baptiste Say : « Les produits et les services s'échangent contre des produits et des services ». En effet, les produits mêmes ne sont achetés qu'en vue des services qu'en escompte l'acheteur: j'achète un disque pour la musique que j'écouterai, de la même façon qu'un billet pour le concert. Et dans un échange, chaque échangiste se décide parce qu'il juge pouvoir tirer, de ce qu'il acquiert, plus de services que de ce qu'il cède. Cette notion, fondamentale et simple, fournit la clef de toute l'économie de libres contrats. Parler d'échanges de services, c'est sortir de la fausse opposition entre égoïsme et altruisme. C'est ramener la notion de valeur-travail à sa place limitée de composante du prix demandé. C'est éclairer le rôle de la monnaie par son utilité de tierce marchandise, gage de services rendus ouvrant créance sur d'autres services. L'économie 45
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d'échanges, c'est-à-dire de services mutuels librement offerts et acceptés, nous paraît à la fois conforme à l'ordre naturel et au commandement de la charité : si je dois, de mes talents, servir mon prochain, celui-ci doit aussi me servir de ses talents, moi qui suis son prochain. Qu'il faille savoir dépasser le donnant-donnant, c'est à la fois le prix de notre dignité quand nous sommes forts, et la rançon qui nous libère quand nous sommes désarmés. Qu'il faille dresser des garde-fous contre la malfaisance « trop humaine », c'est le fruit amer de nos fautes et de nos aveuglements. Il est normal de mériter les biens dont on profite, en fournissant à ceux qui nous les procurent une contrepartie, fixée de gré à gré. L'économie d'échanges libres n'est fondamentalement rien d'autre, bien qu'à notre époque cela implique un processus d'une extrême complexité. En ce siècle, l'intelligence des choses a été obscurcie par les idéologies, conservatrice ou révolutionnaire, démocratique ou aristocratique, fidéiste ou positiviste, nietzschéenne ou marxiste ...
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Chapitre IV Nature de la société économique
Ni anarchie, ni tyrannie, mais interdépendance
Pendant des millénaires, l'homme a vécu comme un animal grégaire, dont la vie dépendait de la force du clan. L'homme comme individu est apparu tardivement, et pratiquement dans un domaine restreint: celui de la civilisation chrétienne, amalgamant l'héritage judaïque et le grécoromain. Le propre de ce nouveau type d'humanité, est que l'individu yale sens de sa destinée unique, et qu'il cherche les moyens de la réaliser par lui-même. Ces moyens sont ce qu'on appelle ses intérêts. Toutefois, la Cité antique, l'Empire romain et les structures féodales qui lui ont succédé étaient des sociétés closes, dans un monde économiquement pauvre où l'étranger était l'ennemi. Là où il s'agissait de ne pas être exterminé, la capacité d'attaque et de défense étaient des atouts essentiels. Le pillage et l'esclavage étaient une réponse à la menace de famine. La révolution économique
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provoquée par l'apparition de l'industrie et du commerce mondial, a renversé les données du problème humain. La nation autarcique et souveraine est désormais anachronique. Il est désastreux de considérer encore l'interaction des intérêts individuels à la manière des affrontements entre les hordes originelles. Paradoxalement, les progrès de l'analyse économique ont aggravé, plutôt que dissipé, cette vision fausse. La tournure d'esprit de notre temps, imbu des succès de la physique et des mathématiques, l'a conduit à découper l'observation de la vie économique selon deux aspects extérieurs. La microéconomie étudie comment les agents prennent leurs décisions à l'échelon individuel. C'est le domaine exploré depuis Adam Smith, mais où l'on a trop tendance à surévaluer les mobiles à court terme de l' homo oeconomicus. Cependant que la macroéconomie étudie les résultats des statistiques, où se traduisent l'influence de la politique des États et celle des groupes d'intérêts. D'où les notions plus récentes - et en grande partie sans la moindre valeur - de « niveau de vie », de « revenu national », de « brut» ou de « net », des « balances des paiements» et tant d'autres concepts entrés, hélas, dans le langage courant. Un instrument d'analyse qui rejoint plus profondément la nature complexe de l'activité a été précisé par le philosophe économiste EA. Hayek (prix Nobel 1974). Il s'agit de la distinction entre deux phases complémentaires. Celle où des groupes relativement clos s'organisent pour atteindre un objectif commun de production-consommation, groupes que EA. Hayek appelle «économies ». Celle où s'agence la coopération ouverte de ces groupes par voie d'échanges; coopération qu'il appelle « catallaxie » c'està-dire accords de réciprocité dans la poursuite d'objectifs 48
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différents. Pour éviter l'écueil d'un double sens du mot « économie » et l'emploi d'un néologisme encore peu connu, nous parlerons ci-après d'unités économiques et de milieu économique.
L'économie n'est-elle pas le champ de bataille des intérêts ? Cette idée fausse relève du « romantisme de la brutalité ». Faire la guerre, c'est prétendre imposer à l'adversaire le choix entre asservissement et destruction. Concurrence et compétition ont au contraire, sur un marché où la contrainte n'intervient pas, des conséquences bienfaisantes: les rivalités aboutissent à des méthodes de production améliorées, et à une liberté accrue tant pour les consommateurs que pour les salariés. Comme toute activité humaine, l'économie comporte des éléments passionnels, liés à la vanité, au goût de l'ascendant, à la jalousie, mais ces éléments sont moins nocifs en économie que dans tous les autres domaines. En effet, les données objectives y sont chiffrables, et les alternatives de solution nombreuses. Les intérêts sont aussi divers que les hommes, c'est pourquoi les objectifs sont souvent complémentaires, et les oppositions rarement irréductibles. Cette complémentarité est le facteur d'intégration des unités économiques où s'organise la collaboration. La diversité mouvante des objectifs particuliers parvient à un degré élevé d'harmonisation au moyen de la liberté des échanges. Le caractère commun à la collaboration d'une part, et aux échanges d'autre part, réside dans leur principe contractuel. Le réseau de ces transactions n'a pas de frontières. C'est lui qui constitue le milieu économique.
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Une économie de libres transactions n'est pas anarchique puisque, précisément, l'anarchie est marquée par l'absence d'ordre économique. Or cet ordre s'édifie sur deux structures spontanées : le commandement à l' intérieur des unités économiques et l'observation de règles de conduite dans le milieu économique. Le commandement est nécessaire pour atteindre rationnellement à travers la spécialisation des tâches, un objectif de production dont on se partage le fruit. La règle de conduite fondamentale du milieu économique réside dans le respect des engagements pris. Elle est indispensable à un niveau satisfaisant de confiance mutuelle soit pour collaborer à la réalisation d'un objectif commun, soit pour échanger si les objectifs sont différents. L'étymologie grecque du mot économie, qui repose sur oikos (la maison) et sur nomos (la règle) évoque la « tenue du ménage» autrement dit, l'art de régler l'activité de la famille de sorte que ses ressources suffisent à ses besoins. Mais, à quelque stade de complexité que ce soit, l'essence de l'activité économique consiste toujours à opérer un double choix, dans l'ordre des priorités quant aux besoins à satisfaire et dans celui de l'affectation des ressources (les biens du groupe et les services de ses membres) selon leur rareté et selon leur efficacité. À l'intérieur de l'entreprise, il ne s'agit pas d'un pouvoir, mais d'une fonction de responsabilité: choisir pour l'avantage de l'unité de production. La responsabilité de ces choix incombe forcément, en dernier ressort, à un seul individu : patron pêcheur, gérant de coopérative, intendant de domaine agricole, chef d'entreprise industrielle ou commerciale ... Lorsque l'exclusion de la contrainte est assurée par les institutions politiques, il est nécessaire d'établir par accord 50
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mutuel, tant le commandement à l'intérieur de l'unité économique, que la contrepartie des services demandés à l'extérieur. C'est ce qui rend la hiérarchie interne pleinement compatible avec le principe de liberté du milieu économique.
L'homme est-il captif des phénomènes économiques? Dans le cadre de la vie en société, la liberté consiste pour chacun à établir un ordre de préférence, d'une part entre les satisfactions que l'on demande, et, d'autre part, entre celles que l'on consent à offrir en échange. La combinaison se manifeste par des choix. L'homme-animal a des besoins, l'homme-esprit a des aspirations. Il est inutile de chercher la frontière entre les premières et les secondes : en économie, seules agissent les décisions de choix qui rencontrent leur contrepartie, et aboutissent alors à une transaction. Devant une transaction possible, l'homme est d'autant plus libre qu'il est plus maître de ses désirs, ou qu'il peut fournir une contrepartie désirée par d'autres. Il dépend d'autant plus d'autrui, ou doit borner d'autant plus ses désirs, qu'il a moins d'aptitudes utilisables et moins de possibilités de chercher d'autres échangistes. La liberté est donc concrètement fonction de la compétence de l'individu et de l'ouverture du marché. Parler de mécanismes, de courbes, n'est qu'un moyen commode pour indiquer que les transactions - bien que diverses en volume et en prix pour chaque personne évoluent toutes dans un certain sens quand les conditions matérielles et psychologiques se modifient. Il y a d'autant moins « mécanisme » que, dans chaque transaction, les individus peuvent obéir à des mobiles moraux, esthé51
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tiques, humanitaires, étrangers à leur intérêt purement monétaire. De telles considérations jouent davantage entre « prochains »; elles perdent une partie de leur pouvoir modérateur quand les échanges sont anonymes (marchés mondiaux); elles en sont à peu près dépourvues quand il s'agit de groupes (nations, ou coalitions d'intérêts). Il reste que, freinée ou non par des mobiles extraéconomiques, l'adaptation de la demande aux quantités disponibles d'un bien déterminé s'opère inéluctablement: par l'augmentation des contreparties obtenues si la demande excède les disponibilités, ou par leur diminution dans le cas inverse. C'est là une application de la loi d'équilibre qui régit tout phénomène social, non sans laisser aux individus une zone irréductible d'autonomie. L'économie au service de qui? À l'ancienne vision de la vulgate marxiste, qui opposait les « capitalistes» et les « travailleurs », s'est substitué une vision où l'économie est accusée de ne fonctionner que pour elie-même, en fonction de sa propre rationalité. Cette conception n'est pas plus justifiée que la précédente. Pour s'en dégager, il suffit de reprendre la définition des facteurs de production, héritée des Physiocrates. Leur trinôme - Terre, Capital, Travail - reflète l' économie encore agraire pour l'essentiel, au milieu du XVIIIèouo siècle. La « Terre» est vue comme le substrat, tant minéral (matière) que végétal (vie), que l'homme peut améliorer mais qu'il ne crée pas. Le « Capital », c'est le cheptel (force motrice), les outils et les provisions - y compris la monnaie - nécessaires pour attendre la récolte sui vante; laquelle fournira les denrées (pouvoir d'achat réel) et les semences (réinvestissement). Aujourd'hui
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comme alors, le Capital est du travail antérieurement immobilisé dans des moyens de production, lesquels n'ont pu être créés qu'au moyen d'une épargne, c'est-à-dire en renonçant à une part de la consommation possible. L'analyse classique, toujours valable, doit être généralisée en fonction de la réalité plus complexe de l'économie industrielle. On peut la résumer sous forme d'équation : p= R + (T x M)
Production égale Ressources plus Travail multiplié par Machine
Il convient de noter que, dans cette formule, le mot « Machines » est chargé de la fonction de coefficient. On ne peut en effet augmenter rapidement, ni la masse des ressources brutes sur lesquelles s'exerce le travail humain, ni ce travail lui-même. En revanche, lorsque le travail est équipé de façon à utiliser l'énergie, son efficacité est multipliée. C'est le secret de la productivité. Quant au mot capital, il désigne trois formes de richesses lorsqu'elles interviennent dans la production. D'abord les ressources que sont le sol, les bâtiments, les sources d'énergie, les matières premières ... Ensuite, les réserves financières, constituées des encaisses et des créances; enfin, les équipements mécaniques. A proprement parler, ne sont « capitalistes » que les propriétaires des ressources et des réserves. Mais celles-ci ne deviennent productives industriellement que lorsqu'elles sont investies. Or, à partir du moment où elles le sont, ces richesses ne sont plus commandées par leur propriétaire, mais par leur utilisateur, qui en cette qualité, est un travailleur d'un genre particulier : l'entrepreneur.
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Par conséquent, l'opposition entre « travailleurs » et « capitalistes », qui régna si longtemps et qui menace sans cesse de resurgir, était d'ordre rhétorique et non pas logique. Ce n'est pas elle, en tout cas, qui peut définir deux formules distinctes de l'économie industrielle moderne. Celle-ci, par la force des choses, est fondamentalement une économie d'entreprise. L'économie contemporaine est partout fondée sur du capital, des machines, et de la maind'œuvre dirigée par des dépositaires de la fonction de commander un cycle de production. La différence des régimes réside dans le mode d'accession à la direction des entreprises, et pas ailleurs. En économie de marché, ce sont les consommateurs qui décident (même si c'est par un suffrage très indirect!) sinon ce sont les détenteurs du pouvoir politique.
Peut-on déterminer un juste prix? La première idée qui vient à l'esprit devant une telle question est que la valeur d'un bien est, sans plus, celle des services incorporés. Mais quelle est la valeur des services incorporés? En réalité, il faut commencer par distinguer valeur d'usage et valeur d'échange. La valeur d'usage d'un bien est subjective : c'est la somme des services escomptés par le possesseur ou l'acquéreur. La valeur d'échange est doublement subjective : les deux échangistes se mettent d'accord parce qu'ils ont une vue opposée sur la valeur d'usage des biens échangés. Chacun estime davantage ce qu'il obtient, que ce qu'il cède. De plus, valeur d'usage et valeur d'échange n'ont pas de proportion directe avec les services payés par le producteur pour fabriquer le bien considéré; le total de ces rémunérations constitue le coût de revient. S'il fallait, par 54
Nature de la société économique
exemple, construire aujourd'hui la pyramide de Kéops, son coût de revient excéderait évidemment sa valeur d'usage. Pourtant, les anciens Égyptiens l'ont construite, parce qu'ils comptaient en être d'autant mieux protégés par les mânes d'un pharaon si immensément glorieux. Ils n'avaient pas la même idée que nous de la valeur d'usage du monument. Il y a néanmoins une relation entre le coût de revient et la valeur d'usage ou d'échange, d'un bien. Quand le premier excède durablement la seconde, le bien cesse d'être produit. Dans le cas inverse, la production s'intensifie. Or, dans le coût de revient, la rémunération du travail représente le principal. Bien que l'expression soit trompeuse, la notion de valeur-travail n'est donc pas vide de sens. L'erreur commence quand on prétend la donner comme base au juste prix, ou en déduire qu'il Y a usurpation d'une plus-value. Beaucoup de travail pour un produit invendable, ne lui donne pas de prix. Nous débouchons alors sur le problème technique qui est au cœur de toute économie d'échange: celui de la formation des prix, et - encore en amont - celui de la nature, et des fonctions de la monnaie qui sert à définir ces prix. Car finalement - l'expérience soviétique l'a prouvé a contrario - le caractère le plus marquant de l'économie d'entreprise moderne est d'être une économie monétaire.
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Chapitre V Le rôle de la monnaie commune dans une économie d'échanges
Comment des valeurs subjectives peuvent-elles se traduire en prix objectifs?
L'analyse précédente permet de le comprendre, en se référant parallèlement à l'histoire des moyens de paiement. C'est effectivement un point très important car il met en lumière la nécessité de lier tous les prix à une vraie monnaie, c'est-à-dire à une« tierce marchandise» réelle et universellement désirée. On nous excusera donc de reprendre succinctement cette classique question d'école. Deux valeurs d'usage inégalement désirées aboutissent à un troc, qui dégage deux valeurs d'échange relatives (1 bœuf contre 4 chèvres; une chèvre contre 10 lapins donc un bœuf contre 40 lapins). Mais le troc engendre autant de « marchés» que le troqueur trouve de contreparties (bœuf contre mouton, contre poulet, contre farine ... ).
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Vivre libres
Seule l'apparition d'un bien acceptée par tous en règlement de la vente du bien qu'on possède ou qu'on fabrique, donne naissance à un véritable marché où le vendeur fait face à tous les acheteurs, quel que soit le bien qu'ils possèdent ou fabriquent initialement. L'échange indirect, la vente du bien contre de la monnaie et l'achat d'un autre bien contre cette monnaie, simplifie considérablement l'économie. C'est le marché qui engendre une monnaie - un instrument de transfert de pouvoir d'achat - qui est d'abord la marchandise la plus commode à échanger parce que la plus courante. Dans la Rome primitive, qui était un bourg rural, la première monnaie a précisément été la « tête de bétail» (pecunia), remplacée ensuite par son signe monétaire : un lingot de bronze portant l'image d'un bœuf. (D'où l'expression « avoir un bœuf sur la langue », avoir été payé pour se taire). Le métal est en effet plus facile à conserver et transporter que le bétail. L'unité de marchandise-référence devient un poids de métal déterminé : la livre est un nom dérivé du mot «balance» (libra, d'où dérive «équi-libre », poids égaux). Comme ce poids de métal peut se diviser en petites fractions homogènes, il est pratique de se servir de pièces, en échange desquelles les marchandises de peu de valeur peuvent également être achetées ou vendues plus aisément que troquées. D'où la généralisation du prix en monnaie métallique (implicitement en poids de métal) et l'incorporation du système des prix au système des poids et mesures. La valeur d'usage de telle ou telle quantité de monnaie ne cesse pas pour autant d'être subjective, car les encaisses que les individus désirent conserver sont variables de l'un à l'autre. Et, pour chacun, elles sont variables dans le
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Le rôle de la monnaie commune dans une économie d'échanges
temps selon les emplois possibles du pouvoir d'achat qu'elles représentent. Mais comme le métal monnayé a un coût de revient, et que ce coût peut être comparé à celui de toutes les autres marchandises, il s'établit à partir de cet « étalon » relativement stable une échelle des prix générale.
Peut-on donner un prix au travail comme à de simples marchandises? Nous rencontrons derechef un « faux problème ». Il n'y a pas de différence de nature entre travail et marchandises, parce que l'on n'achète et ne vend jamais que des services. Une brève analyse est à nouveau nécessaire. Dans un échange de biens, qu'ils soient bruts (les ressources) ou fabriqués (les produits), ce qui est déterminant pour chaque échangiste c'est la valeur d'usage des marchandises une fois leur transfert opéré. Cette « valeur » est l'estimation des services que le nouveau possesseur compte tirer du bien acquis. Celui qui achète une journée du travail d'autrui, achète directement des services. L'acheteur paie ces services avec de la monnaie, qui permettra au travailleur d'acheter à son tour des services, incorporés ou non à des marchandises. On peut dire, par conséquent, que le marché du travail est celui où s'achètent des services actuels, non incorporés à un objet; tandis que le marché des biens est celui où s'achètent des services futurs, incorporés à des objets. Reste que du point de vue moral, il faut traiter celui à qui l'on achète ses services contre un salaire, comme un prochain. Mais le boucher à qui j'achète un bifteck est aussi mon prochain, et si je trouve mieux chez son confrère, ou aussi bien à moindre prix, je n'enfreins pas la 59
Vivre libres
morale en changeant de fournisseur. La loi qui m'empêcherait de suivre ainsi mon avantage serait, elle, contraire au droit naturel; car elle me priverait de ma liberté de choix, et conférerait un privilège au premier boucher au détriment du second. En conclusion, on échange toujours des services contre d'autres services. Il n'y a pas de différence fondamentale entre apprécier la valeur d'échange de services contre monnaie, et la valeur d'échange de biens contre monnaie. La formation des prix est par nature la même dans les deux cas, et le rôle de la monnaie y est aussi indispensable.
Qui a le droit de battre monnaie? Quiconque est en mesure d'offrir un bien susceptible de servir de référence commune à des échanges, a naturellement liberté de le faire. C'est le rôle des cigarettes dans un camp de prisonniers. Par conséquent, quiconque possède du métal monnayable doit pouvoir le transformer en pièces de monnaie, à condition de ne pas tromper les preneurs sur la« marchandise ». Il suffit pour cela de graver sur la pièce son poids et son titre, ou un symbole comportant la même signification. Le pouvoir d'achat de ces pièces sur un marché libre, est celui du poids de métal fin, tel qu'il ressort, d'une part de son coût de revient (ce qu'il coûte à produire) et, d'autre part, des quantités de monnaie métallique en circulation ainsi que de la concurrence des autres moyens de paiement. Cette monnaie en frappe libre a effectivement existé. Elle était directement façonnée par des ateliers de monnayeurs d'or dans plusieurs villes des États-Unis au XIXèmc siècle. Ailleurs elle était issue des Banques d'État
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Le rôle de la monnaie commune dans une économie d'échanges
chargées de débiter des lingots (système de l'Union latine avant 1914). L'or n'est-il pas trop rare pour servir de monnaie universelle? Même en supposant que les gens n'acceptent aucun autre moyen de paiement que des pièces d'or, le problème se résoudrait selon la loi de l'offre et de la demande; c'està-dire qu'une monnaie or-poids verrait son pouvoir d'achat augmenter si elle était plus demandée que les marchandises (et baisser dans le cas contraire), jusqu'à ce que le prix de la monnaie soit en équilibre avec les besoins de paiement. Le phénomène d'une baisse de pouvoir d'achat de l'or s'est notamment produit au XVlèm