DE PLAIN-PIED DANS LE MONDE
(Q L'Harmattan,
2009
5-7, rue de l'Ecole polytechnique,
75005
http://www.librairieharmattan.com diffusion.
[email protected] harmattan
[email protected] ISBN: 978-2-296-07957-1 E~:9782296079571
Paris
Olivier Orain
DE PLAIN-PIED DANS LE MONDE Écriture et réalisme dans la géographie française au XXe siècle
L'Harmattan
Remerciements La publication de cet ouvrage, largement dérivé d'un travail de thèse, n'aurait pu se faire sans le soutien de Claude Blanckaert, directeur de la collection « Histoire des Sciences humaines» à L'Harmattan. Je voudrais aussi remercier les membres actifs du Centre Koyré et de la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSR). Trois personnes ont joué un rôle décisif dans la mise à bien de ce travail: Marie-Claire Robic, qui depuis 1992 ne m'a jamais ménagé son temps, ses encouragements, ses conseils; Marie-Pierre Sol, qui depuis dix ans est une interlocutrice de tous les instants; Claire Grain, qui m'a fait profiter de ses jugements avertis sur mes spéculations poéticiennes, outre qu'elle a été mon soutien durant de nombreuses années. Il me faudrait aussi mentionner: Nicole, Lise et Michel Roux, Emmanuel Meillan, Mélanie Foulon, Frédérique BIot, Bertrand Desailly. Je voudrais aussi remercier tous mes camarades de l'équipe Épistémologie et histoire de la géographie (E.R.GO), pour leur écoute et leurs conseils avisés lors de mes interventions en séminaire, avec une adresse particulière à Jean-Marc Besse, Jean-Louis Tissier, Micheline Roumegous et Pascal Clerc. Ultérieurement, diverses personnes m'ont permis de faire avancer mes investigations post-doctorales, notamment plusieurs de «mes» auteurs: Roger Brunet, le Groupe Dupont, et ceux qui sont devenus des amis chers, Franck Auriac et Claude Raffestin. J'aurais mauvaise grâce d'oublier mes étudiants de l'université de Toulouse-Le Mirail, qui de 1996 à 2006 ont été les premières victimes de mes interprétations de la littérature disciplinaire. La section 39 du CNRS, en m'accueillant en détachement, de 2001 à 2004, m'a permis d'achever ma thèse dans des conditions idéales. Depuis 2006, j'ai été élu sur un poste de chargé de recherches par cette même section 39, ce dont je lui suis infiniment reconnaissant. Cette publication n'aurait jamais vu le jour sans l'intervention de quelques anges gardiens qu'il me faut citer pour rendre hommage à leurs soins: les équipes du centre des Peupliers (Paris) et de l'institut Claudius-Regaud (Toulouse), Nicole Le Leyour-Carlier, Jacques Bataille, Nicolas Colbert, Henri Roché, Jean-Pierre Suspène, Joseph Makdessi, Pascale Rivera, Corinne Gurliac, Martine Delannes, Loïc Mourey, François Olivier, Laurent Brouchet, sans oublier tous ceux avec lesquels je n'ai pas eu de contact direct, mais qui ont contribué à rendre les combats efficaces. Merci aussi tout particulièrement à Martine Dupuy et Yves Ellul. Mes beaux-parents, Christian et Martine Fouanon, ont été un soutien précieux durant toutes ces années. Ella et Dominique Grain savent tout ce dont je leur suis redevable, à commencer par le plus précieux: une certaine façon d'aborder le monde. Il y aurait tout le reste, mais ce sont là affaires privées.
Ce livre est dédié à Agathe et Lucile
- Dans votre roman Feu pâle, un des personnages dit que la réalité n'est ni le sujet ni l'objet de l'art authentique qui crée sa propre réalité. Quelle est cette réalité? - La réalité est une chose très subjective. Je ne peux la définir que comme une accumulation graduelle de l'information, comme une spécialisation. Si nous prenons un lys, ou tout autre objet naturel, un lys a plus de réalité pour un naturaliste que pour un profane, mais il a encore plus de réalité pour un botaniste. Et le botaniste spécialisé dans les lys parvient à un stade plus élevé encore de la réalité. Vous pouvez vous approcher constamment de la réalité, pour ainsi dire, mais vous ne serez jamais assez près, car la réalité est une succession infinie d'étapes, de niveaux de perception, de doubles fonds, et par conséquent elle est inextinguible, inaccessible. Vous pouvez connaître une chose de mieux en mieux, mais jamais vous ne saurez tout sur cette chose,' c'est sans espoir. Vladimir Nabokov (entretien avec P. Duvall-Smith et C. Burstall, publié dans Parti-pris, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 17)
Mais l'abondance des significations encloses dans chaque phénomène de l'esprit exige de celui qui les reçoit, pour se dévoiler, cette spontanéité de l'imagination subjective pourchassée au nom de la discipline objective. L'interprétation ne peut pas faire ressortir ce qu'elle n'aurait pas en même temps introduit. Ses critères, c'est la compatibilité de l'interprétation avec le texte et avec elle-même, et sa capacité de faire parler tous ensemble les éléments de l'objet. Theodor Wiesengrund
Adorno
(>« occidentale », «méridionale» et «orientale », avant de pénétrer dans «l'Arabie intérieure» : « Du golfe d'Akaba jusque vers le vingtième parallèle, le rebord montagneux qui porte le nom de Hedjaz est une triste contrée de pentes raides et croulantes, sans pluie, sans végétation. Au Nord, dominant la plaine côtière, des roches cristallines, granit et porphyre, qu'on croit riche en métaux, forment le socle montagneux: c'est le Madian, sur lequel s'appuient vers l'Est les tables de grès et de calcaire de l'Arabie Pétrée. Bientôt des basaltes apparaissent, témoignage des dislocations; le rebord se décompose en plusieurs gradins, crêtes superposées dont la plus haute atteint 2750 mètres. La sécheresse est grande dans toutes ces montagnes: les pluies sont aussi rares qu'irrégulières, et peuvent faire défaut plusieurs années de suite. Le Madian, pays maudit, mérite par son
-----------1. Par performatif, la linguistique pragmatique entend un énoncé qui réalise une action au lieu de simplement la décrire. Exemples: «je jure» ou «je m'engage à». 2. L'hyperbole a pour principe d'« augmenter ou diminuer excessivement la vérité des choses pour qu'elle produise plus d'impression» (Littré). 3. Une hypotaxe est une phrase à grand développement, visant à souligner par son rythme « l'ordonnance logique des idées ou des faits qui y sont mis en relief» (Dupriez, 1984: 338). L'effet de mimétisme est sans doute voulu par Blanchard; il fait écho à «l'immense Caucase oriental» qu'évoque le texte.
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aridité, comme par les hypothétiques trésors de ses minerais inexploités, d'être comparé aux tristes montagnes du désert d'Atacama» (Blanchard, 1929: 172). On retrouve le même caractère composite de la description, empilant ici considérations esthétiques, indications géologiques, climatiques, croyances rapportées, plus ou moins légendaires. De facto, la faiblesse de la documentation doit nourrir le caractère hétéroclite du discours. Artifice banal de la rhétorique itinérante, c'est l'enchaînement des horizons géologiques qui motive la progression du texte. Si l'on revient à l'ensemble de ces itinéraires, il est nécessaire de souligner que la progression n'est pas nécessairement linéaire et peut intégrer des incursions «ve rs l'intérieur », des développements thématiques (la pêche à la perle, par exemple: 177) ou des pauses, durant lesquelles la description «fait étape» dans un lieu remarquable (Bahrein: 178) ou pour souligner un fait historique émergent (la monarchie wahabite : 183-184). Fractionnement et itinérance apparaissent donc comme des procédés fondamentaux de la description géographique classique. Il faut insister sur le fait que les deux procédés à l' œuvre se retrouvent chez la plupart des postvidaliens, et non pas uniquement chez l'auteur ici pris pour exemple. Il serait cependant important d'indiquer en quoi le descriptif ne suffit pas à rendre compte des opérations classificatoires utilisées pour décrire, et inversement de mettre en évidence d'autres ressources du devisement régional. Dans les thèses, le récit historique joue un rôle beaucoup plus important que dans les ouvrages de vulgarisation. Mais, faute de pouvoir tout dire, nous n'entrerons pas davantage dans le détail de l'écriture empirique des géographes postvidaliens. Qu'on précise toutefois qu'il s'agit là d'un monde en soi pour l'herméneutique textualiste. Il faudrait par ailleurs examiner l'articulation du descriptif avec d'autres genres (explication, récit, actualisation, etc.) auxquels ont recours les géographes et mesurer leur place dans l'économie du discours. En définitive, rien de plus construit, rien de plus artificieux que les procédés qui permettent à un auteur de donner l'illusion qu'il restitue une réalité que son lecteur pourrait presque toucher. Les écrivains réalistes dotés d'un minimum de talent, de Maupassant à Tony Duvert et de Tolstoï à Patrick White, n'ont jamais fait preuve d'angélisme à l'égard de ce réel que seul un effet impatronise (Barthes, 1982), niant par avance la possibilité d'écrire sous la dictée des «faits ». Les « écrivants» (Barthes, 1981) géographes de la génération postvidalienne, en revanche, ne se sont jamais départis d'un idéal de plain-pied au monde qu'ils étaient amenés à trahir par leurs pratiques d'écriture. Le contrat de lecture ne pouvait fonctionner qu'en subvertissant les principes réalistes qui le fondaient. Encore eût-il fallu que ceux-ci fussent cohérents et explicitables. Demeure, enfin, la question du caractère littéraire (ou littérarité) de cette production descriptive, comme dépassement des contradictions du réalisme. Pour une bonne part, il s'agit de la caractéristique la plus universellement décriée par les géographes en révolution des années 1970. À
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plus d'un titre, si les figures de rhétorique abondent chez les postvidaliens, on peut douter de la nature véritablement littéraire du corpus qu'ils ont engendré. Celui-ci est trop littéral, trop marqué par le fétichisme de l'objet, trop naïvement réaliste. Il y va peut-être d'un manque de réflexion des postvidaliens dans leur ensemble sur la question de la « représentation », qui leur apparaissait certainement contingente. Or, justement, le seul qui y a réfléchi de manière approfondie est l'un des
plus marginaux parmi les « postvidaliens », mais aussi celui qui aurait pu fournir un correctif important par rapport à la doxa réaliste en cours d'imposition: Camille Vallaux. Camille Vallaux, figure d'exception? Depuis trois décennies, C. Vallaux a été progressivement «redécouvert» par divers historiographes de la géographie (Carré, 1978 ; NicolasObadia, 1984b; Garel, 2001 ; Alessandro, 2003). Le fait de n'avoir jamais exercé en université a certainement nui à la diffusion de ses conceptions, exprimées notamment dans un ouvrage fort stimulant, Les Sciences géographiques (1925), dont on peut facilement imaginer qu'il ait pu dérouter les lecteurs habituels de la géographie classique. Animé par une foi dans la science et un rationalisme qui ont peu d'équivalent parmi ses collègues et contemporains, il s'est livré dans cet ouvrage à une analyse de ce qu'était, ou aurait dû être, la discipline, analyse nettement plus abstraite, spéculative et principielle que toutes les autres productions réflexives de l'École française de géographie. On peut à bon droit se demander si l'inclination de cet auteur peu commun à l'abstraction n'explique pas au moins pour partie son relatif isolement dans la géographie savante de son temps. En outre, il s'est impliqué ouvertement dans un certain nombre de débats publics, rompant avec la posture du savant replié dans sa tour d'ivoire. Son hétérodoxie était à tout le moins double, même si elle ne fut pas complète, n'en déplaise à ceux qui, tels G. Nicolas-Obadia, voudraient l'ériger en père de substitution de la géographie scientifique. Même en se défiant du présentisme, la lecture des Sciences géographiques est, il faut l'avouer, troublante et rafraîchissante, suggérant des anticipations qui n'ont parfois jamais été reformulées, à ma connaissance, avant les années 1970. Un réaliste, tout de même Au cœur de la réflexion de C. Vallaux se situe le problème de l'identité scientifique de la géographie. Ainsi que son titre le suggère, Les Sciences géographiques suppose une pluralité du « géographique », en ce sens que la géographie n'est pas la seule à pouvoir se prévaloir d'un
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«abord* » 1 ou « conception» qu'elle est en revanche la seule à mettre au centre de son projet épistémologique. L'auteur utilise plusieurs formalisations lexicales, «synthèse », « complexus », « combinaison », pour désigner les objets que la discipline a tendance à formaliser d'emblée, là où la plupart des autres sciences commencent par décomposer ou analyser : «Il faut avouer que la Géographie a déjà fait beaucoup de synthèse, tout en ne disposant que d'analyses peu nombreuses, insuffisantes ou erronées» (Vallaux, 1925 : 28). Loin de regretter cet état de fait, C. Vallaux l'érige en critère de distinction. Usant d'une métaphore chi-
mique, à visée apologétique, il distingue les « sciences moléculaires» et les « sciences molaires» : alors que « toutes les autres sciences d'observation, qu'elles appartiennent au groupe des sciences naturelles ou à celui des sciences sociales [...] commencent par découper la réalité en fragments de plus en plus menus, tant par l'observation directe que par l'observation instrumentale, avant de la recomposer par des synthèses qui visent de suite à l'explication rationnelle », « la Géographie se présente comme une science de masses, une science molaire, ou mieux comme une science de groupement» dont « la première synthèse» « ne vise qu'à la description pure» (ibid. : 59-60). Si malgré tout le « géographique» conserve quelque légitimité, c'est en vertu du constat de « l'inéluctable connexion spatiale de tous les faits étudiés» (ibid. : 79) séparément par les sciences « moléculaires », qui implique que certaines d'entre elles se préoccupent de « localisation» de façon non fortuite ou rencontrent, lors de leurs efforts de synthèse, le problème de la variabilité «spatiale» des groupements qu'elles examinent a posteriori. Généralisant cette idée de la pertinence du «spatial» (en tant que différenciation) dès lors que l'on s'intéresse à des «faits de masse », C. Vallaux retourne l'argument pour fonder rationnellement la géographie: si les «faits de masse» (ou d'agrégation/combinaison) sont une constante de la « réalité» terrestre, pourquoi ne pas envisager une science qui s'intéresserait spécialement à ceux-là? «C'est l'idée générale du groupement, complétée par la conception d'ensemble du dynamisme, qui nous donne les premières bases rationnelles, en dehors de la localisation tout empirique, pour entrevoir l'unité profonde de la Géographie à travers les dualismes que nous avons d'abord reconnus» (ibid. : 80). Cet abord particulier des « réalités» n'est pas confortable, et pas seulement parce qu'il place la géographie en porte-à-faux par rapport aux méthodologies scientifiques standard. Il y va aussi de « méthodes» « qui ne sont pas et ne sauraient être immuablement fixées» (ibid. : 160) et ont un caractère précaire: « il n'est peut-être pas un des grands faits de la Géographie [...] qui ne puisse être vu et étudié d'un autre côté et au moyen
-------------1. Le lexème abord* (