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A la recherche des Liaisons dangereuses
A.
ET
Y. DELMAS
A la recherche des Liaisons dangereuses ...
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A . 6t
DdfffiÛ'S
A la recherche des Liaisons dangereuses
A.
ET
Y. DELMAS
A la recherche des Liaisons dangereuses
M ERCVRE
DE FRA NGE
M C M L X IV
©
MERCVBE DE FR A N C E,
CHAPITRE
I
LE D ÉPA R T EN FLÈCHE 1782-1815 Le 23 m ars 1782, le Mercure de France annonce la p aru tio n en librairie des Liaisons dangereuses. Quelles fu ren t les réactions de la critique d ev ant ce prem ier rom an d ’u n officier connu seulem ent p a r quelques poésies fugitives publiées au Mercure e t dans VA lm a nach des muses, et u n échec à la Comédie italienne, en 1777? Le public lettré, assez étendu vers 1780 (le Mercure de France, p a r exemple, tire à 7.000 exem plaires en 1778, ce qui fait plus de 40.000 lecteurs) a pour le guider dans son choix à trav ers une p ro duction rom anesque beaucoup plus im p o rtan te q u ’on ne le pense en général (il p a ra ît en m oyenne 50 rom ans p ar an en tre 1760 et 1780) des jo u rn au x et des nouvelles à la m ain : la Correspondance de Cri m m , les Mémoires secrets de D ’Allonville, F A nnée littéraire de F réron, la Correspondance littéraire de L a H arpe, les Mémoires secrets de B achaum ont, etc. C’est Moufle d ’Angerville qui, dans les Mémoires secrets do B achaum ont, ouvre le feu, dès le 29 avril 1782 : « Le livre à la m ode au jo u rd ’hui, c’est-à-dire celui qui fait la m atière des conver sations, est un rom an in titu lé Les Liaisons dangereuses. » C’est un ouvrage « très noir, q u ’on d it un tissu d ’horreurs et d ’infam ies. On reproche {à l’auteur) d ’avoir fait ses héros tro p ressem blants; on assure d ’ailleurs q u ’il est plein d ’in térê t et bien écrit ». Les 14 e t 28 m ai, d ’autres articles, très élogieux ceux-là, précisent ce prem ier jugem ent. D eux critiques, Moufle d ’Angerville et M eister, réd acteu r à lu Correspondance de Grim m , représentent la trad itio n philosophique
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du x v m e siècle. O n p eut m ettre sur le mêm e plan D ’AUonvillc do n t la critiq u e est rapide e t porte uniquem ent sur les m œ urs. E n face, l ’abbé Grosier, successeur de F réron à la rédaction de VAnnée littéraire, continue la trad itio n anti-philosophique de ce qui a été, sous le règne de Louis X V , le « p arti de la Reine ». Q uant à L a H a rp e, qui a q u itté le Mercure en septem bre 1779, il prolonge en critique la trad itio n classique et dogm atique de Boileau. Il est rem arq u ab le que to u s les journalistes, La H arpe excepté, on t eu le sen tim en t de se tro u v e r avec Les Liaisons dangereuses d ev an t un livre de qualité exceptionnelle, mêm e s’ils n ’arrivaient pas à a n a lyser leurs im pressions d ’une m anière précise. Ce livre a p ro d u it sur eux u n effet de choc. A ucun rom an, depuis L a Nouvelle îléloïse, vingt ans au p a rav a n t, n ’av a it suscité pareil m ouvem ent d ’exci ta tio n dans les revues littéraires. Moufle d ’A ngerville et M eister louent sans réserve la vigueur, « le n atu rel, la hardiesse, l ’esprit » dans la p einture des caractères; m ais « to u t sublim e qu’il est dans son genre », le vicom te de Y alm ont p a ra ît à M eister très inférieur à la m arquise de M erteuil « qui le surpasse à tous égards » [jugem ent que les m odernes ont confirm é, e t avec raison]... « C’est un vrai Lovelace en femm e. » Moufle est frappé lui aussi p a r l ’originalité de ce personnage « do n t l ’a u teu r n ’a p oint de modèle : c’est une création de son im agina tion »... Il loue la variété des autres héros et a ce m érite fort ra re dans ces sortes de rom ans en lettres... m algré la m u ltitu d e des interlocuteurs de to u t sexe, de to u t rang, de to u t genre de m orale e t d ’éducation, chacun a un style p articulier très distinct ». C’est su rto u t le couple infernal qui re tie n t l ’atte n tio n des critiques, com m e il est n atu re l; seul, M eister fa it m ention de Mme de Tourvel et de sa « v ertu rom anesque » ainsi que de Cécile dont la naïveté est u n peu « bête » m ais d ’a u ta n t plus a v ra ie »... Mmu de Volanges est une inère bien im prudente e t la fille de M erteuil serait m ieux gardée... La H arpe s’indigne avec dédain contre V alm ont et M erteuil : « C ette vile espèce, obligée de s’endurcir beaucoup elle-même, parce q u ’elle est universellem ent m éprisée, ne se doute pas que sa p rétendue science, en m e tta n t m êm e to u te m orale à p a rt, est le comble de la sottise et de la duperie.,. Qu’y a-t-il de plus sot, en effet, que de se garder du plaisir d ’être franchem ent am oureux, et de se priver de to utes les voluptés d u cœ ur? L a jouissance de la vanité est un plaisir de dupes. » D ’ailleurs à ce défaut m ajeur, v ien t s’ajo u ter celui de « l ’invraisem blance des m oyens » : a r ti fices grossiers, « horreurs absurdes ». M aladresse supplém entaire,
la forme épistolaire : chaque lettre des complices, si elle tom b a it dans des m ains étrangères, serait une preuve irréfutable do leur noirceur. Le p o in t de vue de l’abbé Grosier est su rto u t m oral : on le sent ép o u v a n té p a r le couple fa ta l : « L a défaite de la P résidente fuit h o rreur, c'est l ’enfer mêm e avec tous ses m auvais génies, ouvert p o u r engloutir sa proie », e t « Mrae de M erteuil dégoûte a u ta n t q u ’elle effraie ». D ans ces conditions, com m ent suivre l ’a u te u r dans sa p réten tio n de donner des leçons de m orale; ce sont plutôt des leçons de vice que les jeunes gens iro n t chercher dans le rom an. E t c’est aussi l’avis de D ’Allonville : il crain t que les jeunes pro v in ciau x sans expérience copient ces moeurs et les p o rten t dans leurs garnisons! Moufle d ’Angerville considère que la m orale est sauve, puisque le vice est en fin de com pte cruellem ent puni, — ce que conteste L a H arpe. M eister est, lui aussi, très sceptique : « P eu t-o n présu m er que ce soit assez de m orale pour d étruire le poison rép an d u dans q u atre volum es de séduction? Il serait très dangereux de m ettre ce livre entre les m ains de jeunes filles sor t a n t du c o u v e n t1... » L’objet essentiel — et sur lequel tous les critiques insistent — c’est la p ein tu re des m œ urs. Ils s’accordent pour reconnaître q u ’elle est au th en tiq u e. P o u r l ’abbé Grosier, ce rom an est « u n ta b le a u approfondi du m onde » et qui, p a r m alheur, n ’est que tro p fidèle; M eister estim e que Laclos a très bien p ein t, m ieux que Crébillon e t ses im itateu rs, les m œ urs et la société : « Laclos est le R é tif de la bonne com pagnie ». Moufle d ’Angcrvillc signale mêm e q u ’on reproche au x héros d ’être « tro p ressem blants ». Avec D ’Allonville, l ’éloge se nuance : si Les Liaisons dangereuses sont le seul ouvrage du tem ps (rom an ou th éâtre) qui peigne cc d ’après n a tu re », il ne fa u t pas prendre les héros de Laclos pour des ty p es com m uns; il ne s’agit là que d ’une société particulière, d ’une gale rie de p o rtra its extrêm em ent ressem blants. C ette société se res tre in t p o u r L a H arpe à a une vingtaine de fa ts et de catins, qui se croient une grande supériorité d ’esprit pour avoir érigé le lib erti nage en principe et fait une science de la d épravation », si bien que l’affirm ation exprim ée p ar l ’a u te u r dans son épigraphe est sans fondem ent. Le siècle ne v e u t pas se reconnaître dans le m iroir des Liaisons dangereuses. I. II e s t v ra i que v in g t ans après, le digne évêque de P avie, h ô te du général de Laclos, d ira « à qui v e u t l ’en ten d re que c’est u n ouvrage trè s m oral e t trè s bo n à faire lire, p articu liè rem en t au x jeu n es femmes ». Si le ré c it de L aclos est e x a c t, u n problèm e su b siste : l ’évêque é ta it-il u n blagueur à froid ou un sim ple en esp rit?
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Il s’agit donc d 'a b o rd er le problèm e de la v érité historique du rom an. E st-il la p einture de cas relativem ent exceptionnels ou u ne im age réelle des m œ urs du tem ps? Il est bien en ten d u q u ’il fa u t s’en ten ir au x années qui précèdent im m édiatem ent la p a ru tio n des Liaisons dangereuses. On a trop souvent confondu les m œ urs de la Régence e t les m œ urs du dernier tiers d u x v m e siècle. U n talo n rouge n ’est plus un roué 1. L auzun ou B ezenval ap p o rte n t dans leur libertinage plus d ’élégance, plus de recherche q u ’un m aréchal de Richelieu, sans parler d u R égent et de ses com pa gnons aux débauches effrénées et grossières. Le tem ps est passé où sa fille, la duchesse de B erry, se tu a it de folies e t d ’ivrognerie (défaut de cette société com m e de la société anglaise), le tem ps où Saint-Sim on p o u v ait faire cette apostrophe au duc d ’Orléans : « Mais, M onsieur, c’est donc le diable qui vous possède? Avec ce goût du vin et ce tte m ort à Vénus, quel plaisir p e u t vous atta c h e r à ces soirées e t à ces soupers, sinon d u b ru it e t des gueulées qui feraien t boucher to u te a u tre oreille que les vôtres et qui ne sont plus que le déplorable p arta g e d ’un vieux débauché qui n ’en peut plus, qui so u tien t son anéantissem ent p a r les m isérables souve nirs que réveillent les ordures q u ’il écoute. » L a dép rav atio n te n d à s’intellectualiser. E lle devient une corruption des principes et une o sten tatio n d ’im m oralité des hautes classes. La licence des m œ urs est plus u n su jet de v an ité que de scandale. Les mémoires 3 e t les correspondances en fo n t foi. L a lecture des mémoires est, au dem eurant, assez décevante : les auteurs m an q u en t en général de h au teu r et p résentent ra re m ent des synthèses; ils alignent des anecdotes, scandaleuses de préférence. Ils sav en t, bien a v a n t Gide, que ce n ’est pas avec de v ertu e u x exemples q u ’on fa it de bons mém oires. L a prudence est donc nécessaire q u an d on v e u t tire r des conclusions sérieuses. L a p lu p a rt des au teu rs signalent u n virage au m om ent de 1. Même si le m o t e s t encore u tilisé. D ans une n o te à la le ttre I I , L aclos précise : « Ces m o ts roués e t rouerie, d o n t heureusem ent la bonne com pagnie com m ence à se défaire, é ta ie n t fo rt en usage à Tépoque où ces le ttre s o n t é té écrites. » 2. D aniel M o m et, à la p a ru tio n de l’étu d e d ’A. A u gustin-T hierry, Les L iaisons dangereuses de Laclos, rep ro c h ait à l ’a u te u r de n ’avoir fa it p o rte r son enquête que su r u n e doiizaine de m ém oires e t de correspondances. II en ex iste tro is cents, d isait-il, p o u r le X V IIIe siècle t o u t en tier. N ous en avons dépouillé plus de cin q u an te, relatifs à la seule période qui nous intéresse : la p ro p o rtio n e s t, sem ble-t-il, honnête.
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l'avènem ent de Louis X V I en 1774. « L’exemple, continuel des plus grands dérèglem ents qui au to risait à b ra v er les principes et la retenue » (Bezenval) ne v ien t plus du prince. On avait, salué le d éb u t de son. règne comme l ’aube d ’u n règne m oral, p atria rcal et p asto ral : « Ces coupables excès », s’écriait P alissât dans la Comé die des courtisanes... Ces coupables excès ont duré trop longtemps E t j'oserais m ’attendre à d ’heureux changements. Le Français suit toujours Vexemple de son maître. L a décence, les mœurs, les vertus vont renaître... E n l’occurrence le F rançais, sem ble-t-il, n e suivit pas l ’exem ple auguste d u « nouveau T itus ». T itus é ta it vertueux, m ais sou caractère effacé ren d ait très im probable une réform e sérieuse de la société; lui-m êm e s’en ren d ait com pte, et non sans hum our, il déclarait le 22 février 1786, à propos d ’u n scandale à la cour provoqué p a r la duchesse de Guiche e t le com te d ’A rcham baud : « P u isq u ’il fa u t absolum ent que nous soyons entourés de catins, q u ’au moins on les loge to u tes au rez-de-chaussée, afin q u ’on ne coure pas le risque de se casser le cou si, en allant les voir, on est obligé de passer p a r la fenêtre 1... » Malgré to u t, en général, l ’aristocratie apporte plus de discrétion dans ses débordem ents. Il est perm is d ’être m ari volage ou femm e infidèle à ceux qui parlen t avec to u t le respect convenable des saints devoirs du m ariage; il s’agit sim plem ent de sauver la face. « A ujourd’hui, on exige dans la société un m asque d ’hypocrisie et de respect p o u r les préjugés, qui ne sert q u ’à dissim uler les vices, les trav ers et les extravagances » (Bezenval). P eut-être m êm e peuton distinguer, comme le fait l ’historien Sagnac 2, dans cette dis crétion, « u n secret plaisir du contraste caché entre les apparences et la réalité ». Nul doute que V alm ont et M erteuil n ’aient éprouvé ce plaisir secret! De quoi s’occupe donc, en réalité, cette bonne société, rongée p ar F oisiveté e t l’ennui? E ssentiellem ent d ’am our; m ais il ne s’ag it pas de passion : « il ne réussit plus d ’être rom anesque, cela ren d ridicule e t voilà to u t », comme le déclare la comtesse d ’Esparbès en congédiant le jeune duc de L auzun, son am an t. « J ’ai eu bien du g oût pour vous, m on enfant, ce n ’est pas m a fau te si
1. D e L escure, Correspondance secrète inédite. 2. Form ation de la société française.
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vous l’avez pris p our une grande passion... » E t le frère P aul, « herm ite de P aris 3) de gém ir en vers octosyllabes 3. Chez nos bons aïeux que j'en vie On avait fa it du tendre amour La grande affaire de la vie. I l est chez nous celle du jo u r ; P lus d'esclavage, p lu s de flam m e; A dieu, constance, adieu, devoir. Jl était doux d'aim er ces dames. I l est p lu s court de les avoir... Il s’ag it de cc chasser les femmes comme on chasse le gibier... N ’y peut-on donner q u ’une heure ou deux? on v a au tiré. Ne sait-on que faire de son tem ps? il fa u t les chiens courants, e t forcer le gibier 2 ». Les fem m es, elles aussi, p ra tiq u e n t ces exercices; c’est ainsi que la com tesse de N olstein, m aîtresse du duc de C hartres, puis de L a F a y e tte , se laissait raccrocher le soir sous les galeries du PalaisR oyal, pour s’am user 3. L a dam e de la rue de l ’O rangerie, dans les Mémoires de T illy, recru te de la mêm e m anière ses am ants d ’une n u it. C’est ce tte mêm e com tesse de N olstein qui feint la pruderie au p o in t de n ’oser lire Les Liaisons dangereuses! L a comtesse de B ohm 4 ra p p o rte la conduite d ’une jeune et belle princesse d o n t elle ta it le nom , et qui « à la scélératesse près fu t u n D on J u a n femelle », m o n tran t volontiers à ses am is « la liste de ses conquêtes ». D ans ces am ours de rencontre, il s’agissait souvent a d ’une p a s sade d ’u n ou plusieurs jours », comme le n ote le spirituel Bezenval, « sa n s que des deux côtés on ab an d o n n ât ce q u ’on av a it en titre ». D ans ces conditions, point de passion, point de bonheur, p o in t de joie, m ais des accès de plaisir, de l’ivresse, des intrigues et su iv an t la fo rm ule bien connue : « le co n tact de deux épiderm es ». Comme l’écrit D o râ t dans les Lettres d ’une chanoinesse de Lisbonne : « u n sexe se défie de l’au tre; les hom m es a tta q u e n t à to r t et à tra v e rs et les femmes, m êm e en succom bant, tro u v en t encore le m oyen de les tro m p er ». E t la rem arque de Duclos qui n o te dans ses Considérations sur les mœurs ; « A ujourd’hui la m échanceté est réduite en a rt, elle tien t lieu de m érite à ceux qui 1. 2. 3. 4.
M ercure de France, 5 m ai 1779. Jo urnal encyclopédique, décem bre 1773, B a ch au m o n t, 30 ju in 1783. Les P risons en 1793.
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n ’en o n t p o in t d ’a u tre et su rto u t leur donne de la considération », a de plus en plus valeur d ’actualité. « Les F rançais on t fa it de l ’égoïsme le fond de leur m orale » (prince de M ontbarey). E n 1773, déjà, F réron, dans le com pte ren d u d ’un rom an léger, ém et le v œ u que la p o stérité considère ces peintures comme de simples je u x de l’im agination : seul m oyen de sauver l’honneur de sa génération. Bien entendu, le m onde dont il s’agit est cehii de l ’aristocratie. L a duchesse de G ram m ont ose déclarer : te Les m œ urs ne sont fa ite s que pour le peuple. » Mme de M atignon proclam e superbe m e n t : tt Chez les grandes dam es, telles que nous, la ré p u ta tio n repousse com m e les cheveux 1. » Mais ces exemples finissent p a r avoir une influence de rayonnem ent sur les m œ urs de la h au te bourgeoisie parisienne e t sur l’aristocratie provinciale. C’est à G renoble, on le sait, que Laclos a u ra it tro u v é les originaux de ses personnages (un de ses chefs signale en 1771 que cet officier « est très rép an d u dans la m eilleure société grâce à ses qualités »). Si l ’a u teu r des Liaisons dangereuses passait à Paris la p lu p a rt de ses congés, la vie de garnison lui a perm is de connaître s u rto u t l ’aristocratie et la grande bourgeoisie provinciales. Il fa u t ajo u ter p a r souci d ’im p artialité que les m ém oires e t correspondances du tem p s nous fo u rnissent aussi quelques exemples de dignité et de v ertu ! C ependant, ce tte corruption des principes, cette o sten tatio n d ’im m oralité caractérisent to u te une classe sociale à la veille de la R évolution, et Laclos a u rait p u dire pour sa défense, com me le card in al de B ernis : te J e ne vois n o ir que parce que je vois bien. »
A ucun contem porain de Laclos n ’a supposé que les lettres du ro m an fussent réelles. C’est l ’h ab itu d e de tous les rom anciers du x v i n e de p résenter dans leurs préfaces leurs ouvrages com m e des histoires ou des correspondances réelles, d o n t ils ne sont que les éd iteu rs; e t Laclos n ’a pas m anqué à ce tte trad itio n , avec quelle iro n ie, nous le verrons plus loin! Il p a ra ît alors étrange que Ch. Plisn ier 2 puisse écrire : « J e crois à l’au th en ticité de ces lettres éto n 1. Plu» v ertes d an s leurs expressions, les m arquises de P olignae e t de S ab ran , sous la R égence, co n firm aien t, q u a n d on leu r faisait des reproches su r leurs éc a rts *. « Oui* nous som m es des p u ta in s , e t nous le voulons bien ê tre , car cela nous d iv e rtit. » (Cor respondance de la princesse P a la tin e . 14 m ai 1722,) 2, R om an, Papiers d 'u n rom ancier, 1954.
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nan tes qui co n stitu ent Les Liaisons dangereuses », sans donner d ’ailleurs d ’au tre argum ent pour soutenir ce tte étrange thèse, que sa conviction. Le co n traste qxü existe entre la m édiocrité cons ta n te des au tres écrits de Laclos e t le chef-d’œ uvre des Liaisons dangereuses conduit M. Le H ir dans son introduction aux Liaisons dangereuses 1 à faire la même hypothèse. Sans dissim uler q u ’il y a it là un problèm e e t même l e problèm e des Liaisojis dangereuses, livre unique, il semble bien, a u contraire, que le rom an de Laclos est le ty p e m êm e de l’œ uvre voulue e t concertée; nous y revien drons. Le seul élém ent qui a u rait p u étay er cette thèse de la réalité des lettres et que ni Ch. Plisnier ni M. Le H ir ne signalent, c’est l’exis tence d ’une n o te de S tendhal écrite en 1820 : « Liste des grands seigneurs de 1778 avec des notes sur leur m oralité, vue à Naples chez le m arquis B erio; m anuscrit de plus de tro is cents pages bien scandaleux » 3, encore q u ’il ne s’agisse pas d ’une correspondance réelle, m ais d ’u n m an u scrit de Laclos, qui serait la prem ière ébauche des Liaisons dangereuses. Né à N aples en 1765 et m ort en 1820, le m arquis Berio dans son salon recevait les étrangers, G œ the, K otzebue, L ad y M organ, etc., e t il av a it une im portante biblio th èq u e, qui fu t vendue à sa m ort en A ngleterre puis dispersée après 1918. Des recherches effectuées en A ngleterre n ’ont donné aucun ré su ltat. Puisse u n chercheur plus heureux m ettre la m ain sur le fam eux m anuscrit, s’il existe... A vrai dire, on im agine m ai Laclos p a rta n t p o u r l’Italie en 1803, v in g t ans après les Liaisons dange reuses, et em p o rta n t dans sa cantine ce dossier scandaleux qu’il a u ra it donné ou vendu — au tre invraisem blance — au m arquis Berio! Comme d ’a u tre p a rt, selon l ’ém inent stendhalien H enri M axtineau 3, la rencontre de Stendhal e t de Laclos à la Scala de M ilan {rapportée dans H enri Brulard) est très incertaine, et qu’une au tre rencontre à Naples (signalée dans une no te de VAmour) est im possible, on est fondé à penser que S tendhal a laissé son im agination vagabonder à propos de l’Italie, de Laclos et des Liaisons !
Quoi q u ’il en soit, le public de 1782, guidé p ar la critique, a fa it aux Liaisons dangereuses un accueil enthousiaste : c’est le « livre 1. Classiques Garnior» 1952. 2. D e /'am our, Le D iv an , 11, p. 159» n o te 1. 3. Souvenirs d 'égotisme, Le D iv an , 1941, p . 131 e t n u te p. 398.
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à la m ode », un « rom an... q u ’on p réten d devoir m arq u er dans ce siècle » (Moufle); cc depuis plusieurs années, il n ’av a it pas p aru de rom an d o n t le succès ait été aussi b rillan t » (M eister); c’est u n livre qui fa it i,m l,a Peau de chagrin, il explique à R aphaël de V alentin les
I l.d (jmsiriH licite. ' Hinttnrn tirs treize. ! Itiatiiirv tlv» treize, Préfacée
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voies du succès : loul l’essentiel de la m orale se résout à un égoïsme bien entendu. Charles de Vandenesse a m is lui aussi en p ra tiq u e les enseigne m ents du couple V alm ont-M erteuil : « Il tra v a illa it à se faire froid, calculateur; à m ettre en m anières de formes aim ables, en artifices de séduction, les richesses m orales q u ’il ten ait du hasard x. » M er teu il é ta it to u t de même supérieure dans sa volonté lueide et consciente de créer en elle les qualités m orales indispensables à sa réussite. Une revue com plète des cyniques balzaciens serait fastidieuse; il nous fa u t p o u rta n t nous arrêter u n in s ta n t sur F « ange du m al » de La Comédie hum aine, celui que Taine tra ita it de cc scélérat », H enri de M arsay. Comme V alm ont, il est beau, il est jeu n e, il est riche, alors que ses im itateurs v iv en t d ’expédients ju s q u ’à la réussite. Aussi voit-il toutes les femmes à ses pieds. Le voici raco n ta n t sa prem ière entrevue avec P aq u ita : « Sa figure sem blait dire : Quoi, te voilà, m on idéal, l’être de mes pensées, de mes rêves du soir e t du m atin ... Prends-m oi, je suis à toi, et cœ tera!... — Bon m e dis-je en m oi-m êm e, encore une 3! » V ictim e comme M usset, comme B yron et p eu t-être comme B al zac, de sa prem ière m aîtresse, de M arsay v a se venger durem ent des femmes, et c’est là une notable différence avec le héros des L iaisons dangereusec, qui n ’a contre le sexe faible aucune anim o sité; si V alm ont abandonne Mme de Tourvel, c’est que sa liaison risque de se tran sfo rm er en am our, et cela, Mme de M erteuil ne p eu t pas l ’ad m ettre : c’est contre to u te règle, ce serait a tte n te r à la cc m éthode » de vie q u ’elle a adoptée et fait ad o p ter à son com plice. L a m échanceté de M arsay s’exerce aussi contre des riv a u x possibles : cc De M arsay, su iv an t une expression de la langue des dandies, v o y ait avec u n indicible plaisir d ’Esgrignon « s’enfon çan t », il p re n ait plaisir à s’appuyer le bras sur son épaule avec to u tes les ch atteries de l’am itié, pour y peser et le faire disparaître plus tô t 3. » F ils n a tu re l de lord D udley et de la m arquise de VoTdae, il a été curieusem ent élevé p a r son précepteur, l ’abbé de M aronis; ce fu tu r évêque cc le n o u rrit de son expérience, le tra în a fort peu dans les églises alors ferm ées, le prom ena quelquefois dans les coulisses, plus so uvent chez les courtisanes; il lui dém onta les sentim ents 1. L a Femme de trente ans. 2. L a F ille a u x y e u x d ’or. 3. L e Cabinet des antiques.
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Immains pièce à pièce 1 ». De là ce ré su lta t rem arquable : l ’élève « ne croyait ni aux hom m es ni au x femm es, ui à D ieu ui au diable... Oui se serait a tte n d u à rencontrer u n cœ ur de bronze, une cervelle alcoolisée sous les dehors les plus séduisants que les vieux peintres, ces artistes naïfs, avaient donnés au serpent dans le P aradis te r restre 1 ». M arsay est le frère jum eau de V alm ont ou m ieux même de M erteuil à laquelle cette définition conviendrait p arfaitem ent : ,.et contre là m orale, puisque « l’honnê te té ne sert à rien ». éeule com pte la vbfènté de puissance, le m onde ap p a rtien t au x seigneurs. « Méprisez ilonc les hom m es et. voyez les m ailles p ar où l’on p eut pàsser à travers le réseau du
(Inde. » Ï1 existe mêm e chez V au trin u n e espèce de d ilettantism e; i! ne p laît à « aim er le b eau p a rto u t où il se trouve »; il se com pare < lîcuvenuto Cellini dont il a lu les Mémoires et il a cette form ule mlmirable : « Je suis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris |hih; elles consistent en actions et en sentim ents. » L a fascination i|ii Vvorce M erteuil — et à un degré m oindre, V alm ont — n ’ém anei ' Ile pas aussi de cette poésie de l ’action, conçue comme une tr livre d ’a rt? < ; juin 1803, S tendhal compose l’ébauche d ’une étude D u m i artère des fem m es françaises a, plus connue sous le nom de Catéi lutine d'un roué, que lui a donné P a u l A rbelet. S tendhal a v in g t hiim; il vient, après sa brève cam pagne en Italie, de donner sa «émission de sous-lieutenant au 6e dragons; il s’ennuie à Grenoble cl rêve de conquêtes fém inines. F ier de ses prem ières aventures iiiMoureuses, fo rt de son expérience et de celle de ses am is, il a min au point, p o u r posséder les femm es, une m éthode cc à la huswirile » q u ’il nous décrit dans une page de son jo u rn al 2. Son idéal, r ’cHl. Don J u a n , Lovelace, V alm ont. Avec son esprit scientifique, «m qu’il juge tel, il compose son catéchism e, qui n ’est pas u n a rt d ’aim er mais bien p lu tô t u n a rt de conquérir. Son p o stu lat est i pic : aucune femme ne peut résister à une a tta q u e bien menée : n .le puis ap pliquer à l ’a rt d ’avoir une fem m e to u t ce que je sais île l’a rt de gagner une bataille et prendre une ville. » P our appli quer le principe, une seule condition : connaître les femmes. Or, ii lu tra it de caractère dans les femmes est la fausseté ». F ausseté • I ni est cc l’effet nécessaire d’une contradiction entre les désirs de lu n ature e t les sentim ents que, p ar les lois et la décence, les femmes «ont co n train tes d ’affecter », c’est l ’explication mêm e que la Maripiisc donne de l’a ttitu d e des femmes dans la société. I l est bon d ’éveiller la cc curiosité » des femmes car ce la curiosité entre pour beaucoup dans l’am our 3 », n ’est-ce pas là une explication, au moins partielle, de Cécile de Volanges, quand elle se laissera séduire par V alm ont? cc V alm ont le d it : C’est le cœ ur qui nous donne les plus grands plaisirs », V alm ont n ’a jam ais employé tex tu elle m ent cette expression, m ais il est vrai que le héros de Laclos, malgré sa sécheresse, retrouve en présence de la P résidente des plaisirs d ’ém otion dont il ne se croyait plus capable : cc J ’avouerai ma faiblesse; m es yeu x se sont m ouillés de larm es, e t j ’ai senti en moi u n m ouvem ent involontaire, m ais délicieux. J ’ai été étonné •lu plaisir q u ’on éprouve en faisant le bien; et je serais te n té de croire que ce cpie nous appelons les gens v ertu eu x , n ’ont pas ta n t , Lam iel cette enfant précoce est dom inée p a r une curiosité raisonnée. Adolescente, si son esprit se fixe sur l ’am our, ce n ’est ni p ar sensualité ni p a r sentim entalité : « ses pensées n ’étaient point tendres, elles n ’étaient que de curiosité ». Au re to u r d ’une pro m enade, elle se laisse fort paisiblem ent em brasser p ar u n jeune hom m e ivre, puis le repousse avec force : « Quoi, n ’est-ce que ça, se dit-elle, il a la peau douce, il n ’a pas la barbe dure comme 1. Les Cenci. 2. Journal d*Italie, 1er frim aire 1801. 3. L e ttre L X X X I.
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mon oncle d o n t les baisers m ’écorchent. Mais le lendem ain sa curiosité re p rit le raisonnem ent sur le peu de plaisir q u ’il y a à être em brassée p a r un jeune hom m e. » Curiosité, raisonnem ent, le rapprochem ent des deux m ots est significatif. L a curiosité qui est « l’unique et dévorante passion » de Lam iel n ’a rien d ’enfantin ni de fém inin : elle est to u te scientifique; Lam iel l ’cxcrcc en en to mologiste, car les autres et le m onde ne sont pour elle q u ’objets d ’étude. L ’observation rigoureuse m et à la disposition du raison nem ent une collection de faits, et jam ais le sentim ent ne v ien t ternir la lim pidité de l’analyse objective. D ans la litté ra tu re fra n çaise, M erteuil seule présente ces caractères. L a M arquise née e t élevée dans u n m ilieu b rillan t, n atu rellem en t intelligente et d ’une intelligence supérieure, est arrivée, p a r elle-même, à découvrir et à dégager les règles de sa m éthode. E n fa n t trouvée, adoptée p a r des gens frustes, tim orés et bigots, L am iel a eu la chance d ’être rem arquée p a r le D r Sansfin; c’est lui qui lui révèle la supériorité et la nécessité de la réflexion : cc Vous ne devez pas croire ce cjue je vous dis. Appliquez-m oi la règle que je vous explique, cpii sait si je n ’ai p o in t quelque in térê t à vous trom per... P eu t-être que to u t ce que je vous dis est m ensonge, ne m ’en croyez pas aveu glém ent, m ais observez si p a r hasard ce que je vous dis ne serait point une vérité. » S tendhal a repris ici le thèm e de l’ini tiateu r dém oniaque, si souvent exploité p a r Balzac e t do n t l’idée première rem o n te aux L iaisons dangereuses. Lam iel est une fille saine; le m al do n t souffre O ctave de Malivert, — u n cas pathologique — , ne l’empêche pas d ’exercer, comme les au tres héros de S tendhal, ses facultés critiques. Il a d ’ailleurs, comme Lucien Leuw en et comme F édor de Miossens, reçu une form ation scientifique à l’EeoIe P olytechnique, et la lecture m édi tée des au teu rs du x v m e siècle a fortifié en lui les tendances au raisonnem ent, cc E n cherchant à m ieux connaître les vérités de la religion, O ctave a v a it été conduit à l’étude des écrivains qui, depuis deux siècles, on t essayé d’expliquer com m ent l ’hom m e pense et com m ent il v eu t, et ses idées étaien t bien changées. » Aussi peut-il dire à sa mère étonnée : cc Je ne puis me refuser à croire v rai ce qui me semble te l : un Ê tre to u t-p u issan t et bon pourrait-il me p u n ir d ’ajo u ter foi au x rap p o rts des organes que lui-même m ’a donnés. » On retrouve dans ces m ots la m arque philosophique de l ’abbé de Condillac. C’est cet excrcicc du jugem ent chez O ctave, comme chez Ju lien Sorel, qui b ride la spontanéité : cc Jam ais d ’étourderie chez lui, si ce n ’est quelquefois dans ses conversations avec A rm ance... On 117
ne po u v ait lui reprocher de la fausseté; il e û t dédaigné de m entir, m ais jam ais il n ’allait directem ent à son b u t. » P o u r Ju lien aussi cc le m onde est une p artie d ’éehecs » : le vainqueur c’est celui qui garde la tê te froide, calcule bien tous les coups, e t m ène le je u avec un détachem ent to ta l de ce qui n ’est pas intelligence pure x. Q u and Ju lie n s’est laissé aller à la colère, il n ’incrim ine ni son tem p éram en t ni les circonstances : il a failli à l’intelligence, et c’est au raisonnem ent q u ’il dem ande une leçon : « Il n ’y a q u ’un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les antres. Une pierre tom be parce qu'elle est pesante. Serai-je to u jo u rs un en fan t? » Au m oraliste classique qui affirme : a Les grandes pensées v iennent du cœ ur », le m arquis de la Môle répond : cc Comprenez donc que toujours on en appelle à son cœ ur qu an d on a fa it quelque sot tise. » S ’il s’ag it de séduire, Julien, pas plus que V alm ont ou M erteuil, ne com pte sur ses avantages physiques, sur l'a ttira n c e q u ’il exerce. Poux l ’un com m e pour les autres, c’est affaire de m éthode. M athilde de la Môle, c’est d ’abord p o u r Ju lien l ’ad v er saire : « D ans la b ataille qui se prépare, l’orgueil de la naissance sera comme une colline élevée form ant position m ilitaire entre elle et m oi, c’est là-dessus q u ’il fa u t m anœ uvrer. » Rem plaçons « l'orgueil de la naissance » p a r la dévotion et. la « v e rtu » et nous avons V alm ont en face de la P résidente. A chaque m ouve m en t de l’ennem i correspond une m anœ uvre appropriée : « L ’en nem i fa it u n faux m ouvem ent, moi je vais faire donner la froideur et la v ertu ». Ju lien comme V alm ont v eu t élim iner le « hasard », 1’ « inspiration du m om ent » qui risque de les entraîner et de leur faire perdre le contrôle de l’événem ent. Dès le déb u t du siège de Mme de T ourvel, V alm ont écrit : cc Je n ’ose rien donner au hasard... J e suis sû r que vous adm ireriez m a prudence; » c’est un des leitm otive des Liaisons dangereuses, et nous aurons à y revenir. L ’exercice raisonné du jugem ent est presque toujours dirigé vern l ’action, toujours actif. C onnaître n ’est pas une fin en soi, m ais le m oyen d ’agir su r les au tres et de les faire agir. D ans la le ttre V, nous voyons la M arquise jouer sur q u a tre ta b le a u x à la fois : il fa u t am ener V alm ont à séduire Cécile, le détacher de Mme de T ourvel, suivre avec a tte n tio n le flirt de D anceny et de Cécile, considéré comme un galop d ’essai, enfin préparer sa ru p tu re aveo son am an t le chevalier. L ’analyse donc n ’arrête pas l ’action m ais 1. Com bien de fois c e tte im age du jeu d ’écliecs n ’a-t-elle pas été em ployée à propnn des Liaisons!
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aii contraire la prépare e t la com m ande; c’est peut-être une des ningularités des héros de Laclos e t de S tendhal; en général, l’hom m e uj'it et l’action bouche la représentation; l’action se greffe sur l'action su iv an t u n ry th m e irrégulier, su iv an t l ’inspiration du moment : l ’im agination est contem poraine de l’action. Chez le héros de Laclos comme chez celui de S tendhal, c’est l’analyse de l'idée qui com m ande les détads de l’action; celle-ci suit le déve loppem ent norm al de l ’analyse. L’im agination est alors contem poniine de ce tte analyse d ’où va sortir une action prévue et concertée, ni hien que l'intelligence est constam m ent présente à l’action p a r une sorte d ’in tu itio n dram atique. L a Sanseverina « âme active », K toujours agissante, jam ais oisive », critique les faits pour p ré parer ses attaq u e s; m ais, créature riche, com plexe e t p a r consé quent très v iv an te, elle n ’a pas la « patience » ou 1’ « im p a ssi bilité » nécessaires pour réussir com plètem ent dans ses intrigues. Le D r Sansfin, plus froidem ent cynique, prépare ses plans avec I il us de m éthode. Il v eu t se faire aim er de Lam iel qui a dix-sept mis et la déniaiser; pour s’im poser, pour « se donner les prém ices du cœ ur de cette jeune fille », il prolonge volontairem ent la m ala die de Lam iel, ü l’am use p a r ses paradoxes e t se livre mêm e à « plusieurs expériences sur elle pour s’em parer de son esprit av a n t île posséder son corps ». On voit de mêm e Mme de M erteuil se livrer à des expériences sur Cécile, pour connaître les points faibles que p e u t offrir la jeune fille. C’est dans l ’action en effet — non dans la contem plation ou la m éditation — que le destin du héros stendhalien se dessine, — du moins ju s q u ’à la prison, ju sq u ’à la C hartreuse. Julien, à quatorze mis, voit, p a r l ’exem ple du juge de paix, ju sq u ’alors libéral, mais co n train t de se m ettre aux ordres d u « bon p a rti », le triom phe du grand vicaire. Il tire im m édiatem ent de cette constatation une h‘
Le prem ier article de l'éth iq u e stendhalieune, c’est donc l ’abhciicc de critère a priori; il s’ensuit fatalem en t l'opposition à tous li-H dogmes, ceux des religions en particulier. Le héros de S tendhal |irofesse en m atière religieuse la mêm e indifférence ironique que Merteuil ou V alm ont, m ais il est bien forcé, puisque le te Noir » ii rem placé le cc Rouge », de cc faire sem blant »; les personnages de I .nclos ont les coudées plus franches, c’était av an t 1’ cc ordre m oral », m a is leu r insolence v a si loin que le cc v ertu eu x » a u teu r est co ntraint de glisser cette note à la le ttre L I : ce Le lecteur a dû deviner depuis longtem ps p ar les moeurs de Mrae de M erteuil com bien peu elle resp ectait la religion; on a u ra it supprim é to u t cet alinéa, m ais on a cru q u ’en m o n tra n t les effets, on ne dev ait pas négliger d ’en faire connaître les causes. » ce C’est u n républicain qui parle » : les b as de pages de Lucien Leuwen, dans la prem ière partie du rom an, so n t régulièrem ent décorés de cette form ule, et l’au teu r ajo u te m êm e : ce Le héros est fou, m ais il se corrigera! » ha Sanseverina qui u n it très bien la p iété à Pam oralism e le plus p arfait — elle est Italienne! — elle qui n ’hésitera pas à faire assas siner le due de Parme; uniquem ent parce qu’il l’a hum iliée, donne ces conseils à F abrice au m om ent où il la q u itte pour le sém inaire de N aples : cc Crois ou ne crois pas à ce q u ’on t ’enseigne, m ais ne fais jam ais aucune objection. F igure-toi q u ’on t ’enseigne les règles ilu jeu de w hist; est-ce que tu ferais des objections au x règles du w hist? » Jo u e r le je u de la religion ou des conventions sociales, s’en servir com m e d’un m oyen pour dom iner, c’est l’apanage de l’individu v rai : Ju lien, M erteuil. E t si Lam iel est assez forte pour dédaigner de jo u er le jeu, elle n ’en a pas m oins en face des règles morales la mêm e défiance : et Le prem ier sentim ent de Lam iel à l’égard d ’une v e rtu é ta it de la croire une hypocrisie. » S ur quoi, dès lo rst se fonder pour assurer son bonheur? Sur la notion de l’u tile, m ais considérée d ’un p o in t de vue égoïste. Helvétius le d it : cc L a douleur et le plaisir sont les seuls ressorts de l’univers m oral, e t le sentim ent de l ’am our de soi est la seule base su r laquelle on puisse je te r les fondem ents d ’une m orale utile. » Nous sommes bien loin des obligations et des im pératifs catégo riques. S tendhal a reten u la leçon : il écrit à sa sœ ur le 8 février 1803 ; te T o u t hom m e regarde les actions d ’u n au tre hom m e comme vertueuses, vicieuses ou perm ises selon q u ’elles lui sont utiles, nuisibles ou indifférentes; cette vérité m orale est générale et sans exception. Le jugem ent m oral varie donc en fonction des circonstances et to u jours p a r ra p p o rt à l ’in térê t personnel. » Plus ta rd , en 1820, il écrit au baron de M areste dans le m êm e sens : 123
« H elvétius a en p arfaitem en t raison lorsqu’il a établi que le prin cipe d ’u tilité ou l’in té rê t é ta it le guide unique de totites les action» de l’hom m e. » C’est en lisant B entham , Bayle, H elvétius r S ans lin q u ’il fa u t « écouter la voix de la n atu re et sirivre tous ■1eh caprices », que l’âme est « fortifiée p ar le plaisir ». Les vues du l>mi J u a n bossu ont été ici un peu courtes: : « Il é ta it évident que le liliertinage ou ce q u ’on appelle le « plaisir » dans ce m onde-là cl ailleurs n ’av ait aucun charm e pour elle... » Le plaisir « n ’é ta it iien pour elle ». A m our-vanité, a-t-on d it à propos de L am iel; en r é a l i t é , v o l o n t é de puissance. Avec les hom m es q u ’elle n ’aime pas, elle joue de Paî tra it sexuel q u ’elle exerce sur eux; c’est elle qui a d r e s s é le plan de sa fugue avec le jeune duc de Miossens; elle lui i même, q u an d V alm ont décide de séduire la présidente de Tourvel, ce n ’est pas cc pour jo u ir de Finsipide avantage d ’avoir eu uni- femme de plus 1 », la science du séducteur va aborder des uliiiiacles inconnus : la dévotion, l ’am our conjugal, des principes minières. Voilà pourquoi il présente à la M arquise son p ro jet nomme cc le plus grand... cpi’il ait jam ais form é ». Julien, V alm ont. Dans ce thèm e de la séduction, considérée comme u n aspect de la volonté de puissance, une différence appai.iii d ’abord : la séduction pour V alm ont est l’activ ité essentielle. Mlle procède d ’u n rationalism e éthique qui a son b u t en lui-m êm e ci qui, à la lim ite, te n d vers l ’absurde. Julien, lui, fils d ’un pauvre charpentier, m ène la séduction de MmB de R énal, puis celle de Mnl.liiide, com m e un m oyen de se hisser à un niveau social supéiicur ou p o u r to u t dire, comme u n m oyen de parvenir. P o u r Valiimnt, la conquête d ’une femm e est une m anifestation en quelque iu rte g ratu ite de sa puissance intellectuelle, pour Julien c’cst aussi une victoire sociale, bien q u ’il soit très différent des arrivistes b ru I(lux de L a Comédie humaine. Mais, chez Ju lien comme chez V al m ont, la séduction s’exerce su iv an t les m êm es norm es : elle n ’est c(>mmandée n i p ar l ’am our ni m êm e p ar le désir. La décision iniliale est p u rem en t volontaire et cérébrale; le corps n ’y est pour i (eu. Il p o u rra bien p a r la suite se m anifester une ém otion sensuelle : Valm ont ne reste pas insensible aux grâces de la P résidente; les i liarmes de Mme de R énal laisseront, il est vrai, Julien plus froid 2. IVlais chez l ’un comme chez l ’au tre, l ’intelligence agissante précède ri com m ande l ’affectivité, car s’il y a au d ép a rt dissociation entre la séduction e t l ’am our, Ju lien Sorel e t m êm e V alm ont finissent par se laisser en traîn er vers M™e de Tourvel ou Mme de R énal. Ce processus de dissociation qui est leur com m une originalité les o|>[iose à la dém arche norm ale qui pousse l’hom m e à ju stifie r a posteriori l ’in stin ct obscur, aiguillon prem ier de F action, p a r des raisonnem ents et des mobiles logiques, découverts après coup; il les oppose aussi à Casanova ou à D on J u a n . I. L e ttre X X I II . Après la prem ière n u it : « M on D ieu, ê tre heureux, ê tre aim é, n ’est-ce que ça? »
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C ependant, si l ’énergie trouve son cham p d ’action idéal dans lu séduction, c’est dans cette volonté de puissance qui s’exerce sur lu destinée des au tres que les héros de Laclos rencontrent leur accom plissem ent, — c’est l’aspect dém oniaque de l’énergie dans Ltid Liaisons dangereuses. Chez Stendhal, l ’énergie finit p ar n ’être plun que l’expression spontanée du courant de vie. Elle y trouve à la fois son épanouissem ent et sa dissolution. L ’énergie suppose donc d’abord un exercice de la volonté; elle ne p e u t h ab iter des âmes médiocres. Nous rejoignons ici avec Laclos et S tendhal le plan cornélien. Le grand Corneille : Laclos cl S tendhal n ’o n t pas de lui cette vision classique imposée p ar l’ad m iratio n étro ite de La B ruyère et de V oltaire, et venue ju sq u ’à nous p ar les m anuels scolaires : le poète du devoir, créant des héros à plaisir, sans insertion im m édiate dans le réel. D evançant sur ce point la critique m oderne 1 ils ont arraché le m asque plaqué p ar des générations de com m entateurs dociles, e t ont retrouvé le visage au th en tiq u e de l’auteur de Rodogune. Ils on t v u en lui ce q u ’il est réellem ent : le poète de la volonté, et ils on t reconnu dans la m orale de ses héros l’éthique de la « gloire », conforme non pas à la m orale classique, mais à une sorte d ’am oralism e supérieur. Ils on t vu — S tendhal su rto u t — que les héros de Corneille n ’étaient pas de sublim es chimères : les Mémoires du cardinal de R etz p ar exem ple m o n tren t des hom mes et des femmes de cette trem pe, passionnés à l’extrêm e mais sach an t dom iner leurs passions. Cette connivence secrète entre trois auteurs isolés dans leur tem ps 2, do n t la figure véritable m ettra longtem ps à se dégager, est mum arque de leur m odernité. Le héros stendhalien se m oque des in terd its de la m orale et des ce ordonnances de police 3 ». La liberté n ’est pas inscrite dans des tex tes constitutionnels ou législatifs : elle se situe dans la « v ertu », ei c e tte ce v e rtu » comme l’a très ju stem en t écrit Alain, c’est cc la force d ’âm e e t la fidélité à soi-même ». Nous restons donc dans la perspective essentielle du beylism e qui est l’indiviclualisme ou l’égotism e, et c’est norm al, si la m orale est à la psy chologie ce que la th érap eu tiq u e est au diagnostic clinique. Le 1. D o n t F ouvrage essentiel est la thèse cTOctavc N a d a l, Le Sentim ent de l'am our dans l’œuvre de Pierre Corneille, 1948. 2. Corneille, d o n t le succès a été é c la ta n t à une époque où ses héros p o u v aien t cl iw com pris p a r une société en accord avec leu r m orale, s’est v u ensuite reco u v ert do som v iv a n t d ’une gloire anachronique e t poussiéreuse p a r la génération de R acine, L adon n ’a guère o b ten u q u ’u n rapide succès de scandale; S ten d h al n ’a ob ten u aucun suocim* 3. A lain.
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devoir — les héros de S tendhal usent beaucoup de ce m ot — n ’est (iIiih contrainte extérieure m ais exigence interne. Ce code d 'h o n neur, cette m orale de soi à soi, tro u v e son application dans le « libertinage » chez Laclos, comme dans la séduction ou l ’am our i lu /, Stendhal. Mathilde qui a distingué Ju lien dans le salon de son père parce dandy est donc u n aristocrate qui m éprise la foule, un solilitlrr « qui doit v iv re et m ourir d evant u n m iroir ». Son orgueil le coupe définitivem ent du re ste des hom m es : « J ’ai pris l’habihulc depuis m on enfance de m e considérer comme in faillib le» , ihrliirc B audelaire, e t la M erteuil : « J e n ’avais pas quinze ans, |i possédais déjà des talen ts auxquels la plus grande p artie de non politiques doivent leu r ré p u tatio n . » Si B audelaire, si la Mariptimt, dans cette volonté de se distinguer, de se retran ch er du i olf-nirc, asp iren t à devenir des héros, ce n ’est pas pour s’exhiber i u m me tels, m ais pour « p o rter sur le plan de l’im p ératif catégorique mu dissemblance que les bonnes gens tien n en t pour u n péché 1 ». I < i ypc du d an d y « en qui le joli et le redoutable se confondent I m ystérieusem ent » a p p a raît « a u x époques transitoires où la ili iimeralic n ’est p as encore toute-puissante, où l’aristocratie n ’est •pie pari icllem ent chancelante e t avilie... Le dandysm e est le dcroii i éelut de l’héroïsm e dans les décadences. » Les Liaisons dannvtvinus : 1782 . (l'eni li;
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— L a reine de mon cœur au regard non pareil Qui riait avec eux de ma sombre détresse, — im passible, au-delà du Bien et du Mal, — Elle ignore VEnfer comme le Purgatoire E t quand l'heure viendra d'entrer dans la nuit noire Elle regardera la face de la Mort A in s i qu'un nouveau-né, sans haine et sans remords; — C’est le poète du Goinfre : — Grand Ange qui portez sur votre fier visage L a noirceur de VEnfer d'où vous êtes monté, — le m êm e qui définit d ’une form ule souveraine la M erteuil, « d m qui to u t ce qui est hum ain est calciné ». E t la figure de PhéroïiH' de Laclos s’enrichit de to u tes les résonances, de to u s les charmen baudelairiens, pour celui qui l’évoque à tra v e rs les octosyllabes im placables e t secrets de L'Irrémédiable : Tête à tête sombre et lim pide Q u'un cœur devenu son miroir! P uits de Vérité, clair et noir, Où tremble une étoile livide, Un phare ironique, infernal, Flambeau des grâces sataniques, Soulagement et gloire uniques, — L a conscience dans le M al!
Les adm irateurs de Laclos reg rettero n t toujours que le poète des Fleurs du M a l n ’ait pas écrit son étude su r Les Liaisons dan gereuses, m êm e si les notes qu’il nous a laissées je tte n t des lueurn fulgurantes. U n au tre écrivain é ta it a ttiré , à la mêm e époque, p ar le charm e pervers du rom an, A lbert G latigny, le poète vaga bond, comédien am bulant, im provisateur de génie, entré en 1906 dans la légende p ar une comédie de son am i Catulle Mendès. Main qui se souvient encore de l’au teu r des Flèches d'or? Ce fils de gen darm e, arrêté p ar erreur en Corse, p a r u n gendarm e qui le confon dit avec un assassin, enferm é plusieurs jo u rs dans une cave hum ide, y co n tracta le m al do n t il devait m ourir en 1873, à tren te -q u atre ans. Jeu n e adm irateur de Banville, — Poulet-M alassis lui avait 150
l'tlt lire à Alençon les Odes funam bulesques — G latigny publie à I' Imit ans, Les Vignes folles, rem arquable im itatio n du m aître; tl'ntitrès recueils poétiques suivront, e t quelques comédies. C’est | i i ii'inent à Théodore de Banville que G latigny écrit, au cours il une tournée, pour lui faire p a rt de son p ro jet sur Laclos : cc J ’ai un la m ain pour d ix sous sur u n très bel exem plaire des Liaisons ihiugvreuses, que je vais tâcher de réim prim er en y collant une nul ire .sur Laclos. Le pauvre B audelaire av a it com m encé ce travail mi plutôt av ait envie de le com m encer. Si je p eu x avoir P autoi | i ation, ce serait am usant. Si je ne l ’ai pas, je m ’en passerai. L a Hrlf'ique n ’a pas été inventée pour des prunes. » C’est sans doute jnir I’oulet-Malassis que G latigny a v a it entendu parler du p ro je t (le llaudelaire; on p e u t aussi noter com bien vers 1870, les pou.....'mpublics étaien t encore réticents pour autoriser des rééditions de Laclos. Mais la curiosité pour Les Liaisons dangereuses ne cesse de i>éiondre : après B audelaire, le poète isolé des écoles, après le l'itnia.ssien G latigny, voici H enri Céard, le rom ancier n atu raliste 1. » l.r Neveu de Rameau, Candide, M anon Lescaut, Les Liaisons iltwgvreuses, les livres de R estif, on t été l’o b jet de bonnes mono|Mii|ilm;s, sans plus, que prim e et dépasse l ’étude sur Choderlos ilt Laclos, d ’H enri C éard » , écrit Léon D audet dans L 'A ction fi m uai se du 30 m ars 1933. Or, nous n ’avons aucun livre de Céard m Laclos; D au d et a-t-il entendu, dans sa jeunesse, Céard parler iL on projet? A -t-il en sous les yeux u n m anuscrit? Nous som m es ii il n ils aux hypothèses. Ce qui est-sûr, c’est que le rom ancier du l'i uupe de M édan, l ’a u te u r de Terrains à vendre au bord de la mer, li familier de Zola et des G o n e o u rt,— et qui devait p o u rta n t n ’enlu e à rA cadém ie G oneourt q u ’en 1918, — H enri Céard, « critique i intérieur, v éritable bibliothèque en m ouvem ent e t qui ranim e le livre à la flam m e de la vie 2 » a consacré beaucoup de tem p s à t iiicIüh. Le 10 m ai 1883, il confiait à Zola : « Je suis plonge dans iih iii Laclos qui prend un peu contre m on gré des proportions enimiilérabl es. » Il y tra v a illa it encore en 1886 : « Qu’il déblaie un peu ses paperasses. Il a en portefeuille une étude com m encée m Laclos; q u ’il l’achève, q u ’il la publie... Allons, décide-toi, i i imu inle, et fais to n œ uvre », écrit G ustave Geoffroy 3? Le i de Céard ô tait donc bien connu, on en parlait e t ses amis I
O n piMii. a i g i i a l e r a u s s i u n
'V...... /{mine, M ou t
a rtic le s u r
de P aris , 2 5 B e p t c m b r e 1 8 6 4 . D a u d e t , A ction française*, 7 m a r s
Les L iaisons dangereuses 1920.
A i i u le « u r C é a r d , 2 5 j a n v i e r 1 8 8 6 .
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d e C h a m p fle u ry ,
attendaient m êm e avec im patience la publication de ce Laclos, qui eût été le premier ouvrage consacré à l’auteur des Liaisons. Céard, par le canal de l ’Interm édiaire des chercheurs et des curieux, sollicite des docum ents autographes, des détails sur les poésies de Laclos, sur sa v ie, sou rôle politique, sa situ ation après la Ter reur : « A ucun docum ent n ’ayant subsisté après l’incendie des Finances, sait-on , dem ande Céard, quel fut exactem en t le rôle ad m inistratif de Laclos pendant les ans IV , V , V I et V II, époque pendant laquelle YAlm anach national le donne com m e secrétaire général de l’A dm inistration des H ypothèques 1. » Nous m ention nons cette dernière question parce qu’elle révèle le sérieux avec lequel Céard m enait son enquête; nous som m es, aujourd’hui encore, très m al renseignés sur cette période de la vie de Laclos. Dans Y Interm édiaire du 10 novem bre 1884, Céard publie deux inédits : le traité de Laclos avec D urand neveu, et la lettre dictée par Laclos à son lit de m ort et destinée au Prem ier consul; suivent le 25 septem bre 1885 des docum ents inédits sur la b ataille de V alm y, et le rôle de Laclos dans cette affaire, une polém ique avec la Revue critique, la publication de nouvelles lettres de Laclos. E nfin en 1892, sous le titre U n oublié, paraît au Journal 2 un article de Céard sur l’auteur des Liaisons dangereuses. Il décla rait que Laclos éta it te le plus cruel psychologue parm i les rom an ciers de la fin du X V IIIe siècle ». « A vec l ’aide de docum ents in é dits et de lettres authentiques, j ’ai ten té de montrer qu’il m éritait encore d’être connu et com m e m ilitaire et com m e patriote. » Céard vou lait donc étudier non seulem ent Les L iaison s dangereuses, mais le rôle politique, m ilitaire et diplom atique de Laclos ; « Le rom an cier le plus subtil à dém êler les secrètes intentions des cœurs et dont Les L iaison s dangereuses ont prouvé la perspicacité intellec tu elle, et l ’art profond des plus délicates diplom aties. » E n 1897, Choderlos de Laclos et Les L iaison s dangereuses, étude historique et littéraire d'après des correspondances et des docu ments inédits éta it toujours en chantier, et le titre d éfin itif était arrêté. P uis ce furent, aux premières années du x x e siècle, les Laclos de Dard et de Caussy qui parurent. Qu’est devenu le tra vail de Céard, que D au det prétend avoir lu? R ené D uinesnil, qui s’est oeciq»é de la succession d’H enri Céard, nous confirm e (28 novem bre 1960) qu’il n ’a trouvé dans les papiers de Céard que des fragm ents sans suite. S ’il y a eu un com m encem ent de rédac 1. Interm édiaire des chercheurs ei des curieux, 10 octobre 1884. 2. l or octobre ltt92.
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tion, nul ne sait ce qu’il est devenu. E n to u t cas, Céard, quelques jours avan t sa m ort, parlait encore de Laclos à René D um esnil. Les naturalistes v oyaien t en Laclos, com m e en M arivaux, ou en R étif un ancêtre de leur école. E st-ce ce qui avait attiré Géard vers Les L iaisons dangereuses? Ou l ’influence plus directe des Concourt? Car ce sont bien les G-oncourt qui p euvent revendiquer, — les notes de Baudelaire étan t restées longtem ps inédites — le m érite d’avoir redécouvert Laclos.
Ces « talons rouges du naturalism e 1 » ont dû lire très tô t Les L iaiso n s dangereuses, sans que nous puissions préciser exactem en t la date. E n to u t cas, les lettres de Jules de Goncourt attesten t que les deux frères, en 1860, sont plongés dans le Laclos. Lors d’un séjour à Bar-sur-Seine, dans une cam pagne qu’ils n ’aim ent pas, ils fon t du rom an de Laclos leur livre de chevet : « Vos am is, mon cher am i, écrit Jules à P aul de Saint-V ictor 2, sont dans im pays où la pluie est une distraction : c’est to u t dire. Ils m ènent une v ie d’huître au soleil, lisan t Les L iaisons dangereuses en. pleins cham ps, ce dont les cham ps sont bien étonnés », ou encore : « Cela nous paraît par in sta n t un m étier héroïque que de s’atteler à une plum e. M ettez le soir un lansquenet de fam ille et de loin en loin la lecture d’une page ou des L iaisons dangereuses de Laclos, vous aurez to u te notre v ie 3. » C’est naturellem ent leur amour pour le X V I IIe siècle et leurs travau x sur l’art, sur les fem m es, sur l ’amour au x v t i i u siècle qui a conduit les Goncourt à l ’étude de Laclos. D ans sa thèse, Pierre Sabatier 4 a bien m ontré l ’influence du x v m e sur la form ation de l ’esth étiqu e des Goncourt. Jules ne déclarait-il pas d ’ailleurs : « J e sens en m oi de l’abbé du x v m eS. « Les deux frères n ’aim ent pas le X V IIe , à l’exception de La Bruyère; ils détestent le rom antism e phraseur e t considèrent que l ’hum a nité qu’il a créée est « une hum anité de dessus de pendule 6 ». A ussi voien t-ils dans le X V IIIe siècle l’apogée de la civilisation française : « T outes nos origines e t tous nos caractères sont en lui; l ’âge m oderne date de lui. Il est une ère hum aine, il est le L 2. 3. 4. 5. 6.
D oum ic, Revue des deux mondes, 15 a o û t 1896. 12 ju in 1860, A F la u b e rt, 16 ju in 1860. L*Esthétique des Goncourt, H a c h e tte , 1920. Journal. I d ry V I.
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siècle français par excellence. » D ans ce siècle, ils réunissent seu lem en t dans une m êm e condam nation V oltaire et R ousseau, réser vant leur adm iration pour D iderot, en qui, et en cela ils devancent la critique m oderne, ils v oien t le grand précurseur. A ristocrates et d ilettan tes, ils o n t aim é ce siècle d ’allure aristocratique. C’est d’abord en historiens que les Concourt ont lu Laclos : ce qui les intéresse, c’est essentiellem ent cette atm osphère d’une époque de transition, ce dernier éclat d’une civilisation qui v a succom ber aux assauts de la dém ocratie qui m onte. Ils y voien t une sorte d’inventaire et de bilan d’un m onde. Laclos est pour eu x com m e pour les romanciers naturalistes, un précurseur de leur école, « soucieux d’ex actitu d e et pourchasseur de docum ents p sycholo giques 1 ». « L e m achiavélism e entre dans la galerie; il la dom ine et la gouverne. C’est l ’heure où Laclos écrit d’après nature ses L iaisons dangereuses, ce livre adm irable et exécrable qui est à la m orale am oureuse de la France du x v n i e ce qu’est le T raité du prin ce à la m orale politique de l ’Italie du X V Ie siècle 2. » Ils ver raient donc volon tiers dans le rom an de Laclos le prem ier des rom ans réalistes, en m êm e tem ps qu’une espèce de traité doctri nal : la com paraison entre l ’œ uvre de Laclos et celle de M achiavel sera souven t reprise par les critiques; il est donc ju ste de marquer la priorité des Goncourt sur ce point. Rref, Les Liaisons dange reuses ont pour les Goncourt valeur de docum ent. Les auteurs des m onographies sur Sophie A rnould, la D u Barry, la duchesse de Châteauroux, M arie-A ntoinette ont v u en Laclos un romancier historien dont les conceptions annoncent leur propre théorie qui consiste « à faire entrer dans le rom an un peu de cette histoire in dividuelle qui dans l ’histoire, n ’a pas d ’historien 3 ». On vo it bien les lim ites de cette com préhension; il s’agit d’abord de resti tuer le clim at d’une époque; pour le X V I I I e siècle, ce clim at, dans la vision des Goncourt, c’est celui de l ’am our. Aussi leurs deux œ uvres : L a Fem m e au X V I I I e siècle (1862) et L ’A m our au X V I I I e siècle (1875) s’appuient-elles fréquem m ent sur les ensei gnem ents de Laclos, considéré com m e un spécialiste. L ’auteur des L iaison s dangereuses leur révèle un des aspects essentiels de la psychologie in tim e de cette noblesse qui v a disparaître, et dont l’occupation principale est l’amour. Les Goncourt ont analysé la q ualité unique de cet am our qui n’est plus que désir et volupté : « V olupté! c ’est to u t le x v m e siècle. Il respire la volu p té, il la 1. Sabotier. 2. La Femme au X V I I I e siècle, 3. Journalf l ï .
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dégage » La volu p té est dans la tenue, dans ces vêtem en ts fém inins qui déshabillent la fem m e sous p rétexte de l’habiller. V olu pté des boudoirs, des voitures, des Kvres, de la m usique et de la peinture. « Le X V IIIe siècle en disant : « J e vous aim e », n e v e u t point faire entendre autre chose que « J e vous désire ». A voir, poux les hom m es, enlever pour les fem m es, c’e st to u t le jeu , ce sont to u tes les am bitions de ce n ou vel amour. » On reconnaît cette philosophie nouvelle de l’am our m arquée par la pensée d ’H elv étiu s et des m atérialistes, et qui est celle de V alm ont et d e Merteu il. C’est le règne des « hom m es à la m ode » : ■Mitrs reprises « d ’u n regard fouilleur »; c’est que Mariolle, sans li m unir, est l ’occasion pour Michèle de B urne de faire une nou■lli i>\[lérience, et d ’exercer une fois encore son pouvoir de séducMiim.
\ | im\ h un prem ier m ariage qui s’est soldé p a r un échec to tal, m Itutx les plans, elle m ène, avec moins d ’indépendance que la .......piino de M erteuil, car son père lui sert de caution m orale, .... . vio de femme affranchie, m ais qui v e u t rester honnête; elle ■i n dé île I’ a esclavage » du m ariage « une envie ardente d ’ém an1 1 | mimn ci. une énergique résolution de ne plus com prom ettre sa llli< lié ». \ )(i m ort de M. de M erteuil, « quoiqu’à to u t prendre, d it la Mmqiiimi, ji> n ’eusse pas à me plaindre de lui, je n ’en sentis pas .... Iiim vivem ent le p rix de la liberté q u ’allait me donner m on ■i1n ' »(>r, e t je me prom is bien d ’en p ro fite r1. » domine M erteuil, Mme de B urne a le plus grand souci de sa ■pulal ion : « Elle pensait à son renom ... et av a it soin q u ’on ne | ■n i li> Hinipçoimer d ’aucune liaison, d ’aucune am ourette, d ’aucune luI it^ne. » Tous les familiers de son salon cc avaient essayé de la >In ii »•; aucun, disait-on, n ’av a it réussi 2 ». Tous, à to u r de rôle, ■ut llimités am oureux d ’elle : c’est d ’ailleurs ce qu’elle a tte n d il m \ i n\s précisém ent, ce Quiconque devenait l ’habitué de sa m ai..... . v n il être aussi l’esclave de sa beauté et aucun intérêt d ’esprit m ......vnil l’a ttac h er longtem ps à ceux qui pouvaient résister à ■....... qm i irrics. » Ce n ’est pas q u ’elle veuille, comme la M arquise, ........... M"HI Forestier, affirmer sa valeur en égalant les homm es, ■ i 11 1«11 ô i chez elle, une m anière de se venger sur les autres de .... ninruige m alheureux, « un besoin de représailles... u n besoin ••I.......ilr rendre aux hom m es ce q u ’elle av ait reçu de l ’un d ’eux, il i Mi lu plus forte à son tour, de ployer les volontés, de fouailler l- i' i iitnecs et de faire souffrir aussi ». P o in t im p o rtan t sur li ' 1 1■i I ni lu s’oppose à Mme de M erteuil ; chez celle-ci l’intelligence i li premier m o teu r des actes, chez Michèle de B urne, c’est une nuis to u t ravi. C ette œ uvre d ’un écrivain q u ’il fa u t com pter parmi les m aîtres, est d ’une grâce cruelle et d ’une élégance tra |jn|m \ La p ein tu re du m onde est si fine q u ’on est surpris de la trouver cc cju’elle est en effet, solide et forte... », etc. M aurice t lu n és renchérit dans Le Journal du 31 m ars 1893 : « Lisez cela, n n îles ou am ants, n ’est-ce pas aussi fort, que vos plus âpres avenUiivh personnelles et que les secrets p ar vous jam ais confiés? 195
N ’est-ce pas aussi beau que les récits de B andello et autres n o u vellistes italien s? L ’hom m e qui a écrit ces atrocités-là, oui, cet écrivain d o n t le sang-froid vous glace, do n t l ’œ uvre est étroite, dure et term inée comme une face de m édaille, cet écrivain... je le tiens p o u r le plus p ath étiq u e de son tem ps, je l’adm ire et je l ’aime. » C’est u n lieu com m un de dire q u ’il est bien difficile, mêm e pour des connaisseurs, de juger à chaud M
A ndré Billy, lui, juge le style d ’Abel H e rm an t avec assez de re cu l p o u r v oir clair, quand il écrit dans Le Figaro littéraire du 7 octobre 1950 : « Les jeunes gens qui m e liro n t v o n t s’étonner. C’est q u ’ils n ’o nt pas idée de ce q u ’Abel H erm an t é ta it pour nous il y a une tren ta in e d ’années... On a été, on est encore très injuste p o u r l ’écrivain q u ’il était. Comme A natole F rance, comme H enri de R égnier, il s’inscrit dans le groupe de ceux qui, vers 1890, réa girent contre le décadentism e, cette m aladie m ortelle do n t la langue française é ta it a tte in te et qui a failli l’em porter. Ceux qui, de nos jours, écrivent naturellem ent si bien, les B reton, les Camus p ar exemple, se doutent-ils de ce q u ’ils doivent au x néo-classiques d ’il y a un demi-siècle ? Abel H erm ant é ta it du nom bre. » On p o u r ra it faire une rem arque analogue à propos de Laclos : le style de Laclos qui allait à contre-courant du style de son époque — celui de R étif, de Sade, ou de Loaisel de T régoate et de B aculard d ’A r n au d — a p eu t-être contribué à sauver la grande trad itio n clas sique; ce style sera au x ix e siècle pour beaucoup d ’écrivains : C onstant, M érimée, S tendhal, une leçon. Abel H erm an t a u rait droit à une réhabilitation, même s’il n ’avait fait que réagir contre l ’écriture a rtiste d o n t la prose française 1. Le g o û t de l ’a u te u r de Peints p a r eux-mêmes p o u r Les L iaisons dangereuses m? retro u v e chez « la fem m e exceptionnelle en tre les m ains de q ui P au l H ervieu rem it sa destinée » (Sim one, Sous de nouveaux soleilst N . H. F .), la baronne de P ierrebourg, a u te u r sous le nom de Claude F e rv a l, d ’aim ables rom ans psychologiques. D ans Vio de château (1903) ap p araissen t un sous-V alm ont, le prince de P ra x , e t une sous-M erteuil, la m arq u ise de R ocliem ont, D an s la bibliothèque du c h â te a u de B ellecourt, G erm aine de R ocliem ont a tro u v é L a Princesse de Clèves, L a Nouvelle Hüioïse; elle préfère M anon Lescaut, « m ais le livre q u i dev ait la séduire, l ’en ch an ter, lu i a p p a ra ître com me Pur* senal de to u te s les coquetteries, le code sa v a n t du plaisir, e t le réseau des ruses que lu m ain des fem m es em brouille et dénoue d ’un si jo li geste* f u t Les L iaisons dangereuses. E lle y d éco u v rit la loi de sa p ro p re n a tu re , cet effréné désir de plaire qui lui renduil la solitude si aride. Une curiosité de jouissance e t d ’av en tu res la poussa vers l'inconnu ».
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i mii empoisonnée, comme l ’exem ple d ’H ervieu suffît à le m ontrer. IN ni H iv n ’cst-il pas présom ptueux de dire que, m algré l’oubli où ■ll< c i tom bée, l’œ uvre d ’Abel H e rm an t a d ’autres m érites. Bien •mm! André Billy, vers 1910, Léon Blum dans sa préface à une nouvelle édition des Souvenirs du vicomte de Courpière écrivait : .. 11V»| un truism e d ’affirmer que l’a u te u r de M onsieur de Courpière lit ■mplace au to u t prem ier rang de la litté ra tu re contem poraine. » I ,i cycle des Courpière est comme u n term e dans l’évolution de I iHileur. Le b rillan t élève de Condorcet, qui accum ulait, en rhéim'iipie, les p rix de français, de latin, de grec et d ’histoire et y tijiiiii.iiit q u atre nom inations au Concours g é n é ra l1, qui fu t reçu (■trmicr au Concours de l’EcoIe N orm ale Supérieure où il ne passa ijii im an, vo u lu t faire une carrière dans les lettres. A vant de déga(i.i■« non originalité avec les Confidences d'une Aïeule (1893) qui évoquent le x v iH e siècle, il écrit des rom ans à la mode n atu raliste, l'tnmuc Monsieur Rabosson, satire des m ilieux universitaires ou ce ( '.iivnlie.r Miserey, œ uvre antim ilitariste, qui fu t brûlée sur u n tas (li fumier dans la cour d ’un q u artier de cavalerie, devant le régiini ut, d ’ordre d ’un colonel-duc! Il im ite ensuite la m anière de lloiirget dans des rom ans psychologiques : A m our de tête, Serge. II t rouve enfin sa véritable voie, celle de m ém orialiste; cette intelItjirnrr ironique et positive a trouvé non seulem ent chez Saint1 muni 2 m ais aussi dans le com m erce des rom ans et de la philosopliio du XVIIIe siècle un clim at favorable à sou épanouissem ent. Vin;, i fait-il u n peu figure d ’isolé dans sa génération, do n t les ffrniids noms étaient ceux de Loti et de B arrés, exactem ent comme I urlo.s en 1780, ce Laclos lucide et cynique, en un tem ps où déborde tu HciiHibilité. Les deux hom m es, même d ’après les tém oignages de i'imix qui les o n t connus, sem blent avoir en com m un une certaine froideur qui m ain ten ait les sym pathies à distance. Omis. un article de la Revue bleue 3, très sévère pour Abel H eriiiiint, E rn est-Charles se dem ande si grâce à ses facultés d ’adapi ni ion, — le critique parle même de pastiche — Abel H erm ant n'im ite pas Laclos (« il sait Laclos p ar cœ ur ») ju stem en t parce que l.cs Liaisons dangereuses re tro u v en t à ce m om ent-là auprès il un publie plus large une certaine vogue. H erm ant, en effet, ennnaît bien Laclos e t place son rom an très au-dessus de M anon I . Nous avons lu d ’A bel H e rm a n t, écrite à dix-sep t ans, u n e Lettre de Boileau à Uiwinv Hiir la préface de « B ritannicus », d 'u n e telle perfection de sty le e t d ’une telle Fiurrir 4ht pensée q u ’u n lecteu r non prévenu p o u rra it la croire de la plum e de B oileau... ?.. Cumnui l’indique F rançois M auriac dans ses M émoires intérieurs, F lam m arion. .1. I ,,r a v r i l 1 9 0 5 .
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Lescaut p ar exem ple : :is l ’élan, car c’est « pour se faire à soi-m êm e la preuve de sa souveraineté sur soi-même » q u ’il a pris ce risque. C ette action volontaire que n ’a rrê te n t pas des considérations de prudence fait de M arat et de D uc les frères de M erteuil et de Julien Sorel. Mon action est le ré su lta t de mes principes : ainsi pourrait-on résum er la le ttre L X X X I, de M erteuil. Ce qui, chez la M erteuil, elle confiance en la puissance de l’esprit sur la vie. De Valm ont à Ivan K aram azov, la p a rt organique e t souterraine de l’hom m e ne cessera de grandir. L ’intelligence qui, dans Les Liaisons dangereuses, ne s’oppose som m e to u te q u ’à la bêtise (ou à la v ertu ) finira par rencontrer chez les Mères u u plus redoutable ennemi. » Les per sonnages de Laclos comme après eux Julien Sorel, V autrin, R as kolnikov, « accom plissent des actes prémédités en fonction d ’une conception générale de la vie. L eur force rom anesque vient de ce qu’en eux, cette conception est exactem ent comme une passion; elle est leur passion ». Ils s’efforcent donc de vivre selon cette conception ou de ressem bler à cette im age idéale d ’eux-mêm es, qui est leur « im age m y thique ». Ainsi « l ’im age m y thique inform e l’im age v iv an te; cellc-ci d evenant son modèle en action, confronté à la vie, incarné ». V alm ont et M erteuil, gouvernés p ar l’intelligence et gouvernant le destin des autres personnages, sont comme des dieux « des cendus de l ’Olympe de l’intelligence pour trom per des m ortels ». M alraux en arrive ainsi à la notion de m ythologie de l’intelligence qui sera, nous l’avons dit, développée p ar J.-L . Seylaz. Mais cette m ythologie, différente en cela des autres m ythologies m odernes — Les Misérables, Jean-Christophe ou Eugène S u e — n ’est ni poétique ni sentim entale. L a m atière des Liaisons dangereuses est celle d ’une « expérience hum aine », d ’une psychologie. D ans une deuxièm e partie, M alraux va explorer la psychologie des Liaisons dangereuses; elle est apparem m ent classique, m ais « to u te psychologie, to u te expérience viennent de l’hom m e res senti com m e m ystère ». Quel est le m ystère — « la p a rt de l’hom m e incontrôlable, ingouvernable p ar lui, sa fa ta lité » — des Liaisons dangereuses ? « C’est l ’érotism e. » « U y a érotism e dans un livre dès q u ’au x am ours physiques, q u ’il m et en scène, se mêle l ’idée d ’une contrainte. » D ans Les Liaisons dangereuses, « volonté e t sexualité se m êlent, se m u lti p lien t, fo rm en t un seul dom aine, précisém ent parce que Laclos, re sse n tan t et ex p rim ant la sexualité avec d ’a u ta n t plus de violence q u ’elle est liée à une contrainte, la volonté ne se sépare pas de la sexualité, devient, au contraire, une com posante du dom aine éro tiq u e du livre ». Cette « érotisation de la volonté » est donc un des aspects ty piques d u livre. 309
Les Liaisons dangereuses « m ythologie de l ’intelligence », sont, lourdes d ’un m ystère, celui que constitue « le lien de la contrainte e t de la sexualité ». Or, « to u te m ythologie est une victoire sur le m ystère ». Les Liaisons dangereuses sont donc une te n ta tiv e pour vaincre p ar l ’intelligence la p a rt incontrôlable de l’hom m e, sa fatalité. Une te n ta tiv e , ou p lu tô t un rêve, « celui où les hom mes prom is à la m o rt contem plent avec envie les personnages u n ins ta n t m aîtres de leur destin ». Ce qui laisse entier d ’ailleurs le pro blèm e de Laclos, « aussi in trig u an t peut-être que celui de R im b au d ». On au ra reconnu au passage les thèm es essentiels de la critique contem poraine su r Les Liaisons dangereuses, — le libertinage excepté, encore que l ’idée de l’intelligence contrôlant Pérotism e exprim e un aspect fondam ental du Hbertinage. M alraux retro u v e dans Les Liaisons dangereuses ce qui est au cœ ur mêm e de son œ uvre : l’intelligence, la volonté, l’érotism e, comme V ailland le libertinage, comme B audelaire le problèm e du mal. A u trem ent d it, comme toutes les œ uvres classiques, le rom an de Laclos est u n m iroir où chacun essaie de re tro u v er sa propre image. P o u r A ndré M alraux, l ’étude que lui a consacrée Claude M auriac, M alraux ou le mal du héros (1946), m et en lum ière dans la prem ière p artie, « Eros », la parenté spirituelle qui u n it l’au teu r des Liaisons dangereuses et celui de La Condition humaine, l’au tre pôle é ta n t constitué p ar D. II. Law rence : « M alraux reconnaît ses plus familières ten tatio n s dans l ’érotism e intellectuel et raffiné de Laclos et dans celui p rim itif et to u t anim al de D. II. Lawrence. » M alraux lui-m êm e, préfacier de L 'A m a n t de L ady Chatterley, com pare les deux formes d ’érotism e, opposant « le subtil sadism e des Liaisons dangereuses » à la « conscience exaltée de la sensua lité » qui « p e u t seule co m b attre la solitude hum aine », de Law rence; et lui-m êm e, sem ble-t-il, a essayé de concilier dans son œ uvre ces deux a ttitu d e s 1. Nous pourrions arrêter ici la revue des études consacrées à Laclos au x x e siècle 2. C ependant, l’in terp ré tatio n que donne des Liaisons dangereuses Georges Poulet 3 p araît m ériter une place à p a rt. P o u r Georges P oulet, la conscience est expérience intérieure, a v a n t d ’être expérience des choses et des êtres. Cette expérience est d ’abord celle des formes générales : l’espace et le tem ps, — conçu 1. 2. sons 3.
P o u r l ’influence de Laclos sur l ’œ uvre de M alraux, voir F ouvrage de C. M auriac. U ne b ibliographie com plète des tra v a u x , des préfaces, des articles sur Les L ia i dangereuses, re m p lira it plusieurs pages de ce livre. L a D islance intérieur c, 1950,
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comme durée — et le critique v eut plonger dans la conscience de I ' i i u L c u x éludié, explorer puis définir sou expérience d e l’espace et du tem ps. Que v o n t donner ces m éthodes de l ’analyse existenlirile appliquées au rom an de Laclos? Georges P oulet p a rt du concept de cc p rojet », dont voici la définition : ce L a pensée commence p ar être une pure pensée, c’est-à-dire p ar être, dans un certain esprit, la présence d ’une certaine idée, qui n ’est encore i|u'une idée, qui n ’est pas encore réalisée, m ais qui est réalisable, lus que pour Descartes, la liberté n ’est caprice, elle a a tte in t le « bonheur », celui de l ’hom m e m aître de son destin, « cette sou veraine félicité que les âmes vulgaires atte n d e n t en v ain de la fortune et que nous ne saurions avoir que de nous-mêmes 1 »; elle tém oigne que l’hom m e n ’est pas une réalité donnée com m e le pensaient les psychologues classiques, m ais une construction sans cesse renouvelée; et cette construction n ’est l ’ouvrage ni de Dieu ni du h asa rd m ais de l ’hom m e m êm e. L’hom m e est capable, p ar l’exercice de ses plus hautes facultés, de se m odeler lui-m êm e, en utilisant les événem ents sans se laisser dom iner p ar eux. L’hom m e capable de se créer possédera alors les qualités qui rendent pos sible sa dom ination sur le m onde. Pas plus que l ’hom m e, le m onde n ’est une réalité donnée; la cité des hom m es, ce sont eux-mêm es qui la co nstruisent; elle dépend d ’eux et d ’eux seuls. L a m arquise de M erteuil, le seul personnage des Liaisons dan gereuses d o n t Laclos éclaire le passé, n ’a pas reçu l ’éducation conventuelle des filles de son rang. L’a u teu r a sans doute voulu m arquer ainsi que la M arquise, préservée de to u te influence exté rieure, a, p a r le seul exercice des facultés que to u t hom m e possède, su se construire et dom iner. D ans cette perspective purem ent hum aine, il n ’est jam ais question de Dieu. L ’athéism e de la M ar quise n ’est ni passionné ni tragique : chez elle jam ais de blasphèm e, jam ais l ’om bre d ’une inquiétude. D ieu n ’existe pas; peut-être est-il dans ce dom aine réservé p a r Des cartes, et de toute m anière, l ’hom m e organise sa vie sans s’occuper de lui. La volonté,'le librearb itre fa it de l ’hom m e un Dieu : « U nous rend en quelque sorte sem blables à D ieu en nous faisant m aîtres de nous-m êm es 2. » « Le libre-arb itre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d ’a u ta n t q u ’il nous ren d en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exem pter de lui être sujets 3. » 1. D e s c a rte s , 2. D e s c a rte s , 3. D e s c a rte s ,
Lettre à j l a j p r i n c e s s e E l i z a b e t h . Traité des passions , a r t i c l e 1 5 2 . Lettre à l a r e i n e C h r i s t i n e , 2 0 n o v e m b r e
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1647.
A ce n iv eau de pensée, le problèm e du bien et. (lu m al ne se pose pas p o u r la M arquise dans les term es tle la m orale courante. Le bien et le m al ne so n t plus des notions objectives, ils n ’on t de sens que p a r ra p p o rt à l'exercice p ar le héros de son libre-arbitre. Le mal p o u r Mme de M erteuil serait de 1 1 e pas être fidèle à sa Uberté e t de ne pas agir dans le sens de cette liberté. Il est perm is, bien entendu, de condam ner la M arquise au nom des principes tra d i tionnels de la m orale ou m êm e au nom de la solidarité sociale, — gran d principe de son siècle q u ’elle m éconnaît — m ais alors 031 déplace le problèm e et mêm e on en fausse com plètem ent les données. Le clim at des Liaisons dangereuses est u n clim at d ’amora lité : Mme de M erteuil, comme l ’hom m e de science, se place en dehors de la morale. L a le ttre L X X X I, centre lum ineux des Liaisons dangereuses, éclaire l’esprit des Liaisons, l ’esprit m êm e du x v m e; le rom an de Laclos, bien plus, bien m ieux que les Lettres persanes, Candide ou Jacques le fataliste, est le rom an des Lum ières, le rom an d ’un siècle qui, passionném ent, a cru à la Lum ière. « Il fa u t bien savoir ce q u ’on v e u t bien faire », écrit V alm ont (1, L X X X IV ), C ette form ule, on p eut la considérer com m e un axiom e qui lie l ’action à la connaissance. Car la connaissance, pour V alm ont et p o u r M erteuil, doit précéder l ’action et la rendre pos-' sible e t efficace; le succès de l ’acte est déterm iné p ar la rectitu d e du ju g em en t; aussi voyons-nous V alm ont s’indigner (1. XV) du bonheur du chevalier de Belleroche qui « sans raisonner, en sui v a n t to u t b êtem en t l'in stin c t de son cœ ur » semble m ieux réussir que lui-m êm e. V alm ont reste cependant bien persuadé, com m e son am ie, q u ’il est nécessaire devant le réel, d ’utiliser une m éthode : celle que définit la le ttre L X X X I, la m éthode inductive. D ans u n prem ier m om ent, on observe les faits, et cette observation p eu t être com plétée ou élargie, nous l’avons vu, p a r la lecture. On passe ensuite à l’expérim entation soit pour vérifier les données de l’observation, soit pour provoquer des réactions. Au com m en cem ent se place l ’observation. Ce m ot rev ien t constam m ent sous la plum e de la M arquise et du Vicom te : « J ’ai fini m a lettre p ar une cajolerie, et c’est encore une suite de m es profondes observa tions. Après que le cœ ur d ’une femm e a été rem ué quelque tem ps, il a besoin de repos » (1. L X X ). D ans la scène à la Greuze où il fait la charité à une famille de paysans, V alm ont comm ence par régler les d ettes des m alheureux, p rovoquant ainsi cc u n chœ ur de bénédictions »... cc T om bons tous au x pieds de cette im age de 346
Dieu », s’écrie le patriarche. P uis il leur donne ilix louis et il note : « Ici ont recom m encé les rem erciem ents, m ais ils n ’avaient plus ce mêm e degré de p a th étiq u e : le nécessaire av a it prodviit le grand, le v éritab le effet; le reste n ’é ta it q u ’une sim ple expression de reconnaissance et d ’étonnem ent pour des dons superflus » (I. X X I). Q uand il arrive inopiném ent chez Mme de Rosem onde, chez qui Mme de Volanges est allée su r le conseil de la M arquise, le regard p erçan t d u V icom te lui révèle « d u m êm e coup d ’œil la joie de sa vieille ta n te , le dépit de Mme de Volanges, et le plaisir décon tenancé de sa fille » (1. L X X V I). A u m om ent où Mme de Tourvel v a lui céder, il observe avec une précision presque m édicale « le m aintien m al assuré, la respiration h au te, la contraction de to u s les muscles, les bras trem b lan ts et à dem i élevés » (1. CXXV). L ’observation aiguë n ’est pas émoussée m êm e au m om ent où l ’o b servateur est ém u : « T o u t en m e consolant, une m ain é ta it restée dans la m ienne, le jo b corps é ta it appuyé sur m on bras, e t nous étions extrêm em ent rapprochés. Vous avez sûrem ent rem arqué com bien, dans cette situ atio n , à m esure que la défense m ollit, les dem andes e t les refus se passent de plus près; com m ent la tê te se détourne et les regards se baissent, tan d is que les dis cours, to u jo u rs prononcés d ’une voix faible, deviennent rares et entrecoupés » (1. X C IX ). Mais « ces sym ptôm es » s’ils annoncent « le consentem ent de l ’âm e » ne so n t pas pour a u ta n t la m arque de celui « des sens », e t ce m om ent qui sem blerait décisif à un ob servateur superficiel incite au contraire V alm ont à redoubler de (c prudence ». L a découverte d’un fait nouveau ou in a tte n d u est pour le sa v a n t une source de joie intellectuelle. C ette découverte provoque chez V alm ont u n plaisir bien plus précis encore. U écrit à Mme de Mer teu il (1. X C V I) : « Ah! laissez-moi d u m oins le tem ps d ’observer ces to u ch an ts com bats entre l’am our et la v ertu », spectacle auquel les précédentes conquêtes de V alm ont ne l ’o n t pas habitué. « Voilà les délicieuses jouissances que ce tte fem m e céleste m ’offre chaque jo u r. » On com prend alors pourquoi V alm ont et Mrae de M erteuil sont constam m en t à l ’affût, com m ent leur curiosité est sans cesse en éveil. L a M arquise est à la recherche do « docum ents » : dans la le ttre X X , elle im pose comme condition à V alm ont, pour rede venir sa m aîtresse, qu’il lui com m unique la prem ière le ttre de Mme de T o uïvel après la chute : « Sérieusem ent, je suis curieuse de savoir ce que p e u t écrire une prude après un tel m om ent, et quel voile elle m et su r ses discours après n ’en avoir plus laissé sur sa personne. » B ien plus que la satisfaction de l ’am our-propre ou Ml
la cru auté, c’est l ’avidité de to u t connaître, le désir insatiable d ’explorer le réel to u t entier qui est ici rem arquable. E n outre, comme la M arquise ne se contente pas d ’affirm ation gratuite, cette le ttre de la P résidente lui ap portera la « preuve » que Y alm ont ne m en t pas! Mais l ’observation n ’est pas suffisante, il fa u t la com pléter p ar l ’ex p érim entation. L a lettre L X I II donne un très bon exem ple de ce tte m éthode scientifique. Cécile et D anceny paraissent s’engour d ir dans le bo n h eur d ’un am our sans histoire. L’a ttitu d e de D a n ceny, qui joue les Céladons, ne perm et pas d ’espérer qu’il aura l’audace de déshonorer Cécile. V alm ont (1. L V II) a analysé les causes de cette conduite : « Il au rait fallu, pour échauffer n o tre jeune hom m e, plus d ’obstacles q u ’il n ’en a rencontrés, su rto u t q u ’il eû t eu besoin de plus de m ystère, car le m ystère m ène à l ’audace. » « Persuadée, rép o nd la M arquise, que vous aviez très bien indiqué la cause du m al, je ne m ’occupai plus qu’à tro u v er le m oyen de le guérir. » Ce m oyen, c’est de révéler à Mme de Volanges l ’existence d’une « liaison dangereuse » entre D anceny et sa fille, et de lui indiquer mêm e le tiro ir du secrétaire où elle tro u v era les lettres de D anceny. Elle relance ainsi l’action en décidant Mme de Volanges à accepter l’in v ita tio n de Mme de R osem onde; cette m anœ uvre éloigne Cécile de D anceny qui « anim é p a r les obstacles v a redou bler d ’am our » ou « si ce n ’est q u ’u n sot, il sera désespéré et se' tien d ra pour b a ttu ». On avisera alors à tro u v e r une au tre solu tio n p o u r se venger de Gercourt. R affinem ent de perfidie, serait-on te n té de penser; il s’agit en réalité d ’une expérience destinée à provoquer des réactions, et ces réactions doivent être conformes aux prévisions, d’après le p rin cipe de causalité : « La m êm e cause produisit le mêm e effet », note la M arquise (1. X ). Les phénom ènes obéissent à des lois, c’est le principe m êm e du déterm inism e : « L ’événem ent... est m on ouvrage », et la M arquise a prévu le détail de son déroulem ent, elle a passé la n u it à c< concerter son plan ». L a conquête de Mme de Tourvel représente pour V alm ont un « tra v a il », p o u r lequel il av a it besoin « d ’une fem m e délicate et sensible », élém ent indispensable à l ’in té rê t de son « observa tio n » (1. C X X X III). Cécile, de mêm e, représentera un objet « d ’expérience »; aussitôt après q u ’elle au ra été menée à bien, il se désintéressera de la jeu n e fille et la « re m e ttra » à D anceny (1. CXLIV). La conduite des expériences dem ande une précision to u te m ath ém atique : « J ’exige, écrit la M arquise à Valm ont (1. II), que dem ain à sept heures du soir vous soyez chez moi... À 348
h u it heures je vous rendrai votre liberté, et vous reviendrez à dix souper avec le bel objet. » De même, la lettre CI de V alm ont à sou chasseur Azolan est u n modèle de précision dans la recherche du renseignem ent. Azolan devra in stru ire son m aître de to u t ce qui. se passe chez Mme de Tourvel : « de sa san té; si elle d o rt; si elle est triste ou gaie; si elle sort souvent et chez qui elle va... ce q u ’elle fait quand elle est seule. Si quand elle lit, elle lit de suite ou si elle in terro m p t sa lecture pour rêver; de mêm e q u an d elle écrit. » V al m ont insiste sur le fait que « souvent ce qui p araît indifférent ne l’est pas ». Comme u n renseignem ent n ’a de v aleur que s’il est transm is rap id em ent, V alm ont a prévu u n relais de poste en tre Paris et le ch âteau de Mme de Rosem onde. C’est un principe de Mme de M erteuil q u ’il fa u t agir « avec ordre quoiqu’avec rap id ité » {1. X ), m ais ra p id ité n ’est pas syno nym e de p récip itation : « Une occasion m anquée se retrouve tandis q u ’on ne rev ien t jam ais d ’une dém arche précipitée » (1. X X X IÏI). Mme de M erteuil a retenu la leçon cartésienne : la précipitation est une cause d ’erreur. Q uand l ’observation a fourni des faits et des docum ents, l ’esprit de m éthode entreprend de les classer. À une rem arque de V alm ont qui lui p a ra ît inexacte sur le com portem ent des femmes vieillissantes, la M arquise répond eu étu d ian t l ’évo lu tio n du caractère des femmes avec l ’âge et en les classant; clas sem ent qui se fait d ’abord d ’après l ’âge, ensuite d ’après la person nalité. L a M arquise dégage deux périodes : de q u aran te à cin q u an te ans, le désespoir de vieillir rend cc toutes les fem m es bégueules e t acariâtres »; après cin q u an te ans, cc to u tes se p a r ta g e n t en deux classes », ccla plus nom breuse, celle des femmes qui n ’ont eu pour elles que leur ligure et leur jeunesse, tom be dans une imbécile ap athie... celle-là est to u jo u rs ennuyeuse, souvent gron deuse... L ’a u tre classe, beaucoup plus rare, est celle des femmes qui a y a n t eu un caractère e t n ’a y a n t pas négligé de n o u rrir leur raison, sav en t se créer une existence quand celle de la n atu re leur m anque. Celles-ci rem placent les charm es séduisants p ar l’a tta c h a n te bonté et encore p ar l’enjouem ent dont le charm e augm ente en propor tio n de l’âge » (1. C X III). P o u r dégoûter V alm ont de Mme de T ourvel dès le d éb u t de l ’aventure, la m arquise analyse le caractère des prudes; une p re m ière classification distingue les cc prudes de bonne foi » et à l ’in té rieur de cette catégorie les cc prudes dévotes »; les prem ières cc n ’offrent que des dem i-jouissances », les autres sont condam nées cc à une éternelle enfance ». D es classifications, on passe facilem ent à l ’énoncé de lois ou 349
d ’idées générales. Mme de M erteuil qui est de to u te évidence, sur ce p lan au m oins, le porte-parole de Laclos érige en m axim es le ré su lta t de ses observations. On p o u rrait faire u n véritable recueil de ces m axim es, qui n ’év iten t pas toujours le pédantism e inhérent au genre; il est vrai que la finesse de l ’observation et l’esprit de la M arquise tem p èren t le didactism e des form ules, cc L a haine est to u jours plus clairvoyante e t plus ingénieuse que l’am itié » (1. C X III). « L a v raie façon de vaincre des scrupules est de ne laisser rien à perdre à ceux qui en o n t m {1. L I). « La parole a plus d’action que l’écrit en am our » (1. X X X II). « Le m om ent est favorable pour la confiance : c’est celui du m alheur » (1. L I). « Q uand une fem m e frap pe dans le cœ ur d ’une au tre elle m anque rarem en t de tro u v er l ’endroit sensible, et la blessure est incurable » (1. CXLV). Le ra p prochem ent s’im pose évidem m ent avec L a B ruyère et L a R oche foucauld m ais il ne sau rait être que superficiel : chez la M arquise la form ule n ’est pas le ré su lta t statiq u e d ’une observation, m ais l’énoncé d ’une règle qui tro u v e son application directe dans l ’ac tio n , et dans l’in trigue du rom an. L a pensée de la M arquise n ’est jam ais prisonnière des form ules, elle ne se fige jam ais dans une raison m écanique; au contraire, elle est capable de créer et d ’inventer. Ici encore, Mme de M erteuil m arq u e elle-même sa supériorité sur Y alm ont. « R éellem ent, vous n ’avez pas le génie de votre é ta t; vous n ’en savez que cc que vousen avez appris et vous n ’inventez rien. Aussi dès que les circons tances n e se p rê te n t plus à vos form ules d’usage et q u ’il vous fa u t so rtir de la ro u te ordinaire, vous restez court com m e u n écolier » (1. GVI). E t encoi‘e : cc E n vérité, Y icom te, vous n ’êtes pas in v en tif : moi, je me répète aussi quelquefois com m e vous allez voir, m ais je tâch e de me sauver p ar les détails, et su rto u t le succès me justifie » (1. C X III). A ucune situ atio n ne pren d la M arquise au dépourvu. Elle av a it décidé d ’em ployer Y alm ont p o u r perdre Cécile : le V icom te est occupé aüleurs. Qu’à cela ne tienne, la M arquise s’ad a p te im m édiatem ent aux circonstances : elle v a utiliser D an ceny à son insu. Q uand elle s’apercevra que D anceny est tro p lent à son goût, elle fera à nouveau intervenir V alm ont. Lassée de l’am our encom brant du chevalier de Belleroehe, elle v e u t rom pre avec lui. R ien de plus facile apparem m ent, c’est l ’aboutissem ent de to u te aventure; d’ordinaire la ru p tu re , b ru tale, est provoquée p ar le séducteur, comme on le v o it dans la liaison de V alm ont avec M me de Tourvel. Or la M arquise, désireuse de m éna ger l’am our-propre de Belleroehe, pour éviter q u ’il ne devienne son ennem i et ne se range dans le cam p de P ré vau, m et en œ uvre 350
une tactiq u e im prévue; elle le « surcharge à tel point d ’am our et de caresses », que c’est lui qui désirera la fin de la liaison. L a m anière d o n t la M arquise conduit son av en tu re avec P ré v a n est un exem ple de sa m aîtrise dans l’im provisation sur le terrain . Im p rovisation ne v eu t pas dire abandon désordonné aux e x tra vagances de l ’im agination pure ou de l’hum eur. Les im provisa tions de Mme de M erteuil ne réussissent que parce q u ’elles sont préparées. Comme une œ uvre d ’a rt, qui sem ble jaillir sans effort, sans trav a il, de la spontanéité créatrice, est en réalité le ré su lta t d ’une longue m atu ra tio n , d ’une longue patience, la conduite de Mme de M erteuil, ce tte allure, ce tte facilité apparente q u ’elle apporte dans to u t ce q u ’elle fait, m êm e quand elles paraissent in atten d u es, s’expliquent p ar to n t un su b s tra t d ’observations, d’expériences, de raisonnem ents. Elle s’adapte sans effort au x cir constances parce que sa réflexion logique a analysé tous les déve loppem ents possibles d ’une situ atio n donnée. Ce qui em pêche l’action de réussir, c’est ou bien la faute de l’exé c u ta n t, p a r faiblesse ou p ar m anque de jugem ent, ou bien la fau te de circonstances fortuites. C’est dire que si la M arquise a élim iné to u te faiblesse, si son jugem ent est aussi sûr que possible, il lui fa u t encore élim iner les circonstances fortuites : le hasard! Le h asard, ainsi com pris, peut prendre deux form es : il p eu t être extérieur à nous-m êm es, inhérent a u x événem ents dans la m esure où leurs causes nous échappent, ou p ro d u it p ar l’action in atte n d u e ou im prévisible des autres — il p eu t être aussi in tro d u it p ar ce qui, en nous, échappe au contrôle de l ’intelligence réfléchie, c’està-dire les sentim ents, les ém otions, l ’affectivité, pro v o q u an t les actes p o u r lesquels on invoque les excuses classiques : « Je ne l ’ai pas fa it exprès », « Ce n ’est pas m a fau te » (1. CX LI). « J e n ’ai rien mis au hasard » {1. CXXV), te J e n ’ose rien don ner au h asard 3» (1. V I), « J e ne veux rien devoir à l ’occasion » (1. X C IX )V« D evais-je comme le com m un des hom m es, me laisser m aîtriser p ar les circonstances » {1. L X X I), déclare V alm ont. E t cependant, la M arquise qui contrôle exactem ent to u tes les actions de V alm ont, lui fa it reproche de se conduire « sans principes, et do n n an t to u t au h asa rd ou p lu tô t au caprice » (1. X ); V alm ont luim êm e rep ren d ra le m êm e m otif : « Vous-même, m a belle am ie, dont la conduite est u n chef-d’œ uvre, cent fois, j ’ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué » (1. L X X V I). E t quand Mme de Tourvel au ra cédé, V alm ont dem andera à sa complice de le féli citer sur « la p u reté de sa m éthode » (1. CXXV). Il s’agit, en effet, 351
tl’être m aître absolu de l’événem ent, d ’en être absolum ent res ponsable. Aussi voit-on Y alm ont et M erteuil qu an d ils p rép aren t une action, en calculer to utes les possibilités, en prévoir tous les rebon dissem ents possibles, dans le m oindre détail. V alm ont dem ande à Cécile la clef qui ouvre la porte de sa cham bre pour faire fabriquer u n double. Or, cette clef se trouve en perm anence dans la cham bre de Mme de Volanges. Il fa u t donc la rem placer m om entaném ent p ar une au tre elef qui lui ressem ble et qui devra p o rter « un ru b a n bleu et passé » com m e celui de la prem ière (1. L X X X IV ). Il recom m ande de m êm e à Cécile d ’ « huiler la serrure e t les gonds de la porte » en u tilisan t une b u re tte e t une plum e qu'il a glissées sous une arm oire, et « en p re n an t garde a u x taches qui déposeraient contre elle... Si p o u rta n t 0 11 s’en apercevait, n ’hésitez pas à dire que c’est le fro tte u r du château. Il fa u d rait dans ce cas spécifier le tem ps, comme les discours q u ’il vous aura tenus : comme p ar exem ple, q u ’il pren d ce soin contre la rouille, pour to u tes les ser rures d ont on ne fait pas usage ». Q uand il décide d ’intervenir en fav eu r d ’une fam ille de paysans, il s’assure « q u ’il n ’y ait dans ce tte m aison aucune fille ou femm e do n t l’âge ou la figure puisse ren d re son in ten tio n suspecte » (1. X X I). Après avoir révélé à Mme de Volanges l ’intrigue qui existe entre sa fille et D anceny, p o u r accélérer une évolution qu’elle juge tro p languissante, Mme de M erteuil refuse à Cécile de faire parvenir une le ttre à D anceny : « J e ne serais pas fâchée de les obliger à mêler quelques dom es tiques dans cette av en tu re : car enfin, si elle se conduit bien comme je l’espère, il fa u d ra bien q u ’elle se sache im m édiatem ent après le m ariage (avec G ercourt) e t il n ’y a pas de m oyens plus sûrs pour la répandre; ou si p ar m iracle, ils ne p arla ien t pas, nous parlerions nous; et il sera plus facile de m ettre l’indiscrétion sur leur com pte » (1. L X III). É v idem m ent, Cécile a u rait pu penser à utiliser la petite poste 1. « Soit tro u b le, ou ignorance de sa p a rt », elle ne l’a pas fait. Mais p o u r éviter cette éventualité qui lui ferait perdre le contrôle des événem ents, Mme de M erteuil décide Mme de Volanges à éloigner sa fille quelque tem ps e t à la conduire à la cam pagne chez Mme de Rosem onde. V alm ont prendra ainsi le relais et servira d ’interm édiaire entre D anceny et Cécile : « Jugez du m om ent où il faudra réu n ir les acteurs. L a cam pagne offre mille m oyens... une nu it, u n déguisem ent, une fenêtre, que sais-je, m oi? » (1. L X III). Ainsi la progression du dram e se fa it p a r étapes successives e t 1- Celle i[ui lo rictim m ait p o u r Itî courrier à 1 in térie u r
v raim en t ravissante. » Certes l’élém ent de nouveauté joue, il est im p o rtan t, m ais il n ’explique pas l’essentiel. Mme de T ourvel ne s’étudie pas. Elle n ’exerce pas sur elle le contrôle perm an en t de la pensée, elle v it selon l’in stin c t du cœ ur :