Etats-Unis
“Occupy Wall Street” s’enracine
France
Hollande : premiers jugements
www.courrierinternational.com N° 1094 du 20 au 26 octobre 2011
In English Notre rubrique en V.O.
Tunisie Année zéro La révolution, les libertés, l’islamisme
Réalités Business News Kapitalis Maghreb émergent Leaders Webdo
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Sommaire
PIERRE-EMMANUEL RASTOIN
Nous avions le choix : faire notre couverture sur la Tunisie ou sur le mouvement Occupy Wall Street, qui a pris le week-end dernier une certaine ampleur. Vous lirez à ce propos deux articles tirés de la presse américaine de gauche qui expliquent comment un simple message lancé courant juillet a peu à peu débouché sur une occupation dans plusieurs villes… Mais, finalement, nous avons choisi de revenir sur ce pays du Maghreb où tous les printemps et toutes les indignations ont commencé. Sans la révolte tunisienne, peut-être l’année 2011 aurait-elle été moins passionnante. Cette révolution est la seule qui ait réussi à l’heure actuelle, c’est-à-dire qui débouche sur un changement complet de régime et bientôt de Constitution. Le dimanche 23 octobre, près de 7 millions de Tunisiens pourront voter librement pour la première fois de leur histoire, dans un scrutin où le multipartisme n’est pas un vain mot. On dénombre en effet plus de 110 formations différentes et des dizaines de journaux nouveaux. Nous reprenons d’ailleurs des articles de ces publications nées dans l’effervescence de ce printemps qui dure. Car, malgré une situation économique difficile, les Tunisiens croient en un avenir meilleur, bien que certains d’entre eux craignent de voir les islamistes gâcher la fête. Il est certain que leur principal parti, Ennahda, aura beaucoup de voix – peut-être plus de 30 %, dit-on. Mais cette formation s’est engagée à respecter les acquis de la révolution en termes de liberté, et son porte-parole, Sayid Ferjani, affirme qu’il ne veut pas inscrire la charia dans la Constitution et se prononce pour un régime parlementaire qui éviterait toute tentation autocratique. Même sur la question du voile, Ennahda fait preuve d’un libéralisme étonnant. Il est donc possible que ce parti devienne le grand parti conservateur, à la manière de l’AKP turc, face à une gauche plus laïque qui devra se rassembler si elle veut prendre le pouvoir. Les islamistes sont pragmatiques. Ils savent bien que la Tunisie vit en grande partie du tourisme et ne peut se permettre une guerre de religion. C’est du moins ce que l’on peut espérer après ce sansfaute de la révolution depuis neuf mois. Philippe Thureau-Dangin
P.-S. : Vous trouverez dans nos pages cette semaine une rubrique “Courrier in English” avec des articles très intéressants (dont vous pouvez lire la traduction sur notre site). Cette rubrique reviendra chaque mois, le troisième jeudi. Have fun reading this!
En couverture : Une jeune Tunisienne diplômée en langue italienne, Tunis, mars 2011. Photo de Martin Barzilai, Picturetank.
13 Chili Dick Cheney à la sauce Pinochet Thaïlande Un gouvernement vite submergé Etats-Unis Une saine révolte contre l’injustice Tibet Poèmes pour des moines immolés
En couverture
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Ne gâchez pas votre printemps
Les opinions
16 Tunisie année zéro L’élection, le 23 octobre, d’une Assemblée constituante est un tournant pour la Tunisie. C’est le premier scrutin libre depuis l’indépendance du pays, en 1956. Après des décennies de régime à parti unique, les Tunisiens découvrent le multipartisme. Toute la société est en effervescence, même si certains craignent un succès islamiste.
Spécial emploi Les robots bousculent le marché du travail
D’un continent à l’autre 23 France Primaire Avec Hollande, les Français vont adorer s’ennuyer Primaire Un candidat mou ou combatif ? 26 Europe Grèce Les Robins des bois de l’électricité Royaume-Uni Les lobbys, le ministre et son témoin de mariage République d’Irlande Des mitraillettes à la présidence Suisse La crise ? Quelle crise ? Russie L’oligarque et l’infirmière 32 Amériques Etats-Unis Après le printemps arabe, l’automne américain Argentine Le colistier rock’n’roll de Cristina Kirchner 38 Asie Myanmar Comme un petit air de glasnost Chine Des suicidés bien embarassants
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Editorial
6 Planète presse 8 A suivre 11 Les gens
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n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011
Etats-Unis Après le printemps arabe, l’automne américain 40 Moyen-Orient Egypte Pourquoi les coptes vivent dans la terreur Arabie Saoudite Dans la peau d’une femme 42 Afrique Afrique du Sud Rien n’arrête Areva dans sa conquête nucléaire 44 Courrier in English Tous les mois, Courrier international vous invite à un voyage en v.o. dans les presses anglophones. Prochain rendez- vous dans CI n° 1098 du 17 novembre 47 Spécial emploi Technologie Logiciel malin cherche emploi hautement qualifié Opinion Etre bon ne suffit plus, il faut être le meilleur Gagnants et perdants Toujours plus d’inégalités face au travail 54 Ecologie Chine La folie des îles artificielles
Long courrier 56 Prix Courrier international 2011 “La Part de l’homme“ de Kari Hotakainen 60 Design Un fauteuil fait main à 24 euros 62 Spiritualités Sociologie du chapelet 66 Insolites Scrabble et fouille au corps
France Avec Hollande, les Français vont adorer s’ennuyer
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Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011
courrierinternational.com Parmi nos sources cette semaine The Atlantic 430 000 ex., Etats-Unis, mensuel. Depuis 1857, la prestigieuse revue traite de politique et de culture et continue de publier de courtes œuvres de fiction. Les sujets du moment y sont traités par des acteurs importants du monde politique ou littéraire américain. En 2008, The Atlantic Monthly devient The Atlantic tout court. Caixin Wang (caixing.com) Chine. En reprenant en janvier 2010 le magazine économique Xin Shiji Zhoukan, la journaliste de renom Hu Shuli a aussi entièrement rénové son site. Dans sa nouvelle maison, l’ancienne rédactrice en chef du célèbre bimensuel Caijing, poursuit une ligne éditoriale clairement libérale et réformatrice. Clarín 650 000 ex., Argentine, quotidien. Né en 1947, “Le Clairon” est le titre le plus lu d’Argentine. Il couvre l’actualité nationale et internationale. Fait rare sur le continent, Clarín est présent dans plusieurs pays d’Amérique latine grâce à son réseau de correspondants. Eleftherotypia 80 000 ex., Grèce, quotidien. Créé juste après la chute de la dictature militaire en 1974, avec pour devise “Le journal des journalistes”, “Liberté de la presse” a toujours été marqué au centre gauche. Il appartient au groupe Tegopoulos SA. Global Post (globalpost.com) Etats-Unis. Lancé en 2009, ce site regroupe 65 correspondants étrangers. C’est avec la syndication de ses contenus que le Global Post espère prospérer. Il s’est déjà entendu avec The New York Daily News, qui y voit un moyen d’externaliser son service international.
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Planète presse
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Courrier international n° 1094 Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal septembre 2011 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13
The Guardian 364 600 ex., Royaume-Uni, quotidien. Depuis 1821, l’indépendance, la qualité et l’engagement à gauche caractérisent ce titre qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays.
Helsingin Sanomat 436 000 ex., Finlande, quotidien. Fondée en 1889, la “Gazette d’Helsinki” est le premier quotidien finlandais et nordique en termes de diffusion. Il reste le seul quotidien national en langue finnoise depuis la faillite de son concurrent conservateur Uusi Suomi (“Nouvelle Finlande”), en 1991. The Huffington Post (huffingtonpost.com) EtatsUnis. Fondé en 2005 par la femme d’affaires Arianna Huffington, ce quotidien électronique marqué à gauche qui n’était au départ qu’un agrégateur de blogs s’est imposé comme l’un des sites les plus influents du web politique américain. Kapitalis (kapitalis.com), Tunisie. Lancé en mars 2010, ce portail d’information en langue française est dédié à la Tunisie et aux autres pays du Maghreb. Bien que centré sur l’économie, il s’intéresse aussi à la culture, aux faits de société et à la politique. Leaders (leaders.com.tn), Tunisie. Créé en 2008, ce site se veut ouvert aux “opinions et blogs qui favorisent la pluralité des points de vue et suscitent les échanges”. Sa rubrique “success story” met en valeur des réussites individuelles et collectives. Leaders publie aussi des
analyses politiques et économiques sur la Tunisie. Maghreb émergent (maghrebemerg ent.com), Algérie. Le portail d’information, lancé en mars 2010 par un groupe de journalistes algériens, est la propriété de la SARL Interface Médias et se présente comme le premier site économique du Maghreb. En plus des données statistiques et financières sur les pays de l’Afrique du Nord, il propose des informations et des analyses politiques. Mother Jones 180 000 ex., Etats-Unis, bimestriel. Lancé en 1976 par quelques passionnés de journalisme d’investigation, Mother Jones revendique fortement son identité progressiste et contestataire. Ce magazine de gauche, d’envergure nationale, traite de l’actualité ainsi que des grands enjeux de notre temps : environnement, justice sociale, etc. The Nation 117 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé par des abolitionnistes en 1865, résolument à gauche, The Nation est l’un des premiers magazines d’opinion américains. Des collaborateurs tels que Henry James, Jean-Paul Sartre ou Martin Luther King ont contribué à sa renommée. Nezavissimaïa Gazeta 42 000 ex., Russie, quotidien. “Le Journal indépendant” a vu le jour en 1990. Démocrate sans être libéral, dirigé par Vitali Tretiakov, une personnalité du journalisme russe, il fut une tribune critique de centre gauche. Il est aujourd’hui moins austère, plus accessible, et moins virulent. L’Orient-Le Jour Liban, quotidien. Né en 1971 de la fusion des deux plus grands quotidiens francophones de Beyrouth, L’Orient et Le Jour, le titre est diffusé au Liban et dans les pays abritant des communautés libanaises. Il reste proche
des préoccupations des chrétiens libanais. The Phnom Penh Post 5 000 ex., Cambodge, quotidien. Bimensuel à sa création en 1992, le titre est devenu quotidien en 2008. Animé par une équipe de journalistes cambodgiens et expatriés, il a révélé de nombreux scandales politiques et enquête régulièrement sur les violations des droits de l’homme. Al-Qabas 50 000 ex., Koweït, quotidien. Certainement le titre le plus prestigieux de ce petit émirat pétrolier. Fondé en 1976, il appartient à cinq grandes familles et constitue donc le porte-voix des intérêts de la bourgeoisie libérale.
Le Quotidien 25 000 ex., Sénégal, quotidien. Lancé en 2003 par une équipe issue de l’école panafricaine de journalisme de Dakar, Le Quotidien se distingue par ses enquêtes et ses longs reportages. Sa ligne éditoriale, très critique vis-à-vis du président Abdoulaye Wade, a valu au journal plusieurs procès et l’arrestation de certains de ses journalistes. Réalités Tunisie, hebdomadaire. Fondé en 1979, cet hebdomadaire s’est toujours démarqué des titres tunisiens en accordant une large place aux faits de société. Mais, en matière politique, il n’a pas fait preuve de plus d’audace que ses confrères jusqu’à la chute du régime de Ben Ali (14 janvier 2011). Depuis la “révolution du jasmin”, il commence à proposer des analyses critiques.
South China Morning Post 261 000 ex., Chine (Hong Kong), quotidien. Ce journal en anglais, proche des milieux d’affaires de l’ex-colonie britannique, effectue un bon suivi de la Chine, en particulier en ce qui concerne l’économie et la Chine du Sud. Depuis la rétrocession de Hong Kong à la Chine (1997), les éditoriaux sont de plus en plus timorés. Der Spiegel 1 076 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Un grand, très grand magazine d’enquêtes, lancé en 1947, agressivement indépendant et qui a révélé plusieurs scandales politiques. propose des interviews d’intellectuels engagés. La Stampa 400 000 ex., Italie, quotidien. Le titre est à la fois le principal journal de Turin et le principal quotidien du groupe Fiat, qui contrôle 100 % du capital à travers sa filiale Italiana Edizioni Spa. Depuis quelque temps, La Stampa fait place à une grande photo à la une, ce qui lui a valu plusieurs prix de la meilleure une en 2000. Der Standard 63 000 ex., Autriche, quotidien. Jeune journal libéral, à dominante économique, et qui pratique une politique de suppléments vivants et variés. Watani Egypte, hebdomadaire. Fondé en 1958 par l’intellectuel copte Antoun Sidhom, “Ma Patrie” est devenu la voix de la communauté copte d’Egypte. Le magazine réclame l’égalité des droits et des devoirs entre tous les Egyptiens sans adopter un ton extrémiste.
Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel
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Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage Maury, 45191 Malesherbes. Routage France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Justine Astre, Gilles Berton, JeanBaptiste Bor, Isabelle Bryskier, Chen Yan, Marine Decremps, Geneviève Deschamps, Monique Devauton, Bernadette Dremière, Catherine Guichard, Mira Kamdar, Jean-Luc Majouret, Céline Merrien, Lola Parra Craviotto, Albane Salzberg, Isabelle Taudière, Maddalena de Vio Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Natacha Scheubel (16 52), Sophie Nézet (16 99), Sophie Jan. Gestion Julie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13), Nicolas Guillement. Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Elodie Prost Publicité M Publicité-Publicat, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice déléguée : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher (13 97). Directrice de clientèle : Sandrine Larairie (13 47), Kenza Merzoug (13 46) Hedwige Thaler (1407). Régions : Eric Langevin (14 09). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : Cyril Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicité site Internet i-Régie, Alexandre de Montmarin tél. : 01 53 38 46 58. Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Service clients abonnements : Courrier international, Service abonnements, A2100 - 62066 Arras Cedex 9. Tél. : 03 21 13 04 31 Fax : 01 57 67 44 96 (du lundi au vendredi de 9 heures à 18 heures) Courriel :
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Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011
A suivre élections libres et transparentes”. L’opposition accuse le président sortant Paul Biya d’avoir organisé des “irrégularités massives”. Biya, 78 ans, est à la tête du pays depuis 1982. Il briguait un sixième mandat.
Italie
Téléphone rouge entre Pékin et Hanoi Après des semaines de tensions liées à leurs dissensions territoriales en mer de Chine méridionale, le temps est, semble-t-il, revenu à une météo plus clémente : Pékin et Hanoi viennent de conclure un accord maritime et même l’installation d’un téléphone rouge – une première depuis le rétablissement de leurs relations diplomatiques, il y a vingt ans. Cela dit, tous les nuages ne sont pas dissipés. Après la visite d’Etat du président vietnamien Truong Tan Sang en Inde, la réaction chinoise n’a pas tardé : le quotidien Global Times a sommé l’Inde de renoncer à un accord d’exploration pétrolière fraîchement conclu avec le Vietnam en mer de Chine. Sans quoi Pékin “réfléchira aux mesures à prendre”.
Crise de la dette
Moody’s pourrait déclasser la France
Guérillas urbaines. Samedi 15 octobre, à l’occasion de la journée mondiale des “indignés”, Rome a connu ses pires violences depuis les années 1970, avec 135 blessés dont 105 policiers. “La guerre n’est pas finie”, affirmait un militant des “black blocs” lundi 17 octobre dans le quotidien La Repubblica.
Espagne
ETA dépose les armes
ETA va-t-elle annoncer dans les prochains jours la fin définitive de ses actions armées ? Le 17 octobre, à Saint-Sébastien, une conférence internationale s’est tenue en présence de médiateurs – parmi lesquels l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, les Irlandais Gerry Adams et Bertie Ahern, et Pierre Joxe – en vue de mettre fin à la “dernière confrontation armée en Europe”. “ETA doit se prononcer très bientôt par un communiqué” sur la résolution adoptée par cette conférence, écrit El País.
Inde
Cameroun
Maruti Suzuki face aux grévistes
Vers une crise postélectorale
Les ouvriers de l’usine Maruti Suzuki à Manesar, dans le nord de l’Inde, ne lâchent rien : ils ont accepté d’évacuer l’usine qu’ils occupaient depuis le 7 octobre mais poursuivent la grève, relate le quotidien The Times of India. Ils demandent au premier constructeur automobile indien, dont le japonais Suzuki est l’actionnaire majoritaire, la réintégration de 44 salariés et de 1 200 intérimaires suspendus après la grève de septembre. Déjà mobilisés en juin, les ouvriers revendiquent de meilleures conditions de travail, un syndicat indépendant et se refusent à signer un “pacte de bonne conduite”. Malgré l’échec des négociations, la production a partiellement repris le 17 octobre. Le conflit aurait coûté 442 millions d’euros à Maruti Suzuki, qui produit environ la moitié des voitures du pays.
Alors que le résultat tarde à être proclamé, l’opposition conteste déjà le scrutin présidentiel du 9 octobre. Selon le quotidien Le Jour, sept candidats se sont réunis le 17 octobre au siège de l’Union démocratique du Cameroun (UDC) à Yaoundé pour demander l’annulation de l’élection présidentielle. En cas de refus, “ils appelleront le peuple à manifester massivement en faveur de leur droit à des
de lampes et de bougies illumineront les maisons pour indiquer la route au dieu Rama, qui rentre d’exil après sa victoire sur le démon Ravana. A l’occasion de cette fête, l’équivalent du Noël occidental, les familles s’offrent des cadeaux, s’achètent des bijoux, de la vaisselle ou des vêtements.
20 octobre Ouverture de la 49e Viennale, le festival international du Film de Vienne (Autriche). Au programme, quelque 300 films, documentaires et une rétrospective consacrée à la réalisatrice Chantal Akerman ( jusqu’au 2 novembre).
Moody’s se donne trois mois pour évaluer la situation économique de la France avant de baisser, éventuellement, sa note souveraine. Selon l’agence de notation américaine, Paris risque de devoir renforcer son soutien à d’autres pays européens ou à son propre secteur bancaire, ce qui dégraderait les comptes publics. Conserver le triple A sera un défi pour Nicolas Sarkozy, commente The Wall Street Journal. “A moins de six mois de l’élection présidentielle, et alors que le taux de chômage dépasse 9 %, il ne veut pas imposer de douloureuses restrictions budgétaires à un électorat qui, si l’on en croit les sondages, ne l’aime déjà pas”, ajoute le quotidien américain.
Bolivie
Revers électoral pour Evo Morales Le président Evo Morales avait présenté le scrutin du 16 octobre comme historique et décisif pour l’indépendance de la justice bolivienne. Pour la première fois, les Boliviens étaient appelés à élire les plus hauts magistrats du pays. Mais plus de la moitié des électeurs ont voté blanc (45 %) ou nul (16 %), ainsi que l’avait recommandé l’opposition. “C’est la première fois que le parti du gouvernement perd un scrutin depuis qu’Evo Morales a remporté l’élection présidentielle de 2005”, souligne Página Siete. Un nouveau revers pour le président, qui doit aussi faire face aux protestations des Indiens d’Amazonie en marche depuis la mi-août vers La Paz pour dénoncer un projet gouvernemental de route à travers leur territoire.
Agenda Inde
Diwali, la fête des lumières S’il y a une fête que tous, grands et petits, riches et pauvres, attendent avec impatience en Inde, c’est bien Diwali, la fête des lumières, célébration de la nouvelle année hindoue. Le 26 octobre, des milliers
21 octobre Réunion du Forum économique mondial sur la croissance économique et l’emploi dans le monde arabe, au bord de la mer Morte, en Jordanie ( jusqu’au 23). 23 octobre Conseil européen à Bruxelles. Objectif annoncé : “Mise au point de la stratégie globale face à la crise de la dette souveraine dans la zone euro.” 20e anniversaire de la signature des accords de paix de Paris pour le Cambodge.
Bulgarie. Premier tour de l’élection présidentielle. Rossen Plevneliev part grand favori pour prendre la succession du président Gueorgui Parvanov, arrivé au terme de deux mandats consécutifs.
25 octobre A l’occasion de ses 90 ans, l’ex-roi Michel de Roumanie s’adresse au Parlement pour la première fois depuis son abdication forcée, en 1947.
MASSIMO DI NONNO, RAFA RIVAS/AFP, SEYLLOU/AFP, INDRANIL MUKHERJEE/AFP
Diplomatie
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Les gens Un “patriote” au service de Poutine
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uelques jours avant le fameux congrès du parti du pouvoir Russie unie où s’est produit le coup de théâtre de l’annonce de la candidature de Vladimir Poutine à la présidentielle (de mars 2012), Dmitri Rogozine, le représentant permanent de la Russie à l’Otan, avait quitté son bureau de Bruxelles pour animer son propre congrès, celui des patriotes russes. A la tribune d’une salle d’un grand hôtel de Moscou, le quadragénaire a ce jour-là clairement affiché sa position pour les prochaines élections législatives de décembre. Doué de prescience, il demande aux militants de son propre parti, baptisé La Patrie-Congrès
Il critique vertement l’Otan et renoue avec la rhétorique de confrontation des communautés russes, de rejoindre le Front populaire formé autour de Russie unie. “Dmitri Rogozine achète un ticket gagnant pour le pouvoir”, pronostique aussitôt le magazine moscovite Ogoniok, affirmant que le célèbre patriote, connu pour ses déclarations virulentes et son franc-parler à Bruxelles, a d’ores et déjà négocié un portefeuille (sans doute celui de ministre des Affaires étrangères) dans la future équipe dirigeante du pays. Simple supputation ? A Bruxelles, le diplomate russe renoue avec la rhétorique de confrontation, signalant le retour probable de Vladimir Poutine à la présidence. Ainsi, le 3 octobre, il critique vertement l’Otan, dont les troupes déployées à la frontière serbo-kosovare sont intervenues pour démanteler les barricades érigées par les Serbes. De même, il n’hésite pas à émettre des doutes sur l’avenir du conseil Russie-Otan. Né en 1963, à Moscou, Dmitri Rogozine s’est plongé dans la politique peu de temps après la disparition de l’Union soviétique. En 1993, il prend la direction du Congrès des communautés russes, un mouvement de défense des Russes des ex-Républiques soviétiques. Dix ans plus tard, ce journaliste de formation crée le parti La Patrie-Congrès des communautés russes, qui obtient 9 % des voix aux législatives, lui permettant de former un groupe parlementaire à la Douma. En 2005, le spot électoral de son parti, intitulé “Nettoyons Moscou de ses déchets”, vaut à ce dernier une condamnation pour incitation à la haine raciale et une interdiction de participer au scrutin. Dmitri Rogozine démissionne de son poste de président. Le
Dmitri Rogozine. Dessin de Riber, Suède, pour Courrier international.
Ils et elles ont dit
temps des alliances a sonné : le 29 août 2006, La Patrie est intégrée au parti Russie juste (proche du pouvoir). Et, deux ans plus tard, en janvier 2008, Vladimir Poutine le nomme ambassadeur de Russie auprès de l’Otan. Promu diplomate, il n’entend pas mettre un terme à sa carrière politique. En témoigne l’enregistrement, le 19 août dernier, par le ministère russe de la Justice, du parti La Patrie-Congrès des communautés russes pour participer aux législatives de décembre. C’est l’amorce du “retour” de Rogozine. Or, estime le magazine Ogoniok, la “question des nationalités”, alors que les conflits interethniques dans les grandes villes se sont amplifiés ces derniers mois, va plus que jamais être montée en épingle dans le débat politique russe entre les législatives et la présidentielle. Du pain bénit pour Dmitri Rogozine, auteur de nombreux ouvrages sur la “question russe”. Son séjour en Occident n’a fait, semble-t-il, que renforcer ses convictions. “Le temps est venu de rassembler le monde russe et de transformer les mégapoles de notre pays en centres de dictature de la culture russe. Nous ne laisserons pas nos villes devenir des tanières à ours, des aouls et des kichlaks (villages dans le Caucase et en Asie centrale). Mon arrière-arrière-grand-père était l’un des derniers chefs de la police tsariste. J’imagine quel ordre il aurait donné à ses gendarmes et à ses Cosaques en voyant l’état dans lequel se trouvent nos villes… Ce que nous voulons n’est pas difficile à comprendre : n’égorgez pas vos moutons dans nos rues, nous ne cracherons pas nos rognures de graines chez vous [allusion à l’habitude des Slaves orientaux de grignoter des graines de tournesol]…”, a-t-il ainsi martelé lors du congrès de sa formation politique. Son programme ? “Il y en a assez de se geler dans les marches russes [manifestations nationalistes]. Il est temps d’occuper les bureaux où se prennent les décisions stratégiques, d’intégrer le pouvoir.” Dmitri Rogozine lui-même n’a pas l’intention d’être candidat aux législatives, il préfère “l’exécutif au parlementaire”. “Les perspectives personnelles de Rogozine sont déjà dessinées, il attend sa nouvelle nomination”, résume Ogoniok.
Diane von Furstenberg, créatrice de mode Féministe “Les femmes créent des vêtements pour que les femmes puissent les porter. Les hommes font des costumes.” (The Observer, Londres) George Clooney, acteur américain Précautionneux Est-il sur Twitter ? “Non, parce que le soir, je bois et je ne voudrais pas que ce que j’écris à minuit puisse mettre fin à ma carrière, du genre ‘Allez vous faire foutre’ mal orthographié.” (Time, New York) Martin Schulz, président du groupe socialiste au Parlement européen Drôle “Après sept ans d’oppression teutonne, l’appel de la liberté est irrésistible. Et en langue slave, liberté se dit ‘swoboda’.” Il souhaite que son ami politique autrichien, Hannes Swoboda, prenne sa succession. (Der Standard, Vienne) Silvio Berlusconi, président du Conseil italien Dangereux “Faisons descendre des millions de personnes dans la rue, liquidons le palais de justice de Milan, assiégeons [le journal] La Repubblica”, a-t-il dit au téléphone, en 2009, à son ami le journaliste et homme d’affaires Valter Lavitola, aujourd’hui en fuite. Tout cela pour faire taire les critiques. (La Repubblica, Rome) Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller du président américain Jimmy Carter Radical “C’est juste avant d’être pendu qu’on a les idées les plus claires.” Il compte sur la situation désespérée de l’économie mondiale pour acculer les gouvernants européens et américains à trouver les bonnes solutions pour sortir de la crise. (TVN24, Varsovie) Béchara Boutros Raï, patriarche maronite du Liban Communautariste “C’est le plus beau cadeau que vous puissiez faire à vos enfants.” En visite en Californie, il a demandé aux maronites locaux d’enregistrer leurs enfants en tant que citoyens libanais pour assurer l’équilibre démographique entre chrétiens et musulmans. Mais la nationalité libanaise ne se transmet que par le père. (L’Orient-Le Jour, Beyrouth)
KASSNER/SIPA, HRC/WENN.COM/SIPA
Dmitri Rogozine
Toni Morrison, première Noire lauréate du prix Nobel de littérature Fraîche “On ne nous donnait pas à lire cette littérature.” L’écrivaine afro-américaine explique que sa découverte des auteurs africains tels que Boubacar Boris Diop ou Léopold Sédar Senghor est toute récente. (Wal Fadjri, Dakar)
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Les opinions Dick Cheney à la sauce Pinochet Pour l’écrivain chilien Ariel Dorfman, Dick Cheney, l’ancien vice-président de George W. Bush, craint, à raison, d’être un jour arrêté à l’étranger pour crimes contre l’humanité. Comme le fut, en 1998, l’ex-dictateur Augusto Pinochet…
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El País Madrid ick Cheney a peur de se faire “pinochétiser”. Je n’invente rien : ni l’information ni l’expression. C’est le colonel Lawrence Wilkerson en personne, un ancien du cabinet de Colin Powell, qui a utilisé le nom de l’ancien dictateur chilien pour forger ce verbe insultant à l’encontre de Cheney, qui redoute d’être arrêté à l’étranger pour crimes contre l’humanité, comme Pinochet avant lui. En effet, depuis que Pinochet a été arrêté à Londres, en 1998 – et a passé un an et demi à se battre pour ne pas être extradé vers l’Espagne afin d’y être jugé pour sa responsabilité dans les tortures commises sous son régime –, et depuis que la Chambre des lords a confirmé la légalité des poursuites engagées contre un chef d’Etat dans un pays différent de celui où les exactions ont été commises, le spectre de l’ancien dictateur hante les gouvernements et les anciens chefs d’Etat du monde entier. Et ce qui empêche de dormir l’ancien vice-président (et qui devrait également priver de sommeil l’ancien président Bush), c’est l’idée qu’un matin, alors qu’il serait en train de siroter un café crème à Paris ou qu’il se promènerait au bord de la Tamise ou bien admirerait Guernica de Picasso au musée Reina Sofia, à Madrid (pourrait-il seulement y reconnaître la dévastation de l’Irak ?), quelqu’un vienne lui taper sur l’épaule pour l’inviter à le suivre au commissariat le plus proche. Tout cela aurait lieu dans la plus grande courtoisie, bien évidemment. Personne n’irait le rouer de coups ni l’envoyer expérimenter les délices d’un cul-de-bassefosse en Corée du Nord, par exemple. Jamais personne n’aurait l’idée de le soumettre à la torture par simulation de noyade (le fameux waterboarding) à Guantanamo Bay pour le forcer à avouer, personne n’irait lui susurrer à l’oreille : “Si tu n’as rien à cacher, tu ne devrais pas avoir peur.” Une fois qu’on lui aurait pris ses empreintes digitales, conformément à la procédure, Dick Cheney serait conduit devant un magistrat et informé que, en vertu des lois internationales, il est accusé d’avoir favorisé des actes de torture, ce que condamne la convention internationale ratifiée par les Etats-Unis en 1994. Ensuite, il aurait la possibilité, contrairement à ses victimes présumées, de se faire défendre par des avocats et aussi de récuser les arguments de ses accusateurs. L’ancien vice-président, bien entendu, peut éviter un tel désagrément en restant à l’abri des frontières de son pays, sans plus jamais s’aventurer à l’étranger, sauf peut-être pour une escapade touristique à Bahreïn ou au Yémen, deux pays qui n’ont pas ratifié les traités réprouvant la torture. Ce que Cheney ne pourra éviter, en revanche, c’est la honte et le déshonneur de voir son nom accolé à celui de Pinochet. Et cette infamie salit malheureusement également le pays où Cheney est né et qui aujourd’hui lui offre refuge et impunité. En s’opposant à toute enquête (sans parler de procédure judiciaire) concernant les membres du gouvernement de Bush accusés de crimes contre l’humanité, les Etats-Unis avouent au monde entier qu’ils ne respectent ni les traités qu’ils ont signés ni leurs propres lois. Le pays reconnaît que certains de ses citoyens – les plus influents – sont au-dessus des lois. Et ce faisant, il rejoint le groupe des Etats voyous qui torturent et humilient les prisonniers en leur déniant les droits élémentaires. Ce sont autant de dégâts infligés à la patrie de Lincoln, autant de discrédit jeté sur ce pays en passe d’effacer des centaines d’années de lutte pour les droits de l’homme, ces droits universels qui nous humanisent – un pays qui méprise la Magna Carta, foule aux pieds le legs des pères fondateurs de son indépendance et, en outre, viole la Charte des Nations unies, que les Etats-Unis eux-mêmes avaient aidé à rédiger après la
THEO WARGO/AFP
Chili
L’auteur Ariel Dorfman, écrivain, professeur de littérature et d’études latino-américaines à l’université Duke (Caroline du Nord), est né à Buenos Aires en 1942. Il a passé son enfance à New York, son adolescence au Chili et a dû s’exiler sous la dictature de Pinochet. Son œuvre tourne principalement autour du thème de la dictature et des tortionnaires. Parmi ses livres publiés en France : Exorciser la terreur : l’incroyable procès du général Pinochet (Grasset, 2003) et La Jeune Fille et la Mort (Actes Sud, 1997).
Seconde Guerre mondiale ; un pays qui applaudit au procès de Moubarak en Egypte, déplore la torture en Libye et s’indigne des massacres en Syrie, mais n’est pas disposé à réclamer des comptes à ses propres élites. Les Etats-Unis peuvent encore redorer leur blason et, par la même occasion, déterminer si Cheney, qui clame son innocence (comme Pinochet avant lui), dit la vérité. Que Cheney soit jugé dans son propre pays. Qu’un jury décide si oui ou non, comme il l’a lui-même déclaré, il était immoral de “ne pas faire tout ce qui était nécessaire” (c’est-à-dire de torturer) “afin de protéger le pays d’autres attaques semblables à celles du 11 septembre 2001”. Que soit examiné publiquement le bien-fondé de ces “interrogatoires soutenus” (enhanced interrogations) pour protéger la sécurité des Américains et que l’on juge si, au contraire, ces interrogatoires n’ont pas eu pour effet de menacer la paix du pays en dégradant son image à l’étranger et en incitant encore davantage de fanatiques du djihad à lancer de nouveaux assauts terroristes. Ariel Dorfman
Thaïlande
Un gouvernement vite submergé Au pouvoir depuis trois mois, Mme Yingluck Shinawatra est décriée pour sa gestion des inondations qui ravagent le royaume. Le politologue Pavin Chachavalpongpun enfonce un peu plus le clou.
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South China Morning Post Hong Kong
Contexte Plus de 300 morts ; des millions de personnes sans toit ; une reconstruction estimée à 3 milliards d’euros ; une croissance économique amputée de presque deux points ; près de 11 000 usines inondées ; un demimillion d’ouvriers affectés ; 1,35 million d’hectares de rizières submergés… Le bilan des inondations, qui sévissent depuis plusieurs semaines, ne cesse de s’alourdir, alors qu’elles menacent toujours Bangkok. Et beaucoup mettent en cause la gestion de la crise par l’équipe gouvernementale arrivée au pouvoir au lendemain des élections du 3 juillet. Confusion, incohérence, messages contradictoires ou déclenchant des mouvements de panique font partie des principales critiques adressées à Mme Yingluck Shinawatra, le nouveau Premier ministre.
a Thaïlande connaît ce qui semble être les pires inondations depuis plus d’un demi-siècle. Par endroits, les plaines du nord et du centre du pays sont submergées par deux mètres d’eau. Le gouvernement de Mme Yingluck Shinawatra s’affaire désormais à protéger la ville de Bangkok. Mais la catastrophe naturelle est en passe de devenir une crise de leadership pour le nouveau Premier ministre. Certes, les autorités s’empressent de renforcer les digues et d’élargir les canaux pour épargner la capitale, mais leur sens de l’initiative arrive sans nul doute bien trop tard. Le déluge, qui a commencé à la fin du mois de juillet, a déjà fait au moins 300 victimes. On ne peut pas reprocher à Yingluck de ne pas avoir ménagé ses efforts. Elle s’est rendue aux quatre coins du pays pour rencontrer les sinistrés et leur offrir des produits de première nécessité. Elle a travaillé jour et nuit et visité les régions les plus reculées pour montrer son engagement. Bref, elle a prouvé qu’elle méritait son image de “leader populaire”. Mais cela suffira-t-il à asseoir son leadership ? Rien n’est moins sûr. Pour l’heure, elle semble être la seule à réagir. Les ministres directement responsables de la gestion des situations d’urgence n’ont, jusqu’à présent, pas bougé le petit doigt et aucune approche intégrée ni politique nationale n’a été mise en œuvre en dépit de l’ampleur du désastre. La chef du gouvernement a trop attendu avant de mettre sur pied une cellule de crise pour gérer la situation. Le discours qu’elle a adressé à la nation le 7 octobre aurait dû être prononcé bien avant. Elle s’est en outre montrée incapable de répondre à plusieurs questions importantes. Quel est le plan d’évacuation ? Quand la Thaïlande sortira-t-elle de la crise ? Quel genre d’indemnisation le gouvernement a-t-il l’intention d’offrir ? Et comment compte-t-il remettre le pays en marche après la décrue ? Il est inconcevable qu’un pays à revenus moyens comme la Thaïlande ne dispose pas d’un plan de gestion de crise efficace. Reste que, dans ce contexte, le leadership de Yingluck a été mis à l’épreuve et qu’elle n’a guère brillé. Il est inexcusable de sa part d’invoquer comme prétexte le fait que son gouvernement vient tout juste d’accéder au pouvoir et qu’elle a été accaparée par d’autres “questions politiques”. Elle doit maintenant tout mettre en œuvre pour corriger la situation. Et, lorsque l’eau se retirera, elle devra trouver les mots pour apaiser la colère de tous les Thaïlandais qui ont été livrés à eux-mêmes durant ces longues semaines. Pavin Chachavalpongpun
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Les opinions Etats-Unis
Une saine révolte contre l’injustice DR
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The Huffington Post (extraits) New York
es jeunes qui occupent Wall Street et manifestent dans des dizaines de villes américaines ne sont pas des “voyous”, contrairement à ce que prétend Eric Cantor, député de l’Etat de Virginie et chef de la majorité républicaine à la Chambre des représentants. Ils expriment au contraire des opinions largement répandues aux Etats-Unis et dans le monde entier. Leur slogan “Nous sommes les 99 %” attire l’attention sur la façon dont les plus riches ont empoché le magot au cours des dernières années et laissé le reste de la société se débrouiller avec les baisses de salaire, le chômage, les saisies immobilières, les frais de scolarité et de santé hors de prix, et, pour les plus malchanceux, la misère la plus noire. Ils ne remettent pas seulement en question le fait qu’une infime minorité de la population détienne la majeure partie des richesses, mais aussi la manière dont ces richesses ont été acquises et la façon dont elles sont utilisées. Au début des années 1980, un marché mondial dans lequel la finance, la production et la technologie étaient interconnectées a commencé à émerger. La mondialisation a créé de nouvelles possibilités d’accumulation de richesses. Parmi ceux qui avaient fait des études supérieures et disposaient d’un capital, la plupart ont prospéré ; ceux qui n’avaient ni diplômes ni capital ont dû compter, quant à eux, avec la concurrence féroce de salariés moins bien payés habitant à l’autre bout du monde. Les forces du marché, aussi puissantes qu’elles soient, ne sont pas les seules responsables de la situation actuelle. La politique a joué un rôle majeur. Au début des années 1980, le président Ronald Reagan a accentué les inégalités existantes en s’attaquant aux syndicats, en réduisant le taux d’imposition des plus riches et en déréglementant les marchés financiers au moment même où la classe moyenne et les plus pauvres commençaient à subir les effets de la mondialisation. Wall Street s’est affranchi de tout scrupule. Des établissements financiers prestigieux comme Goldman Sachs, Merrill Lynch, Citigroup, JPMorgan ont non seulement fait preuve de rapacité ; ils se sont également adonnés à la fraude, profitant d’une véritable épidémie de corruption. Le sentiment d’injustice ne procède pas simplement du fait que le revenu des 12 000 ménages américains les plus riches est supérieur à celui des 24 millions les plus pauvres. Il est le résultat de la dégradation du politique. Les manifestants descendent dans la rue lorsque les leviers politiques habituels ne fonctionnent plus. Les Américains ont élu un président qui leur promettait le changement, mais puisque le chef de l’Etat et les membres du Congrès financent leurs campagnes grâce aux contributions des banquiers de Wall Street, des grandes compagnies pétrolières et de
L’auteur Economiste, Jeffrey Sachs est directeur de l’Institut de la Terre à l’université Columbia et conseiller spécial auprès du secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon. Son dernier livre, The Prize of Civilization (Le prix de la civilisation, non traduit en français), est sorti début octobre aux Etats-Unis.
Contexte Ils sont huit, ils ont fréquenté le monastère de Kirti. Ils se sont immolés par le feu au cours des derniers mois pour dénoncer la répression chinoise qui transforme ce monastère en “prison virtuelle”, selon son responsable en exil en Inde. Phuntsok Jarutsang, 20 ans, fut le premier d’entre eux, le 16 mars. Depuis septembre, les sacrifices se succèdent. Et pour la première fois, lundi 17 octobre, une nonne d’un couvent de Ngaba s’est donné la mort en s’immolant. Son dernier vœu lancé dans un cri et rapporté par des témoins : la liberté de religion.
l’industrie de l’assurance-maladie, les réformes mises en œuvre se sont révélées fort timides. Le Congrès lui-même est disproportionnellement riche : près de la moitié de ses membres sont millionnaires. Non, monsieur Cantor, les manifestants de “Occupy Wall Street” ne sont pas des voyous ! Ce sont les leaders de demain et ils s’insurgent contre la corruption de Washington et la mauvaise gestion chronique de l’économie. A deux reprises par le passé, l’Amérique s’est sauvée elle-même du pouvoir antidémocratique de l’argent : lorsque l’ère progressiste du début du XXe siècle a succédé à l’âge d’or du capitalisme de la fin du XIXe siècle et lorsque la Grande Dépression a laissé place au New Deal, dans les années 1930. Ce dernier a débouché sur plusieurs dizaines d’années de prospérité et permis l’apparition d’une vaste classe moyenne. Une fois encore, le renouveau américain est amorcé. Jeffrey Sachs
Tibet
Poèmes pour des moines immolés
“
Des moines du monastère de Kirti, zone tibétaine de la province du Sichuan, dénoncent la répression chinoise en s’immolant. Un geste désespéré, salué par des poèmes diffusés sur des blogs en tibétain, dont l’accès a été coupé en début de semaine. Deuil
Parce que vivre vous causait une détresse plus vive que la mort Vous voilà devenus des squelettes rougeoyants La bouche de feu a remué Les mains de feu se sont tendues La poitrine du feu s’est exhibée Le chapelet de feu s’est éparpillé à terre, perle à perle Les petites volutes de fumée écarquillent les yeux Et regardent les toits du monastère Regardent les portes de chaque cellule monastique En cet instant Une tempête souffle sur ce coin de la prairie Et elle souffle sur les autres coins de la prairie Un troupeau noir et agressif approche doucement Il suit la direction du vent. (Ecrit spontanément un soir d’octobre 2011) Une torche a encore brûlé
DIANE DI A NE ARBUS ARBUS Identical twins, Roselle, N.J. 1967 © The Estate ta of Diane Arbus llc
118.10.2011 8.10. 2011 – 05.02.2012 05.02. 2012
W WWW.JEUDEPAUME.ORG W W. J E U D E PAU M E . O R G Le Jeu de Paume est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication. Il bénéficie du soutien de NEUFLIZE VIE, mécène principal.
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Quelle année, quel mois sommes-nous déjà ? Le sol sous les pieds est toujours aussi gelé Cette froidure a enflammé les brasiers En direction des ténèbres En direction du froid Ça s’est enflammé On les a enflammés Au cœur des volutes de fumée bleue La chair et les os Endurant la torture aiguë Ont fait quelques pas furtifs, poussifs Ces vies prises dans la toile d’araignée Ont alors trembloté sous une scène menottée Les flammes Incendiant les recoins des os Ont touché terre L’ultime atome de fumée S’est absorbé entre ciel et terre dans ce coin perdu.
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En couverture
Tunisie année zéro L’élection, le 23 octobre, d’une Assemblée constituante est un tournant pour la Tunisie. C’est le premier scrutin libre depuis l’indépendance du pays, en 1956. Après des décennies de régime à parti unique, les Tunisiens découvrent le multipartisme. Toute la société est en effervescence, même si certains craignent un succès islamiste.
“Dégage !” Le slogan qui a fait tomber Ben Ali et son parti. Manifestation à Tunis, le 26 mai 2011.
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Top départ pour un scrutin historique
Maghreb émergent (extraits) Alger
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“Les femmes tunisiennes croyaient s’être garanti une forte représentation dans la prochaine Constituante en obtenant la parité dans les listes électorales, mais elles sont très loin aujourd’hui de relever ce défi”, souligne l’hebdomadaire Réalités. “Elles ne représentent que 5 % des têtes de liste, ce qui réduit énormément leurs chances de participer à l’élaboration de la nouvelle Constitution et donc à la consolidation de leurs acquis.”
Agora, la nouvelle émission de France Ô, en partenariat avec Courrier international, chaque samedi à 18 h 45. Cette semaine, Jean-Marc Bramy et ses éditorialistes débattront des élections tunisiennes.
fantaisistes, dit-il. Ils sont hors-jeu par rapport aux réalités du pays.” Il cite des candidats qui promettent “une aide financière aux jeunes mariés”, ou encore le paiement par l’Etat des “factures d’électricité trop lourdes”. Sur l’affiche de campagne d’une liste indépendante, il montre deux personnes qu’il “connaît personnellement”. “Ils n’ont ni le bagage culturel ni le niveau intellectuel nécessaires pour entrer à la Constituante”, dit-il. Les quelques “footballeurs candidats” lui inspirent encore moins confiance. “On se fiche de nous”, conclut-il. Les grands partis – cinq ou six formations politiques qui existaient avant le 14 janvier – ont organisé des meetings de lancement de campagne, les 1er et 2 octobre. Le Parti démocrate progressiste (PDP) – centre – a choisi la ville côtière de Sfax pour un rassemblement à la mise en scène savamment orchestrée. Les leaders du parti sont montés sur l’estrade illuminée de rouge, dans un vacarme de musique et d’applaudissements, avant de prendre la pose devant les photographes. Le décor était plus modeste à Sidi Bouzid, berceau de la révolution, où le parti islamiste Ennahda, favori du scrutin, a lancé sa campagne. Mais l’enthousiasme du public était tout aussi palpable. Depuis, ces formations ont multiplié les rassemblements et les actions de terrain, du porteà-porte à la distribution de tracts sur les marchés. Bénéficiant de moyens financiers et d’une certaine notoriété, ces partis historiques devraient rafler le plus gros des sièges de l’Assemblée constituante, alors que les Tunisiens restent dubitatifs face à cette multitude de candidats. La presse tunisienne publie presque chaque jour des dessins humoristiques montrant des électeurs déconcertés ou ensevelis sous des dizaines de listes. Mais, après des décennies d’autoritarisme, les partis souffrent aussi de la défiance des Tunisiens à l’égard de la politique. Des rumeurs ont évoqué les méthodes douteuses de certains partis, l’achat des votes. Mohsen Hasnaoui, un marchand de
tabac de 56 ans dont le stand est installé en face d’un mur consacré à l’affichage électoral, n’a pas l’intention de voter. “Il y a aujourd’hui des milliers de Ben Ali, des gens qui veulent atteindre le pouvoir par tous les moyens, dit-il. Le contenu de la marmite ne va pas changer. Je préfère rester innocent de ce qui va arriver à la Tunisie.” Slim Naouar s’interroge quant à lui sur “les sources de financement des formations politiques”. Il souhaiterait que chacune d’elles “publie ses comptes”. L’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) doit contrôler le financement de la campagne électorale en collaboration avec la Cour des comptes et le ministère des Finances. Mais “les procédures prévues sont-elles réellement appliquées ?” se demande le jeune homme. Outre la régularité de l’opération électorale, l’enjeu majeur de la campagne est d’inciter les électeurs à se rendre aux urnes. Anouk Ledran
Le pays du jasmin Mer Méditerranée
Détr oit
Bizerte
ALGÉRIE
Sousse Kairouan Djebel Chambi 1 544 m
de
Pantelleria (Italie)
Tunis
Sic il
Lampedusa (Italie)
Sfax Djerba
100 km
Gabès TUNISIE LIBYE
Superficie : 163 000 km2 (environ 1/3 de la France)
Population : 10,5 millions d’hab.
En bref
FRANCESCA OGGIANO/INVISION-RÉA
Pourquoi une Assemblée constituante ? Les enjeux “Nous ne savons encore rien de l’étendue des compétences de l’Assemblée constituante. Se limiteront-elles à l’élaboration d’un texte constitutionnel ou bien incluront-elles l’exercice du pouvoir législatif ?” La question est posée, dans une interview publiée en août sur le site Leaders, par le juriste Yadh Ben Achour, qui dirige la Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, chargée de préparer ce scrutin. “Pas de chèque en blanc !” s’insurge Ezedine Hadj-Mabrouk sur le même site. “Il est inacceptable de laisser le flou persister autour des prérogatives de la future
assemblée, autour du mandat et du terme (durée) exacts de cette pièce maîtresse de la fondation du nouvel édifice de la Tunisie nouvelle, la Tunisie de la révolution, la Tunisie de nos espérances.” Plusieurs voix se sont élevées pour réclamer l’organisation d’un référendum afin de définir les prérogatives de l’Assemblée constituante. “Il semble que la Haute Instance soit parvenue à un consensus. L’Assemblée constituante n’aura qu’une année pour nous concocter une constitution”, avance pour sa part Lotfi Largue sur le site Webdo. Le scrutin La scène politique tunisienne a vécu au rythme du débat entre les partisans et les opposants au référendum, alors que
l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), créée par la Haute Instance, organisait le scrutin. La date des élections est fixée pour le 23 octobre ; 33 circonscriptions ont été créées, dont 6 à l’étranger. Les Tunisiens de l’étranger, à qui 19 sièges sont réservés, doivent voter les 20, 21 et 22 octobre. Les candidats Fin septembre, 111 partis sont présents sur la scène politique. Le parti islamiste Ennahda est donné favori du scrutin, les sondages lui accordant 22 % à 30 % des sièges. Le Parti démocrate progressiste (PDP), parti centriste, dirigé par Nejib Chebbi, apparaît comme la deuxième force politique du pays. Ces deux formations
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ided Hakiri, une informaticienne de 27 ans, se prépare avec enthousiasme à “s’exprimer pour la première fois par les urnes”. “J’hésite encore un peu”, confie-t-elle en parcourant du regard les affiches des partis sur un mur de la circonscription de Tunis 1. “On n’est pas habitué à choisir.” Le choix est d’autant plus difficile que l’offre est pléthorique. Mais toutes les formations politiques n’ont pas la même visibilité. Chaque liste candidate a enregistré un message électoral de trois minutes, diffusé dans les médias nationaux. Pour le reste, elles sont tributaires de leurs moyens financiers et humains – une aide publique est octroyée à chaque liste candidate, mais elles peuvent dépenser jusqu’au triple. Les ressources sont parfois proches de zéro pour certaines formations, notamment les indépendantes, qui représentent plus de 40 % des listes. Au premier jour de la campagne, près d’un quart des indemnités publiques n’avaient pas encore été distribuées aux formations. Quelque 42 affiches occupent l’espace mural consacré aux 80 listes candidates dans la circonscription de Tunis 1. Le manque de moyens réduit à néant les actions de terrain de certains candidats. Slim Naouar, un étudiant en droit de 27 ans, reste dubitatif face à la profusion des “petites formations” dont il craint l’“amateurisme”. “De nombreux programmes sont complètement
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ainsi que le Pôle démocratique moderniste, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol) et le Congrès pour la république sont présents dans toutes les circonscriptions. Le 1er octobre, à l’ouverture de la campagne électorale, 10 937 candidats figurant dans 1 424 listes, dont 583 formées par des indépendants, sont en compétition pour les 217 sièges de l’Assemblée. Le nombre élevé d’indépendants provoque des commentaires. “Ces candidats qui se présentent sous l’étiquette d’‘indépendants’, le sont-ils vraiment ? Quelle sera leur stratégie d’alliance s’ils accèdent à l’Assemblée constituante?” se demande
Lotfi Larguet sur le site Webdo. Sofiene Ben Hamida, sur le site Business News, estime pour sa part que “les partis politiques continueront à tirer la couverture à eux. Les indépendants seront là pour modérer les ardeurs et veiller à ce que l’Assemblée propose un projet consensuel.” Les électeurs 7, 5 millions de Tunisiens sont en âge de voter. Pour établir une nouvelle base de données conforme et fiable, l’Isie a organisé, entre le 11 juillet et le 14 août, des inscriptions sur des listes électorales : 55 % des Tunisiens se sont inscrits. Ceux qui n’ont pas été enregistrés pourront toutefois voter en présentant leur carte d’identité.
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Des affiches électorales, des tracts distribués dans les rues, des meetings de lancement de campagne… Les Tunisiens découvrent le multipartisme.
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Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011
En couverture Tunisie année zéro Chronologie
De la révolution aux élections 17 décembre 2010 Mohamed Bouazizi, 26 ans, s’immole par le feu à Sidi Bouzid. Cet acte d’ultime protestation déclenche des manifestations qui gagnent progressivement les principales villes du pays. C’est la “révolution du jasmin”. 8 et 9 janvier 2011 La police tire dans la foule à Kasserine (centre-ouest), faisant au moins 20 morts. Affrontements à Kairouan (centre). 11 janvier Premiers affrontements à Tunis et dans sa banlieue. 13 janvier L’armée investit Tunis. 14 janvier Ben Ali fuit le pays et trouve refuge en Arabie Saoudite. Le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, se déclare président par intérim. 15 janvier Le Conseil constitutionnel destitue officiellement le président Ben Ali et proclame le président du Parlement, Fouad Mebazaa, président par intérim. Selon un bilan officiel, les heurts avec les forces de l’ordre ont fait 78 morts et 94 blessés. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme, il y a eu 219 morts et 510 blessés. 17 janvier Un gouvernement d’union nationale est formé par Mohamed Ghannouchi avec des personnalités de l’opposition, mais aussi des membres du parti du président déchu, le RCD, nommés à des postes clés (notamment à l’Intérieur). Les manifestations reprennent. Plusieurs ministres issus de l’opposition démissionnent. Des élections pluralistes sont prévues dans les six mois. 20 janvier Le gouvernement annonce une amnistie générale, ce qui permettra le retour de plusieurs figures de l’opposition comme Rached Ghannouchi, le dirigeant du parti islamiste Ennahda, ou encore Moncef Marzouki, le fondateur du Congrès pour la République. 23 janvier La “caravane de la liberté”, marche partie du centre du pays, demande la démission du gouvernement des caciques de l’ancien régime. 25-27 février Manifestations à Tunis pour réclamer la démission du Premier ministre. 27 février Démission du Premier ministre Mohamed Ghannouchi, remplacé par Béji Caïd Essebsi, qui procède à des remaniements ministériels. 3 mars La tenue d’un scrutin pour l’élection d’une Assemblée constituante est annoncée pour le 24 juillet 2011. 15 mars La Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique est chargée de préparer les futures élections tunisiennes. Dirigée par le juriste Yadh Ben Achour, elle doit mettre sur pied l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). 8 juin Le Premier ministre du gouvernement de transition, Béji Caïd Essebsi, annonce le report des élections pour le 23 octobre. La campagne électorale se déroule du 1er au 21 octobre.
Demain, on rase gratis ! Les cent onze formations en compétition multiplient les annonces et les promesses économiques peu réalistes.
la République (CPR), de Moncef Marzouki, d’adopter son programme économique, puis du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol), de Mustapha Ben Jaafar, de proposer ses 100 mesures et d’Ennahda (parti islamiste dirigé par Rached Ghannouchi) d’en développer 365, avant qu’Afek Tounes ne fasse ses 210 propositions, etc. Il y a dans ces programmes un semblant de diversité que les électeurs cherchent à apprécier pour tracer les lignes de démarcation entre les uns et les autres. Parmi les mesures phares, Ettakatol annonce la création immédiate de 100 000 emplois et la réduction de 30 % à 25 % de l’impôt sur les sociétés afin d’encourager l’investissement. Ennahda prévoit la création de 203 000 emplois en deux ans et une moyenne de 118 000 postes créés chaque année au cours du prochain quinquennat (2012-2016). Le CPR insiste également sur l’emploi et la correction du déséquilibre économique entre les régions. Quant au PDP, il annonce une croissance de 40 % à 45 % sur cinq ans, la diminution de moitié du nombre des demandeurs d’emplois en dix ans et la construction, durant la même période, de 220 000 logements sociaux. Afek Tounes espère quant à lui une croissance à deux chiffres à partir de 2014 et propose une série de mesures générales, tout comme les autres partis. Le problème est que ces mesures rappellent étrangement celles proposées par l’ancien président Ben Ali dans ses divers programmes présidentiels, dont elles constituent quasiment des copiés-collés.
Business News (extraits) Tunis
U
ne bonne partie des 7 millions d’électeurs rencontrent des difficultés pour distinguer les partis politiques les uns des autres, tant leurs programmes sont similaires. Ainsi, après les 120 mesures du Parti démocrate progressiste (PDP), de Néjib Chebbi, lancées en mai dernier, ce fut successivement au tour du Congrès pour
Dessin de Glez paru dans le Journal du jeudi, Ouagadougou.
Mounir Ben Mahmoud
Un chômage alarmant
Un plan de relance ambitieux
“Le ‘miroir aux alouettes’ de nos partis est bâti au mieux sur de bonnes intentions et au pire sur un électoralisme de circonstance, qui ne tient pas compte du volume de nos ressources”, déplore Mourad Guellaty, commissaire aux comptes de la Banque centrale de Tunisie (BCT), sur le site Leaders.
Le “plan jasmin économique et social”, étalé sur cinq ans, adopté en septembre
19 %
- 7,8 %
Epargne nationale
1 million d’emplois créés, dont 500 000 emplois directs
1 062 millions d’euros : Union européenne
Agence française de développement
2011
PIB (avril 2011)
70 %
Pour financer ce plan, la Tunisie compte à 70 % sur ses propres ressources. Elle espère aussi récupérer des actifs actuellement gelés dans des pays européens. La majeure partie ne le sera qu’après plusieurs années étant donné la lenteur des procédures, notamment judiciaires.
Les aides internationales accordées à la Tunisie fin septembre
Prévisions
2010
30 %
(en % de la population active)
4,6 %
4,3 %
Crédits extérieurs
Taux de chômage dont diplômés de l’enseignement supérieur
14 %
63,92 milliards d’euros :
Investissements étrangers (avril 2011)
185 157 millions millions
360
par rapport au 1er semestre 2010
par rapport au 4e trimestre 2010
- 17,2 %
millions
360 millions
Banque africaine de développement
Banque mondiale
A l’issue du sommet du G8 qui s’est tenu à Deauville les 26 et 27 mai, la Banque mondiale et le FMI se sont dits prêts à accorder 35 milliards de dollars (25 milliards d’euros) d’aide aux anciennes dictatures (Egypte et Tunisie). Un partenariat, voire un plan Marshall ont été évoqués.
FETHI BELAID/AFP
Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011
La crainte d’un succès islamiste
A
lire les éditoriaux et à parcourir la Toile, une seule question mériterait d’être posée : que se passerait-il si Ennahda obtenait la majorité des sièges à l’Assemblée constituante au soir du 23 octobre ? La “transition démocratique”, selon l’expression consacrée, ne connaîtrait donc qu’une seule menace, qu’une seule ombre au tableau : le possible triomphe du parti islamiste. Face à ce défi, les critères d’évaluation des programmes se concentrent sur les relations qu’entretiendraient les candidats ou les partis avec le mouvement islamiste : tous sont sommés de s’expliquer sur une éventuelle alliance et de dire s’ils comptent ou non pactiser avec le diable, qui se présente comme la voix de Dieu sur terre. De ce fait, deux sujets récurrents retiennent depuis le 14 janvier l’attention des médias et des partis politiques tunisiens : ils opposent, d’une part, la citoyenneté (muwâtana) au tribalisme (‘urûshiyya) et au régionalisme (djihawiyya) ; d’autre part, la laïcité (lâ’ikiyya ou ‘ilmâniyya) à l’islamisme. Deux matrices abondamment relayées par les médias occidentaux. Et pour cause : ces thématiques, mais surtout la façon de les formuler, prolongent, confirment et confortent les présupposés culturalistes à l’encontre des Arabes et des musulmans que seraient les Tunisiens. Leur inscription à l’agenda politique contribue à entretenir la crainte du péril islamiste et d’une possible
Manifestation islamiste contre la chaîne de télévision privée Nessma TV, à Tunis, le 14 octobre 2011 (voir page 20).
S
Kapitalis (extraits) Tunis
reproduction du scénario algérien après la victoire du Front islamique du salut (FIS) dans les urnes, en 1990 et en 1991 [suspension des élections par les militaires et affrontements armés]. Dans ces conditions, la seule grille d’analyse des programmes des partis politiques se réduit au fait de savoir s’ils sont pour Ennahda, un peu, passionnément, à la folie. En ressort un dégradé de positions et d’acrobaties sémantiques assez impressionnant. Aux deux extrémités de ce continuum s’opposent deux forces politiques structurées. D’un côté, les supposés dépositaires de l’islam et les défenseurs du retour aux valeurs morales sont représentés par Ennahda. Leur argument phare : il y a trop de corruption dans le pays et le seul recours est la réhabilitation d’un héritage religieux. Sans que l’on saisisse comment ce retour mythique pourrait se traduire en termes politiques et économiques. De l’autre côté du spectre, les avocats de la modernité ou de la modernisation,
w u in ww r l te .c e rn ou w at rr e io ie b na r l.c om
Le principal enjeu du scrutin du 23 octobre semble être l’arrivée des islamistes au pouvoir. Mais, au lieu de se focaliser sur cette possibilité, c’est l’alternance au pouvoir qu’il faut privilégier.
Retrouvez notre dossier “Premières élections libres”, quotidiennement actualisé.
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regroupés notamment au sein du Pôle démocratique moderniste, défendent avant tout les valeurs de la citoyenneté et les libertés individuelles. L’objectif de ces derniers serait d’émanciper les Tunisien(ne)s de toute emprise tribale, régionale, communautaire ou encore religieuse. La garantie de cette émancipation serait l’instauration de la laïcité, une stricte séparation de l’Etat et de la religion, bien qu’on ignore comment ces dispositifs peuvent triompher d’une tradition historique, politique et culturelle spécifique. Entre les deux, une myriade de partis dont les plus importants sont Ettakatol, le Congrès pour la République (CPR) et le Parti démocrate progressiste (PDP) – qui a ouvertement joué la carte de la réintégration des RCDistes “propres” [RCD, Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti du président déchu, dissous le 9 mars 2011] – laissent planer le doute sur leur éventuelle alliance avec le parti islamiste, traversés qu’ils sont par des courants contradictoires à ce sujet. Ce clivage entre “traditionalistes” et “modernistes” s’est manifesté à plusieurs occasions, largement surmédiatisées : au moment de la discussion de l’article 1er de la Constitution de 1959 (sur la place de l’arabité et de l’islam dans la définition de l’Etat tunisien), au sujet de la parité aux élections, à propos de l’égalité hommes-femmes lors des successions… Au-delà de leurs dissensions, l’ensemble des acteurs politiques disent être “pour la démocratie”. Mais comment passer de cette belle pétition de principe à sa mise en œuvre concrète ? Des élections libres et transparentes suffiront-elles ? Réduire la démocratie à une procédure technique – assurer la tenue d’élections libres – ou, pis, à un processus par lequel tout doit être fait pour empêcher Ennahda de gouverner conduit dans les deux cas à confisquer dangereusement le débat. La démocratie exige en premier lieu de définir les modalités d’alternance politique entre les principaux acteurs, sans quoi les résultats des consultations électorales risquent d’être l’occasion d’un véritable séisme, si le fantasme se réalise et qu’Ennahda rafle effectivement la majorité des sièges. Si le peuple tunisien peut et veut devenir l’acteur principal du processus, loin de l’opposition binaire et stérile entre tradition et modernité, cela suppose de revenir à l’idéal au nom duquel les Tunisiens se sont soulevés : “Travail, liberté, dignité nationale”. On a là les trois axes pour établir les fondements d’un nouveau projet de société qui réintègre la question sociale au cœur du débat politique. Sans quoi aucune démocratisation réelle n’est à attendre ni à espérer. Choukri Hmed et Hèla Yousfi
Débat
Arabes et musulmans, oui mais… Depuis la révolution, la question de la séparation du politique et du religieux divise la Tunisie. Mais tous les partis entendent préserver l’article 1er de la Constitution de 1959 : “… l’islam est sa religion et l’arabe, sa langue”, considérant qu’il ne fait qu’asseoir nos origines arabomusulmanes. Si, en effet, l’article 1er n’a jamais posé problème, c’est bel et bien parce que la Tunisie n’a connu que la dictature – c’est-à-dire, en l’espèce, une interprétation personnelle de la Constitution. L’adoption des termes
“l’islam est sa religion” par un régime démocratique qui consacre l’indépendance de la justice rendra anticonstitutionnelle toute loi en contradiction avec les préceptes de l’islam – celles autorisant les débits de boissons alcoolisées, celles interdisant la polygamie, etc. Cette terminologie est dangereuse si l’on veut une Tunisie pluraliste et apaisée. Aujourd’hui, Ennahda ne veut rien de plus que l’article 1er. Le parti islamiste est prêt à toutes les alliances tant que subsistera l’article 1er. A tous
les démocrates je voudrais dire ici que l’attachement aux origines araboislamiques ne doit pas servir de prétexte pour hypothéquer l’avenir de ce pays. L’article 1er devra être remanié et réécrit. Si son objet est de consacrer ces origines araboislamiques, écrivons-le en ces termes et évitons de jouer aux apprentis sorciers en laissant faire les adeptes du “il y a les lois et l’esprit des lois…”. Travaillons à la réécriture des lois et gardons nos esprits. Walid Bel Hadj Amor Leaders (extraits) Tunis
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En couverture Tunisie année zéro
Que mille journaux fleurissent ! Dans le sillage de l’explosion des partis politiques, le paysage médiatique est bouleversé. Réalités (extraits) Tunis
HALEY SIPA
O
n est passé du ‘pas du tout’ au trop-plein.” Voici comment Larbi Chouikha, membre de l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (Inric), décrit le paysage de la presse après la révolution. Les médias, qui ont subi le musellement et la censure pendant cinquante-trois ans, ont eu subitement le champ libre pour exercer leurs activités. L’opinion publique, elle, était demandeuse d’informations et d’un apprentissage de la citoyenneté. Sauf que l’ensemble du secteur n’est pas encore prêt à assumer cette grande responsabilité. “Tout le monde se cherche”, affirme Moncef Ben Mrad, directeur du quotidien Akhbar Al-Joumhouriya [dans les kiosques depuis octobre 1990] et président de l’Association des directeurs de journaux. A l’image de l’explosion des partis qui a succédé à la monopolisation de la vie politique, on assiste à une effervescence sans précédent dans le secteur médiatique : mi-septembre, 187 journaux avaient obtenu l’autorisation de paraître, ainsi que douze chaînes de radio et cinq chaînes de télé celle d’émettre. Et ce n’est qu’un début. C’est dire l’envie de s’exprimer ! Mais que proposent-ils exactement ? Abdellatif Fourati, rédacteur en chef d’AlMouharir, premier quotidien paru après la révolution, a de grandes ambitions pour son journal : “Nous appelons à la liberté et à la démocratie, et nous
voudrions être la voix de ceux qui n’en ont pas. Nous œuvrerons à travers nos articles, nos commentaires, nos interviews et nos enquêtes à défendre les principes de la révolution.” La majorité des rédacteurs en chef de ces médias travaillaient auparavant dans d’anciens titres et ont subi la censure et l’interventionnisme de l’Etat. Ils sont donc aujourd’hui pleins d’énergie et de volonté pour exercer le métier comme ils ont toujours rêvé de le faire. “Beaucoup de nos journalistes ont souffert pendant l’époque Ben Ali. Maintenant, tout ce que nous leur demandons, c’est d’être indépendants et professionnels, et de ne pas avoir peur dans la transmission et le traitement de l’information”, indique Mohamed Hamrouni, rédacteur en chef de la nouvelle agence de presse en ligne Binaanews. “Nous n’hésiterons pas à ouvrir les dossiers sensibles et à révéler les vérités pour répondre aux attentes de nos auditeurs. Nous le ferons en profondeur et préviendrons toute forme de manipulation”, souligne Zakia Hediji, directrice d’antenne à Radio Kalima, qui diffuse
Kiosques
Les marchands de journaux débordés ! “Il y a trop de journaux depuis le 14 janvier !” s’exclame le jeune marchand installé au Passage, en plein centreville. Sur un petit cahier, il montre une liste d’une dizaine de nouveaux titres. Sur son étal, il n’a de place que pour en exposer cinq ou sept. La sélection se fait donc par rapport aux titres les plus vendeurs, comme Le Maghreb, qui vient d’être lancé, ou Haqaiek [“Vérités”]. Les autres sont dissimulés sous la caisse et destinés à ceux qui les demandent. Pour un autre vendeur de la rue de Palestine, le tri
est différent. “Je me permets de mettre les quotidiens comme La Presse ou Le Temps sous les autres journaux parce que les gens savent qu’ils sont là, donc ils vont les chercher. Après, si l’on me demande un titre que je n’ai pas, je le commande pour le lendemain. Par contre, j’ai un peu augmenté les stocks depuis le 14 janvier.” Il vend à présent près d’une centaine d’exemplaires par jour alors qu’avant la révolution ses ventes quotidiennes ne dépassaient pas la trentaine. Même pour
les marchands qui ont leur propre boutique, avec plus d’espace, la surcharge est bien visible. Sur l’avenue de la Liberté, le vendeur de journaux ne sait plus où donner de la tête entre les titres français qui marchent bien, comme Le Canard enchaîné et Libération, et tous les nouveaux titres tunisiens, sans compter la presse internationale. “L’essentiel, c’est que les gens achètent plus. Donc je suppose qu’ils lisent plus”, conclut-il en souriant. L. B. Réalités Tunis
Le retour de la presse libre. Tunis, le 21 janvier 2011.
Liberté d’expression En scandant le slogan “Aata’ni” – littéralement “Fous-moi la paix” –, plus de 5 000 personnes ont participé à une marche pacifique le dimanche 16 octobre à Tunis. “Des personnes de toutes les classes sociales, de tous les âges, dont des femmes voilées, étaient présentes à ce rassemblement pour défendre la liberté individuelle et dénoncer la dictature au nom du sacré”, relève Webdo. Cette marche a été organisée par des associations en réaction aux actes de violence, attribués à des groupes salafistes, perpétrés contre Nessma TV le 7 octobre, après la diffusion par cette chaîne du film francoiranien Persepolis, dans lequel Dieu apparaît sous les traits d’un vieillard barbu.
sur le Net depuis 2008, en attendant d’avoir une fréquence pour commencer à transmettre ses émissions sur le Grand Tunis. Ces nouveaux médias ont absorbé une bonne partie des demandeurs d’emploi du secteur. Mais ils contribuent à fragiliser la situation des journalistes en leur offrant des salaires dérisoires. Par ailleurs, selon le dernier rapport présenté par l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) sur le monitoring des médias, la presse écrite réserve 52,83 % de sa couverture médiatique aux activités des partis et aux relations entre les différents acteurs politiques. Il en va de même pour les radios (57,98 %) et les télés (61,78 %). Beaucoup d’hommes d’affaires tunisiens voulant peser sur l’échiquier politique ou du moins protéger leurs intérêts ont cherché à avoir des organes de presse qui défendent leurs points de vue et qui s’attaquent à leurs ennemis.
Où ont-ils trouvé l’argent ? Une autre tendance à signaler est l’existence de prête-noms servant les agendas de partis politiques ou d’ex-RCDistes [RCD, Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti du président déchu, dissous le 9 mars 2011] qui voudraient influencer l’opinion publique et gagner en popularité. Pourtant, officiellement, quand on pose la question aux rédacteurs en chef des nouveaux organes de presse, ils ne cessent de répéter qu’ils sont indépendants, qu’ils ne servent aucun agenda politique ou autre et qu’ils ont la volonté de créer un nouveau journalisme transparent, objectif et professionnel. Moncef Ben Mrad dénonce quant à lui cette tendance en indiquant que “plusieurs journalistes ont créé leur propre journal après la révolution alors
“Nous appelons à la liberté et à la démocratie et nous voudrions être la voix de ceux qui n’en ont pas”
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que leur situation financière initiale ne le leur permettait pas. Où ont-ils trouvé l’argent ? Il est clair qu’il y a des gens derrière eux, notamment des hommes d’affaires corrompus qui voudraient se racheter ou des mouvements politiques intégristes.” Même constat de la part d’Abdelkarim Hizaoui, directeur du Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs (CAPJC), qui craint que “ces nouveaux médias ne soient la façade médiatique de personnes ayant des agendas politiques ou qui constituent le prolongement des groupements économiques”.
Ne pas étaler les dossiers sales De l’argent sale est en train de circuler et on n’en connaît pas la provenance. Il suffit de voir la publicité politique déguisée sous forme d’articles. On parle même d’une pratique devenue un peu diffuse : le chantage financier. Certains nouveaux patrons de presse demandent des sommes élevées pour ne pas étaler les dossiers sales de telle ou telle personnalité, à tel point qu’il arrive souvent que le journal annonce au lecteur l’ouverture d’une affaire pour le numéro suivant, puis ne publie aucun article. C’est qu’il y a eu un arrangement entre-temps. Par ailleurs, il y a un flou concernant la gestion de la publicité publique et certaines voix se sont élevées pour dénoncer la persistance du statu quo d’avant la révolution, c’est-à-dire que les anciens organes de presse, proches du système Ben Ali, continuent à obtenir les annonces publicitaires au détriment des nouveaux. Côté lectorat, les choses ne se présentent pas mieux. D’après les professionnels, les ventes n’ont pas particulièrement augmenté. Le Tunisien n’est pas devenu tout d’un coup accro à la lecture des journaux. L’édition et la distribution posent aussi problème puisqu’elles sont monopolisées par les mêmes personnes, ce qui réduit énormément les chances des nouveaux supports médiatiques. Hanene Zbiss
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Une campagne au fort accent misogyne Les femmes ne sont pas nombreuses à se lancer dans la politique. Et les médias tunisiens ne les mettent guère en avant. Kapitalis Tunis
L
’argent politique s’empare des médias tunisiens. Les articles d’opinion envahissent les pages des journaux. Sur les chaînes de télévision et de radio, les plages de programmation à forte audience sont occupées par des débats. Le tout au détriment de l’information et de la promotion de la culture citoyenne. C’est ce qui ressort du deuxième rapport du monitoring des médias effectué par une coalition d’organisations non gouvernementales que préside l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Portant sur la période du 1er au 25 septembre, ce rapport dévoile une autre lacune des médias tunisiens au cours de cette période : les femmes impliquées dans la vie politique sont totalement marginalisées. Malgré la parité stipulée par le code électoral, induisant une forte participation des femmes aux élections de l’Assemblée constituante, nos médias boudent les politiciennes. Et ce n’est pas tout. Même les actrices de la société civile sont laissées sur le banc. “L’ATFD est absente des
Internet
Les réseaux sociaux, info ou intox ? L’effet boule de neige produit par le partage d’une information sur Facebook ou Twitter a permis aux rumeurs les plus fantaisistes de se propager à si grande échelle qu’il a souvent été difficile de les démentir par la suite – rumeurs qui sont souvent allées jusqu’à provoquer la déstabilisation de la situation sécuritaire du pays. Un braquage par-ci, des terroristes algériens par-là, rumeurs et diffamations fusent en alimentant la peur et en jouant sur les émotions. Dans la foulée de cette déchéance des réseaux sociaux, différentes forces politiques et économiques du pays ont profité de l’extraordinaire audience des pages Facebook pour pouvoir, moyennant finances, y corrompre l’information en leur faveur. L’évolution des réseaux
sociaux après la révolution s’est faite en réalité à l’image de l’évolution de la société elle-même. Uni durant la grande période de troubles, l’élan social se divise maintenant en plusieurs microgroupes d’intérêts communs. Aujourd’hui, si on se fiait uniquement à Twitter, on arriverait à la conclusion que le Tunisien est profondément démocrate, défenseur des droits de l’homme, de l’égalité des sexes, plutôt de gauche, etc. L’information tourne dans un cercle vicieux, les mêmes liens sont partagés par tout le monde. Un tweet de Slim Amamou (@slim404) [blogueur et cybermilitant, nommé secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports dans le premier gouvernement formé le 15 janvier, Amamou a quitté son poste le 17 janvier], par exemple, se retrouve
automatiquement sur tous les fils de tous les utilisateurs, et cela ne l’empêche pas d’être à nouveau partagé dans une boucle infinie. Toute la population se donnait du courage via les réseaux sociaux durant les émeutes de janvier, et chaque groupe se donne aujourd’hui du courage pour se conforter dans sa propre idée de base. Et l’on finit par éteindre l’ordinateur avec l’illusion d’avoir agi pour changer les choses, d’avoir contribué à la construction d’un idéal collectif. Pendant ce temps, peu d’actions concrètes ont réellement pu voir le jour et faire la différence sur le terrain, la plupart d’entre elles ayant été tuées dans l’œuf à cause de la vanité et de la satisfaction engendrées par leur simple exposition sur un mur Facebook. Sami Bouraoui, Webdo (extraits) Tunis
Dessin de Glez paru dans le Journal du jeudi, Ouagadougou.
Presse satirique Le 18 août dernier, Slim Boukhdhir, journaliste militant, a publié le premier numéro d’El-Gattous (Le Chat), un journal satirique. Le choix du titre est inspiré de son enfance à Merkez Boukhdhir, à une vingtaine de kilomètres au nord de Sfax. “Faute de réfrigérateur, l’électricité n’étant pas encore disponible, on conservait les restes du repas sous une lourde bassine, explique Slim Boukhdhir. Affamé, El-Gattous, le gros chat, essayait de soulever cette bassine, en vain et punissait les maîtres des lieux en miaulant toute la nuit tout en multipliant ses assauts contre la bassine, les empêchant ainsi de dormir. C’est ce que nous avons fait contre le régime déchu, en saisissant les instances internationales, en donnant des déclarations aux chaînes de télé et à la presse et en dénonçant la dictature… Aujourd’hui encore, comme El-Gattous, nous continuons de miauler en bousculant la bassine puisque mille nouveaux Ben Ali semblent réapparaître !”
médias. Il y a un black-out total contre nous”, constate Meriem Zeghidi, membre des femmes démocrates, lors de la présentation du rapport en question. “A un moment donné, nous comptions envoyer des courriers aux directeurs des médias. Mais, avant de le faire, nous avons été invitées par la chaîne nationale et par Attounissiya TV [“La Tunisienne”, chaîne de télévision lancée en mars 2011 par l’animateur et producteur Sami Fehri]. Sauf que ça a mal tourné”, déclare-t-elle avant de poursuivre avec deux anecdotes : “Dans un premier temps, c’était l’émission Saâat Hissab [L’heure de rendre des comptes], produite par la BBC et la chaîne nationale. Il s’est avéré que nous n’étions pas des invitées privilégiées mais que nous étions noyées dans un panel de cent personnes. Nous avons fini par refuser d’y participer.” Et Mme Zeghidi ajoute : “Quant à Attounissiya TV, cette chaîne a voulu inviter l’équipe du monitoring des médias. Nous leur avons suggéré quatre personnes. Ils ont fini par les snober en prétextant qu’elles étaient en contradiction avec la ligne éditoriale de la chaîne !”
Déni de réalité Les chiffres établis par le rapport témoignent de la marginalisation des femmes dans les médias. Dans les principaux journaux tunisiens, les femmes politiques n’occupent que 0,51 % de l’espace, enregistrant un recul par rapport aux résultats du monitoring précédent qui portait sur la période du 1er au 25 août. “C’est un déni de réalité. Malgré la parité entre hommes et femmes et le rôle de premier plan joué par les femmes dans la période de précampagne, ça continue”, déplore Sana Ben Achour, coordinatrice générale du monitoring et ancienne présidente de l’ATFD. A la radio, l’action politique des femmes est également occultée. Elles occupent seulement 1,64 % de l’espace radiophonique. Quant aux chaînes de télévision, elles n’accordent aux femmes politiques que 0,56 % de leurs plages de programmation à forte audience. “C’est vraiment catastrophique !” s’indigne encore Sana Ben Achour. Si les politiques et les représentants de la société civile ont voté la parité à la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, les médias tunisiens, quant à eux, ne semblent pas encore tout à fait prêt à sauter le pas. Ben Ali aurait-il injecté dans ces médias une forte dose de testostérone avant de fuir ? Thameur Mekki
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France
A la une “Hollande sera un dur adversaire pour Nicolas Sarkozy”, titre La Vanguardia. Le quotidien catalan salue “la victoire nette et indiscutable” remportée par le socialiste au second tour
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de la primaire. “Hollande part sur les meilleures bases possibles pour tenter de déloger Nicolas Sarkozy de la présidence de la République. Cela ne sera toutefois ni facile ni évident”, poursuit-il.
Primaire
Avec Hollande, les Français vont adorer s’ennuyer Aux antipodes de Nicolas Sarkozy, le candidat socialiste pour la présidentielle de 2012 est réservé, modéré, voire assommant. Certains en bâillent déjà d’ennui. La Stampa (extraits) Turin
rançois Hollande est l’antiSarkozy par excellence. Dans quelques mois, il affrontera le président sortant dans la course à l’Elysée. Mais l’antinomie n’est pas uniquement politique ; elle est aussi, et peut-être davantage, humaine, personnelle, anthropologique. Aux yeux des élites françaises, Nicolas Sarkozy a toujours été un outsider, un self-made-man de la politique, américanophile de surcroît. Hollande, au contraire, présente le curriculum classique de l’homme politique français : à la différence de Sarkozy, c’est un ancien élève de l’ENA – la superécole où la classe dirigeante devient ce qu’elle est – sorti septième de la promotion Voltaire [en 1980]. Il s’est ensuite trouvé une série de parrains politiques de poids : Jacques Delors d’abord, puis François Mitterrand, qui lui conseilla de se constituer un fief solide en province (aussitôt dit, aussitôt fait, dans la lointaine Corrèze), Lionel Jospin enfin. Sarkozy a été maire de Neuilly, la banlieue la plus chic et la plus riche de Paris ; Hollande l’a été de Tulle, bourg somnolent de 15 000 habitants au cœur de la France profonde [de 2001 à 2008]. Avant d’arriver à l’Elysée, Sarkozy a été plusieurs fois ministre ; Hollande jamais, et la fonction la plus haute qu’il ait jamais assumée est celle de président du Conseil général de Corrèze [depuis mars 2008]. Sarkozy est hyperactif, excessif, extraverti ; Hollande est réservé, mesuré, manie l’ironie typique des timides. Leur unique point commun est leur intense activité reproductrice :
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Son tableau préféré ? La Cathédrale de Rouen de Monet quatre enfants chacun, si l’on inclut la paternité imminente de Sarkozy. Quand Ségolène Royal, son ex-compagne et concurrente à la primaire, déclara, perfide, qu’elle défiait les Français de citer une chose, une seule, qu’Hollande aurait réalisée dans sa vie, il se contenta face aux journalistes de lever quatre doigts de sa main droite, un pour chacun de ses rejetons. Avant d’ajouter avec un petit sourire : “Sans compter les travaux préparatoires.” François Hollande veut être le président de la proximité, un M. Normal à l’Elysée. Il circule dans Paris en scooter et, pendant la campagne pour la primaire, il a parcouru la
François Hollande et Nicolas Sarkozy. Dessin de Clou paru dans La Libre Belgique, Bruxelles.
France entière en voiture, accompagné de son seul chauffeur. “Il ne veut surtout pas donner l’impression d’être inaccessible”, commente Stéphane Le Foll, l’organisateur de sa campagne. Il y a deux semaines, infiltré dans un groupe de journalistes européens spécialistes des controverses assommantes et alambiquées de Bruxelles, j’ai pu partager le petit déjeuner de François Hollande : aucun n’a réussi à prendre en défaut le candidat, qui s’est révélé ultrapréparé. Il a perdu dix kilos, histoire de se refaire un look. Un optimiste qualifierait son style vestimentaire de classique, un rabat-joie d’anonyme. Sa longue histoire avec Ségolène Royal, trente-sept ans sans mariage, était déjà finie quand celle-ci a échoué à l’élection présidentielle contre Sarkozy [en 2007], mais leur rupture ne fut rendue publique qu’après la défaite électorale des législatives suivantes. Depuis, François Hollande partage officiellement sa vie avec une journaliste de Paris-Match, Valérie Trierweiler. Il aime le football, les airs d’accordéon et la bonne bouffe. Son tableau préféré est La Cathédrale de Rouen de Monet, son livre de chevet L’Histoire de France de Michelet. A la question classique : si vous n’étiez pas français, de quelle nationalité seriezvous ?il a répondu : “Italien. Un Italien ressemble à un Français. En plus joyeux.” Selon les sondages, il sera le prochain locataire de l’Elysée. Historiquement, la France a toujours changé parce qu’elle s’ennuyait. Elle risque cette fois-ci de changer parce qu’elle préférerait s’ennuyer. Alberto Mattioli
Vu d’Espagne
Le goût retrouvé de la politique Il faut regarder attentivement ce qui se passe en France. Et surtout la révolution tranquille que vient de vivre le Parti socialiste (PS), susceptible de modifier le paysage politique et même certaines des caractéristiques de la Ve République. Jusqu’à ces derniers jours, le PS était un parti d’élus, fortement organisé en courants, avec un certain malthusianisme dans l’adhésion des nouveaux militants. Selon Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, deux historiens du PS, la grande spécificité du socialisme français réside dans sa difficulté à se reconnaître comme parti de gouvernement. Dans l’ADN du parti, disent-ils, il y a la révolution
et le socialisme. Le PS a donc l’air mal à l’aise quand il gouverne et paraît soulagé dès qu’il retourne dans l’opposition. Cela explique que, des six présidents qu’a connus l’actuelle république depuis sa fondation, en 1958, un seul, François Mitterrand, ait appartenu au PS. Cette page est tournée. Avec cette primaire socialiste ouverte à tous, au “peuple de gauche” dans son ensemble, ce parti ployant sous le poids de l’idéologie, enfermé dans des structures héritées du XIXe siècle, a fait sa mue. L’initiative est à haut risque. Il n’est pas certain que l’Elysée soit vraiment au bout du chemin. Ni la droite française ni Sarkozy ne vont se rendre sans combattre.
Cette droite a beau avoir fait des erreurs, elle a assuré l’essentiel de la gestion de la Ve République. Autant dire qu’elle fera des pieds et des mains pour conserver la présidence. Pour l’instant, les socialistes français ont fait deux choses : avec la campagne de la primaire et les deux tours de cette élection, ils ont largement occupé l’espace public et médiatique et mobilisé près de trois millions de citoyens, au grand dam de Sarkozy. Mais ils ont fait quelque chose de plus important encore : ils ont retrouvé le goût de la politique, le sens de la participation et du débat, le courage des idées, en ces temps de désaffection et de crise. Encore une fois,
on ne peut pas exclure que le bilan soit douloureux et qu’ils se retrouvent sans l’Elysée, avec un socialisme encore plus mal en point. Ce Parti socialiste, jusqu’à présent le plus archaïque d’Europe, a pour l’instant fait la preuve qu’il était capable de se moderniser et de s’ouvrir, de prendre des risques et de présenter deux finalistes tout à fait prêts à présider la république : l’un, François Hollande, légèrement plus centriste, l’autre, Martine Aubry, légèrement plus à gauche. C’est à cette dernière [battue le 16 octobre] qu’on doit l’idée d’“une démocratie qui respire”. Pourvu qu’elle fasse école ! Lluís Bassets El País (extraits) Madrid
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France
L ar es ch iv es
w in ww te .c rn ou at rr io ie na r l.c om
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“Hors de France, Hollande donne l’image d’un homme sans charisme, d’un apparatchik, d’un second couteau. Or [c’est] un brillant politique, bon orateur, excellent analyste.” En janvier, le journaliste
espagnol José A. Sorolla prédisait déjà que le socialiste avait “tout ce qu’il [fallait] pour être candidat” à la présidentielle (voir CI n° 1053, du 6 janvier 2011).
Primaire
Un candidat normal ou combatif ? le poids face à Martine Aubry, qui lui avait succédé à la tête du parti. Un an plus tard, de ses rivaux il ne reste plus que poussière et François Hollande – délesté de plusieurs kilos, mieux habillé et moins plaisantin – vient de remporter une victoire éclatante. Non seulement il a battu Martine Aubry avec quelque 373 000 voix d’écart, mais, pour la première primaire ouverte organisée par son parti, plus de 2,8 millions de personnes se sont rendues aux urnes. Hollande est aujourd’hui le champion incontesté de son parti. En ne cherchant pas à s’imposer comme le sauveur de la France, mais comme un type normal prêt à se colleter aux défis de sa fonction, il mérite de réussir là où de plus arrogants prédécesseurs socialistes [Lionel Jospin et Ségolène Royal] ont échoué. Editorial, The Guardian (extraits), Londres
Vu d’Allemagne
Le Poulidor du PS Tourné en dérision et décrié, rusé et insaisissable, subtil, ayant la peau dure : qu’a donc François Hollande, cet homme dont l’ancien Premier ministre Laurent Fabius faisait peu de cas, le décrivant un jour comme “Monsieur petites blagues” ? Comment se fait-il qu’il soit visiblement en phase avec les angoisses et les espoirs, les souhaits et les incertitudes des Français ? [Le président du Conseil général de Corrèze] incarne une image à la fois idéalisée et nostalgique de la France, qui conjure un passé que l’on retrouve aussi dans des films comme Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Bienvenue chez les Ch’tis ou, tout récemment, les remakes de La Guerre des boutons, dont les acteurs sont des héros ordinaires dans un environnement qui n’a pas été détruit par le progrès. “C’est un refus de la vie moderne, de la consommation de masse, de la technologie, du libéralisme”, estime l’historien Antoine de Baecque. Depuis le milieu du XIXe siècle, la France serait l’un des pays les plus pessimistes du monde, explique son collègue Marc Ferro. “Ces films jouent le rôle de contrepoison.” Hollande semble sorti tout droit de l’un de ces longs-métrages : le Gaulois rusé qui se dresse contre les aléas du destin et les agissements des puissants. Ce n’est pas un hasard si on l’a comparé à Raymond Poulidor, “l’éternel deuxième” du Tour de France, qui était pour cette raison le chéri du grand public. Le moment semble être venu pour la victoire de sourire à Hollande le sous-estimé, l’ennuyeux. Ce que le camp adverse a lui aussi compris. Nicolas Sarkozy tient Hollande pour son rival le plus dangereux : il aurait préféré être opposé à Martine Aubry. Romain Leick, Der Spiegel (extraits), Hambourg
Martine Aubry et François Hollande. Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne.
Vu des Etats-Unis Vu de Suisse
Un perdant La primaire socialiste qui vient de s’achever [le 16 octobre] offre son lot d’illogismes. François Hollande, celui qui a mené son parti à toutes les défaites pendant plus d’une décennie, est ainsi le candidat officiel de la gauche pour tenter de battre Nicolas Sarkozy. Les Français aiment élire des perdants, qui, dans n’importe quel autre pays, auraient été évincés de la vie politique. Chirac ou Mitterrand, pour ne citer qu’eux, ont échoué à répétition avant d’accéder à l’Elysée. Pourtant, choisir François Hollande contre Martine Aubry, c’est préférer le politicien qui part s’enterrer en Corrèze plutôt que celle qui se coltine avec un succès certain les réalités d’une grande métropole française, Lille. C’est privilégier l’homme qui fuit les réformes comme la peste plutôt que celle qui a mené – avec un bonheur inégal, il est vrai – une des aventures
sociétales françaises les plus marquantes : les 35 heures. En fait, les Français n’adorent les réformes délicates que si elles s’appliquent à leurs voisins. Ils avaient d’ailleurs élu Nicolas Sarkozy en 2007 pour ça, avant de se rendre compte que le président ne pourrait pas faire autrement que de toucher à leurs propres privilèges. En choisissant d’emblée celui qui propose le moins, les préélecteurs français essaient de gagner petit. Claude Ansermoz, 24 Heures (extraits), Lausanne
Vu du Royaume-Uni
Un revenant méritant Il y a encore un an, la perspective de terminer troisième de la primaire socialiste aurait suffi à faire le bonheur de François Hollande. Il était à la traîne dans les sondages. Dominique Strauss-Kahn, chef de file non déclaré, l’éclipsait sans peine, et il ne semblait pas davantage faire
Elysée 2012 vu d’ailleurs avec Christophe Moulin
Vendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 17 h 10 La campagne présidentielle vue de l’étranger chaque semaine avec
Un animal politique Par certains aspects, François Hollande risque d’être pour Sarkozy un rival beaucoup plus sérieux que Martine Aubry. Certes, à droite on n’oubliera pas de rappeler au socialiste que, lorsqu’il était Premier secrétaire de son parti, de 1997 à 2008, il s’est efforcé de contenter tout le monde, laissant coexister différents courants de gauche, plutôt que de dessiner une ligne de parti claire et moderne. Entre unité et clarté, il va devoir aujourd’hui se livrer à un vrai numéro d’équilibriste. [Mais] comme Sarkozy, Hollande a disputé des élections dès son plus jeune âge. Il est député et exerce plusieurs mandats locaux au cœur de la France profonde, ce qui lui donne une crédibilité de terrain qui a toujours quelque peu fait défaut à Nicolas Sarkozy. S’il y a au Parti socialiste un animal politique qui puisse faire jeu égal avec la maestria politique de Sarkozy, il se pourrait bien que ce soit Hollande. Et, dans ce contexte, son parcours atypique jusqu’à la nomination pourrait bien le servir. La primaire socialiste aurait pu faire de la course à la présidentielle soit une farce, soit un film d’horreur. Mais, finalement, il semble que le coup d’envoi ait été donné pour six mois d’un suspense divertissant. Tracy McNicoll, The Daily Beast
(extraits), New York François Hollande. Dessin de Glez paru dans le Journal du jeudi, Ouagadougou.
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Europe
Semaine cruciale Les principaux syndicats du pays ont appelé, le 19 et le 20 octobre, à une grève générale qui devait être la plus importante depuis le début de la crise.
Le 20, le Parlement grec est convoqué pour voter un nouveau paquet de mesures d’austérité. L’opposition refuse tout consensus avec les socialistes au pouvoir, au sein desquels
les tensions s’exacerbent. Dimanche 23, un sommet européen plein d’incertitudes doit plancher sur de nouvelles mesures pour la restructuration de la dette grecque.
Grèce
Les Robins des bois de l’électricité A Veria, dans le nord de la Grèce, un collectif de militants rétablit le courant à ceux qui n’ont plus les moyens de payer l’électricité. “On redonne un peu de dignité aux gens”, disent-ils. Eleftherotypia (extraits) Athènes
ans ce pays, à côté de l’obligation de payer pour les frasques des magouilleurs, nous avons aussi des droits”, revendique Nikos Alanogoulou, un militant de la ville de Veria. “A commencer par celui de conserver notre dignité.” Nikos et ses camarades se sont regroupés dans un collectif qu’ils ont baptisé tout simplement “Les citoyens de Veria”. Leur spécialité ? Rétablir le courant dans des foyers dont les occupants n’ont plus les moyens de payer leurs factures d’électricité [près de 1 million de Grecs ne paient plus]. A Veria, ils sont nombreux à vivre au-dessous du seuil de pauvreté. Et c’est très souvent chez eux que le collectif intervient. Aujourd’hui, ils sont en train de reconnecter les câbles au domicile d’une mère célibataire. Elle est au chômage et doit également s’occuper de son vieux père. Bénéficiant de complicités au sein de la compagnie nationale d’électricité (DEI), le groupe d’activistes rétablit le courant en laissant un autocollant signant leur passage : “Les citoyens de Veria – solidarité populaire – Nous rétablissons le courant”. Leur volonté est avant tout de créer un élan de solidarité citoyenne. “Nous ne voulons pas vivre dans une jungle humaine,
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comme nos dirigeants le souhaiteraient”, explique l’un d’entre eux. Le groupe de Veria lance ainsi un appel à la population du pays : “Nous aimerions que d’autres personnes agissent de la même manière. Et pas seulement en ce qui concerne l’électricité…” Les menaces de sanctions ne semblent pas les effrayer. “Ce ne serait pas la première fois pour moi, explique Nikos. J’ai déjà été poursuivi des dizaines de fois pour mon engagement citoyen. Si je suis condamné pour avoir remis le courant à des pauvres, ce sera un honneur pour moi et les membres de mon groupe.” Des militants écologistes de Veria par-
ticipent aussi à l’opération “reconnexion”. Ils ont à leur palmarès des dizaines d’actions concernant la protection de l’environnement. Ils ont même été jusqu’à déposer des poissons morts de la rivière Aliakmona sur le bureau du préfet de l’Imathie [dont le chef-lieu est Veria ]. Ils protestaient alors contre la pollution du cours d’eau. Mais pour les verts de Veria, aujourd’hui, cette action est différente. “Nous ne remettons par le courant chez des potes, mais chez des compatriotes qui en ont vraiment besoin. Et nous le faisons avec l’aide d’une partie du personnel de la DEI”, disent-ils. Pour ces
activistes, le courant est un bien social. “C’est criminel de couper la lumière à ses compatriotes. D’abord, nos dirigeants nous poussent au chômage, puis à la pauvreté, et maintenant on nous oblige à vivre dans le noir. Ne peuvent-ils pas comprendre que si nous ne payons pas c’est parce qu’on n’a plus un sou ?” s’emporte une militante. Avant d’ajouter : “Est-ce que ceux qui, à l’Assemblée nationale, votent chaque jour une nouvelle mesure d’austérité ont la moindre idée de ce qui peut conduire quelqu’un à ne plus payer son électricité ?” Elle raconte une scène qui s’est déroulée au domicile d’un chômeur auquel la DEI avait coupé le courant. Elle n’arrive pas à oublier son air incrédule lorsque les “citoyens de Veria” ont sonné à sa porte pour lui dire que c’était fini, que l’électricité était rétablie. “Cet homme vit dans un pays qui non seulement ne l’aide pas, mais qui en plus le jette à la mer en lui disant : vas-y, nage, maintenant. Et s’il s’accroche à sa barque, ils prennent les rames et lui brisent les mains. Alors nous disons : ça suffit !” La conscience collective et la solidarité sont peut-être les seuls moyens d’aider les gens confrontés à une politique d’austérité destinée à les anéantir. A chaque fois que des groupes de citoyens décidés à reprendre leur destin en main apparaissent sur le devant de la scène, de nouveaux espoirs naissent. Ces Grecs veulent briser le carcan de la peur et de l’isolement. La version néolibérale de la société nous réserve bien des humiliations, mais il suffit de se réveiller pour ne pas les subir. Dina Karatziou Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid.
Royaume-Uni
Les lobbys, le ministre et son témoin de mariage Les liens entre les groupes de pression et le gouvernement britannique sont dénoncés au lendemain de la démission de Liam Fox, le ministre de la Défense britannique. The Independent (extraits) Londres
’ordinaire, la démission d’un ministre suffit à apaiser les esprits. La pression retombe immédiatement et les affaires de l’Etat reviennent à la normale – mais pas dans le cas présent. En démissionnant de son poste de ministre de la Défense [le vendredi 14 octobre], Liam Fox laisse derrière lui toute une série de questions sans réponses quant au rôle précis de son ami Adam Werritty [son ancien colo-
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cataire et témoin de mariage] au sein du ministère. Le plus préoccupant dans cette affaire, ce sont les liens qu’entretenait Werritty avec des groupes aux allures d’agences de contre-espionnage comme Bicom [Britain Israel Communications and Research Centre, lobby britannique pro-israélien] ou le défunt Atlantic Bridge [organisation promouvant la coopération entre le RoyaumeUni et les Etats-Unis], dont les représentants ont pu bénéficier de contacts privilégiés avec le ministre de la Défense. Les travaillistes ont fait tout un remueménage autour d’Atlantic Bridge et de ses relations avec les “climatosceptiques” et les militants du Tea Party chez les républicains américains. Il serait toutefois plus inquiétant d’apprendre que le gouvernement conservateur israélien et ses services de sécurité aient pu profiter d’une sorte d’accès direct au ministre par le biais de
Werritty et de ses amis d’Atlantic Bridge et de Bicom. Bicom se décrit comme une “organisation britannique visant à créer en Grande-Bretagne un climat plus favorable à Israël”. Toutefois, ainsi qu’en témoignent les compliments laissés par le Premier ministre Benyamin Nétanyahou sur le site même de l’organisation, celle-ci est au moins aussi proche du gouvernement israélien qu’Atlantic Bridge [du gouvernement américain] en son temps. L’affaire ne peut en rester là car l’ancien ministre fait également l’objet d’une autre accusation : Liam Fox a-t-il laissé un conseiller officieux mener une politique extérieure parallèle? Le ministre des Affaires étrangères, William Hague, a écarté cette possibilité ce week-end, mais n’oublions pas que William Hague a plutôt intérêt à prendre la défense de Liam Fox. Les
deux hommes sont en effet animés d’un même sentiment antieuropéen et fortement proaméricain. L’affaire Fox-Werritty est une aubaine pour tous ceux qui, après le scandale sur les dépenses des parlementaires [en mai 2009, la divulgation de frais de parlementaires avait donné lieu à de nombreuses démissions], ressentent une grande méfiance à l’égard des politiques et souhaiteraient voir toutes leurs activités, conversations, rencontres et amitiés soumises à un contrôle plus strict. Nous devons impérativement réexaminer le code de conduite des ministres et approuver la création d’un registre des groupes de pression. Toutefois, le lobbying est devenu un pilier de la culture politique moderne au Royaume-Uni, et toute initiative contre son influence doit être examinée avec attention.
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République d’Irlande
Des mitraillettes à la présidence Le Nord-Irlandais Martin McGuinness, un ancien de l’IRA, républicain et nationaliste, se présente le 27 octobre à la présidence de la république d’Irlande.
Un combattant légendaire Né en 1950, Martin McGuinness a été un militant républicain depuis le début du conflit nordirlandais, en 1969. Il a reconnu avoir été le numéro deux de l’IRA dans la ville de Derry en 1972, où il avait une réputation de combattant légendaire. Il a été incarcéré à deux reprises pour son appartenance à l’IRA, mais il affirme avoir quitté l’organisation en 1974. En 2007, après des années de négociation, il a pris la tête, avec le leader loyaliste Ian Paisley, d’un gouvernement partagé à Belfast. La relation entre ces vieux ennemis est devenue si étroite qu’on les appelle les “Chuckle Brothers” [nom d’un duo de comédiens britanniques]. M. McGuinness a renoncé à son poste de vice-Premier ministre de l’Irlande du Nord pour présenter sa candidature à la présidence de la république d’Irlande. Même si le titulaire du poste n’a aucun pouvoir réel, une victoire de M. McGuinness ferait l’effet d’une bombe.
The Independent (extraits) Londres
uand on lui fait remarquer qu’il ne convainc pas grand monde en prétendant qu’il a quitté l’IRA en 1974, Martin McGuinness a un léger haussement d’épaules, presque désinvolte. Alors que sa campagne pour l’élection présidentielle d’Irlande [prévue pour le 27 octobre] bat son plein, ses affirmations sont contestées par des politiciens, d’anciens chefs de la sécurité et par les médias de Dublin. Tous soutiennent qu’il était une figure importante de l’IRA pendant les décennies où le pays était en proie à la violence. “Je sais que le débat fait rage à ce propos, mais les médias sont plus intéressés par la question que les citoyens ordinaires. Quand je me suis rendu à la finale du championnat d’Irlande de football – Kerry contre Dublin –, je n’ai pu échapper, pendant une heure et demie, à une foule de gens qui venaient me souhaiter bonne chance. Aucun ne m’a demandé : ‘Martin, quand avez-vous quitté l’IRA ?’ Pourtant, chacun d’eux savait que j’en avais fait partie à un moment donné.” Oui, mais s’imaginent-ils, comme il l’affirme, que sa carrière au sein de l’IRA a pris fin il y a bien plus de trente ans ? “Pour être tout à fait honnête, je ne pense pas que la majorité des gens s’en soucient.” L’idée que M. McGuinness persiste dans son mensonge est dérangeante pour un grand nombre d’Irlandais. Mais certains sont prêts à admettre sa position, y voyant une nécessité politique ou légale pour un candidat à la présidentielle. Autrement dit, ils la considèrent comme une fiction nécessaire. Cette tendance à se montrer plus pragmatique que dogmatique est flagrante depuis quelques années en Irlande du Nord, où le leader du Sinn Féin [“Nous-mêmes”, le parti républicain qui fut la vitrine politique de l’IRA avant sa dissolution] est connu pour avoir réussi à partager le pouvoir avec l’unioniste protestant Ian Paisley. Le rapport de l’an dernier sur le massacre du Bloody Sunday [le 30 janvier 1972, la répression d’une manifestation par
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avaient perdu la vie [le 8 novembre 1987], et qu’il a déclaré avoir honte des républicains qui l’avaient perpétré. Parce qu’ils ont tué des civils ? “Tout à fait.” Et si des membres des forces armées avaient été tués ? “On était en guerre à l’époque. Je ne les aurais donc pas condamnés, non.” “Beaucoup de mes amis ont été tués par l’armée britannique”, ajoute-t-il Utiliserait-il le mot “meurtre” pour qualifier des actes commis par l’IRA ? “L’IRA a été impliquée dans un grand nombre d’affrontements qui ont entraîné la mort accidentelle d’innocents, et les familles des victimes utilisaient le terme de ‘meurtre’, dit-il. Je ne vois rien à redire à cela.” Est-il en mesure de gagner l’élection ? M. McGuinness peut être qualifié d’outsider, car, sur sept candidats, il n’arrive qu’en troisième position. Même s’il est le plus connu de tous, ses principaux atouts ne sont pas tant ses antécédents républicains que son tempérament et le fait que, dans le Sud, le Sinn Féin est résolument opposé au système. De nombreux électeurs irlandais restent mécontents d’un gouvernement qu’ils accusent de ruiner l’économie du pays. La plupart des suffrages de M. McGuinness proviendront de ménages de chômeurs endettés. Sans doute espère-t-il que le débat sur son rôle au sein de l’IRA s’apaisera dans les semaines à venir et que, le 27 octobre, il sera en bonne position pour récolter les voix des défavorisés. David McKittrick
Martin McGuinness. Dessin de Taylor Jones paru dans le Los Angeles Times, Etats-Unis.
l’armée britannique fit 14 morts] mentionne que M. McGuinness se trouvait dans sa ville de Derry en 1972 et conclut qu’il devait avoir une mitraillette, mais qu’il ne s’en est pas servi. Quand on a demandé au fils du révérend Paisley, qui est parlementaire, si, après avoir pris connaissance de ce rapport, il pouvait imaginer M. McGuinness avec une mitraillette il a répondu sèchement : “Je ne l’ai jamais imaginé sans.” Avec cette élection présidentielle, les républicains souhaitent intégrer les forces dominantes du Sud. Dans cette perspective, M. McGuinness emploie un langage inhabituel : il ne dénonce pas tous les meurtres commis par l’IRA, mais prend ses distances avec certains d’entre eux. C’est ainsi qu’il a récemment qualifié d’“atroce” l’attentat à la bombe d’Enniskillen, dans lequel 11 civils protestants
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Europe
Innovation Pour la seizième année de suite, la Suisse se trouve en tête de “L’indicateur de l’innovation 2011”, un palmarès de 26 pays
industrialisés qui note leur capacité d’innovation, publié par la Fondation Deutsche Telekom et la Fédération de l’industrie allemande (BDI). Les Etats-Unis,
qui, selon les chercheurs, investissent insuffisamment dans la science et la recherche, ne sont plus qu’au 9e rang. La France, elle, est au 14e rang.
Suisse
La crise ? Quelle crise ? Prospère et à nouveau confiante, la Suisse, qui vote le 23 octobre, a retrouvé son statut de pays modèle. Mais elle se découvre plus que jamais tributaire des événements mondiaux.
“redécouverte de l’affection pour la Suisse”. Mais l’amour retrouvé pour l’Etat-nation n’est pas le seul sentiment qui anime les Confédérés en cette année électorale. “L’idée que les Suisses vont bien est propagée par les médias, estime Jakob Tanner. Mais, parmi les gens qui gagnent le salaire moyen – 5 800 francs suisses [4 700 euros] –, il y en a qui ont d’énormes problèmes et qui ne sont pas contents !”
Le Temps (extraits) Genève
Un fort taux de mécontents
ne fois encore, la Suisse est le meilleur élève de la classe en Europe”, proclamait le 4 octobre un communiqué de la Promotion économique du Grand Zurich. Avec sa monnaie flamboyante et ses statistiques insolentes – un dixième des milliardaires de la planète y habitent, ses ménages sont les plus fortunés du monde avec un patrimoine moyen de 250 000 francs suisses [200 000 euros environ] , la Suisse a retrouvé un statut qu’on croyait perdu depuis les années 1990 : îlot de bien-être dans une Europe en crise, pôle de stabilité dans un univers en déliquescence. Alors que l’Occident tremble sous l’effet de la crise financière, que les Arabes versent le sang pour leur liberté et que l’Asie émergente bouleverse l’équilibre des puissances, les élections fédérales du 23 octobre vont s’y dérouler tranquillement, comme dans l’œil du cyclone.
U
Adhérer à l’UE serait incongru Une Suisse contente d’elle-même, qui estime avoir “fait tout juste” : cette thématique a imprégné la propagande des partis. Le retournement est spectaculaire quand on pense aux remises en question qui ont suivi la fin de la guerre froide : division passionnelle du pays sur la question européenne, longue période d’atonie économique… “Dans les années 1990, il y avait un énorme déficit de croissance, qui a donné l’impression que les choses allaient mieux dans le reste de l’Europe”, rappelle Gerhard Schwarz, le patron du centre de réflexion libéral Avenir suisse. Redresser la situation a été un effort de longue haleine. Cela a commencé avec le décloisonnement du marché intérieur et les privatisations, s’est poursuivi avec l’ouverture au marché européen, avant d’être parachevé avec la mise en œuvre d’une politique financière restrictive. “La Suisse a eu cette capacité de dire ‘stop, on dépense trop’ bien avant que la dette n’atteigne des niveaux catastrophiques”, observe l’économiste français Charles Wyplosz. Dès 2002, le frein aux dépenses, un mécanisme de stabilisation automatique du budget, a permis de casser l’envolée de la dette, avant de la faire chuter dès 2005. Copié en Allemagne, en Espagne, en Irlande – et jusqu’au Chili ou au Brésil –, ce système est devenu une référence dans le débat européen comme remède aux
Dessin de Mix & Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne. déficits publics qui minent le Vieux Continent. Si la Suisse inspire l’Europe, à l’intérieur du pays, les grandes visions des vingt dernières années ont subi un déclin radical. Enterrée par les partis gouvernementaux, l’adhésion à l’Union européenne apparaît comme une incongruité : moins de 20 % de la population la soutient encore. L’idée de réunir des cantons pour en faire de vastes régions eurocompatibles paraît morte. La modernisation du Conseil fédéral [l’exécutif, formé de sept membres] semble gelée pour l’éternité, ou peu s’en faut. Désormais, la petitesse, voire la médiocrité de certaines institutions apparaît comme une vertu. “On trouve même que le Conseil des Etats est super”, s’étonne Jakob Tanner, alors que cette Chambre des
cantons était depuis des décennies le symbole suprême de l’immobilisme. “Nous sommes entourés de pays dirigés par des leaders soi-disant forts, et c’est une chance qu’on n’en ait pas !” estime Gerhard Schwarz. L’historien de la concordance Leonhard Neidhart l’approuve : “Nous sommes et voulons être gouvernés par de petits conseils, sans figures dirigeantes trônant en majesté.” Au sein de la gauche culturelle, les voix qui avaient longtemps nourri la critique des institutions se font moins audibles. “Où sont-ils ces censeurs qui voulaient raser la maison Suisse et ses fondations libérales ?” ironisait la Neue Zürcher Zeitung fin juillet. Le journal de l’establishment zurichois se félicitait que “le doute, la dépréciation de soi et la protestation” aient cédé la place à une
L’enjeu des élections, selon l’historien, est de savoir qui récupérera ce mécontentement ou s’il se traduira par une forte abstention, transformant ainsi le scrutin en “manifestation des satisfaits”. Sous le discours célébrant “la Suisse qui va bien”, le philosophe zurichois Georg Kohler décèle une angoisse existentielle. “Je vois ce pays comme une sorte de nain géant, une puissance économique de taille moyenne qui reste un petit Etat sur le plan géopolitique. Sa conscience de soi n’est pas très stable : elle oscille sans cesse entre complexe de minorité et folie des grandeurs. Ce n’est pas nouveau, mais ça s’accentue. On voit bien, avec la crise de l’euro et du franc fort, à quel point nous sommes dépendants du monde extérieur. La Suisse se voit comme un champion du monde, mais elle se trouve à la merci de faits qui la dépassent.” L’enjeu des élections se situe au sommet, au Conseil fédéral. Même si l’élection du 23 octobre n’apporte que des changements mineurs – scénario privilégié à ce stade par la classe politique –, le basculement de quelques sièges pourrait modifier la situation le 14 décembre, date de l’élection du Conseil fédéral par le Parlement. “Cela va se jouer à très peu de chose”, pense le président du PS, Christian Levrat. L’arrivée d’un deuxième UDC au gouvernement est un enjeu crucial pour la stabilité future de l’exécutif. Sylvain Besson
Sondage
L’UDC mobilise sur la “préférence nationale ” Selon un sondage réalisé début octobre, l’Union démocratique du centre [UDC, droite dure] ne serait plus, avec 29,3 % d’intentions de vote, qu’à quelques voix de son objectif de franchir la barre des 30 %. C’est le parti qui profite le mieux de la mobilisation de fin de campagne, notamment grâce à l’intérêt croissant des couches populaires et des habitants des zones rurales ou des petites villes pour les élections fédérales. L’UDC,
avec son organisation au millimètre, son trésor de guerre estimé à 20 millions de francs suisses [16,16 millions d’euros environ], ses volontaires, sa présence dans toutes les foires, fêtes de tirs, désalpes [fêtes lorsque les troupeaux de vaches redescendent des alpages], manifestations populaires, excelle bien mieux que d’autres dans la campagne électorale. Le PS, avec 19,9 %, atteindrait lui aussi son objectif. Peu de
changements pour les autres partis. Les Verts libéraux, nouveaux venus avec 4,9 %, profitent de la vaguelette écologique. Renforcement de l’intérêt pour la politique, fragmentation du centre avec l’apparition de nouveaux partis et polarisation croissante entre un pôle de gauche (PS et Verts) et une UDC toujours plus radicale : ce sont les trois tendances de cette campagne électorale 2011, selon Claude Longchamp,
directeur de [l’institut de sondages] Gfs. berne. C’est l’UDC et sa “préférence nationale” qui semblent répondre le mieux aux inquiétudes des milieux populaires face à la mondialisation et à la concurrence qui en découle pour l’emploi, alors que, dans les villes et parmi les milieux les plus aisés socialement, on assiste à l’affirmation d’une gauche libérale proche du PS. Yves Petignat, Le Temps (extraits) Genève
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Europe Russie
L’oligarque et l’infirmière Dans Elena, le cinéaste Andreï Zviaguintsev transpose la lutte des classes dans l’arène conjugale. Une femme “ du peuple” a épousé en secondes noces un homme riche avec qui elle vit dans un quartier huppé de Moscou. Nezavissimaïa Gazeta Moscou
lena, d’Andreï Zviaguintsev [Lion d’or à Venise en 2003 pour Le Retour], vient de sortir sur les écrans russes*. Il a reçu le prix spécial du jury dans la sélection Un certain regard au dernier festival de Cannes et aurait constitué le meilleur choix pour représenter la Russie aux prochains Oscars [lire ci-dessous]. Coécrit par Zviaguintsev et Oleg Neguine, il évoquait au départ la vie quotidienne en Grande-Bretagne, car il était destiné à une série européenne. Il a finalement été tourné dans le pays des auteurs, Helen devenant Elena, et l’histoire a été modifiée pour s’inscrire dans la réalité russe. L’intuition des auteurs apparaît encore plus frappante quand on repense aux émeutes de début août en Angleterre. La foule s’est déchaînée sans formuler le moindre slogan, mais on a l’impression que dans l’inconscient collectif dominait la question que pose Elena à son riche mari : “De quel droit pensez-vous que vous êtes des gens à part ? D’où ça vous vient ? D’où ? Juste du fait que vous possédez plus d’argent et plus d’objets ?” Une tension extrême habite le film, qui baigne dans une ambiance de règlement de comptes imminent entre classes sociales, exactement ce dont nous sommes témoins depuis le début de cette année. Le conflit qui oppose Elena à Vladimir met aux prises deux archétypes de la société contemporaine, ce qui rend le film
DR
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Elena, toujours aux petits soins pour son mari Vladimir. facile à appréhender partout où coexistent des bourgeois respectables et une immense majorité de pauvres. Lui est un pragmatique qui a fait fortune grâce à son intelligence, à son talent. Il évolue dans un petit monde confortable, séparé de la vie qui l’entoure par de hauts murs, des gardes et des caméras vidéo. Elle, tout en habitant avec son mari dans leur belle demeure, a laissé son cœur dans sa banlieue natale, à Birioulevo, où des vies banales suivent leur cours dans un appartement minable : son fils [d’un premier mariage] écluse ses bières, son petit-fils vit cramponné à sa console de jeux, sa belle-fille mouche son deuxième bambin en maugréant contre son mari. Personne ne travaille – pas de chance, pas de piston pour bosser dans un truc qui rapporte, et si c’est pour trimer pour des clopinettes, à quoi bon quitter son canapé ? Surtout qu’Elena, bonne poire, leur reverse sa retraite tous les mois. Elle n’en a pas besoin, depuis qu’elle a
alpagué son richard. Bien sûr, il pourrait se montrer plus généreux avec la famille de sa femme, mais monsieur a des principes : il refuse d’entretenir des fainéants. Andreï Zviaguintsev explique qu’il ne veut surtout pas prendre parti dans cette histoire. Cependant, il est clair qu’il éprouve une certaine empathie à l’égard de gens comme Vladimir et sa fille Katia [née de son premier mariage]. Andreï Smirnov et Elena Liadova, qui jouent le père et la fille, sont racés, affirmés. Nadejda Markina, qui incarne Elena, séduit d’abord par son allure si russe, par la douceur de son visage simple. Mais peu à peu, ses traits se tendent, se déforment et laissent transparaître le travail fébrile de ses soucis : comment extorquer à son mari de quoi payer le pot-de-vin à l’université pour éviter que l’aîné de ses petits-fils soit appelé sous les drapeaux ? Sous nos yeux, le bon ange qui a fait des études de médecine [elle s’occupe de son mari victime
d’un infarctus] se transforme en femelle prête à tuer pour ses petits. Or les visages de sa progéniture affichent tous les stigmates d’une existence d’assistés. Leurs regards vides ne s’animent d’une étincelle qu’au moment où le bonheur leur tombe dessus sous la forme d’une liasse de billets et de l’appartement de prestige de Vladimir, prématurément décédé. Les banlieusards investissent ces pièces de grand standing, contemplent depuis le balcon, avec une satisfaction vengeresse, la rue Ostojenka [dans le centre de Moscou, l’une des rues les plus chères du monde] qui s’étire en contrebas, mais au milieu de toute cette splendeur nouvelle ils ne trouvent pas meilleure occupation que de s’affaler devant la télé pour regarder un match de foot en famille. Zviaguintsev a un jour confié que l’un des titres envisagés pour ce film avait été “L’invasion des barbares”. Jugé trop direct par la suite et abandonné, ce choix initial reste symptomatique. Malgré la sympathie évidente du réalisateur pour l’homme d’affaires et sa fille bohème, ce ne sont pas eux qui ont de l’avenir. Au contraire : la vie leur est refusée, Vladimir meurt et Katia n’a pas l’intention de fonder un foyer. Leur maison finit occupée par les rejetons d’Elena, et la dernière image nous montre le troisième petit-fils qui vient juste de naître, posé sur le lit immense du défunt Vladimir. Le petit être s’agite, tourne la tête à droite et à gauche. Contrairement à ses deux frères, il fera ses premiers pas rue Ostojenka, même si, tout comme eux, il porte le gène de Birioulevo. Finalement, cet environnement privilégié parviendrat-il à influencer son hérédité, ou, au contraire, l’enfant subira-t-il la loi de sa famille ? Zviaguintsev ne donne pas de réponse. Seul le temps le dira. Daria Borissova * Sortie en France prévue pour mars 2012.
Cinéma
Son âme pour une nomination aux Oscars “Le cinéma soviétique s’est transformé en cinéma non pas russe mais ‘nouveau russe’, c’est-à-dire en cinéma irrémédiablement commercial”, écrivait récemment le cinéaste Pavel Lounguine (premier film Taxi Blues, en 1990, dernier Tsar, en 2009) dans le magazine russe Profil. Et ce n’est pas Andreï Zviaguintsev qui le contredira. “En Russie, le cinéma d’auteur ne marche tout simplement pas, il ne rapporte même pas l’argent
investi”, a-t-il déploré dans le magazine Ogoniok. Que son dernier film, Elena, puisse avoir une existence en dehors de son pays reste crucial. “La participation d’un film à un festival prestigieux est pratiquement une garantie qu’il sera acheté dans d’autres pays, ce qui est essentiel pour le film et pour l’avenir artistique du réalisateur”, reconnaît-il. Le Landerneau cinématographie russe a été secoué, en septembre,
par un scandale qui en dit long, justement, sur la situation du cinéma et du milieu cinématographique russes. Le président de la commission chargée de désigner le candidat russe aux Oscars (dans la catégorie du meilleur film étranger) a refusé de signer le protocole du vote, qui avait élu La Citadelle - Soleil trompeur 3, de Nikita Mikhalkov, par 5 voix contre 2 à Elena, et 1 au Faust d’Alexandre Sokourov (Lion d’or à Venise cette année).
Vladimir Menchov, lui-même lauréat d’un oscar en 1980 pour Moscou ne croit pas aux larmes, a déclaré que le vote était “légitime mais injuste”, eu égard au parcours des films en lice. La critique et l’opinion publique ont globalement pris le parti de Menchov pour deux raisons, estime l’hebdomadaire Vlast. Premièrement, parce que le film de Mikhalkov a été “un échec en salles et n’a été remarqué dans aucun festival”, tandis que les deux autres ont
reçu des prix prestigieux en Europe. Deuxièmement, parce que la commission (fondée par Nikita Mikhalkov) a subi la pression du lobby proche du cinéaste qui concentre aujourd’hui beaucoup de pouvoirs dans le milieu cinématographique russe. Pour le magazine, il est temps de réformer la commission et d’y nommer “des professionnels de la nouvelle génération, sensibles au langage du cinéma contemporain, non aux intrigues de coulisses”.
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Amériques
A la une Plusieurs magazines
américains ont consacré leur couverture au mouvement Occupy Wall Street. Time Magazine : Le retour de la majorité silencieuse. The Nation : Wall Street a inventé
Etats-Unis
Après le printemps arabe, l’automne américain L’hebdomadaire de gauche The Nation retrace la genèse du mouvement qui a pris sa source à New York avant de s’étendre à d’autres villes américaines. The Nation (extraits) New York
out a commencé par un e-mail. L e 1 3 ju i l l et, le magaz ine Adbusters* a lancé un appel à ses 90 000 contacts comportant un lien Twitter #OccupyWallStreet et une date, le 17 septembre. Le message, agrémenté d’une affiche représentant une gracieuse ballerine sur le dos du taureau de Wall Street, s’est aussitôt répandu, en particulier dans le milieu des jeunes technophiles radicaux. En ce mois de juillet – après le “printemps arabe” et un début d’été européen mouvementé –, les cybermilitants américains étaient prêts à passer à l’action. La rédaction d’Adbusters n’était pas la seule à tenter d’organiser une mobilisation. D’autres plans d’occupation étaient déjà à l’étude, notamment un projet visant la Freedom Plaza de Washington à partir du 6 octobre. On a alors assisté à la multiplication de sites web centralisant les informations et les appels à manifester. Le site US Day of Rage a appuyé l’initiative et a entrepris de préparer le grand jour par des formations en ligne à la non-violence et par des plans tactiques. A la fin août, des “hacktivistes” du collectif Anonymous se sont à leur tour engagés, publiant sur Internet des vidéos menaçantes et inondant les réseaux sociaux. Mais à lui seul, Internet ne fait pas une occupation. Pour occuper, il faut du monde sur le terrain. Début août, un groupe de militants new-yorkais a donc commencé à se réunir dans les parcs publics pour préparer la mobilisation. Beaucoup arrivaient tout droit de “Bloombergville”, un campement installé près de la mairie pour protester contre les licenciements et les coupes dans les budgets sociaux. D’autres les ont rejoints, surtout des artistes, des étudiants et des anarchistes. Cette “Assemblée générale de New York” s’est tenue dans un premier temps autour de la statue du taureau de Wall Street, puis dans un parc sur les rives du fleuve Hudson et, enfin, à l’extrémité sud de Tompkins Square Park. Elle attirait généralement entre une soixantaine et une centaine de participants. L’“Assemblée générale de New York”, qui allait bientôt s’imposer comme l’organe de décision de l’occupation, reposait sur un enchevêtrement de procédures et de signaux manuels puisant dans des références aussi diverses que La République
ALLISON JOYCE/REUTERS
T
Times Square, New York, le 15 octobre. Sur la pancarte : Plus de Maison-Blanche dirigée par Wall Street ! d’Athènes, les indignados espagnols (dont certains étaient présents) et les groupes de parole du mouvement altermondialiste de 1999. Elle cherchait avant tout à créer un processus non hiérarchique, égalitaire et fondé sur le consensus : la démocratie à son état le plus pur. Enfin, à la date fatidique du 17 septembre, des gens de tous les Etats-Unis ont convergé vers New York. La plupart n’avaient aucune idée de l’existence de l’Assemblée générale. Chacun avait ses propres raisons de marcher sur New York et tous
Les manifestants se faisaient désormais appeler “les 99 %” étaient séduits par l’idée d’envahir le temple de la finance. Ils étaient néanmoins plus près de 2 000 que de 20 000. Le premier point de ralliement a été la statue du taureau, à quelques pas de la Bourse. Les manifestants se sont regroupés autour des cordons de sécurité qui protégeaient la sculpture. L’“Assemblée générale de New York” avait ensuite prévu de se réunir sur l’esplanade de la Chase Manhattan Plaza, afin de décider de la suite des événements. Mais la place en question avait été bouclée la veille au soir. Des tracts
présentant des lieux de repli ont alors circulé dans la foule. Le comité tactique a profité d’une séance à micros ouverts pour se réunir et décider dans la précipitation de passer au plan B : occuper le parc Zuccotti, à mi-chemin entre Wall Street, totalement barricadé, et Ground Zero. L’opération s’est déroulée sans le moindre accroc. Après quelques minutes de marche, la foule s’est massée sous les frondaisons du Zuccotti Park pour assister à la première réunion de l’Assemblée générale de l’occupation. Au fil de la journée, quelques curieux ont eu l’idée de regarder sur leur smartphone où ils se trouvaient exactement. La maigre notice de Wikipedia sur le parc Zuccotti était largement suffisante : propriété de Brookfield Office Properties, le jardin avait été rebaptisé en 2006 en hommage au président de cette société immobilière, John Zuccotti. Son ancien nom est encore gravé sur la façade d’un immeuble de l’autre côté de la rue : Liberty Plaza – comme la place Tahrir (“liberté”) du Caire. Ils n’auraient pu rêver mieux. Ce soir-là, la foule a continué de s’éclaircir jusqu’à ce qu’il ne reste qu’environ 200 occupants. En fin de soirée, deux rangées de policiers, menottes de plastique blanc accrochées à la ceinture, ont pris position sur Broadway. La dispersion semblait imminente. Les candidats à l’occupa-
tion se sont concertés avant de s’éparpiller en petits groupes. Un point méditation et massage a même été ouvert pour aider les manifestants à se détendre. Vers 11 heures du soir, la police a reçu l’ordre de se replier. Les derniers manifestants, devenus occupants, ont alors sorti leurs sacs de couchage et ont essayé de trouver le sommeil à même le sol. La semaine suivante, les manifestants de la place – qui se faisaient désormais appeler “les 99 %” – ont connu une série de hauts et de bas. Ils n’étaient jamais plus de quelques centaines, mais les incursions de la police et les interpellations presque quotidiennes alimentaient la tension. Le 19 septembre, en prévision d’averses, des tentes offertes par le rappeur Lupe Fiasco ont été montées. La police a réagi dès le lendemain matin par trois descentes et sept interpellations musclées. Mais, le 21 septembre, des vidéos des occupants violemment délogés circulaient largement sur Internet et l’incident faisait la une de Metro, le quotidien gratuit de New York. Les affrontements avec les forces de l’ordre n’ont cessé d’attiser l’intérêt des médias. A tel point que l’on pouvait se demander si la police n’essayait pas de rendre service aux occupants : des jeunes femmes aspergées de gaz lacrymogène en l’absence de toute provocation, des adolescents plaqués au sol, près de 700 arresta-
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la lutte des classes. Spécialiste des couvertures décalées, The New Yorker a choisi de mettre en une, un banquier brandissant une pancarte ornée du slogan : Surtout ne changeons rien.
tions sur le pont de Brooklyn lors de la manifestation du 1er octobre – chaque épisode attirait davantage de caméras et de sympathie, et ne faisait que relancer la dynamique. Au début, les journalistes n’interrogeaient que les manifestants couverts de bleus ou de sang. Puis ils se sont mis à poser la même question à pratiquement tous les gens présents à Zuccotti Park : “Pourquoi êtes-vous là ?” Devant l’extraordinaire diversité des réponses et la multitude de slogans ornant les pancartes, la plupart des journalistes ont fini par décréter que le mouvement n’avait aucune cohérence. Beaucoup n’ont rien compris aux méthodes singulières de l’Assemblée générale et au message pourtant transparent d’un campement planté au beau milieu du quartier financier de la Grosse Pomme.
#OccupyEverywhere Les organisateurs, en bons militants rancuniers, se sont beaucoup plus employés à créer leurs propres médias qu’à contribuer aux grands médias. Dès le premier jour, ils ont mis en place un système de couverture en direct et en continu afin de permettre au monde entier de suivre l’occupation. Alimenté par un groupe électrogène, leur centre des médias a retransmis à jet continu des tweets, des vidéos, des extraits de blogs et autres contenus pour informer leurs partisans et fournir au collectif Anonymous une profusion de matériel à diffuser. Ils étaient bien moins préparés, en revanche, pour communiquer par le biais des médias traditionnels. Il n’y avait à l’origine qu’un jeune étudiant chargé de répartir les interviews, de mettre en ligne les communiqués et de tenir les journalistes au courant des derniers développements. Le message a tout de même fini par passer auprès du grand public. Au bout de deux semaines et après deux samedis de grandes vagues d’arrestations, des gens qui n’auraient jamais osé se compromettre auprès des “radicaux infréquentables” de Liberty Plaza se sont peu à peu ralliés au mouvement et sont venus gonfler les rangs des occupants : des syndicats, des clubs étudiants, des parents et des grandsparents. Bientôt, les visites surprises de personnalités sont devenues monnaie courante. Entre-temps, le comité cuisine a ajouté un espace vaisselle, la simple boîte à tracts des débuts a laissé place à un point d’information animé par des militants compétents et le service d’hygiène s’est procuré de nouveaux balais. Des mouvements analogues d’occupation sont apparus aux quatre coins du pays, dans des métropoles comme dans de petites villes, reprenant souvent le même modèle d’assemblée, occupant l’espace public pour en faire une agora, un endroit où la politique puisse enfin être affaire de vraies gens. #OccupyWallStreet est devenu #OccupyEverywhere. Le tweet a accouché d’un mouvement. Nathan Schneider * Le bimestriel Adbusters (“Casseurs de pub”) a été fondé en 1989 à Vancouver, au Canada. Il possède une édition américaine.
Opinion
Pourquoi je soutiens les anti-Wall Street Spontanéité, inventivité, humour et surtout clairvoyance… Pour le chroniqueur de gauche Eugene Robinson, Occupy Wall Street a tout d’un grand mouvement. The Washington Post (extraits) Washington
e mouvement Occupy Wall Street et ses avatars à travers le pays sont à la fois insensés, incohérents et parfaitement donquichottesques. Dieu que je les aime ! J’aime tout dans ces sit-in. Le fait qu’ils soient spontanés, sans meneurs et sans contrainte de temps. Le fait que les contestataires refusent de formuler des exigences précises au-delà d’un appel énergique à davantage de justice économique. Le fait aussi que les “indignés” de Chicago – cas unique jusqu’à présent – aient ignoré cette consigne et aient publié la liste de leurs revendications. J’aime le fait qu’il n’y ait pas de règles, simplement des tendances. J’aime la solution imaginée par les “indignés” de Wall Street lorsque ceux-ci se sont vu interdire d’utiliser des portevoix : le microphone humain, c’est-à-dire de demander à toutes les personnes à portée de voix de répéter les phrases de l’intervenant, à l’unisson et mot pour mot, de sorte que la foule entière puisse entendre ce qu’il
L
dit. Cela fonctionne – même si l’effet est un peu ridicule. Il n’est pas rare que les mouvements de contestation appelés à prendre de l’ampleur aient le sens de l’humour. J’aime surtout le fait que les “indignés” de Wall Street se soient soulevés au bon moment et ne se soient pas trompés de cible. Cela pourrait être les prémices d’une lame de fond. Si la définition du concept de “justice économique” peut différer d’un individu à l’autre, ce n’est pas une formule en l’air. Elle cristallise l’effacement, à notre insu, de la notion d’équité dans notre système économique – et dans notre vocabulaire politique. L’injustice économique est devenue la norme. Le bilan s’étale devant nos yeux : un pays dans lequel les riches sont devenus des super-riches pendant que la classe moyenne perdait progressivement du terrain, où le chômage reste bloqué à des niveaux jadis jugés insoutenables, et où le système politique est incapable de prendre les mesures qui pourraient faire la différence. L’économie finira un jour par sortir de l’ornière et les choses sembleront s’améliorer. Mais sur le fond, toutefois, rien n’aura changé.
Pendant la majeure partie de notre histoire, il était entendu que le secteur financier était censé rendre un service vital à l’économie : acheminer des capitaux vers les entreprises susceptibles de les utiliser au mieux. Mais les mutations technologiques, économiques et politiques dont le monde a été le témoin au cours des dernières décennies ont donné mille occasions à Wall Street de s’auto-injecter ces capitaux, souvent en inventant des produits financiers exotiques. Cela ne veut pas dire que les banquiers d’investissement doivent être tenus pour responsables de tous les maux de la planète, mais que Wall Street incarne un système économique et politique qui ne semble plus servir les intérêts d’une majorité d’Américains. C’est pourquoi un groupe bigarré – pas immense, mais idéaliste et déterminé – squatte le sud de Manhattan. Des occupations similaires ont lieu dans une vingtaine d’autres villes américaines. Signant peut-être la naissance d’un mouvement. Un jour ou l’autre, ses tentes seront repliées – et, comme le monde n’aura pas changé, on pensera que c’était un échec. Mais quelque chose me dit que l’on aura tort. Les graines du militantisme progressiste plantées par les “indignés” de Wall Street pourraient bien donner naissance à quelque chose d’énorme. Eugene Robinson Dessin d’Arend, Pays-Bas.
Message
Obama, le président qui déçoit Zuccotti Park, où le mouvement Occupy Wall Street a pris ses quartiers depuis le 17 septembre, est envahi par les pancartes – étalées par terre, scotchées sur les arbres, brandies vers le ciel, peintes à la main sur le ventre rebondi d’une femme enceinte. Elles proclament : “Nous sommes les 99 %”, “Jésus est du côté des 99 %”, “Mangez les riches”, “A bas la Fed”, “Marx avait raison”. Un nom brille toutefois par son absence : celui de Barack Obama. Ces dernières années, on l’entendait forcément dans les rassemblements de ce genre – ses supporters cherchaient à recruter de nouveaux bénévoles dans la foule, ses sympathisants l’encourageaient dans son projet de réforme du système de santé, etc. Pas à Wall Street.
Nulle trace de “Yes, we can” ou de “Sí, se puede”. Ni teeshirts ni autocollants ni affiches “Obama’08”. Comment expliquer cette absence ? Dans une certaine mesure, elle reflète l’essence du mouvement Occupy Wall Street. Cette révolte n’a pas de président – ni d’ailleurs de porte-parole officiel ou de hiérarchie définie. “Occupy Wall Street est un mouvement de résistance sans leader”, peut-on lire dans le pamphlet du mouvement. Autre raison invoquée par les manifestants pour expliquer l’absence d’Obama : un sentiment de déception croissant. Au menu des frustrations : le sauvetage des banques, alors que rien n’a été fait pour les petits propriétaires en difficulté, et une équipe économique jugée trop
proche de Wall Street . Les rares pancartes qui mentionnent le président reflètent ce désenchantement. “Obama = Bush”, proclame l’une d’entre elles . Collée sur une poubelle, une affiche montre le visage d’Obama à côté de celui de Jamie Dimon (président de JPMorgan Chase), Lloyd Blankfein (président de Goldman Sachs) et Robert Rubin (ancien ministre des Finances de Bill Clinton). Le fait qu’Obama ait exprimé sa sympathie pour les manifestants lors d’une conférence de presse le 6 octobre n’a guère été entendu par les militants de Zuccotti Park. Lesquels se sont contentés de ricaner lorsque le président leur a suggéré de soutenir son plan de relance de l’emploi. “Il ne comprend pas que ce n’est pas une
question de loi, ou de personne, ou de mesure politique”, commente Marina Sitrin, militante du mouvement . Il est probable qu’un grand nombre des occupants de Zuccotti Park avaient soutenu Obama en 2008, mais désormais,assure Georgia Sagri, une artiste qui a coorganisé les toutes premièresmanifestations, les gens proposent leurs propres solutions aux problèmes dont souffrent les classes moyenne et ouvrière. Comme le résume John Wells, un employé d’un centre d’appels qui a décidé de se joindre au mouvement : “Nous avons essayé de voter pour le changement, mais cela n’a pas suffi. Aujourd’hui, nous devons crier le changement !” Andy Kroll, Mother Jones (extraits), San Francisco
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Amériques
Opposition Face à Cristina Kirchner, largement en tête des sondages, six candidats se battent pour arriver en deuxième position au premier tour de l’élection présidentielle du dimanche 23 octobre. Parmi les favoris : Ricardo Alfonsín, fils
de l’ancien président Raúl Alfonsín, de l’Union civique radicale (UCR, libéral) ; les péronistes Eduardo Duhalde et Alberto Rodríguez Sáa, enfin Hermes Binner, gouverneur socialiste de la province de Santa Fe.
Argentine
Le colistier rock’n’roll de Cristina Kirchner Pratiquement assurée d’être réélue présidente, Cristina Kirchner a choisi comme viceprésident son fringant ministre de l’Economie, Amado Boudou, un économiste de 48 ans qui roule en Harley-Davidson et joue de la guitare électrique aux meetings. Portrait.
crise mondiale, elle donnait au gouvernement la gestion d’une caisse prévisionnelle représentant des millions de pesos et elle attaquait l’establishment en rendant justice aux retraités. Elle permettait ainsi au gouvernement de frapper un grand coup. Cristina Kirchner a écouté et approuvé. “Ça me plaît, a-t-elle dit, mais appelons Kirchner pour voir ce qu’il en pense.” A partir de ce jour-là, Boudou a commencé à s’entretenir directement avec Néstor et Cristina.
Rolling Stone Buenos Aires
E
Une victoire politique Le jour où la nationalisation des AFJP a été adoptée au Congrès, on a monté des tentes devant le siège de l’Anses (Administration nationale de la sécurité sociale). C’est ce jour-là que Boudou est né à la politique nationale. Et, quelques heures après ce rassemblement, il recevait son baptême : un appel de Kirchner sur son portable pour le féliciter. “C’est une victoire politique, lui a-til dit. Tu peux l’inscrire à ton actif.” Derrière son bureau, il y a deux grands portraits de Perón et d’Evita [Juan Domingo Perón, président de 1951 à 1955 et de 1973 à 1974, et sa femme Eva, couple présidentiel emblématique] pour que personne ne doute de la foi que l’on professe en ce lieu. A côté, sur une table, un portrait encadré de Kirchner, le regard dans le lointain, avec une expression qui condense toute sa laideur et toute sa malice. Sur cette table, on trouve aussi des photos plus petites, l’une de Boudou, plié en deux, qui joue de la guitare, et une autre avec son frère, un bras posé sur les épaules du rocker Andrés Calamaro, au Luna Park [stade de Buenos Aires]. Il est 6 heures du soir. Boudou doit bientôt partir pour un meeting à Rosario [province de Santa Fe], qui sera suivi d’un Amado Boudou à la guitare lors d’un meeting, le 12 octobre, à San Rafael. autre à Mercedes [à 100 km à l’ouest 36
AFP
n 2008, en pleine crise économique mondiale, l’idée de renationaliser les fonds de pension [privatisés en 1994] a valu à Amado Boudou la confiance des Kirchner [Néstor Kirchner décédé le 27 octobre 2010 a été président de 2003 à 2007 ; sa femme, Cristina, lui a succédé]. Boudou était dans son appartement, à tourner et retourner cette question dans sa tête. Il avait mis un CD de La Mancha de Rolando [groupe populaire de rock argentin]. Le gouvernement de Cristina Kirchner était dans une mauvaise passe. Depuis plusieurs mois, Sergio Massa, le chef de cabinet du gouvernement, organisait des réunions avec les plus hauts responsables de l’économie pour évaluer l’impact qu’allait avoir sur l’Argentine la crise des subprimes qui avait éclaté aux Etats-Unis. La chanson qui passait à ce momentlà était Où est-ce qu’on va ? Amado Boudou, qui venait de se préparer un gin tonic, éprouvait le léger vertige que donne une bonne idée. Pendant ce temps, la faillite de Lehman Brothers, quatrième banque d’affaires des Etats-Unis, entraînait Wall Street dans une crise phénoménale. “En pensant à ces choses-là, je me suis rendu compte que la solution passait par une réforme du régime des retraites”, explique Boudou aujourd’hui. Il a aussitôt attrapé son téléphone portable et composé le numéro de Massa. Les deux hommes se sont donné rendez-vous dans le bar qui fait l’angle de l’avenue Santa Fe et de la rue Cerrito. “Ecoute, ça a l’air dingue, mais c’est une idée qui a un avenir politique, m’a dit Massa. Tu te sens d’en parler à la présidente ?” Le lendemain, les deux hommes se sont rendus à la Quinta de Olivos [palais présidentiel]. Ils se sont assis à la table de réunion, et Boudou a tiré des documents d’un dossier jaune et a commencé à exposer en détail son projet de renationalisation des Administradoras de fondos de jubilaciones y pensiones [AFJP, fonds de pension privés]. C’était une idée essentiellement kirchnériste : dans le même mouvement, elle blindait le pays contre la
Election
Le pouvoir de Cristina K. Tous les sondages le disent, Cristina Kirchner, 52 ans, devrait être réélue haut la main présidente de la république d’Argentine. Selon la presse argentine, CFK – comme on l’appelle généralement – devrait obtenir un “score sans précédent” – elle est créditée de 52 à 55 % – et être élue dès le premier tour de l’élection présidentielle qui a lieu ce dimanche 23 octobre. Lors de primaires originales et inédites en Argentine en août
dernier (tous les candidats à la présidentielle, de tous les partis, se présentaient et le vote était obligatoire), Cristina Kirchner avait déjà obtenu 50,4 % des suffrages, mais surtout 38 points de plus que ses deux plus proches concurrents – le radical Ricardo Alfonsín (12,17 %) et l’ancien président péroniste Eduardo Duhalde (12,16 %). Avocate de profession, Cristina Kirchner – première femme à avoir été élue
présidente de l’Argentine – a succédé en 2007 à son mari, lui-même élu en 2003. Selon un plan politique bien établi, Néstor Kirchner aurait dû à son tour se représenter en 2011. Mais sa mort, le 27 octobre 2010, a changé la donne et ouvert la voie à la réélection de sa veuve. En Argentine, où le système politique est devenu hyperprésidentialiste, et où le traditionnel clivage gauchedroite n’existe plus, le
kirchnerisme issu de la gauche péroniste a donc de beaux jours devant lui. “Si les choses se passent comme prévu, en décembre 2015, à la fin du second mandat de Cristina, les Kirchner auront battu le record national de longévité au pouvoir sans interruption. Ils auront gouverné douze ans, deux ans de plus que Carlos Menem (1989-1999) et trois ans de plus que Perón (1946- 1955)”, souligne La Nación.
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Amériques
Croissance “Depuis 2003, le PIB argentin a augmenté (en données cumulées) de près de 80 %, le chômage est passé de 25 à 7 % et plus de 10 millions de personnes sont sorties
de la pauvreté”, rappelle La Nación. Un record pour un pays qui a traversé en 2001 une des crises économiques les plus graves de son histoire.
Suite de la page 34 de la capitale]. Candidat à la vice-présidence du Front pour la victoire [coalition de partis de centre gauche fondée en 2003 pour soutenir la candidature de Néstor Kirchner et dont le Parti justicialiste (péroniste) est le noyau], il est en campagne. Dans le magazine [people] Caras, on l’a vu sur des skis au côté de sa séduisante compagne rousse, la jeune journaliste Agustina Kämpfer. Deux semaines auparavant, il était l’invité de Sábado Bus [émission en prime time de la chaîne privée Telefe], où on l’a vu bavarder avec le présentateur Nicolás Repetto, avant d’entonner le hit Arde la ciudad [La ville brûle] avec le groupe La Mancha de Rolando. Tout cela s’inscrit dans la construction du personnage de Boudou. Le candidat à la vice-présidence nous parle de son rôle de ministre. “Le plus important est peut-être de se rendre compte que les décisions que l’on prend ont un impact
“Ministre passe encore, il a étudié l’économie, mais vice-président…” sur la vie des gens”, explique-t-il. Quand at-il pris une mesure qui ait influé directement sur la vie des gens ? “Quand j’étais disc-jockey et que j’ai décidé qu’au lieu de passer une chanson de Led Zeppelin il fallait mettre Demoliendo hoteles [de Charly García].” Tandis que presque tous les ministres sont issus des rangs du péronisme traditionnel, le CV de Boudou est relativement plus léger et attrayant : cet ancien discjockey a organisé des festivals de rock, décroché un master d’économie au Cema [Centre d’études macroéconomiques d’Argentine] et joue comme invité dans le groupe La Mancha de Rolando. Au sein du gouvernement, si on le compare aux autres kirchnéristes, il ressemble davantage à une célébrité qu’à un fonctionnaire. A 48 ans, il a le profil d’un de ces jeunes pragmatiques bourrés d’ambition que la PRO [Propuesta republicana – Proposition républicaine, parti libéral] adorerait avoir dans ses rangs, mais qui font généralement carrière dans des multinationales. Sa relation avec les médias, plus frivole, moins conflictuelle [que celle des autres personnalités de son camp], apporte une bouffée d’air frais. Et, à côté des articles de Clarín et de La Nación où il est question de sa bataille avec [le géant de l’acier] Techint, on le voit dans la presse people se promener avec sa compagne dans le quartier de Palermo Viejo. Une chose est sûre, Boudou profite de la vie. “Je crois que, quand on aime ce qu’on fait, on donne le meilleur de soi-même”, dit cet homme qui n’appartient ni à la catégorie des golden boys de l’économie, bardés de diplômes étrangers, ni à celle des vieux ministres ennemis de la transparence. L’histoire de Boudou est celle d’un gagnant, celle d’un homme à l’habileté redoutable : chaque fois qu’il met le pied quelque part, il atteint le sommet.
Il commence par animer des soirées chez ses amis du lycée, avant de devenir l’un des disc-jockeys de Sobremonte, Frisco Bay et El Morro, les trois plus grandes discothèques de la Costa au début des années 1980. Il monte quelques spectacles avec des amis et finit par organiser le festival Rock in Bali [à Mar del Plata], faisant venir à Buenos Aires des groupes comme Sumo, Soda Stereo, Virus et Ratones Paranoicos [Les souris paranoïaques]. Il est embauché comme commercial dans une entreprise de collecte des déchets et, trois ans plus tard, il en devient le directeur. Il entre à l’Anses comme simple cadre et termine directeur de l’organisme. Il obtient le portefeuille de l’Economie et des Finances, et aujourd’hui la vice-présidence lui tend les bras. Boudou est né en 1963 et, dans les années 1970, période de fondation du kirchnérisme, c’était un adolescent qui jouait au rugby à Mar del Plata. Après avoir commencé des études d’ingénieur, il finit par se tourner vers l’économie. A 21 ans, il commence à militer au sein de l’Upau, mouvement étudiant lié à l’UCD, parti de droite dirigé à l’époque par Alvaro Alsogaray. Mais Amado Boudou n’aime pas parler du passé, surtout quand ce passé ne colle pas avec son profil idéologique actuel. En 1990, son diplôme d’économie en poche, il devient commercial pour Venturino Eshiur, entreprise de collecte des déchets appartenant à une famille proche de la sienne. Il a alors 27 ans. Quand l’entreprise fait faillite, en 1995, après avoir perdu son contrat avec le gouvernement, Amado Boudou siège alors au poste de directeur. Quelques mois plus tard, il monte sa propre entreprise de collecte des déchets, Ecoplata, avec des amis. “Rapidement je me suis rendu compte que j’avais envie d’explorer de nouveaux horizons, de faire autre chose.” A 35 ans, il décide donc de monter à Buenos Aires. Dans ses bureaux, au ministère, il y a un coin salon avec des fauteuils noirs, une table de réunion recouverte de papiers, des peintures de facture classique et un bureau encombré où l’on trouve pêle-mêle des livres, des papiers, un iPad et même une petite maquette de Harley-Davidson. Sur sa tablette, le dernier gadget à la mode au ministère, il nous montre ses photos préférées : on l’y voit en train de jouer avec le groupe La Mancha de Rolando à La Trastienda, donnant l’accolade à Ron Wood [membre des Rolling Stones], serrant la main au président de la Chine, Hu Jintao, ou encore assis à côté du président de l’Equateur, Rafael Correa. “Lui, il a vraiment la classe, tout le monde l’envie”, dit Amado Boudou, le beau gosse du kirchnérisme. Il est 21 heures. La salle de réunion est vide. Sebastián, son plus jeune frère, le regarde prendre la pose pour le photographe. “Nos parents n’en reviennent toujours pas. Qu’il soit ministre passe encore, il avait étudié l’économie, mais vice-président…” Il fait une pause. “Lui non plus n’en revient pas d’ailleurs.” Juan Morris
Culte
Néstor Kirchner à toutes les sauces Depuis sa disparition, le 27 octobre 2010, le culte de la personnalité de l’ancien président prend des proportions incroyables… Clarín Buenos Aires
n an à peine après la mort de l’ancien président, un militant “ultra K” [pro-Kirchner] pourrait sans problème vivre en ne passant plus (ou presque) que par des lieux portant le nom de Néstor Carlos Kirchner. Habiter dans le quartier Néstor-Kirchner, circuler dans des rues, sur des routes, sous des tunnels et sur des ponts NéstorKirchner, travailler au pôle industriel ou au centre de génétique Néstor-Kirchner, mettre ses enfants dans une école NéstorKirchner ou aller lui-même reprendre des études dans un centre de formation professionnelle ou une faculté Néstor-Kirchner, entreprendre des démarches auprès de l’agence Néstor-Kirchner de la sécurité sociale, être suivi à l’hôpital ou à la clinique dentaire Néstor-Kirchner, jouer au foot au centre sportif Néstor-Kirchner, attendre son bus dans une gare routière NéstorKirchner ou prendre un avion à l’aéroport Néstor-Kirchner – tout cela est possible. Et, en cas de coup dur, si jamais il faut porter plainte, il y a même le commissariat Néstor-Kirchner. L’historien Daniel Balmaceda nous rappelle que le vice-roi Santiago de Liniers a été le premier à donner son nom à une rue de Buenos Aires de son vivant. “Par la suite, les provinces et les municipalités ont appliqué durant plusieurs décennies des mesures qui obligeaient à attendre au moins dix ans après la mort de quelqu’un pour donner son nom à un espace public, explique-t-il. C’était une façon de prendre des distances avec la ferveur immédiate.” Ces règlements n’ont cependant pas toujours été respectés. Comme le rappelle le spécialiste Jorge Canido Borges, en 1901, l’ancien président Bartolomé Mitre avait assisté dans la capitale argentine à l’inauguration de la rue qui porte son nom. Mais personne n’est allé aussi loin que Juan et Eva Perón [Juan Perón a été prési-
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dent de 1946 à 1955 et de 1973 à 1974] : des centaines de sites et de bâtiments, et même deux provinces (celles du Chaco et de la Pampa), ont été rebaptisés pour prendre le nom du couple [de 1951 à 1955]. Cette tendance au culte de la personnalité a repris sous la présidence de Carlos Menem [19891999], en particulier dans les villes de la Rioja [sa province natale]. Et, durant la présidence de Kirchner lui-même, son nom avait déjà été donné à un quartier de San Juan, à un gazoduc d’El Calafate et à une rue de Caleta Olivia. Mais, depuis sa mort, le 27 octobre 2010, c’est l’inflation. En quelques jours, Río Gallegos et la capitale de la province de Tucumán ont montré la voie en renommant plusieurs rues. Gouverneurs, édiles et conseillers municipaux du Front pour la victoire [FPV, coalition ayant soutenu les Kirchner] ont pris soin, partout dans le pays, d’alimenter l’avalanche. Un pont à Cosquín, des tunnels à Tigre et à Caseros, des promenades de bord de mer à Rosario et à La Banda, les nouvelles gares routières de San Rafael et de Jujuy, ainsi que l’aéroport flambant neuf de Villa María. D’autres projets de nouvelles dénominations sont dans les tuyaux : la route 40, la route 23 (celle qui traverse la province de Río Negro d’est en ouest) ou encore l’autoroute Rosario-Córdoba. A Buenos Aires, la loi exige toujours un délai de dix ans avant d’introduire le nom d’une personnalité dans la toponymie urbaine. Cela n’a pas empêché les pro-K de rebaptiser officieusement la placette au croisement de la Calle Perú et de l’Avenida Independencia, ainsi qu’un coin de rue du quartier de La Boca. Et le gouvernement argentin lui-même a baptisé “Casa Patria Grande Néstor Kirchner” la demeure du quartier de Retiro où devait s’installer le siège de l’Union des nations sud-américaines (Unasur). “Néstor-Kirchner”, c’est aussi le nom du championnat de football de première division – sans oublier le mausolée monumental qui doit être inauguré le 27 octobre prochain au cimetière de Río Gallegos. Leonardo Míndez Dessin de Turcios, Colombie.
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Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011
Europe Russie
L’oligarque et l’infirmière Dans Elena, le cinéaste Andreï Zviaguintsev transpose la lutte des classes dans l’arène conjugale. Une femme “ du peuple” a épousé en secondes noces un homme riche avec qui elle vit dans un quartier huppé de Moscou. Nezavissimaïa Gazeta Moscou
lena, d’Andreï Zviaguintsev [Lion d’or à Venise en 2003 pour Le Retour], vient de sortir sur les écrans russes*. Il a reçu le prix spécial du jury dans la sélection Un certain regard au dernier festival de Cannes et aurait constitué le meilleur choix pour représenter la Russie aux prochains Oscars [lire ci-dessous]. Coécrit par Zviaguintsev et Oleg Neguine, il évoquait au départ la vie quotidienne en Grande-Bretagne, car il était destiné à une série européenne. Il a finalement été tourné dans le pays des auteurs, Helen devenant Elena, et l’histoire a été modifiée pour s’inscrire dans la réalité russe. L’intuition des auteurs apparaît encore plus frappante quand on repense aux émeutes de début août en Angleterre. La foule s’est déchaînée sans formuler le moindre slogan, mais on a l’impression que dans l’inconscient collectif dominait la question que pose Elena à son riche mari : “De quel droit pensez-vous que vous êtes des gens à part ? D’où ça vous vient ? D’où ? Juste du fait que vous possédez plus d’argent et plus d’objets ?” Une tension extrême habite le film, qui baigne dans une ambiance de règlement de comptes imminent entre classes sociales, exactement ce dont nous sommes témoins depuis le début de cette année. Le conflit qui oppose Elena à Vladimir met aux prises deux archétypes de la société contemporaine, ce qui rend le film
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Elena, toujours aux petits soins pour son mari Vladimir. facile à appréhender partout où coexistent des bourgeois respectables et une immense majorité de pauvres. Lui est un pragmatique qui a fait fortune grâce à son intelligence, à son talent. Il évolue dans un petit monde confortable, séparé de la vie qui l’entoure par de hauts murs, des gardes et des caméras vidéo. Elle, tout en habitant avec son mari dans leur belle demeure, a laissé son cœur dans sa banlieue natale, à Birioulevo, où des vies banales suivent leur cours dans un appartement minable : son fils [d’un premier mariage] écluse ses bières, son petit-fils vit cramponné à sa console de jeux, sa belle-fille mouche son deuxième bambin en maugréant contre son mari. Personne ne travaille – pas de chance, pas de piston pour bosser dans un truc qui rapporte, et si c’est pour trimer pour des clopinettes, à quoi bon quitter son canapé ? Surtout qu’Elena, bonne poire, leur reverse sa retraite tous les mois. Elle n’en a pas besoin, depuis qu’elle a
alpagué son richard. Bien sûr, il pourrait se montrer plus généreux avec la famille de sa femme, mais monsieur a des principes : il refuse d’entretenir des fainéants. Andreï Zviaguintsev explique qu’il ne veut surtout pas prendre parti dans cette histoire. Cependant, il est clair qu’il éprouve une certaine empathie à l’égard de gens comme Vladimir et sa fille Katia [née de son premier mariage]. Andreï Smirnov et Elena Liadova, qui jouent le père et la fille, sont racés, affirmés. Nadejda Markina, qui incarne Elena, séduit d’abord par son allure si russe, par la douceur de son visage simple. Mais peu à peu, ses traits se tendent, se déforment et laissent transparaître le travail fébrile de ses soucis : comment extorquer à son mari de quoi payer le pot-de-vin à l’université pour éviter que l’aîné de ses petits-fils soit appelé sous les drapeaux ? Sous nos yeux, le bon ange qui a fait des études de médecine [elle s’occupe de son mari victime
d’un infarctus] se transforme en femelle prête à tuer pour ses petits. Or les visages de sa progéniture affichent tous les stigmates d’une existence d’assistés. Leurs regards vides ne s’animent d’une étincelle qu’au moment où le bonheur leur tombe dessus sous la forme d’une liasse de billets et de l’appartement de prestige de Vladimir, prématurément décédé. Les banlieusards investissent ces pièces de grand standing, contemplent depuis le balcon, avec une satisfaction vengeresse, la rue Ostojenka [dans le centre de Moscou, l’une des rues les plus chères du monde] qui s’étire en contrebas, mais au milieu de toute cette splendeur nouvelle ils ne trouvent pas meilleure occupation que de s’affaler devant la télé pour regarder un match de foot en famille. Zviaguintsev a un jour confié que l’un des titres envisagés pour ce film avait été “L’invasion des barbares”. Jugé trop direct par la suite et abandonné, ce choix initial reste symptomatique. Malgré la sympathie évidente du réalisateur pour l’homme d’affaires et sa fille bohème, ce ne sont pas eux qui ont de l’avenir. Au contraire : la vie leur est refusée, Vladimir meurt et Katia n’a pas l’intention de fonder un foyer. Leur maison finit occupée par les rejetons d’Elena, et la dernière image nous montre le troisième petit-fils qui vient juste de naître, posé sur le lit immense du défunt Vladimir. Le petit être s’agite, tourne la tête à droite et à gauche. Contrairement à ses deux frères, il fera ses premiers pas rue Ostojenka, même si, tout comme eux, il porte le gène de Birioulevo. Finalement, cet environnement privilégié parviendrat-il à influencer son hérédité, ou, au contraire, l’enfant subira-t-il la loi de sa famille ? Zviaguintsev ne donne pas de réponse. Seul le temps le dira. Daria Borissova * Sortie en France prévue pour mars 2012.
Cinéma
Son âme pour une nomination aux Oscars “Le cinéma soviétique s’est transformé en cinéma non pas russe mais ‘nouveau russe’, c’est-à-dire en cinéma irrémédiablement commercial”, écrivait récemment le cinéaste Pavel Lounguine (premier film Taxi Blues, en 1990, dernier Tsar, en 2009) dans le magazine russe Profil. Et ce n’est pas Andreï Zviaguintsev qui le contredira. “En Russie, le cinéma d’auteur ne marche tout simplement pas, il ne rapporte même pas l’argent
investi”, a-t-il déploré dans le magazine Ogoniok. Que son dernier film, Elena, puisse avoir une existence en dehors de son pays reste crucial. “La participation d’un film à un festival prestigieux est pratiquement une garantie qu’il sera acheté dans d’autres pays, ce qui est essentiel pour le film et pour l’avenir artistique du réalisateur”, reconnaît-il. Le Landerneau cinématographie russe a été secoué, en septembre,
par un scandale qui en dit long, justement, sur la situation du cinéma et du milieu cinématographique russes. Le président de la commission chargée de désigner le candidat russe aux Oscars (dans la catégorie du meilleur film étranger) a refusé de signer le protocole du vote, qui avait élu La Citadelle - Soleil trompeur 3, de Nikita Mikhalkov, par 5 voix contre 2 à Elena, et 1 au Faust d’Alexandre Sokourov (Lion d’or à Venise cette année).
Vladimir Menchov, lui-même lauréat d’un oscar en 1980 pour Moscou ne croit pas aux larmes, a déclaré que le vote était “légitime mais injuste”, eu égard au parcours des films en lice. La critique et l’opinion publique ont globalement pris le parti de Menchov pour deux raisons, estime l’hebdomadaire Vlast. Premièrement, parce que le film de Mikhalkov a été “un échec en salles et n’a été remarqué dans aucun festival”, tandis que les deux autres ont
reçu des prix prestigieux en Europe. Deuxièmement, parce que la commission (fondée par Nikita Mikhalkov) a subi la pression du lobby proche du cinéaste qui concentre aujourd’hui beaucoup de pouvoirs dans le milieu cinématographique russe. Pour le magazine, il est temps de réformer la commission et d’y nommer “des professionnels de la nouvelle génération, sensibles au langage du cinéma contemporain, non aux intrigues de coulisses”.
Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011 Dépression Au moins 13 morts non naturelles de cadres de l’administration ont été révélées en 2009 par la presse chinoise. Pour les autorités, le suicide dû à une dépression reste la première
cause de ces décès. Ainsi, en 2010, pas moins de 8 cadres se sont “officiellement” donné la mort. Selon une enquête sur la santé psychologique des fonctionnaires effectuée par le magazine Renmin
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luntan (du groupe de presse du Quotidien du peuple, l’organe du Parti communiste chinois), plus de 80 % des fonctionnaires souffrent de troubles psychiques.
Chine
Des cadavres bien embarrassants Un haut fonctionnaire succombe à plusieurs coups de couteau dans son bureau ? Officiellement, il n’a pu que se donner la mort. Le site web Caixin Wang mène sa contre-enquête. Caixin Wang (extraits) Pékin
n tant que chef du district de Hanshan, siège de la municipalité de Handan [province du Hebei, près de Pékin], Zhang Haizhong était de son vivant un homme important. Il dirigeait l’ensemble du travail gouvernemental et s’était surtout illustré par son énergie en matière d’expropriations et de relogements. Ce chef de district promis à un bel avenir a malheureusement été découvert mort dans son bureau le 10 juillet dernier à 21 h 20. Selon le rapport de la police, M. Zhang a été retrouvé à genoux devant son lit [les cadres de l’administration disposent souvent d’un espace de repos], les coudes appuyés sur le divan, un couteau de cuisine dans la main droite. L’électricité était coupée dans la pièce ; son corps portait les marques de plusieurs coups de couteau ; sa mort était due à une hémorragie causée par le sectionnement d’une veine jugulaire.
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Tué pour des expropriations ? Il va sans dire que le suicide de ce haut fonctionnaire a provoqué un grand émoi, d’autant plus que l’événement s’est produit juste avant le renouvellement des membres du comité municipal du Parti [communiste] de Handan et durant l’année suivant la fin du programme dit des “grandes transformations” [il s’agit d’un programme de grands travaux et de développement mené sur trois ans]. Les rumeurs vont bon train quant aux raisons de sa mort. Le bruit court qu’il aurait été tué à cause de conflits d’ordre politique. Mais, selon la théorie la plus répandue, des rancœurs provoquées par des expropriations seraient à l’origine du drame. Nous nous sommes rendus sur place pour enquêter auprès de sa famille, ainsi que de personnes bien informées au sein de la municipalité et du bureau de la Sécurité publique [la police]. Cependant, comme on pouvait s’y attendre, les autorités
avaient demandé à la plupart de ces interlocuteurs de garder le silence. Quarante-cinq heures après la constatation du décès, la police de Handan rendait les conclusions de son enquête : Zhang Haizhong s’est suicidé parce qu’il souffrait d’une dépression sévère. La conférence de presse ne devait durer qu’une dizaine de minutes et les journalistes présents n’eurent pas le droit de poser des questions. Le 13 juillet, une cérémonie funèbre en l’honneur de Zhang Haizhong s’est déroulée au funérarium de Tiandu, dans la banlieue de Handan. Les enfants du défunt, des jumeaux, étaient présents, vêtus de noir. Tous les autres membres de la famille observaient une grande retenue. Quand j’ai tenté de poser une question aux fils de Zhang Haizhong sur la “dépression” de leur père, un homme d’âge mûr vêtu d’une chemise rayée s’est interposé. A 16 heures eut lieu la crémation de Zhang Haizhong. Environ soixante-sept heures s’étaient écoulées depuis la découverte de son corps. Dans d’autres affaires de “suicides” de hauts fonctionnaires, on remarque l’existence d’une règle commune : l’affaire est traitée “rapidement, résolument et sûrement” par les pouvoirs publics.
“Rapidement”, car tout est expédié en quelques dizaines d’heures après la mort du dirigeant : la police procède à des investigations, publie les conclusions de son enquête et le corps est incinéré dans la foulée ! “Résolument”, car quasiment tous les canaux d’information sont bouclés ; tous les services gouvernementaux, dont le département de la Communication, adoptent la même démarche : ne rien écrire de plus que ce qui est dit dans les articles communiqués à la presse. Quant au jugement porté sur le haut fonctionnaire, il s’agit en général de formules laudatives stéréotypées telles que “une personne très sérieuse dans son travail et d’une grande amabilité”. Enfin, “sûrement”, car la famille du défunt est conditionnée idéologiquement, et les tentatives des médias pour entrer en contact avec elle sont tuées dans l’œuf.
Le dur destin de fonctionnaire Pour des questions d’intérêt complexes, les proches de ces hauts fonctionnaires acceptent en général “spontanément” la conclusion du “suicide”, même s’ils doutent en leur for intérieur. Dans le cas de Zhang Haizhong, la conclusion d’une mort par suicide a suscité l’étonnement. Cependant, la plupart des membres de son entourage professionnel et familial évitent d’aborder la question des causes de sa mort et n’expriment aucun doute sérieux à ce sujet. Un ancien camarade d’université de Zhang Haizhong ne croit pas que son ami ait pu choisir de se suicider. Selon une autre source bien informée, “la carrière de Zhang Haizhong était en phase ascendante grâce à ses bons résultats en matière d’expropriations menées d’une main de fer”. Malgré ces doutes, la plupart des gens préfèrent se taire. La raison fondamentale est sans doute que le décès d’un haut fonctionnaire embarrasse souvent l’administration et la laisse désemparée. Le destin d’un haut fonctionnaire ne lui appartient pas. Dans la Chine actuelle, les joies et les peines des personnages officiels sont désormais étiquetées et accolées à une réalité déformée et à une échelle des valeurs pervertie. C’est particulièrement le cas lors de leur mort. La confirmation de la thèse du “suicide” permet de mettre rapidement un terme à l’énorme pression qui pèse alors sur les pouvoirs publics en redistribuant les cartes au niveau politique local. Zhou Kaili Dessin de Walenta, Pologne.
Le mot de la semaine
“zisha” Le suicide Nous sommes peu informés sur le taux de suicide en Chine et son évolution. Durant la Révolution culturelle, un nombre impressionnant d’écrivains et d’intellectuels se sont suicidés dans l’indifférence générale ou, pis, ont été considérés comme des traîtres. Ce fait révèle plutôt l’absurdité de l’époque qu’une caractéristique de la culture chinoise. Ces derniers temps, la presse parle souvent du suicide des fonctionnaires, surtout quand il s’agit de dirigeants locaux importants ou de cas surprenants. Par exemple, en août, un fonctionnaire de la brigade anticorruption de la province du Hubei a été trouvé mort dans son bureau, criblé de onze coups de couteau. Les autorités affirment qu’il s’agit d’un suicide. La famille conteste cette version. Pour les internautes, l’étrangeté de l’acte ne s’arrête pas là. Elle pose aussi la question du rôle du défunt dans l’éradication de la corruption. Dans ce cas comme dans d’autres, on constate trois types de réactions : tout d’abord, on met en cause la crédibilité des autorités ; ensuite, on pense que le suicidé est la victime d’une lutte acharnée entre corrompus ; ou, enfin, que le suicidé est un corrompu victime de la “justice” du Parti. Le régime chinois est traversé par la contradiction violente entre un appareil d’Etat toujours opaque et une opinion de plus en plus exigeante. Maintenir ce système opaque, c’est la perte assurée de crédibilité pour le pouvoir ; rompre avec lui, c’est pour les autorités prendre le risqued’être directement mises en cause. Quant aux raisons de l’augmentation des suicides, il faut les chercher dans le désespoir de fonctionnaires coincés entre un système amoral et leur propre conscience. Chen Yan. Calligraphie d’Hélène Ho
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Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011 Réconciliation Parler de complot
Moyen-Orient
ou d’infiltrés pour expliquer les flambées de violence religieuse en Egypte ne sert qu’à faire avorter la révolution, estime le journaliste égyptien Maher
El-Guinidi dans Al-Hayat. “La société civile égyptienne devrait plutôt prendre l’initiative de créer une Commission de vérité et de réconciliation, sur le modèle sud-africain, pour aboutir à des résultats concrets.”
Egypte
Pourquoi les coptes vivent dans la terreur L’hebdomadaire copte du Caire retrace le cycle de discriminations et d’humiliations qui a précédé le massacre des manifestants coptes au centre du Caire le 9 octobre dernier. Watani (extraits) Le Caire
out a commencé le vendredi 2 septembre, quand les musulmans du village de Merinab, près d’Edfou, dans la province d’Assouan, ont encerclé l’église en scandant des slogans antichrétiens. Les forces de sécurité ont tenté de résoudre le problème, mais ont appris que les manifestants protestaient contre le fait que l’édifice, en cours de rénovation, serait surmonté d’un clocher et d’une croix. Jusque-là, l’église SaintGeorges n’était qu’un simple bâtiment de brique dépourvu de tout signe distinctif. L’église réunit une congrégation copte d’environ 200 fidèles. Le lendemain, les autorités ont organisé une rencontre entre les responsables de l’église et les notables musulmans du village. Au terme de longues discussions, l’église a décidé d’opter pour une solution pacifique et à accepté de ne prévoir ni clocher ni croix. Quelques jours plus tard, le mardi 6 septembre, des musulmans extrémistes ont à nouveau encerclé l’église en demandant cette fois la destruction de ses dômes. L’église devait être rénovée selon l’ancien style copte, qui comporte de multiples
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Dessin d’Ares, Cuba. dômes en guise de toit. Les démolir équivalait à supprimer la totalité de la toiture. Le permis de rénovation prévoyait clocher, croix et dômes. L’évêque d’Assouan déclara que l’église avait offert un rameau d’olivier et n’avait reçu en retour qu’un regain d’agressivité. Le mercredi matin, les musulmans ont bloqué tous les accès du village et empêché les coptes d’en sortir pour aller s’occuper de leurs champs. Ils ont encerclé leurs maisons et menacé de démolir l’église et de la brûler si les coptes ne renonçaient
pas aux dômes. Ils ont également contacté les musulmans des villages voisins afin de les mobiliser pour attaquer l’église le vendredi suivant. Les coptes de Merinab demandèrent alors au Conseil militaire et aux responsables de la sécurité de les protéger, notamment lorsqu’ils constatèrent que les musulmans du village arpentaient les rues armés de marteaux et autres outils pouvant leur servir à démolir l’église. Les forces de sécurité se déployèrent autour du bâtiment, mais en nombre insuffisant pour repousser une attaque.
Constat
Entre l’apathie et la haine Ce n’est pas seulement le nombre de martyrs qui a choqué, mais tout ce qui s’est passé autour. Par exemple, qu’un policier se montre à la télévision officielle pour dire que “les chrétiens sont des fils de chien, des traîtres qui vivent parmi nous”. Ou que les forces de l’ordre de l’après-révolution appliquent les mêmes méthodes abjectes que sous l’ancien régime, tuant, pourchassant et fonçant avec leurs véhicules sur les manifestants. Que la télévision officielle “exhorte les braves gens” à descendre dans la rue afin de “protéger l’armée” [contre les manifestants coptes]. Que le journal officiel Al-Ahram du lendemain se penche longuement sur le sort de trois soldats tués durant
l’événement, mais oublie totalement de parler des 25 morts parmi les manifestants. Ce qui m’a fait encore plus mal, ce fut d’entendre, après une nuit d’insomnie et de cauchemars, une fonctionnaire dire à sa collègue : “Bien fait pour eux. C’est ce qui arrive quand on attaque l’armée.” Je me suis retourné plein de colère : “Un peu de décence, tout de même ! Des gens sont morts, leur sang n’a pas encore séché.” Sur quoi la fonctionnaire a déversé un flot de contre-vérités, affirmant que les manifestants tués portaient des armes à feu. Puis elle m’a demandé : “Pourquoi tu es tellement en colère ? T’es pas concerné !” Mon Dieu, les gens ont perdu
tout respect pour les morts dans mon pays. L’échange s’est poursuivi dans le couloir, jusqu’à ce qu’elle me lance une dernière fois, avant de disparaître dans l’escalier : “Pourquoi s’énerver autant ?” Elle me prenait probablement pour un chrétien, un chrétien qui aurait eu l’audace de faire part de ses sentiments dans un lieu public. Un Egyptien musulman opprimé projette sur l’Egyptien chrétien opprimé tous les “ça ne se fait pas”. Il en fait la cible naturelle de tous ses emportements. Savez-vous comment le ministre de l’Information a justifié l’appel de la télévision à défendre l’armée ? En disant qu’il s’agissait d’“emportements des présentateurs”. Beaucoup de mes amis ont eu la même
expérience que moi avec la fonctionnaire. Parmi eux, une musulmane non voilée qui a été frappée par des passants dans le centre-ville parce qu’on la prenait pour une chrétienne. Pour moi le vrai drame est de voir que mes compatriotes s’emportent contre les victimes, et non contre le pouvoir qui a tué leurs frères. Politiquement, il y a pourtant quelque chose de positif dans cet événement. L’insistance des coptes à manifester pour leurs droits ouvre une nouvelle période en Egypte. Et l’attitude des forces politiques – en dehors des islamistes – a été de défendre résolument le principe d’égalité. Il y a donc une lumière au bout du tunnel. Khaled Al-Berry,écrivain égyptien An-NaharBeyrouth
Une nouvelle séance de conciliation entre les islamistes du village et les autorités chrétiennes fut organisée par le responsable militaire d’Assouan. Les islamistes répétèrent qu’ils ne voulaient pas d’église dans leur village, deux cheikhs expliquant que la vue d’une église choquait la sensibilité religieuse des musulmans. Il fut officiellement demandé à l’église de ne pas organiser de prières dans le bâtiment jusqu’à nouvel ordre, afin de ne pas provoquer de violences. L’église dut accepter. La paix dura quelques jours, mais les menaces et les hostilités verbales continuèrent. Les autorités découvrirent que l’église avait enfreint le permis de construire en dépassant de quatre mètres la hauteur réglementaire des bâtiments ; elles exigèrent donc la démolition des dômes. L’église accepta et fit venir un entrepreneur qui se mit aussitôt au travail. Satisfaire aux exigences des islamistes n’a pourtant pas empêché l’église de subir une attaque brutale le vendredi 30 septembre ; les extrémistes ont tenu leur promesse de la détruire. Après des sermons enflammés prononcés par les imams de la mosquée, plusieurs centaines de musulmans se sont assemblés et ont entrepris de détruire et de brûler l’église. L’attaque s’est poursuivie sept heures durant. Trois maisons proches de l’église et appartenant à des coptes ont également été incendiées. Depuis ce jour, les coptes de Merinab vivent dans la terreur. L’un d’entre eux, qui souhaite rester anonyme, nous déclare que les coptes ont reçu des menaces selon lesquelles “si un seul musulman est arrêté [pour l’attaque de l’église], on s’en prendra aux enfants coptes”. “Nous vivions en paix avec les musulmans, ajoute-t-il. La construction de l’église se déroulait sans incident ; les passants musulmans souriaient même et nous adressaient leurs bons vœux. Mais, à la fin du mois d’août, beaucoup de gens de notre village qui travaillent au Caire sont revenus à la fin du ramadan pour passer l’aïd. Beaucoup d’entre eux sont des salafistes et ils ont convaincu les musulmans du village que c’est un péché d’autoriser des églises en terre musulmane.” L’église réclame que les responsables de l’attaque soient traduits devant la justice. Le militant des droits civiques Saad Eddin Ibrahim exhorte les coptes à continuer de revendiquer leurs droits. “Ses droits, il faut les arracher, rappelle-t-il, ils ne se quémandent pas.” L’[ONG] Initiative égyptienne pour les droits individuels a publié un rapport sur l’incident. Son directeur, Hossam Bahgat, appelle les mouvements de la société civile égyptienne à prendre leurs responsabilités vis-à-vis des coptes. “En Egypte, la majorité musulmane impose des conditions humiliantes à la minorité copte, souligne-t-il. Il y a deux ans, nous avons tous condamné l’interdiction des minarets en Suisse ; aujourd’hui nous interdisons aux coptes d’avoir des croix sur leurs églises.”
Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011
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Arabie Saoudite
Dans la peau d’une femme Dans le seul pays au monde où il est interdit aux femmes de conduire, un jeune Saoudien a tenté de passer une semaine sans voiture. Edifiant. L’Orient-Le Jour Beyrouth
ien n’obligeait Rayan Al-Duwaisi à relever un défi aussi inhabituel [en Arabie Saoudite] : se priver de voiture pendant toute une semaine… Rien, d’ailleurs, n’oblige aucun homme saoudien à faire de même, sauf handicap physique ou mental majeur… et encore ! Pourtant, Rayan, ce jeune Saoudien de 24 ans, affirme avoir passé la semaine du 1er au 7 octobre sans prendre le volant, non par solidarité avec les femmes de son pays – le seul au monde à leur interdire de conduire –, mais “pour mieux comprendre ce qu’elles endurent au quotidien”. “J’ai tout simplement voulu traiter la question de manière pratique”, affirme Rayan sur un blog qu’il a créé spécialement pour raconter son “expérience”. Cette décision, il l’a prise après avoir entendu de nombreuses femmes lui dire : “Si seulement vous, les hommes, pouviez essayer de vivre ce que nous vivons tous les jours.” Rayan, qui se présente comme un “simple employé dans une société privée”, a ainsi passé la première semaine d’octobre à coordonner son emploi du temps avec ceux de sa mère et de ses cinq sœurs avant chaque déplacement. Fils unique, il est obligé de
R
Dessin de Cécile Bertrand paru dans Le Soir, Bruxelles. compter sur le chauffeur de la famille pour le déposer au travail et le ramener ensuite à la maison. “Ce n’est pas très agréable de se sentir dépendant des autres, surtout que tout retard peut causer embarras et instabilité”, raconte Rayan sur son blog. Le premier jour, il est arrivé avec une demi-heure de retard à son bureau parce qu’il a dû partager le chauffeur avec l’une de ses sœurs qui devait se rendre à l’université le matin. Le même soir, il a dû se résoudre à annuler une visite chez des amis parce que sa mère avait déjà réservé le chauffeur pour un engagement familial. Le deuxième jour, pour rendre l’expérience plus authentique, il décide de prendre un taxi. “C’est une épreuve effroyable, écritil. Surtout pour les femmes.” Un chauffeur de taxi lui aurait avoué qu’il évite de transporter des femmes parce que, souvent, des
hommes arrêtent sa voiture pour harceler les passagères. “Maintenant, je comprends mieux pourquoi les femmes me disent que c’est difficile pour elles de se déplacer en taxi, raconte-t-il. J’ai essayé de me mettre à leur place, même si mon expérience est nécessairement différente, étant donné que je suis un homme…” Rayan note également qu’il n’a pas eu le temps d’essayer de se déplacer en bus, un moyen de transport que beaucoup de femmes résidant dans les banlieues utilisent pour se rendre en ville, selon lui. Ces femmes “sont souvent obligées de parcourir des centaines de kilomètres sur des routes dangereuses en compagnie d’inconnus”, écrit-il. Sur son blog, Rayan relate aussi la situation misérable de nombre de chauffeurs privés en Arabie Saoudite. “Beaucoup travaillent pour des familles nombreuses modestes,
qui n’ont pas les moyens d’employer plus d’un chauffeur, explique-t-il. Ils doivent conduire pendant plusieurs heures sous la chaleur. De plus, ils sont souvent maltraités, comme s’ils n’avaient aucune dignité ou valeur humaine…” Dans un entretien avec L’Orient-Le Jour, Rayan affirme avoir été “surpris” par l’engouement qu’a suscité son expérience personnelle. “Ma mère et mes sœurs m’ont beaucoup encouragé. Elles étaient très heureuses de mon initiative, raconte-t-il. Mes amis aussi m’ont soutenu, bien que certains d’entre eux m’aient traité de fille pour me taquiner…” Et à ceux qui s’opposent au droit des femmes de conduire un véhicule il glisse ce conseil : “Qu’ils tentent mon expérience afin de se rendre compte à quel point il est difficile d’être constamment dépendant des autres. Je leur garantis qu’ils changeront d’avis dès le premier jour.” Rania Massoud
Toutes les littératures sont à l’Odéon... Direction Olivier Py
en estonien surtitré
Samedi 12 novembre à 20h / Lecture Mercredi 16 novembreà 20h / Concert
Pierre-Felix Gravière, Gilles David Son théâtre se veut «un dialogue [...] capable de dire la résistance, les doutes, les choix, les nécessités, la douleur, mais aussi le désir de vivre – ensemble –, avec moins de souffrance.»
Mehdi Haddab oud, Julien Perraudeau basse, clavier, Yves Dormoy électronique, clarinette, Rayess Bek chant arabe, Ruth Rosenthal chant hébreu
Le Cantique des Cantiques de & mise en scène Tiit Ojasoo Trilogie de la critique : Prometeo (critique du divin) Hommage à Mahmoud Darwich & Ene-Liis Semper Avec Julie Pilod, Nina Greta Salomé, Carlo Brandt, Avec Rodolphe Burger guitare et voix, Avec Rasmus Kaljujärv, Eva Klemets, Risto Kübar, Andres Mähar, Mirtel Pohla, Jaak Prints, Gert Raudsep, Tambet Tuisk, Marika Vaarik, Sergo Vares
Odéon-Théâtre de l’Europe / 01 44 85 40 40 • theatre-odeon.eu NO83, manifestation organisée dans le cadre d’Estonie tonique, festival estonien à Paris et en Île-de-France (octobre-novembre 2011)
© element-s / Licences d’entrepreneur de spectacles 1039306 et 1039307
4 – 10 novembre / Spectacle
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Courrier international | n° 1094 | du 20 au 26 octobre 2011
Afrique
Réplique Mail & Guardian a publié
une réponse d’Areva. Quant au lobbying exercé auprès des présidents Mbeki et Zuma, la multinationale précise que “l’énergie nucléaire ayant toujours
été un sujet sur lequel les Etats interviennent, il est normal qu’Areva discute avec l’Etat sud-africain, quel que soit le président de l’Afrique du Sud”. Sur le lobbying fait auprès des syndicats du secteur de
l’énergie, le groupe reconnaît “avoir assisté à deux réunions où il a été invité pour présenter ses activités et, plus généralement, l’énergie nucléaire”. Mais “s’abstient de tout commentaire sur cette question”.
Afrique du Sud
Rien n’arrête Areva dans sa conquête nucléaire L’Afrique du Sud s’apprête à lancer un appel d’offres pour la construction de six réacteurs nucléaires d’ici à 2030. Soit le plus important contrat financier de l’histoire du pays. Pour le français Areva, tous les moyens sont bons. Mail & Guardian Johannesburg
inq entreprises de quatre pays (France, Chine, Corée du Sud, Russie), ainsi qu’un consortium américano-japonais sont sur les rangs. Areva dispose de trois atouts : le soutien de l’Etat français, ses nombreux partenariats et ses relations politiques. Déjà en 2007, Areva et le consortium ToshibaWestinghouse, installé aux Etats-Unis, se disputaient le premier contrat d’énergie nucléaire, mais l’entreprise d’électricité publique sud-africaine Eskom a retiré l’appel d’offres en 2008. Les deux rivaux devraient encore s’affronter pour les nouveaux marchés publics. Les câbles diplomatiques de l’ambassade des Etats-Unis à Pretoria dressent un tableau fascinant du lobbying mené par les Français, laissant loin derrière leurs concurrents américains. Tseliso Maqubela, alors responsable du nucléaire au ministère de l’Energie, a indiqué à un diplomate américain qu’Areva et les Français ont “investi” ses services. Mais surtout, les Français ont frappé un grand coup avec la visite d’Etat, en février 2008, du président Nicolas Sarkozy, qualifiée ironiquement dans l’une des dépêches de l’ambassade américaine de “French kiss” [baiser français] donné à Eskom. “Les Français ne reculent devant rien pour remporter la mise”, fulminèrent les Américains. M. Sarkozy était accompagné par quarante cadres dirigeants d’entreprise,
C
Dessin paru dans The Economist, Londres.
1er nov. 2011 // 1er janvier 2012
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